Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
61
2022
4996
on French Seventeenth Century Papers Literature Editor Rainer Zaiser P F S C L Biblio 17 Suppléments aux Papers on French Seventeenth Century Literature Derniers titres parus 96 Vol. XLIX No. 96 222 Mathilde B omBart / Sylvain C orniC / Edwige K eller -r ahBé / Michèle r osellini (éds.) « À qui lira. » Littérature, livre et librairie en France au XVII e siècle (2020, 746 p.) 223 Bernard J. B ourque (éd.) Jean Magnon. Théâtre complet (2020, 641 p.) 224 Michael t aormina Amphion Orator. How the Royal Odes of François de Malherbe Reimagine the French Nation (2020, 315 p.) 225 David D. r eitsam La Querelle d’Homère dans la presse des Lumières. L’exemple du Nouveau Mercure galant (2021, 470 p.) 226 Michael C all (éd.) Enchantement et désillusion en France au XVII e siècle (2021, 175 p.) 228 Bernard J. B ourque (éd.) Guillaume Colletet: Cyminde ou les deux victimes (1642) (2022, 154 p.) ISSN 0343-0758 ISBN 978-3-8233-2400-3 Papers on French Seventeenth Century Literature Review founded by Wolfgang Leiner Editor Rainer Zaiser Editorial Committee Emmanuel BURY - Martine DEBAISIEUX - Richard HODGSON Volker KAPP - Buford NORMAN - Marine RICORD Cecilia RIZZA - Pierre RONZEAUD Dorothee SCHOLL - Maya SLATER Ronald W. TOBIN - Jean-Claude VUILLEMIN Associated Correspondents Marco BASCHERA - Jane CONROY - Federico CORRADI Nathalie NÉGRONI - Phillip J. WOLFE Advisory Board Eva AVIGDOR - Bernard BEUGNOT - Nicole BOURSIER Paolo CARILE - Christopher GOSSIP -Marcel GUTWIRTH - François LAGARDE Lise LEIBACHER OUVRARD - Charles MAZOUER - Fritz NIES - Sergio POLI Sylvie ROMANOWSKI - Philippe-Joseph SALAZAR Jean SERROY - Philippe SELLIER - Jean-Pierre VAN ELSLANDE Christian WENTZLAFF-EGGEBERT ***** Papers on French Seventeenth Century Literature is a peer-reviewed journal Articles for publication and books submitted for review should be addressed to/ Prière d’adresser les manuscrits et les livres pour comptes rendus à Rainer Zaiser Editor, Papers on French Seventeenth Century Literature Romanisches Seminar der Universität Kiel Leibnizstr. 10 D-24098 Kiel rzaiser@gmx.de Papers on French Seventeenth Century Literature PFSCL is an international journal publishing articles and reviews in English and French. PFSCL est une revue internationale publiant articles et comptes rendus en français et en anglais. Articles (in two copies) and books submitted for review should be addressed to/ Manuscrits (en deux exemplaires) et livres pour comptes rendus doivent être adressés à: Rainer Zaiser Editor, Papers on French Seventeenth Century Literature Romanisches Seminar der Universität zu Kiel Leibnizstr. 10 D-24098 Kiel Subscription Rates / Tarifs d’abonnement (2022) Individual subscribers/ Particuliers Institutions/ Institutions Standing order print (1 year) € 64.00 € 85.00 Abonnement imprimé (1 an) € 64.00 € 85.00 Standing order print and online (1 year) € 72.00 € 107.00 Abonnement imprimé et en ligne (1 an) € 72.00 € 107.00 Standing order e only (1 year) € 67.00 € 88.00 Abonnement en ligne (1 an) € 67.00 € 88.00 Single issue € 50.00 € 50.00 Prix de vente au numéro € 50.00 € 50.00 postage not included + frais de port Orders / Commandes to be sent to / à adresser à Narr Francke Attempto Verlag B.P. 2567 D-72015 Tübingen Fax: +49 7071 / 9797 11 e-Mail: info@narr.de The articles of this issue are available separately on www.narr.digital Les articles du fascicule présent sont offerts individuellement sur www.narr.digital Only the authors are responsible for the content of their contributions Les auteurs sont seuls responsables du contenu de leurs contributions Papers on French Seventeenth Century Literature Papers on French Seventeenth Century Literature Review founded by Wolfgang Leiner Volume XLIX Number 96 Editor Rainer Zaiser Editorial Staff Béatrice Jakobs, Lydie Karpen Dirk Pförtner PFSCL / Biblio 17 Gunter Narr Verlag Tübingen Papers on French Seventeenth Century Literature / Biblio 17 Editor: Rainer Zaiser © 2022 · Narr Francke Attempto Verlag GmbH + Co. KG P.O. Box 2567, D-72015 Tübingen All rights, including the rights of publication, distribution and sales, as well as the right to translation, are reserved. No part of this work covered by the copyrights hereon may be reproduced or copied in any form or by any means - graphic, electronic or mechanical including photocopying, recording, taping, or information and retrieval systems - without written permission of the publisher. Internet: www.narr.de eMail: info@narr.de Printed in Germany ISSN 0343-0758 PFSCL XLIX, 96 Sommaire D ANIEL F LIEGE , M ARIE G UTHMÜLLER , P HILIPP S TENZIG Preuve et introspection dans l’hagiographie française après le Concile de Trente .................................................................................... 11 L’ ADMINISTRATION DE LA PREUVE DANS L ’ ÉCRITURE HAGIOGRAPHIQUE POST - TRIDENTINE É RIC S UIRE Procès de canonisation et hagiographies en français au temps de la Réforme catholique : une construction de la preuve en miroir ? ................. 43 R OGIER G ERRITS Entre le merveilleux et le vraisemblable : la représentation des miracles dans les hagiographies post-tridentines .................................. 65 M ARION DE L ENCQUESAING Les vertus, nouveaux miracles ? .................................................................. 85 A XELLE G UILLAUSSEAU La sainteté au prisme de l’humanisme critique : canonisation et hagiographies de Thérèse de Jésus ........................................................... 103 J ENNY K ÖRBER The Life of Catharina Vigri of Bologna (1413-1463): A post-Tridentine Saint from the Middle Ages .......................................... 119 M ARKUS F RIEDRICH An Ideal Jesuit’s Lives. The Early Hagiographical Tradition of Peter Canisius ........................................................................ 137 PFSCL XLIX, 96 L’ INTROSPECTION ET LES RÉCITS À LA PREMIÈRE PERSONNE DANS L ’ HAGIOGRAPHIE C HARLES B ERGER DE G ALLARDO , FSSP La Vie du P. de Condren par Amelote. Traduire une doctrine spirituelle dans une approche biographique.............................................. 159 D ANIEL F LIEGE Preuves, intériorité et sainteté dans La vie du cardinal de Bérulle de Germain Habert (1646) ........................................................ 179 M ARIE G UTHMÜLLER Entre humilitas et superbia : potentiel et problèmes de l’écriture « autohagiographique » au XVII e siècle à l’exemple de L’Histoire de la possession de la mère Jeanne des Anges ............................................... 195 I RIS R OEBLING -G RAU Narrer la sainteté : La vida de la madre de Teresa de Jesús de Francisco de Ribera .............................................................................. 213 P HILIPP S TENZIG Le Nécrologe de Port-Royal - « Faire connoître la toute-puissance et la grandeur de Dieu, l’infirmité et la bassesse de l’homme » ................. 231 L E PARADOXE DE L ’ HAGIOGRAPHIE POST - TRIDENTINE : LA SAINTETÉ ENTRE L ’ EXIGENCE DE LA PREUVE ET L ’ INCONTOURNABLE RECOURS À L ’ INTROSPECTION S OPHIE H OUDARD Agnès de Langeac : une sainte en attente… .............................................. 253 A NTOINETTE G IMARET La Vie de Sœur Catherine de Jésus : une rhétorique paradoxale de la preuve hagiographique invisible ou manquante ............................... 269 P ASCALE T HOUVENIN L’hagio-historiographie à Port-Royal : littérature et nouveauté ................ 287 X ENIA VON T IPPELSKIRCH Écrire comme preuve de vertu. Les citations de textes autobiographiques dans les vies des dévotes de la fin du XVII e siècle ....... 305 PFSCL XLIX, 96 COMPTES RENDUS Bernard J. Bourque (éd.) Jean Magnon, Théâtre complet P ERRY G ETHNER ....................................................................................... 323 Charles Mazouer (éd.) Molière, Théâtre complet, tome IV et V V OLKER K APP ........................................................................................... 326 Preuve et introspection dans l’hagiographie après le Concile de Trente Colloque tenu à l’Université Humboldt de Berlin Études réunies et présentées par Daniel Fliege, Marie Guthmüller et Philipp Stenzig PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0001 Preuve et introspection dans l’hagiographie française après le Concile de Trente D ANIEL F LIEGE (U NIVERSITÉ H UMBOLDT DE B ERLIN ) M ARIE G UTHMÜLLER (U NIVERSITÉ H UMBOLDT DE B ERLIN ) P HILIPP S TENZIG (U NIVERSITÉ DE D ÜSSELDORF ) 1 Introduction Cette introduction ne peut commencer que par un grand merci aux contributeurs de ce numéro ; car ce sont eux, historiens, littéraires et théologiens, qui ont permis d’étayer une thèse concernant l’écriture hagiographique dans le XVII e siècle français que nous avions formulée avec beaucoup de prudence dans l’invitation au colloque qui s’est tenu à l’Université Humboldt de Berlin en septembre 2021 1 , à savoir qu’après le Concile de Trente, la réorganisation du procès de canonisation et l’émergence de nouvelles formes de sainteté auraient engendré, dans l’écriture hagiographique, l’essor de deux pratiques d’authentification aussi importantes que contradictoires : la codification de la preuve et la concentration croissante sur l’introspection, toutes deux comprises dans leur spectre de signification changeant au XVII e siècle. Les contributions rassemblées ici ont permis d’illustrer à quel point l’étude de ces deux pratiques est fertile, voire décisive pour décrire les évolutions de l’écriture hagiographique au « Siècle des Saints 2 ». Nous présenterons plus en détail les travaux de recherche individuels après avoir donné un bref aperçu des changements historiques et de l’émer- 1 Colloque Preuve et introspection dans l’hagiographie après le Concile de Trente, organisé par Daniel Fliege, Marie Guthmüller et Philipp Stenzig, Berlin, Université Humboldt de Berlin, 02-04 septembre 2021. 2 Henri Bremond, Histoire littéraire du sentiment religieux en France depuis les Guerres de religion jusqu’à nos jours, éd. François Trémolières, Grenoble, J. Millon, 2006, t. 1, p. 1090-1092. Sur ce terme, voir Sophie Houdard, « Le Grand Siècle ou le Siècle des Saints : une fausse perspective », Littératures classiques, 76, 3 (2011), p. 147-154. Daniel Fliege, Marie Guthmüller, Philipp Stenzig PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0001 12 gence de nouvelles notions de sainteté après le Concile de Trente, une vue d’ensemble qui doit déjà elle-même beaucoup à ces contributions. 2 Changements historiques et émergence de nouvelles notions de sainteté après le Concile de Trente Qu’est-ce qu’un saint ? Pour l’Antiquité tardive, c’est quelqu’un qui se fait décapiter ou bien déchirer par des bêtes féroces pour le Christ, pour avoir confessé le nom du Sauveur ; c’est un μ ρ (mártus), ‘un témoin’. Plus tard, ce peut être un bâtisseur de la chrétienté - un évêque qui défend sa cité, un fondateur de monastères, un roi qui fait baptiser son peuple. Au XIV e siècle, c’est quelqu’un qui fait des miracles, qui peut, par son intercession auprès de Dieu, protéger les fidèles de la peste, d’une guerre, d’une famine... D’un point de vue ecclésial, toutes ces approches sont, évidemment, parfaitement légitimes 3 . Pourtant, la perspective change aux XVI e et XVII e siècles : confrontée à de ‘nouvelles réalités’, l’Église doit réfléchir sur ce qu’est la sainteté et renégocier les règles de la canonisation, laquelle donne à un saint l’accès au culte public. Il s’agit de l’aboutissement d’une évolution qui remonte à la fin du Moyen Âge, lorsque l’Église commence à réglementer la vénération des saints par une codification croissante de la canonisation 4 . La création de la Congregatio rituum en 1588 et les décrets d’Urbain VIII représentent les points culminants de cette évolution. Les nouvelles réalités auxquelles l’Église dut répondre, notamment la Réforme protestante, sont bien connues, tout comme ses conséquences : Calvinistes et Luthériens rejetaient la vénération des saints telle qu’elle était pratiquée dans l’Église romaine, et pour la discréditer, ils s’attaquaient aux récits, désormais qualifiés de légendaires, sur lesquels leur réputation de sainteté était fondée 5 . Le Concile de Trente aborda la question lors de sa 3 Voir Régine Pernoud, Les Saints au Moyen Âge, Paris, Plon, 1984. 4 André Vauchez, La sainteté en occident aux derniers siècles du Moyen Âge : d’après les procès de canonisation et les documents hagiographiques, Rome, École française de Rome, 1981 ; Gábor Klaniczay, Procès de canonisation au Moyen-Âge - aspects juridiques et religieux, Rome, École française de Rome, 2004. 5 Yves Krumenacker, « Sainteté catholique et sainteté protestante (XVI e -XVII e siècles) », dans 21 e Congrès international des sciences historiques (Amsterdam, 22-28 août 2010), publié en ligne : https: / / halshs.archives-ouvertes.fr/ file/ index/ docid/ 528313/ filename/ SaintetA.pdf (consulté le 17 mars 2022) ; quant aux accusations d’un culte « payen », cf. aussi Bernard Dompnier, « L’Église romaine, conservatoire des religions antiques. La critique protestante du culte des saints et des images au XVII e siècle », dans Les religions du paganisme antique dans l’Europe chrétienne XVI e - Preuve et introspection dans l’hagiographie PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0001 13 troisième et dernière période, et promulgua, le 4 décembre 1563, à l’issue de la sessio XXV, le décret De invocatione, veneratione et reliquiis sanctorum et de sacris imaginibus : Que les fideles doivent semblablement porter respect aux corps saints des martyrs, et des autres saints qui vivent avec Jesus-Christ ; ces corps ayant esté autrefois les membres vivans de Jesus-Christ, et le temple du Saint Esprit, et devant estre un jour ressuscitez pour la vie éternelle, et revestus de la gloire ; et Dieu mesme faisant beaucoup de bien aux hommes par leur moyen : De manière que ceux qui soûtiennent qu’on ne doit point d’honneur, ny de venération aux reliques des saints ; ou que c’est inutilement que les fidèles leur portent respect, ainsi qu’aux autres monumens sacrez ; et que c’est en vain qu’on frequente les lieux consacrez à leur mémoire, pour en obtenir secours ; doivent estre aussi tous absolument condamnez, comme l’Eglise les a déjà autrefois condamnez, et comme elles les condamne encore maintenant 6 . Ce décret confirma, en principe, le culte des saints, quoique le Concile distinguât leur vénération (le culte de la dulie) du culte de latrie, qui n’était due qu’à Dieu seul 7 . Par la suite, le 22 janvier 1588, le pape Sixte V érigea la nouvelle Congregatio pro sacris ritibus et caeremoniis, le précurseur de l’actuelle Congregatio de causis sanctorum, dont la tâche était, entre autres, d’instruire les causes des saints. Les normes canoniques en furent clarifiées par Urbain VIII dans sa constitution Caelestis Jerusalem, du 5 juillet 1634 : désormais, la procédure de canonisation était un véritable procès, qui devait commencer par une enquête formelle, menée d’abord par un tribunal diocésain, puis examinée par la Congrégation des Rites, portant sur la réputation, les vertus, et les miracles du candidat 8 . Il fallait alors que le postulateur de la cause recourût, pour constituer son dossier, aux témoignages de ceux qui pouvaient avoir eu connaissance des actes et des paroles du servus Dei, mais aussi à ses propres écrits (s’il y en avait), susceptibles d’éclairer le tribunal sur ses états d’âme, tandis que le promoteur de justice (le célèbre XVII e siècle. Colloque tenu en Sorbonne les 26-27 mai 1987, Paris, Presses Universitaires de la Sorbonne, 1987, p. 51-66. 6 Le saint Concile de Trente œcuménique et general, celebré sous Paul III., Jules III. et Pie IV. souverains pontifes, trad. par Martial Chanut, Paris, S. Mabre-Cramoisy, 1674, can. IV, p. 58-59. Nous citons cette traduction par commodité. 7 Sessio XIII, 11 octobre 1551, Decretum de sanctissimo Eucharistiae Sacramento, cap. 5 et can. 6, dans Enchridion symbolorum, definitionum et declarationum de rebus fidei et morum, éd. Heinrich Denzinger et Adolf Schönmetzer, Barcelone et Fribourg-en-Brisgau, Herder, 1963, n° 1643, 1656 et 1821. 8 Urbain VIII, Decreta Servanda in Canonizatione, et Beatificatione Sanctorum, Rome, Ex Typographia Rev. Cam. Apost., 1642. Daniel Fliege, Marie Guthmüller, Philipp Stenzig PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0001 14 advocatus diaboli) devait essayer de réfuter sa documentation, à peu près comme dans un procès pénal. 2.1 La preuve comme condition de la sainteté Les légendes ne suffisaient donc plus 9 . Il fallait désormais garantir la véracité du rapport par des témoignages faisant autorité, ainsi que par de nombreuses « pièces justificatives » qui étaient insérées dans les dossiers constitués en vue des procès de canonisation. De nos jours, ce règlement est encore en vigueur : « Dans le procès canonique, la preuve est le moyen de connaissance qui permet de fournir au juge la certitude morale, c’est-à-dire la certitude qui exclut tout doute raisonnable, sur un fait allégué 10 ». Dans un procès de canonisation, on exige de même « legitimas iuridice susceptas probationes [des preuves légitimes et judiciairement soutenues] 11 ». La preuve consiste en des dépositions par des témoins oculaires : « malgré tous les facteurs d’incertitude […], le témoin, qui est en principe obligé de donner un témoignage véridique [...], constitue la preuve indispensable dans les procès canoniques 12 ». Même si les personnes mortes en odeur de sainteté ne peuvent être béatifiées que « quinquaginta annis ab obitu ill[orum] [cinquante ans après leur mort] 13 », les preuves, c’est-à-dire les témoignages, peuvent déjà être recueillies auparavant, « ne pereant huiusmodi dilationis occasione probationes [afin que les preuves ne soient pas perdues par le temps de cet ajournement] 14 », pour constituer des dossiers. 9 Cf. Charles Borromée, Acta Ecclesiae Mediolanensis a S. Carolo cardinali S. Praxedis archiepiscopo condita, éd. Federico Borromeo, Bergamo, Santini, 1738, p. 87 ; 402. 10 Micha Brumlink, « Beweis », dans Lexikon für Kirchen- und Religionsrecht, éd. Heribert Hallermann et al., en quatre tomes, Paderborn, Ferdinand Schöningh, 2019-2021, ici 2019, t. 1, sub voce : « Der Beweis (probatio) ist im kanonischen Prozess (Prozessrecht) das Erkenntnismittel, das geeignet ist, dem Richter die moralische, d. h. jeden vernünftigen Zweifel ausschließende Gewissheit über eine behauptete Tatsache zu verschaffen ». 11 Urbain VIII, Decreta, op. cit., p. 11. Nous traduisons. 12 Andrea Weiß, « Zeuge - katholisch », dans Lexikon für Kirchen- und Religionsrecht, éd. Heribert Hallermann et al., en quatre tomes, Paderborn, Ferdinand Schöningh, 2019-2021, ici 2021, t. 4, sub voce. 13 Urbain VIII, Decreta, op. cit., p. 27. Nous traduisons. 14 Ibid. : « Verum ne pereant huiusmodi dilationis occasione probationes, permittit Sanctitas Sua, non habita ratione dictorum quinquaginta annorum, ut agi possit de praedictis processibus sive de aliis auctoritate Ordinaria fabricatis vel fabricandis ad effectum deliberandi [Mais afin que les preuves ne soient pas perdues par le temps de cet ajournement, Sa Sainteté permet, sans calcul des cinquante années précédemment mentionnées, que lesdits procès ou d’autres procès institués ou à Preuve et introspection dans l’hagiographie PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0001 15 La vertu héroïque du saint devait dès lors être prouvée selon des règles précises, tout comme les miracles qui auraient eu lieu pendant sa vie ou après sa mort. Le rôle du miracle lui-même changeait profondément dans le contexte de la Réforme et de la Contre-Réforme : alors que, dans les Vies du Moyen Âge, il était principalement apprécié pour lui-même, il devint à l’époque post-tridentine un argument quasiment externe à l’appui de la sainteté. Les miracles obtinrent la fonction de fournir la preuve sensible à ce qui y était asserté : la vertu du servus Dei et la réception de la grâce divine. Cela peut sembler paradoxal aujourd’hui, mais au XVI e siècle, les miracles n’étaient pas tellement un objet de foi ; dans le contexte de la confessionnalisation, ils étaient plutôt une sorte de test scientifique pour prouver la vérité de ce que la foi affirme. Ce changement d’attitude à l’égard des miracles est de son côté lié à une évolution du concept de preuve qui fait dès le XVI e siècle l’objet d’intenses négociations dans le contexte juridique comme dans celui des sciences expérimentales naissantes. Ce n’est pas seulement le concept de sainteté qui change en fonction des processus de canonisation, cette dernière étant désormais réglementée de façon précise, mais c’est la notion de preuve ellemême qui évolue au début de l’époque moderne. Comme cette évolution se manifeste à son tour dans les processus de canonisation, ceux-ci deviennent le théâtre de changements épistémologiques importants 15 . Un bref aperçu des principaux procédés de preuve appliqués au XVII e siècle met en évidence les enjeux 16 : dans la preuve juridique persiste la force probante du témoignage oculaire ; si certaines conditions sont remplies, ce dernier peut avoir valeur de preuve. Ainsi continue de s’appliquer la force probante d’un double témoignage oculaire issu du droit romain 17 . La instituer par l’autorité de l’Ordinaire soient entendus aux fins de considération] » (nous traduisons). 15 Voir Fernando Vidal, « Miracles, Science, and Testimony in Post-Tridentine Saint- Making », Science in Context, 20, 3 (2007), p. 481-508. 16 Voir Brumlink, « Beweis ». Sur la preuve dans le procès de canonisation, voir Aviad M. Kleinberg, « Proving Sanctity : Selection and Authentication of Saints in the Later Middle Ages », Viator, 20 (1989), p. 183-205 ; Gábor Klaniczay, « Proving sanctity in the canonization processes (Saint Elizabeth and Saint Margeret of Hungary) », dans ead. (dir.), Procès de canonisation au Moyen Âge : aspects juridiques et religieux, Rome, Collection de l’École française de Rome, 2004, p. 117-148 ; et Michael Goodich, « Reason or revelation ? The criteria for the proof and credibility of miracles in canonization processes », dans ibid., p. 181- 197. 17 Sur le témoignage dans le procès de canonisation aux XVII e et XVIII e siècles, voir Giovanna Fiume, « Les témoins aux procès de canonisation de Benoît le More (1594-1807) », dans Benoît Garnot (dir.), Les témoins devant la justice. Une histoire Daniel Fliege, Marie Guthmüller, Philipp Stenzig PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0001 16 crédibilité d’un témoignage oculaire dépend cependant essentiellement de l’ethos du témoin 18 : les témoins sans ethos sont exclus de la déposition, alors qu’un témoin dont la renommée est hors de tout doute peut ne pas avoir besoin d’un second témoin pour confirmer ses déclarations. La preuve signifie ici en fait la confiance dans le témoin. La preuve dite aujourd’hui « empirique », qui ne se forme que lentement en tant que telle, se basant sur l’observation et l’expérience, commence à s’établir dans la philosophie naturelle et les sciences physiques aux XVIe et XVII e siècles 19 . Il est intéressant de voir qu’elle s’oriente tout d’abord ellemême vers la preuve juridique : un naturaliste du début de l’ère moderne doit encore « témoigner » de ses observations ; le double témoignage oculaire s’applique même dans un premier temps 20 . Le rôle croissant que jouent des statuts et des comportements, Rennes, PUR, 2003, p. 67-82 ; Fernando Vidal, « Tel “la glace d’un miroir” : le témoignage des miracles dans les canonisations des Lumières », Revue Dix-Huitième Siècle, 39 (2007), p. 77-98 ; id., « Miracles, Science, and Testimony in Post-Tridentine Saint-Making », Science in Context, 20.3 (2007), p. 481-508. Sur la notion de « témoin reprochable », voir Bernard Schapper, « Testes inhabiles. Les témoins reprochables dans l’ancien droit pénal », Tijdschrift voor rechtsgeschiedenis, 33 (1965), p. 575-616. 18 Le discours judiciaire recourt ici aux principes de la rhétorique aristotélicienne : pour être crédible, un orateur doit pouvoir argumenter de façon raisonnable (logos), avoir un bon caractère moral (ethos) et pouvoir entraîner son public (pathos). Voir Richard W. Serjeantson, « Proof and Persuasion », dans Katharine Park (dir.), The Cambridge History of Science. Vol. 3 Early Modern Science, Cambridge, CUP, 2006, p. 132-176, ici p. 135-139. 19 Sur l’expérience, voir Peter Dear, « The Meanings of Experience », dans Katherine Park and Lorraine Daston (dir.), The Cambridge History of Science, Cambridge, Cambridge University Press, 2006, p. 106-131. Du côté des études littéraires, pour les différentes dimensions de l’expérience au début de l’époque moderne en France, voir Isabelle Fellner / Christina Schäfer (dir.), Facetten der experientia. Zum Rekurs auf Erfahrung und Erfahrungswissen in der frühneuzeitlichen Romania, Wiesbaden, Harrassowitz, 2022. 20 Cf. Serjeantson, « Proof and Persuasion », p. 161 : « La nécessité de s’appuyer sur le témoignage humain dans l’histoire naturelle et l’expérimentation a imposé une réévaluation permanente de son statut. Le témoignage était une forme essentielle de preuve dans les tribunaux, et les philosophes naturels ont commencé à s’inspirer de plus en plus de la théorie et de la pratique juridiques en ce qui concerne son utilisation. (C’est également à cette époque que l’on assiste à l’apparition du témoin expert dans les salles d’audience) ». Sur le rôle du témoignage oculaire dans les sciences naturelles, voir également Steven Shapin, « Pump and Circumstance : Robert Boyle’s Literary Technology », Social Studies of Science, 14 (1984), p. 481-520. Preuve et introspection dans l’hagiographie PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0001 17 les déclarations des médecins dans les processus 21 de canonisation se situe dans ce champ de tensions : ainsi, leurs déclarations n’acquièrent pas seulement une force probante en soulignant leur expertise, mais aussi en faisant référence à leur ethos, par exemple en évoquant leur position sociale. À côté des preuves juridique et empirique, les nouvelles méthodes de preuve de la critique humaniste des sources servent à vérifier la fiabilité de la tradition textuelle. Enfin persiste la preuve logique, centrale pour le raisonnement scolastique, qui tire des conclusions sur la base de prémisses afin de prouver la vérité d’une proposition (ce schéma de réflexion étant traditionnellement important pour les argumentations en faveur de l’existence de Dieu). Les processus de canonisation de la Contre-Réforme avaient donc affaire à des procédures de preuve très différentes et, d’un point de vue actuel, souvent contradictoires : à côté des procédures traditionnelles (références à l’Écriture sainte et à la tradition de transmission textuelle, argument logique, rapport d’un témoin oculaire légitimé par l’éthos) apparurent des procédures nouvelles qui reposaient sur une expertise scientifique s’appuyant sur l’observation et l’expérimentation. La détermination de la sainteté était liée à des procédures de preuve hétérogènes, mais toutes aussi rigoureuses les unes que les autres. Il ne pouvait donc manquer que l’on commençât à poser différemment la question de la sainteté elle-même : ce qui comptait désormais, c’était ce qui fait un saint - et cela avait, à l’époque posttridentine, essentiellement à voir avec les procédures institutionnelles de la « fabrique des saints 22 ». 21 Sur l’importance croissante des médecins dans des procès pénaux aux XVI e et XVII e siècles, voir Catherine Crawford, « Legalizing medicine : early modern legal systems and the growth of medico-legal knowledge », dans Michael Clark et al. (dir.), Legal Medecine in History, Cambridge, CUP, 1994, p. 89-116. 22 Jean-Robert Armogathe, « La fabrique des saints. Causes espagnoles et procédures romaines d’Urbain VIII à Benoît XIV (XVII e -XVIII e siècle) », Mélanges de la casa Velázquez, 33,2 (2003), p. 15-31. Le fait que la sainteté soit soumise à un changement fondamental dû aux changements dans les processus de la canonisation, laquelle se déroule comme un procès juridique, a été déjà souligné par André Jolles, Formes simples, Paris, Seuil, 1972 (orig. allemande Einfache Formen de 1930). Peter Burke s’interroge sur la manière dont un saint de la Contre- Réforme est construit et met ainsi l’accent sur le caractère fabriqué de la sainteté, qui est liée au contexte historique. Peter Burke, « How To Be a Counter- Reformation Saint », dans Kaspar von Greyerz (dir.), Religion and Society in Early Modern Europe 1500-1800, Londres, George Allen & Unwin, 1984, p. 45-55. Cf. Simon Ditchfield, « How not to be a Counter-Reformation saint : the attempted canonization of pope Gregory X, 1622-45 », Papers of British School at Rome, 60 (1992), p. 379-422. Daniel Fliege, Marie Guthmüller, Philipp Stenzig PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0001 18 Ce qui fait un saint a été repensé, après Trente, dans un rapport étroit avec la canonisation, qui ne pouvait avoir lieu qu’après une procédure de preuve aussi étendue que méticuleusement précise. Ainsi la preuve est-elle devenue, dans ses différentes dimensions, une condition de la sainteté. Cependant, les nouvelles conditions institutionnelles ne sont, évidemment, pas les seules à avoir modifié la notion de sainteté, et elles ne sont pas nées de rien. 2.2 L’introspection comme condition de la sainteté L’origine théologique de la nécessité de la preuve à laquelle la sainteté était soumise après le Concile de Trente se trouve en particulier dans la doctrine de la grâce. Le concept de sainteté conditionne l’exigence de preuve, tout comme cette exigence, issues des procédures institutionnelles de canonisation, conditionne à son tour le concept de sainteté. La confrontation avec les réformés qui prônaient une « double prédestination 23 » amena l’Église à aiguiser son enseignement à propos du rapport entre nature et grâce : quelle est, sous la condition de la nature déchue, la part du libre arbitre face à un Dieu tout-puissant qui seul peut sauver l’homme s’il le veut ? Il n’est pas surprenant que ce défi ait donné lieu à une controverse au sein de l’Église même, la fameuse querelle autour de l’efficacité de la grâce 24 , déclenchée à Salamanque, en 1588, par la publication de la Concordia liberi arbitrii et gratiae donis du jésuite Luis de Molina, alors qu’à Louvain, ses confrères s’attaquaient à Michael Baius qui venait de publier ses thèses controversées sur le péché originel, le libre arbitre et la prédestination. En Espagne, le dominicain Domingo Báñez, confesseur de Thérèse d’Avila, prit, contre les innovations des jésuites, la défense de saint Augustin et de la grâce efficace par elle-même, et à partir de 1598, la congrégation De Auxiliis, fondée par Clément VIII, se pencha sur la question. Face aux nouvelles thèses des molinistes, une « alliance » entre Thomisme et Augusti- 23 C’est à dire, la doctrine selon laquelle Dieu aurait choisi, de toute éternité, outre ceux qu’il sauvera, aussi ceux qui seront damnés, cf. Réginald Garrigou-Lagrance, « Prédestination », dans Dictionnaire de Théologie catholique, t. 12, Paris, Letouzey et Ané, 1935, col. 2809-3022, ici col. 2959-2962. 24 Lucien Labbas, La Grâce et la Liberté dans Malebranche, Paris, J. Vrin, 1931 ; Karlheinz Ruhstorfer, « Der Gnadenstreit ‘de auxiliis’ im Kontext », dans Dominik Burkard et Tanja Thanner (dir.), Der Jansenismus - eine ‘katholische Häresie’ ? , Münster, Aschendorff, 2014, p. 57-70. Preuve et introspection dans l’hagiographie PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0001 19 nisme 25 se dessinait, dans la mesure où ceux qui s’opposaient à celles-ci étaient principalement les disciples de saint Thomas, et notamment les dominicains Diego Alvarez et Tomas de Lemos. Sur le fond de cette discussion non plus, il ne pouvait manquer que l’on commençât à poser différemment la question de la sainteté : ce qui comptait désormais, c’était toujours ce qui fait un saint, mais cette fois-ci de la part non pas de l’Église, mais de Dieu. Le point de départ n’étant plus la manifestation extérieure de la sainteté, nécessairement variable selon les circonstances historiques (et liée désormais à une procédure de preuve compliquée), mais l’opération de Dieu, l’œuvre de la grâce qui opère sur le saint et qui fait qu’il soit saint. C’est là que nous touchons à l’argument central de l’École française de spiritualité qui fait l’objet de plusieurs contributions de ce volume - selon la doctrine de Pierre de Bérulle, l’imitatio Christi, à laquelle tout chrétien est appelé, porte tout d’abord sur la conformité de ses dispositions intérieures avec les « états du Christ 26 » : le fidèle ne peut pas imiter tous les actes terrestres du Seigneur, dont le point culminant est l’immolation sur la Croix, mais ses actes doivent manifester à l’extérieur une disposition intérieure qui réside dans l’âme du Christ, d’un « état » : l’état de victime, le don de soi, l’abandon au Père... C’est cette disposition à laquelle le chrétien doit, avec la grâce de Dieu, devenir conforme. 25 Cf. Jacques-Hyacinthe Serry, Divus Augustinus divo Thomae, eiusque angelicis scholae secundis curis conciliatus, in quaestione de gratia primi hominis et angelorum, Padoue, Conzatti, 1724. 26 Pierre de Bérulle, Discours de l’estat et des grandeurs de Jesus, Paris, A. Estienne, 1623, p. 1069-1071 ; François Bourgoing, Les véritéz et excellences de Jésus-Christ, nostre Seigneur, disposées par méditations pour tous les jours de l’année, 4 tomes, Paris, Huré, 1630-1636 ; Charles de Condren, Considérations sur les mystères de Jésus-Christ, selon que l’Église les propose pendant le cours de l’année, éd. Auguste- Marie-Pierre Ingold, Paris, Poussielgie 1882 ; cf. Paul Cochois, Bérulle et l’École française, Paris, Seuil, 1963 ; Louis Cognet, Les Origines de la spiritualité française au XVII e siècle, Paris, La Colombe, 1949 ; Blandine Delahaye, « Bérulle et la sainteté », Chroniques de Port-Royal, 69 (2019), p. 19-38 ; Raymond Deville, L’École française de spiritualité, Paris, Desclée de Brouwer, 1987 ; Michel Dupuy, Bérulle et le sacerdoce. Étude historique et doctrinale. Textes inédits, préface de Jean Orcibal, Paris, Lethielleux, 1969 ; Yves Krumenacker, L’école française de spiritualité. Des mystiques, des fondateurs, des courants et leurs interprètes, Paris, Cerf, 1998 ; id., « Une géographie du spirituel : l’exemple du bérullisme », dans Yves Krumenacker et Laurent Thirouin (dir.), Les écoles de pensée religieuse à l’époque moderne, Lyon, LARHRA, 2006, p. 171-184. Sur la notion des « états », voir Fernando Guillén Preckler, « État » chez le Cardinal de Bérulle. Théologie et spiritualité des « états » bérulliens, Rome, Università Gregoriana, 1974. Daniel Fliege, Marie Guthmüller, Philipp Stenzig PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0001 20 Dans une telle perspective, le point de départ de toute réflexion sur la sainteté ne pouvait être qu’intérieur - il faudrait qu’elle recense, tout d’abord, les opérations que Dieu opère dans une âme et les dispositions intérieures qui en résultent. Mais qui peut nous renseigner sur les « états d’âme » du saint, sur ce qui se passe au tréfonds de son cœur, si ce n’est le saint lui-même ? Bien sûr, il y a les témoins, qui l’ont connu de son vivant et qui peuvent attester ses actions, qui relèvent des dispositions en question. Pourtant, il est aisé de concevoir un observateur encore plus privilégié : le saint lui-même, qui se rend compte des grâces reçues et de ses luttes intérieures. Déjà autour des procédures de canonisation d’Ignace et de Thérèse, qui deviendront des saints modèles au XVII e siècle, leurs propres écrits semblent avoir joué un rôle non négligeable, du moins en ce qui concerne leur défense contre les adversaires de la doctrine mystique 27 . À la suite d’Henri de Bremond et de Jacques le Brun 28 , Sophie Houdard a mis en évidence que l’influence des courants mystiques eut un impact déterminant sur la réorientation de la sainteté au XVII e siècle 29 . Cela est dû d’une part à l’influence de la mystique thérésienne, promue par l’entourage de Pierre de Bérulle en France, y compris par des traductions des écrits de Thérèse 30 , mais aussi à la redécouverte de la mystique rhénane, également 27 Cette question mériterait surement d’être approfondie, mais il faudrait retenir que la Vida de Thérèse n’a pas, en tout cas, été examinée dans le procès de canonisation lui-même. Pourtant, l’enseignement mystique de Thérèse ayant été partiellement accusé et attaqué en Espagne par Juan de Lorenzana, il devait être défendu plus tard, avant sa canonisation. Mais cette défense n’apparaît pas dans les actes des procès. Ces mémoires de défense se trouvent dans Procesos de beatificación y canonización de la Madre Teresa de Jesús, en annexe du 7 e volume (p. 797-895). Nous remercions le père Julian Urkiza pour ces informations. 28 Bremond, Histoire littéraire du sentiment religieux ; Jacques Le Brun, Sœur et amante. Les biographies spirituelles féminines du XVII e siècle, Genève, Droz, 2013. 29 Sophie Houdard, Les invasions mystiques. Spiritualités, hétérodoxies et censures au début de l’époque moderne, Paris, Les Belles Lettres, 2008. 30 Voir Roland Behar, « Les premières traductions de Thérèse d’Avila dans la France du Grand Siècle », Des mots aux actes, 6 (Traduire le sacré) (2007), p. 183-200 ; Jean Canavaggio, « Traduire/ retraduire Thérèse d’Avila, les enjeux du Libro de la vida », Des mots aux actes, 6 (Traduire le sacré) (2007), p. 163-182. Sur l’influence de la spiritualité thérésienne en France et de l’hagiographie espagnole en général, voir les travaux d’Axelle Guillausseau, « Les récits des miracles d’Ignace de Loyola : un exemple du renouvellement des pratiques hagiographiques à la fin du XVI e siècle et au début du XVII e siècle », Mélanges de Casa de Velázquez, 36, 2 (2006), p. 233-254 ; « Sainteté et miracles dans les royaumes de France et d’Espagne des lendemains du Concile de Trente aux décrets d’Urbain VIII », Mélanges de Casa de Velázquez, 38, 2 (2008), p. 279-281 ; « Unanimité ou unifor- Preuve et introspection dans l’hagiographie PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0001 21 traduite en français 31 . La caractéristique de l’expérience mystique en tant que telle est qu’elle se situe dans le for intérieur du croyant et qu’elle est perçue comme un don particulier de la grâce de Dieu. Aussi l’expérience mystique est-elle, en ce qui concerne sa valeur probante, hautement ambivalente. Selon sa conception traditionnelle, de la mystique rhénane aux écrits de Thérèse, celle-ci a lieu dans l’âme du serviteur de Dieu et ne serait, en soi, guère communicable, la rencontre avec le divin échappant au dicible. Elle risque donc de représenter un savoir ésotérique qui contredit les enseignements de l’Église 32 , d’où le traitement contradictoire des éventuelles mystiques par les institutions ecclésiastiques qui s’exprime aussi dans le cadre des processus de canonisation post-tridentins. L’Église craint de ne pouvoir contrôler le mysticisme : en France comme ailleurs, les « invasions mystiques 33 » des premières décennies du XVII e siècle seront bientôt suivies d’un anti-mysticisme rigoureux, si elles n’en étaient pas accompagnées dès le départ. Mais les ordres comme la Curie doivent s’y atteler sérieusement, compte tenu de l’importance accordée aux écrits d’Ignace et de Thérèse dans le cadre de la Réforme catholique. Comment traiter les expériences intérieures des mystiques, sur lesquelles ces derniers sont les seuls à pouvoir s’exprimer ? Comment décider si ces expériences, souvent rapportées par de simples religieux ou religieuses, sont effectivement des visions divines ou plutôt des illusions provoquées par des démons, des hallucinations maladives - ou tout simplement des impostures ? Comment fait-on des récits des mystiques, fondés exclusivement sur leur introspection, une preuve de leur sainteté - ou de leur hérésie ? C’est là toute la difficulté : l’exigence de rendre évidente une conformité « intérieure » du saint au Christ et de prouver simultanément sa sainteté selon les procédures décrites ci-dessus (témoignages oculaires, critique des sources, expertise médicale) est mité ? Les hagiographies espagnoles post-tridentines : des modèles de sainteté aux modèles d’écriture », ibid., p. 15-37. 31 Cf. Mino Bergamo, L’anatomie de l’âme. De François de Sales à Fénelon, Grenoble, J. Millon, 1994, p. 29-64, et Michèle Clément, Une poétique de crise. Poètes baroques et mystiques (1570-1660), Paris, Classiques Garnier, 1996, p. 123. 32 Sophie Houdard, « De l’exorcisme à la communication spirituelle », Littératures classiques, 25 (1995), p. 187-199 ; ead., « Expérience et écriture des “choses de l’autre vie” chez Jean-Joseph Surin », Littératures classiques, 39 (2000), p. 331- 347 ; ead., « Le secret de Jean-Joseph Surin ou l’expérience de l’impensable damnation », Les Dossiers du Ghril (2009), § 1-29 ; Antoinette Gimaret, « La réception ambiguë d’une figure mystique au XVII e siècle : le “cas” de Marie des Vallées », Revue de l’histoire des religions, 3 (2012), p. 375-402. 33 Voir Houdard, Les invasions mystiques. Daniel Fliege, Marie Guthmüller, Philipp Stenzig PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0001 22 nécessairement source de tensions. Bien que la conformité « intérieure » du saint au Christ aussi bien que ses expériences spirituelles tendent à échapper non seulement à la preuve juridique, mais aussi à toute communicabilité, il faut accorder une force probante à ses dits et écrits. Et cela signifie également que l’introspection, c’est-à-dire l’observation de ses états intérieurs par le servant de Dieu lui-même, voire des mouvements de son âme en dialogue avec Dieu par le mystique, doit être reconnue comme un processus d’authentification de la sainteté. Ayant donc brièvement invoqué ce cadre historique et ses conséquences sur ce qui fait, après le Concile de Trente, un saint et sur la façon dont on s’efforce de prouver sa sainteté, il faut maintenant retracer comment ce cadre a influé sur l’écriture hagiographique, et comment il a façonné ses règles de jeu. Pour ce faire, nous nous appuierons sur les études réunies ici. 3 Comment rendre visible et prouver la sainteté à travers l’écriture hagiographique ? Partons donc de l’hypothèse que les nouvelles réalités historiques qui émergent à l’ère post-tridentine ne modifient pas seulement les conceptions de la sainteté, mais aussi l’écriture hagiographique. L’accent mis sur la nécessité, d’un côté, de penser la sainteté comme ‘conformité intérieure’ d’un servus Dei avec le Christ ainsi que, de l’autre, de la prouver selon un ensemble de règles fixes, change, selon notre thèse, la manière dont les textes hagiographiques sont écrits au XVII e siècle. Comment donc les formes d’écriture hagiographique évoluent-elles à la suite des conséquences théologiques et institutionnelles du Concile de Trente ? Si la sainteté est pensée et ‘fabriquée’ différemment, comment la raconter désormais ? À ce propos, il est intéressant de voir que le Catéchisme du Concile de Trente, rédigé par Charles Borromée, continue de proposer l’Écriture sainte comme premier modèle de l’hagiographie : On n’en peut désirer une preuve plus évidente et plus forte que le témoignage même de l’Écriture sainte, qui publie d’une manière si admirable les louanges des saints, car on y voit les louanges que Dieu luy-même a données à quelques saints 34 . Le témoignage de l’Écriture sainte est autorisé par son caractère inspiré, et Dieu même est, de ce point de vue, le premier hagiographe. L’hagiographie de l’Église, ne peut pas, quant à elle, revendiquer une pareille autorité ; 34 Catéchisme du Concile de Trente, trad. Nicolas Fontaine, Mons, Migeot, 1673, p. 416. Preuve et introspection dans l’hagiographie PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0001 23 elle a besoin d’autres appuis pour prétendre à la crédibilité. Cela n’exclut évidemment pas que les Évangiles, d’un point de vue théologique comme intertextuel, restent le point de référence central des Vies. 3.1 L’administration de la preuve dans l’écriture hagiographique posttridentine L’Église accorde donc, à la suite de la critique du culte des saints par les Protestants, une importance croissante à l’administration de la preuve. Les humanistes y apportent les outils de leur nouvelle critique textuelle, la mode n’étant plus aux fables médiévales 35 . Pour couper l’herbe sous les pieds de cette critique, il fallait que l’Église prît soin de bien munir ses hagiographies de preuves irréfutables de leur authenticité. En ce sens, on peut observer dans l’écriture hagiographique post-tridentine une évolution similaire à celle observée dans le cadre de la canonisation. Comment peut-on caractériser cette nouvelle écriture hagiographique ? De toute évidence, au XVII e siècle, il faut comprendre la notion d’hagiographie même dans un sens plus large : l’écriture hagiographique produit notamment des biographies spirituelles qui sont centrées sur le récit de vie d’une personne qui n’est pas encore un saint reconnu par l’Église, mais un candidat à la canonisation. À cet égard, les travaux des historiens Jacques Le Brun 36 et Éric Suire sont fondamentaux : tandis que Le Brun examine des biographies spirituelles rédigées au XVII e siècle, en se focalisant sur le mysticisme de ces textes, Suire a consacré deux études détaillées à l’histoire de l’hagiographie en France aux XVII e et XVIII e siècles 37 . Alors qu’il a déjà pu démontrer dans ces études que de nombreuses biographies spirituelles peuvent être lues comme des hagiographies, Éric Suire retrace dans notre volume les relations étroites et réciproques qu’entretiennent l’écriture hagiographique et les dossiers de canonisation, les hagiographies s’orientant souvent vers les dossiers et vice versa. Tandis qu’avant le Concile de Trente, les hagiographies auraient été plutôt rédigées après une canonisation et les auteurs se seraient appuyés sur l’image officielle du saint dessinée lors du 35 Cf. Charles Borromée, Acta Ecclesiae Mediolanensis a S. Carolo cardinali S. Praxedis archiepiscopo condita, éd. Federico Borromeo, Bergamo, Santini, 1738, p. 87 et p. 402. 36 Jacques Le Brun, Sœur et amante. Les biographies spirituelles féminines du XVII e siècle, Genève, Droz, 2013. 37 Éric Suire, La sainteté française de la Réforme catholique (XVI e -XVIII e siècles), Bordeaux, BUP, 2001 ; id., Sainteté et Lumières. Hagiographie, spiritualité et propagande religieuse dans la France du XVIII e siècle, Paris, H. Champion, 2011. Daniel Fliege, Marie Guthmüller, Philipp Stenzig PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0001 24 procès, au XVII e siècle, les auteurs de biographies édifiantes sur des serviteurs de Dieu récemment décédés auraient tenté d’anticiper les attentes de la Sacrée Congrégation des Rites. En rassemblant eux-mêmes des preuves et en les présentant dans les écrits, ils auraient essayé d’orienter le regard porté sur le servus Dei, ce qui n’aurait d’ailleurs pas manqué à conduire à des conflits avec les promoteurs de la foi. Tout comme les avocats d’un saint dans le cadre des processus de canonisation, les hagiographes du XVII e siècle peuvent désormais recourir non seulement aux procédures de preuve traditionnelles (références à l’Écriture sainte et à l’histoire du salut, à la tradition textuelle ainsi qu’à la preuve logique en usage dans la scolastique) mais aussi aux nouvelles procédures qui se sont développées, comme nous l’avons vu, dans les différents contextes scientifiques et institutionnels aux XVI e et XVII e siècles : à la preuve humaniste de la critique des sources, à la preuve juridique, particulièrement en ce qui concerne la force probante du témoignage oculaire, à la preuve « empirique » d’une philosophie naturelle en transition, notamment en recourant aux rapports des médecins 38 . La critique philologique des sources, développée par les humanistes, s’est appliquée tout d’abord aux grands projets hagiographiques, notamment aux Acta sanctorum des Bollandistes. Ce projet à grande échelle qui se limite au rassemblement et à la critique de textes sources en grec et en latin n’est toutefois pas au centre des intérêts de ce volume : en effet, il s’agit principalement d’une documentation critique sur des saints canonisés qui sont déjà inscrits aux calendriers liturgiques et dont la sainteté elle-même n’est plus à prouver. Pour autant, comme on va le voir par exemple dans l’écriture hagiographique autour de Port-Royal, on trouve régulièrement des argumentations critiques à l’égard des sources dans les Vies françaises du XVII e siècle 39 . Comme dans le processus de canonisation, les hagiographes font, pour prouver la vertu héroïque et l’activité miraculeuse de leurs protagonistes, appel à des témoins dont ils citent souvent littéralement les récits. Il n’est pas rare, au sein des écrits hagiographiques du XVII e siècle, qu’un acte vertueux ou un événement miraculeux soit raconté plusieurs fois et donc prouvé par plusieurs témoins différents dont les noms et les professions sont cités. Daniel Fliege montre dans sa contribution sur la Vie de Pierre de 38 Voir à ce sujet Jetze Touber, Law, Medecine and Engineering in the Cult of the Saints in Counter-Reformation Rome : The Hagiographical Works of Antonio Gallonio, 1556- 1605, Leyde, Brill, 2014. 39 Un exemple en sont les Vies écrites par Adrien Baillet, qui établit systématiquement des recensions critiques des sources pour toutes les vies de saints (Les vies des saints composées sur ce qui nous est resté de plus authentique et de plus assuré dans leur histoire, quatre tomes, Paris, de Nully, 1703-1704). Preuve et introspection dans l’hagiographie PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0001 25 Bérulle par Germain Habert (La vie du cardinal de Berulle, 1646) comment l’auteur recourt systématiquement à des témoignages oculaires faisant autorité pour prouver la sainteté de son servus Dei, en les citant souvent intégralement. Habert cite ainsi notamment des religieux, entre autres, Madeleine du Faur, prieure de l’abbaye de Notre-Dame de Saintes, qui peut étaler le récit de ses rencontres avec Pierre de Bérulle sur plusieurs pages. Charles Louis de Lantages, dans La Vie de la vénérable Mere Agnez de Iesus (1666), cite de nombreux témoignages d’origines très diverses. En dehors des rapports de la sainte en attente de canonisation, il s’agit surtout de témoignages oculaires concernant sa vie vertueuse et les miracles qui se sont produits de son vivant, provenant de sa famille, ses voisins et de ses sœurs religieuses, mais aussi de dignitaires ecclésiastiques ou séculiers. Ici comme dans beaucoup d’autres Vies du XVII e siècle, les témoins individuels sont légitimés par l’évocation de leur exemplarité morale et sont parfois présentés comme aussi saints que le saint lui-même : Habert, par exemple, cite en témoin François de Sale. Comme beaucoup d’autres hagiographes, Lantages et Habert fondent la crédibilité des témoins essentiellement sur leur ethos. Dans l’encadrement narratif des témoignages, la rhétorique continue à jouer un rôle décisif pour établir l’évidence et convaincre le lecteur. À cela s’ajoutent les rapports de médecins ou de chirurgiens, censés prouver les guérisons miraculeuses qui ont eu lieu pendant la vie ou après la mort du saint, sur sa tombe ou au moyen de ses reliques. Nous trouvons, intégrées dans les Vies, des expertises médicales qui retracent l’examen des corps des saints ou de croyants sur lesquels une guérison se serait produite, afin de prouver, ex negativo, le caractère surnaturel d’un miracle. Le recours au savoir médical doit donc, tout comme dans les processus de canonisation, permettre d’exclure toute origine naturelle et toute tromperie humaine, c’est-à-dire toute explication naturelle du miracle. C’est ici qu’entrent en jeu, au sein de l’hagiographie, l’observation et l’expérimentation comme nouvelles formes de preuve qui se développent au sein des sciences physiques en plein essor. Des exemples d’intégration de rapports médicaux se trouvent dans la Vie de la mère Agnès de Langeac, comme l’a montré Houdard, ou encore dans la Vie de Bérulle. Toutefois cette intégration de l’expertise médicale se fait avec beaucoup de prudence : Habert se réfère certes lui aussi à un rapport médical, mais il ne cite que sa conclusion, et non les justificatifs eux-mêmes. Ce qui continue à compter pour lui, c’est l’ethos des témoins, ici en tant que médecins du roi et de la reine mère. Le scepticisme à l’égard des miracles et la nécessité de devoir désormais les prouver semblent entraîner encore un autre déplacement d’accent au sein de l’écriture hagiographique : l’importance des miracles en général Daniel Fliege, Marie Guthmüller, Philipp Stenzig PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0001 26 diminue par rapport à celle de la vertu héroïque du saint. D’un côté, cela est dû au fait que le récit du merveilleux risque désormais d’avoir une odeur de tromperie : Rogier Gerrits montre que les miracles sont présentés dans La Vie de la vénérable Mere Agnez par Lantages, La vie du Béat Pere Cesar de Bus par Jean Bauvais (1645) et La Vie du révérend père J. F. Régis par Claude la Broüe (1654) de manière extrêmement sobre et que le récit n’est pas conçu pour susciter l’émerveillement. Les récits de miracles intégrés dans les hagiographies post-tridentines tenteraient de trouver un équilibre entre la provocation de l’étonnement et l’admiration du merveilleux d’un côté et la vraisemblance de l’autre, et seraient donc plutôt utilisés pour faire la morale et édifier les lecteurs. Par ailleurs, l’importance des miracles diminue par rapport aux vertus du saint parce que celles-ci sont désormais interprétées comme l’expression d’une attitude intérieure qui témoigne de la présence de la grâce divine. Dans cette optique, les miracles ne seraient rien d’autre que les signes extérieurs de cette attitude vertueuse intérieure, et ils passent ainsi au second rang. Marion de Lencquesaing montre dans sa contribution sur les Vies de Marie de l’Incarnation par Duval, Marin et Hervé (1621, 1642 et 1664) et La Vie du R. Père César de Bus par Marcel (1619) comment la représentation de la vertu des saints prend une place de plus en plus importante au sein des hagiographies du XVII e siècle et se place finalement au-dessus de son activité miraculeuse. En ce qui concerne la représentation de la vertu héroïque des saints, sur laquelle Lencquesaing se focalise dans sa contribution, les hagiographes ont recours à des procédés différents pour établir une évidence : d’un côté, ils suivent notamment la rhétorique judiciaire, qui repose avant tout sur une terminologie de la preuve, de l’autre, ils argumentent au moyen d’exemples qui renvoient à l’histoire du salut et à la vie de Jésus. Le caractère exceptionnel des vertus du saint peut alors prendre lui-même, comme l’a fait ressortir Lencquesaing, des allures merveilleuses. Les références à l’Écriture sainte et à l’histoire du salut restent donc un moyen de preuve reconnu. Ainsi, Axelle Guillausseau, qui étudie le processus de canonisation de Thérèse d’Ávila à travers les hagiographies de Francisco de Ribera (La vida de la Madre Teresa de Jesus, 1590) et de Diego de Yepes (Vida virtudes, y milagros, de la Bienaventurada Virgen Teresa de Jesus, 1606), explique comment les écrits hagiographiques rédigés après le Concile de Trente ont utilisé à la fois des preuves juridiques et médicales et des arguments théologiques pour évaluer la sainteté. L’étude des sources sur la vie de Thérèse suggère en effet que le processus de reconnaissance des saints a radicalement changé lorsque s’est accrue l’importance du droit et du savoir médical au détriment de la portée de l’argument théologique. Mais même si ces deux types de raisonnements se comportent de manière antithé- Preuve et introspection dans l’hagiographie PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0001 27 tique, ils fonctionnaient selon une logique de complémentarité entre le monde séculier et le domaine spirituel. Cela s’exprime notamment par l’idée que Dieu aurait orienté le procès de canonisation dans la mesure où il aurait accompli une série de miracles durant celui-ci afin de prouver la sainteté de Thérèse. Les miracles, par leur caractère surnaturel, auraient contribué à la mise en évidence de la sainteté, ce qui n’exclut pourtant pas l’adoption des méthodes de l’humanisme critique et des preuves juridiques et médicales. Enfin, on continue à prouver la sainteté de la vie d’un protagoniste en soulignant sa conformité aux enseignements de l’Église, ce qui prend une dimension nouvelle dans le cadre des conflits théologiques et de pouvoir après le Concile de Trente. Dans le cadre de la confessionnalisation, la preuve d’une identité catholique jouait évidemment un rôle éminent, comme l’a illustré Lencquesaing à partir de la vie de Jeanne de Chantal 40 . Cependant, l’accent est également mis sur les règlements respectifs des différents ordres ou sur les conceptions de la vertu qui diffèrent selon les courants religieux au sein de l’Église catholique : comme l’a montré Pascale Thouvenin, des modèles concurrents de sainteté et d’écriture hagiographiques se sont développés entre, d’un côté, Port-Royal et les jansénistes et, de l’autre, les molinistes jésuites 41 . Dans notre volume, Jenny Körber et Markus Friedrich retracent comment l’ordre des jésuites utilise les Vies de saints pour promouvoir les idéaux de leur Société : Jenny Körber analyse les hagiographies de Catharina Vigri da Bologna écrites pendant le XVII e siècle, en particulier la Vita della B. Caterina di Bologna (1610) par Giacomo Grasseti et la Vie écrite par Maria Susanna de Monte Oliveti (Ein lebendig=glantzende Sonn der Wahren Kirchen de 1713) et observe que ces adaptations de la Vie médiévale sont principalement influencées par l’ordre jésuite auquel Grasseti appartenait. La sainte médiévale lui sert à promouvoir la spiritualité de son ordre, dans la mesure où il met en évidence les parallèles entre la Vie de Catherine et la Vie d’Ignace de Loyola. Grasetti décrit la sainteté de l’abbesse qui correspond aux idéaux spirituels jésuites (adoration constante de l’Eucharistie, méditations à partir des images visuelles, capacité à discerner les esprits), validant en même temps la sainteté d’Ignace. Körber montre donc comment la vie de saints médiévaux est réactualisée sous les auspices de l’Église de la Contre-Réforme et comment 40 Marion de Lencquesaing, « La fabrication d’une identité catholique : stratégies de l’incipit dans la première Vie de Jeanne de Chantal (1642) », Les Dossiers du Ghril (2015), § 1-19. 41 Pascale Thouvenin, « Mémoires et vies des saints à Port-Royal : une écriture de la sainteté », Chroniques de Port-Royal, 69 (2019), p. 77-92. ; ead., « Les Mémoires de Port-Royal : un rayonnement contrasté, de l’âge classique au XX e siècle », Littératures classiques, 76.3 (2011), p. 109-122. Daniel Fliege, Marie Guthmüller, Philipp Stenzig PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0001 28 elle est utilisée pour promouvoir les intérêts des ordres, aussi bien vers l’extérieur (par rapport à la critique protestante) que vers l’intérieur (servant aux pratiques dévotionnelles de ses membres). Markus Friedrich se consacre à l’influence des intérêts des ordres religieux dans la rédaction de textes hagiographiques en étudiant les Vies de Pierre Canisius. Il distingue les intérêts dus aux conditions locales (dans De Vita Petri Canisii De Societate Jesu Sociorum e Germania primi libri tres par Matthaeus Rader de 1623 et La Vie Du Reverend Pere Pierre Canisius par Jean Dorigny de 1707) des enjeux influencés par une perspective romaine centrale (dans De vita et rebus gestis P. Petrii Canisii de societate Jesu commentarii par Francesco Sacchini de 1616 et Vita del P. Pietro Canisio della compagnia di Gesù par Giacomo Fuligatti de 1646). Ainsi, Friedrich peut montrer en détail l’influence des intérêts des différents ordres religieux sur l’écriture hagiographique et retracer en même temps comment sont utilisées, dans ce contexte, les preuves. Ainsi, il souligne que Rader et Sacchini ont tous deux fondé leurs Vies sur des recherches approfondies, notamment de la correspondance et de documents d’archives, d’écrits personnels et de récits secondaires produits par des contemporains, souvent au lendemain de la mort de Canisius. Friedrich montre comment l’écriture hagiographique continue de changer au XVIII e siècle, dans la mesure où Dorigny aurait été conscient d’écrire pour un public différent que celui de ses prédécesseurs. Tout en s’appuyant sur les biographies précédentes, il s’oppose avec insistance à leur confiance aux histoires de miracles et met en évidence ses nouvelles normes d’examen critique, sacrifiant les anecdotes s’il les trouve non étayées par des preuves. 3.2 L’introspection et les récits à la première personne dans l’hagiographie Tout comme l’application des procédures de preuve juridique, historique et médicale, la mise en scène de l’intériorité devient, comme nous l’avons vu, de plus en plus importante à la suite du Concile de Trente : ce ne sont plus les actes et les miracles du saint qui sont au centre de l’intérêt, mais ses états intérieurs, censés correspondre aux états du Christ, tout comme les faveurs et grâces qu’il a reçues. Se pose alors le problème fondamental de savoir, pour ses avocats comme pour ses hagiographes, comment ces états et expériences intérieurs peuvent être rendus évidents. En effet, le saint, qui est le seul à pouvoir regarder à l’intérieur de lui-même, ne peut pas déposer à la barre lors de son propre procès de canonisation. Il ne peut donc pas témoigner pour lui-même, dans un sens juridique, et pourtant ses mots restent le seul accès possible à son état intérieur. Preuve et introspection dans l’hagiographie PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0001 29 L’intérêt accru pour le cheminement intérieur du saint, pour ses états intérieurs comme pour les grâces reçues, semble avoir rendu plus importants les rapports que les servi Dei fournissent eux-mêmes 42 . Car seul le saint sait témoigner de son chemin intérieur et de son dialogue avec Dieu. Lui seul est en état de raconter ses expériences spirituelles, ses luttes intérieures, ses visions et ses ravissements. C’est pourquoi dans les dossiers de canonisation comme dans l’hagiographie du Grand Siècle tout témoignage laissé par le saint lui-même jouit d’une place privilégiée - ses propres mots, recueillis par ses compagnons de route, sa correspondance épistolaire, son journal. Ces récits à la première personne, souvent appelés « Dits et écrits », sont de plus en plus souvent inclus dans les Vies 43 , cités en extraits ou joints dans leur intégralité à ceux-ci (comme à la Vie de Pierre de Bérulle par Germain Habert). Charles Berger de Gallardo montre que Denis Amelot se focalise dans sa biographie de Charles de Condren (La Vie du P. Charles de Condren de 1643) sur la vie intérieure du servus Dei, ce qui correspond aux enseignements de Condren (et de Bérulle), concentrés sur l’imitation des « états du Christ ». Berger de Gallardo fait remonter cette idée à saint Augustin, selon lequel les œuvres visibles à l’extérieur sont l’expression de l’attitude intérieure, de sorte que le dedans et le dehors ne font qu’un. L’attitude intérieure du Christ peut être atteinte lorsque le croyant s’adapte lui-même intérieurement à l’état de victime du Christ, ce que le prêtre reproduit et réactualise de manière exemplaire lors de la messe. Condren n’a pas seulement enseigné cela, il l’a aussi mis en pratique dans sa vie et c’est ce qu’Amelot tente de démontrer dans sa Vie. De même, Fliege montre que Habert, dans sa Vie, suit étroitement les enseignements de Bérulle sur les « états du Christ », se focalisant pareillement sur l’intérieur du serviteur de Dieu. Pour Habert se pose cependant le problème de représenter cette intériorité et de prouver sa conformité avec le Christ : en effet, Habert s’efforce généralement de rassembler des preuves sous forme de témoignages, qui ne peuvent toutefois se rapporter qu’à l’action extérieure de Bérulle. Pour montrer l’intérieur, Habert a recours à des écrits de Bérulle lui-même 42 Cela donne une nouvelle importance à une pratique ancienne : en effet, lors des fêtes des Pères de l’Église, les lectures du bréviaire du troisième nocturne (donc les homilia) sont souvent puisées dans les propres écrits des saints du jour. Or, il ne s’agit pas là d’une tentative de prouver la sainteté. 43 Sans les lire comme des textes hagiographiques, Nicholas Paige a étudié l’intégration progressive des récits à la première personne aux biographies spirituelles et retracé l’importance accordée dans ces textes à l’introspection, voire à la création textuelle d’espaces intérieurs. Nicholas D. Paige, Being Interior. Autobiography and the Contradictions of Modernity in Seventeenth-Century France, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 2001. Daniel Fliege, Marie Guthmüller, Philipp Stenzig PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0001 30 (lettres, notes, méditations). Une façon d’attribuer à ces documents un caractère probant est de les concevoir, en recourant à la rhétorique antique, comme « un miroir de l’âme », c’est-à-dire qu’à travers les textes que Bérulle écrit sur lui-même, le lecteur peut avoir un aperçu de sa vie intérieure. Ces deux contributions font ressortir à quel point les hagiographes de la première moitié du XVII e siècle s’orientaient sur les enseignements de l’École française de spiritualité, en s’appuyant sur les dits et les écrits de leurs servi Dei et en intégrant dans les Vies de nombreux documents rédigés par ces derniers, comme des directions à la méditation et à la prière, des notes et des lettres dans le cas de la Vie de Bérulle. On observe non seulement l’intégration croissante de documents divers à la première personne dans les hagiographies du XVII e siècle, mais des récits de vie entiers. De toute évidence, des saints potentiels ont pris la plume afin d’écrire eux-mêmes leur vie, suivant en cela le modèle des Confessions de saint Augustin et de la Vida de Thérèse d’Avila. Encouragés par leurs confesseurs ou leurs supérieurs, ils ont raconté leur vie censée être exemplaire et admirable, axée désormais sur leur cheminement intérieur 44 . André Jolles, Hans Ulrich Gumbrecht et Michel de Certeau, qui ont tous proposé une définition pertinente de l’hagiographie en tant que genre 45 , ainsi qu’Éric Suire qui a mis en évidence le caractère hagiographique des biographies spirituelles, n’envisagent pas qu’on puisse considérer des autobiographies spirituelles des XVI e et XVII e siècles comme des textes hagiographiques. Pourtant celles-ci peuvent avoir pour fonction, à l’égard des biographies spirituelles, de faire entrer en jeu leurs auteurs pour une canonisation. Marie Guthmüller adopte, dans son article sur le récit autobiographique de Jeanne des Anges (Histoire de la possession de Jeanne des Anges, 1644), qu’elle lit comme un texte hagiographique, le terme générique d’« autohagiographie 46 ». Elle souligne que les paratextes de cette Vie à la première 44 Cf. Isabelle Poutrin, Le voile et la plume. Autobiographie et sainteté féminine dans l’Espagne moderne, Madrid, Casa de Velázquez, 1995. Poutrin montre dans son travail sur le Siglo de oro que de tels textes se trouvent souvent dans les actes des processus de canonisation. Pour le contexte français voir Albrecht Burkardt, Les clients des saints. Maladie et quête du miracle à travers les procès de canonisation de la première moitié du XVII e siècle en France, Rome, École française de Rome, 2004. 45 Hans Ulrich Gumbrecht, « Faszinationstyp Hagiographie. Ein historisches Experiment zur Gattungstheorie », dans Christoph Cormeau (dir.), Deutsche Literatur im Mittelalter. Kontakte und Perspektiven, Stuttgart, Metzler, 1979, p. 37-84 ; Michel de Certeau, « Une variante : l’édification hagiographique », dans id., L’Écriture de l’histoire, Paris, Gallimard, 1975, p. 274-288. 46 Il n’existe jusqu’à présent qu’une discussion scientifique retenue sur la notion d’« autohagiographie » : à l’exception d’une étude qui montre qu’Angélique Arnauld a promu une forme d’autohagiographie pour la défense de Port-Royal en Preuve et introspection dans l’hagiographie PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0001 31 personne insistent sur le fait que Jeanne n’aurait pas rédigé ce texte de sa propre initiative, mais à la demande de sa supérieure, suivant ainsi son devoir d’obéissance. Ce n’est pas un cas isolé : de nombreux supérieurs avaient pour objectif d’avancer la canonisation des membres de leurs ordres et leur ont confié à cet effet une mission d’écriture. De ce point de vue, il ne semble d’ailleurs pas improbable qu’ils aient agi eux-mêmes de temps en temps en tant que coauteurs 47 . Nous supposons donc que de nombreuses autobiographies spirituelles du XVII e siècle, de la Vie d’Alix aux Vies des sœurs de Port-Royal rassemblées par la mère Angélique 48 , peuvent être lues, en entier ou en partie, comme des autohagiographies, bien qu’il s’agisse là d’un genre à première vue improbable et même paradoxal : car, premièrement, la sainteté ne peut être constatée qu’après la mort du servus Dei, et deuxièmement un saint potentiel, pour correspondre à l’idéal d’humilité, ne peut et ne doit savoir qu’il est un saint. Guthmüller montre de quelle façon Jeanne des Anges substitue des éléments constitutifs de l’hagiographique comme le récit des miracles après la mort par des équivalents fonctionnels et comment la narratrice essaie d’éviter de s’exposer à des soupçons d’orgueil en donnant la parole aux autres lorsqu’il s’agit de prouver sa propre vertu. L’avantpropos, qui indique que le texte est un travail de commande et rappelle le rassemblant les vies de ses consœurs, celle-ci ne concerne pas le XVIIe siècle (Elissa Cutter, « Apology in the Form of Autohagiography: Angélique Arnauld’s Defense of Her Reform of Port-Royal », The Catholic Historical Review, 105 (2019), p. 275-303). Pour la discussion sur la notion d’« autohagiographie » au sein des études médiévales, voir Kate Greenspan, « Autohagiography and Medieval Women’s Spiritual Autobiography », dans Jane Chance (dir.), Gender and Text in the Later Middle Ages, Gainesville, University Press of Florida 1996, p. 216-236. 47 Cf. Isabelle Poutrin, Le voile et la plume. Autobiographie et sainteté féminine dans l’Espagne moderne, Madrid, Casa de Velázquez, 1995. 48 Voir sur les recueils de la mère Angélique : Laurence Plazenet, « Un continent inconnu. Les vies intéressantes et édifiantes des religieuses de Port-Royal (1750- 1752) », dans Laurence Plazenet (dir.), La Mémoire à Port-Royal. De la célébration eucharistique au témoignage, Paris, Classiques Garnier, 2016, p. 125-197 ; Pascale Thouvenin, « Port-Royal, laboratoire de Mémoires », Chroniques de Port-Royal, 48 (1999), p. 15-55 ; ead., « Les Mémoires de Port-Royal : un rayonnement contrasté, de l’âge classique au XXe siècle », Littératures classiques, 76 (2011, n° 3), p. 109- 122 ; ead., « Une mémoire en quête d’histoire. L’idée de « devoir de mémoire » chez les religieuses de Port-Royal », dans Laurence Plazenet (dir.), La mémoire à Port-Royal. De la célébration eucharistique au témoignage, Paris 2016, p. 199-239 ; ead., « Mémoires et vies des saints à Port-Royal : une écriture de la sainteté », Chroniques de Port-Royal, 69 (2019), p. 77-92. Daniel Fliege, Marie Guthmüller, Philipp Stenzig PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0001 32 devoir d’obéissance monastique, semble être une condition sine qua non de tout texte autohagiographique. Pour résoudre le paradoxe apparent de toute hagiographie écrite à la première personne, Iris Roebling-Grau remonte au XVI e siècle et analyse le Libro de la vida de Thérèse d’Avila (1588) ainsi que sa Vie écrite par Francisco de Ribera (La vida de la madre Teresa de Jesús de 1590). En renouant avec Hans-Werner Goetz, elle propose le concept de « théographie », qui serait applicable aussi bien à l’une qu’à l’autre 49 . Le but de ces écrits hagiographiques ne serait pas de démontrer de manière historiographique la vertu de la protagoniste et/ ou du narrateur et les grâces qu’ils auraient reçues en recourant à des événements séculiers, mais d’interpréter une vie d’emblée par rapport à Dieu et à l’histoire du salut en s’efforçant de traduire les messages divins qui s’y cachent. Dans le cadre d’une telle attitude narrative, la pression de la preuve juridique et le risque d’être pris pour orgueilleux seraient atténués. En comparant la Vida de Thérèse à sa Vie écrite par Ribera, Roebling-Grau retrace comment ce dernier, bien qu’il soit dans le rôle de l’hagiographe, parle lui aussi de lui-même à la première personne : il se décrit comme un observateur sceptique qui tente de légitimer ses témoignages par son attitude critique, mais aussi comme un dévoué serviteur de Dieu qui reçoit lui-même des grâces. Ainsi, l’écriture hagiographique à la première personne, qui se concentre sur la vie d’un protagoniste différent du narrateur, entre également en ligne de compte comme acte de témoignage. Comme le montre Philipp Stenzig, la mère Agnès Arnaud conçoit la sainteté, dans Les Constitutions de Port-Royal, comme dans L’image d’une religieuse parfaite et d’une imparfaite (parues toutes les deux en 1665), comme l’effet du triomphe de la grâce efficace sur la concupiscence. Sans la grâce, l’homme est faible et tombe ; avec son secours, ses œuvres relèvent de la vertu. Il convient alors que le chrétien témoigne des grâces reçues et de la conversion qu’elles ont opérée, ainsi il rend à Dieu les louanges qui lui sont dues. D’un point de vue augustinien, qui se trouve à la base de cette doctrine, le peuple des élus est tenu d’écrire des autohagiographies, pour ne pas être ingrat : la pietas l’oblige à rendre témoignage des secours reçus. Témoigner des grâces reçues et de la conversion qu’elles ont opérée, c’est ce que fait saint Augustin dans ses Confessions qui peuvent être considérées comme le modèle de « l’autohagiographie de Port-Royal », concept que Stenzig reprend de Pascale Thouvenin. Un demi-siècle plus tard, le Nécrologe de Port-Royal, édité par le bénédictin Antoine Rivet de La Grange et publié 49 Hans-Werner Goetz, Geschichtsschreibung und Geschichtsbewusstsein im hohen Mittelalter, Berlin, Akademie Verlag, 2009, p. 106. Preuve et introspection dans l’hagiographie PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0001 33 en 1723, se situe dans cette logique quasiment liturgique - il apporte de nombreux exemples des conversions que Dieu a opérées sur les religieuses de l’abbaye, sur les solitaires qui s’y sont joints, et sur leurs bienfaiteurs. Pour cela, il puise dans le fonds des écrits « autohagiographiques » de Port- Royal qui remontent à des notices compilées à partir de 1652 par la mère Angélique de Saint-Jean Arnauld d’Andilly. Comme il s’agit de narrer l’action de Dieu sur le cœur, cette hagiographie port-royaliste n’est pas une énumération d’actes héroïques, mais une introspection. Le Nécrologe serait peut-être le monument le plus emblématique de l’autohagiographie de Port- Royal, parce qu’il vise directement un contexte liturgique - témoigner des bienfaits reçus : c’est une sorte d’action de grâces. C’est précisément dans le contexte de l’écriture autohagiographique qu’émerge la vieille notion de « témoin » et de « témoignage », qui s’inspire étroitement de celle des Évangiles et des récits de martyrs de l’Antiquité (un μ ρ mártus, ‘un témoin’, est quelqu’un qui se fait tuer pour avoir confessé le nom du Sauveur) et qui entre maintenant en tension avec le rôle croissant, au sein de l’hagiographie post-tridentine, du témoignage oculaire d’un tiers, codifié par le droit et les sciences naturelles. Parallèlement, on observe un autre phénomène : c’est en se focalisant sur le parcours spirituel de leurs narrateurs et/ ou protagonistes que les textes hagiographiques écrits à la première personne - qu’il s’agisse de « théographies » ou d’« autohagiographies » - semblent se prêter au suivi de l’évolution de nouvelles formes d’intériorité, d’observation de soi-même et de connaissance de l’âme. En tenant compte des conditions institutionnelles sous lesquelles ils sont rédigés, on observe pourtant ici un champ de tension notable. 3.3 Le paradoxe de l’hagiographie post-tridentine : la sainteté entre l’exigence de la preuve et l’incontournable recours à l'introspection La tension la plus forte à laquelle est soumise l’écriture hagiographique après le Concile de Trente est certainement celle qui résulte du rapport paradoxal entre le recours à l’introspection d’une part, et l’exigence des preuves juridique et scientifique de l’autre. Sophie Houdard présente la Vie de la mère Agnès de Langeac (Vie de la vénérable Mere Agnes de Jesus, 1665), dont le chemin vers Dieu se caractérise par d’immenses souffrances physiques et spirituelles, comme l’un des écrits hagiographiques qui oscillent entre garanties historiques, juridiques et médicales d’une vie « assurément » sainte et preuves surnaturelles d’une expérience spirituelle « extraordinaire ». Comme seuls les confesseurs et les directeurs ont accès à la vie intérieure des religieuses dont ils favorisent les récits, un soupçon pèse Daniel Fliege, Marie Guthmüller, Philipp Stenzig PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0001 34 désormais sur ces signes extraordinaires qui devraient en soi être infalsifiables : avec l’essor des doctrines anti-mystiques, ces signes deviennent au contraire fort contestables. Ainsi Lantages, l’hagiographe de la mère Agnès, doit-il veiller à fournir des témoignages ordinaires et sûrs, tout en faisant ressortir le caractère extraordinaire, à tendance indicible, des expériences spirituelles. À partir de La Vie de Sœur Catherine des Jésus, rédigée par son abbesse et publiée pour la première fois en 1625, Antoinette Gimaret décrit un passage de la vérification (des faits sanctifiants) à la véridiction (reposant sur la parole à la première personne d’un sujet qui authentifie l’expérience). Dans ses écrits à la première personne, abondamment cités dans sa Vie, Catherine dirait « expérimenter la présence de quelque chose, la disparition du visible proprement dit s’opérant au profit d’une présence que l’on perçoit sans pouvoir se la figurer 50 ». Selon Gimaret, la biographie spirituelle posttridentine défendrait en effet l’idée selon laquelle la plus grande réalité n’est pas du côté du visible mais du côté de ce qui est hors de vue : la sainteté la plus véritable serait donc celle qui ne se voit pas. Il ne s’agirait pas de vérifier la présence réelle du Christ dans l’Eucharistie mais d’y croire, le discours devenant la seule attestation possible d’une expérience qui échappe à la connaissance même du sujet. Gimaret fait ici référence à Le Brun : « Ce qui se dit dans les biographies c’est moins un contenu […] que l’acte de dire […], ce que ces femmes appellent une “expérience” 51 ». Les passages à la première personne valent donc moins comme accès à un contenu discursif caché que comme symptômes d’une présence qui vient bouleverser le sujet. La notion de témoignage est ici bien différente de celle de témoignage oculaire juridique. La sainteté comme intimité mystique suppose non plus l’examen des preuves mais la valorisation d’un discours de l’expérience qui, selon Gimaret, permettrait d’une certaine manière à la religieuse de s’autoriser elle-même. La tension entre vérification et véridiction continue de caractériser l’écriture hagiographique de la deuxième moitié du siècle, même si les accents sont désormais placés différemment. Pascale Thouvenin montre l’existence de deux modalités d’écriture hagiographiques distinctes au sein de Port-Royal, l’une et l’autre pratiquées par Antoine Le Maistre : un corpus de Vies de saints historiques et canonisés, d’une part, où le biographe est tenu de s’astreindre à une rigoureuse impersonnalité ; une œuvre contemporaine exhaustive d’autre part, propre à l’abbaye, fondée en revanche sur l’expression personnelle, autobiographique, pour laquelle Thouvenin pro- 50 Voir sa contribution p. 280. 51 Le Brun, Sœur et amante, p. 24. Preuve et introspection dans l’hagiographie PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0001 35 pose la notion de « hagio-historiographie ». Ces deux modalités de l’écriture représentent deux approches de la preuve de sainteté. Dans la première, l’impersonnalité du stéréotype littéraire est considérée comme une garantie d’authenticité : c’est le cas de la Vie de saint Bernard, premier abbé de Clairvaux (1648) qui consiste en une traduction et compilation des Vies du réformateur de Cîteaux. Dans la seconde, il s’agit d’une synthèse entre hagiographie et autobiographie - comme dans les grands Mémoires des solitaires et la collecte des Vies contemporaines de solitaires, synthèse qui s’efforce de chercher des preuves d’une sainteté contemporaine en donnant la parole à des témoins. Cette nouvelle forme d’écriture hagiographique suscite des réserves, car elle fait la part belle au « je », reposant sur une écriture à la première personne qui se focalise sur l’intériorité. L’unité des Mémoires de Nicolas Fontaine se fonde sur un discours de la vie intérieure continu, puisé dans les Confessions augustiniennes et la Vida de sainte Thérèse : l’auto-examen rétrospectif de la vie qui imite à la fois le style et la double confession de saint Augustin et change la nature des Mémoires en en faisant un acte spirituel. Même après l’ère de Port-Royal, la question de la force probante des écrits à la première personne dans les textes hagiographiques continue de se poser. La tension entre vérification et véridiction, entre la preuve historicojuridique et le témoignage théologique semble même s’accroître. Partant du constat que les mystiques du XVII e siècle écrivaient - généralement sur invitation de leurs confesseurs - des traités, des méditations et des autobiographies dont le but était avant tout le témoignage direct de l’œuvre de Dieu, Xenia von Tippelskirch étudie les stratégies de publication en analysant La vie et les vertus de la sœur Jeanne Perraud ; dite de l’enfant Jésus, religieuse du tiers-ordre de Saint Augustin, publié anonymement en 1680. Elle choisit ainsi un cas particulier, car beaucoup de ces textes n’auraient jamais été publiés. Si toutefois ils ont vu le jour, ce n’était généralement pas sous la forme de publications indépendantes, mais, comme dans le cas des écrits de Jeanne Perraud, en faisant partie intégrante des biographies des dévotes. En matière de preuve, la stratégie de l’éditeur oscille ici manifestement entre vérification et véridiction : d’une part, il veille à ce que les sources confirmant la vie pieuse de Jeanne soient rassemblées et vérifiées quant à leur authenticité, d’autre part, l’écriture originale de Jeanne elle-même doit devenir une preuve de la présence de Dieu. Nous voyons donc de nouveau à l’œuvre deux procédures de preuve apparemment contradictoires. Mais si l’on compare la version imprimée avec les manuscrits, comme le fait von Tippelskirch, il apparaît clairement que l’une ou l’autre stratégie de preuve ne peut être incriminées de manière convaincante que si le texte original lui-même a été préalablement revisité, voire censuré par l’éditeur. Une fois Daniel Fliege, Marie Guthmüller, Philipp Stenzig PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0001 36 de plus, on voit ici l’importance persistante des stratégies textuelles et rhétoriques, non seulement dans le contexte de la tradition hagiographique, mais aussi dans le climat de scientificité croissante de la fin du XVII e siècle. On peut en conclure, au terme de ce survol des contributions de ce volume, que les nouveaux procédés d’authentification de la sainteté, c’est-àdire la preuve juridique et scientifique et l’introspection, continuent à la fin du XVII e siècle à dialoguer étroitement avec les procédés traditionnels de l’écriture hagiographique. Partant de l’évolution des conditions théologiques et institutionnelles auxquelles la sainteté est liée après le Concile de Trente, les différents articles ont retracé les changements de l’écriture hagiographique au XVII e siècle. D’une part, la preuve de la sainteté désormais liée à des témoignages vérifiables devient de plus en plus importante au sein des hagiographies, d’autre part, le recours à l’introspection des serviteurs de Dieu devient pertinent et avec lui le recours aux rapports que ces derniers font eux-mêmes de leur expérience spirituelle considérée comme extraordinaire et en soi impossible à décrire. Le témoignage dans sa dimension juridique et scientifique servant désormais à la vérification de la sainteté entre donc en conflit avec le témoignage dans sa dimension religieuse servant traditionnellement à sa véridiction. Quelles en sont les conséquences pour l’écriture hagiographique dans les siècles à venir ? Comment l’hagiographie évolue-t-elle au siècle des Lumières ? Qu’en est-il des récits autohagiographiques ? Peut-on en tirer des rapports avec l’autobiographie au sens moderne ? Quels sont les concepts de cette intériorité dont l’importance ne cesse de croître ? Comment se développe l’introspection comme moyen pour connaître, voire étudier l’âme et ses mouvements ? Qu’en sera-t-il de la force probante de l’introspection alors que les méthodes d’investigation des science se codifient elles-mêmes de plus en plus ? Restent donc beaucoup de questions ouvertes qui présentent un intérêt aussi bien pour l’histoire des sciences et des savoirs que pour l’histoire littéraire. On peut supposer que l’étude de l’écriture hagiographique, qui n’a longtemps constitué un axe de recherche privilégié que dans le cadre des études médiévistes, aura une place à part entière dans les futures recherches historiques et littéraires sur le début de l’époque moderne. Preuve et introspection dans l’hagiographie PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0001 37 4 Bibliographie 4.1 Sources Baillet, Adrien. Les vies des saints composées sur ce qui nous est resté de plus authentique et de plus assuré dans leur histoire, quatre tomes, Paris, de Nully, 1703- 1704. 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Ce recueil n’était qu’une adaptation du légendier de Louis Lippomano, mais il était dédié au pape Pie V qui lui accorda, le 23 septembre 1569, un privilège apostolique d’impression 1 . Derrière l’affichage, peu de réalisations concrètes sont repérables avant les travaux des bollandistes et des bénédictins de Saint-Maur, au XVII e siècle. En 1583, Joseph Juste Scaliger publiait l’Opus de emendatione temporum, dont l’érudition fit forte impression sur les milieux savants 2 . Les « chronologistes » s’employaient, désormais, à retracer l’enchaînement des faits avec une rigueur scientifique. Un siècle plus tard, un simple vulgarisateur ne pouvait plus éluder les débats portant sur les dates de naissance et de mort des saints. Dans sa Vie de sainte Geneviève (1697), le baron Jacques Parrain des Coutures situait la venue au monde de son héroïne « sous le règne de Clodion l’an 435 », mais il précisait, dans une note marginale, « d’autres mettent 219, d’autres 423 3 ». Plus ambitieux, Nicolas Gervaise, prévôt de la collégiale Saint-Martin de Tours, concluait en 1699 sa Vie de l’apôtre de la Gaule par une ample « Dissertation sur le tems de la mort de saint Martin ». Il y examinait les avis de différents chronologistes : Prosper d’Aquitaine, 1 La préface, adressée au souverain pontife, est datée du 2 mars 1570. 2 Ses travaux marquent le terminus ad quem de la thèse de Philipp E. Nothaft, Dating the Passion. The Life of Jesus and the Emergence of Scientific Chronology (200- 1600), Leyde, Brill, 2011. 3 La Vie de sainte Geneviève avec l’eloge de Madame de Miramion, Paris, R. & N. Pepie, 1697, p. 5. Éric Suire PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0002 44 Baronius, Bollandus et le P. Le Cointe 4 , qui proposaient tous des dates différentes : 400, 402, 397… Lui-même se déclarait pour 396, « cette opinion m’aïant parû la plus conforme au sentiment de saint Gregoire de Tours, celui de tous les historiens qui a le mieux désigné le tems des principales actions, & de la mort de saint Martin 5 ». Cette approche historique plus rigoureuse était une réponse des écrivains catholiques aux critiques adressées au culte des intercesseurs par les réformateurs humanistes, « moyenneurs 6 » et protestants. Au XVI e siècle, leurs attaques eurent pour effet de déstabiliser la « fabrique des saints ». Proclamée en 1519 à l’issue d’un procès très documenté, la canonisation du fondateur des minimes, saint François de Paule, fut l’une des dernières célébrations romaines avant la révision complète de la procédure. Pendant plus de soixante-dix ans, les canonisations s’interrompirent, avant de reprendre sous le pontificat de Clément VIII, le 17 avril 1594 7 , avec la reconnaissance de la sainteté du dominicain polonais Hyacinthus Odrowaz, mort à Cracovie en 1257. Entre temps, la Sacrée Congrégation des Rites avait été créée, le 22 janvier 1588, pour traiter les questions liturgiques et les causes des saints. La rénovation de la procédure était pratiquement achevée sous le pontificat d’Urbain VIII, qui rassembla les différents décrets de réforme dans le bref Cœlestis Hierusalem Cives du 5 juillet 1634. L’établissement d’une documentation en vue d’un procès canonique n’est, certes, pas une invention de la Contre-Réforme. L’usage est bien attesté à la fin du Moyen Âge 8 . L’étude des fonds anciens de la bibliothèque des dominicains de Toulouse a montré que les manuscrits 345 et 346 furent certainement rédigés dans le contexte de la canonisation de saint Vincent 4 Charles Le Cointe (1611-1681), de l’Oratoire, auteur des Annales Ecclesiastici Francorum, en huit volumes, parues à partir de 1665. 5 Nicolas Gervaise, La Vie de Saint Martin évêque de Tours, avec l’histoire de la fondation de son Eglise, et ce qui s’y est passé de plus considérable jusqu’à présent, Tours, J. Berthe, 1699, p. 355. 6 Le théologien Claude d’Espence, prêchant à Saint-Merry de Paris en 1543, aurait dit qu’elle était une « légende ferrée de mensonges » selon l’abbé J. Duvernet, Histoire de la Sorbonne, Paris, Buisson, 1790, t. I, p. 261. 7 Index ac Status Causarum, éd. Pietro Galavotti, Cité du Vatican, Congregatio pro causis sanctorum, 1988, p. 397. 8 Dès le XI e siècle est affirmée la nécessité d’une enquête portant sur les miracles des candidats aux autels, André Vauchez, La sainteté en Occident aux derniers siècles du Moyen Âge, Rome, École française de Rome, 1988 (2 e éd.), p. 39. À partir d’Innocent III, la foi et les œuvres du serviteur de Dieu sont mises sur un pied d’égalité avec les miracles, ibid., p. 43. Procès de canonisation et hagiographies au temps de la Réforme catholique PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0002 45 Ferrier, en 1455, en lien avec l’enquête qui l’avait précédée dans la ville 9 . Il est probable que les dépositions toulousaines aient cherché à correspondre à l’image que les enquêteurs pontificaux entendaient donner du candidat à la sainteté 10 . Avant la refonte de la procédure romaine, à la fin du XVI e siècle, la collecte des preuves n’avait pas, néanmoins, de caractère systématique. La papauté pouvait se passer d’une enquête avant d’authentifier la sainteté d’un intercesseur. Le 17 juillet 1514, un indult, rendu au nom de Léon X par le cardinal de Pavie, instaura une fête solennelle en l’honneur de saint Bruno le 6 octobre, dies natalis du confesseur. Le fondateur des chartreux était élevé au rang des saints sans qu’aucun procès préalable n’ait établi les preuves de sa gloire céleste 11 . Cela n’était plus possible au XVII e siècle. À partir d’Urbain VIII, le procès canonique était standardisé. Les évêques étaient évincés de la décision finale ; ils pouvaient seulement collaborer à l’instruction des causes. La béatification était devenue une étape obligatoire avant la canonisation. La réputation de sainteté, les vertus et les miracles du candidat aux autels se voyaient soumis à un examen approfondi. Il fallait des témoignages probants, des attestations écrites, des dépositions sous serment, comme lors d’un procès judiciaire. Nous pouvons étendre à la fabrique des saints le constat que Martine Boiteux a dressé à propos du rituel de la cérémonie de canonisation : l’un et l’autre traduisent « un processus de normalisation 12 ». Les juges des Rites avaient besoin de certitudes. Les biographies spirituelles allaient leur en fournir. Ces hagiographies modernes, écrites en langue vernaculaire afin de répandre, dans les élites dévotes, la renommée de sainteté d’un serviteur de Dieu, ont pris leur essor en France dans les années 1610. Les archives romaines conservent de multiples exemplaires de ces textes édifiants, en version originale ou traduits en italien, soumis à l’appréciation des relatori romains. Ils figurent parmi les pièces manuscrites 9 Michelle Fournié, « Mirificus praedicator. Saint Vincent Ferrier d’après l’enquête de canonisation de Toulouse », dans Émilie Nadal et Magali Vène (dir.), La Bibliothèque des dominicains de Toulouse, Toulouse, Presses universitaires du Midi, 2020, p. 138. 10 Ibid., p. 140. 11 Pierrette Paravy, « 1514 : la canonisation de saint Bruno dans l’ordre cartusien. Jalons pour la construction d’une mémoire », dans Sylvain Excoffon et Coralie Zermatten (dir.), Histoire et Mémoire chez les Chartreux XII e -XX e siècles, Colloque international du CERCOR, Analecta Cartusiana, 319 (2017), p. 23-26. 12 Martine Boiteux, « Le rituel romain de canonisation et ses représentations à l’époque moderne », dans Gábor Klaniczay (dir.), Procès de canonisation au Moyen Âge, Rome, École française de Rome, 2004, p. 354. Éric Suire PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0002 46 conservées dans le fonds Riti de l’Archivio Segreto Vaticano 13 . Nous n’en avons pas retrouvé dans les procès du XVII e siècle, mais il est certain que les cardinaux des Rites les lisaient déjà 14 . Les postulateurs étaient conscients de l’importance de cet examen. Pour attirer l’attention des juges, ils s’efforcèrent de recruter des écrivains compétents, informés des attentes de la Curie, capables d’attester la fama sanctitatis du candidat aux autels. Ils devaient s’attacher, en particulier, à démontrer que le « saint vivant » avait pratiqué les vertus chrétiennes dans le degré héroïque exigé par la procédure. Certains auteurs avaient une bonne connaissance de celle-ci, pour avoir collaboré, à un titre ou à un autre, à une cause de canonisation. L’évêque Henri de Maupas du Tour et le barnabite Maurice Marin, biographes de Jeanne de Chantal et de la carmélite Marie de l’Incarnation, avaient l’un et l’autre participé au procès de l’évêque de Genève, François de Sales 15 . Les biographies spirituelles publiées en France au XVII e siècle traduisent la volonté de rassembler des preuves dans l’optique d’un procès. Elles associent les topoi habituels de l’écriture hagiographique (l’enfance du puer senex, la conversion, la vie ascétique, la mort sainte…) à un arsenal documentaire qui en rend la lecture fastidieuse. Elles ne se contentent pas de se conformer aux exigences du Saint-Siège, mais vont jusqu’à imiter les aspects formels du procès de canonisation. Nous pouvons parler, dès lors, d’une construction en miroir. Ces ouvrages ne ressemblent pas exactement aux Vies qui les ont précédés. Ils se sont détournés des schémas narratifs des biographies classiques pour s’arrêter longuement sur les vertus de leurs héros. Celles-ci peuvent accaparer jusqu’à la moitié du livre, voire davantage. Dans ce cas, le récit a cédé la place au catalogue. Cet agencement correspondait à l’évolution de l’enquête canonique : les premiers procès romains s’étaient focalisés sur les miracles, puis, à partir du XIII e siècle, sur les miracles et la vie sainte. Les juges de l’époque moderne 13 Archivio Segreto Vaticano, Riti 396, Joannae de Lestonnac, La vie de la vén. Mère Jeanne de Lestonnac (du P. François Julia, de Toulouse), cum versione italiana, 1671 ; Riti 2218, Magdalenae a S. Joseph, Versio vitae… Parisiis, 1645 (italien) ; Riti 4305, Mariae Teresiae a Jesu (Alix Leclerc), Vie de la vén. M. Alix, 1759 ; Riti 4230, Michaelis Le Nobletz, La vie de M. le Nobletz, 1666. 14 Au procès de François de Sales, la Vie écrite par Henri de Maupas du Tour en 1657 fit scandale car elle ne respectait pas les directives du Saint-Siège. Elle qualifiait l’évêque de « saint » et de « bienheureux » alors que sa sainteté n’était pas reconnue, ce qui constituait une entorse au principe de non cultu. Voir Ernestine Lecouturier, Françoise-Madeleine de Chaugy et la tradition salésienne au XVII e siècle, Paris, Bloud et Gay, 1933, p. 235-237. 15 Ibid., p. 98, p. 223. Procès de canonisation et hagiographies au temps de la Réforme catholique PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0002 47 portaient leur examen sur l’héroïcité des vertus, devenue, à la fin du XVII e siècle, l’étape la plus difficile à franchir. « Ce décret est d’autant plus glorieux au bienheureux […] qu’il y a près de cinquante ans que le Saint- Siège n’a approuvé dans le degré héroïque les vertus d’aucun serviteur de Dieu 16 » insistait le biographe de Jean-François Régis, Guillaume Daubenton, après que le pape Clément XI, le jour de Pâques 1712, eut proclamé que le jésuite français avait pratiqué dans un degré héroïque les trois vertus théologales et les quatre cardinales. Les hagiographes concentraient leur attention sur le sujet, quitte à déséquilibrer leurs récits et à négliger les autres aspects de la vie de leurs héros. 1 Un style hagiographique « jésuite » ? En 1572, la publication de la Vie d’Ignace de Loyola par Pedro de Ribadeneyra inaugura une période féconde pour les biographies spirituelles, tout en offrant un modèle à leurs futurs auteurs. Dans les quatre premiers livres, l’hagiographe retraçait l’existence de son fondateur, mais il réservait le dernier, plus bref, tenant en seulement treize chapitres, aux vertus et aux miracles accomplis par le saint 17 . La clarté du propos et le style de l’ouvrage ne passèrent pas inaperçus. Au lendemain de la publication de l’ouvrage en castillan, Louis de Grenade écrivit à l’auteur pour le féliciter 18 . Par la suite, l’attention portée aux vertus ne cessa de croître dans les Vies édifiantes. En 1618, celle du bienheureux Pierre Favre - ou « Lefèvre », transcription du latin Faber - était imprimée en français, à Bordeaux, par Simon Millanges, un éditeur proche des jésuites de la ville, dont le collège voisinait la boutique installée rue Saint-James. Le plan suivi par Nicolas Orlandini tenait en deux parties : il retraçait d’abord l’existence, puis énumérait les vertus du premier compagnon d’Ignace 19 . Cette conception de l’écriture hagiographique allait bientôt s’imposer. Sans qu’on puisse parler d’une 16 Guillaume Daubenton, La vie du bienheureux Jean-François Régis, Paris, N. Le Clerc, 1716, p. 450. 17 Pedro de Ribadeneyra, Vita Ignatii Loyolae, Societatis Iesu Fundatoris, libris quinque comprehensa, Naples, s. n., 1572. Publication en castillan en 1583. 18 Rady Roldán-Figueroa, « Pedro de Ribadeneyra’s Vida del P. Ignacio de Loyola (1583) and Literary Culture in Early Modern Spain », dans Robert Aleksander Maryks (dir.), Exploring Jesuit Distinctiveness: Interdisciplinary Perspectives on Ways of Proceeding within the Society of Jesus, Leyde, Brill, 2016, p. 156. 19 Nicolas Orlandini, La vie du R.P. Pierre Le Fevre, premier compagnon du B. Père Ignace de Loyola fondateur de la Compagnie de Jésus, Bordeaux, S. Millanges, 1618. Éric Suire PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0002 48 exclusivité jésuite, nous la retrouvons surtout chez des écrivains proches de la Compagnie, ou chez des auteurs de sensibilité romaine 20 . La première biographie du fondateur des Pères de la doctrine chrétienne, César de Bus, essaya pourtant de résister à ce schéma. Jacques Marcel divisait son récit en six livres, dont seul le dernier s’arrêtait sur les miracles et les vertus du vénérable 21 . Son successeur, Jacques Beauvais, rentrait dans le rang en 1642 : sa biographie ne comptait plus que cinq livres, mais les deux derniers énuméraient les vertus de César 22 . Pierre Du Mas, en 1703, ne se démarquait pas sensiblement de son prédécesseur : les trois premiers livres de la Vie de son fondateur mêlaient récit chronologique et miracles, le quatrième revenait sur les vertus du serviteur de Dieu 23 . Les ouvrages dédiés à François de Sales présentent davantage d’originalité. L’un de ses premiers biographes, un noble du Dauphiné nommé Longueterre 24 , optait en 1624 pour un plan en dix parties chronologiques 25 , alors que la même année, le minime Louis de La Rivière préférait organiser sa biographie en quatre livres. Le dernier, consacré aux vertus et aux miracles de l’évêque de Genève, occupait à lui seul la moitié de l’ouvrage 26 . Les hommages au prélat, il est vrai, avaient fleuri de manière spontanée, dans les deux ans qui suivirent son trépas, avant que la Visitation et le neveu du saint, Charles-Auguste de Sales de La Thuille (1606-1660), ne 20 La première Vie de la fondatrice de la Compagnie Notre-Dame à Bordeaux, Jeanne de Lestonnac, publiée par Sainte-Marie, reprend exactement cette organisation en 1645. Celle du missionnaire Jean-François Régis, par le jésuite Claude La Broue en 1650, ne s’en écarte guère, avec ses trois parties Vie, Vertus, Miracles et fama sanctitatis. L’ancien ligueur André Duval, en 1621, développait un triptyque comparable en l’honneur de la carmélite Marie de l’Incarnation : d’abord sa vie sainte, puis ses vertus, et enfin ses miracles. 21 Jacques Marcel, La vie du R. Père César de Bus, Fondateur de la congregation de la Doctrine Chrestienne, erigee en Avignon, nouvellement unie à celle des Clercs Reguliers de Somaque, Lyon, C. Morillon, 1619. 22 Jacques Beauvais, La vie du B. Père César de Bus Fondateur en France de la Congregation de la Doctrine Chrestienne, Paris, S. Huré, 1645. 23 Pierre Du Mas, La vie du vénérable César de Bus, fondateur de la congrégation de la doctrine chrétienne, Paris, L. Guérin, 1703. 24 Les rares informations sur ce membre de la famille Perrotin sont données par Hilarion de Coste, Les éloges de nos rois, et des enfans de France qui ont esté daufins de Viennois, Paris, S. Cramoisy, 1643, p. 365. 25 M. de Longueterre, La vie de très-illustre messire François de Sales, évesque et prince de Genève, Lyon, V. de Cœursilly, 1624. 26 Louis de La Rivière, La vie de l’illustrissime François de Sales, de tres-heureuse & glorieuse mémoire evesque et prince de Genève, Lyon, P. Rigaud, 1625 (éd. originale 1624). Procès de canonisation et hagiographies au temps de la Réforme catholique PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0002 49 parviennent à reprendre partiellement le contrôle de son image, dans la perspective du procès. Les deux premières biographies de Jeanne de Chantal, tirées des Mémoires de la mère Françoise-Madeleine de Chaugy, ancienne secrétaire de la fondatrice 27 , épousent mieux la logique de la procédure romaine. Celle du jésuite Alexandre Fichet, en 1643, consacre deux parties à sa vie dans le siècle puis à sa vie religieuse, avant d’exposer ses « vertus et dons gratuits », et, enfin, les nombreux miracles obtenus par son intercession 28 . Henri de Maupas du Tour suit la même trame dans sa biographie publiée l’année suivante, en se contentant de réunir les deux dernières parties 29 . La béatification, puis la canonisation de saint François de Sales, entre 1662 et 1665, semblent avoir rallumé l’espoir, dans les milieux gallicans, qu’un régnicole accéderait bientôt à la gloire des autels 30 . Les procès engagés en France dans la première moitié du XVII e siècle avaient achoppé sur des vices de procédure. Les biographies publiées dans les années 1660 se montrent particulièrement soucieuses de satisfaire les exigences romaines. La vie de M gr Alain de Solminihac par Léonard Chastenet, en 1663, se divise en quatre livres. Elle aborde la jeunesse du saint, son épiscopat, ses vertus, avant de détailler les grâces miraculeuses obtenues par son intercession 31 . Celle de Vincent de Paul par Louis Abelly, parue l’année suivante, fait l’impasse sur les miracles, mais elle met l’accent sur la vie sainte et l’héroïcité des actes du fondateur des lazaristes. Le premier livre retrace son existence, le second son apostolat, le troisième ses vertus 32 . En 1665, le sulpicien 27 Leurs conditions d’élaboration ont été analysées par Sonia Rouez, « La Visitation et la diffusion de la dévotion à sa fondatrice. La publication et la circulation des Vies de Jeanne de Chantal », dans Religieux, saints et dévotions. France et Pologne XIII e - XVIII e siècles, Cahiers du centre d’histoire « Espaces et cultures », Université Blaise- Pascal, Clermont-Ferrand II, 16 (2003), p. 103-118. 28 Alexandre Fichet, Les saintes reliques de l’Erothée, en la sainte vie de la Mère Jeanne- Françoise de Frémiot, baronne de Chantal, Paris, S. Huré, 1643. Une permission d’imprimer a été également accordée à Vincent de Cœursilly, imprimeur de la Visitation, le 6 mai 1643. 29 Henri de Cauchon de Maupas du Tour, La vie de la vénérable Mère Jeanne-Françoise Frémiot Fondatrice, première mère et religieuse de la Visitation de Sainte-Marie, Paris, S. Piget, 1644. 30 François de Sales était sujet du duc de Savoie, mais l’évêque du Puy Maupas du Tour et la Visitation de Paris s’employèrent à présenter la cause comme une cause française, soutenue par le roi et l’Assemblée générale du clergé de France. 31 Léonard Chastenet, La vie de Monseigneur Alain de Solminihac evesque baron, et Comte de Caors, et Abbe regulier de Chancellade, Cahors, J. Bonnet, 1663. 32 Louis Abelly, La vie du vénérable Serviteur de Dieu Vincent de Paul, instituteur et premier supérieur général de la congrégation de la Mission, Paris, F. Lambert, 1664. Éric Suire PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0002 50 Charles-Louis de Lantages divise lui aussi en trois parties sa biographie de la dominicaine Agnès de Langeac. Il parle d’abord de sa jeunesse jusqu’à son entrée en religion, puis de sa vie religieuse, avant d’aborder ses vertus et miracles… Cette dernière partie occupe, à elle seule, 40% de l’ouvrage 33 . Un parti-pris plus radical encore est adopté par l’oratorien Daniel Hervé dans La vie chrétienne de la vénérable sœur Marie de l’Incarnation, fondatrice des Carmélites en France, parue en septembre 1666 avec une permission du supérieur général de l’Oratoire Jean-François Senault. Le manuscrit avait été approuvé par trois prélats renommés : Félix Vialart de Herse, évêque de Châlons, à la date du 14 août 1666 ; François Bosquet, évêque de Montpellier, le 17 août suivant ; et Guillaume Le Boux, ancien évêque de Dax transféré à Périgueux, le 19 août de la même année. Ce dernier avait été oratorien avant d’accéder à l’épiscopat. Cet ouvrage traduit la reprise en main de la cause de la carmélite par les autorités tutélaires de l’ordre : la famille Séguier et la congrégation de l’Oratoire. Parmi les approbateurs sollicités, M gr Félix Vialart de Herse était un petit-fils de Charlotte Séguier et du maître des requêtes Jean de Ranticey 34 . M gr François Bosquet, d’abord intendant avant de recevoir le sacerdoce, avait servi en Normandie sous les ordres du chancelier, dont il était resté un ami 35 . Dans sa dédicace à la reine Marie-Thérèse, après avoir concédé qu’il était trop jeune pour avoir connu la sœur Marie de l’Incarnation et qu’il avait « fort peu d’habitude » aux Carmélites, Daniel Hervé précisait que la révérende mère Jeanne de Jésus, « Sœur de M. le chancellier » et prieure du monastère de Pontoise, avait mis à sa disposition de nombreux mémoires pour étoffer sa documentation. Volumineux, avec ses 598 pages de texte réparties en treize livres, l’ouvrage était conçu en deux parties. La première contenait les vertus que la religieuse avait pratiquées « dans le Monde ». La seconde était consacrée aux vertus qui lui avaient été communes « dans le Monde et dans la Religion ». Bref, l’existence entière de la carmélite prenait la forme d’un 33 Charles-Louis de Lantages, La vie de la venerable Mere Agnez de Iesus, religieuse de l’ordre de S. Dominique au devot monastere de Sainte Catherine de Langeac, Le Puy, A. et P. Delagarde, 1665. 34 Abbé Claude-Pierre Goujet, La Vie de Messire Felix Vialart de Hesse, Evêque et Comte de Châlons en Champagne, pair de France, Cologne, Aux dépens de la Compagnie, 1738, p. 10. 35 Abbé Henry, François Bosquet, intendant de Guyenne et de Languedoc, évêque de Lodève et de Montpellier, Paris, Thorin, 1889, et Yannick Nexon, Le chancelier Séguier (1588-1672). Ministre, dévot et mécène au Grand Siècle, Ceyzérieu, Champ Vallon, 2015, p. 259-260. Procès de canonisation et hagiographies au temps de la Réforme catholique PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0002 51 catalogue édifiant. Le livre III était dédié à sa charité, le IV à sa patience, le V à sa chasteté, le VII à sa foi, le VIII à son espérance, etc. Les approbateurs ne s’y trompèrent pas. Pour Félix Vialart de Herse, on ne trouvait pas seulement en ce livre « la vie d’une des plus grandes Saintes de ces derniers Siècles […] mais aussi une excellente instruction de toutes les vertus Chrétiennes 36 ». François Bosquet affirmait que « la Vie sans les vertus estant une mort plustost qu’une vie […] Le Pere Hervé a eu grande raison de décrire la Vie de la Venerable Sœur Marie de l’Incarnation par l’Histoire de ses Vertus ». Quant à Guillaume Le Boux, il estimait que « cet ouvrage comprand ce qu’il y a de plus important dans la Morale chrétienne en mesme temps qu’il nous represante la Vie Chrétienne de cette sainte, et tres-vertueuse Religieuse. » 2 Le jugement des lecteurs Nous avons étudié la manière dont les biographies édifiantes ont été reçues par les examinateurs romains, et utilisées dans les causes de béatification et de canonisation 37 . Nous n’avons pas, en revanche, suffisamment analysé l’accueil réservé par les lecteurs français à ces ouvrages. Un témoignage original sur ce sujet, émis par Jean Louail (1668-1724), figure dans le fonds « Port-Royal » des Archives d’Utrecht. L’auteur, janséniste, est connu pour avoir été le disciple de Nicolas Le Tourneux. Il avait partagé sa retraite au prieuré clunisien de Villers-sur-Fère, en Soissonnais, entre juin et novembre 1686, lui servant de secrétaire, et l’assistant dans la célébration des offices. Nous ne savons pas précisément pourquoi Louail s’est intéressé à la biographie de Vincent de Paul écrite par l’ancien évêque de Rodez, Louis Abelly. La polémique suscitée par Martin de Barcos en 1668, autour de ce livre, a peut-être attiré son attention 38 . Nous suggérons une autre hypothèse. Après la mort de Le Tourneux, survenue lors d’un déplacement à Paris, le 28 novembre 1686, Louail avait entrepris d’écrire la vie de son mentor, 36 Cet extrait, ainsi que les suivants, sont tirés des textes des approbations, n. p. 37 Éric Suire, « Les biographies spirituelles dans les Animadversiones du Promoteur de la foi (XVII e -XX e siècle) », colloque international Hagiographie et canonisation XVI e - XX e siècle, Christian Renoux et Philippe Castagnetti dir., Orléans, Centre Dupanloup, 8-9 décembre 2016, actes à paraître ; id., « Collecte et usage de l’information : le procès de canonisation à l’issue des réformes d’Urbain VIII (XVII e -XX e siècles) », dans Laurent Coste (dir.), S’informer pour gouverner, Pessac, MSHA-CEMMC, 2020, p. 67-80. 38 Éric Suire, « L’hagiographie janséniste. Théorie et réalités », Histoire, Économie, Société, XIX, 2 (2000), p. 185-200. Éric Suire PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0002 52 auquel il portait une admiration profonde. Sa tentative, inachevée si l’on en juge par l’état de la copie conservée à Utrecht, dépourvue de date, a pour titre Mémoires pour servir à l’histoire de la vie de M. Le Tourneux P.D.V. Ces Mémoires ont sans doute été rédigés à la demande du protecteur de Louail après la mort du prieur de Villers, le jeune abbé de Louvois, garde des livres de la Bibliothèque du roi 39 . Il est probable que Jean Louail, jeune et totalement inexpérimenté dans ce domaine, ait cherché à se documenter sur la manière de rédiger la vie d’un vénérable prêtre. Le livre d’Abelly pouvait lui servir de modèle, car plusieurs points communs reliaient Le Tourneux à M. Vincent : leurs origines modestes, leur trajectoire ascendante jusqu’à la cour de France, leurs étonnantes capacités intellectuelles, et même leur ordination précoce, avant l’âge requis par le Concile de Trente. Dans un passage d’un de ses manuscrits, dont une copie est conservée à Utrecht, l’hagiographe improvisé livre un compte rendu méthodique de la vie du fondateur de la Mission. Il semble s’inspirer des extraits publiés dans les périodiques à la mode, comme le Journal des Savants de l’abbé Gallois ou les Nouvelles de la République des Lettres de Pierre Bayle : Vie de M. de Vincent de Paule [sic] fondateur et instituteur des Prêtres de la Mission. Par M. Abely ancien évêque de Rodez. A Paris en 1664. In-4 Je n’ai fait que parcourir ce livre : son épaisseur m’épouvanta d’abord ; et la manière dont je vis que M. Abély exécutoit ce qu’il avoit promis dans la préface, d’écrire cette vie avec sincérité, simplicité et netteté, & de ne pas faire une pièce d’éloquence, mais un simple récit des actions vertueuses d’un serviteur de Dieu me rebuta tout à fait. Car il n’a rien fait de ce qu’il promet si solennellement, ainsi que nous le verrons dans la suite. Cependant voici un abrégé de ce que cet évêque dit de M. Vincent […] M. Vincent eut aussi un grand éloignem[en]t de la morale relâchée, et recommanda fortem[en]t aux siens d’en détester les maximes corrompuës. Il fut en un mot un modèle de toutes les vertus ; car selon le témoignage de son historien, il avoit reçu de Dieu une latitude & capacité de cœur qui lui fesoit embrasser toutes les vertus [chré]tiennes, qu’il possédoit toutes un en degré très parfait. Il étoit consommé, dit encore le même historien, en vertu, en doctrine et expérience. Mais ce qui a plus éclaté en lui c’est son humilité, sa modération, sa simplicité. C’étoit là, selon l’expression de M. Abély, son équipage ordinaire. Louail s’appuie ensuite sur la Défense de M. Vincent, écrite par Martin de Barcos, pour souligner les défauts de l’ouvrage d’Abelly. Sa neuvième observation porte précisément sur la façon dont les vertus du serviteur de 39 Thierry Sarmant, « L’abbé de Louvois, Bibliothécaire du roi (1684-1718) », Revue de la BNF, 41, 2 (2012), p. 76-83. Procès de canonisation et hagiographies au temps de la Réforme catholique PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0002 53 Dieu y sont décrites : « M. Vincent a possédé toutes les vertus dans un degré parfait : louanges hyperboliques, et démesurées 40 . » Il n’a donc pas goûté le livre qu’il s’était, peut-être, proposé pour modèle. De même que Barcos avant lui, il l’a trouvé excessif et insincère. Il ne comprenait pas que l’auteur avait écrit pour lancer la cause de canonisation, à la demande de René Alméras, le supérieur de la Mission. Il n’est pas exclu que l’échec de ce livre, et la querelle suscitée par l’abbé Barcos, ait contribué au retard du procès de canonisation. En tout cas, les rééditions de 1667 et de 1684 de la Vie écrite par Abelly réalisèrent de nombreuses coupes dans le texte original, qui ne comportait plus que deux livres. L’accueil du public fut plus que mitigé à l’égard de La vie chrétienne de la vénérable sœur Marie de l’Incarnation de Daniel Hervé. À la fin du XVIII e siècle, l’abbé de Montis écrit à son sujet qu’« il règne peu d’ordre dans les faits qui se trouvent d’ailleurs noyés dans des réflexions trop étendues et quelquefois étrangères, et qui en font plutôt un livre de piété sur les vertus chrétiennes et religieuses, que l’Histoire d’une Sainte 41 ». Dans sa Vie de la bienheureuse sœur Marie de l’Incarnation parue en 1800, Jean-Baptiste Antoine Boucher réhabilite la première biographie de la carmélite, publiée par André Du Val, mais juge avec sévérité les ouvrages de ses successeurs 42 . Il considère que le livre de l’oratorien n’est pas une Vie mais un éloge historique : L’auteur s’est borné à parler des vertus de la Bienheureuse, et à montrer qu’elle les a pratiquées conformément à la doctrine des maîtres de la vie spirituelle. Un plan si rétréci l’a mis dans le cas de dire une foule de choses qui sont étrangères à l’histoire ; en sorte que dans plusieurs pages de suite, on trouve à peine quelques lignes qui aient le ton du récit. On regrette que le P. Hervé ait suivi cette marche : il avait plus de liberté que Duval pour raconter au long certains faits ; et les Carmélites lui avaient fourni beaucoup de mémoires authentiques 43 . En 1824, le polygraphe Charles-Yves Cousin d’Avallon reprochait encore à Daniel Hervé d’avoir introduit de longues digressions dans son propos : « Cette Vie est plutôt un panégyrique qu’une histoire ; les faits y sont noyés dans un déluge de réflexions et de moralités qui en rendent la lecture 40 Jean Louail, Archives d’Utrecht, Verzameling Port-Royal 215 (en ligne), Ms 1797- 1, clichés 69-73. 41 Abbé de Montis, La vie de vénérable sœur Marie de l’Incarnation, religieuse converse carmélite, fondatrice des carmélites de France, Paris, P.-F. Gueffier, 1778, Addition à la préface, p. XV. 42 Jean-Baptiste Antoine Boucher, Vie de la bienheureuse sœur Marie de l’Incarnation, dite dans le monde, Mademoiselle Acarie, Paris, H. Barbou, 1800, Préface, p. xij. 43 Ibid., p. xiij. Éric Suire PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0002 54 fastidieuse 44 ». Or, l’oratorien avait clairement revendiqué cette manière d’écrire. Il s’était appliqué à représenter toutes les vertus de la carmélite, estimant, avec le prieur des feuillants dom Eustache de Saint-Paul, qu’elles formaient « des marques beaucoup plus assurées de sa sainteté que les miracles 45 ». Il avait travaillé dans la perspective du procès en béatification. Son livre s’adressait moins aux lecteurs français qu’aux cardinaux romains. Un religieux du tiers-ordre de Saint-François, Jean-Marie de Vernon, auteur, en 1687, d’une biographie de la fille de Marie de l’Incarnation, carmélite comme elle sous le nom religieux de Marguerite du Saint-Sacrement, a dénoncé, dans une addition à la préface de son livre, ajoutée à la réédition de 1691, les critiques adressées aux « Vies nouvelles qui se donnent maintenant au public ». Il constatait, dans cette dissertation, que « le récit de la bonne conduite des personnes illustres, qui ont paru dans nos jours, n’agrée pas à plusieurs, lesquels pourtant ne peuvent point justifier raisonnablement leur répugnance 46 ». Dès qu’une biographie édifiante paraît, chacun « en parle selon son sens et à sa mode 47 ». Peut-être a-t-il été, lui-même, victime de ces attaques qui émanaient, selon lui, de quatre sortes de personne : les impies, les hérétiques, les railleurs, et les sages du monde. Ces derniers ne rejetaient pas entièrement les livres de dévotion, mais ils en blâmaient le grand nombre, ou la longueur, ils souhaitaient que les impressions « fussent plus rares ou plus courtes 48 ». Le franciscain regrettait qu’on ne murmurât point contre les romans et « tous ces gros tomes, où les vies des connétables, des Ducs et Pairs, Maréchaux de France, Hommes d’État, et des autres personnes de cette trempe sont décrites 49 ». 44 Charles-Yves Cousin d’Avallon, « Hervé, Daniel, prêtre de l’Oratoire », dans Dictionnaire biographique et bibliographique des prédicateurs et sermonnaires français…, Paris-Lyon, Persan-Périsse, 1824, p. 129. 45 Lettre à Michel de Marillac du 15 septembre 1618, reproduite par D. Hervé, op. cit., « Avertissement », n. p. 46 Jean-Marie de Vernon, Conduite chrétienne et religieuse, selon les sentiments de la Vénérable Mère Marguerite du Saint-Sacrement, Religieuse Carmélite, Fille de la bienheureuse Sœur Marie de l’Incarnation, Religieuse du même ordre. Avec un abrégé de sa Vie, Paris, R. Chevillion, 1691 (éd. originale : Lyon, 1687), « Dissertation sur les Vies nouvelles qui se donnent maintenant au public », p. XLII. 47 Ibid., p. XL. 48 Ibid., p. LVIII. 49 Ibid., p. LXV. Procès de canonisation et hagiographies au temps de la Réforme catholique PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0002 55 3 Les réorientations de la fin de l’Ancien Régime La rupture entre une certaine manière d’écrire la Vie d’un saint et les attentes d’un lectorat émancipé paraît bien amorcée à la fin du XVII e siècle. En 1645, le chanoine régulier Jean Bedel avait opté pour le plan tripartite, alors en faveur, dans la biographie du restaurateur de son ordre, le vénérable Pierre Fourier : Vie, vertus, dons extraordinaires 50 . Une trentaine d’années plus tard, Jacqueline Bouette de Blémur était invitée par les chanoinesses de Notre-Dame, l’autre congrégation fondée par le prêtre lorrain, à rédiger une biographie nouvelle destinée à appuyer la cause de béatification. Bien que le livre ait paru sans nom d’auteur, en 1678, la bénédictine, déjà connue pour ses travaux hagiographiques 51 , a été identifiée par le bibliographe Jacques Lelong. Dans sa dédicace à l’archevêque de Paris, M gr de Harlay de Champvallon, elle prend un recul étonnant par rapport à son ouvrage : On sera surpris infailliblement que j’ai travaillé sur la vie du Père de Mataincour, après que d’autres l’ont déjà donnée au public. Je dois donc avertir ceux qui prendront la peine de la lire, que c’est de ma part l’ouvrage de la condescendance et de la soumission que j’aie eue pour le zèle des filles de ce grand serviteur de Dieu, qui ont souhaité que je lui rendisse ce service dans le temps qu’elles essaient de ménager sa béatification auprès du S. Siège, et de rendre par ce moyen sa vénération publique 52 . Elle ajoutait cependant que le lecteur serait bien aise d’être informé « d’une manière plus historique, et moins étendue que la Vie qui en a été composée en Lorraine par un des Pères de sa Congrégation, très savant, mais qui ne parle pas notre langue, comme on le fait à présent 53 . » Sa biographie, plus ramassée, suivait un développement strictement chronologique, avant de s’achever par le récit de quelques miracles. En 1687, la Vie de François de Sales par Charles Cotolendi rompait, elle aussi, avec le primat accordé aux vertus. Ses trois parties, que l’on peut qualifier de « chrono-thématique », abordent les années de jeunesse, l’évêque, 50 Jean Bedel, La vie du Révérend Père Pierre Fourier ; dite vulgairement le père de Mataincour, Paris, S. Piquet, 1645. 51 Voir les éléments biographiques donnés sur cette religieuse par Fabienne Henryot, « La religieuse lectrice sous la plume de la Mère de Blémur », dans Fabienne Henryot et Philippe Martin (dir.), Les femmes dans le cloître et la lecture (XVII e - XIX e siècle), Paris, Beauchesne, 2017, p. 217-220. 52 Jacqueline Bouette de Blémur, La vie du Révérend Père Pierre Fourier, général des chanoines réguliers de la Congrégation de Notre-Sauveur et instituteur des religieuses de la Congrégation de Notre-Dame, curé de Mataincour, Paris, L. Billaine, 1678, n. p. 53 Ibid. Éric Suire PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0002 56 puis l’auteur spirituel et le directeur de conscience 54 . En 1697, Louise- Françoise de Bussy-Rabutin ne retenait que deux parties chronologiques dans la biographie abrégée de sa bisaïeule, Jeanne de Chantal, où elle traitait de sa vie dans le monde, puis de sa vie religieuse 55 . Certes, ces deux écrivains étaient des laïcs, et leur statut put orienter leurs choix. Cependant, à la fin du XVII e siècle et au cours de la période suivante, maints ecclésiastiques se détournaient, eux aussi, des schémas calqués sur la procédure de canonisation. La description des vertus n’occupait plus qu’une place relativement modeste dans les Vies de Julien Maunoir par Antoine Boschet, en 1697, de Jeanne de Lestonnac par Guillaume Beaufils, en 1742, ou de Marie-Louise de Jésus (Trichet) par René Allaire, en 1768 56 . Toutes étaient conçues sur le même modèle : cinq livres chronologiques, puis un sixième dédié aux vertus et aux « grâces spéciales » de leur héros. En 1724, le jésuite Pierre-François- Xavier de Charlevoix publiait une Vie de l’ursuline du Québec, Marie-Guyart de l’Incarnation, en suivant un plan strictement chronologique, alimenté par les mémoires autobiographiques de la religieuse 57 . En 1729, l’évêque de Soissons Languet de Gergy divisait, lui aussi, sa Vie de la visitandine Marguerite-Marie Alacoque en dix livres chronologiques 58 , ce qui ne préserva pas l’ouvrage de contestations virulentes, mettant en cause les 54 Charles Cotolendi, La vie de saint François de Sales, evêque et prince de Geneve, fondateur de l’ordre de la Visitation Sainte Marie, Paris, C. Barbin, 1687. Dans sa préface, l’auteur dit avoir été incité à l’écriture de cette nouvelle biographie par Louis Abelly, « à cause de plusieurs digressions, qui peut-être étoient alors de la maniere d’écrire [les histoires des saints] & qui ne sont plus du goût d’aujourd’hui », n. p. 55 Louise-Françoise de Bussy-Rabutin, La vie en abrégé de Madame de Chantal, première Mère et fondatrice de l’ordre de la Visitation de Sainte-Marie, Paris, S. Bénard, 1697. Le même plan en deux parties est repris par Claude-Simon Cordier dans sa Vie de Jeanne de Chantal publiée en 1752. 56 Antoine Boschet, Le Parfait missionnaire ou la vie du R.P. Julien Maunoir, de la Compagnie de Jésus, Paris, J. Anisson, 1697 ; Guillaume Beaufils, La vie de la vénérable Mère Jeanne de Lestonnac, fondatrice de l’ordre des religieuses de Notre- Dame, Toulouse, P. Robert, 1742 ; René Allaire, Abrégé de la vie et des vertus de la sœur Marie-Louise de Jésus, supérieure des Filles de la Sagesse, Poitiers, J.-F. Faulcon, 1768. 57 Pierre-François-Xavier de Charlevoix, La vie de la mère Marie de l’Incarnation, institutrice et première supérieure des Ursulines de la Nouvelle-France, Paris, L.-A. Thomelin, 1724. 58 Jean-Joseph Languet de Gergy, La vie de la vénérable mère Marguerite-Marie, religieuse de la Visitation Sainte-Marie du Monastère de Paray-le-Monial en Charolois, Paris, Veuve Mazières et J.-B. Garnier, 1729. Procès de canonisation et hagiographies au temps de la Réforme catholique PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0002 57 passages sur les états mystiques de la religieuse 59 . L’abbé Blain, en 1733, osait ajouter à sa Vie de Jean-Baptiste de La Salle une quatrième partie sur les vertus du serviteur de Dieu 60 , mais les frères des Écoles chrétiennes se déclarèrent insatisfaits de l’ouvrage, jugé beaucoup trop long pour remplir son office. S’ensuivit une brève querelle entre l’auteur et ses commanditaires. Quatorze ans après le décès de Jean-Baptiste, ces derniers n’avaient plus le temps de recruter un autre écrivain pour faire connaître les mérites de leur fondateur. Les auteurs conservant le développement « Vie-Vertus-Miracles » au XVIII e siècle furent, à l’instar de l’abbé Blain, des « écrivains mercenaires », contraints de se plier aux exigences de leur employeur. Nous avons, après lui, l’exemple de l’abbé Cever et de son Discours sur la vie et les vertus de la vénérable sœur Jeanne de la Noue, publié en 1743. Cette biographie se déploie en trois temps ; elle commence par le récit de l’existence de la fondatrice des sœurs de la Providence de Saumur, puis rapporte quelques miracles survenus pendant sa vie ou après sa mort, avant de préciser la manière dont elle avait pratiqué les vertus théologales, puis les vertus cardinales. L’abbé Cever écrivait sur le commandement des religieuses, qui avaient sollicité le privilège royal. Il avouait, dans un avertissement liminaire, qu’il n’avait vu Jeanne que deux ou trois fois, « & encore fort peu de tems à chaque fois », et avait travaillé à partir des mémoires remis par sa congrégation, « extraordinairement longs », recueillis après sa mort 61 . Il déclarait ne pas se soucier des jugements du monde : « je me mets peu en peine des blâmes que le monde fera peut-être de ce Livre, pour l’inélégance du stile, le peu d’exactitude à suivre les règles de l’art & les autres défauts qu’il y trouvera 62 ». Il avait certainement suivi une trame indiquée par les sœurs de la Providence. En revanche, le chanoine anonyme qui écrivait, en 1759, une nou- 59 Henri Duranton, « Haro sur l’évêque de Soissons Jean-Joseph Languet de Gery livré aux chiens jansénistes », dans Christelle Bahier-Porte, Pierre-François Moreau et Delphine Reguig (dir.), Liberté de conscience et arts de penser (XVI e -XVIII e siècle). Mélanges en l’honneur d’Antony McKenna, Paris, H. Champion, 2017, p. 745-748. 60 Jean-Baptiste Blain, La vie de Monsieur Jean-Baptiste de La Salle, Instituteur des Frères des Ecoles chrétiennes, Rouen, J.-B. Machuel, 1733. 61 Abbé Cever, Discours sur la vie et les vertus de la vénérable sœur Jeanne de la Noue, Fondatrice et première Supérieure de la Maison de la Providence de Saumur, décédée le 16 août 1736 en odeur de sainteté, Angers, P.-L. Dubé, 1743, « Avertissement », p. XI. 62 Ibid., p. XIV. Éric Suire PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0002 58 velle Vie de la mère Alix Leclerc pour soutenir sa cause de béatification 63 , semble avoir profité d’une plus grande liberté. De même que la mère de Blémur avait rajeuni, avant lui, le portrait de Pierre Fourier, il s’efforçait de mettre au goût du jour la première biographie imprimée sur la fondatrice des chanoinesses de Notre-Dame : […] il m’a fallu renverser tout un imprimé que les Religieuses de la Congrégation ont autrefois donné au public sur la vie de leur glorieuse fondatrice . Rien de plus grand, rien de plus édifiant que tout ce qu’elles y rapportent ; mais ce qui devrait être placé dans le corps de la vie de leur vénérable et digne Mère, se trouve répandu et confondu après sa mort parmi ses vertus. Ce qui devrait être rapporté dans une année est raconté dans une autre, il n’y a aucun ordre ni dans les faits ni dans le temps. Pour remédier à un si grand défaut, j’ai suivi la Servante de Dieu dans toutes ses résidences, dans tous ses voyages et dans tout le cours de sa vie, année après année depuis sa conversion jusqu’à la fin de sa carrière 65 . Là encore, l’écrivain interprétait comme un défaut de méthode une démarche inspirée, en son temps, par la volonté de correspondre à la procédure romaine. 4 Conclusion Lors des procès menés à la fin du Moyen Âge en vue d’une canonisation, les efforts des enquêteurs pour orienter les dépositions des témoins se lisent dans les documents récoltés. Dans le cas du procès toulousain de Vincent Ferrier, on décèle, dans les témoignages recueillis, l’esquisse du portrait officiel qui allait triompher dans l’hagiographie ultérieure 66 . Assez logiquement, la légende du saint s’appuyait sur l’enquête canonique qui l’avait précédée. C’est le phénomène inverse que l’on constate au XVII e siècle, à plus forte raison si l’on étudie les caractéristiques formelles des biographies édifiantes. Les Vies des serviteurs de Dieu récemment décédés cherchent à devancer les attentes de la Sacrée Congrégation des Rites. Elles visent, manifestement, à 63 Cet ouvrage figure dans le fonds Riti de l’Archivio Segreto Vaticano, sous la cote 4305 : Vie de la vénérable Mère Alix fondatrice et institutrice de la congrégation Notre- Dame par un chanoine de l’insigne église de Saint-Pierre de Remiremont, in-4, manuscrit relié, 1759, n. p. (300 p.). 64 Il s’agit de La Vie de la venerable Mere Alix Le Clerc Fondatrice, première mere et religieuse de l’ordre de la Congrégation de Nostre-Dame contenant la relation d’icelle, Nancy, Antoine, C. et C. Les Charlots, 1666. 65 Vie de la vénérable Mère Alix fondatrice et institutrice de la congrégation Notre-Dame, op. cit., « Préface », n. p. 66 Michelle Fournié, art. cit., p. 147. Procès de canonisation et hagiographies au temps de la Réforme catholique PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0002 59 influencer le regard des examinateurs des procès. Mais cette ambition se heurta à une double réalité. D’une part, les hagiographies publiées ne réussirent pas à tromper l’expertise du Promoteur de la Foi et des consulteurs des Rites. Les examinateurs romains prirent l’habitude de confronter l’enseignement des textes imprimés aux auditions des témoins, et de formuler des objections à partir de leurs contradictions éventuelles. Au procès du jésuite Jean-François Régis, par exemple, le cardinal Prospero Lamberini s’appuya sur la biographie du missionnaire pour formuler certaines animadversiones 67 . D’autre part, les critiques émises sur les biographies édifiantes à la fin du XVII e siècle, et l’insuccès commercial de certains livres n’ayant pas été réédités 68 , enseignent que la lourdeur des démonstrations déployées, avec leurs interminables listes de vertus, avaient fini par lasser le public dévot. Cette littérature de piété était même devenue un objet de railleries. Les dénonciations des théologiens de Port-Royal, attachés au modèle augustinien du pécheur converti plutôt qu’au concept thomiste du saint héroïque, ne purent que favoriser cette prise de distance. Au siècle suivant, les hagiographes se détournèrent des schémas calqués sur la procédure romaine pour renouer avec une trame chronologique de type narratif. Les ouvrages offrant la part belle à l’évocation des vertus de leur héros faisaient, dorénavant, figure d’archaïsme 69 . Un siècle plus tôt, ils incarnaient une certaine modernité. 67 Il lisait dans la vie de Jean-François Régis (par Claude La Broue ? ) que le missionnaire s’était souvent exposé à recevoir des coups pour remettre les pécheurs dans le droit chemin. Si une telle patience devait être louée, on pouvait aussi considérer qu’il avait incité ses adversaires à le frapper, en se prêtant aux attaques avec une si bonne volonté, Biblioteca Apostolica Vaticana, Barberini LL III 28, Positio super dubio : An constet de virtutibus…, 1710, Animadversiones P.F., n.p. 68 Les rééditions des Vies de la carmélite Marie de l’Incarnation révèlent une audience en décrue progressive : celle d’André Duval (1621) fut éditée à dix reprises, celle de Maurice Marin (1642) connut deux éditions, celle de Daniel Hervé (1666) en connut trois, tandis que celle de l’abbé de Montis (1778) ne fut pas rééditée. 69 Nous avons l’exemple de La vie de la vénérable Mère Alix Leclerc, co-institutrice de l’ordre de la congrégation de Notre Dame, Liège-Nancy, H. Haener, 1773, écrite à la demande des religieuses du couvent de Nancy par le P. Gautrelle, carme déchaux de la province de Lorraine, et divisée en trois livres : première partie de la vie de la fondatrice ; seconde partie de sa vie ; vertus théologales et cardinales. Ce livre ne connut, apparemment, aucun succès. Éric Suire PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0002 60 5 Bibliographie 5.1 Sources Abelly, Louis. La vie du vénérable Serviteur de Dieu Vincent de Paul, instituteur et premier supérieur général de la congrégation de la Mission, Paris, F. Lambert, 1664. Allaire, René. Abrégé de la vie et des vertus de la sœur Marie-Louise de Jésus, supérieure des Filles de la Sagesse, Poitiers, J.-F. Faulcon, 1768. Avallon, Charles-Yves Cousin d’. Dictionnaire biographique et bibliographique des prédicateurs et sermonnaires français…, Paris-Lyon, Persan-Périsse, 1824. Beaufils, Guillaume. La vie de la vénérable Mère Jeanne de Lestonnac, fondatrice de l’ordre des religieuses de Notre-Dame, Toulouse, P. Robert, 1742. Beauvais, Jacques. La vie du B. 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Les Charlots, 1666. 5.2 Études Boiteux, Martine. « Le rituel romain de canonisation et ses représentations à l’époque moderne », dans Gábor Klaniczay (dir.), Procès de canonisation au Moyen Âge, Rome, École française de Rome, 2004, p. 327-354. Duranton, Henri. « Haro sur l’évêque de Soissons Jean-Joseph Languet de Gery livré aux chiens jansénistes », dans Christelle Bahier-Porte, Pierre-François Moreau et Delphine Reguig (dir.), Liberté de conscience et arts de penser (XVI e - XVIII e siècle). Mélanges en l’honneur d’Antony McKenna, Paris, H. Champion, 2017, p. 735-750. Duvernet, abbé J. Histoire de la Sorbonne, Paris, Buisson, 1790. Fournié, Michelle. « Mirificus praedicator. Saint Vincent Ferrier d’après l’enquête de canonisation de Toulouse », dans Émilie Nadal et Magali Vène (dir.), La bibliothèque des dominicains de Toulouse, Toulouse, Presses universitaires du Midi, 2020, p. 137-147. Henry, Abbé Paul-Émile. 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PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0003 Entre le merveilleux et le vraisemblable : la représentation des miracles dans les hagiographies post-tridentines R OGIER G ERRITS (U NIVERSITÉ DE H AMBOURG ) Dans le troisième livre de La vie du béat Pere César de Bus (1645), l’hagiographe Jacques Bauvais donne une définition du miracle, en faisant référence à saint Augustin : Dieu qui est l’autheur de la nature, qui lui a donné des loix & estably son ordre, s’est reservé, selon saint Augustin, le pouvoir de faire certaines actions extraordinaires & produire des œuvres qui surmontent les loix communes, pour éveiller en certain temps l’admiration des hommes […]. Les miracles sont du nombre de ses oeuvres que Dieu a preparé pour faire mieux cognoistre sa Majesté souveraine, lors que les hommes l’oublient & mécognoissent, voyans toûjours le cours invariable des œuvres naturelles 1 . Cette définition du miracle qui est courante au XVII e siècle montre qu’il remplit sa fonction surtout par la réaction provoquée chez les témoins de 1 Jacques Bauvais, La vie du béat Pere César de Bus, Paris, S. Heure, 1645, p. 158. Il est étonnant que Bauvais se réfère à Augustin, parce que celui-ci déclare que le miracle n’est pas une action de Dieu qui va à l’encontre ou qui surmonte les lois de la nature (cf. De Civitate Dei, 21,8 ; Contra Faustum Manichaeum 26,3). Bauvais fait peut-être référence à la citation suivante dans Contra Faustum où Augustin définit le miracle comme un événement qui est contraire au cours de la nature tel qu’il est connu de l’homme : « Sed contra naturam non incongrue dicimus aliquid deum facere, quod facit contra id, quod nouimus in natura. Hanc enim etiam appellamus naturam, cognitum nobis cursum solitumque naturae, contra quem deus cum aliquid facit, magnalia uel mirabilia nominantur. » Augustin, Contra Faustum Manichaeum, 26,3, éd. J. Zycha, Vienne, Tempsky, 1891, p. 731, 15-20 (Corpus Scriptorum Ecclesiasticorum Latinorum 25/ 1). « Les loix communes » dont Bauvais parle, pourraient alors correspondre avec ce que « nous savons de la nature » (« novimus in natura ») et « le cours usuel de la nature » (« cursum solitum naturae »). Rogier Gerrits PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0003 66 ces événements surnaturels 2 . Ce n’est pas le miracle en soi, mais sa perception qui évoque l’admiration des spectateurs et qui en fait un signe de la puissance et de la grâce de Dieu. Car en plus d’être un acte de pouvoir, le miracle est un signe de Dieu pour montrer aux hommes sa majesté. Ainsi, les miracles que Jésus-Christ accomplit dans le Nouveau Testament sont décrits non seulement avec les termes grecques ρα α térata (fr. chose monstrueuse), ργ érgon (fr. œuvre, action) ou δ αμ dúnamis (fr. puissance), mais aussi avec σ μ α sēmeîa (fr. signe) et παρ δ α parádoxa (fr. quelque chose d’incroyable) 3 . L’admiration que suscite la perception des miracles chez l’homme témoigne de l’incompréhensibilité du miracle et est par conséquent preuve de leur origine divine. Étant donné que c’est la réaction d’étonnement de celui qui perçoit le miracle - mot auquel le miracle aussi bien que l’admiration sont liés par leur racine étymologique latine mirari (fr. admirer, s’étonner) - qui donne au miracle sa force, le miracle est un événement qui exige d’être médiatisé 4 . Afin de propager 2 Au XVII e siècle, la définition du miracle selon Thomas d’Aquin est celle que l’on utilise communément. Selon lui « illa quae a Deo fiunt praeter causas nobis notas, miracula dicuntur. » (Thomas d’Aquin, Summa Theologica, I, quaestio 105, articulus 7, Dominikanern und Benediktern Deutschlands und Österreichs (trad.), Albertus-Magnus-Akademie Walderberg bei Köln (dir.), Tome 8, Salzburg, Pustet, 1951, p. 68). Thomas contredit Augustin dans la mesure où selon lui Dieu peut bien agir à l’encontre de l’ordre de la nature, mais l’homme ne reconnaît un miracle que par l’effet qu’il produit en l’homme. Pour l’histoire du terme ‘miracle’ nous renvoyons aux sources suivantes : John A. Hardon S.J., « The Concept of Miracle from St. Augustine to Modern Apologetics », Theological Studies, 15, 2 (1954), p. 229-257 ; Lorraine Daston, « Marvelous Facts and Miraculous Evidence », Critical Inquiry, 18, 1 (1991) p. 93-124 ; Caroline W. Bynum, « Wonder », The American Historical Review, 102, 1 (1997) p. 1-26 ; Fernando Vidal, « Miracles, Science, and Testimony in Post-Tridentine Saint-Making », Science in Context, 20, 3 (2007), p. 481-508 ; Alexander C. T. Geppert / Till Kössler, « Einleitung : Wunder der Zeitgeschichte », dans id. (dir.), Wunder : Poetik und Politik des Staunens im 20. Jahrhundert, Berlin, Suhrkamp, 2011, p. 49-68. 3 Cf. Ruben Zimmermann, « Wundern über ‘des Glaubens liebstes Kind’. Die hermeneutische (De-)Konstruktion der Wunder Jesu in der Bibelauslegung des 20. Jahrhunderts », dans Geppert/ Kössler (dir.), Wunder, p. 95-125, ici p. 98 ; Mario Grizelj, Wunder und Wunden. Religion als Formproblem von Literatur, Paderborn, Fink, 2018, p. 171 seq. ; Wolfgang Weiß, « Zeichen und Wunder ». Eine Studie zu der Sprachtradition und ihrer Verwendung im Neuen Testament, Neukirchen-Vluyn, Neukirchner Verlag, 1995. 4 Cf. Grizelj, Wunder und Wunden, p. 8. Pour l’étymologie des mots ‘miracle’ et ‘admiration’ nous renvoyons à Jacques le Goff, « L’imaginaire médiéval : le merveilleux dans l’Occident médiéval », dans id. (dir.), Un autre Moyen Âge, Paris, Gallimard, 1999, p. 421-770, ici p. 456. L’admiration implique le regard et la Entre le merveilleux et le vraisemblable PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0003 67 l’effet du miracle en dehors du cercle des témoins directs, il faut une reproduction médiale en forme de texte ou d’image. Dans ce qui suit, nous investiguons ce processus de médiatisation telle qu’il se présente dans l’hagiographie dans laquelle les récits de miracles jouent un rôle primordial. Étant donné que les miracles sont par définition des événements incompréhensibles, nous poserons la question de savoir comment les auteurs des hagiographies procèdent pour les représenter de façon crédible. De quelle manière arrivent-t-ils à soulever l’admiration des lecteurs tout en respectant la vraisemblance qui s’impose dès le XVII e siècle face à la critique humaniste des sources hagiographiques ? Comment, finalement, est-ce qu’ils balancent leur rhétorique entre le merveilleux, indispensable pour démontrer le statut miraculeux des œuvres du saint, et le vraisemblable, qui à sa tour est nécessaire pour convaincre le lecteur de la véracité des miracles. Les notions du merveilleux et de la vraisemblance ont bien évidemment une valeur poétologique. Au XVII e siècle, les termes qui dérivent de la poétique aristotélicienne ont intensivement été discutées dans le contexte du théâtre et de la poésie épique 5 . Compte tenu de ce contexte, nous examinerons la question de savoir si et comment cette discussion poétologique influence l’écriture hagiographique. perception, puisqu’elle ne peut être suscitée que par les sens. Cf. aussi Bernard Vouilloux, Avant-propos, dans Aurélia Gaillard et Jean-René Valette (dir.) : La beauté du merveilleux, Bordeaux, PUB, 2011, p. 14 : « […] mirabilia et mirabilis se rattachent à la racine mir- (présente dans miroir, mirari, mirus), qui implique le regard, sens esthétique s’il en est ». 5 Dans la Pratique du Théâtre (1657) l’abbé d’Aubignac développe sa théorie sur les trois unités du théâtre classique. Il y insiste sur l’équilibre entre le merveilleux et la vraisemblance en écrivant que celle-ci « enveloppe en soi le Merveilleux, qui rend les événements d’autant plus nobles qu’ils sont imprévus, quoique toutefois vraisemblables ». Abbé d’Aubignac, La Pratique du Théâtre, éd. Helène Baby, Paris, Champion, 2001, p. 126. Lors de la querelle du merveilleux païen et du merveilleux chrétien, les deux concepts ont été liés par rapport à la poésie épique. Jean Desmarets de Saint-Sorlin dans La Défense du poème épique (1674) argumente que l’inclusion du merveilleux chrétien (c’est-à-dire de la matière biblique) augmente la vraisemblance, puisqu’il s’agit d’histoires vraies. Cf. La Deffense du Poëme heroïque, Paris, J. Le Gras, 1674, p. 13. Nicolas Boileau stipule pourtant que l’inclusion de vérités chrétiennes dans le genre fictionnel de la poésie épique risquerait de les transformer en mensonge. Cf. L’Art Poétique, III, 235-236, dans Nicolas Boileau, Œuvres complètes, éd. Antoine Adam et Françoise Escal, Paris, Gallimard, 1966. Cf. aussi Reinhard Krüger, « Merveilleux païen ou merveilleux chrétien ? Le débat sur l’épopée française et la sécularisation du merveilleux au XVIIe siècle » dans : Frédéric Canovas et David Wetsel (dir.), La Spiritualité/ L’Épistolaire/ Le Merveilleux au Grand Siècle, Tübingen, Narr, 2003, p. 289-302. Rogier Gerrits PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0003 68 Toutes ces questions ont une pertinence spécifique quand il s’agit de l’hagiographie post-tridentine. La régulation stricte des processus de canonisations qui suit le Concile de Trente a aussi des conséquences pour la reconnaissance de l’authenticité des miracles que les saints en attente auraient accomplis et qui en tant que signum sanctitatis sont nécessaires pour leur canonisation. En effet, le décret sur le culte des saints interdit « d’admettre de nouveaux miracles et de recevoir de nouvelles reliques si ce n’est après que l’évêque les aura examinées et approuvées 6 ». Dans les préfaces des hagiographies et des récits de miracles publiés après l’approbation du décret, l’on trouve une grande quantité d’indices montrant que les auteurs se sont rendu compte de la difficulté de maintenir le juste équilibre entre le merveilleux et le vraisemblable. Dans la dédicace qui précède les récits de miracles dans le Saint Pélérinage de Notre-Dame de Lumières (1666), Michel du Saint Esprit affirme à propos de la description des miracles qui auraient eu lieu dans le village de Goult : « Semblables matieres doivent estre traitées fort simplement, avec la pure narrative 7 ». Pareillement, dans la préface de La Vie de la vénérable Mere Agnez de Jésus (1666), Charles-Louis de Lantages rassure les lecteurs sceptiques en expliquant que, lui aussi, il n’aurait pas « crû legerement tant de choses merveilleuses » et qu’il offre « le simple récit de quoy que ce soit qui est arrivé à cette admirable fille 8 ». Les déclarations de ces deux ecclésiastiques indiquent que les récits de miracles doivent correspondre surtout à une exigence de simplicité. Pour vérifier ces premiers indices rhétoriques nous examinerons trois hagiographies françaises publiées au milieu du XVII e siècle. Il s’agit de La Vie de la vénérable Mere Agnez de Jésus publiée en 1666 par Charles Louis de Lantages, La vie du Béat Pere Cesar De-Bus publiée en 1645 par Jean Bauvais, La Vie du révérend père J. F. Régis publiée en 1654 par Claude la Broüe. Tout en sachant que notre analyse ne peut être exhaustive, nous avons choisi ces exemples, parce qu’elles montrent chacune une stratégie rhétorique légère- 6 « Nulla etiam admittenda esse nova miracula […], nisi eodem recognoscente et approbante episcopo ». Concile de Trente, 25 e session, 3 décembre 1563 : De l’invocation, de la vénération, et des reliques des saints, et des saintes images. Le saint Concile de Trente, œcuménique et général, célébré sous Paul III, Jules III, et Pie IV, souverains pontifes, traduit par M. l’Abbé d’Assance, t. 2, Paris, Méquignon Junior, 1842, p. 294. 7 Michel du Saint Esprit, Saint Pélérinage de Notre-Dame de Lumières, Lettre dédicatoire, Lyon, Iean Gregoire, 1666, s.p. Nous soulignons. 8 Charles-Louis de Lantages, La Vie de la vénérable Mere Agnez de Iesus, Préface, Paris, George Iosse, 1666, s.p. Nous soulignons. Voir aussi la contribution de Sophie Houdard dans ce volume. Entre le merveilleux et le vraisemblable PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0003 69 ment différente. Une attention particulière sera prêtée à la façon dont les auteurs équilibrent le merveilleux et le vraisemblable 9 . 1 La Vie de la mère Agnès de Jésus Dès le début de la Vie de la dominicaine mère Agnès de Jésus (1602- 1634), Charles-Louis de Lantages, qui écrit l’hagiographie en sa fonction de directeur du séminaire du Puy, met l’accent sur la véracité des miracles. En admettant aux lecteurs qu’il est difficile de croire aux miracles, il tente de les rassurer dans la préface, en affirmant que pour les récits de miracles il s’appuierait sur des témoignages fiables : Ce qui pourra mettre obstacle en quelques uns à un effet si desirable, sera la difficulté qu’ils auront à croire les merveilles de grace dont cette Vie est toute remplie. C’est pourquoy je doy asseurer icy le Lecteur, comme je fais tres-sincerement, je n’y ai écrit quoy que ce soit que par de tres-bons témoignages 10 . Ensuite, il dresse la liste de tous les témoignages qui constituent le fondement de son texte. En premier lieu, il présente plusieurs ecclésiastiques qui avaient connu Agnès de son vivant. L’authenticité et la fiabilité de ces témoignages sont soulignées par des stratégies différentes. Les mémoires du père Esprit Panassière qui avait reçu Agnès dans l’ordre des dominicains avaient par exemple été « signez de sa Main & attestez par son serment devant Monsieur le Vice-Official du Puy 11 ». Le confesseur d’Agnès, Monsieur Martinon, avaient également confirmé ses mémoires par son serment 12 . De plus, Lantages confirme que plusieurs témoins ecclésiastiques auraient « examiné et observé » Agnès 13 . En se servant d’un vocabulaire qui provient du témoignage oculaire, nécessaire au processus de canonisation comme au procédés des sciences expérimentales naissantes, il suggère que ces témoins auraient procédé de façon méthodique ce qui donne plus de 9 Sophie Houdard, Marion de Lencquesaing et Didier Philippot ont eux aussi discuté les concepts du merveilleux et de la vraisemblance par rapport à l’écriture hagiographique après la Concile de Trente, constatant qu’« [à] l’évidence du miracle succède le soupçon à l’égard de toute invraisemblance merveilleuse » (Sophie Houdard, Marion de Lencquesaing et Didier Philippot, « Lire et écrire des Vies de saints : regards croisés XVII e / XIX e siècles », Les Dossiers du Grihl, ( 2015), en ligne : http: / / journals.openedition.org/ dossiersgrihl/ 6322 (consulté le 30 janvier 2022). 10 Lantages, Mere Agnez, « Preface », s.p. 11 Ibid. 12 Cf. ibid. 13 Cf. ibid. Rogier Gerrits PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0003 70 crédibilité à leurs déclarations. Quant aux miracles qui sont narrés dans la troisième partie du livre, il cite le témoignage de Jean-Jacques Olier (1608- 1657), l’instituteur du Séminaire de Saint Sulpice et « vray Homme de Dieu » qui « a esté aussi un Tesmoin de ses [d’Agnès] graces les plus signalées, & des plus grandes merveilles qui luy soient arrivées 14 ». D’abord, Lantages se sert donc d’une stratégie de légitimation que l’on pourrait qualifier de juridique. Il fournit des témoins qui ont tous déclaré par serment que les miracles attribués à la mère Agnès sont vrais. La fiabilité des témoins leur est accordée par leur statut ecclésiastique et donc par une autorité institutionnelle. En suivant le décret du Concile de Trente cité cidessus, les miracles sont donc jugés et certifiés par des autorités ecclésiastiques avant qu’ils ne soient narrés 15 . L’attitude prudente de Lantages à l’égard des miracles devient encore plus claire quand il anticipe sur quelques miracles particulièrement extraordinaires à la fin de la préface. Il semble surtout vouloir prévenir le lecteur de nourrir une admiration excessive pour ces miracles. En premier lieu, il instruit le lecteur de ne pas imiter les actions extraordinaires d’Agnès. Ainsi, le lecteur ne devrait pas sauter dans un puits tel qu’Agnès l’avait fait à l’instruction de la mère prieure de son monastère pour démontrer son obéissance 16 . La même réserve devient visible dans cette déclaration sur les résurrections miraculeuses d’Agnès : Une autre chose particuliere, dont il faut que je dise un mot, c’est le recit de deux Ressurrections de la M. Agnez. Ce qu’il y a de tres-certain dans ce recit, ce sont tous les accidents exterieurs que virent de leurs yeux les personnes tres dignes de foy qui estoient proche d’elle quand on la crût mourir & ressusciter. Mais je demeure d’accord qu’il n’est pas d’une égalle evidence qu’elle soit alors veritablement morte & ressuscitée. […] [Q]uoy qu’il me semble que ma créance est pieuse & prudente en cette rencontre, je declare pourtant au Lecteur, que je ne blâmeray pas, ny que je ne disputeray pas mesme opiniâtrement contre luy, s’il veut estre d’un sentiment contraire, & dire, comme quelques-uns, que la Mere Agnez ces deux fois là est seulement revenuë à soy d’une grande extase, & non pas ressuscitée, ainsi que je le croy avec beaucoup d’autres, & avec elle-mesme 17 . Le fait que Lantages diminue l’aspect miraculeux des résurrections en les réduisant à des effets psychologiques, montre que la vraisemblance a prio- 14 Ibid. 15 Axelle Guillausseau démontre que la même stratégie est employée dans les récits des miracles d’Ignace de Loyola. Cf. Axelle Guillausseau, « Les récits des miracles d’Ignace de Loyola », Mélanges de la Casa de Velázquez, 36, 2 (2006), p. 233-254. 16 Pour le récit en question cf. Lantages, Mere Agnez, p. 421. 17 Ibid., s.p. Entre le merveilleux et le vraisemblable PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0003 71 rité sur le merveilleux 18 . Il n’emploie pas un langage qui vise à l’évocation de l’admiration du lecteur. Certes, Lantages décrit les miracles comme des « heureuses & admirables experiences 19 » reconnaissant ainsi leur exceptionnalité et véracité. Mais en les qualifiant comme des « experiences », il met l’accent sur l’effet que les miracles produisent plus que sur leur statut ontologique. Aussi, selon Lantages, le but des récits de miracles contenus dans le troisième livre de la vie d’Agnès n’est-il pas d’étaler tous les miracles qu’elle avait produits pendant et après sa vie. Au contraire, il s’agirait surtout d’y voir sa vertu et sa dévotion qui peuvent servir d’exemple au lecteur : Une troisième particularité de cette Vie, à laquelle je supplie le pieux Lecteur de faire attention, c’est que les Chapitres où sont rapportées plus expressément ses graces extraordinaires, ne sont pas moins instructifs ny moins capables de toucher les cœurs que les autres. Il est certain que de la façon que ces faveurs divines luy ont esté faites par N. Seigneur mesme, ou par la tres-sainte Vierge, ou par quelques Saints ou quelques Saintes, & la façon qu’elle s’est comportée en les recevant, on ne peut en lire le recit en aucun endroit de ce Livre sans y découvrir des traits ravissans de plusieurs vertus, & particulierement d’un tres-ardent amour de N. Seigneur, d’une humilité tres-profonde & tres-sincere, & d’un desir insatiable de souffrir 20 . Le vocabulaire dont Lantages se sert pour décrire les miracles souligne la dimension morale et non pas la dimension surnaturelle des récits. Ils devraient être vus comme des « graces » que Dieu offre à Agnez en raison de son comportement. Les formulations hyperboliques ne concernent pas les miracles, mais les « traits ravissants » des vertus d’Agnès telles qu’un « tresardent amour, […] une humilité tres-profonde & tres-sincere » et « un desir insatiable de souffrir ». L’objectif de Lantages devient aussi visible dans les récits de miracles mêmes. Souvent l’étonnement y est mentionné comme une réaction des témoins. Cependant, il n’y a pas d’effort rhétorique pour susciter l’admiration des lecteurs comme l’on peut voir dans un récit sur Agnès qui traverse un fleuve en marchant sur l’eau. Agnès, écrit Lantages, était « allée aux eaux des Sales proche du Puy par ordre des Medecins 21 » pour se reposer et pour prier. Toutefois, « il n’y a point de bois dans lequel on puisse 18 L’attitude sceptique à l’égard de certains miracles fait bien sûr aussi partie d’une stratégie de légitimation. En effet, en faisant étalage de son opinion critique à l’égard des miracles les plus merveilleux, Lantages renforce la véracité des autres miracles dont il ne se montre pas réticent. 19 Lantages, Mere Agnez, « Preface », s.p. 20 Ibid. 21 Ibid., p. 181. Rogier Gerrits PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0003 72 se promener après la prise des eaux, comme il est necessaire 22 ». Alors, l’ange qui l’accompagne toujours selon Lantages, lui dit de passer à l’autre bord de la Loire où il y a un bois pour faire l’oraison. Le miracle qui se produit est décrit de la façon suivante : Agnez à cette parolle de l’Ange, que Dieu accompagna d’une inspiration bien pressante, ne voyant ny Pont ny Batteau pour ce passage, entra dans la riviere, se confiant que la divine Providence luy en feroit faire le trajet sans aucun danger. Sa confiance ne fut pas vaine. Car par un Miracle bien extraordinaire elle passa marchant sur les eaux sans que seulement sa chausseure en fust moüillée. Dequoy quelques Personnes furent témoins avec un extréme estonnement 23 . L’étonnement des témoins est bien mentionné, ce qui aide à souligner la véracité du miracle, mais le récit du miracle lui-même se limite aux faits. Lantages met l’accent avant tout sur la dévotion d’Agnès qui montre sa confiance en Dieu. Cet aspect moral du récit est confirmé par le fait que la narration suit le modèle d’un miracle biblique, à savoir la scène où Jésus- Christ et l’apôtre Pierre marchent sur l’eau (Mt 14, 22-33). Comme dans le récit d’Agnès, la marche sur les eaux va de pair avec une oraison (Jésus vient de descendre d’une montagne où il a prié seul, Agnès traverse l’eau pour aller prier en solitude). La voix de Jésus qui encourage Pierre à venir vers lui sur la mer se reflète dans les paroles de l’ange gardien d’Agnès. Les similarités entre les récits biblique et hagiographique contribuent à la crédibilité de celui-ci. Pourtant, la reprise implicite du miracle biblique dirige le regard du lecteur également vers la dimension morale. Tout comme dans le récit sur Agnès, la marche sur les eaux met à l’épreuve la confiance de l’apôtre Pierre en Jésus. Cependant, Agnès représente un meilleur exemple que sa contrepartie biblique dans la mesure où celui-ci ne démontre pas la même confiance qu’elle. Tandis que Pierre doute, elle n’hésite pas du tout. Tout sert donc à faire d’Agnès un exemple d’une vertu parfaite. Le miracle est présenté comme la récompense pour son comportement. Lantages nous relate aussi des récits dans lesquels Agnès elle-même diminue la dimension surnaturelle des miracles. Dans un cas elle provoque la guérison de l’une des religieuses du monastère par sa prière. Mais au lieu d’insister sur l’aspect miraculeux de l’événement, Agnès attribue la guérison du flux de sang à la « qualité astringente 24 » de l’œuf cuit extrêmement dur qu’elle avait servi à la malade après sa prière. Lantages ajoute que l’inten- 22 Ibid. 23 Ibid., p. 181 seq. 24 Lantages, Mere Agnez, 1666, p. 635 Entre le merveilleux et le vraisemblable PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0003 73 tion d’Agnès était de « cacher par là, si elle eust pû, le pouvoir admirable, qu’avoit eu sa priere en cette rencontre 25 ». Dans un autre cas elle guérissait une sœur d’un saignement de nez en faisant un signe de croix sur le front de celle-ci, un geste qu’Agnès tente de cacher. Lantages insiste qu’elle « luy mit la main au front comme pour luy tenir la teste, & et y fit doucement un signe de Croix 26 ». L’hagiographe nous peut seulement rapporter ce miracle parce qu’elle ne le faisait pas « si secrettement, que quelques Religieuses ne s’en apperceussent 27 ». De nouveau Lantages met l’accent sur l’aspect moral des actions d’Agnès qui reste modeste, même en provoquant des miracles. La description des miracles - qu’Agnès ne réussit bien évidemment pas à cacher - reste dans les cadres d’une déclaration de faits. Agnès ne tente pas seulement de cacher les miracles qu’elle provoque, mais elle démasque aussi des faux miracles. Dans le chapitre onze de la deuxième partie de la Vie d’Agnès, Lantages raconte un épisode dans lequel elle découvre les faux stigmates d’une fille appelée Marguerite. Elle reconnaît que les stigmates qui apparaissaient sur les pieds, les mains et le côté de la fille lui avait été imprimés par un démon qui abusait de sa vanité. Sous le prétexte de vouloir baiser les stigmates, pendant une visite de la fille à Agnès, celle-ci sort un petit couteau pour tester la profondeur des plaies 28 . Bien évidemment, elle découvre que ce sont de faux stigmates, car la vue du couteau « luy [Marguerite] fit retirer sa main fort promptement, parce qu’elle aimoit l’apparence & l’applaudissement des stigmates, & non pas la douleur 29 ». Tout cela montre clairement que l’aspect merveilleux ou surnaturel du miracle n’occupe pas de place centrale dans les récits. C’est en revanche le comportement d’Agnès qui doit servir comme exemple au lecteur. L’admiration qui est suscitée par les événements miraculeux jouent certainement un rôle dans la description de la tenue des témoins. Cependant, Lantages ne semble pas vouloir susciter l’admiration du lecteur même. La véracité des miracles est confirmée par des témoins fiables, mais le lecteur des récits n’est pas encouragé à s’émerveiller devant les actions merveilleuses d’Agnès. C’est plutôt sa vertu exemplaire qui est au centre des récits de miracles et 25 Ibid. 26 Ibid., p. 636. Nous soulignons. 27 Ibid. 28 Cf. ibid., p. 297 seq. 29 Ibid. La fausseté du miracle est ensuite également confirmée par Arnauld Boyre, superviseur jésuite au Puy, qui donne à la prétendue stigmatisée un texte qui contient des erreurs dogmatiques. Celle-ci le signe avec du sang qu’elle affirme faussement être de Jésus-Christ lui-même. En signant des faussetés dogmatiques, elle se démasque comme une fausse sainte. Rogier Gerrits PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0003 74 pour laquelle Lantages soulève l’admiration du lecteur par des hyperboles. En fin de compte, la vertu est la cause pour laquelle Dieu accorde le pouvoir de faire des miracles à Agnès. Aussi les miracles sont-ils - nous l’avons déjà constaté ci-dessus - qualifié comme des grâces. Tout cela peut bien être vu dans le cadre des décrets du Concile de Trente : l’approche de Lantages évite que son hagiographie mène à un culte idolâtrique d’Agnès elle-même, et permet à la fois de confirmer l’autorité de l’institution de l’Église catholique. En effet, la crédibilité des miracles qui sont inclus dans cette hagiographie repose sur le statut ecclésiastique des témoins. 2 La Vie du Pere César de Bus Une stratégie légèrement différente, mais qui découle des mêmes principes tridentins peut être trouvée dans La vie du béat Pere César de Bus (1645) écrite par Jacques Bauvais. Après avoir donné la définition du miracle que nous avons citée au début de cet article, l’hagiographe continue le septième chapitre de la vie du père César avec une brève histoire des miracles que Dieu avait déjà accomplis à l’intercession des hommes aux temps bibliques. Dieu avait accordé le « don de faire des miracles 30 » aux figures de l’Ancien Testament telles que Moïse ainsi qu’aux figures du Nouveau Testament telles que Jésus-Christ et ses apôtres. À la fin de la liste figure le père César. En concurrence avec la référence à l’autorité du Père de l’Église Augustin pour la définition du miracle, Bauvais place César dans une lignée ecclésiastique que l’on peut retracer jusqu’à la Sainte Écriture même. Il poursuit cette stratégie d’argumentation dans les récits des miracles. Ainsi, Bauvais raconte que César a guéri un enfant de douze ans d’une plaie incurable par le signe de la croix : « Le Père sans appliquer aucune herbe ny emplastre, mais seulement le signe de la Croix, par laquelle le Fils de Dieu a guery toutes nos playes, rendit la santé à ce malade 31 ». En évoquant la Croix de Jésus-Christ, Bauvais introduit un élément allégorique dans le récit qui relie le miracle au plus grand miracle chrétien : le pardon des péchés par la souffrance du Christ devient visible dans ce miracle contemporain qui en est un signe. Bien que Bauvais affirme que c’est la fonction du miracle de susciter l’admiration des hommes (« pour éveiller en certain temps l’admiration des hommes 32 »), le récit souligne principalement la dimension spirituelle du miracle. 30 Bauvais, César de Bus, p. 159. 31 Ibid. 32 Ibid., p. 158. Entre le merveilleux et le vraisemblable PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0003 75 Les guérisons de quelques aveugles attribuées au père César sont décrites de façon similaire. Elles sont précédées d’un alinéa où Bauvais leur accorde une valeur morale et allégorique. Il stipule que la guérison des maladies des yeux est une vertu particulière de César qu’il aurait reçue pour avoir souffert lui-même de l’aveuglement : « […] Dieu luy a donné une vertu particuliere pour guerir les maux des yeux, voulant recompenser la longue patience qu’il eût, de souffrir l’aveuglement durant quatorze ans 33 ». Tout comme Agnès, le père César aurait reçu le don de faire des miracles à cause de sa volonté de souffrir. Ensuite, Bauvais compare César avec saint Roch qui avait également la capacité de guérir la maladie dont il souffrait lui-même - à savoir la peste - et il identifie une sorte de règle par rapport aux miracles : « […] la puissance de Dieu éclate davantage, guerissant par des moyens opposés 34 ». Pour prouver la validité de la règle, il établit de nouveau un lien avec des récits bibliques où Dieu atteint ses objectifs en se servant d’un moyen inadapté. Il commence par la Passion du Christ : « [L]a Croix qui estoit un instrument de mort, a esté choisie par son admirable sagesse, pour estre l’instrument de la vie & du salut […] 35 ». Il voit la règle confirmée également par l’énigme de Samson : [D]e cette façon s’accomplît le mystique probleme que Samson propose à ses compagnons, la viande est sortie de la bouche de celuy qui devore, & la douceur a coulé de la bouche du fort ; parce qu’il trouva dans la gueule d’un Lyon qu’il avoit esgorgé un rayon de miel, si bien que comme Samson trouva de quoy manger dans la gueule d’un Lyon qui devore les autres, & la douceur du miel en cet animal, qui espouvante par son rugissement, qui est toûjours en cholere, & dans le feu de la fièvre 36 . La référence à la Passion du Christ et l’exégèse de l’énigme proposé par Samson dans Juges 14,12 placent les guérisons miraculeuses de César dans le contexte plus grand de l’histoire du salut. Ce procédé a pour but de montrer que Dieu intervient de façon constante aussi bien dans les temps bibliques qu’au vivant du père César. À première vue, l’établissement d’une règle concernant la fonction des miracles semble être un effort paradoxal, puisqu’ils constituent des événements qui échappent au cours ordinaire de la nature tel qu’il est connu à l’homme. Pourtant, la règle est en accordance avec la définition du miracle donné par Bauvais au début de ce chapitre de miracles : Dieu est capable de faire des choses qui nous semblent impossibles. Tous les miracles ont en commun qu’ils fonctionnent de façon 33 Ibid., p. 165. 34 Ibid., p. 166. 35 Ibid., p. 165. 36 Ibid., p. 166. Rogier Gerrits PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0003 76 paradoxale (« Dieu opère par des moyens opposés »). Le fait que les guérisons des aveugles qui ont lieu à l’intercession de César se déroulent selon cette règle, les rend plus légitimes. En outre, en attribuant les miracles directement à Dieu, Bauvais obéit au principe tridentin d’éviter l’établissement d’un culte personnel qui pourrait mener à l’idolâtrie. En effet, ses miracles font partie de l’histoire du salut et dans cette histoire le père César occupe, certes, une position extraordinaire, mais il reste un servant de Dieu. De nouveau, l’admiration que les miracles suscitent chez le lecteur est redirigée vers la vertu du père. La véracité des miracles est garantie par un discours théologique 37 . Ce discours légitime les miracles de façon institutionnelle et permet de saisir des événements qui échappent à la compréhension humaine. En même temps la description des miracles comme des événements qui suivent toujours la même règle, réduit leur caractère merveilleux et empêche le lecteur de s’émerveiller devant eux. 3 La vie du père Jean François Régis La réduction du merveilleux devient encore plus clairement visible dans le troisième exemple : La Vie du révérend père J. F. Régis (1654) par Claude La Broüe. Cependant, quand il s’agit de produire des témoignages La Broüe choisit une autre stratégie que les deux autres hagiographes. Contrairement à Lantages et Bauvais qui fournissent des témoignages spécifiques et des dates précises, La Broüe fait appel à la connaissance commune des lecteurs qui auraient pu lire l’une des hagiographies déjà publiées sur Jean François Régis (1597-1640) : Ie vous prie seulement de ne trouver pas estrange, si je ne marque pas tousjours le temps & le lieu des choses que je raconte : car ou je n’ay peu le sçavoir, ou ie n’ay pas creu le devoir faire, de peur de tomber en des redites, la pluspart des actions que i’ay êcrites ayant esté faites en divers lieux, & reïterées en divers temps 38 . Le but du texte de La Broüe n’est donc pas de concevoir un récit détaillé qui devrait convaincre les lecteurs de la véracité des événements à l’aide 37 Dans son analyse des récits de miracles d’Ignace de Loyola, Guillausseau montre que leurs auteurs font également un lien entre les miracles d’Ignace et des miracles bibliques. Tout comme nous l’avons tenté ici, elle identifie cette façon d’argumenter comme une stratégie pour réfuter la critique protestante du culte des saints et de la croyance en des miracles contemporains. Cf. Guillausseau, « Les récits des miracles d’Ignace de Loyola », p. 233-254 38 Claude La Broüe, La vie du reverend Pere Iean Francois Regis, de la Compagnie de Iesus, Préface, Liège, J. Mathias, 1654, s.p. Entre le merveilleux et le vraisemblable PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0003 77 d’un discours juridique. C’est la fonction édificatrice de l’hagiographie qui est la plus importante pour La Broüe. Il s’agit d’encourager le lecteur à remercier Dieu pour avoir fait des miracles à l’intercession de Régis : Recevez donc cette Histoire, plutost comme un prodige du Ciel, que comme un ouvrage de mon travail, & rendez graces à Dieu, de ce que pour relever l’honneur de son Serviteur, sa Providence a voulu que les effects les plus merveilleux de sa vie, ne fussent publiez que par l’effect d’une des plus rares merveilles qu’il ait faite apres sa mort 39 . La focalisation sur l’aspect moral de la narration s’infiltre aussi dans les récits de miracles comme nous le montrerons ci-dessous. Son attitude réservée à l’égard du merveilleux se laisse également expliquer par les restrictions du décret du pape Urbain VIII concernant les processus de canonisation 40 . La Broüe le mentionne dans sa préface : Il reste seulement que pour obeyr au decret de nostre Sainct Pere le Pape Urbain VIII je proteste avant qu’entrer en matiere, que ie ne pretend point qu’on donne autre creance à ce que ie dois écrire, que celle qu’on doit à un fidelle Historien, & à l’authorité des personnes dignes de foy qui m’ont donné ces memoires 41 . Comme Jean-François de Régis n’a pas encore été canonisé au moment de la publication de cette hagiographie (il n’a été canonisé qu’en 1737), La Broüe admet implicitement que les détails de son texte tout en étant solides n’ont pas été confirmés officiellement par l’Église. Cet aveu judiciaire influence aussi son attitude à l’égard du merveilleux. Il commence le chapitre sur les miracles attribués à Régis à titre posthume par un avertissement sceptique similaire à celle de Bauvais : Ie ne suis pas des plus credules du monde, & pour avoüer une merveille extraordinaire, il me faut du moins des preuves qui ne soient pas loing de l’evidence, je ne sçay pourtant point d’autre nom, que je puisse donner à beaucoup de guerisons qui ont esté obtenuës apres sa mort, par beaucoup de personnes qui ont eu recours à ses prieres & à ses intercessions 42 . 39 Ibid. La merveille « rare » à laquelle La Broüe fait référence ici est sa propre guérison d’une phtisie pulmonaire par l’intercession de Régis. La guérison s’accomplissait à son vœu d’écrire la Vie de celui-ci. Pour le récit de cette guérison voir La Broüe, Iean Francois Regis, p. 331 seq. 40 Pour une analyse des décrets nous renvoyons à Éric Suire, La sainteté française de la Réforme catholique, XVI e - XVIII e siècles, d’après les textes hagiographiques et les procès de canonisation, Pessac, PUB, 2001, p. 353 seq. 41 La Broüe, Iean Francois Regis, préface, s.p. 42 Ibid., p. 291. Rogier Gerrits PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0003 78 Comme dans les hagiographies étudiées ci-dessus, l’attitude sceptique vis-à-vis des miracles sert également à convaincre le lecteur de la véracité des guérisons miraculeuses et permet La Broüe à souligner son statut de « fidèle historien ». La manière réservée dont il écrit à propos des miracles se reflète dans les récits des guérisons qui sont tout autant brefs et réduits aux faits que dans les autres exemples. Et de la même façon que Bauvais et Lantages, La Broüe lie le déroulement des miracles contemporains à ceux de la Bible. Quand par exemple les ulcères d’une femme sont guéris en les frottant avec de la terre du sépulcre du père Régis, il compare l’événement avec la guérison d’un aveugle par Jésus-Christ qui lui avait mis de la boue sur les yeux 43 . Selon La Broüe, les miracles se ressemblent, parce que dans des circonstances normales le remède aurait aggravé la maladie : Il n’apartient qu’à Dieu de guerir les maux par des remedes qui les devroient empirer, & je ne trouve guere moins êtrange, de voir que des ulceres frottez avec de la terre, s’addoucissent d’abord, & commencent à se fermer, que de sçavoir qu’un aveugle ait esté guery, en luy mettant sur les yeux de la bouë, qui ne sembloit estre propre qu’à aveugler 44 . Comme chez Bauvais la comparaison entre miracle contemporain et miracle biblique occasionne la confirmation du pouvoir de Dieu et fait de Régis un ‘simple’ intercesseur. Le protagoniste est surtout loué pour son comportement modeste : « […] [I]l [Régis] se plaisoit à faire des merveilles sans beaucoup de bruit, & sa vertu ne paroissoit jamais mieux, que lors que ne voulant point paroistre, elle agissoit en secret, & operoit des prodiges sans pome & sans appareil 45 ». Aussi, les guérisons miraculeuses qui dépassent clairement les lois de la nature ne sont-elles pas présentées comme les plus remarquables merveilles qui ont été accomplies par Régis : « De tous [sic] les merveilles qui ont rendu illustre la vie du Pere Regis, les plus êclattantes ne sont pas celles que sa main & sa parole ont operées sur les corps : je trouve bien plus estranges les effets surnaturels qu’il a produits sur les ames […] 46 ». Ainsi, La Broüe relate la conversion d’une femme huguenote qui aurait le cœur dur « comme un diamant » et se moquerait des « savants hommes » qui auraient déjà essayé de la convertir 47 . Pourtant, Régis aurait réussi à la convertir en lui disant tout simplement : « Et bien 43 Cf. Jean 9, 6. 44 La Broüe, Iean Francois Regis, p. 294 seq. On notera que La Broüe insiste également sur la fonction paradoxe du miracle. 45 Ibid., p. 290 seq. 46 Ibid., p. 276 seq. 47 Ibid., p. 278. Entre le merveilleux et le vraisemblable PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0003 79 ma bonne amie, vous ne voulez pas vous convertir 48 ? » Elle se convertit toute de suite et répond : « Hé, qui vous dédiroit mon Père ? Vous me le demandez de si bonne grace 49 ». L’énumération des miracles de l’intérieur et dont la qualité surnaturelle n’est pas visible, sont ceux que La Broüe décrit comme « le plus éclattantes ». 4 Conclusion Pour prouver la sainteté dans la période post-tridentine, dans laquelle l’approbation des nouveaux miracles est mise sous un contrôle systématique par l’Église, les hagiographes ne se focalisent plus sur l’aspect merveilleux des miracles, mais conduisent les lecteurs plutôt à leur pertinence morale, édifiante et spirituelle. Nous avons commencé cet article en faisant référence aux concepts poétologiques du merveilleux et du vraisemblable. Selon les théoriciens que nous avons cités le récit doit garder un juste équilibre entre le merveilleux et le vraisemblable pour susciter l’admiration du lecteur 50 . L’admiration pour le merveilleux n’est suscitée que quand le lecteur est convaincu qu’il est vraisemblable. Or, le miracle produit son effet de renforcer la foi en Dieu en suscitant l’admiration des témoins. Pourtant, nous avons pu constater que dans les hagiographies étudiées ici, la balance penche plutôt en faveur de la vraisemblance. Le scepticisme avec lequel les hagiographes introduisent les récits de miracles, renforce effectivement la vraisemblance, mais il n’y a pas, ou peu, d’efforts textuels ou rhétoriques pour attirer l’attention du lecteur sur les dimensions merveilleuses des miracles. Il est donc difficile à concevoir comment les récits de miracles analysés ci-dessus pouvaient soulever l’admiration du lecteur. Une des raisons de ce déficit du merveilleux pourrait être le rôle paradoxal que joue l’admiration dans le genre textuel qu’est le récit de miracle, 48 Ibid. 49 Ibid. Dans le même sens, La Broüe raconte que le père Régis aurait également sauvé quelques mariages : « Je sçay qu’il s’est trouvé des personnes mariées qui ayant eu le bien de luy parler une fois, ont esté gueries soudainement des aversions prodigieuses que l’une avoit de l’autre depuis long-temps » (ibid., p. 288). 50 Selon Aristote c’est le merveilleux qui suscite l’admiration du lecteur : « Il faut jetter le merveilleux dans la Tragédie, mais encore plus dans l’Epopée, qui va en cela jusqu’au deraisonnable ; car, comme dans l’Epopée on ne voit pas les personnages qui agissent, tout ce qui passe les bornes de la raison est tres propre à y produire l’admirable & le merveilleux ». Aristote, La Poétique, traduite en françois avec des remarques, XXV, Paris, C. Barbin, 1692, p. 386. Rogier Gerrits PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0003 80 un genre qui est traditionnellement non-fictionnel et qui fait forcément partie de l’hagiographie. Bien que les miracles soient par définition des événements surnaturels et que l’admiration des témoins directs soit régulièrement mentionnée par les hagiographes, ils font partie de la vie quotidienne à l’époque moderne. Pour l’homme (catholique) du XVIIe siècle une intervention divine dans l’ordre naturel était une possibilité tout à fait acceptée. En outre, le récit de miracle est un élément constitutif pour le genre textuel de l’hagiographie. Ainsi, ce n’est pas possible de surprendre les lecteurs en jouant avec leurs attentes 51 . De plus, l’analyse ci-dessus a démontré que les hagiographes n’ont pas l’intention de surprendre leurs lecteurs avec les miracles, car l’objectif est surtout l’édification des lecteurs. Les récits de miracle ne suscitent donc pas l’admiration du lecteur comme le font les genres textuels typiquement associés avec le merveilleux (surtout l’épopée, mais aussi la tragédie) dont le caractère central est qu’ils provoquent une hésitation chez le lecteur 52 . Tel n’est par leur fonction. Les récits de miracles se comportent plutôt comme l’exemplum médiéval, dans lequel cette hésitation à l’égard de la provenance du merveilleux ne joue aucun rôle. Dans son article sur la représentation du miracle dans les récits médiévaux, Axel Rüth le formule de façon suivante : « [A]s non-autonomous components of a non-literary discourse, miracles are not subject to the logic of verisimilitude but rather to the logic of the exemplum 53 ». Cette observation semble encore avoir sa validité pour les récits de miracle dans l’hagiographie post-tridentine 54 . La vraisemblance n’y joue pas de rôle dans sa fonction mimétique. Elle n’est pas nécessaire pour faire croire le lecteur à un univers merveilleux. Dans le récit de miracle, elle se rapporte au miraculeux réel dans la mesure où la vérité des miracles est présentée comme une réalité indéniable et évidente. 51 Cf. aussi Le Goff, « L’imaginaire médiéval : Merveilleux », p. 460 : « Je crois percevoir, malgré les mutations et les ressources de l’hagiographie, une sorte de lassitude croissante des hommes du Moyen Âge vis-à-vis des saints dans la mesure où, à partir du moment où un saint apparaît, on sait ce qu’il va faire ». Il constate également que le miracle restreint en quelque sorte le merveilleux. C’est une thèse qui semble être confirmée par nos analyses. 52 Dans sa théorie sur la littérature fantastique, Tzvetan Todorov voit dans l’hésitation entre « une explication naturelle et une explication surnaturelle des événements évoqués » la première condition du fantastique. Cf. Tzvetan Todorov, Introduction à la littérature fantastique, Paris, Seuil, 1976, p. 37. 53 Axel Rüth, « Representing Wonder in Medieval Miracle Narratives », MLN, 126, 4, French Issue Supplement : The Long Shadow of Political Theology (2011), p. 90. 54 Guillausseau attire aussi l’attention sur le fait que les récits de miracles fonctionnent comme des exempla médiévaux. Cf. Guillausseau, « Les récits des miracles d’Ignace de Loyola », p. 233-254. Entre le merveilleux et le vraisemblable PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0003 81 C’est aussi pour cette raison que les discussions poétologiques autour des concepts aristotéliques du merveilleux et de la vraisemblance ne semblent influencer que peu l’écriture des récits hagiographiques 55 . En raison de la critique protestante du culte des saints et du rejet des miracles post-bibliques, la véracité joue un rôle primordial dans les récits de miracles post-tridentins bien plus important que dans les récits de miracles médiévaux. Le récit de miracle du XVIIe siècle porte en lui-même encore les traces de l’exemplum médiéval, mais dans le cadre des réformes tridentines le discours de la preuve s’y ajoute d’une façon envahissante. La véracité des miracles doit être désormais prouvée. Ce n’est pas en appliquant une stratégie rhétorique visant à étonner le lecteur que l’on y parvient, mais surtout en développant une ligne d’argumentation qui inscrit les miracles dans l’histoire du salut, et en faisant appel à des témoins fiables. Finalement, les hagiographes détournent l’attention du lecteur du merveilleux et lient les miracles à la vertu des candidats à la sainteté. Les récits des miracles servent donc en premier lieu d’exemples édifiants et suscitent plus d’admiration pour la vertu des saints que pour les miracles 56 . Les saints post-tridentines sont - pour utiliser les termes de Hans Ulrich Gumbrecht - plus des « ethische Virtuosen » (virtuoses éthiques) que des « magische 55 Ces discussions qui comme on le sait mèneront à la fin du siècle à la querelle du merveilleux païen et du merveilleux chrétien joue pourtant un rôle important pour la représentation du merveilleux dans les genres fictionnels tels que le théâtre ou la poésie épique. Pour la représentation des saints et de la sainteté dans le théâtre ou dans les poèmes épiques nous renvoyons aux études suivantes : Anne Teulade, Le théâtre hagiographique en France et en Espagne au XVIIe siècle : essai de poétique comparée, Lille, atelier de reproduction des thèses, 2004 ; Barbara Selmeci Castioni, « Déjouer le saint. Le devenir de l’image du saint dans le théâtre religieux en France au XVII e siècle, à l’interstice du théâtralisable et du théâtralisé », Fabula- LhT, 19 (2017), Les Conditions du théâtre : le théâtralisable et le théâtralisé, dir. Romain Bionda, en ligne : http: / / www.fabula.org/ lht/ 19/ selmecicastioni.html (consulté le 31 janvier 2022) ; Lucien Wagner, « Guerre sainte et politique moderne. La croisade dans Clovis et Saint Louis », dans Roman Kuhn et Daniel Melde (dir.), La guerre et la paix dans la poésie épique en France (1500-1800), Stuttgart, Steiner, 2020, p. 153-164. 56 C’est ce que constatent aussi Sophie Houdard, Marion de Lencquesaing et Didier Philippot, « Lire et écrire des Vies de saints : regards croisés XVII e / XIX e siècles », http: / / journals.openedition.org/ dossiersgrihl/ 6322. Dans son article dans ce même recueil Anoinette Gimaret montre que l’admiration joue également un rôle quant aux corps des saints. Cf. Savoir lire le corps de l’autre : la biographie hagiographique et le travail de la preuve (autour des Vies de Marthe d’Oraison et Agnès d’Aquillenqui), https: / / doi.org/ 10.4000/ dossiersgrihl.6355 (consulté le 31 janvier 2022). Rogier Gerrits PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0003 82 Helfer » (assistants magiques) 57 . La question de la médiatisation du miracle dans l’hagiographie post-tridentine est donc ambivalente. Il s’avère être difficile de représenter le miraculeux de sorte qu’il suscite la même admiration chez le lecteur qu’il est censé susciter chez les témoins directs. À l’époque post-tridentine, la médiatisation du miracle s’accomplit en suivant les normes institutionnelles. Elle fait désormais partie d’un processus et d’une campagne ecclésiastique qui met au centre d’un côté l’importance du culte des saints officiels et tente de l’autre d’empêcher l’idolâtrie pour laquelle les protestants les avaient critiqués. Le miraculeux n’est accessible qu’à travers une médiatisation contrôlée et institutionnalisée. 57 Hans Ulrich Gumbrecht, « Faszinationstyp Hagiographie. Ein historisches Experiment zur Gattungstheorie », dans Christoph Cormeau (dir.), Deutsche Literatur im Mittelalter. Kontakte und Perspektiven. Hugo Kuhn zum Gedenken. Stuttgart, Metzler, 1979, p. 37-84, ici p. 54. En partant de l’idée fascinante que les textes hagiographiques tentent de donner une réponse à la question de savoir comment atteindre une vie accomplie, Gumbrecht attribue deux fonctions à l’hagiographie dont la signification varie historiquement : d’un côté, elle a la fonction de donner aux lecteurs un exemple d’une vie éthique à imiter, de l’autre elle doit garantir le recours aux pouvoirs surnaturels. Sans vouloir discuter la question de la vie accomplie, nous pouvons constater que les réflexions de Gumbrecht ouvrent une piste de réflexions pertinente pour nos recherches dans la mesure où elles définissent l’hagiographie par rapport à ses fonctions en tant que genre textuel. À cause de l’institutionnalisation des procès de canonisations, la deuxième fonction semble perdre son pouvoir au profit de la première. Entre le merveilleux et le vraisemblable PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0003 83 5 Bibliographie 5.1 Sources Aristote. La Poétique, traduite en françois avec des remarques, XXV, Paris, C. Barbin, 1692. Aubignac, Abbé d’. La Pratique du Théâtre, éd. Helène Baby, Paris, Champion, 2001. Augustin d’Hippon. Contra Faustum Manichaeum, éd. J. Zycha, Vienne, Tempsky, 1891, (Corpus Scriptorum Ecclesiasticorum Latinorum 25/ 1). Augustin d’Hippon. De civitate dei libri uiginti duo, éd. B. Dombart, A. Kalb, Turnhout, Brepols, 1955 (Corpus Christianorum Series Latina 47). Bauvais, Jacques. La vie du béat Pere César de Bus, Paris, S. Heure, 1645. Boileau, Nicolas. Œuvres complètes, éd. Antoine Adam et Françoise Escal, Paris, Galllimard, 1966. Broüe, Claude La. La vie du reverend Pere Iean Francois Regis, de la Compagnie de Iesus, Préface, Liège, J. Mathias, 1654. De l’invocation, de la vénération, et des reliques des saints, et des saintes images. 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M ARION DE L ENCQUESAING (U NIVERSITÉ A OYAMA G AKUIN , T OKYO ) Les Vies de saint de l’époque post-tridentine sont caractérisées par un double processus vers, tout d’abord, ce qu’on appellera l’acceptable, modalité normative selon laquelle se présente ce « nouveau » discours hagiographique, ensuite, l’autorisation, que ce même discours recherche et par là même construit 1 . C’est au croisement de cette attention accrue à l’acceptable et de cette recherche constante de l’autorisation que s’élabore la Vie moderne. De nombreuses stratégies de contournement se mettent en place dans le narré des événements, selon la logique d’un miraculeux atténué, et relèvent de « procédés garantissant, selon les mots d’Albrecht Burkardt, que qui veut comprendre, comprendra tout de même 2 ». En effet, les critiques contre des Vies trop incroyables se multiplient, tant parmi les ennemis de l’Église romaine que dans ses rangs : il faut prouver autrement, d’autant plus quand on entend faire le récit de la Vie des héros de la sainteté récente. En Espagne, dans le second XVI e siècle, puis en France, au début du XVII e siècle, sont publiées des formes hagiographiques renouvelées. L’une des manifestations de cette modernisation est la mise en sourdine du merveilleux dans sa forme la plus manifeste : le miracle. À cet effet d’atténuation s’ajoute un geste d’évitement qui permet de continuer à dire la sainteté sans la dire, la retenue du substantif « saint » n’empêchant pas la création de nouvelles expressions qui la disent tout autant, de même que 1 Selon une logique de dédoublement des enjeux constant : autoriser le héros et sa sainteté suppose d’autoriser le récit, et, in fine, l’hagiographe. Sur ces questions d’autorisation, voir Jacques Le Brun, « La sainteté à l’époque classique et le problème de l’autorisation », dans id., Sœur et amante. Les biographies spirituelles féminines du XVII e siècle, Genève, Droz, 2013, p. 241-260. 2 Albrecht Burkardt, « Reconnaissance et dévotion : les vies de saints et leurs lectures au début du XVII e siècle à travers les procès de canonisation », Revue d’histoire moderne et contemporaine, XLIII, 2 (1996), p. 221. Marion de Lencquesaing PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0004 86 l’emploi du mot « saint » dans sa forme adjectivale en maintient la présence au sein du texte hagiographique 3 . Mais la Vie moderne n’est pas que l’objet de mutations dans les attendus discursifs de la tradition hagiographique : l’excroissance, la délimitation et l’étude systématique des vertus du candidat à la sainteté au sein de l’ouvrage, en parallèle de sa biographie, sont le signe le plus visible d’une autre manière de prouver, qui se maintient principalement durant l’époque moderne. Non seulement le terme de « vertu » se multiplie, mais l’étude « des vertus » (des qualités chrétiennes possédées et exercées par le héros de la sainteté) devient un incontournable de l’ouvrage hagiographique. C’est parce qu’elle est une forme désormais contestée, à la fois historiquement et théologiquement, que la Vie de saint semble élaborer un espace dédié aux vertus, récupéré de la nomenclature des procès de canonisation. Il est doublement autorisant, tout d’abord de manière attendue par son contenu fortement édifiant, indépendant du pan biographique de l’ouvrage, mais aussi par sa forme recensant des vertus qui sont autant d’actions légitimantes classées et étudiées de manière systématique et qui s’exhibent comme démonstration d’excellence chrétienne. Nous ne nous intéresserons pas au pan biographique du texte hagiographique publié à l’époque moderne mais au pan souvent le plus délaissé - par le lecteur comme par la critique -, celui consacré aux vertus du héros de la sainteté. Après avoir historicisé rapidement le concept de « vertu », nous interrogerons l’inflation de ce discours de vertus dans les Vies espagnoles puis françaises de l’époque moderne, où l’on peut observer un rééquilibrage entre miraculeux et vertueux, le vertueux acquérant une place massive à la fois en regard du récit biographique chronologique (la Vie par rapport aux vertus) et en regard des miracles, au moyen d’un transfert du merveilleux de l’un à l’autre. 1 De la vertu au « discours de vertus 4 » La vertu n’est pas une nouveauté de la production hagiographique de l’époque moderne. Comprise dans sa dimension morale 5 , elle est présente dans les Vies individuelles depuis celles de l’Antiquité chrétienne, héritée de 3 En 1643, l’une des Vies de Jeanne de Chantal s’intitule Les saintes reliques de l’Érothée, en la sainte vie de la Mère Jeanne-Françoise de Frémyot (Paris, S. Huré, 1643). 4 Michel de Certeau, L’écriture de l’histoire, Paris, « folio histoire », 2011 [ 1 1975], p. 327. 5 Et non dans son acception de puissance. Les vertus, nouveaux miracles ? PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0004 87 la philosophie grecque qui la met au centre de sa conception de la morale, la vertu étant l’excellence de l’homme dans ses actions en tant qu’elles sont libres 6 . L’Antiquité chrétienne conserve l’idée d’excellence et récupère les vertus morales (prudence, tempérance, force, justice). Le Nouveau Testament fait une place à la vertu, d’une part sous forme de séquence, notamment dans l’Épître aux Galates et dans les béatitudes évoquées par Matthieu 7 , d’autre part dans les lettres de Paul qui évoquent et construisent les trois vertus de foi, espérance et charité 8 auxquelles Augustin, au III e siècle, donne la préséance sur les vertus cardinales, tout en mettant l’accent sur le fait que les vertus théologales viennent de Dieu 9 . Durant le Moyen Âge, Thomas d’Aquin synthétise en un système cohérent les vertus théologales et cardinales selon la théorie de la connexion des vertus, et diverses vertus secondaires (telles que l’humilité, la joie, l’obéissance, la chasteté, etc.) en sont issues 10 . Dès l’Antiquité, les saints constituent des exemples en actes de ces diverses vertus et les écrits hagiographiques peuvent insister sur leur possession. Le terme de virtus offrait en outre une ambiguïté que les hagiographes ont souvent exploitée, puisqu’il renvoyait à la fois à la puissance permettant de faire des miracles et à la qualité d’âme et de vie du héros 11 . À 6 Jean-Marie Aubert, « Vertus », dans André Derville / Marcel Viller (dir.), Dictionnaire de Spiritualité Ascétique et Mystique, Paris, Beauschesne, 1932-1995, t. 16, 1994, col. 486. 7 Gal 5,22-23 et Mt 5,3-12. 8 1 Thess 1,3 et 1 Cor 13,13. 9 Augustin, Des mœurs de l’Église catholique, trad. d’Antoine Arnauld, Paris, J.-H. Pralard, 1720, I, 15, p. 65. 10 Thomas d’Aquin, La Somme théologique, Paris, Cerf, 1984, t. II, q. 55 à 67, p. 336- 411. Voir aussi Bertrand Cosnet, « Les principes figuratifs des vertus », dans id., Sous le regard des Vertus : Italie, XIV e siècle, Tours, Presses universitaires François Rabelais, 2015, en ligne : http: / / books.openedition.org/ pufr/ 8281 (consulté le 25 février 2022). 11 Certeau, L’écriture de l’histoire, p. 327-328 et André Vauchez, La sainteté en Occident aux derniers siècles du Moyen Âge (1198-1431), Rome, École française de Rome, 2014 [ 1 1981], p. 497, n. 1. À ce sujet, voir par exemple la préface de la Vita Germani où les « vertus divines » (virtutes divinas) renvoient aux expressions « le spectacle de cette piété » (religionis contemplatio) et « exemples de ces innombrables miracles » (innumerabilium miraculorum exempla) (Constance de Lyon, Vie de Saint Germain d’Auxerre, Paris, Cerf, 1965, p. 119) ou certains passages de la Vita Martini (Sulpice Sévère, Vie de Saint Martin, Paris, Cerf, 1967, t. I, ep. 1,6, p. 318 et le commentaire en t. III, p. 1135). Marion de Lencquesaing PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0004 88 la différence des Vies antiques, et selon la leçon de Grégoire le Grand 12 , les Vies médiévales ne prêtent pas forcément aux vertus une fonction clairement définie d’exemplarité 13 . André Vauchez a montré comment la fonction édifiante de la vertu prend place dans les enquêtes sur les candidats à la sainteté à la fin du Moyen Âge 14 , avant que la sainteté ne soit identifiée par l’Église romaine à l’héroïcité des vertus 15 . À l’époque moderne, la vertu devient indissociable du critère de l’héroïcité. L’expression « héroïcité des vertus 16 » devient courante au XVI e siècle et, à partir du XVII e siècle, il faut que le dossier puisse prouver que les vertus ont été pratiquées en un degré extraordinaire - « héroïque ». Au-delà du XVII e siècle, le traité de Prospero Lambertini sur la béatification et la canonisation pose comme exigence la pratique héroïque, constante et joyeuse des vertus par le candidat à la sainteté - qui ne doit avoir excellé que dans la pratique de celles qu’il aura eu l’occasion de pratiquer 17 . L’exercice des vertus se constitue ainsi en preuve incontournable de tout procès en sainteté, donnant un rôle majeur au discours de vertus dans les écrits hagiographiques modernes, les Vies des XVI e et XVII e siècles ménageant un espace entièrement dévolu à leur étude. 12 « Dans les commentaires sur l’Écriture, on reconnaît comment la vertu doit être acquise et gardée ; dans le récit de miracles, nous connaissons comment, une fois acquise et gardée, elle est mise en lumière. Certains sont plus embrasés d’amour pour la patrie céleste par des exemples vivants que par des énoncés » (Grégoire le Grand, Dialogues, Paris, Cerf, 1979, t. II, p. 17). 13 C’est une idée qui prévaut avec les ordres mendiants (Vauchez, La sainteté en Occident, p. 508). 14 Dès la fin du XII e siècle, Innocent III insiste sur la part égale de la « vertu des mœurs » et de la « vertu des signes », quand Innocent IV ( XIII e siècle) fait de la sainteté une succession ininterrompues d’actions vertueuses (ibid., p. 43, 583 et 602). 15 Ibid., p. 606-608. 16 Sur l’origine incertaine de la formule, voir Vauchez, La sainteté en Occident, p. 606- 607, et Éric Suire, La sainteté française de la Réforme catholique ( XVI e - XVIII e siècles) d’après les textes hagiographiques et les procès de canonisation, Pessac, PUB, 2001, p. 211). 17 Voir les chapitres 21 à 41 du livre III du De servorum Dei beatificatione et beatorum canonizatione. Les vertus, nouveaux miracles ? PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0004 89 2 L’invention d’un espace textuel dans l’hagiographie moderne espagnole La Vie de saint antique a parfois isolé certaines vertus de son héros, en proposant une progression biographique qui enchâssait parfois un portrait pouvant être assimilé à un discours délimité sur les vertus. La Vie d’Antoine d’Athanase consacre quelques chapitres à la foi et à la sagesse du moine égyptien 18 . Ce peut aussi être la fin du texte qui évoque le caractère du saint, comme la Vita Martini présentant son héros en maître, en ascète puis en confesseur 19 . De même, la Vita Ambrosii comporte quatre sections centrales consacrées à des qualités chrétiennes de son héros, c’est-à-dire à son héroïsme dans les choses quotidiennes, à son naturel ascétique, à sa générosité et à son don des larmes 20 . Les Vies suivent souvent une progression chronologique mais aussi éthique, le saint progressant spirituellement (Antoine) ou l’hagiographe structurant son récit selon une intériorisation des combats du saint (Martin). Avec ces sections consacrées aux qualités, les Vies antiques proposent en outre un semblant de caractérisation individuelle de leur héros, ce que font, en le développant, les Vies modernes, dans la façon dont chacune agence les vertus 21 . On ne peut cependant parler d’une partition similaire à celle qui se met en place à l’époque moderne, les enjeux de la probation différant considérablement. L’idée d’une délimitation nette surgit dans l’hagiographie espagnole du XVI e siècle, dont les biographies se donnent à lire dans un format inédit (ce sont des Vies individuelles, plus imposantes) par rapport aux dernières Vies du Moyen Âge, signe d’une volonté de renouvellement face aux nombreuses critiques à l’encontre des écrits hagiographiques 22 . On trouve ainsi dans ces écrits une section exclusivement consacrée à l’étude des vertus, qui vient de la nomenclature des procès s’intéressant en détail aux vertus exercées par les candidats. 18 Athanase d’Alexandrie, Vie d’Antoine, Paris, Cerf, 1994, chap. 67-80, p. 311-341. 19 Sévère, Vie de Saint Martin, t. I, chap. 25-27, p. 308-317. 20 Paulin, Vie d’Ambroise, dans Jean-Pierre Mazières (dir.), Trois vies par trois témoins : Cyprien, Ambroise, Augustin, Mayenne, Migne, 1994, chap. 38, p. 89-90. 21 Il serait anachronique d’attendre de ces Vies une construction de vertus plus ferme dans la mesure où ce sont les procès de canonisation qui l’élaboreront. 22 Voir Axelle Guillausseau, « Unanimité ou uniformité ? Les hagiographies espagnoles post-tridentines : des modèles de sainteté aux modèles d’écriture », Mélanges de la Casa de Velázquez, 38, 2 (2008), p. 15-37 et Suire, « Entre sclérose et renouveau. Les orientations de l’hagiographie française du XVI e siècle », Mélanges de la Casa de Velázquez, Le temps des saints, 33, 2 (2003), p. 61-77. Marion de Lencquesaing PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0004 90 Certaines Vies rédigées au sein de la Compagnie de Jésus par le père de Ribadeneyra ainsi que celle de Thérèse par le père Ribera ménagent un espace au discours du vertueux. Première Vie moderne, la Vie d’Ignace de Loyola par Ribadeneyra, publiée en 1572 23 , est un texte hagiographique capital en raison de la place qu’il donne aux vertus dans la spatialité de l’ouvrage. Ce sont des enjeux présentés comme esthétiques qui motivent la partition du discours hagiographique : […] car bien que nous les [les vertus d’Ignace] ayons touchées presque toutes en passant au progrès de notre discours, si est-ce pourtant que le peu que nous en avons dit a été si fort ombragé, et bien souvent obscurci, de la narration de plusieurs autres choses, desquelles ces vertus se sont trouvées enlacées, qu’il faut nécessairement, pour les voir en leur lustre et perfection, les tirer de cette presse, comme du fond d’un magasin où elles sont toutes pêle-mêle, entassées les unes sur les autres, et les étaler en lieu clair et découvert, où elles aient chacune son propre jour […] 24 . L’image triviale de l’arrière-boutique dit la nécessité d’un renouvellement en faisant des discours de la sainteté une « marchandise » devenue invisible parce que non désirable. On voit se dessiner l’idée d’une concurrence entre les contenus biographique et topologique, les vertus pâtissant de leur confusion avec la narration événementielle. Le péritexte de la Vie d’Ignace de Loyola insiste sur la logique d’exemplarité que revêt l’ouvrage pour le public jésuite et la nouvelle structuration du discours hagiographique répond à ce projet 25 . Les vertus que Ribadeneyra isole en une partie qui leur est consacrée sont celles attendues d’un général de la Compagnie, donnant ainsi un modèle de comportement aux jésuites 26 . Déclinées en treize chapitres, elles occupent environ 20% de l’ouvrage : après un chapitre consacré à l’oraison du fondateur, on trouve ainsi la charité, un ensemble de vertus plus directement monacales (humilité, obéissance, mortification, modestie), des vertus plus spécifiquement tournées vers la direction d’un ordre (sévérité, magnanimité, prudence, 23 Pedro Ribadeneyra, Vita Ignatii Loiolae, Societatis Jesu fundatoris, Naples, J. Caechium, 1572. Nous citons le texte à partir de sa version française : La vie du R. père Ignace de Loyola, Avignon, J. Bramereau, 1599. Malgré des variations, le texte est en grande partie fidèle aux deux Vies, latine (1572) et espagnole (1586), d’Ignace par Ribadeneyra. 24 Ibid., avant-propos du livre V consacré aux vertus, p. 442. 25 L’ouvrage, traduit puis imprimé à l’étranger, notamment pour les jésuites ne comprenant pas forcément bien le latin, puis l’espagnol, s’adresse finalement à un public qui n’est pas seulement celui de l’ordre. 26 La vie du R. père Ignace de Loyola, p. 595. Ce sont les vertus telles qu’énoncées par Ignace dans le chapitre 2 de la neuvième partie des Constitutions. Les vertus, nouveaux miracles ? PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0004 91 vigilance) et une étude de miracles qui, en réalité, n’en est pas une 27 , indice d’un lien renforcé entre vertueux et miraculeux. Outre le désir de faire portrait, ce qui est important est la volonté de produire un discours organisé et méthodique des vertus du personnage, qui pousse l’exemplarité vers le discours de formation. De même, la Vie du père de Borgia, publiée en espagnol en 1592, tant pour la Compagnie que pour le monde, présente une partie consacrée à l’étude des vertus du personnage en dix chapitres, qui recoupent à peu près celles du fondateur de la Compagnie. Dans l’adresse au lecteur de cette dernière partie de la Vie, Ribadeneyra écrit : Et n’y a pas de doute que chaque vertu considérée particulièrement et à part soi, n’éveille et émeut davantage les cœurs, que quand elle est accompagnée, et comme étouffée de la narration d’autres choses qu’il faut nécessairement coucher en l’histoire 28 . L’hagiographe confère au discours de la vertu le pouvoir jusque-là attribué à la narration événementielle : non seulement le discours de vertu s’autonomise, mais il se voit conféré un pouvoir pathétique. Dans sa Vie de Thérèse de Jésus, Ribera s’adresse aussi à un multiple public et explique à l’initial du livre consacré à l’étude des vertus : Celui qui aura lu ce que j’ai jusques ici dit, pensera que j’ai déjà tiré au vif le portrait de la Mère Thérèse de Jésus, que j’ai promis au commencement de cette histoire, mais en tout ce que j’ai écrit jusques ici, je n’ai fait que l’ébaucher, maintenant la vais dépeindre et mettre en chair vive, et lui donner les vives couleurs, et jeter les linéaments, le mieux que je pourrai […] 29 . L’hagiographe souligne les manques de la partie biographique mais montre surtout qu’il entend faire œuvre de portraitiste (« portrait », « ébaucher », « dépeindre », « vives couleurs »), annonçant à son lecteur une hypotypose (« tirer au vif », « mettre en chair vive ») qui prendra d’abord forme dans l’évocation des vertus naturelles de Thérèse et de ses « grâces corporelles ». En outre, la logique de la preuve est explicite dans cette Vie : les vertus, étudiées en vingt-six chapitres, constituent plus d’un tiers de l’ouvrage, dont une étude stricte des vertus théologales. Les vertus monastiques sont mises en valeur, et l’on trouve des vertus plus spécifiquement tridentines (la 27 Sur ce problème d’absence de miracles, voir Guillausseau, « Les récits des miracles d’Ignace de Loyola », Mélanges de la Casa de Velázquez, 36, 2 (2006), p. 233-254. 28 Ribadeneyra, La Vie du Révérend Père François de Borgia, Lyon, P. Rigaud, 1609, p. 357 ; le texte est fidèle à la Vie espagnole de 1592. 29 Francisco de Ribera, La Vie de la mère Térèse de Jésus, Anvers, G. Bellère, 1607, f. 234 v. Marion de Lencquesaing PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0004 92 dévotion au Saint-Sacrement, aux saints, l’insistance sur l’obéissance) 30 . La dimension de probation est ainsi beaucoup plus marquée 31 . On voit comment l’autonomisation des vertus en un discours distinct devance ainsi les attentes des procès tout en faisant montre d’un souci de modernisation de la biographie. 3 La fixation d’un lieu textuel dans l’hagiographie moderne française Les hagiographies françaises s’écrivent sur le modèle des espagnoles, par imitation d’une façon de raconter la vie des héros contemporains de la sainteté et d’un format hagiographique ayant fait ses preuves - en témoigne la quintuple canonisation de 1622. Les premières Vies publiées sont celle de Pierre Favre par Nicolas Orlandini, en 1618 (qui est une traduction de sa Vie latine de 1614) et celle de César de Bus par Jacques Marcel en 1619, alors que les premiers serviteurs de Dieu français de la génération posttridentine commencent à mourir : c’est aussi le moment de la Vie de Marie de l’Incarnation (morte en 1619), publiée par Duval en 1621, et des quatre Vies de François de Sales publiées en 1624, 1625 et 1628. Dans leur structure globale, ces Vies incorporent la structure classifiante des interrogatoires des procès : existence jusqu’à l’entrée dans les ordres, vertus théologales et cardinales, « préceptes évangéliques », « dons surnaturels », mort de la candidate ou du candidat, miracles post mortem 32 . Une Vie moderne est un ouvrage composé de plusieurs espaces textuels qui reprennent de façon variée ces catégories : le plus souvent, on trouve d’une part, la biographie, et d’autre part, un exposé des vertus, qui peut intégrer des miracles - parfois rejetés dans une ultime partie 33 . Au sein de la partie 30 Sur la façon dont les causes espagnoles ont fixé les critères de la sainteté reconnue par l’Église romaine, entre autres l’insistance sur les vertus au détriment de la mystique, voir Jean-Robert Armogathe, « La fabrique des saints. Causes espagnoles et procédures romaines d’Urbain VIII à Benoît XIV ( XVII e - XVIII e siècles) », Mélanges de la Casa de Velázquez, Le temps des saints, 33, 2 (2003), p. 15-31, en ligne : https: / / journals.openedition.org/ mcv/ 158 (consulté le 22 février 2022). 31 En outre, l’hagiographe propose et justifie une candidate mystique (les neuf premiers chapitres des vertus sont ainsi consacrés à sa vie spirituelle). 32 Voir Christian Renoux, « Discerner la sainteté des mystiques. Quelques exemples italiens de l’âge baroque », Rives nord-méditerranéennes, 3 (1999), en ligne : http: / / journals.openedition.org/ rives/ 154 (consulté le 02 septembre 2021). 33 Certains ouvrages sont strictement biographiques, comme la Vie de Catherine de Jésus par Madeleine de Saint-Joseph en 1625, qui relève du mémoire plus que de l’ouvrage destiné à être rendu public, à l’image de la Vie de Jacques Laynez écrite Les vertus, nouveaux miracles ? PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0004 93 ou du livre consacré aux vertus, l’ordre change d’une Vie à l’autre, les hagiographes préférant mettre en avant les vertus plus particulièrement pratiquées par leur héros ou qui leur semblent les plus signifiantes - ainsi en est-il de l’insistance sur le discernement des esprits de Marie de l’Incarnation 34 . On note cependant un alignement progressif sur l’ordre suivant : vertus théologales, vertus cardinales, vertus monacales, vertus morales incontournables (humilité et mortification) et vertus ayant une couleur nettement tridentine, comme l’insistance sur les diverses dévotions des candidats ou leur manière de lutter contre toutes sortes d’« hérétiques » 35 . L’effet de catalogue de ces compilations de vertus est renforcé par l’absence de liaison entre les chapitres ou la clôture brutale de certains ouvrages. Enfin, on tend pendant le premier XVII e siècle vers un équilibre entre vie et vertus 36 . Si l’insistance sur les vertus en regard des miracles n’est pas nouvelle 37 , l’excroissance du vertueux dans la Vie moderne doit être lue comme le symptôme d’une exigence de preuve désormais attendue pour les écrits hagiographiques. Dire que les vertus sont plus convaincantes que les miracles pouvait ainsi sembler une évidence, et pourtant les hagiographes n’hésitaient pas à le rappeler dans leurs écrits, comme Jacques Marcel en 1618 : Je ne crois pas qu’il soit expédient d’autoriser avec de lâches et faibles raisons des merveilles, puisqu’elles s’autorisent assez d’elles-mêmes, chacun reconnaissant bien que semblables effets ne peuvent procéder que d’une toute puissante cause. Si toutefois il s’en trouvait encore quelqu’un qui, faute de science ou de conscience, prêta sa croyance à regret, de grâce, qu’il jette les yeux sur les insignes vertus de ce bon Père, et je m’assure qu’il trouvera ce qu’il cherche, étant ses vertus une puissante preuve de ses merveilles, comme ses merveilles une divine approbation des mêmes par Ribadeneyra (mais qui proposait une table des matières alphabétique faisant figurer les vertus de son héros). 34 André Du Val, La Vie admirable de sœur Marie de l’Incarnation, Paris, A. Taupinart, 1621, l. II, chap. 2. 35 C’est par exemple le cas des trois premières Vies de Jeanne de Chantal des années 1642-1643. La structure est à peu près stable d’une Vie à l’autre et présente des regroupements de vertus correspondant à l’ordre utilisé dans les enquêtes. 36 Pour exemple, les vertus constituent environ 63% de la Vie de Pierre Favre (1618), 50% de celle de François de Sales par La Rivière (1624), 48% dans celle de Jeanne de Chantal par Fichet (1643), 50% de celle de Pierre Fourier de Bedel (1645), enfin 46% de celle de Vincent de Paul par Abelly en 1668 (il s’agit de la deuxième édition, raccourcie, de celle de 1664). 37 Voir Renoux, « Discerner la sainteté des mystiques », et Suire, La sainteté française, p. 191-220. Marion de Lencquesaing PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0004 94 vertus, se validant réciproquement l’un l’autre envers tout homme de bon et sain jugement 38 . Les « merveilles » (miracles et autres événements surnaturels) n’ont pas besoin d’une justification « puisqu’elles s’autorisent assez d’elles-mêmes » et qu’elles émanent de Dieu, qui manifeste de la sorte son approbation. Au secours des miracles (jamais ainsi nommés), l’hagiographe enjoint le lecteur sceptique à considérer « les insignes vertus de ce bon Père » qui sont « une puissante preuve de ses merveilles ». Qu’il s’agisse des miracles ou des vertus, c’est une question de croyance, mais une croyance réfléchie, celle d’un lecteur pensant (« tout homme de bon et sain jugement », doté de « science »). Si miracles et vertus ne sont ainsi pas substituables, on ne peut cependant manquer de remarquer que les Vies qui évoquent des miracles les maintiennent dans la périphérie des vertus, voire parmi elles, souvent dans l’évocation de dons surnaturels, comme dans les quatre premiers chapitres de la partie consacrée aux vertus de César de Bus 39 . Les parties consacrées aux vertus sont caractérisées par une rhétorique judiciaire : le lexique de la preuve, la mention de témoins, les preuves externes que constituent les témoignages de prestigieux prélats et spirituels ou encore le recours aux ipsissima verba, signalés ou non par des guillemets en marge sont au service de la défense du candidat. Après une définition de la vertu étudiée dans le chapitre, la démonstration repose sur une argumentation par l’exemple, se justifiant des propos de Grégoire le Grand sur la nécessité de l’exemple en regard de la seule théorie ; en outre, le principe de la répétition appliqué à ces exemples vient montrer l’indispensable pratique régulière de la vertu. Le chapitre se ferme souvent sur une formulation conclusive confirmant la possession de ladite vertu 40 . 38 Marcel, La Vie du R. Père César de Bus, Lyon, Cl. Morillon, 1619, p. 357-358. Sur cette Vie, et la manière dont elle traite les miracles et les vertus, voir également l’article de Rogier Gerrits dans ce volume. On trouve le même type de réflexion plus tard dans le siècle : dans son chapitre sur les miracles de Jeanne de Chantal, l’hagiographe les justifie en disant qu’ils ne sont que la manifestation d’une sainteté fondée sur les vertus (Henri de Maupas du Tour, La Vie de la vénérable mère Jeanne Françoise Frémyot, Paris, S. Piget, 1647, p. 589). 39 Dans sa Vie de Marie de l’Incarnation, Duval désavoue la préséance accordée par les lecteurs aux grâces gratuites sur les grâces sanctifiantes (La Vie admirable de sœur Marie de l’Incarnation, p. 496). Il consacre cependant trois des quatre premiers chapitres des vertus aux grâces gratuites (discernement, prophétie et science de Dieu). 40 Voir par exemple ce type de formulation : « ces exemples suffiront pour dire qu’en quelque manière que nous considérions la foi, elle a admirablement relui en l’âme de cette bienheureuse » (ibid., p. 444). Les vertus, nouveaux miracles ? PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0004 95 On constate en outre dans ces nouveaux écrits la récupération par le discours des vertus du merveilleux accompagnant le miracle et sa conversion en une modalité d’écriture. Le merveilleux intégré au discours des vertus devient un problème d’ordre formel. On observe des effets de déplacement : les motifs miraculeux (résurrection, guérison, etc.) cèdent la place aux actes vertueux érigés en nouveaux motifs narratifs (l’obéissance absolue, l’abandon à la volonté divine, etc.), accompagnés de motifs rhétoriques (des stéréotypes d’expression du type « sa vie vertueuse était le plus grand de tous les miracles », des expressions figées comme « rare vertu »). Cette appropriation du merveilleux comme modalité d’écriture est visible dans le langage hyperbolique de ces discours qui relève d’une rhétorique de l’excès, dans leur contenu exhaustif (toutes les vertus, en leur plus haut degré) et dans l’enjeu hagiographique qui consiste à convertir l’ordinaire d’une pratique des vertus chrétiennes en extraordinaire à la fois sanctifiant et qualifiant. Au sein des chapitres, les hagiographes n’hésitent pas à recourir à des figures d’exagération, comme on le voit dans le goût de Fichet pour la liste : Si la vertu est une habitude droite, conforme à la raison, qui donne l’habilité à l’homme pour faire toutes ses actions selon les règles divines ; s’il en est de surnaturelles qui nous élèvent à Dieu et nous portent au Ciel ; si de naturelles, qui regardent l’honnêteté et la civilité entre les hommes ; si des purifiantes qui purgent l’homme de ses vices et de ses passions ; si des purifiées, qui dressent la vie de l’homme ; si des exemplaires et parfaites, qui sont propre des âmes héroïques, qui étant purifiées, illuminées, parfaites en toutes les trois vies, impriment leur perfection aux imparfaits ; […] si des séculières et des religieuses, si des communes et ordinaires, si des particulières et extraordinaires, si le chacun des individus, en a une singulière, d’où il arrive que l’on prône tous les saints, comme incomparables, il n’en est point qu’elle n’ait obtenu en éminence […] 41 . L’emploi de multiples caractérisations finalement interchangeables et l’enchâssement d’énumérations au sein même d’une liste montrent bien le recours à une rhétorique de l’excès. Marqueur topique, l’hyperbole est chez lui la norme stylistique de l’écrit hagiographique : De toutes ses rares vertus, la plus rare et plus excellente était celle-ci : car par le moyen d’icelle, il voulait d’un vouloir plein et parfait, tout ce qui partait de la volonté de Dieu, à cause de quoi s’élevant bien haut par-dessus le commun des hommes, il jouissait d’une perpétuelle tranquillité d’esprit, comme on dit que le sommet du mont Olympe est au-dessus de tout orage 41 Fichet, Les reliques de l’Érothée, p. 497-498. Marion de Lencquesaing PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0004 96 et tempête, à raison de sa hauteur, et paraissait avec une face égale en tous accidents, immuable de front, aussi bien que de cœur 42 . Cet extrait de la Vie de César de Bus synthétise un ensemble de traits rhétoriques que l’on peut trouver dans ces parties : la description d’une vertu - la résignation - se fait par un recours généralisé à l’hyperbole (registre mélioratif, structure superlative, sèmes de la permanence, de l’élévation et de la perfection, référence culturelle autorisante à la culture antique). Est indissociable de cette rhétorique hyperbolique la manière dont les Vies du XVII e siècle présentent rapidement des héros complets, véritables décathloniens de la vertu. Si un saint pouvait être le champion d’une vertu spécifique, on voit qu’à l’époque moderne les héros de la sainteté les possèdent toutes : « Une seule vertu, même portée à un degré extraordinaire, ne suffit plus pour accéder à la sainteté. Il les faut toutes […] 43 ». Comme le précise Éric Suire, la logique de probation qui désormais tend à régir l’écriture de la Vie réclame l’entière possession du catalogue. Le saint offert à la lecture devient un modèle chrétien entier. Les Vies modernes françaises en font un élément définitoire du genre hagiographique : Or toute la vie de la Mère dont nous faisons le portrait, a été une vertu, je dis toutes les vertus, et toutes les vertus ont été sa vie ; il semble que toutes les parties des vertus avaient composé toutes les parties de son âme : elle possédait la chacune en une si haute perfection qu’on eut pu juger qu’elle ne s’était exercée qu’en celle-là […] 44 . Cette citation de la Vie de Jeanne de Chantal est exemplaire de ce qu’il y a d’excessif dans la représentation de la pratique des vertus : outre leur totale possession, visible dans le chiasme initial - quand la Congrégation n’attendait pas nécessairement des candidats une pratique exhaustive de toutes les vertus, mais seulement de celles qu’ils auront eu l’occasion de pratiquer -, l’hagiographe fait de son héroïne une sorte de professionnelle 45 de la vertu en ce qu’elle les maîtrise toutes à leur plus haut degré, en témoignent les titres des divers chapitres marqués par la surenchère : « De sa grande et victorieuse foi, et de sa fidélité invariable », « De l’amour héroïque des ennemis », « Du don très grand de pureté, et de sa chasteté angélique », « De son obéissance inviolable », « Du don extraordinaire et très élevé de son oraison » ou encore « Des abîmes de son humilité ». 42 Marcel, La Vie du R. Père César de Bus, p. 397. 43 Suire, La sainteté française, p. 210. 44 Fichet, Les reliques de l’Érothée, p. 497. 45 Fichet parle d’ailleurs de « l’Académie des vertus », de laquelle les saints sont diplômés (ibid., p. 498). Les vertus, nouveaux miracles ? PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0004 97 Enfin, l’équivalence créée par le discours hagiographique entre la pratique régulière d’actes ordinaires et une vertu possédée en un degré extraordinaire permet de montrer comment ce que l’on pourrait appeler le merveilleux vertueux est devenu un élément primordial. En effet, les hagiographes entendent révéler la manière dont le saint convertit l’ordinaire d’une existence chrétienne en extraordinaire de la sainteté. La façon dont Duval illustre la pratique de la chasteté dans la Vie de Marie de l’Incarnation montre comment la partie consacrée aux vertus se fait le lieu d’une attention à des comportements en eux-mêmes n’ayant rien de surnaturel mais dont la pratique héroïque - parce qu’extraordinaire - exemplifie la volonté de maintenir l’excès merveilleux au sein du texte hagiographique : Elle apportait donc premièrement un très grand soin à contregarder ses sens, principalement la vue et l’ouïe, les détournant de toutes sortes d’objets déshonnêtes […], lorsqu’elle [était] dans le monde, elle ne regardait jamais un homme en face […] 46 . La bienséance la contraignant de temps à autre à jeter un œil, il n’en demeure pas moins « que souvent elle ne reconnaissait pas ceux qui avaient parlé à elle beaucoup de fois 47 ». Il y a ici quelque chose de l’ordre d’un exercice systématique de la chasteté appliqué à une action ordinaire. Ce qui est exceptionnel n’est ainsi pas tant la vertu pratiquée que la manière héroïque dont elle est pratiquée. Quarante ans plus tard, la Vie de Maurice Marin réécrit la prouesse et la pousse à sa limite : « elle n’arrêta jamais la vue sur le visage d’aucun homme, non pas même sur celui de son mari 48 ». Cette conversion de l’ordinaire en extraordinaire nous semble indissociable d’une fonction d’accompagnement dans les pratiques de dévotion, que ces espaces de classification de la perfection chrétienne promeuvent à mesure que leurs lecteurs se multiplient 49 . La mention récurrente du terme « degré » pour caractériser les vertus signale que leur possession est la conséquence d’un apprentissage, lequel est constamment rappelé par l’utili- 46 Duval, La Vie admirable de sœur Marie de l’Incarnation, p. 615. 47 Ibid., p. 615-616. 48 Maurice Marin, La Vie de la servante de Dieu sœur Marie de l’Incarnation, Paris, P. Rocolet, 1642, p. 16. Nous soulignons. 49 Si le Dictionnaire de spiritualité, dans son article « vertu », insiste sur le fait que le Concile de Trente a déplacé l’attention du fidèle de la pratique de la vertu au respect des sacrements (à commencer par celui de pénitence), il n’en demeure pas moins que les Vies post-tridentines font montre d’une certaine vitalité de l’enseignement des vertus (Aubert, « Vertus », art. cit., col. 488). Marion de Lencquesaing PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0004 98 sation des termes d’« exercice » et de « pratique » 50 . En outre, les pratiques de lecture tirent parti de la division du discours hagiographique : participent de cette dimension de formation à la dévotion l’étude systématique des vertus et sa composition topologique, grâce auxquelles un lecteur peut se repérer dans l’ouvrage et se reporter à la vertu à laquelle il veut s’exercer 51 . L’évêque Maupas, l’un des hagiographes de Jeanne de Chantal, mêle ainsi publicité pour une réputation de sainteté et imitation : « Et pour recueillir utilement le fruit de ses intercessions, il la faut imiter et contribuer avec elle à l’avancement de la gloire de Dieu […] 52 ». Cette complexification des usages de la Vie est également visible dans la multiplication de l’énonciation de discours au sein de l’ouvrage, indice non seulement d’une volonté de convaincre le lecteur mais aussi de l’accompagner dans la lecture hagiographique 53 . C’est à un lecteur qu’il faut guider dans la dévotion et qui veut faire son salut que Duval s’adresse en évoquant les grâces « gratifiantes qui sont de bien plus grand mérite devant Dieu, quoi que devant le monde elles ne soient pas tant estimées, pour ce qu’il estime d’ordinaire les visions, les révélations, les miracles, les prophéties, et autres choses semblables, qui ne rendent pas toutefois celui qui les a meilleur […] 54 ». Les hagiographes tentent alors de proposer des vertus imitables, comme Jean de Saint- François qui, dans le livre sur les grâces intérieures de François de Sales, insiste sur le fait que son héros pratiquait principalement de « petites vertus » : Pourtant il s’exerçait simplement, humblement et dévotement aux vertus qui sont les grandes et semblent être les petites, la conquête desquelles notre Seigneur a exposé à notre soin et travail, comme la patience, la débonnaireté, la mortification de cœur, l’humilité, l’obéissance, la pauvreté, la chasteté, la tendresse et compassion envers le prochain, le support de ses imperfections, la diligence et sainte ferveur 55 . 50 Le terme de « pratique » occupe une place capitale dans les traités et conseils pour se perfectionner dans la vie chrétienne. Il est aussi très présent dans les Réponses de Jeanne de Chantal rédigées à l’intention des visitandines. 51 Les hagiographes renvoient souvent dans le récit biographique aux chapitres portant sur telle ou telle vertu. 52 Maupas, La Vie de la vénérable mère Jeanne Françoise Frémyot, p. 592. 53 Nous nous permettons de renvoyer à notre ouvrage Crises et renouveaux du geste hagiographique. Les Vies de Jeanne de Chantal ( XVII e et XX e siècles), Paris, Classiques Garnier, 2021, p. 351-408. 54 Duval, La Vie admirable de sœur Marie de l’Incarnation, p. 496. 55 Jean de Saint François, La vie du bienheureux M re François de Sales, Paris, J. de Heuqueville, 1625, p. 409-410. Les vertus, nouveaux miracles ? PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0004 99 D’une part, l’hagiographe prouve bien l’exercice continuel des vertus par son candidat, et, d’autre part, il enjoint le lecteur à l’imitation du comportement de l’auteur de l’Introduction à la vie dévote en des vertus cultivables dans le monde. « Il monta sa charité en si haut degré, qu’elle est plutôt vraie que vraisemblable 56 » : cette formulation de l’hagiographe de César de Bus concentre l’ensemble des enjeux que nous avons voulu aborder. Un nouvel espace de l’écrit hagiographique - la partie consacrée aux vertus - vient débarrasser la biographie de ce qu’elle avait d’incroyable, en opérant un transfert du merveilleux du miracle à la vertu. Présentée comme une pratique progressive et volontaire (« il monta »), la vertu doit jouer le rôle de preuve auprès d’un lectorat présupposé suspicieux, qu’il soit du monde de la dévotion ou de la Congrégation. Le défi du renouvellement semble rempli, mais cette vertu « plutôt vraie que vraisemblable » a des airs de fiction, et l’excroissance prodigieuse de ce vertueux donne lieu à la même aporie que celle que la littérature hagiographique avait connue : il est toujours impossible de croire au héros de la sainteté, non plus en raison du merveilleux essentiel de ses miracles qu’en raison du merveilleux incroyable de sa pratique des vertus, du discours lui-même qui empêche d’y croire, marqué par une rhétorique de la preuve et de l’évidence peu convaincante, par sa complexité et la lecture fragmentée que la partition des ouvrages modernes s’était imposée, et surtout par sa stéréotypisation, comme on le voit dans la Vie de Marie de l’Incarnation publiée par l’oratorien Daniel Hervé en 1664 57 , cas limite où les vertus deviennent le principe de structuration de l’ouvrage. « Vertu » n’est finalement peut-être que le nouveau synonyme de « sainteté », comme on l’entend déjà dans cette expression de Jacques Marcel au début du XVII e siècle : À peine fut-il arrivé à Cavaillon qu’il se rendit familier des ecclésiastiques plus exemplaires, avec telle édification, que l’odeur de sa vertu ne s’épandait pas seulement par toute la ville, mais encore par tous les environs d’icelle 58 . 56 Marcel, La Vie du R. Père César de Bus, p. 380. 57 Daniel Hervé, La Vie chrétienne de la vénérable sœur Marie de l’Incarnation, Paris, G. Metunas, 1664. 58 Marcel, La Vie du R. Père César de Bus, p. 71. Nous soulignons. Marion de Lencquesaing PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0004 100 4 Bibliographie 4.1 Sources Athanase d’Alexandrie. Vie d’Antoine, Paris, Cerf, 1994. Augustin. Des mœurs de l’église catholique, trad. d’Antoine Arnauld, Paris, J.-H. Pralard, 1720. Constance de Lyon. Vie de Saint Germain d’Auxerre, Paris, Cerf, 1965. Du Val, André. La Vie admirable de sœur Marie de l’Incarnation, religieuse converse en l’ordre de Notre Dame du Mont Carmel, et fondatrice d’icelui en France, appelée au monde la damoiselle Acarie. Par André Du Val docteur en théologie, l’un des supérieurs dudit ordre en France, Paris, A. Taupinart, 1621. Fichet, Alexandre. 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PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0005 La sainteté au prisme de l’humanisme critique : canonisation et hagiographies de Thérèse de Jésus A XELLE G UILLAUSSEAU (L YCÉE H ENRI IV / C ENTRE R OLAND M OUSNIER , S ORBONNE U NIVERSITÉ ) La quintuple canonisation exceptionnelle de 1622 participe de la célébration d’une chrétienté romaine en ordre de bataille : l’élévation simultanée aux honneurs des autels d’Ignace de Loyola, de François-Xavier, de Thérèse d’Avila, de Philippe Néri et d’Isidore le Laboureur peut être lue comme un événement programmatique de la nouvelle fabrique des saints qu’illustrent les cérémonies grandioses organisées le 12 mars 1622 dans Saint-Pierre de Rome. La reconnaissance de ces cinq figures de sainteté est en effet promue par l’Église comme exemplaire du processus de codification et de rationalisation de la procédure de canonisation engagé, dans un contexte de controverse religieuse 1 , avec la création de la Congrégation des Rites en 1588 et mené à son point d’aboutissement avec la publication des décrets d’Urbain VIII en 1642. Dans le même temps, durant cette période marquée par l’émergence de l’humanisme critique, les dénonciations des récits médiévaux, taxés d’être auréolés de merveilleux, deviennent un lieu commun d’une écriture hagiographique renouvelée. Pour ressaisir les logiques argumentaires selon lesquelles sont alors (re)pensées la mise au jour et l’écriture de la sainteté, les procès de canonisation de la fondatrice du Carmel déchaussé et ses hagiographies successives constituent un corpus documentaire pertinent. De fait, les premières informations sont réalisées à l’initiative de l’évêque de Salamanque en 1591, soit peu après la création de la Congrégation des Rites, et, si la canonisation est prononcée avant la parution des décrets d’Urbain VIII, il faut rappeler que 1 On peut rappeler ici que les décrets tridentins réaffirment la place centrale des élus de Dieu dans les rapports entre Églises terrestre et céleste mais que, dans cette période de réflexion dogmatique, nul saint n’a été élevé aux honneurs des autels entre 1523 et 1588. Axelle Guillausseau PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0005 104 ceux-ci fixent des règles peu à peu établies et affirmées au cours des décennies précédentes. En outre, les dires de milliers de témoins consignés dans ce cadre pour ressaisir l’élection divine et notamment la fama sanctitatis de la sainte 2 entrent en résonance avec les multiples œuvres hagiographiques qui lui sont consacrées (vies rédigées par le père jésuite Francisco de Ribera puis par l’évêque Diego de Yepes, pièces de théâtre, sermons et autres occasionnels…), offrant ainsi à l’historien un riche matériau. Ce sont ces sources diverses que nous utiliserons pour évoquer la codification de la reconnaissance de la sainteté dans un contexte d’affrontement confessionnel, puis les marques de celle-ci et leur hiérarchisation, avant de mettre en lumière, dans un dernier temps, la complexité du système de la preuve alors mis en œuvre. 1 Établir la sainteté au lendemain du Concile de Trente : un enjeu à réinscrire dans le contexte d’affrontement confessionnel Rappeler le rôle des candidats aux honneurs des autels dans la lutte contre l’hérésie est un lieu commun à l’articulation des XVI e et XVII e siècles. Thérèse de Jésus, sainte contemporaine, ne fait pas exception en cela. Dans le Flos sanctorum du père Ribadeneira, il est ainsi indiqué que La Seraphique Vierge & bien-heureuse Mere Terese de Jesus, restauratrice de la premiere regle de nostre Dame du Mont-Carmel nasquit à Avila en Espagne le vingt-huictiesme jour de Mars 1515. […], deux ans auparavant que le detestable Luther commençast à s’élever contre l’Eglise, lequel devant tirer les Religieuses hors de leurs Cloistres sacrez, nostre Seigneur fit naistre peu au precedent ceste Saincte, par le moyen de laquelle plusieurs en toutes parts se sont renfermées, & consacrées à Dieu 3 . À l’image de cet extrait, dans les sources qui lui sont consacrées, son action de réformatrice du Carmel déchaussé et ses fondations de couvents 2 Les différents documents produits dans le cadre du procès de canonisation de Thérèse d’Avila sont aujourd’hui facilement accessibles dans la mesure où ils ont fait l’objet de deux publications successives dans la Biblioteca Mística Carmelitana, tout d’abord en 1935 par les soins du père Silverio de Santa Teresa puis en 2015- 2016 par ceux du père Julen Urkiza. 3 Pedro de Ribadeneira, Les Fleurs des Vies des Saincts, et des Festes de toute l’année, Lyon, Pierre Rigaud, 1625, « La Vie de la Saincte Vierge & B. Mere Terese de Jesus. Par le R. P. Barthelemy de la Mere de Dieu, Carme deschaussé », p. 786, 2 nde col. Canonisation et hagiographies de Thérèse de Jésus PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0005 105 sont inlassablement mises en avant 4 . Au-delà, les miracles de Thérèse de Jésus, comme ceux des autres saints canonisés durant cette période, sont vus comme des confirmations des points du dogme et des sacrements alors contestés par les protestants. Dans un poème présenté lors des fêtes organisées à Salamanque à l’occasion de sa béatification, le liquide qui émane de son corps est ainsi désigné comme Aquel balsamo, y azeyte, Que tanto en la Iglesia cunde A los hereges confunde, Y a los fieles da deleyte 5 tandis que des miracles advenus par l’intercession de son portrait sont considérés comme une confirmation du culte des images réaffirmé lors du Concile de Trente, ainsi que l’illustre un occasionnel de 1618 qui présente en ces termes les visées célestes qui sous-tendent les résurrections procurées : « Lo qual hago para que Dios sea glorificado, su querida Esposa honrada, y confudidos los hereges, que impia, y desatinadamente nos quieren privar de la veneracion de saludable que a las Images de los Santos se deve 6 ». 4 Dans un sermon prononcé en 1617 à Grenade, le frère José de la Madre de Dios y Arellano affirme ainsi : « Este mismo nombre tomó por sobrenome la bienaventurada Virgen Teresa, llamandose de Jesus el dia que se declaró por el, Teresa de Jesus es lo mismo que Teresa de salvar almas, no puedo hazer lo que los Predicadores y Doctores en Pulpitos, y en Cathedras, porque soy muger, pero seré como Apostola, buscando por otros medios la salud espiritual de las animas, y la mayor gloria de Dios ; reformarê mi Religion Carmelita en parte cayda, y mitigida, y desviada de su primero rigor, fundarê muchos Monasterios de Monjas que guarden la primera regla del Carmen, y vivan en penitencia, soledad, y oracion continua … » (« Sermon que predico el Padre Maestro F… Lector de Sagrada Escriptura, en la solemne fiesta que se celebró en su Convento del Carmen de Nuestra Señora de la Cabeça de Granada, a la Seraphica Madre y Beata Virgen Teresa de Jesus, fundadora de la Religion Descalça de Nuestra Señora del Carmen, a ocho de Octubre, de 1617 », Grenade, Martin Fernández Zambrano, 1617, f. 7). 5 Fernando Manrique de Luján, Relacion de las fiestas de la ciudad de Salamanca, en la Beatificacion de la Sancta Madre Teresa de Jesus…, Salamanque, Diego Cussio, 1615, « Certamen poetico de la insigne Ciudad de Salamanca en la solennissima fiesta que el Colegio del sanctissimo Padre y Patriarcha el Propheta Elias de Carmelitas descalços, celebra a la Beatificacion de la bienaventurada Virgen Madre Teresa de Jesus. Gloriosa Reformadora de Descalços y Descalças de nuestra Señora del Carmen », « Certamen Sexto », « Redondillas II. F. Leandro de Andrada Geronymo », p. 126. 6 « Relacion breve de un milagro que nuestro Señor ha obrado por intercession de la Gloriosa Santa Madre Teresa de Jesus, fundadora de los Descalços Carmelitas, Axelle Guillausseau PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0005 106 Dans ces conditions, l’établissement de la sainteté, par le biais tant des hagiographies que des enquêtes réalisées, doit être incontestable. Les procès de canonisation de Thérèse de Jésus permettent de ressaisir les transformations de la procédure alors engagées : les premiers procès informatifs sont menés dans 18 lieux entre 1591 et 1597 avant d’être présentés à Rome. Après leur révision par les Auditeurs de la Rote et la Congrégation des Rites, est engagé le procès in partibus, qui est instruit entre 1604 et 1610 dans une trentaine de villes de la Péninsule. Au total, ce sont une soixantaine de procès qui sont menés, dans le cadre desquels sont interrogés plus d’un millier de témoins. Comme le souligne le père Julen Urkiza dans ses travaux 7 , peu de procès ont eu autant d’ampleur. La validité de cette reconnaissance de la sainteté est affirmée par de nombreux canaux. L’imprimé permet tout d’abord de donner une large publicité au processus de canonisation, depuis les enquêtes menées par l’ordinaire jusqu’aux instructions et aux décrets romains. Sont en effet publiés les relations devant le consistoire mais aussi des occasionnels évoquant des miracles attestés par l’évêque du lieu. Le procès de la réformatrice du Carmel est en outre largement évoqué en dehors des sphères érudites, comme en témoigne ce passage d’un sermon prononcé par le frère Pedro Cornejo en 1615 (lequel est ensuite publié) : […] Mas que diremos de las hazañosas obras de sus Milagros? Negocio prolixo es esse: Treynta y cinco mil hojas tienen las informaciones que se hizieron para canonizarla por orden de N.S.P. Clemente VIII. y Paulo V, y casi no contienen otra cosa sino milagros, y de solo Salamanca estan escriptos en ellas 400 8 . Le prédicateur donne ainsi à voir à son auditoire l’exhaustivité des enquêtes et des interrogatoires menés. En regard, les deux principaux hagiographes de la réformatrice du Carmel, le père Francisco de Ribera et l’évêque Diego de Yepes, illustrent le fait que l’écriture de la sainteté est également repensée en profondeur durant cette période. Aussi multiplient-ils les remarques destinées à fonder resucitando una niña, y de la averiguacion, que en contraditorio juyzio se hizo en Guadix, en comprovacion del : ordenada por don Diego de Santa Cruz Saavedra, Chantre de la Santa Yglesia desta ciudad de Guadix », Grenade, Martin Fernández Zambrano, 1618. 7 Julen Urkiza, Procesos de Beatificación y Canonización de la madre Teresa de Jesús, Burgos, El Carmen, 2016, tomes V et VI. 8 Pedro Cornejo, « Sermon, que predico en las mismas fiestas el P. Maestro, Fr … de la Orden de N. Señora del Carmen, y Cathedratico de Durando, en esta Universidad », dans Fernando Manrique de Luján, Relacion de las fiestas, p. 294. Canonisation et hagiographies de Thérèse de Jésus PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0005 107 la crédibilité de leurs écrits, Diego de Yepes affirmant dans le prologue de son œuvre : […] quien desea glorificar a Dios contando lo que el hizo por sus sanctos, no le puede glorificar ni contentar con mentir, ni con fingir, y naturalmente aborrezco todo lo que sabe a esto, y me parece cosa muy agena y muy indigna de hombre cuerdo afirmar lo dudoso por cierto, dexare todo lo que no fuere cierto, y lo que dixere lo sera: y por eso pongo nombres de personas particulares, y baxo a cosas menudas para que se vea con quanta diligencia se a hecho la averiguacion de la verdad, aun en cosas que no importavan mucho 9 . Le recours au métalangage, topos de l’hagiographie post-tridentine, reflète l’émergence d’un recul critique et le souci de se distinguer des hagiographies médiévales largement décriées, à l’image de la Légende dorée dont la légende noire traverse la période 10 . Les actes officiels de la canonisation étant insérés dans de nombreux documents hagiographiques (y compris dans des recueils de sermons ou des descriptions de fêtes 11 ) et les hagiographes figurant parmi les premiers témoins auditionnés lors des procès de canonisation, il apparaît qu’une volonté commune de rendre incontestable l’élévation aux honneurs des autels lie les différents promoteurs et instructeurs de cette cause. C’est dans cette même logique que s’inscrivent la définition et la hiérarchisation des critères fondant la sainteté. 9 Diego de Yepes, Vida virtudes, y milagros, de la Bienaventurada Virgen Teresa de Jesus, Saragosse, Angelo Tavanno, 1606, « Prologo en que se trata de los provechos que traen las vidas de los sanctos, y de lo que en este libro se a de tratar », p. 6. 10 Ainsi Juan Luis Vives écrit-il dans le deuxième livre de son De causis corruptarum artium : « Quam indigna est divis et hominibus Christianis illa sanctorum historia, quæ Legenda aurea nominatur, quam nescio cur auream appellent, quum scripta sit ab homine ferrei oris, plumbei cordis. Quid fœdius dici potest illo libro? ô quam pudendum est nobis Christianis, non esse præstantissimos nostrorum divorum actus, verius et accuratius, memoriæ mandatos, sive ad cognitionem, sive ad imitationem tantæ virtutis, quum de suis ducibus, de philosophis, et sapientibus hominibus tanta cura Græci et Romani autores perscripserint » (Opera, Bâle, Nikolaus Episcopius, 1555, p. 371-2). 11 La Relacion de las fiestas de la ciudad de Salamanca, en la Beatificacion de la Sancta Madre Teresa de Jesus… publiée par Fernando Manrique de Luján inclut par exemple le décret du Conseil suprême de la Rote et le bref de béatification de la sainte. Axelle Guillausseau PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0005 108 2 Définition et hiérarchisation des marques de la sainteté Pour mettre au jour la pensée de la sainteté qui sous-tend les procès de canonisation de Thérèse de Jésus comme ceux menés durant cette période et pour ressaisir, au-delà, la réaffirmation post-tridentine du dogme, il est possible de s’appuyer sur le questionnaire préparé en 1591 par l’évêque de Salamanque, Jerónimo Manrique, en vue du procès informatif 12 . Les interrogatoires menés en vertu de celui-ci se concentrent sur trois éléments principaux relatifs à la sainteté : outre la vie de la sainte, ses origines, ses œuvres et ses vertus, sont évoqués les miracles advenus durant sa vie et après sa mort par son intercession, puis sa fama sanctitatis, soit les principaux éléments qui structurent classiquement les hagiographies. Ouvrant l’interrogatoire, les questions relatives à la vie, aux œuvres et aux vertus de la sainte (comme les parties des vies de Ribera ou de Yepes qui y sont consacrées) rappellent l’idée d’une élection divine et, en regard, d’un don de soi, d’un abandon à la grâce de Dieu. L’insistance avec laquelle sont évoquées l’acceptation des épreuves et la pratique consciente des vertus permet ainsi de souligner que les saints doivent être des modèles. Les interrogatoires des témoins et les hagiographies sont ensuite consacrés à la question des miracles. On peut noter chez les principaux hagiographes de Thérèse de Jésus une oscillation entre affirmation des miracles en tant que signes surnaturels attestant la sainteté et volonté de se distinguer des hagiographies médiévales relayant topoï fantaisistes et pratiques matérialistes. Si Diego de Yepes relativise la place du miracle en tant que critère de la sainteté dans le prologue de la partie de son ouvrage qu’il y consacre : Los testimonios que Dios da en la tierra de la santidad de aquellos que por sus obras, y virtudes heroycas posseen el cielo, suelen ser muchos, y no todos de una manera. Por que unas vezes con el glorioso martyrio, otras con la dotrina, y luz que los Santos dieron á su Iglesia, aprueva Dios la santidad de su vida: como lo hizo con algunos de los sagrados Dotores, de los quales los mayores milagros que se cuentan, son las obras que 12 L’original de ce procès ordinaire se trouve au couvent des Carmélites déchaussées de Salamanque, une copie notariale étant par ailleurs conservée au saint désert de las Batuecas. Une traduction espagnole en a été faite par le père Silverio de Santa Teresa (Procesos de beatificación y canonización de Santa Teresa de Jesús, Burgos, El Carmen, t. 18-20, 1935, t. 18, p. 2-3). Ce document peut par ailleurs être mis en perspective avec le formulaire rédigé par le Promotor fiscalis Antoine Cerri inséré dans les décrets d’Urbain VIII, ce qui permet de confirmer que les procès relatifs à la cause de Thérèse de Jésus sont représentatifs de la codification progressive de la reconnaissance de la sainteté alors opérée. Canonisation et hagiographies de Thérèse de Jésus PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0005 109 escrivieron, y el provecho, y fruto que con ellas hizieron. Estos son claros indicios de la santidad de su alma, y pureza de su vida, y á vezes mas ciertos, que los milagros. S. Juan Baptista el mayor de los Santos no escrivio libros, ni hizo milagros: pero tuvo el mayor testimonio, que Santo ninguno: pues la mesma verdad, que fue Christo nuestro Redemptor le canonizò por el mayor Santo de los Santos. El mas ordinario testimonio, y en que la Iglesia mas se funda para certificarse de la santidad, y virtudes de los Santos son los milagros; que son como unos sellos de Dios, con que sella por defuera â los justos, para que sean conocidos por amigos suyos 13 , le père Ribera affirme pour sa part répondre, ce faisant, à une attente commune : […] La guarnicion deste retrato me falta de poner, que son los milagros y grandezas con que Dios a hermoseado y dado mucho lustre, particularmente para los ojos de aquellos que no se pueden persuadir que aya muy gran sanctidad sino fuere manifestada y confirmada con milagros 14 . Les récits de miracles apparaissent sous sa plume comme un passage obligé, dont l’absence pourrait faire douter de la sainteté. On peut souligner ici que cette structuration des interrogatoires et des hagiographies laisse apparaître en creux le lien établi entre vertus et miracles 15 . Comme l’analyse Christian Renoux : [les dons surnaturels] viennent toujours après les vertus car selon les théologiens, ces dons ou charismes ne sont, selon la distinction devenue classique depuis Thomas d’Aquin, des fruits de la grâce sanctifiante, comme le sont les vertus, mais des effets de la grâce donnés gratuitement, qui ne sont pas liés aux mérites des récipiendaires. Ils sont donnés pour la sanctification et l’édification de la communauté chrétienne et ils ne peuvent donc pas servir de preuves à la sainteté des personnes qui les reçoivent. Cependant, s’ils viennent s’ajouter à des vertus solidement fondées, ils sont 13 Diego de Yepes, Vida virtudes, y milagros, « De los milagros, y maravillas que Dios obro en vida, y en muerte por intercession de la bienaventurada Madre Teresa de Jesus », p. 1. 14 Francisco de Ribera, La vida de la Madre Teresa de Jesus, fundadora de las Descalças y Descalços Carmelitas…, Salamanque, Pedro Lasso, 1590, « Prologo », p. 214. 15 Celui-ci est formalisé dans la bulle de canonisation : « Tantas virtutes Teresiæ plurimis, dum adhuc in humanis ageret, miraculis Deus illustravit… » (« Bulla canonizationis S Æ . Teresiæ Virginis », in Dominique de Jésus, Acta publica Canonizationis Sanctæ Teresiæ a Jesu, Fundatricis Carmelitarum Excalceatorum. Hoc est bulla et Relationes duæ, in quibus præclara gesta, virtutes, & miracula ejusdem Sanctæ compendio describuntur, & probantur, Paris, Michel Sonnius, 1625, p. 354). Axelle Guillausseau PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0005 110 des signes supplémentaires de sainteté. Ils viennent en quelque sorte couronner les vertus 16 . Est ainsi réaffirmé que ce ne sont ainsi pas les saints qui font les miracles, mais bien les miracles qui font les saints, position qui s’inscrit certes dans la continuité de la réflexion sur les marques de la sainteté menée dès le pontificat d’Innocent III, mais qui révèle également, lue à la lumière de l’élan de réforme qui caractérise la période, un souci d’échapper aux critiques formulées contre les pratiques votives matérialistes et de spiritualiser la pensée de la sainteté. L’« odeur de sainteté », entendue au sens propre et au sens figuré, est le dernier critère de sainteté. Au cœur de l’interrogatoire de Jerónimo Manrique et du formulaire rédigé par Antoine Cerri, elle se retrouve sous la plume de Diego de Yepes qui utilise la formule « tan notoria y tan sabida 17 ». La renommée de sainteté est en effet considérée elle-même comme une confirmation divine. Le père Juan Salvador fait ainsi le lien, dans un sermon prononcé lors de la béatification de la sainte, entre l’extension de sa réputation de sainteté après sa mort et l’huile qui émane de son corps : […] Vive esta fama, este nombre de Santa: Non extinguetur in morte, sed magis augebitur. […] en orden a esso parece que ofrece azeyte su cuerpo para que no se apague, y con tanta abundancia manava desde que la enterraron, que penetrava el sepulcro, y para que se entienda que es azeyte para fomentar la luz de la fama desta santa, es azeyte oloroso, precioso balsamo, simbolo de la noticia, y fama, segun aquello de los Cantares: Oleum efusum nomen tuum. [Cant. I] 18 . Comme le rappelle Kenneth Woodward dans son ouvrage Comment l’Église fait les saints, [t]héologiquement, le véritable « signe divin » dans chaque cause est la réputation de sainteté implantée dans les croyants et manifestée par leur 16 Christian Renoux, « Discerner la sainteté des mystiques : quelques exemples italiens de l’âge baroque », Rives nord-méditerranéennes, 2, 3 (1999), « Saints et sainteté », p. 19-28, ici p. 27-28. 17 Diego de Yepes, Vida virtudes, y milagros, IV, chap. 2, « De los milagros que el señor ha obrado despues de la muerte de la Bienaventurada Madre Teresa de Jesus, particularmente de la incorrupcion de su cuerpo, olio, y fragrancia que salen del », p. 17. 18 « Sermon del Padre Maestro Fray Juan Salvador Lector de Teologia en el Carmen calçado de Cordova, predicado en las descalças Carmelitas de la misma ciudad. », in José de Jesús María, Sermones predicados en la Beatificacion de la B.M. Teresa de Jesus Virgen..., Madrid, veuve d’Alonso Martin, 1615, f. 296. Canonisation et hagiographies de Thérèse de Jésus PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0005 111 admiration, leur dévotion et leur invocation au serviteur de Dieu pour des faveurs 19 . Il est ainsi considéré que la volonté céleste préside à la constitution de la fama sanctitatis, ce qui permet également de comprendre que l’existence de la fama soit une condition sine qua non de la tenue d’une enquête in specie 20 . La main divine guide selon cette logique la Jérusalem terrestre et cette conception se retrouve dans le système de la preuve alors construit, entre recherche et analyse rationnelle des marques célestes de la sainteté, recours à l’expérience et caution des autorités. 3 La complexité du système de la preuve La façon dont est attestée la fama sanctitatis en offre un témoignage. Son étendue en est un premier signe. Le prédicateur royal Gregorio de Pedrosa souligne ainsi […] de cuyas grandezas, los doctos, y los no doctos; los hombres, y las mugeres; las Religiosas en sus clausuras, y las señoras en sus estrados, el vulgo en sus corrillos; todos hablan, y todos hablan verdades, (que no es la menor grandeza: ) Uno tiene la carta que le dio salud, otro la prenda que sanô su hija; el cochero que la llevava a Avila, la vio hazer el milagro, el que la hospedô se espantô de su humildad: viven, y ay aqui oyendome muchos testigos de sus grandezas. Prolixa laudatio, quæ non quæritur, sed tenetur 21 . De la même façon, le nombre considérable de témoins interrogés lors des différents procès thérésiens et la diversité de leurs conditions permettent de faire le constat d’une grâce divine notoire. Comme l’écrit le père Julen Urzika, « [l]os procesos de beatificación y canonización de la madre Teresa de Jesús […] nos presentan la expansión de su fama y personalidad, su 19 Kenneth L. Woodward, Comment l’Église fait les saints, Paris, Grasset, 1992, p. 229. 20 Decreta Servanda in Canonizatione et Beatificatione Sanctorum, Rome, Imprimerie de la Chambre Apostolique, 1642, p. 49-50 : « In hac prima Remissoria super inquisitione generali fieri solet magnum fundamentum, & merito, quia si non probetur fama sanctitatis in loco præsertim ubi mortuus fuit ille, pro quo instatur, concedi non debere Remissoria super inquisitione in specie, & propterea nunquam debet omitti hæc inquisitio in genere […] ». 21 Gregorio de Pedrosa, « Sermon hecho el viernes de la Octava que se celebrô en las Religiosas descalças Carmelitas, en Madrid, en la Beatificacion de la Santa Madre Teresa de Jesus, por el R. P. Fray Gregorio de Pedrosa Predicador de su Magestad », in José de Jesús María, Sermones predicados, f. 48v°. Axelle Guillausseau PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0005 112 irradiación en todas las capas sociales, hasta convertirse en un “fenómeno” socio-religioso 22 ». Néanmoins, l’objectif poursuivi est de fonder en raison la reconnaissance de la fama sanctitatis. Ainsi les témoins sont auditionnés selon un ordre de préséance qui donne la primauté au confesseur, aux hagiographes (qui figurent parmi les premiers à être interrogés par l’évêque de Salamanque en 1591) et aux religieux et aux religieuses ayant côtoyé la réformatrice, tandis que l’interrogatoire des laïcs vise à établir tout d’abord qu’ils sont bons chrétiens 23 . Les questions posées doivent ensuite permettre d’établir une distinction entre attestation personnelle et ouï-dire. Jerónimo Manrique enjoint ainsi de vérifier si saben los testigos que hay, ha habido después de la muerte de la madre Teresa algún milagro por intercesión y devoción que se haya tenido a su cuerpo y cosas que hayan llegado a él; digan en particular qué milagros han visto y sabido, y en quién se han obrado; y si se hallaron presentes los testigos o lo han oído decir, a quién y cómo […] 24 . Le témoignage de la sœur Anne de la Trinité, moniale du couvent d’Albe, l’illustre : Siendo la dicha testigo enfermera en este monasterio, vió que teniendo la hermana Juana de Jesús una postema en la garganta, y queriéndola dar un botón de fuego, el día siguiente se encomendó a la madre Teresa de Jesús, y poniéndose un pañito de los del óleo, se le abrió la postema y se le fué sanando. […] Otros muchos milagros ha oído decir la dicha testigo que ha obrado Nuestro Señor por medio de los pañitos de la dicha Madre. Ha oído 22 Julen Urkiza. « La canonización de santa Teresa de Jesús », Anuario de Historia de la Iglesia, 29 (2020), p. 229-260, ici p. 230. 23 Les premiers articles du questionnaire d’Antoine Cerri l’illustrent clairement : 1. Deinde interrogetur quilibet Testis, ut supra de nomine, cognomine, patria, ætate, parentibus, exercitio, seu professione, divitiis, vel paupertate, et aliis circumstantiis ad ejus personam, et conditionem spectante. 2. Item an sit confessus peccata sua, et Sacræ Eucharitiæ Sacramentum sumpserit, in qua Ecclesia a quo Sacerdote, quibus præsentibus, de quo mense, et anno ultima vice id fecerit. Ulterius an fuerit unquam inquisitus, accusatus, vel processatus de aliquo crimine, et quo, coram quo Judice, de quo anno, et an semel, vel pluries, et an secuta sit absolutio, vel condemnatio, vel abolitio. Similiter an ob aliquam causam fuerit unquam excommunicatus, et quoties, et ex qua causa, et an fuerit absolutus, vel adhuc in eadem excommunicatione permaneat. 24 Silverio de Santa Teresa, Procesos, p. 4. Canonisation et hagiographies de Thérèse de Jésus PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0005 113 decir la dicha testigo, que en vida de la madre Teresa de Jesús obró Nuestro Señor muchos milagros por medio de sus oraciones […] 25 . La façon dont est mené l’interrogatoire conduit ainsi les témoins à hiérarchiser les faits rapportés en fonction de leur degré d’implication. Audelà, suivant le questionnaire de Jerónimo Manrique, les interrogateurs doivent s’enquérir des éléments suivants : « que dijeren de la pública voz y fama, y con cuántas personas o actos se causa la pública voz y fama 26 ». Les témoins sont dès lors appelés à réfléchir à la signification de la renommée de sainteté, ce qui reflète l’attention humaniste portée au sens des mots. On peut citer ici à titre d’exemple la déposition de la sœur Damiana de Jesús dans laquelle le notaire indique « que pública voz y fama entiende que es decir una cosa muchas personas, y todas las que han oído hablar en ello decir todas de una manera y opinión y decirlo todo el pueblo a una y muchos pueblos a una 27 ». Deux éléments sont ainsi analysés de façon concomitante : l’existence de la fama sanctitatis, qui est considérée comme un signe céleste de la sainteté, et la capacité de jugement des témoins, qui conditionne la recevabilité de leur déposition. Aussi cette façon d’appréhender la fama sanctitatis traduitelle à la fois une inscription dans une tradition et une adaptation aux exigences critiques du temps. Cette complexité du système de la preuve se retrouve dans les enquêtes portant sur les miracles. L’exigence philologique et conceptuelle prévaut en 25 Ibid., p. 49. De même, une plus grande confiance est accordée aux témoins qui ont côtoyé la sainte durant sa vie. La déclaration faite lors du procès de Madrid par le frère Diego de Yepes (qui fut à la fois son confesseur et son hagiographe) en est un bon exemple (ibid., p. 286-9). Notons néanmoins que, si le récit qu’il fait des miracles de la réformatrice du Carmel est tenu pour véridique, c’est non seulement parce qu’il est un témoin direct, mais aussi parce que, en tant qu’hagiographe, il a porté un soin tout particulier lors de la rédaction de son ouvrage à la collecte des sources. 26 Ibid., p. 5. Cette exigence se retrouve dans la question 14 du formulaire d’Antoine Cerri : « 14. Ultimo generaliter interrogetur circa famam, an sciat quid sit fama, & an illa viguerit in aliqua parte populi, an vero in majori, an orta sit ex probabilibus causis, vel potius fuerit vanus rumor populi. An habuerit originem a personis nimis affectis, vel suspectis, et interessatis, puta conjunctis, vel affinibus, amicis intrinsecis, religiosis ejusdem Ordinis, vel aliis quibuscunque, qui ratione Ecclesiæ, in qua corpus reperitur, vel ob aliquam aliam causam aliquod interesse saltem affectionis habere possint. An personæ, a quibus fama orta est, essent personæ graves, et fide dignæ, an potius leves, et ordinariæ, puta mulieres, rustici, et illi idiotæ, vel ignari. » (Decreta Servanda in Canonizatione et Beatificatione Sanctorum, p. 49). 27 Silverio de Santa Teresa, Procesos, p. 73. Axelle Guillausseau PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0005 114 effet également, les interrogateurs devant demander, selon le questionnaire établi par l’évêque de Salamanque, « cómo saben los testigos que las tales cosas sean milagros, por qué causa entiendan que son milagro ; qué cosa es milagro 28 ». Le souci d’attester des miracles en recourant à différentes formes de preuves transparaît ensuite dans le recours aux médecins, dont la présence est mise en avant tant dans les sources hagiographiques que dans les enquêtes menées dans le cadre des procès de canonisation. Néanmoins, la preuve clinique n’est que la première étape permettant d’établir le miracle. Celle-ci doit ensuite être confirmée et confortée par des arguments d’ordre théologique, comme en témoigne la façon dont les Auditeurs de la Rote analysent la guérison de la sœur Anne de la Trinité après que Thérèse de Jésus lui a imposé les mains sur le visage en la recommandant à Dieu : […] tres primi testes declarant, quod cum doctor Polanco Medicus dicti Monasterii venisset ad visitandum dictam Sororem Annam infirmam, & illam reperisset sanam : interrogavit quomodo se res habuisset, & illi facto narrato, ipse affirmavit fuisse Miraculum, & aliter fieri non potuisse. Quod nobis probari, & Miraculum esse visum fuit, stante gravitate infirmitatis assidua, & a tot annis, & illius ingravescentia, cum gravi febre, & attento maximo narium tumore, & Medicorum timore de Cancro ibi generando, & quod Erysipelas, & tumefactio narium, & febris insimul, & in continenti cessarunt, accedere solummodo tactu Servæ Dei, & quod nunquam in futurum dicta infirmitas prius assidua, illam molestaverit. Unde non solum cessavit infirmitas, & accidens grave tunc temporis imminens : verumetiam & causa illius, quæ operabatur illam assiduitatem, & continuationem annuam. Quæ circunstantiæ recuperatæ salutis in instanti, maxime concernit Miraculum juxta illud Matthæi cap. 8. de Leproso per Christum Dominum mundato, ibi. Et confestim mandata est lepra ejus, & Actuum Apostolorum cap. 9. Et continuo surrexit ; & pluribus aliis locis Sacræ Paginæ... […] Ponderavimus etiam modum operandi hujusmodi Miraculum : nempe per contactum manus Servæ Dei super infirma, ad instar plurimorum Miraculorum, quæ operatus est ipse Dominus noster Jesus Christus per se ipsum. & manus Suorum Apostolorum : prout legitur Marci, quinto ibi. Et tenens manum puellæ, ait illi : Puella, tibi dico Surge, & confestim surrexit. […] Sanctis etiam aliquibus hoc donum fuisse communicatum docet Divus Gregorius secundo Dialogorum cap. 30. & (Ut docet S. Thomas q. 3. de malo art. 3. & 2.2. q. 83. art.1.) ille modus dicitur excellentior operandi Miracula, quia ad illa potestative, seu tanquam instrumentum physicum concurrit. Cum ergo Deus per contactum manus suæ Servæ Virginis Teresiæ miraculum hoc perfecerit : ostenditur, illi suam virtutem communicasse : ita ut ipsa illi, per veram, & realem actionem contactus, tanquam instru- 28 Ibid., p. 4. Canonisation et hagiographies de Thérèse de Jésus PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0005 115 mentum physicum cooperaretur. Unde quamvis istud factum, quasi excedens vires naturæ creatæ, quoad modum sit referendum (prout censuimus) ad tertium gradum ex enumeratis, juxta Divum Thomam dicta parte 1. q. 105. art. 8. in corpore vers. Tertio modo... 29 La structure de ce raisonnement est éclairante : le constat, réalisé par le médecin et confirmé par les auditeurs de la Rote, de l’impossibilité médicale d’une guérison en constitue le point de départ, puis les justifications d’ordre théologique viennent étayer l’analyse, la nature divine de cette manifestation étant alors confirmée par une mise en perspective avec les miracles relatés dans les Écritures mais aussi par son inscription dans les catégories de la classification thomiste. La logique argumentaire qui préside aux procès de canonisation, comme aux hagiographies, peut ainsi être inscrite - pour reprendre les catégories théorisées par Krzysztof Pomian dans L’Ordre du temps - dans « le temps stationnaire de la vraie Église » et dans « le temps progressif du savoir » 30 : ces preuves s’inscrivent à la fois dans la logique d’une médecine enrichie par la redécouverte des médecins grecs et dans la revendication d’une fidélité à l’Église primitive 31 . Coexistent en somme deux systèmes de justification antithétiques mais non exclusifs, l’un fondé sur le savoir médical contemporain, étayé par l’observation et l’expérience, l’autre théologique. Les sources thérésiennes montrent ainsi que la place croissante faite au droit et au savoir médical dans les procès de canonisation modifie en profondeur le processus de reconnaissance des élus de Dieu. Mais elles révèlent également que, malgré la normalisation de la procédure et de l’examen des dépositions, le système de la preuve reste inscrit dans une complémentarité entre les mondes terrestre et céleste, de laquelle les procès de canonisation et les hagiographies tirent non seulement leur logique, mais aussi leur légi- 29 Dominique de Jésus, Acta publica, « Relatio prima. De miraculis », « Art. 2. De Miraculis in vita. », « 2. Miraculum in vita, de sanitate restituta cuidam, Erysipelate, & febri laboranti. », p. 23-27. 30 Krzysztof Pomian, L’Ordre du temps, Paris, Gallimard, 1984, p. 49-52. 31 La diversité des sources utilisées par les Auditeurs de la Rote dans la Relatio produite dans le cadre du procès de canonisation de Thérèse de Jésus le confirme : « Prior igitur Relatio ex hiis, nimis erudita est ; quippe quæ variis Sacræ paginæ locis (& iis quidem rite adductis) illustratur, pluribus juris decretis ornatur, fulciturque gravium Auctorum dictis, non modo Jureprudentum, atque Historiographorum, verumetiam & artis medendi Principum, puta Hippocratis, Galeni, Avicenæ… » (Beatæ Virginis Teresiæ Vitæ, Virtutum, ac Miraculorum Relationes. SS. D.N. Paulo Papæ V. per Sacræ Rotæ Auditores deputatos factæ ad solemnem Canonizationem, Barcelone, Esteban Liberós, 1621, « Ad pium Lectorum », f. 5r°). Axelle Guillausseau PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0005 116 timité. Le topos de la main divine guidant la Jérusalem terrestre durant les procès de canonisation ou encore l’idée que Dieu a multiplié les miracles pendant le procès de canonisation pour attester de la sainteté de Thérèse de Jésus 32 en témoignent. Par leur nature à la fois tangible et surnaturelle, les miracles participent ainsi d’une « recharge sacrale » 33 (Olivier Christin) de la sainteté et du culte des saints, qui n’est pas exclusive de l’adoption de nouvelles techniques de la preuve et de grilles de lecture portant la marque de l’humanisme critique. 4 Bibliographie 4.1 Sources Beatæ Virginis Teresiæ Vitæ, Virtutum, ac Miraculorum Relationes. SS. D.N. Paulo Papæ V. per Sacræ Rotæ Auditores deputatos factæ ad solemnem Canonizationem, Barcelone, Esteban Liberós, 1621. Decreta Servanda in Canonizatione, & Beatificatione Sanctorum. Accedunt Instructiones, & Declarationes quas Excellentissimi et Reverendissimi S.R.E. Cardinales Præsulesque Romanæ Curiæ ad id muneris congregati ex ejusdem Summi Pontificis mandato condiderunt, Rome, Imprimerie de la Chambre Apostolique,1642. Relacion breve de un milagro que nuestro Señor ha obrado por intercession de la Gloriosa Santa Madre Teresa de Jesus, fundadora de los Descalços Carmelitas, resucitando una niña, y de la averiguacion, que en contraditorio juyzio se hizo en Guadix, en comprovacion del : ordenada por don Diego de Santa Cruz Saavedra, Chantre de la Santa Yglesia desta ciudad de Guadix, Grenade, Martin Fernández Zambrano, 1618. Dominique de Jésus. Acta publica Canonizationis Sanctæ Teresiæ a Jesu, Fundatricis Carmelitarum Excalceatorum. Hoc est bulla et Relationes duæ, in quibus præclara gesta, virtutes, & miracula ejusdem Sanctæ compendio describuntur, & probantur, Paris, Michel Sonnius, 1625. José de la Madre de Dios y Arellano. Sermon que predico el Padre Maestro F… Lector de Sagrada Escriptura, en la solemne fiesta que se celebró en su Convento del Carmen de Nuestra Señora de la Cabeça de Granada, a la Seraphica Madre y Beata Virgen Teresa de Jesus, fundadora de la Religion Descalça de Nuestra Señora del 32 Francisco de Ribera, La vida, chap. VIII, « De milagros que a hecho nuestro Señor en personas que se encomendavan a la madre Teresa de Jesus. », p. 561 : « … veo que nuestro Señor a tomado la mano para honrrar a esta sancta y darla a conocer a todos, desde que murio, y cada dia va haziendo nuevas maravillas, por que deve de querer que sea presto canonizada para que sea mas conocida y honrrada y mas almas sean por ella aprovechadas. Aunque a mi parecer entretanto que la yglesia la canoniza la tiene Dios en alguna manera canonizada con el milagro que se vee en su cuerpo, quando otro ninguno uviera ». 33 Olivier Christin, Une révolution symbolique, Paris, Minuit, 1991, chap. 2, p. 239. Canonisation et hagiographies de Thérèse de Jésus PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0005 117 Carmen, a ocho de Octubre, de 1617, Grenade, Martin Fernández Zambrano, 1617. José de Jesús María. Sermones predicados en la Beatificacion de la B.M. Teresa de Jesus Virgen, fundadora de la Reforma de los Descalcos de N. Señora del Carmen. Colegidos por orden del padre fray Joseph de Jesus Maria General de la misma Orden, y dedicados a N. Santissimo Padre y Señor Paulo V. Pontifice Summo, Madrid, veuve d’Alonso Martin, 1615. Manrique de Luján, Fernando. Relacion de las fiestas de la ciudad de Salamanca, en la Beatificacion de la Sancta Madre Teresa de Jesus, Fundadora de la Reformacion de los Descalços, y Descalças de Nuestra Señora del Carmen, Salamanque, Diego Cussio, 1615. Ribadeneira, Pedro (de). Les Fleurs des Vies des Saincts, et des Festes de toute l’année. Recueillies par le R.P. Pierre Ribadeneira, de la Compagnie de Jesus. Mises en François par M. René Gaultier, Conseillier du Roy en son Conseil d’Estat & privé. Edition derniere, embellie de la distinction des vies appartenantes à Ribadeneira, & enrichie d’un grand nombre de vies choisies, tant des Saincts de France adjoustées par M. André du Val, comme aussi de divers autres Saincts, notamment des Provinces du Dauphiné, Provence, Bourgongne, Lyonnois, Vivarés & Savoye ; rangées chacune en leur mois & jour. Item des vies des Saincts nouvellement canonizés ; avec celles de quelques bien-heureux, non canonisés pour encores, Lyon, Pierre Rigaud, 1625. Ribera, Francisco (de). La vida de la Madre Teresa de Jesus, fundadora de las Descalças y Descalços Carmelitas, Compuesta por el P. Doctor Francisco de Ribera de la Compañia de Jesus, y repartida en cinco libros. Van en estos libros añadidas muchas cosas a lo que ella escrivio de su vida, y otras muchas declaradas ; y fuera deso van añadidas las fundaciones de los monasterios, y lo demas que hizo en veynte años que vivio despues de lo que escrivio de su vida, y lo que a sucedido de su cuerpo y de los milagros que se an hecho, Salamanque, Pedro Lasso, 1590. Silverio de Santa Teresa. Procesos de beatificación y canonización de Santa Teresa de Jesús, Burgos, El Carmen, 1935, t. 18-20. Urkiza, Julen. Procesos de Beatificación y Canonización de la madre Teresa de Jesús, Burgos, El Carmen, 2016, tomes V et VI. Vives, Juan Luis. De causis corruptarum artium, Opera, Bâle, Nikolaus Episcopius, 1555. Yepes, Diego (de). Vida virtudes, y milagros, de la Bienaventurada Virgen Teresa de Jesus, Madre y Fundadora de la nueva Reformacion de la Orden de los Descalços, y Descalças de Nuestra Senora del Carmen. Por Fray …, Religioso de la Orden de San Geronymo, Obispo de Taraçona, y Confessor del Rey de España Don Felipe II. y de la S. Madre. A nuestro Santissimo Padre Paulo Papa V, Saragosse, Angelo Tavanno, 1606. 4.2 Études Christin, Olivier. Une révolution symbolique. L’iconoclasme huguenot et la reconstruction catholique, Paris, Minuit, 1991. Pomian, Krzysztof. L’Ordre du temps, Paris, Gallimard, 1984. Axelle Guillausseau PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0005 118 Renoux, Christian. « Discerner la sainteté des mystiques : quelques exemples italiens de l’âge baroque », Rives nord-méditerranéennes, 3 (1999), p. 19-28. Urkiza, Julen. « La canonización de santa Teresa de Jesús », Anuario de Historia de la Iglesia, 29 (2020), p. 229-260. Woodward, Kenneth L. Comment l’Église fait les saints, Paris, Grasset, 1992. PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0006 The Life of Catharina Vigri of Bologna (1413- 1463): A post-Tridentine Saint from the Middle Ages J ENNY K ÖRBER (S TAATLICHE M USEEN ZU B ERLIN ) Introduction The year 1712 was an important one for the Poor Clares, since one of their most venerable members, Catharina Vigri of Bologna (1413-1463), was officially canonised. On this occasion, the abbess of the Poor Clares of Vienna, Maria Susanna de Monte Oliveti, wrote a vita of Catharina pubished in 1713: Ein lebendig=glantzende Sonn der Wahren Kirchen; sage: Das Gott=lobende Leben Der H. Ivngfraven Catharinae à Bononia. By that time, the medieval saint, born in 1413, was venerated for nearly three centuries, although her cult remained a local Bolognese one until 1586. Then, in the midst of the Counter-Reformation, and with the helping hand of one of its most important figures, the Italian cardinal and archbishop of Bologna Gabriele Paleotti, the first official attempt was made in her canonisation process 1 . When Clemens XI finally sanctified the Poor Clare in 1712 2 , the event was publicly celebrated across Europe with a grand media campaign. In their book on the Dominican tertiary, Catherine of Siena (1347-1380), Jeffrey Hamburger and Gabriela Signori asked the question of how to construct a saint and promote a cult beyond the immediate community in which he or she lived. Analysing different media that propagated her 1 Elisabeth Bäbler et al. (ed.), Katharina Vigri von Bologna (1413-1463): Leben und Schriften, vol. 6, Norderstedt, Books on Demand, 2012, p. 32. 2 Cf. Verfassung der Wunderwerk, mit welchem die H. Catharina von Bononien, Ordens der Clarae, In dem Leben / und nach dem Tod geleuchtet: Durch Sinn=Bilder und Reimen ausgeführt, Vienna, Johann van Ehelen / Kayserliche Hofdruckerei, 1714. Jenny Körber PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0006 120 veneration, the study reconstructed the difficult road to canonisation of the Sienese saint through the production and diffusion of her cult 3 . While these issues are important to understand the preliminaries that create the foundation and dissemination of a cult, a paper about Catharina of Bologna needs to ask further questions. For when the Church decided to finalise her canonisation process in the 17 th century, the Bolognese saint was already worshiped across Europe. Considering that the mere promotion of her veneration beyond the cloister’s walls could not have been the primary intention of the post-Tridentine Church, one needs to bring into question other motifs that go beyond the production and diffusion of her cult. It is to presume that the life of Saint Catharina was of particular interest for the Catholic Church in times of crisis. Especially in the light of the Reformation and its critique of the devotion to the saints, the Catholic Church had to reconsider its cultic system without discarding pre-existing values and traditions. In this article, I would like to suggest that early modern hagiographies reflect those ambitions and to show that in the 17 th century catholic writers of hagiographies used a saint’s biography as a vehicle to disseminate ideas crucial for a reform that both renewed and confirmed the cultic and administrative structure of the Catholic Church. But why was the medieval Saint Catharina of Bologna so particularly interesting for the Counter Reformation’s program? To answer this question, I will investigate multiple hagiographic accounts on Catharina’s life to outline their similarities as well as their differences. A comparative analysis will demonstrate to what extent Das Gott=lobende Leben Der H. Ivngfraven Catharinae à Bononia processes earlier versions of Catharina’s life and how it reacts on the demands formulated by the Council of Trent. The goal of this article is to show that hagiographic accounts of the post-Tridentine era serve to establish a foundation in order to convey ideas that are supposed to reinvent the cultic system while at the same time validating its traditions. Moreover, it will be demonstrated that Catharina’s worship of the Eucharist, her approach to imagery, and her ability to discern the spirits not only meet with the Church fathers who had to face the criticism of the Reformation concerning image-centred cult and devotional practices but also endorsed the spiritual programme of the Jesuits as one of the major Reform orders. 3 Jeffrey F. Hamburger / Gabriela Signori (ed.), Catherine of Siena: the creation of a cult, Turnhout, Brepols, 2013. The Life of Catharina Vigri of Bologna PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0006 121 1 Catharina Vigri da Bologna Catharina Vigri da Bologna originated from an upper-class family in Ferrara and was raised at the d’Este court where she received some education in writing, grammar, and Latin, and had access to books and illuminated manuscripts in the d’Este library. By the age of thirteen, she turned to a spiritual life, became a nun in Ferrara and eventually arose to be the successful abbess of the convent Corpus Domini in Bologna, known for her constant worship of the Eucharist, her ability to discern the spirits as well as her excellent handling of imagery. Reports like those of her contemporary and fellow nun Illuminata Bembo (1410-1493) tell that Catharina not only fought with the devil on a regular basis, but also had several visions of Christ, the Virgin Mary and Thomas Becket 4 . But Catharina also was a part of the Observant reform in northern Italy. During her time as abbess the Poor Clares “reinvented themselves with new civic, political and educational agendas 5 ”. Engaging with the preaching of Bernardino of Siena (1380-1444), the orders latest constitutions written by John of Capestrano (1445) and readings by the Church fathers, the nuns of Ferrara developed a new reformed spirituality 6 . After her death in 1463 a sweet smell emanated from the grave and light beams were seen. Her undamaged body was exhumed and relocated to the church Corpus Domini where it stays on display until today. 2 The vitae and handwritten reports Maria Susanna de Monte Oliveti was not the first one to write a vita of the Bolognese saint. There are a couple of textual witnesses of the life of Catharina that she could rely on and that she refers to in her text. Right after the saint’s death, Illuminata Bembo was commissioned to write a biography. The text entitled Specchio d’Illuminazione (1469) is a personal account of Catharina’s life and a devotional reading at the same time. 4 It is said that she even had visions of future events, such as the fall of Constantinople in 1453. Cf. Specchio d’illuminazione sulla vita di S. Caterina da Bologna composto dalla sua compagna Suor Illuminata Bembo, in Le armi necessarie alla battaglia spirituale: Operetta composta da Santa Caterina da Bologna alla qualo si aggiungne lo specchio d’illuminazione sulla vita della medesima santa Catharina, Bologna, Volpo, 1787, cap. 6, p. 81 f. (henceforth SpE). 5 Kathleen G. Arthur, Women, Art and Observant Franciscan Piety. Caterina Vigri and the Poor Clares in Early Modern Ferrara, Amsterdam, AUP, 2018, p. 18. 6 Cf. Susanne Ernst, “Einführung”, in Bäbler, Katharina Vigri, p. 13-35, here p. 23 seq. Jenny Körber PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0006 122 Illuminata’s personal memories, quotes and teachings of the deceased abbess are intertwined with citations of Saint Augustine, Bernard of Clairvaux and Saint Francis among others 7 . She also refers to the writings of Catharina, since the abbess left a remarkable number of texts herself, e.g. a manual for spiritual warfare with autobiographical elements: Le Sette Armi Spirituali (written between 1438 and 1450/ 1456). The treatise, in which Catharina instructs her sisters to discern the spirits, was circulated in manuscript through a network of Poor Clare convents. Like the text by Illuminata, the writings by Catharina refer to bridal mysticism and relate to the Song of Songs continuously. First printed in 1475, it was edited several times during the 16 th and 17 th century and translated into different languages (Latin, French, Portuguese, English, Spanish, and German). Catharina also left her illuminated breviary, religious treatises, and sermons, as well as a couple of letters 8 . Illuminata’s version of Catharina’s vita remained a prototype for several years 9 . But the most successful biography of the saint’s life was published in 1610 by the Jesuit Giacomo Grassetti (1579-1656). It remained edited and translated during the whole 17 th and 18 th century. The sources for Grassetti’s edition were all written documents about the saint’s life that had been accumulated by the convent of Corpus Domini so far 10 . Grassetti’s way of working was mainly influenced by his orders hagiographic programme. In the 1560s, the Jesuits discovered the strength of hagiography, starting a campaign for canonisation through hagiographic documents to promote their order’s saints. The Jesuit Pedro de Ribadeneira (1527-1611) wrote the Vita S. Ignatii (1572), a text based on all documents officially accumulated by the order in Rome. Shortly after, the Jesuit Heribert Rosweyde (1569- 1629) gathered unpublished papers and documents on the lives of saints in libraries and archives and laid the foundation for the later Acta Sanctorum (1643-1794). 7 Cf. Arthur, Women, p. 75. 8 In recent decades Catharina Vigri has been confirmed as author of the Dodici Giardini (1434-37), a 5595 verse Latin poetic prayer Rosarium, and sermons that were re-copied in the 17 th century. Cf. Arthur, Women, p. 67. 9 It served as a model for the first printed biography by Sabadino degli Arientis in 1483 and for the version of the nun’s father confessor, Dionysius Paleotti, published in 1502. Cf. Ernst, “Einführung”, p. 13-35. 10 Bäbler, Katharina Vigri, p. 32. Serena Spanò Martinelli, Il Processo di Canonizzazione di Caterina Vigri (1586-1712), Florence, Sismel-Edizioni del Galluzzo, 2003, XVIII. The Life of Catharina Vigri of Bologna PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0006 123 Although Grassetti worked with archival material, that was according to him absolutely trustworthy (“scritture […] [di] indubitata fede 11 ”), there is good reason to assume that he took the freedom to set priorities while adapting Catharina’s vita. In the Proemio he admits that he took the liberty to reduce redundant passages (“ridurre […] cose disperse 12 ”) or arrange those sections of the Historia that caused confusion 13 . The Jesuit’s biography of Catharina was of great influence for the cult of the Bolognese saint. Comparing Maria Oliveti’s Das Leben Der H. Ivngfraven Catharinæ à Bononia with the Vita della B. Caterina di Bologna (1610) by Grassetti, one notices similarities. The scheme and content of the vitae follow the same structure. Both are accumulations of all known written documents about the saint’s life and the texts attributed to her. The chapters of both vitae are completed by meditations about Catharina’s piety, her charity, and close with an account of miracles attributed to her. Maria Oliveti quotes the Jesuit directly and treats him and his hagiographic writing as an authority, referring to Grassetti as the noble writer of histories (“der vornehme History=Schreiber 14 ”) or the devout writer of legends (“der andächtige Lebens=Scribent 15 ”). The fact that the vita of the Viennese Poor Clare stands in the Jesuit’s tradition becomes evident when considering the medieval version of the saint’s life written by Illuminata Bembo. Looking at this medieval template the reader realises that Grassetti and Maria de Monte Oliveti both emphasise Catherina’s constant worship of the Eucharist, her attitude towards imagery, and her ability to discern the spirits; virtues that are in line with the demands formulated by the Council of Trent and the forthcoming developments in Christian spirituality as brought forward by the Counter-Reformation. 3.1 Eucharist On their thirteenth session on 11 th October 1551, the Council of Trent formulated the decree of the Eucharist. In the fifth chapter On the cult and 11 Giacomo Grassetti, Vita della B. Caterina da Bologna, Bologna, Bartolomeo Cochi 1610, “Proemio”, p. 2. 12 Ibid. 13 Ibid. 14 Maria Susanna de Monte Oliveti, Ein lebendig-glantzende Sonn Der VVahren Kirchen; Sage: Das Gott-Lobende Leben Der H. Ivngfraven Catharinæ à Bononia, Deß Ordens Der Heiligen Ivgfraven Claræ, Vienna, Ignatio Dominico Voigt / Universitätischen Buchdrucker, 1713, p. 65. 15 Ibid., p. 292. Cf. “Ja, es bezeugt der andächtige Lebens=Scribent Jacobus Grassetus[.]” Jenny Körber PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0006 124 veneration to be shown to this most holy Sacrament, the Eucharist was officially declared as symbol of the ecclesia triumphans of the Counter Reformation. As such, it needed special veneration: The holy Synod declares, […] that this sublime and venerable sacrament be, with special veneration and solemnity, celebrated, […] and that it be borne reverently and with honour in processions through the streets, and public places. […] And so indeed did it behove victorious truth to celebrate a triumph over falsehood and heresy, […], at the sight of so much splendour, and in the midst of so great joy […], may either pine away weakened and broken; or, touched with shame and confounded, at length repent 16 . While this passage propagates appointed holy days, such as the Feast of Corpus Christi, whereon Christians should demonstrate their faith, the veneration of the host became increasingly important during the 17 th century. Liturgic ceremonies like the Quarantore, on which the host was displayed in a decorated church for 40 hours, became highly popular and were in line with the first canon of the Council’s decree on the Eucharist that reads: “If any one denieth, that, in the sacrament of the most holy Eucharist, are contained truly, really, and substantially, […] but saith that He is only therein as in a sign, or in figure, or virtue; let him be anathema 17 ”. The grandiose mise-en-scene of the Quarantore left no room for doubt that the body of the Saviour was truly present in the white oblate displayed to the people 18 . In this light, Catharina’s deep worship of the Eucharist must have been of great significance for the post-Tridentine Church. Grassetti describes in detail how Catharina, came to a deeper understanding of the real presence of God in the Blessed Sacrament through inner struggle during mass 19 . For Maria de Monte Oliveti, Catharina’s worship of the Eucharist shows that the saint is a worthy daughter of their Orders foundress Saint Claire (“würdige 16 The Council of Trent, “The Thirteenth Session”, in The Canons and Decrees of the Sacred and Oecumenical Council of Trent, ed. and trans. J. Waterworth, London, Dolman, 1848, p. 79. 17 Ibid., p. 82. 18 Cf. Joseph Imorde, Präsenz und Repräsentanz, oder: die Kunst, den Leib Christi auszustellen, Emsdetten, Edition Imorde, 1997 and Jenny Körber, “Die Quarantore - Ein Ritual zwischen Tradition und Restriktion. Die sichtbaren Folgen einer Inszenierung des Unsichtbaren”, in Paramente in Bewegung. Bildwelten liturgischer Textilien, eds. Ursula Röper, Hans Jürgen Scheuer, Regensburg, Schnell & Steiner, 2019, p. 180-194. 19 Grassetti, Vita della B. Caterina, p. 12-16. The Life of Catharina Vigri of Bologna PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0006 125 Tochter der heil. Mutter Clarae 20 ”), who was also known for her intense love for the Eucharist 21 . But in contrast to Claire, who uses the sacrament of the Eucharist as a sign of victory in a concrete military sense, demonstrating the protection as well as the triumph of the contending Church against heresy and unbelief 22 , new elements in Catharina’s devotion become visible, which unmistakably recall the decrees of the Council. A significant aspect in this matter is the miracle of Catharina’s exhumation. All vitae highlight the moment when the convent exhumes the saint from her grave. In community, the sisters were drawn to the church, where they directly confronted Catharina with the Blessed Sacrament. Face to face with it, Catharina’s body began to move. In her bodily gestures and movements, she showed reverence to the host: her face lit up, she lowered her head, and a sweet smell emanated from her body that filled the whole church. Illuminata writes: [Q]uesto fu manifestamente veduto e sentito, che subito che fu posta innanzi a quello, tutto quel Corpo, e nella faccia fece nuova giubbilazione, spargendo un grande e soave odore; e così fece per due ovvero tre volte: con che volle dimonstrare che, siccome in vita, ci dava esempio e dottrina di quello che ebbe in somma riverenza. Imperocchè quello sommamente onorava, e andando nella Chiesa tutta si prostrava con atti e modi, che parea, come era dinanzi a quello che è Signore del cielo […]; e così in morte, come lo vide, incrocicchiò le braccia, inchinando il capo con gesti e modi pieni di divozione 23 . Maria Oliveti interprets the wonder as a Godly response towards Catharina’s constant veneration of the Eucharist: O Wunder! Sie wurden innerlich gezwungen / sich mit dem H. Leib umbzuwenden / daß sie der Kirche zugiengen / und den H. Leib vor dem 20 Maria de Monte Oliveti, Ein lebendig-glantzende Sonn, p. 178. 21 Through the Holy sacrament Catharina reaches the highest level of union with God (“[I]n der Gedächtnis des kostbaren Todts Christi durch sein Hl. Lieb in dem Hl. Sacrament mit ihn vereinigt”). 22 Cf. Thomas von Celano. Leben und Schriften der Heiligen Klara von Assisi, transl. Engelbert Grau, Werl/ Westfl., Dietrich-Coelde-Verlag, 1953. 23 SpE, Cap. 9, 15, p. 144. “It was clearly seen and perceived that as soon as she was brought before the Most Holy Place, the whole body and face again showed joy and gave off a strong and sweet fragrance. This happened two or three times, to show that, just as she had set an example and taught us in life, when she showed the utmost awe, she did so in death. She honored this sacrament most highly, and when she went to church, she bowed in such a way that it seemed as if she were […] before the Lord. […] As you one could see, she also crossed her arms and bowed her head in reverence.” (Transl. JK) Jenny Körber PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0006 126 hochwürdigsten Sacrament des Altars nidersetzten. Christus wollte nemblich der Welt anzeigen / wie angenehm ihm die vilfaeltige Besuchung seines H. Sacraments in der h. Catharina gewesen[.] 24 She made clear, that for Catharina there was no doubt that the trinity was present in the Eucharist: “[A]ber Catharina thaete solche Anbettung dreymal / und zwar mit auffgehebten Leib verrichten / als ob sie auch nach dem Todt die dem H. Sacrament lebendige Gegenwart der Allerheiligsten Dreyfaltigkeit bezeugen wollte 25 ”. Thus by bowing three times before the host, her body testifies the real presence of the Holy Trinity in the Holy Sacrament. The vitae do not only account that the Poor Clare felt deep veneration for the Eucharist but point out that she also had a God given knowledge of the real presence of God in it - an aspect most relevant for the eucharistic controversy in the early modern period. Furthermore, Catharina not only displays that the host should be adored, but also exemplifies how to venerate the sacrament in an ideal way. Since the early modern debate on the Eucharist is closely intertwined with the discussion on imagery, this point is crucial for the post-Tridentine era. The Church fathers of Trent clearly stated that “there is no room left for doubt, that all the faithful of Christ may, according to the custom ever received in the Catholic Church, render in veneration the worship of latria, which is due to the true God, to this most holy sacrament 26 ”. By instructing the faithful how to adore the highest image, Catharina proves a great knowledge of imagery and an understanding of how to use images in a way that absolve image-centred piety from idolatry. 3.2 Images The tradition to integrate imagery in liturgic practices was harshly criticised by the Reformation. The Council of Trent discussed the question of images on the 25 th session (3 rd to 4 th December 1563) failing to reach a 24 Maria de Monte Oliveti, Ein lebendig-glantzende Sonn, p. 285. “O miracle! They were inwardly forced / to turn around with the holy body / to approach the church / and to set the holy body in front of the most revered sacrament of the altar. Christ wanted to show the world how pleased he had been by the many visits of his H. Sacrament by the Holy Catharina.” (Transl. JK) 25 Maria de Monte Oliveti, Ein lebendig-glantzende Sonn, p. 287. “But Catharina performed such adoration three times / with her body up straight / as if she wanted to testify to the real presence of the Holy Trinity in the Holy Sacrament, even after death.” (Transl. JK) 26 The Council of Trent, “The Thirteenth Session”, p. 79. The Life of Catharina Vigri of Bologna PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0006 127 distinct result. While the bishops were commissioned to guard the performed cult in their diocese, it was up to the Reform orders to develop new ways for old practices. Among the most influential orders were the Jesuits who employed visual media in abundance as instruments for their global mission of guiding souls. The Jesuits’ emphasis on visual and graphic arts, architecture, and stage performance reflects the role of mental images in the Ignatian Exercises, the psychagogic practices, that form the foundation of the order. The Exercises deal with the creation of images within the mind and the heart of the believers to strengthen their faith. Through a constant reflection and training as provided by the meditations given by Ignatius of Loyola, images are supposed to reach a greater understanding of Christian mysteries 27 . Outer imagery serves to form and shape the interior of the faithful believer that mainly exists of images as well. From this point of view, it is no wonder that the Jesuit Grassetti showed great interest in working on Catharina’s biography. Like the creation of images within the mind of its readers in the later Spiritual Exercises, Catharina constructs visual similes and metaphors, stages dramatically imagined scenes of heaven or hell, and describes visions based on common devotional objects, artworks, and devotional and lyrical texts that both she and her audience probably had known and seen, as Kathleen G. Arthur suggests 28 . Catharina even produced images herself. She embedded visual imagery in her personal breviary, depicting Christ and several saints, forming an interplay of text and image as a foundation for devotional practice. In the 6 th chapter of Lo Specchio, Illuminata records how Catharina experienced a lively vision of Thomas of Canterbury, who accompanied her and offered her his hand for a kiss 29 . Throughout the accounts of Catharina’s life imagery serves as a foundation for deeper meditations. Illuminata writes that the saint painted Christ as a child on the cloister’s walls to start reflections on the Holy Scripture: E volentieri dipingea il Verbo Divino piccolino infasciato, e per molti luoghi del Monastero di Ferrara, e pei libri lo faceva così piccolini; e diceva spesso con gran tenerezza: piglierollo per la fasciola, ch’egli è il foco che mi accora, e altre infocate parole, dicendo: O frutto dolce di Maria, quando 27 Cf. Ignatius of Loyola, The spiritual exercises, London, Charles Dolman, 1847. In my dissertation I examine the use of media in the context of the psychagogic practices of the Jesuit order. The book will be published in Kulturen des Christentums / Cultures of Christianity, Böhlau Verlag, 2023. 28 Arthur, Women, p. 67. 29 Cf. SpE, Cap. 6, 20, p. 66: “Facendo orazione si pose in capo della cella appoggiata all’asse, e alquanto si addormentò; ed ecco San Tommaso Vescovo di Cantorbery venne a lei apparato pontificalmente, […] e dielle la mano sua a baciare[.]”. Jenny Körber PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0006 128 farò in te abissata, facendo melodia dentro del tuo Costato? Altro da te non vorria, se non sempre stare ivi ferrata. E diceva con molta giubbilazione di cuore queste cotali parole: condotta fui in stanza del cuore mio sola soletta con nuovo desio, ed ivi chiamando il gentile Sposo Dio ebbi sollazzo di nuovo sentire, il quale diletto a tale mi fe venire, che in Paradiso mi parve esser stata 30 . Therefore, rather than being suspicious towards images, to Catharina they serve as inspiration and foundation for devotional experience and meditation. The immersion in meditation, which is triggered by external images, is intertwined with ideas of physical interiority. The vitae tell that in her soul, Catharina stores images of Christ and the Virgin Mary and advises the novices to do the same. Maria de Monte Oliveti explains: Auff daß sie [Catharina] ihr hertz allzeit aber mit ihrem Gott vereinigt erhielte / hat sie in ihrer Seelen ein Gott geweyhtes Zellulein eingericht / solches auch ihrer lieben Schwestern als ein wohlerfahrne Baumeisterin gerathen. In diesen Zellulein wohneten Gott und die Heilige [Catharina] allzeit […] / durch welches sie dann alles sichtbarliche vergasse / und allein jenen suchte / dessen Ansehung die Seeligkeit ist 31 . In this small chamber dedicated to God she can reach the highest level of interior contemplation and communion (“innerliche Betrachtung und Versammlung 32 ”) with the holy family. Eventually, her image-based meditations make her overcome all outer imagery (“durch welches sie dann alles sichtbarliche vergasse”). To reach this interior state, it is essential for Catharina to keep the balance between her “fiery love 33 ” for Christ and an inner condition of castitas (“Keuschheit der Seelen 34 ”). The vita by Maria de Monte Oliveti explains that Catharina lay great store in controlling her 30 SpE, Cap. 1, 9, p. 12: “She liked to paint the Word of God as a child wrapped in diapers in many places throughout the monastery of Ferrara. She drew the Christ Child in books and said with great tenderness: ‘I grab his clothes because he is the fire that seizes me,’ and other passionate words, and she said: ‘O sweet fruit of Mary, / when will I be sunk in you / in your side (Song of Songs 2,14) / to become a new song (Rev. 5,9; 14,3)? / I want nothing else from you / than staying locked in there forever.’” (Transl. JK) 31 Maria de Monte Oliveti, Ein lebendig-glantzende Sonn, p. 68. “So that her [Catharina’s] heart would always be united with her God / she installed a small chamber dedicated to God in her soul[.] In this small chamber God and the saint [Catharina] resided permanently […] / Thereby she forgot everything visible and sought only him whose contemplation is eternal salvation.” (Transl. JK) 32 Ibid., p. 68. 33 “feurige lieb”. Cf. ibid., p. 178. 34 Ibid., p. 59. The Life of Catharina Vigri of Bologna PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0006 129 outer senses so that her heart would not reach any sign of “Unsauberkeit” but rather exist in a state of “heilige[r] Reinigkeit 35 ”. Here, parallels are traceable to the Vita S. Ignatii in which de Ribadeneira points out that not only Ignatius’ worship of the Eucharist and his control of the inner affects are of great importance, but also the Jesuit’s approach to imagery. While meditating in front of an image of the Virgin Ignatius feels: eine solche und so newe Leibs und Gemuets veraenderung […] / das er ein hefftiges mißfallen und abscheuwen ab allen / insonders unzuechtigen / wolluesten des fleisches / gewunnen: und es war ihm nicht anderst / dann alß wenn einer alle unflaetige fuer- und einbildungen unkeuscher dingen / […] von ihm nehme / und von seiner Seel unnd Gemuet abwischet und hinweg striche[.] 36 Through image-based piety, the Jesuit reaches a state that can be understood as a natural clearance of impure imagery. According to the Church fathers of Trent, an “inward cleanness and purity of the heart” is an essential precondition to perform the celebration of Mass. In the Decree concerning the things to be observed, and to be avoided, in the celebration of Mass, the Council of Trent declares “that all industry and diligence is to be applied to this end [the Mass, JK], that it be performed with the greatest possible inward cleanness and purity of heart, and outward show of devotion and piety 37 ”. The series of copperplate prints Cor Iesu amanti sacrum (1585-1586) by the Jesuit Karel van Mander and the engraver Anton Wierix show how such a pictorial purification was to be imagined. The work consists of copper engravings with mnemonic verses. Each engraving shows a heart-shaped vessel, framed by clouds and angels. The Christ child energetically lends a hand on the cleaning process (fig. 1) 38 : with his sleeves rolled up, his skirt 35 Ibid. 36 Pedro de Ribadeneira, Historia von dem Leben des Seligen und Glorwuerdigen P. Ignatii von Loyola, Lutzenburg, Matth. Birthons Wittib, 1612, p. 10-11. “[S]uch a new change of body and mind […], that he felt very displeased and disgusted with all things, especially with the indecent desires of the flesh: he felt as if someone erased all imaginations of unchaste things, wipe them off from his soul and mind, and sweep them away”. (Transl. JK) 37 The Council of Trent, “The Twenty-second Session”, p. 160. 38 Karel van Mander and Anton Wierix, Cor Iesu amanti sacrum [1585-1586], printed in König Orendel von Trier oder der Graue Rock. Gedicht des zwölften Jahrhunderts, trans. Philipp Laven, Trier, Lintz’sche Buchhandlung, 1843, s.p. (image (c) Staatliche Bibliothek Passau, Yge 248). Jenny Körber PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0006 130 gathered and equipped with a large broom, he cleanses the inside of the heart vessel. The monstrous beings are swept out and fall into the darkness. Fig.1 The accompanying text reads: O beatam cordis aedem! Te cui caelum dedit sedem Purgat suis manibus. Animose puer verre, Monstra tuo vultu terre, Tere tuis pedibus 39 . After a removal of the demonic inhabitants, Jesus paints images into the believer’s heart (fig. 2) 40 . 39 “O blessed temple of the heart! Let him, whom heaven has given his residence, cleanse you with his hands. Cleanse determined, boy, (scare off) the monsters with your face, Crush them with your feet.” (Transl. JK) 40 Ibid. (image (c) Staatliche Bibliothek Passau, Yge 248). The Life of Catharina Vigri of Bologna PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0006 131 Fig. 2 The accompanying verses clearly refer to the replacement of inner imagery: Sume IESU penicilla, Corque totum conscribilla Pijs imaginibus: Sic nec Venus prophanabit, Nec Voluptas inquinabit Vanis phantasmatibus 41 . Jesus fills the entire heart with pious images (“pijs imaginibus”) to prevent improper images to settle there (“Sic nec Venus prophanabit, Nec Voluptas inquinabit Vanis phantasmatibus”). Thus, the clearance of demonic and vain images finally leads to a re-equipment of the heart with adequate Christian images. The novelty of the Cor Iesu amanti sacrum series is that it 41 “Take your paintbrush Jesus, and paint on the whole heart, pious images: So that neither Venus shall profane it, nor Voluptas defile it, with vain phantasms.” (Transl. JK) Jenny Körber PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0006 132 turns the invisible process of a spiritual transformation outward, making the non-visible noticeable and comprehensible to the faithful, a tendency that is of great relevance in Jesuit media and that can also be discovered in the vita of Saint Catharina. While in Catharina’s admiration of the host, the “outward show of devotion and piety” is clearly visible, the “cleanness and purity of heart” is as essential. In her breviary she teaches in text and images how imagery triggers and supports a meditation that finally can help to overcome all secular images. Hence, Catharina’s approach to imagery seems to meet with a form of spirituality that becomes significant for the order of the Jesuits 42 . However, as essential as images, both material and mental, they also possessed an uncertain and even morally suspect status. In early modern thought, mental visions could just as well derive from the devil as from God. While the Counter Reformation movement was aware of how to harness the power of visualisation as a means for psychagogic goals, it was equally mindful of the dangers inherent to those means that contradicted and threatened the very aims it hoped to achieve through them. Three hundred years before, Catharina Vigri da Bologna knew about these challenges and wrote a manual about her own experiences, the Sette armi spirituali, instructing the novices about how to deal with visions and reflect on their quality. Discerning whether the good spirit or the bad spirit is at work requires calm and rational reflection. Nonetheless she also warns that there is danger in doing too much as well as too little. Rather, one must do the correct balanced amount in a discreet way. Therefore, the abbess’s selfdiscipline and self-reflection corresponds with the Jesuits’ ambition to make the discernment of the spirits and the correct use and judgement of imagery an everyday practice. The Sette armi give instructions on how to separate inner from outer imagery, good from bad spirits and how to eventually reach “the greatest possible inward cleanness and purity of heart”. Thus, the discerning of the spirits is the third and final aspect of Catharina’s vita that I would like to point out as being pertinent within the post-Tridentine hagiographic programme. 42 But while the enhanced interiority of Grassetti’s vita reminds the reader of the Vita S. Ignatii, Maria de Monte Oliveti draws on the tradition of Illuminata who, as mentioned before refers to bridal mysticism and the Song of Songs, to accentuate her orders principles in contrast to the Jesuit version. While still being in accordance with the post-Tridentine requirements to hagiography, Maria adds her own twist to the vita. The Life of Catharina Vigri of Bologna PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0006 133 3.3 Discernment of spirits The Sette armi spirituali describe spiritual weapons that will help the novices decide whether the good spirit or the bad spirit is at work in their thoughts and desires. Since the battle is paramount, Catharina offers her readers arms for fighting vigorously 43 . The fight is mainly a contest of images. Grassetti accentuates that Catharina is continuously tempted and confused by visions and apparitions. Several mystical visions explore the subtle deceptions of the devil and stress the need to discern the spirits, since the devil can masquerade as the Virgin Mary, the Angel Gabriel, the crucified Christ, and many other visual forms 44 . Illuminata records Catharina’s fights with the devil in a rather reserved manner: [E] parea, e credo che era con ogni verità, secondo che ella ci disse più volte, che li Diavolo la temevano, ed aveanla in grande dispetto, e ruggivano perchè [sic! ] non le poteano nuocere [.] 45 . To Grassetti however her ability is doubtless and appears as a sign for her holiness. He interprets the Sette armi as a “remedy” (“rimedio 46 ”) against the great disturbance (“grande disturbo” 47 ) and different forms of temptations (“diversi sorti di tentationi” 48 ), that clears the mind, and brings tranquillity to the soul eventually 49 . Here one must remember that the discernment of spirits is crucial in the Ignatian Spiritual Exercises. The Spiritual Exercises are a personal account of Ignatius’ fights with the devil and a guidance for his followers on how to overcome these forces. They were interpreted by Jesuits as a written proof of his sanctity. In the Vita S. Ignatii by de Ribadeneira next to the founder’s worship of the Eucharist, and his handling of imagery, the Jesuit’s sanctity is mainly proven by his ability to discern the spirits. In accordance with the Vita S. Ignatii, the inner struggle of Catharina, her continuous fight, and the wording of a manual for those who are not a chosen soul, an “anima elletta” 50 , are of great impor- 43 Cf. Santa Caterina Vigri, Le sette arme spirituali, ed. by Cecilia Foletti, Padova, Editrice Antenore, 1985. 44 Cf. Grassetti, Vita della B. Caterina, p. 24, p. 123, p. 127. 45 SpE, Cap. 6, p. 83: “[A]nd it seemed, and I believe it was with all truth, according to what she told us many times, that the Devil feared her, and had her in great spite, and roared because they could not harm her[.]” (Transl. JK) 46 Grassetti, Vita della B. Caterina, p. 250. 47 Ibid. 48 Ibid. 49 Ibid. 50 Ibid., p. 21. Jenny Körber PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0006 134 tance for proving her holiness to the readers. Although Grassetti writes a vita on a different saint from a different order, he establishes a life and a type of saint that corresponds with the Jesuit founder’s vita and, by this, promotes the Jesuits’ spiritual programme. Hence Catharina‘s holiness is proven by Grassetti by constructing her vita as an imitation of Ignatius‘ life. Maria de Monte Oliveti describes Catharina’s demonic apparitions and inner struggles as heroic deeds with grand use for her followers. Maria emphasises the heroic virtue of the contesting and attentive virgin Catharina (“heroische Tugend der Streit=wachtsamen Jungfrauen Catharinae” 51 ) who fought knightly (“ritterlich” 52 ) against the evil powers. Maria stresses that the seven weapons strengthen her in her decision to be a bride of Christ who does not need a human husband. She also compares Catharina to Anthony the Great who was attacked by demons and resisted them 53 . When the devil in the appearance of Jesus tempts Catharina to leave the cloister and become a hermit, she resists due to her ability to discern the spirits 54 . Rather than serving God in solitude, she dedicates herself and her psychagogic and spiritual knowledge to her fellow Clares and to all lay people seeking her advice in Bologna. Arthur states that “Vigri’s preaching and teaching inside the cloister attracted attention from a wider public audience” and in this way “helped to shape the Observant reform in northern Italy 55 ”. Her ability to discern the spirits enables her to contact the outside world, questioning the utility of a distinction between stabilitas and mobilitas in monastic life. For even if she does not leave the monastery walls, they become permeable with Catharina. 4 Résumé After having compared different hagiographic documents of the life of Catharina da Bologna one can conclude, that the 17 th century vitae are a transformation of the medieval templates. The Vita della B. Caterina di Bologna (1610) by the Jesuit Grassetti as well as Das Gott-lobende Leben Der H. Ivngfraven Catharinæ à Bononia (1713) by Maria de Monte Oliveti put an emphasis on aspects that became important during the Counter Reformation but are already present in the medieval texts. Their accounts of Catharina’s life can be read as a hagiographic reaction towards the Church fathers’ 51 Maria de Monte Oliveti, Ein lebendig-glantzende Sonn, p. 123. 52 Ibid. 53 Cf. Ibid., p. 17, p. 141. 54 Cf. ibid., p. 132f. 55 Arthur, Women, p. 86. The Life of Catharina Vigri of Bologna PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0006 135 demands as formulated by the Council of Trent. The saint’s constant worship of the Eucharist, her approach to imagery, and her ability to discern the spirits are in line with the decrees by the Council and the Post- Tridentine spirituality of the reform orders. This is not a coincidence but can be seen as a strategy. The spiritual life of Catharina corresponds to the guidelines of the Church fathers of Trent and validates the rites and cult of the Catholic Church. For the Church of the post-Tridentine era, which had to face the criticism of the Reformation concerning image-centred cult and devotional practices, she also becomes interesting in another aspect. By constantly threatening to transgress boundaries, Catharina puts the system to the test: as her corpse worships the host in a life-like manner, she teaches how to worship in an ideal way while at the same time absolving herself from demanding a cult of herself. Her sensual and intensive usage of imagery and her paintings are not triggers for idolatry but provide for a meditatively supported overcoming of all earthly imagery. Although she spends her life as a nun in a convent, she does not stay in seclusion but receives believers who seek her counsel. The ability to discern spirits allows her to contact the outside world, questioning the utility of a distinction between stabilitas and mobilitas in monastic life. Nevertheless, this questioning serves the Council of Trent as a confirmation of its guidelines. All of Catharina’s innovative tendencies were to be incorporated in the body of the Church eventually. Even her breviary, which she initially wrote in secret and even burnt a first version, was declared as a relic after her death. In fact, the handwritten document, that is still kept as a relic in the convent Corpus Domini in Bologna, had been copied and edited for the first time during the post- Tridentine campaign for her canonisation in 1679 56 . Catharina is a saint who was crucial in a reform that both renewed and confirmed the cultic and administrative structure of the Catholic Church. The medieval saint can be seen as a system critic in the sense of the system. Moreover, one observes that the early modern adaption of the medieval vita is mainly influenced by the Jesuit order. The saint from the 14 th century serves Grassetti to promote his order’s spirituality. Without addressing it directly, the Jesuit Grassetti points out the parallels between the vita of Catharina and the Vita S. Ignatii and describes the abbess’ qualities as a proof for her real holiness, validating the holiness of Ignatius at the same time. One must remember that, in the year 1610, the year of the publication of Grassetti’s Vita, Ignatius had not been canonised yet. Interestingly enough, the padre’s version - thus the Jesuit version - remained the hagi- 56 Cf. Bäbler, Katharina Vigri, p. 42. Jenny Körber PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0006 136 ographic authority. To Maria de Monte Oliveti it was the official authority to turn to with the aim to promote her order’s saint. Although the abbess integrates additions to the Vita that draws the reader’s attention towards Poor Clare’s spirituality, the authority of the noble “History=Schreiber” 57 remains untouched. Apparently, the Jesuit model did not only transform a medieval legend into an early modern hagiography, but also provided a post-Tridentine template for writing about holiness. 5 Bibliography 5.1 Sources Celano, Thomas von. Leben und Schriften der Heiligen Klara von Assisi, transl. Engelbert Grau, Werl/ Westfl., Dietrich-Coelde-Verlag, 1953. Grassetti, Giacomo. Vita della B. Caterina da Bologna, Bologna, Bartolomeo Cochi, 1610. Loyola, Ignatius. Ignatius of Loyola, The spiritual exercises, London, Charles Dolman, 1847. Monte Oliveti, Maria Susanna de. Ein lebendig-glantzende Sonn Der VVahren Kirchen; Sage: Das Gott-Lobende Leben Der H. Ivngfraven Catharinæ à Bononia, Deß Ordens Der Heiligen Ivgfraven Claræ, Vienna, Ignatio Dominico Voigt, 1713. Verfassung der Wunderwerk, mit welchem die H. Catharina von Bononien, Ordens der Clarae, In dem Leben / und nach dem Tod geleuchtet: Durch Sinn=Bilder und Reimen ausgeführt, Vienna, 1714. Ribadeneira, Pedro de. Historia von dem Leben des Seligen und Glorwuerdigen P. Ignatii von Loyola, Lutzenburg, Matth. Birthons Wittib, 1612. Vigri, Caterina. Le sette arme spirituali, ed. by Cecilia Foletti, Padova, Editrice Antenore, 1985. 5.2 Studies Arthur, Kathleen G. Women, Art and Observant Franciscan Piety. Caterina Vigri and the Poor Clares in Early Modern Ferrara, Amsterdam, AUP, 2018. Bäbler, Elisabeth et al. (ed.). Katharina Vigri von Bologna (1413-1463): Leben und Schriften, Norderstedt, Books on Demand, vol. 6, 2012. Hamburger, Jeffrey F. / Gabriela Signori (eds.). Catherine of Siena: the creation of a cult, Turnhout, Brepols, 2013. Imorde, Joseph. Präsenz und Repräsentanz, oder: die Kunst, den Leib Christi auszustellen, Emsdetten, Edition Imorde, 1997. Spanò Martinelli, Serena. Il Processo di Canonizzazione di Caterina Vigri (1586- 1712), Florence, Sismel-Edizioni del Galluzzo, 2003. 57 Maria de Monte Oliveti, Ein lebendig-glantzende Sonn, p. 65. PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0007 An Ideal Jesuit’s Lives. The Early Hagiographical Tradition of Peter Canisius M ARKUS F RIEDRICH (U NIVERSITÄT H AMBURG ) se tu studi i santi, tu studi la superstizione Miguel Batllori SJ, ca. 1995 1 Peter Canisius, often called the “first German Jesuit” (despite being Dutch by birth), was an influential figure during his lifetime. Born in 1521 in Nijmegen into a prosperous patrician family, he entered the Society of Jesus as the first “German” recruit in 1542 2 . He made a rapid career in the new order, which he helped to shape and spread in Central Europe through many decades of dedicated service. After a brief stint in Messina, where he participated in the founding of the ground-breaking first-ever Jesuit college, upon which the famous Jesuit educational network of later decades and centuries was modelled, he returned to Germany and was named to the position of “Provincial” - head of the regional organisation of the Jesuits. In that function, Canisius pushed forward the Catholic Church’s renewal and resurgence in the “heresy-ridden” territories of the Holy Roman Empire. Canisius initiated and provided guidance for numerous Jesuit activities, including the founding of new institutions. He attended many important ecclesiastic and political meetings, such as the Council of Trent and several Imperial Diets. After 1569, when he was relieved of his administrative duties, he became an author of theological and, towards the end of his life, inspirational literature. Being somewhat side-lined, he spent his final years in a peripheral institution, the newly founded Jesuit college in Fribourg, 1 As reported in Miguel Gotor, Santi stravaganti, Rome, Aracne, 2012, p. 182. 2 For biographical information, see the classic work by James Brodrick, Saint Peter Canisius, Chicago, Jesuit Way, reissued 1998. A very readable and up-to-date biography is now available in Mathias Moosbrugger, Petrus Canisius. Wanderer zwischen den Welten, Innsbruck, Tyrolia, 2021. Markus Friedrich PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0007 138 Switzerland, where he died in 1597. Despite the vicissitudes of his career, he was certainly one of the most influential players in Central European religious history in the crucial decades after the Reformation. It was hardly surprising, then, that Canisius was not forgotten after his death in 1597. Quite to the contrary, his actions, way of life and character quickly became the subject of pious memory. Respect for the ageing Jesuit morphed seamlessly into post-mortem veneration. People flocked to his grave, considering him a saint, even though he was not, in the early modern period, beatified or canonised. His ability to work miracles assured widespread veneration among laypeople in Switzerland and beyond 3 . Inside the Jesuit Order, Canisius gained a lasting reputation also because he exemplified the “ideal” Jesuit. His life usefully illustrated how Jesuits should behave in political contexts, during pastoral work and when working as missionaries among Protestants. This intra-Jesuit dimension of Canisius’s memoria is the primary focus of this paper. It explores how Canisius’s life was used to shape (Central European) Jesuit identity in several published hagiographies, which started to appear very quickly after his death in 1597. Looking back to the early decades of the Jesuit order, the 17 th century Lives fashioned Canisius’s historical life into a role model for Jesuit behaviour. Hagiographic literature turned a life into an icon. In 1614, a first Vita of Canisius, written in Latin by Matthäus Rader, appeared in print 4 . Rader was a well-known Jesuit scholar from Bavaria, who worked on his biography for several years. Shortly thereafter, and in response, another Vita appeared in 1616, written by the eminent Roman Jesuit Francesco Sacchini, who was a prominent administrator in Rome and served at that time as official Roman historian of the order 5 . While agreeing on most facts and the overall importance of Canisius’s biography, Sacchini’s book differs in several points from Rader’s account - differences that reflect 3 On this, see e.g. Daniel Sidler, Heiligkeit aushandeln. Katholische Reform und lokale Glaubenspraxis in der Eidgenossenschaft, Frankfurt, Campus, 2017. 4 I used the identical second edition, Matthaeus Rader, De Vita Petri Canisii De Societate Jesu Sociorum e Germania primi libri tres, 2 nd ed., Munich, Berg, 1623. The only study of this text is Alois Schmid, “Die Vita Petri Canisii des P. Matthäus Rader SJ”, in Julius Oswald and Peter Rummel (eds.), Petrus Canisius, Reformer der Kirche. Festschrift zum 400. Todestag des zweiten Apostels Deutschlands, Augsburg, Sankt Ulrich, 1996, p. 223-243. 5 Francesco Sacchini, De vita et rebus gestis P. Petrii Canisii de societate Jesu commentarii, Ingolstadt, Angermaria, 1616. I explore the chaotic and uncoordinated gestation of Rader and Sacchini’s authoritative Lives more fully in Markus Friedrich, “Researching and Publishing Jesuit Hagiographies. The Case of two Early Lives of Peter Canisius”, Journal of Jesuit Studies (2023) (forthcoming). The Early Hagiographical Tradition of Peter Canisius PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0007 139 a specific Roman perspective on the German territories and on Jesuit identity. Both Rader and Sacchini grounded their Lives in extensive research, including epistolary inquiries and the study of numerous archival documents 6 . Canisius had left a large number of writings, including hundreds of letters and many volumes of (still unedited) manuscripts 7 . Rader and Sacchini mined much of this material, often with the help of local Jesuit informants who knew about local caches of relevant documentation. Perhaps the most prominent original sources about Canisius were a number of auto-biographical - or, rather, auto-hagiographical - texts, penned by Canisius at various stages of his life, including his famous “Testament” and a set of “Confessions”. On top of this rich body of ego-documents, the two first biographers could rely on several secondary accounts produced by contemporaries, often in the immediate aftermath of Canisius’s death. Sebastianus Werro, from Switzerland, provided an influential account of Canisius’s later years in Fribourg, while the Jesuit Johannes Hasius from North-western Germany was a key source for Canisius’s family and early life. The Roman Jesuit Sebastianus Beretarius, meanwhile, emerged as a key informant for Rader’s knowledge about Canisius’s many sojourns in Rome. Rader and Sacchini cited all of these sources and frequently even quoted parts of them verbatim in their books. They also incorporated other relevant eyewitness testimonials, including a few letters from famous Jesuit contemporaries of Canisius, but also material from outside the Jesuit order, when it became available. Taken together, this rich body of original material, abundantly available to, and cited by the authors under consideration here, helped to ground the many Lives of Canisius empirically. As has been noted by several scholars already, post-Tridentine hagiography had become documentary in nature, appropriating contemporary standards of antiquarian and critical historiography 8 . The printed Lives of Peter Canisius exemplify this wider trend very well. With Rader and Sacchini, the official portrait of Canisius was largely in place. Later biographies mostly disseminated the standard narrative across Europe, including occasional updates of information and adjustments to 6 The following paragraph also summarizes Friedrich, “Researching and Publishing”. A few helpful remarks appear also in Schmid, “Die Vita”. 7 For the letters and much additional material, see Braunsberger, Epistolae et Acta, 8 vols. 8 Simon Ditchfield, “‘Historia magistra sanctitatis’? The Relationship between historiography and hagiography in Italy after the Council of Trent (1540-1742 ca.)”, in Massimo Firpo (ed.), Nunc alia tempora, alii mores. Storici e storia in età postridentina, Florence, L. S. Olschki, 2005, p. 3-23. Markus Friedrich PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0007 140 changing times and contexts. The corpus of later biographies includes a German translation of Sacchini’s (but not of Rader’s) Vita 9 , an Italian biography by Giacomo Fuligatti SJ from 1649 10 , a Spanish book by the eminent spiritual writer Eusebio Nieremberg SJ and, in 1707, a French Vie by Jean Dorigny SJ 11 , followed by yet another Italian Vita by Longaro Degli Oddi in 1755. Additional literary formats, including abbreviated digests of these publications, further helped popularise Canisius’s image. A considerable amount of unpublished biographic material, especially from the years immediately after Canisius’s death, can be found as well 12 . A comparative reading of these texts allows us to appreciate how the Jesuit order succeeded in crafting and transmitting a coherent image of Petrus Canisius that continued to inspire subsequent generations and remained alive well into the 19 th century 13 . Nevertheless, several nuances of emphasis distinguish the texts as well, highlighting how the biography of Canisius was adapted to individual contexts through small and subtle changes. Scholars approach hagiographies today with a variety of questions. In the wake of Peter Burke’s seminal article from 1984, many researchers analyse such texts in the broader context of saintliness, seeing them as literary expressions of contemporary ideals of Christian behaviour 14 . Literary scholars highlight how hagiographies as literary texts may help us to appreciate the style and content of modern Christian spirituality, adding a crucial dimension to traditional Church history, which is often focused 9 Francesco Sacchini, Leben Deß Ehrwürdigen Patris Petri Canisii der Societet Jesu Theologen, Dillingen, Rem, 1621. For a specific detail concerning the translation, note how the German version uses the German terminus technicus “Freystellung” when discussing the events of the 1566 Imperial Diet, while the Latin original uses a more complex description of what was going on; compare Sacchini, Leben, p. 173 with id., De vita, p. 231. 10 Giacomo Fuligatti, Vita del P. Pietro Canisio della compagnia di Gesù, Rome, Manelfo Manelfi, 1649. 11 Jean Dorigny, La Vie Du Reverend Pere Pierre Canisius, De La Compagnie de Jesus, Paris, Giffart, 1707. 12 Friedrich Streicher, “Die ungedruckte Lebensbeschreibung des hl. Petrus Canisius von Jakob Keller SJ”, Archivum Historicum Societatis Iesu, 8 (1939), p. 257-314. Paul Begheyn, “Joannes Hasius S.J. en de eerste levensbeschrijving van Petrus Canisius“, Ons Geesteliijk Erf, 43 (1969), p. 381-429. 13 Patrizio Foresta, “Wie ein Apostel Deutschlands”. Apostolat, Obrigkeit und jesuitisches Selbstverständnis am Beispiel des Petrus Canisius, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 2015. 14 I use the reprint Peter Burke, “How to be a Counter-Reformation Saint? ”, in id. (ed.), The Historical Anthropology of Early Modern Italy. Essays on Perception and Communication, Cambridge, Cambridge University Press, 1989, p. 48-62. The Early Hagiographical Tradition of Peter Canisius PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0007 141 exclusively on institutional or political documents. 15 Such scholars interpret early modern hagiographies as expressions of a living culture of spirituality, highlighting, for instance, how such texts served as triggers or “sites” for meditation 16 . Others have conducted quantitative analyses of published hagiographies in order to investigate Christianity’s standing in the early modern public sphere 17 . This paper takes yet another approach, using the rich tradition of Canisius’s biographies as an expression of intra-Jesuit debates about Jesuit identity. Contrary to popular assumptions, the Society of Jesus was a “divided” institution, full of social friction, different interest groups and conflicting visions of Jesuit life 18 . This paper assumes that Jesuit hagiography, by presenting role models of behaviour, intervened into these internal debates. The description of saintly lives was an arena in which rival visions of the Order’s identity could be articulated or implied. 1 Rader and Sacchini: Canisius between Germany and Rome While Sacchini’s 1616 account rarely challenged Rader’s narrative from 1614 explicitly, it nevertheless placed a new emphasis on certain aspects. Four examples illustrate the difference in nuance between the texts from Rome and Germany. First, when Rader recounted the founding of the Jesuits’ College in Munich, he could not restrain himself from including an enthusiastic passage praising the recently erected Church of St. Michael and the city’s college 19 . This was a proudly local perspective - Rader may have experienced the construction of St. Michael personally and even have been involved in debates about the design of the complex. This passage, however, was considered superfluous from a Roman point of view. Sacchini’s text, while reporting the college’s foundation very positively, is free of extraordinary praise. From a Roman perspective, there was simply no need for such a strong and locally grounded emphasis. Sacchini’s picture of Canisius, while not devoid of regional contextualisation, had no interest in promoting 15 Gotor, Santi stravaganti, p. 182-184. 16 Martín M. Morales, “Il corpo frammentato: dalla Vita alla Biografia, il caso di Luigi Gonzaga”, in Anna Carfora and Sergio Tanzarella (eds.), “Come gli altri”. San Luigi Gonzaga (1568-1591) a 450 anni dalla nascita: Ricordarlo da Napoli e dal Mediterraneo, Trapani, Il Pozzo di Giaccobe, 2020, p. 39-63, p. 43. 17 Éric Suire, Sainteté et lumières. Hagiographie, spiritualité et propagande religieuse dans la France du XVIII e siècle, Paris, Champion, 2011. 18 Michela Catto, La compagnia divisa. Il dissenso nell’ordine gesuitico tra ‘500 e ‘600, Brescia, Morcelliana, 2009. 19 Rader, De Vita, p. 105-107. Markus Friedrich PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0007 142 local pride. Even more than Rader’s version, the Roman Jesuit’s text aimed at a universally applicable role model. Second, Sacchini, the Roman executive, occasionally used his Vita to promote full compliance with the norms of Jesuit governance. He included explicit references to seemingly minor details of Canisius’s behaviour that had received little or no attention in Rader’s version but were crucial for the Order’s headquarters. Sacchini, for instance, used several episodes of Canisius’s life to emphasise how the Provincial had reminded his fellow Jesuits to publicly express gratitude to the founders and benefactors of Jesuit institutions 20 . Rader, by contrast, made no such comments when discussing the same events - certainly not as an indication of any opposition to the norms requiring such public displays of reverence, but rather as a sign of his relative inattention to such matters. The Roman author, a key figure in the Jesuits’ bureaucratic machinery and, hence, trained to monitor norm compliance, was more attentive to such details, however. He used the occasion of Canisius’s Life to promote central norms by portraying his subject as an ideal example. From an administrator’s perspective, Canisius’s thoughtful cultivation of social relations demanded full attention. Third, especially Italian writers close to the central Roman institutions of papal Catholicism focused on Canisius as a propagator of the Council of Trent’s Decrees in Germany. Sacchini and, even more prominently, Giacomo Fuligatti one generation later dwelled at length on Canisius’s role as a promoter of the decrees, a point largely overlooked by Rader. This is obvious, for instance, in their respective narratives of the events of 1565, when Canisius had travelled to Rome to take part in the second General Congregation of his order. For Canisius’s return journey, Pope Pius IV attached him to the Papal diplomatic mission to Germany in official capacity. Rader duly mentioned this fact and dwelled extensively on how Canisius worked as a Papal envoy to strengthen the German princes in their Catholic faith 21 . Sacchini, while recounting the same facts, added one important detail, namely that Canisius was sent back north “to bring [the Decrees of] the Council of Trent to the princes 22 ”. This may be only a brief remark, yet it makes explicit a point that was of great importance for Sacchini. Later authors followed this lead and corrected Rader’s oversight as well. Giacomo Fuligatti, for instance, emphasised this even further, using 20 Sacchini, De vita, p. 313. There follows the remark (p. 314) that Canisius also valued celestial support for the institution’s founding, a point similar to Jakob Keller’s usage of the letter; see Streicher, Lebensbeschreibung, p. 306. 21 Rader, De Vita, pp. 148f. Nor is there any mention of Trent in the pertinent section in Keller’s Vita; see Streicher, Lebensbeschreibung, p. 283f. 22 Sacchini, Leben, p. 165. The Early Hagiographical Tradition of Peter Canisius PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0007 143 the title of a distinct chapter to announce the fact that Canisius “made sure with all his power and many efforts that in Germany the Holy Council of Trent was accepted 23 ”. By the early 18 th century, after most princes had accepted the Council of Trent, even Jesuits from France - where the decrees had been officially accepted only with delay - could highlight Canisius’s dedication to the Council’s decrees 24 . Fourth, Sacchini was much more interested in discussing the crucial issue of Jesuit obedience than Rader. In one famous episode from 1567, Canisius and another Jesuit, Francesco Rocca, travelling through the Bavarian Alps in winter, encountered a violent storm. Canisius pressed forward despite the snow, trying to cross an ice-covered river, while Rocca feared for his life. The source for this episode was the account of Rocca himself, who claimed to have moved forward only because of his “duty to obey” a superior 25 . Both authors rely on, and paraphrase, Rocca’s original narrative, thus giving the episode an eye-witness’s flair. There is a remarkable difference in how Rader and Sacchini employ their common source, however. While Rader’s retelling of the story is entirely free of any reference to obedience, Sacchini took full advantage of Rocca’s original comments to highlight the topic. He was not content with simply citing Rocca’s already explicit words about obedience. In order to illuminate this virtue even more brightly, Sacchini took the poetic liberty of characterising Rocca’s state of mind in a particularly striking fashion: “Rocca was filled with horror” - a phrase that dramatised Rocca’s less sensational text, rendering the subsequent submission to obedience all the more impressive 26 . On other occasions, too, Sacchini mentioned this virtue explicitly. At one point, for instance, Sacchini learned about a controversy between Canisius and Otto Truchseß, Cardinal of Augsburg, a highly significant patron of the Jesuits. It seems as if Rader was unaware of the incident; Sacchini used Roman sources, unavailable to the German Jesuit, to reconstruct the episode 27 . In addition to enriching the factual account of Canisius’s life, 23 Fuligatti, Vita, p. 12, 103-110. 24 Dorigny, La Vie, p. 250. Alain Tallon, La France et le Concile de Trente (1518- 1563), Rome, Palais Farnèse, 1997. 25 Rader and Sacchini had access to two slightly different versions of Rocca’s account. Both versions, however, contained prominent references to “obedience”, see Otto Braunsberger (ed.), Beati Petri Canisii, Societatis Iesu, Epistulae et acta. Volumen Sextum 1567-1572, Freiburg, Herder, 1913, p. 726. 26 Compare Rader, De Vita, p. 241 (no reference whatsoever to obedience) with Sacchini, De vita, p. 250 (“horror pervaserat Roccam”). 27 Sacchini, Leben, p. 162 is without parallel in Rader, De Vita, p. 137. Sacchini knew of the conflict from a letter written by Truchseß to Borja and preserved in Rome; Markus Friedrich PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0007 144 Sacchini once again used the new episode to highlight his protagonist’s obedient behaviour, as Canisius allegedly opposed the Cardinal out of deference to his Jesuit Superiors. All authors had to deal with the episode from 1569 when the provincial leadership of the German province passed from Canisius to Paulus Hoffaeus, with whom Canisius later engaged in a complicated conflict (a fact conveniently ignored by all authors). 28 Rader highlighted that Canisius had been very happy to cede the office of Provincial Superior, chafing as he did under the numerous challenging duties - “even the powers of Atlas or Hercules would have dwindled under such a burden” 29 . According to Rader, Father General Borja had actually read Canisius’s mind when relieving him of the “annoying and endless governing post” 30 . Instead of requiring him to leave, Borgia allowed Canisius to retire, in Rader’s telling 31 . Sacchini also stressed Canisius’s relief and willingness to step down. Yet again, the Roman Jesuit used the episode to evoke the crucial topic of obedience, this time in relation to Canisius himself. In his telling, Canisius exemplified the Jesuit ideal of swift or unhesitating, ‘blind’ compliance. Sacchini projected onto Canisius’s behaviour the typically Ignatian idea that the true Jesuit should anticipate his superior’s will and pre-emptively act accordingly 32 . A few pages later, Sacchini once more portrays Canisius as an icon of obedience, pointing out that the former superior now willingly and explicitly submitted himself to his successor’s authority 33 . On numerous occasions, therefore, Sacchini’s version expresses a concern with obedience that was much more muted in Rader’s account. Sacchini missed no opportunity to highlight Canisius’s obedience and the concomitant virtues of humility and modesty - defining dimensions of Jesuit identity, in Sacchini’s opinion 34 . see Sacchini, Leben, p. 163. Obedience in this context is also featured prominently in Dorigny, Vie, 1707, p. 250. 28 Burkhart Schneider, “Petrus Canisius und Paulus Hoffaeus“, Zeitschrift für katholische Theologie, 79 (1957), p. 304-330. 29 Rader, De Vita, p. 167-169. Quotation ibid., p. 168: “Poterant Atlantis aut Herculis vires tantis laboribus debilitari”. 30 Ibid., p. 168: “Sed agnovit Franciscus Borgia […] Canisij occupationes, quibus ut illum ex parte levaret, praefectura […] tam diuturna & molesta”. 31 Ibid., p. 168: “permisit”. There is also no reference to obedience in Keller’s account of the change; Streicher, Lebensbeschreibung, p. 284. 32 Sacchini, De Vita, p. 262: “gnarus hoc in genere praeveniendos potius Rectorum nutus, quam lente sequendos”. 33 Ibid., p. 264. 34 On Sacchini’s shift from piety to humility, see Schmid, “Die Vita”, p. 241. Schmid does not connect “humilitas” to obedience as a special Roman focus, however. The Early Hagiographical Tradition of Peter Canisius PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0007 145 Such variations were indeed subtle and hardly indicative of any substantial differences or rival interpretations of Canisius. Nevertheless, nuances existed. Sacchini paid attention to several points of Jesuit behaviour that Rader certainly did not oppose, but that were not primarily on his mind when reviewing his confrere’s life. From the perspective of the Roman Jesuit headquarters, in contrast, questions of norm compliance were of great significance - even as local pride was considered a potential danger. When writing an ideal Jesuit’s Life, Sacchini looked for a universally applicable and fitting portrait, covering all standard topics. A biography such as Rader’s, while by no means expressing any opposition to or fundamental discord with the Roman understanding of Jesuit identity, was nevertheless found wanting by Sacchini - not so much for what it said, but for what it neglected to mention. 2 Canisius, Acquaviva and the fragile balance of vita activa and vita contemplativa The Lives of Canisius must also be seen as interventions in crucial debates about Jesuit spirituality. Among the many catchphrases that Jesuits used to describe their own spiritual framework is the prominent maxim that every member of the order should be “activus in contemplatione”. As the formula suggests, Jesuit spirituality relied on a complex balance of vita activa and vita contemplativa, the two traditional extremes of Christian religious life. How the balance should work in practice, however, was far from self-evident in the mere repetition of this well-known shorthand formula. In fact, different Jesuits interpreted the role of contemplation in the Society of Jesus quite differently. For most of the 16 th and 17 th century the Jesuit order was plagued by complex debates about the amount of contemplation and mysticism that could be tolerated 35 . By the time the first Lives of Canisius were being produced, Father General Claudio Acquaviva had implemented a preliminary consensus about these matters. Rader, Sacchini and the other 17 th and early 18 th century Jesuits approached Canisius based on that fragile consensus. They occasionally hinted at the possibility that there could potentially be a contradiction between Canisius’s “studies” and his life of 35 For a competent recent summary, see Facundo Sebastián Macías, “Hagiography as a Platform for Internal Catholic Debate in Early Modern Europe. Francisco de Ribera’s La Vida de la Madre Teresa de Iesus (1590) and the Defense of a Contemplative Way Inside the Jesuit Order”, Church History, 89 (2020), p. 288- 306. Markus Friedrich PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0007 146 prayer 36 . Mostly, however, they insisted that Canisius exemplified the newfound balance between contemplation and activism. Canisius’s multi-faceted life was presented as a role model of that balance. All biographies highlighted both Canisius’s spiritual perfection and his unceasingly energetic activism. 2.1 Canisius and spiritual life All authors insisted on Canisius’s extraordinary piety and openly addressed his spiritual roots in late medieval Rhenish mysticism. Sacchini praised the religious climate of Cologne’s Carthusian circles, where Canisius had matured spiritually. An open and positive reference to the presence of “theologia mystica” in that group rounded out his assessment 37 . This was remarkable given the fact that “mystical theology” had been expressly criticised in the 1570s and would be once again strongly condemned in the later 1620s 38 . The Vitae furthermore reported episodes that presented Canisius in states of spiritual rapture. Sacchini and others recounted with admiration how at one point Canisius, down on his knees, was observed (or, rather, heard) engaging in a loud debate either with some angel or even God himself - another instance of explicit reliance on ‘credible’ testimonials 39 . Moments of ecstasy were crucial, and favourably portrayed, elements of Canisius’s contemplative life. In addition to the question of Canisius’s mystical inclinations, prayer was presented as a defining feature of the future saint’s spirituality. A controlled regime of mass and prayer structured the hero’s daily life. He dedicated hours every day to praying not just for his own soul and affairs, but also for those of numerous other individuals 40 . Later biographers such as Jean Dorigny developed their description of Canisius’s prayer into a saccharine, edificatory portrait 41 . Canisius’s dedication to prayer was so deep that no external diversion could distract him from it. It was hard to make him leave his state of contemplation. Dorigny praised Canisius for conversing “heart to heart [cœur-à-cœur]” with God. He received in prayer all the “joys of paradise [douceurs du Paradis]” and his entire demeanour 36 Sacchini, Leben, p. 272. 37 Ibid., p. 6. 38 Sophie Houdard, Les invasions mystiques. Spiritualités, hétérodoxies et censures au début de l’époque moderne, Paris, Belles Lettres, 2008. 39 Sacchini, Leben, p. 276. Dorigny, La Vie, p. 416f. 40 Rader, De Vita, p. 213f. 41 All the following quotations come from Dorigny, Vie, p. 414-417. The Early Hagiographical Tradition of Peter Canisius PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0007 147 was filled with “filial confidence [confiance filiale]” in God. Clearly, Dorigny claimed, Canisius’s external appearance mirrored his internal burning with the “flames of divine love [flammes de l’amour divin]”. In his prayers, Canisius pressed God with “saintly violence [sainte violence]”, especially when asking for the conversion of non-believers. In using these formulations and catchphrases of French spirituality, Dorigny appropriated Canisius for the French dévot style of piety. Indeed, he explicitly called the 16 th century Jesuit at least once a parallel to François de Sales 42 . The point about Canisius’s quasi-Salesian “ardeur”, “lumiere”, and “feu sacré”, was, in fact, so important for Dorigny that he explicitly supported it by mentioning explicitly that there was not just one, but two different witnesses for it. While not citing their testimonials verbatim, the Jesuit nevertheless mentioned his informants by name and, thus, made sure that his portrait of Canisius as an “ardent” soul was grounded in direct observation and widespread consensus 43 . 2.2 Canisius and active life The basic point of all hagiographers, however, was that despite his occasional contemplative seclusion from the world, Canisius’s piety not only did not contradict, but in fact enabled and supported his active life. Dorigny stressed that Canisius’s dedication to prayer allowed him to recover from the exhausting turmoil of worldly activity 44 . He also insisted that prayer, for Canisius, was not a secluded affair, confined to an anchorite’s isolated cell. Rather, Canisius prayed everywhere, including in open spaces and while travelling. Contemplative spirituality was embedded in an activist agenda. Anchored in a life spent in prayer and meditation and occasionally graced by episodes of spiritual rapture, Canisius, according to his biographers, remained a man of action. He was tirelessly hard-working; as Rader noted at one point, “no moment of quiet was granted to Canisius to recover” 45 . All hagiographies insisted on Canisius’s dealings with princes, officials and Church leaders. They also mention proudly his institutional achieve- 42 Ibid., p. 417f. 43 Dorigny, Vie, p. 417: “Celuy qui nous a donné l’abregé de la vie de Canisius, assure que le grand Prevôt de la même Eglise, fut témoin de cette merveille.” The person (“celuy”) is identified in a marginal annotation, connected to the main body with an asteriks (“*”), as: “On a l’obligation de cet abregé à Jean Ulric Schenk, Comte de Castel, grand Prevôt des Eglises d’Augsbourg & d’Aicstet.” 44 Ibid., p. 414. 45 Rader, De Vita, p. 135: “Nulla quies data respirandi Canisio”. Markus Friedrich PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0007 148 ments, including the founding of numerous Jesuit colleges and the leadership of universities and other important posts. These texts also pointed out that a key aspect of Canisius’s activities was his work as an author and writer 46 . When discussing his literary output, most biographers covered Canisius’s oeuvre in all its variety. They also occasionally highlighted his acumen as a publication strategist in general, for instance when noting how Canisius courted positive relations with many printers in order to block access for his Protestant rivals 47 . Canisius’s three Catechisms, considered today by far his most important literary production, were mentioned favourably by all of his biographers, but were not necessarily the (sole) focus of their surveys of his works. In the biographies, a Counter-Reformation hero such as Canisius thus combined prudent institutional politics with feverish pastoral work and wide-reaching publications, all backed by a fervent interior life of prayer and illumination. Canisius’s life, in the increasingly standardised re-telling of the many Lives, came to exemplify the fragile consensus between active and contemplative traditions that eventually shaped mainstream Jesuit identity. Canisius was presented as a role model of an ideal Jesuit, balancing the two potentially contradictory impetuses that had threatened to tear apart the order in the later decades of the 16 th century. Based on this model, Dorigny later developed Canisius into a paragon of the strongly affective and interior-focused style and rhetoric of French piety. Hagiography was thus utilised as a tool for intervention into internal Catholic debates about spirituality. 48 3 Defining the Counter-Reformation’s anti-Protestant stance At least some of the Vitae portray the manifold activities of Canisius as part of a coherent anti-Protestant agenda. In Fuligatti’s mid-century narration, for instance, Canisius’s anti-Protestant work joined his many other pastoral activities under the abstract rubric of works dedicated to “stabilising the Catholic Religion [stabilire la Religione Christiana]”, as the title of his nineteenth chapter announced. 49 Anti-Protestant activity had become a Jesuit ministry, a “mission” in early modern Jesuit parlance. According to some authors, Canisius’s anti-Protestantism was providential. Canisius himself had connected his year of birth, 1521, to the early 46 See, e.g., Fuligatti, Vita, p. 114f. 47 Ibid., p. 113. 48 This is also the main point of Macías, “Hagiography”. 49 Fuligatti, Vita, p. 110. The Early Hagiographical Tradition of Peter Canisius PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0007 149 Reformation, if only vaguely 50 .While some of the earliest biographies do not contain any chronological symbolism, later authors connected Canisius’s birth not only to the Early Reformation, in particular to the Imperial Diet of Worms of 1521, but also to Ignatius of Loyola’s injury during the battle of Pamplona that same year, which set the Spaniard on the path to founding the Jesuit Order 51 . Canisius’s life, beginning with his birth, was portrayed as part of a wide-ranging providential anti-Protestant trajectory. Eventually, the providentialist argument became part of a master narrative of Jesuit historiography, as the order’s official self-perception highlighted its anti-Protestant agenda with increasing strength. Contrary to historical evidence - the Reformation played no significant role in Ignatius’s thinking up to 1541 - authors such as Pedro de Ribadeneira, Niccolò Orlandini and Francesco Sacchini now asserted with confidence that their order had been created by God specifically to fight the Protestants. The Jesuits thus began to view their own institution as a God-given anti- Protestant instrument 52 . Canisius, both in the official histories and in his Lives, quickly became a prime exhibit of this new understanding 53 . In Sacchini’s authoritative words, Canisius should be viewed as the major “column” of Catholicism in Northern Europe during “a time of utmost difficulties 54 ”. The Vitae of Canisius also explained that proper Jesuit anti-Protestantism was of a special kind. It needed to be an expression of Christian brotherly love, supported by charitable empathy towards those heretics who were unaware of the error of their beliefs. From early on, the biographies of Canisius helped to construct what Hilmar Pabel recently called “the myth of 50 Peter Canisius, Das Testament des Petrus Canisius. Vermächtnis und Auftrag, Rita Haub and Julius Oswald (eds.), Frankfurt am Main, Gruppe für Ignatianische Spiritualität, 1997, p. 28. 51 Fully developed, e.g., in Dorigny, La Vie, p. 2. The synchronicity of Loyola and Canisius appears, e.g. in Sacchini, De Vita, p. 7. Chronological speculation is still absent in the Vitae of Jakob Keller (Streicher, Lebensbeschreibung, p. 259) or Rader (Vita, p. 4). It is also absent in Fuligatti, Vita, p. 3f. 52 The role of instrumental thinking in the founding texts of the Society of Jesus is explored in Christopher van Ginhoven Rey, Instruments of the Divinity: Providence and Praxis in the Foundation of the Society of Jesus, Leiden, Brill, 2014. 53 I have explored Canisius’s role in this narrative more fully in Markus Friedrich, “Petrus Canisius und die frühe Gesellschaft Jesu zwischen Mittelalter und Moderne“, in Mathias Moosbrugger (ed.), Petrus Canisius (1521-1597). Zwischen alten Traditionen und neuen Zeiten, forthcoming (Münster, 2022). 54 Sacchini, De Vita, p. 7. Markus Friedrich PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0007 150 Canisius’s mildness 55 ”. Significant numbers of 20 th century scholars viewed Canisius as an exponent of interconfessional moderation, occasionally even of ecumenism. As Pabel shows, these views are based on a one-sided selection of sources, basing their positive understanding on a few isolated passages from Canisius’s writings. However, this myth goes much further back than Pabel acknowledges in his important piece. Most early modern biographers, not unlike the scholars from the 1920s quoted by Pabel, paraphrased extensively the few passages in Canisius’s letters where he does sound moderate 56 . Some of the biographers, such as Sacchini, explained Canisius’s anti-Protestant polemics as a highly constructive stance, dedicated to helping souls. In such narratives, battling the Protestants was but one element of a broader pastoral agenda that included preaching, hearing confession and providing catechesis for Catholics 57 . It is thus obvious that all biographers, while pointing out Canisius’s firm stand against Protestantism, also took great care to present his anti-Protestantism as constructive, moderate, pastoral and supportive - while it was, at least on many occasions, in fact just as destructive, hateful, aggressive and uncompromising as that of his 16 th century peers. 4 Giving Canisius contemporary relevance: Jean Dorigny, 1707 Jean Dorigny, a prolific French Jesuit author, published his Vie of Canisius in 1707, having noticed that no biography was available in his native tongue. This new version, while largely relying on a well-established factual basis, clearly showed the signs of a new era. We have already noted how Dorigny presented Canisius in the language of French devout spirituality. In addition, his Vie also integrated Canisius into new epistemic and political contexts. Concerning politics, Dorigny used the prefatory letter in his book to the government of Fribourg to comment on the current events of the War of the Spanish Succession, which had been raging for six years already by the time the volume appeared. The 16 th century Jesuit now reappeared as a role model for Fribourg’s peacefulness in the war 58 . In Dorigny’s perspective, 55 Hilmar M. Pabel, “Peter Canisius and the Protestants”, Journal of Jesuit Studies, 1 (2014), p. 373-399, p. 390. 56 E.g. Fuligatti, Vita, pp. 114f. Sacchini, Leben, p. 280-282. 57 Sacchini treated Canisius’s anti-Protestant Catholic renewal as manifestation of his “burning desire to care for the house of God”. Sacchini, Leben, p. 273. 58 All of the following comes from the unpaginated dedication letter, see Dorigny, Vie, “[Épître] aux tres-illustres, tres-hauts, tres-puissants, et souverains seigneurs, The Early Hagiographical Tradition of Peter Canisius PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0007 151 Fribourg’s politicians “followed up on the saintly intentions of that Pastor of the Believers [i.e. Canisius] in order to maintain peace, which so cruel a war has banished for so may years [seconder les saintes intentions du Pasteur des Fideles, pour procurer la paix, qu’un si cruelle guerre en a bannie depuis tant d’années]”. Fribourg’s policy of neutrality continued “the innocence and modesty that Canisius was fortunate to cultivate and promote in all Catholic Swiss cantons [cette innocence, cette modestie que Canisius a eu l’avantage de cultiver, de maintenir, et d’augmenter chez tous les Cantons Catholiques]”. In other words, early 18 th century Swiss politics maintained local piety, as shaped by the Jesuit. Canisius was transformed into a spiritual founder of contemporary politics and Swiss neutrality. Dorigny also updated his Vie in terms of epistemic principles. His version shared the early Enlightenment’s more analytical language of historical description. A growing focus on the causation of historical events by contemporary circumstances and human actions is evident. On many occasions, Dorigny presented historical events as shaped by social or political forces, contextual circumstances and cultural intentions. The author’s description of the Imperial Diet of 1566 is a case in point. The crucial meeting, which was attended by Canisius among other Papal emissaries, ultimately threatened to founder because Protestant hardliners used the imminent danger from Ottoman forces in Hungary to coax Emperor Maximilian II into accepting some of their religious propositions. All the relevant facts were already present in Sacchini’s Vita; yet Dorigny’s sober and almost cynical analysis of causes and consequences, which made the outcome appear like a contingent result of contemporary contexts, represented a new approach. If not the facts, then certainly their assessment and narrative framing, were of a new kind: “The Emperor, who needed to win over both sides [the Catholics and the Protestants], tried hard to accommodate both; this made him suspect to both, however, and he came close to being abandoned completely 59 .” This kind of realistic analysis of historical developments in their political and rhetorical contexts brought a new tone to well-established saintly narratives. It highlighted, in unprecedented ways, the social logic of human interactions, which also shaped a saint’s life. Part of this epistemic shift was Dorigny’s self-declared scepticism towards overblown miracle stories. In his second prefatory letter, “Au seigneurs advoiers, petit et grand conseil de la Ville & Republique de Fribourg en Suisse”. 59 Ibid., p. 273: “L’Empereur, qui avoit besoin de gagner les deux partis, s’efforçoit de ménager l’un et l’autre; mais devenu suspect à tout le deux, il se vit plus d’une fois à la veille d’en être abandonné […].” Markus Friedrich PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0007 152 Lecteur”, he not only expounded lengthily on the difficulties he encountered when writing the book, he also laid open his approach towards the many miracle stories associated with saintly biography. While the previous authors, too, had made clear that they had worked hard to avoid naïve credulity, Dorigny felt that he faced new challenges. He knew he wrote for a changing audience “in a century so enlightened and polished 60 ”. While building on previous biographies, he nevertheless opposed their “blind deference” to incredible miracle-stories 61 . Highlighting his new standards of critical scrutiny, Dorigny was prepared to “sacrifice” beloved anecdotes if he found them to be unsubstantiated by evidence 62 . In fact, however, Dorigny’s actual record concerning such matters is much more ambivalent than his self-confident assertions in the preface. On the one hand, Dorigny occasionally seems to know even more, not less about Canisius’s interior spiritual life than previous authors. According to a famous deathbed story, Canisius saw something supernatural shortly before passing away. No previous author had dared to pronounce on what - or, rather, whom - Canisius had seen in these last moments of his life. Dorigny, however, felt secure in suggesting that it must have been Mary, Mother of God, who appeared to the dying Canisius 63 . On the other hand, Dorigny, despite being much more specific concerning that vision’s content, insisted that he was not confirming that the vision had actually taken place 64 . At least on the level of rhetorics, Dorigny made sure to distance his narrative from popular credulity. Similar ambivalences also shaped the narrative of what took place immediately following the death of Canisius. All authors agreed on most of the factual details: there was significant popular mourning, with masses of people thronging to the coffin. In Dorigny’s version, these events are recounted in lively manner and with unprecedented richness of detail; yet his narrative also comes with a more outspoken, if still only moderate criticism of such popular behaviour. The author distinguished clearly between the local elite’s “moderate” and “respectful” piety and the raucous veneration of the pious “masses [le petit peuple]”, thus devaluing popular 60 Ibid., fol. e v (“Avertissement”): “dans un siecle aussi éclairé & aussi poli”. 61 Ibid., fol. i2 r : “déference aveugle”. 62 This concerned in particular the problematic issue of mystical “graces extraordinaires” that many pious biographers claimed for their heroes; see ibid., fol. i2 v . 63 Ibid., p. 397. No details, e.g., in Sacchini, Leben, p. 303. 64 For a parallel discussion of Dorigny’s scepticism, see David Aeby, La Compagnie de Jésus de part et d’autre de son temps de suppression. Les jésuites à Fribourg en Suisse aux XVIII e et XIX e siècles, Padova, Padova University Press, 2020, p. 345. The Early Hagiographical Tradition of Peter Canisius PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0007 153 forms of religious expression 65 . Other forms of late 16 th century popular piety, again reported in factual accordance with earlier Lives, were also criticised in light of the early Enlightenment’s more sober and rational version of Christianity. The widespread scramble for relics, for instance, did not at all find Dorigny’s favour 66 . Despite his prominent opening statements, however, Dorigny still recounted almost all the edifying episodes of Canisius’s post-mortem veneration that Sacchini had already described - there was no real trimming of the pious stories 67 . While Jean Dorigny clearly accommodated his version of Canisius somewhat to the ideas and cultural mores of the early 18 th century, this accommodation remained mostly superficial, it seems. Yet despite the fact that the bulk of the material and even some of the framing simply continued earlier traditions, the new tone of Dorigny’s book is nevertheless apparent. This shift in perspective was sometimes even more evident in later Lives. One telling example comes from the Latin translation of Dorigny’s Vie that the Swiss Jesuit Pierre Python published in 1710. The translator, catering even more strongly to new enlightened attitudes, cut the entire account of the “odor sanctitatis” that Canisius’s body reportedly exuded after his death. Mirroring the early 18 th century’s growing scepticism towards traditional signs of sainthood, Python preferred to keep silent about such increasingly contested issues 68 . These may appear to be minute observations, but they hint at a broader point. As conventional signs of saintliness, and their presentation in hagiographies, came increasingly under pressure from new medical, philosophical, and theological ideas, authors of saintly Lives were facing difficult choices about some of the material they inherited from earlier periods. Since no official consensus about the new perspectives on sainthood and miracles was available yet around 1700 - Prospero Lambertini’s pathbreaking On the Beatification of the Servants of God, and on the Canonization of the Blessed appeared only in the 1730s -, authors such as Dorigny or Python were left to their own devices when trying to attune their narratives to the changing intellectual climate. Different strategies for coping with changing standards of proof were available, including rhetorical gestures of distancing and outright silence on certain matters. More in general, the corpus of Canisius-Lives written around 1700 reveals the crucial fact that a 65 Dorigny, Vie, p. 402. 66 Ibid., p. 403. 67 Ibid., p. 463-466. 68 Aeby, La Compagnie, p. 344. On growing skepticism, see Fernando Vidal, “Miracles, Science, and Testimony in Post-Tridentine Saint-Making”, Science in Context 20 (2007), p. 481-508. Markus Friedrich PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0007 154 wide range of differing attitudes to traditional notions of saintliness, miracles and hagiography could still coexist quite easily at the same time. Saintly biography was a literary genre that mirrored contemporary debates about how to understand the sacred while, at the same time, forcefully intervening into such debates by presenting, in narrative detail, their authors’ individual approach to these matters. 69 5 Conclusion While sharing much in terms of empirical evidence, biographical detail and overall interpretation, the many Vitae of Petrus Canisius reveal subtle nuances in terms of emphasis, focus, narrative style and underlying subtexts. Although each biographer agreed that Canisius was a remarkable and exemplary figure, worthy of admiration and veneration, different authors writing at different times and in different locations still made sense of him in different ways. The framing of Canisius’s life changed significantly depending on whether one had a Roman or a local perspective, indicating that these works, too, reflected the tension inherent in early modern Catholicism between the vision of a universal and a regionally embedded Church. Given the shared basis of documentary sources and testimonies, the existence of such variety in the different Lives of Canisius provides tangible evidence of the diverse spiritual and social positions within the Society of Jesus, and in Catholic Christianity at large, in different times and locations in the Church’s history. 6 Bibliography 6.1 Sources Braunsberger, Otto (ed.). Beati Petri Canisii, Societatis Iesu, Epistulae et acta. Volumen Sextum 1567-1572, Freiburg, Herder, 1913. Canisius, Peter. Das Testament des Petrus Canisius. Vermächtnis und Auftrag, eds. Rita Haub and Julius Oswald, Frankfurt am Main, Gruppe für Ignatianische Spiritualität, 1997. Dorigny, Jean. 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Traduire une doctrine spirituelle dans une approche biographique C HARLES B ERGER DE G ALLARDO , FSSP (I NSTITUT C ROIX DES V ENTS , S ÉES ) « Le Père de Condren est, dans l’École Française, le grand docteur du sacrifice 1 ». C’est dire s’il a donné une couleur sacrificielle à la doctrine de son illustre prédécesseur à la tête de l’Oratoire, Pierre de Bérulle. Selon ce dernier, l’imitatio Christi à laquelle tout chrétien est appelé, porte tout d’abord sur la conformité de ses dispositions intérieures avec les « états du Christ ». Les actes du Christ ne sont en effet pas imitables selon l’intégralité de leur réalisation historique, mais ils constituent autant de manifestations extérieures des dispositions intérieures du Verbe Incarné, auxquelles le chrétien doit, avec la grâce de Dieu, devenir conforme. Fidèle à cette idée fondatrice, Charles de Condren a concentré son attention sur l’acte le plus élevé qu’a accompli le Christ, acte auquel sont ordonnés tous les autres, son sacrifice sur la croix et, corrélativement, sur la disposition intérieure que cet acte contient et manifeste, une disposition de victime. Imiter le divin Maître, pour le père de Condren, c’est donc essentiellement se conformer à cette disposition, à cet état intérieur de victime offerte en sacrifice, état d’immolation et d’anéantissement devant la majesté divine. On comprend ainsi pourquoi son biographe, Denis Amelote s’attache à décrire les dispositions intérieures que Dieu opère en l’âme de celui qu’il raconte. Il s’agit de montrer que la grâce divine a fait de cet homme un saint en conformant son esprit à l’état même qui régnait dans l’âme de la divine Victime à l’heure du sacrifice rédempteur. L’introspection n’est plus seulement un élément plus au moins accidentel d’une vie de saint, elle est la clef même pour comprendre comment son auteur « traduit » une doctrine spirituelle dans une approche biographique. 1 Jean Galy, Le sacrifice dans l’École française de spiritualité, Paris, 1951, p. 109. Charles Berger de Gallardo, FSSP PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0008 160 1 Éléments biographiques 1.1 Le sujet : Charles de Condren 2 Charles de Condren (1588-1641) fut le successeur du cardinal Pierre de Bérulle à la tête de la congrégation de l’Oratoire de Jésus, qu’il dirigea de 1629 à sa mort. Bien que ses parents l’eussent voué à Dieu dès avant sa naissance 3 , son père, oublieux de cette pieuse intention le destinait à la carrière des armes, au point que, convaincu de sa vocation au sacerdoce, il devait étudier en cachette les Saintes Écritures, les Pères de l’Église et Thomas d’Aquin. Il ne dut qu’à la maladie le revirement de l’autorité paternelle, qui consentit à son entrée dans les ordres 4 . Il fut ordonné prêtre en 1614 et entra en 1617 à l’Oratoire. Il s’adonna tout d’abord à la prédication et aux conférences contre l’hérésie, puis à la fondation de maisons, enfin à la direction de séminaires. Il fut aussi à l’origine de la fondation de la Compagnie du Saint-Sacrement du baron de Renty. C’était alors un directeur apprécié et recherché, on en veut pour preuve qu’il fut le confesseur de Gaston d’Orléans, le frère du roi et, à partir de 1625, de Bérulle lui-même. À la mort de ce dernier, en 1629, ses confrères l’élurent Général de l’Oratoire. C’est sous son supériorat que l’Oratoire verra sa constitution définitive se dessiner progressivement. Il mourut en odeur de sainteté le 7 janvier 1641. 1.2 L’auteur : Denis Amelote 5 L’auteur de sa Vie, Denis Amelote (1609-1679) fut ordonné prêtre en 1632. Il ne fit pas d’abord partie de la congrégation de l’Oratoire, mais s’était placé, avec d’autres prêtres, sous la direction du père de Condren. Sa grande proximité avec celui-ci, qui l’appelait parfois « son fils aîné » le désigna tout naturellement pour écrire sa vie, tâche à laquelle il s’attela dès la mort de son maître, la première édition datant de 1643 6 . Par la suite, il 2 Cf. Auguste Molien, « Condren (Charles de) », dans Charles Baumgartner SJ (dir.), Dictionnaire de Spiritualité ascétique et mystique, t. 2, Paris, Beauchesne, 1953, col. 1373-1388 (1373-1375). 3 Cf. Denis Amelote, La Vie du P. Charles de Condren, second supérieur général de la congrégation de l’Oratoire de Jésus, Paris, Huré et Léonard, 1657 2 , p. 3. Il s’agit là de la deuxième édition, « refaite et augmentée par l’auteur », la première datant de 1643 (Paris, Sara). Nous citons habituellement l’édition de 1657. 4 Cf. Amelote, Vie de Condren, p. 88-94. 5 Cf. Auguste Molien, « Amelote (Denis) », dans Marcel Viller SJ (dir.), Dictionnaire de Spiritualité ascétique et mystique, t. 1, Paris, Beauchesne, 1937, col. 472-474. 6 Ibid., col. 472-473. La Vie du P. de Condren par Amelote PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0008 161 entra à l’Oratoire, en 1650, et prit part au gouvernement de la congrégation, sous le père Bourgoing, troisième supérieur général. 2 Le regard d’Amelote : une hagiographie introspective par nature La réputation de Condren était telle 7 que ses confrères et disciples ne tardèrent pas à proclamer sa sainteté, ainsi le père Bernard, qui écrivit au lendemain de son décès : Le défunt P. de Condren est de présent jouissant de la béatitude éternelle ; aussi un jour sera-t-il béatifié en terre par le Saint-Siège, c’est-à-dire que, s’il ne l’est pas canoniquement, au moins, le sera-t-il par permission et tolérance 8 . On comprend dès lors leur hâte à voir rédigée et publiée une biographie de leur maître. La tâche fût confiée, comme on l’a dit, à Amelote, bien qu’il ne fût pas encore membre de l’Oratoire, au motif que celui-ci avait été son ami intime de plusieurs années, recueillant en particulier de nombreuses confidences. C’est du moins ce qu’affirme notre auteur : « […] comme l’amitié ne se cache point, celle qu’il avait pour moi a été si connue de tout le monde, que chacun m’a dit après sa mort, que c’était moi qui devais écrire sa vie 9 ». Ce faisant, il exprime nettement la nature de son projet : Il est vrai qu’en parlant d’un homme qui n’a point vécu de la vie de la terre, je ne dois écrire que ce qui appartient à la vie de Jésus-Christ en lui. Et je ne puis avoir de légitime dessein, que de former le même Fils de Dieu dans les âmes, par l’exemple que je proposerai de son serviteur 10 . Dans cette déclaration d’intention typiquement bérullienne - il s’agit de « former le Fils de Dieu dans les âmes » - on remarquera qu’Amelote revendique un projet semblable à celui des auteurs inspirés des livres bibliques. Ceux-ci, en effet, rapportant la vie des patriarches et des apôtres, […] ont choisi avec un merveilleux artifice les seules choses qui pouvaient représenter Jésus-Christ. De sorte que ce que nous lisons dans l’ancien et 7 Cf. Henri Bremond, Histoire littéraire du sentiment religieux en France depuis la fin des guerres de religion jusqu’à nos jours, t. 3.1 (La conquête mystique : L’École française), Paris, Bloud et Gay, 1925, p. 290-295. L’abbé Bremond rassemble les témoignages d’Amelote, évidemment, mais également de saint Françoise de Chantal, saint Vincent de Paul, Bérulle, Richelieu, Saint-Cyran, Olier, Bourgoing, etc. 8 Cf. Lettres et conférences inédites du T.R.P. de Condren, éd. Émile Bonnardet, Paris, Poussielgue, 1899, p. 33. 9 Amelote, Vie de Condren (1643), préface non paginée. 10 Ibid., p. 13. Charles Berger de Gallardo, FSSP PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0008 162 dans le nouveau Testament, ne contient pas tout ce qu’il y a de rare et de saint dans les actions des grands hommes qui y sont dépeints ; mais seulement ce qui a été propre pour former l’image du Fils de Dieu. « L’intention de ceux qui écrivent des livres vraiment Saints, n’étant jamais autre », dit saint Augustin, « que d’enfanter le Fils de Dieu ou son Église 11 ». Ainsi, je ne prétends consigner en ce livre, que ce qui sert à faire connaître Jésus-Christ, de qui les secrets sont découverts par la vie de ses membres 12 . Dès lors, le biographe doit principalement tourner son regard vers l’« intérieur 13 » de son sujet. Il doit rapporter les « dispositions » et les « états » qui accompagnèrent ses actions, celles-ci ne constituant en quelque sorte que l’affleurement sensible d’une sainteté cachée par nature : [Dieu] prend un soin particulier de conserver à l’Église les choses les plus secrètes de ses serviteurs, et que sa providence découvre admirablement ce qu’ils s’étaient étudiés de cacher. L’intérieur du Père de Condren a été des plus inconnus ; mais la Divine sagesse qui l’avait rendu une excellente idée des âmes les plus pures, n’a pas permis que nous fussions privés du bonheur de le connaître 14 . Amelote signale d’ailleurs à l’occasion qu’il tient de Condren lui-même ce qu’il rapporte de son « intérieur » : « […] c’est de lui que Dieu a voulu que j’apprisse tout ce que je rapporte de son intérieur 15 ». Il prévient ainsi toute suspicion d’invention ou d’extrapolation hasardeuse, tout en s’autorisant un regard pénétrant, scrutateur. Sur cet aspect, l’enchaînement de deux chapitres vers le début de l’œuvre constitue un exemple évocateur. Le premier s’intitule : « Le commencement de sa vocation 16 ». Amelote y rapporte l’expérience mystique fondamentale que Charles de Condren connût vers l’âge de douze ans, dans laquelle s’enracinent à la fois sa vocation et la centralité du sacrifice dans sa doctrine spirituelle. Dans le chapitre suivant, « Réflexions sur la grâce précédente 17 », il revient sur l’expérience qu’il vient de décrire pour en préciser l’importance dans l’itinéraire de sainteté de son sujet. On notera qu’il se fonde, pour ce faire, sur les propres confidences de Condren. La réflexion qu’il propose n’est donc pas exacte- 11 D’après saint Augustin, Contra Faustum, XXII,94, éd. Joseph Zycha, Corpus Scriptorum Ecclesiasticorum Latinorum, t. 25.1, Vienne, Akademie der Wissenschaften, 1891, p. 701. 12 Amelote, Vie de Condren, p. 13. 13 Nous employons ce terme au sens typique qu’il a sous la plume des auteurs de l’École française : cf. infra. 14 Amelote, Vie de Condren, p. 103. 15 Ibid., p. 72. 16 Ibid., p. 33. 17 Ibid., p. 43. La Vie du P. de Condren par Amelote PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0008 163 ment celle d’un observateur extérieur, mais elle tend à faire partager au lecteur le regard propre du saint sur son expérience : […] je m’arrête un peu à considérer les grâces que Dieu a faites à la pure et innocente victime 18 , de qui j’écris la sanctification, et […] j’en examine les particularités dans la lumière que je tiens d’elle-même 19 . Le projet hagiographique d’Amelote se précise donc et nous pouvons le résumer rapidement. Il s’agit d’expliquer comment Dieu lui-même a formé l’image de son Fils en son serviteur, afin que cet exemple serve à former la même image dans ceux qui liront sa vie 20 . À cette fin, le biographe doit se concentrer, non pas tant sur les actions extérieures et connues de tous, que sur les états et dispositions intérieures de son sujet. Le témoignage de ce dernier est dès lors crucial, non seulement pour la description de son « intérieur » sanctifié, mais encore pour sa compréhension ou son explication. C’est ainsi que l’entreprise hagiographique comporte logiquement une exigence d’introspection et tend presque par nature vers l’exposition de la doctrine spirituelle du serviteur de Dieu. 3 Vers une perspective complémentaire Nous voudrions cependant retourner, en quelque manière, la perspective adoptée jusqu’ici. Il nous semble en effet qu’il n’est pas anodin que ce fut précisément la Vie du Père de Condren d’Amelote qui soit qualifiée par un critique incontournable de la littérature religieuse française du XVII e siècle, 18 « La pure et innocente victime » est évidemment Charles de Condren, et c’est là l’une des manière habituelles qu’Amelote a de désigner l’illustre oratorien. Nous aurons l’occasion de souligner la portée et l’importance de cet usage caractéristique. 19 Amelote, Vie de Condren, p. 44, nous soulignons. 20 Outre le passage cité ci-dessus (cf. note 10), cet objectif est clairement mentionné au peu plus loin : « Dieu qui a fait l’homme à son image, et lui a donné l’inclination de former sa vie sur la sienne, lui a imprimé tout ensemble le mouvement naturel d’imiter les actions d’autrui. […] Dieu qui nous a créés avec cette pente, ne nous a pas seulement proposé son fils qui est son portrait vivant, pour être toujours l’objet de la contemplation de notre esprit, mais il l’a exposé à nos yeux, afin qu’il nous fournisse, avec le plus illustre de tous les Patrons, le plus puissant de tous les motifs pour nous rendre semblable à lui. Et de peur que par son absence cet attrait ne cessât de nous inviter, il le représente en une infinité de manières sous divers visages des Saints ; afin que si nous n’en sommes pas touchés sous une forme, nous le puissions être sous l’autre ; et qu’étant comme revêtu de toutes sortes d’esprits, il n’y ait personne qui se puisse dispenser de l’imiter » (ibid., p. 102-103). Charles Berger de Gallardo, FSSP PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0008 164 Henri Bremond, dans les termes suivants : « Son livre est, à ma connaissance, le premier modèle de ce que nous appelons aujourd’hui une biographie psychologique 21 ». Nous avons tracé à grands traits le projet hagiographique d’Amelote, qui permet de rendre compte de ce jugement. Autrement dit, nous sommes partis de l’auteur pour comprendre l’œuvre. Ne serait-il pas possible de partir du sujet étudié, en l’occurrence, le père de Condren et, particulièrement, sa doctrine spirituelle ? Il nous semble en effet que sa doctrine exigeait par elle-même l’approche biographique adoptée par son disciple. Pour tenter d’apporter des éléments à l’appui de cette thèse, nous devons désormais nous pencher sur cet enseignement spirituel. 4 La doctrine spirituelle du père de Condren Le père de Condren se situe dans le sillage du cardinal de Bérulle et, bien qu’il soit aujourd’hui moins connu que celui-ci, il a une grande influence au sein de ce qu’il est convenu d’appeler depuis les travaux de Bremond l’« École française de spiritualité 22 ». Cette importance se trouve d’ailleurs accrue par le fait que les notes propres que Condren a données à la doctrine bérullienne sont passés, via Jean-Jacques Olier, fondateur de la congrégation de Saint-Sulpice et l’un de ses plus fidèles disciples, dans la formation habituelle du clergé français jusqu’à la Révolution, voire même jusqu’au concile Vatican II. Charles de Condren a donné un tour sacrificiel à la doctrine des « états du Christ » de Pierre de Bérulle. Expliquons-nous. 4.1 La doctrine spirituelle de l’école bérullienne Au témoignage de Pierre Pourrat, les caractéristiques essentielles de la spiritualité bérullienne sont « la dévotion au Verbe Incarné, la prédilection pour la vertu de religion [et] la conception augustinienne de la grâce 23 ». S’il est loisible de traiter à part ces trois aspects, il vaut mieux encore en voir l’unité, et, pour ce faire, nous pouvons partir du premier. Pour le père Bourgoing, deuxième successeur de Bérulle à la tête de l’Oratoire et biographe de celui-ci, la « disposition » spirituelle fondamentale de son prédécesseur était « la liaison et l’appartenance singulière qu’il a eue à la 21 Bremond, Histoire littéraire, t. 3.1, p. 287. Au sens où l’entend Bremond, il semble que la biographie psychologique se distingue de la biographie que l’on pourrait qualifier d’anecdotique, en ce qu’elle s’attache moins à l’exposé des faits et gestes qu’à l’exploration des dispositions intérieures du sujet. 22 Ibid., p. 3-4. 23 Pierre Pourrat, La Spiritualité Chrétienne, t. 3.1 (Les Temps Modernes : De la Renaissance au Jansénisme), Paris, Lecoffre (Gabalda), 1944, p. 501. La Vie du P. de Condren par Amelote PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0008 165 personne de Jésus-Christ Notre-Seigneur en sa sainte humanité, et à sa très sainte mère 24 ». Il continue en ces termes : […] il était tellement lié à Jésus-Christ, et dans un si grand mépris et oubli de soi-même, pour être tout à lui, que ses soins, ses pensées, ses actions et ses travaux ne regardaient que Jésus, et que Jésus était son centre et toute sa circonférence 25 . Cela a valu à l’illustre cardinal l’éloge appuyé du pape Urbain VII, qui lui décerna le titre d’« Apôtre du Verbe Incarné 26 ». Cette doctrine « théocentrique 27 » - plus précisément, christocentrique - qui s’inscrivait résolument à rebours de l’humanisme ambiant a pu donner lieu à quelques exagérations parmi ses admirateurs, jusqu’à faire de Bérulle « un autre Copernic », opérant une « révolution de la piété chrétienne 28 ». Amelote écarte cette idée et, ce faisant, il nous livre le trait le plus typique de la dévotion bérullienne : Tout le monde confesse que l’on avait bien pensé à Dieu devant la congrégation de l’Oratoire, mais que c’est elle qui a renouvelé l’application des esprits à Jésus-Christ. Je ne veux pas dire que cette dévotion essentielle fut effacée dans l’Église, ou qu’il n’y eut plus que cet Élie 29 qui gardât la fidélité à son maître. […] Mais en vérité le gros du christianisme s’était refroidi dans l’ancienne et nécessaire dévotion envers Jésus-Christ 30 . Plutôt que de nouveauté, donc, il faudrait parler, au sujet de cette spiritualité, de renouvellement, du moins dans l’esprit et l’intention de ses promoteurs. Et pour ceux-ci, le renouveau de la dévotion des chrétiens à leur maître consiste principalement en « l’application des esprits à Jésus- Christ ». C’est d’ailleurs de là que se tire le nom même de la congrégation fondée par Bérulle : les membres de l’Oratoire de Jésus-Christ ont, certes, pour vocation de prier Jésus-Christ, mais mieux encore de s’unir, de 24 François Bourgoing, Préface aux prêtres de l’Oratoire, dans Pierre de Bérulle, Œuvres complètes, éd. Jacques-Paul Migne, Paris, Migne, 1856, col. 95/ 96. 25 Ibid., col. 95/ 96. On notera la proximité de cette dernière affirmation avec la description pascalienne de Dieu : « C’est une sphère infinie dont le centre est partout et la circonférence nulle part » (Blaise Pascal, Pensées, éd. Léon Brunschvicg, Paris, Hachette, 1914, fragment 383). Il semble d’ailleurs que Pascal ne fait que recueillir cette formule, qui remonte au moins à Alain de Lille, au XII e siècle. Cf. Valère Novarina, « Une sphère infinie dont le centre est partout, la circonférence nulle part », entretien réalisé par Olivier Dubouclez, Littérature, 176 (2014), p. 11- 25. 26 Pourrat, Spiritualité Chrétienne, t. 3.1, p. 501. 27 Bremond, Histoire littéraire, t. 3.1, p. 23. 28 Pourrat, Spiritualité Chrétienne, t. 3.1, p. 502. 29 Il s’agit bien de Bérulle. 30 Amelote, Vie de Condren, 1643, p. 88-89, nous soulignons. Charles Berger de Gallardo, FSSP PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0008 166 « s’appliquer » à la prière de Jésus-Christ. Voici en quels termes Amelote commente le passage de la Bulle d’institution dans lequel il est dit que ces prêtres « auront le nom de l’Oratoire de Jésus-Christ notre Seigneur, en l’honneur des Oraisons qu’il a faites pendant qu’il était dans la chair mortelle 31 » : « Cette vocation les applique à ce qui a été proprement la vie intérieure de Jésus-Christ, et à ce qui s’est passé de plus saint et de plus parfait en son âme divine 32 ». La dévotion au Verbe Incarné, nous l’avons dit, est indissociable, chez Bérulle et ses disciples, d’une prédilection pour la vertu de religion et d’une conception augustinienne de la grâce. Autant dire que l’application à la vie intérieure de Jésus-Christ sera principalement, d’une part, une adhésion à ses dispositions religieuses, au premier rang desquelles se trouve l’adoration et le culte rendu au Père, et, d’autre part, l’effet, non pas tant de l’activisme du fidèle, que de l’action souveraine de la grâce. Ces deux aspects se conjuguent merveilleusement, en ce que la disposition religieuse comporte, par nature, une dimension d’anéantissement, sur laquelle nous aurons l’occasion de revenir. C’est sur une autre implication que nous voulons insister pour le moment, qui constitue « la partie la plus neuve et la plus captivante de la doctrine bérullienne 33 » : l’adhérence à Jésus-Christ par la participation à ses mystères. Avec M. Olier, nous pouvons la résumer ainsi : Pour être parfait chrétien, […] il faut […] particip[er] à tous les Mystères de Jésus-Christ qui se sont passés exprès en lui pour qu’ils fussent des sources de grâces très grandes et très particulières dans son Église 34 . Pour Bérulle, les mystères - c’est-à-dire les événements - de la vie du Christ ont chacun « quelque chose de particulier, non seulement en [leur] 31 Bulle d’institution citée par Amelote, Vie de Condren, p. 375. 32 Ibid., nous soulignons. L’expression finale - « âme divine » - doit évidemment être entendue dans le sens d’âme « divinisée », non seulement par la grâce toute particulière dont jouissait l’âme humaine du Verbe Incarné, mais, fondamentalement et formellement, par l’union hypostatique de la nature humaine à la nature divine en la personne du Verbe. Sur la grâce du Christ, cf. Thomas d’Aquin, Summa Theologiae, p. III, q. 7, dans id., Opera omnia, éd. de la Commissio leonina, t. 11, Rome, Typographia polyglotta de la S. C. de Propaganda Fide, 1903, p. 106- 125. Sur la question de la sanctification formelle du Christ, cf. Humbert Bouëssé OP, Le Sauveur du monde, t. 2 (Le Mystère de l'Incarnation), Paris, Office général du livre, 1953, p. 250-252 ; Réginald Garrigou-Lagrange OP, De Christo Salvatore : Commentarius in III am partem Summae Theologicae Sancti Thomae, Rome, Marietti, 1946, p. 180-186 et 190. 33 Pourrat, Spiritualité Chrétienne, t. 3.1, p. 531. 34 Jean-Jacques Olier, Catéchisme chrétien pour la vie intérieure, Paris, Langlois, 1657, p. I, leçon XX , p. 101. La Vie du P. de Condren par Amelote PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0008 167 effet, mais aussi en [leur] état 35 ». L’illustre cardinal distingue ainsi, sans les séparer, l’« effet » et l’« état » du mystère, employant l’analogie du corps et de l’âme : Comme en nous il y a l’âme et le corps, et tout cela ne fait qu’un, aussi, dans les mystères du Fils de Dieu il y a l’esprit opérant et pâtissant du mystère, la lumière de la grâce du mystère, le dessein d’établir quelques effets du mystère, et le corps ou l’action du mystère 36 . L’« esprit opérant et pâtissant », « la lumière de la grâce », « le dessein d’établir quelques effets », c’est cela qui constitue l’état du mystère, et c’est cela même que le chrétien doit s’efforcer de reproduire en lui pour adhérer à Jésus-Christ. Plus exactement, c’est cela même que la grâce vient reproduire dans l’âme fidèle pour la faire adhérer au divin maître. Plus profondément, c’est l’effet actuel de la grâce particulière de tel mystère que de faire adhérer l’âme à Jésus en la conformant aux dispositions qui furent les siennes en cette occasion. Et l’emploi du temps passé est ici encore de trop, puisque les dispositions et sentiments du Christ sont en quelque manière permanents en celui-ci : « [ils] font partie de cet état permanent qu’est l’Incarnation 37 ». On comprend ainsi le terme « état », si prisé par l’École française, que l’on retrouve jusque dans le titre du maître ouvrage 38 de son initiateur : « Elle exprime ainsi la permanence de ces sentiments, qui rend les mystères du Christ toujours actuels et toujours opérant la grâce dans nos âmes 39 ». À ce sujet, M. Olier emploie la belle expression de « dilatation » 40 des états de Jésus-Christ dans l’âme des chrétiens. 35 Pierre de Bérulle, De l’état et des grandeurs de Jésus, discours 11, § 4, dans id., Œuvres complètes, éd. Jacques-Paul Migne, Paris, Migne, 1856, col. 360. 36 Pierre de Bérulle, Opuscules divers de piété, fragment 77 (De la perpétuité des mystères de Jésus-Christ), ibid., col. 1053. 37 Pourrat, Spiritualité Chrétienne, t. 3.1, p. 533. Cf. Pierre de Bérulle, Opuscules divers de piété, fragment 9 (En la fête de l’Annonciation), dans éd. cit., col. 921 : « L’incarnation est un état permanent et permanent dans l’éternité. Sans cesse, Dieu fait le don de son Fils à l’homme ; sans cesse ce Fils qui est le don de Dieu se donne luimême à notre humanité ; sans cesse le Père éternel engendre son Fils dans une nouvelle nature ». 38 Pierre de Bérulle, Discours de l’estat et des grandeurs de Jésus-Christ, par l’union ineffable de la divinité avec l’humanité, Paris, Estienne, 1623. 39 Pourrat, Spiritualité Chrétienne, t. 3.1, p. 533. Cf. Pierre de Bérulle, Opuscules divers de piété, fragment 77 (De la perpétuité des mystères de Jésus-Christ), éd. cit., col. 1052-1053 : « Les mystères de Jésus-Christ sont passés en quelques circonstances, et ils durent et sont présents et perpétuels en certaine autre manière. Ils sont passés quant à l’exécution, mais ils sont présents quant à leur vertu, et leur vertu ne passe jamais, ni l’amour ne passera jamais avec lequel ils ont été accomplis. L’esprit donc, l’état, la vertu, le mérite du mystère est toujours présent. Charles Berger de Gallardo, FSSP PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0008 168 4.2 Les accents propres au père de Condren Avant d’examiner comment Denis Amelote a traduit cette doctrine spirituelle dans son approche biographique, prenons quelques instants pour repérer les accents propres qu’elle acquiert chez Condren. Parmi les divers états et mystères du Christ, les auteurs de l’École française ont leurs attraits propres. Celui du père de Condren est pour l’état d’hostie, c’est-à-dire de victime : « L’objet principal de la dévotion du P. Condren, c’est l’état d’hostie du Verbe Incarné et sa disposition d’anéantissement intérieur et d’immolation totale 41 ». Tous les auteurs catholiques s’accordent évidemment pour enseigner que le Christ est le prêtre et la victime du sacrifice qu’il a offert le Vendredi Saint sur la Croix et qu’il offre chaque jour, par ses prêtres, à la messe 42 . Le successeur de Bérulle développe cependant cette perspective dans L’idée du Sacerdoce et du Sacrifice de Jésus-Christ 43 , jusqu’à faire de l’ensemble de la vie du Christ un sacrifice : « Posons pour fondement que toute sa vie 44 , depuis le premier moment de l’Incarnation jusque dans l’éternité, est le sacrifice véritable 45 ». Pour Condren, la vie du Rédempteur n’a été qu’un sacrifice unique « dont les différentes parties sont composées par ses divers mystères 46 ». Il s’est d’ailleurs appliqué à développer une théorie des « par- L’esprit de Dieu par lequel ce mystère a été opéré, l’état intérieur du mystère extérieur, l’efficace et la vertu qui rend ce mystère vif et opérant en nous, cet état et disposition vertueuse, le mérite par lequel il nous a acquis à son Père et a mérité le ciel, la vie et soi-même ; même le goût actuel, la disposition par laquelle Jésus a opéré ce mystère est toujours vif, actuel et présent à Jésus ». 40 Cf. Jean-Jacques Olier, Introduction à la vie et aux vertus chrétiennes, Paris, Langlois, 1657, p. 23. 41 Pourrat, Spiritualité Chrétienne, t. 3.1, p. 552. 42 Telle est la doctrine enseignée, par exemple, au Concile de Trente, Session XXII, 17 septembre 1562, Doctrina de ss. Missae sacrificio, c. II : « Et quoniam in divino hoc sacrificio, quod in Missa peragitur, idem ille Christus continetur et incruente immolatur, qui in ara crucis “semel seipsum cruente obtulit” [Heb 9, 14 ; 27-28] : docet sancta Synodus, sacrificium istud vere propitiatorium esse. […] Una enim eademque est hostia, idem nunc offerens sacerdotum ministerio, qui se ipsum tunc in cruce obtulit, sola offerendi ratione diversa » (éd. Heinrich Joseph Denzinger et Peter Hünermann, Enchiridion Symbolorum. Symboles et définitions de la foi catholique, Paris, Cerf, 2001 38 , n° 1743). 43 Charles de Condren, L’idée du Sacerdoce et du Sacrifice de Jésus-Christ, éd. Pasquier Quesnel, Paris, Coignard, 1677. Nous citons d’après l’édition par Réginald Biron OSB, Paris, Téqui, 1901. 44 Il s’agit de la vie de Jésus-Christ. 45 Condren, L’idée du Sacerdoce, p. 60. 46 Ibid., p. 87. La Vie du P. de Condren par Amelote PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0008 169 ties » du sacrifice, reposant sur une systématisation, parfois un peu artificielle, il faut bien le dire, des données de l’Ancien Testament 47 . Il en discerne cinq - sanctification ou consécration, oblation, occision 48 , consommation et communion - et s’emploie à identifier à laquelle d’entre elles se rattache chacun des mystères de la vie du Christ. Nous n’avons pas le loisir de nous étendre et de discuter les aspects proprement théologiques de la doctrine du sacrifice chez Condren, dont la théorie des « parties » ne constitue qu’un pan 49 . Il nous suffira de retenir que, recueillant la doctrine de Bérulle sur l’adhésion aux mystères du Christ, il n’a de cesse de considérer ceux-ci en fonction de son sacerdoce et de son sacrifice ; et, par conséquent, l’état fondamental du Christ que les chrétiens - et en particulier les prêtres - sont appelés à reproduire est à ses yeux l’état de victime, c’est-à-dire l’esprit d’anéantissement et d’immolation qui constitue l’essentiel de la disposition intérieure de Jésus. Notons bien, cependant, qu’il ne s’agit pas seulement d’un effacement de la créature devant le Créateur. Il y a effacement, en ce que la créature reconnaît que, en un sens, elle n’est rien, tandis que Dieu est tout : « Tu es celle qui n’est pas, je suis Celui qui suis 50 ». La créature n’est pas par elle-même, mais elle reçoit l’être de Dieu, tandis que le Créateur est par lui-même, il est l’Ipsum esse per se subsistens, pour employer une expression de Thomas d’Aquin 51 . C’est la reconnaissance de cette situation et de la totale dépendance dans l’être de la créature à l’égard de son Créateur qu’elle comporte, qui constitue, avant même la considération du péché, le motif fondamental du sacrifice 52 . Cependant, le sacrifice ne s’arrête pas à l’oblation et à l’immolation de la victime, il comporte en outre la consommation et la communion 53 . En d’autres 47 Cf. Jean Galy, Le sacrifice, p. 171-190. Une présentation plus accessible se trouve dans le petit livre du père Pourrat qui fut autrefois très répandu dans les séminaires français : Pierre Pourrat, Le sacerdoce : doctrine de l’École française, Paris, Bloud et Gay, 1947. 48 C’est-à-dire la mise à mort. 49 Pour une présentation complète, cf. Galy, Le sacrifice, p. 107-282 ; Marius Lepin, L’idée du sacrifice dans la religion chrétienne, principalement d’après le P. de Condren et M. Olier, Paris et Lyon, Delhomme et Briguet, 1897. 50 Cf. B. Raymond de Capoue, Vie de sainte Catherine de Sienne, éd. Étienne Cartier, t. 1, Paris, Poussielgue, 1877 4 , p. 71. 51 Cf. Thomas d’Aquin, Summa Theologiae, p. I, q. 4, a. 2, éd. cit., t. 4 (1888), p. 52. 52 Cf. infra, le récit de l’expérience mystique que Condren eut à l’âge de douze ans. 53 Nous adoptons ici la manière de parler du père de Condren, mais on retrouverait les mêmes considérations chez bien des auteurs, à commencer par Thomas d’Aquin, Summa Theologiae, p. II a II ae , q. 85, a. 3, ad 1 m , ed. cit., t. 9 (1897), p. 218 ; p. III, q. 22, a. 2, ed. cit, t. 11 (1903), p. 257-258 ; q. 48, a. 3, ed. cit., t. 11 (1903), p. 465-466. Charles Berger de Gallardo, FSSP PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0008 170 termes, le sacrifice, qui permet à l’homme de manifester sa relation de dépendance à l’égard de son Créateur, est en même temps le moyen qui lui est donné de s’unir à son Dieu. Il est d’ailleurs remarquable que Condren, dont on retient souvent l’insistance sur le sacrifice-destruction 54 , c’est-à-dire sur l’immolation, affirme lui-même que c’est la « consommation » du Christ en Dieu qui contient toutes les autres parties du sacrifice rédempteur 55 . L’insistance bérullienne sur l’adhésion aux états et mystères du Verbe Incarné prend donc, avec Condren, une nouvelle profondeur, puisque l’accent est mis sur le mystère du sacrifice du Christ et l’état de victime qui le sous-tend 56 , lequel, précisément dispose l’âme ainsi unie à son rédempteur à être « consommée » en Dieu : Car c’est lui qui s’est offert à Dieu comme un entier et parfait holocauste, duquel il n’est rien resté qui ne fût consommé dans la fournaise ardente de la divinité. Or nous devons être […] à Dieu dans cette intention de Jésus- Christ, afin qu’il nous consomme tout à fait en lui, et avec dessein de perdre tout ce que nous sommes, mais singulièrement tout ce qui est du vieil Adam 57 . Dès lors, on pourrait résumer la doctrine spirituelle de Condren en disant que c’est par l’adhésion à l’« anéantissante consommation 58 » du Christ, que le chrétien sera tout à Dieu et, par le fait même, prolongera l’Incarnation du Verbe : En cette façon, il n’est pas seulement consommé en Dieu, comme notre chef, mais il l’est aussi en ses membres, en qui il s’établit pour être de nouveau consommé en eux, l’étant déjà en sa propre personne. C’est à cela que nous devons encore tendre avec lui ; car nous devons lui céder de bon 54 Cf. Galy, Le sacrifice, p. 145-146. 55 Cf. Condren, L’idée du Sacerdoce, p. 80. 56 Cf. infra, dans notre conclusion l’articulation de sacrifice extérieur et du sacrifice intérieur. 57 Charles de Condren, Considérations sur les mystères de Jésus-Christ, selon que l’Église les propose pendant le cours de l’année, éd. Auguste-Marie-Pierre Ingold, Paris, Poussielgue, 1882, p. 75. La mention d’Adam renvoie évidemment à la considération du péché, qui touche significativement l’économie du sacrifice, non cependant sans en laisser subsister les fondements naturels. Cf. aussi Charles de Condren, Recueil de quelques discours et lettres du R.P. Charles de Condren, Paris, Vitray / Huré / Jost, 1643, p. 384 : « Laissez-vous à Dieu dedans la consommation qu’il a faite de Jésus-Christ, et à Jésus-Christ dedans la perte qu’il a faite de soi en Dieu, afin que Dieu fût tout en lui ; et, perdant pour vous tout désir de vivre et d’être, que toute votre disposition soit que Dieu soit en vous ». 58 Pourrat, Spiritualité Chrétienne, t. 3.1, p. 560. La Vie du P. de Condren par Amelote PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0008 171 cœur tout ce que nous sommes, afin qu’il y effectue le dessein qu’il y a d’y être tout au lieu de nous-mêmes 59 . 5 Traduction de la doctrine spirituelle de Condren dans le projet hagiographique d’Amelote Le programme spirituel que trace le père de Condren dans ces dernières lignes fut, précisément, celui qu’il a suivi pour lui-même. Le biographe consacre donc, assez naturellement, une part de son travail à exposer pour elle-même la doctrine spirituelle de son sujet. C’est ainsi que certains chapitres d’Amelote, s’écartant de la narration linéaire ou thématique de la vie de Condren, s’écartant même des réflexions sur tel ou tel moment ou aspect important de sa vie, sont dédiés à l’explication de ce qu’il appelle l’« état 60 » - nous dirions aujourd’hui le charisme - de la congrégation de l’Oratoire. Ils occupent notamment le début du livre second. Les chapitres III et IV traitent des ordres religieux en général et des communautés régulières en particulier, les suivants concernent l’Oratoire lui-même : son esprit d’adoration de Dieu (chapitre V), son amour particulier pour Jésus-Christ (chapitre VII), son propos de renouveler l’esprit du sacerdoce (chapitre VIII), son « état » enfin (chapitre IX). En quelque manière, Amelote quitte, en ces pages, la stricte hagiographie, pour livrer au lecteur un résumé de la spiritualité oratorienne. Cet aspect de son travail n’est pas négligeable, car il indique clairement que l’auteur, d’une part, avait conscience que son sujet était un illustre représentant d’un courant spirituel et doctrinal spécifique en train de se constituer et, d’autre part, qu’il comptait sur son ouvrage pour en faire partager la substance. Cependant, il nous semble que ce n’est pas là que réside le trait le plus remarquable de la Vie de Condren. Il nous faut le trouver plutôt au fil des pages où Amelote rapporte les faits et gestes de son maître. Comme nous l’avions noté, en effet, le biographe ne s’arrête pas aux actions extérieures. Il cherche toujours à dévoiler l’« intérieur » de Condren, ses « états » et « dispositions ». Comme le note l’abbé Bremond, si Amelote a mené honnêtement son enquête sur tout « l’extérieur de cette vie, […] là n’est pas ce qui l’intéresse 61 » : « […] je n’ai jamais pu comprendre qu’il fallût s’arrêter qu’à son intérieur 62 ». 59 Condren, Considérations sur les mystères, p. 76. 60 Cf. Amelote, Vie de Condren, l. II, c. IX : « Considérations sur l’état de la Congrégation de l’Oratoire ». 61 Bremond, Histoire littéraire, t. 3.1, p. 288. 62 Cf. ibid. Charles Berger de Gallardo, FSSP PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0008 172 À cet égard, l’examen des titres des chapitres est révélateur. Dans le livre premier, aux chapitres XI et XII, il s’agit de l’« âme » de Condren ; au chapitre XVIII, de ses « dispositions » lorsqu’il assiste à la messe ; au chapitre XXII, de l’« esprit » dans lequel il communiait ; au chapitre XXIII, de ses « dispositions » lorsqu’il enseigne la philosophie ; au chapitre XXIV de l’« esprit » dans lequel il prenait ses repas et récréations. Dans le livre second, les chapitre XII à XIV sont consacrés à l’« état de son âme » lorsqu’il était à la maison Saint-Magloire à Paris ; les chapitres XXVIII, XXIX et XXXVI, aux « dispositions » avec lesquelles il prit et occupa la charge de Général de l’Oratoire. Il est encore question de ses « dispositions » en diverses circonstances aux chapitres XXXVIII et XXXIX ; finalement, Amelote évoque, au chapitre XLIV, l’« esprit de sacrifice » de Condren à l’heure de sa mort. On remarquera également l’importance qu’occupe, dans la Vie de Condren, la question - toute intérieure - de la vocation 63 , ainsi que la manière si typique que l’auteur a de désigner son maître, le qualifiant souvent de « victime 64 ». Voyons maintenant plus précisément comment le biographe décrit l’intérieur de Condren. Il en donne une image saisissante à travers le récit du ravissement que celui-ci connut, vers l’âge de douze ans. Ces pages, qui arrivent naturellement tôt dans l’ouvrage, nous semblent essentielles. Mieux que les passages où le biographe livre ses propres réflexions ou bien des exposés doctrinaux, elles permettent d’entrevoir le mécanisme par lequel l’hagiographe traduit, dans son genre propre, la doctrine spirituelle de celui qu’il raconte. Citons-en les lignes les plus significatives. Tout d’abord, l’auteur note l’état intérieur du jeune homme : « il était toujours dans son esprit de Sacrifice 65 ». Puis son esprit se trouve environné d’une lumière, qui lui fit paraître la divine Majesté si immense et infinie, qu’il lui sembla que ce seul pur être devait subsister, et que tout l’univers devait être immolé à sa gloire 66 . […] que la seule disposition d’offrande de soi-même et de toutes choses avec Jésus-hostie était digne de sa grandeur 67 , 63 Cf. Amelote, Vie de Condren, l. I, c. VIII : « Le commencement de sa vocation » ; c. IX : « Réflexions sur la grâce précédente » ; l. II, c. I : « De sa vocation à l’Oratoire ». 64 Ibid., passim. 65 Ibid., p. 38 66 Ibid. La Vie du P. de Condren par Amelote PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0008 173 […] et que ce n’était pas l’aimer assez, que de ne pas vouloir consumer soimême avec son Fils pour lui témoigner notre amour 68 . Cette lumière produisit en l’âme de Condren « une impression de mort spirituelle, qui ne s’est jamais effacée » 69 , en sorte « qu’il eût voulu être immolé dès l’heure même à la gloire de celui dont la Majesté pénétrait jusqu’à la division de son âme et de son esprit 70 ». L’auteur précise bien que « la force de cette grâce lui est demeuré présente toute sa vie 71 ». Dans ces pages qui, au jugement de l’abbé Bremond « appelle[nt] sans doute quelques atténuations de détail, mais […], dans l’ensemble, [sont] inattaquables 72 », nous retrouvons non seulement les traits essentiels de la doctrine spirituelle de Condren, mais encore la raison pour laquelle Amelote s’est donné le projet d’une biographie qui soit avant tout intérieure. C’est que la doctrine en question fait fondamentalement résider la sainteté dans un état intérieur, dans cette disposition d’hostie, qui n’est autre que l’adhésion à l’état de victime de Jésus-Christ 73 . Un autre passage, qui répond en quelque manière à la description du ravissement initial - il s’agit du vœu de victime que fit Condren - confirmera cette perspective : Voici le point auquel consistait une des plus grandes dévotions du P. de Condren, et dans lequel Dieu a fait paraître dès son enfance, qu’il le voulait enrichir des grâces les plus rares et les plus singulières. Après avoir été voué comme une victime par ses parents, et avoir eu l’esprit du Sacrifice infus dans son âme dès ses premières années. Étant enfin parvenu au fort de 67 Amelote, Vie de Condren, 1643, p. 42, nous soulignons. Le texte de 1657 est semblable, mais n’emploie pas le terme « disposition » : « que le seul anéantissement de nous-mêmes et de toutes choses avec Jésus-Christ mourant, était capable d’honorer l’infinité divine » (Amelote, Vie de Condren, p. 39). 68 Amelote, Vie de Condren, p. 39 69 Ibid. 70 Ibid., p. 40, l’auteur souligne la citation de Heb 4, 12. 71 Ibid. La conclusion de cette expérience mystique est donnée par l’auteur, p. 42 : « Dieu lui mit dans l’esprit deux dispositions très saintes, mais dont l’une prévalut par-dessus de l’autre. La première fut une haute estime de la Prêtrise, avec le sentiment qu’il était infiniment indigne d’y être élevé ; et la seconde fut une claire lumière, par laquelle il connut évidemment que Dieu lui en voulait faire la grâce ». 72 Bremond, Histoire littéraire, t. 3.1, p. 341. C’est ce qui fait dire au critique littéraire que « Charles de Condren était aussi bérullien que Bérulle, et [qu’]il l’était bien avant d’avoir rencontré Bérulle » (ibid.). 73 Nous disons « fondamentalement », car Condren, à l’instar des autres auteurs de l’École française, ne renie aucunement les œuvres extérieures - à commencer par la célébration des Saints Mystères, en laquelle il voit la raison d’être du prêtre. Charles Berger de Gallardo, FSSP PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0008 174 son âge, il se dévoua à Dieu lui-même, et se donna à Jésus-Christ 74 , afin d’être avec lui une seule hostie pour la gloire de son Père. Il s’obligea 75 par ce vœu 76 aux lois que le Saint Esprit a prescrites pour les victimes, et ne pouvant pas les garder à la lettre, du moins, il eut l’intention d’en accomplir le mystère 77 . L’on voit, dans ces lignes qui se situent vers la fin de l’ouvrage, le biographe récapituler les étapes de la vie qu’il vient de narrer. La ligne directrice de celle-ci n’est autre que l’« état de victime », l’« esprit du sacrifice », l’adhésion au mystère de Jésus-hostie, c’est-à-dire une disposition fondamentale, anticipée d’ailleurs par les parents du saint homme, que le vœu qu’il formule vient assumer et ratifier. Au terme de son travail, donc, Amelote suggère de nouveau que c’est la nature même de la « dévotion » du père de Condren qui appelait une biographie psychologique. Raconter l’« intérieur » de Condren, c’est faire connaître son état de victime, c’est par là-même faire connaître, non pas tant l’effet des grâces par lesquelles Dieu l’a sanctifié, que le fondement de sa sainteté. Pour Condren, être saint c’est « adhérer » au Christ-victime pour participer à son sacrifice, et cette adhésion est d’abord intérieure. 6 Conclusion On rejoint là une idée de saint Augustin, reprise par saint Thomas d’Aquin : « Le sacrifice que l’on offre extérieurement est signe du sacrifice 74 Dans le vocabulaire du biographe, cette « dévotion » à Dieu et ce « don » de soimême à Jésus-Christ ont une couleur éminemment religieuse et, pour tout dire, sacrificielle. 75 Ici encore, la notion d’« obligation » n’est pas tant juridique que religieuse. Ou plutôt, la dimension juridique - externe et publique - du vœu n’exclut pas, mais au contraire suppose sa dimension religieuse. Pour saint Thomas, d’ailleurs, est obligé - ob-ligatus - celui qui est pris dans quelque lien, et celui-ci n’est pas nécessairement arbitraire et comme imposé de l’extérieur, mais il peut simplement consister dans la situation de fait où se trouve l’obligé, en l’occurrence celle de la créature à l’égard de son Créateur. Cf. Jean Tonneau OP, Absolu et obligation en morale, Montréal, Institut d’études médiévales Albert-le-Grand de l’Université de Montréal, 1965, p. 38-65. 76 Il s’agit du vœu de victime que fit le P. de Condren, dont il est question dans ce chapitre. 77 Amelote, Vie de Condren, p. 618. La Vie du P. de Condren par Amelote PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0008 175 intérieur par lequel on s’offre soi-même à Dieu 78 ». À la limite, c’est-à-dire pour le Verbe Incarné, la distinction même tend à s’estomper entre le sacrifice intérieur et le sacrifice extérieur, puisque le Christ est à la fois le prêtre et la victime de son propre sacrifice 79 . Il n’en demeure pas moins que, dans le sacrifice - celui du Christ en particulier - il y a, pour ainsi dire, une immanence de l’acte intérieur à l’acte extérieur. Celui-ci, sans celui-là serait comme une coquille vide, il se prêterait au reproche divin que rapporte le prophète Isaïe, repris par le Christ lui-même : « Ce peuple m’honore des lèvres, mais son cœur est loin de moi 80 ». Les derniers versets du Psaume Miserere traduisent également cette préoccupation : Tu ne prends aucun plaisir au sacrifice ; un holocauste, tu n’en veux pas. Le sacrifice [qui plaît] à Dieu, c’est un esprit brisé. […] Alors tu te plairas aux sacrifices de justice holocauste et totale oblation alors on offrira de jeunes taureaux sur ton autel 81 . C’est jusque dans les prières de la messe, que les auteurs de l’École française ont abondamment commentées, que l’importance des dispositions intérieures du prêtre est explicitée : « In spiritu humilitatis, et in animo contrito suscipiamur a te, Domine : et sic fiat sacrificium nostrum in conspectu tuo hodie, ut placeat tibi, Domine Deus 82 ». Pour revenir au vocabulaire de nos auteurs - Condren et de son biographe en particulier - nous dirons que c’est par l’adhésion à l’état de victime du Christ dans le mystère de son sacrifice rédempteur que le chrétien, rejoint, ou même reçoit, cette disposition, ce sacrifice intérieur par lequel, selon Condren et Amelote, il s’offre lui-même à Dieu et qui le fait participer réellement au sacrifice du Christ, que chaque messe rend présent, renouvelle, actualise. Condren n’a pas seulement enseigné cette doctrine, il l’a vécue, ou plutôt, il l’a enseignée aussi et surtout en la vivant. Se pencher sur son intérieur, pour son biographe, était donc le moyen de la traduire et de la transmettre. 78 Thomas d’Aquin, Summa Theologiae, p. III, q. 82, a. 4, ed. cit, t. 12 (1906), p. 263, citant Augustin, De Civitate Dei, X : « Exterius sacrificium quod offert, signum est interioris sacrificii quo quis seipsum offert Deo ». 79 Ibid., q. 48, a. 3, ad 2 m, , ed. cit., t. 11 (1903), p. 466. 80 Mt 15, 8 ; cf. Is 29, 13. 81 Ps 51 (50), 18-19 ; 21. 82 Quatrième prière de l’offertoire. Charles Berger de Gallardo, FSSP PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0008 176 7 Bibliographie 7.1 Sources S. Augustin ‹ Aurelius Augustinus Hipponensis ›. Contra Faustum, éd. Joseph Zycha, Corpus Scriptorum Ecclesiasticorum Latinorum, t. 25.1, Vienne, Akademie der Wissenschaften, 1891. Amelote, Denis. La Vie du P. Charles de Condren, second supérieur général de la congrégation de l'Oratoire de Jésus, Paris, Sara, 1643. Amelote, Denis. La Vie du P. 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Étienne Cartier, deux tomes, Paris, Poussielgue, 1877 4 Saint Thomas d’Aquin ‹ Thomas Aquinas ›. Summa Theologiae, dans id., Opera omnia, éd. de la Commissio leonina, t. 4-12, Rome, Typographia polyglotta de la S. C. de Propaganda Fide, 1888-1906. La Vie du P. de Condren par Amelote PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0008 177 7.2 Études Bremond, Henri. Histoire littéraire du sentiment religieux en France depuis la fin des guerres de religion jusqu’à nos jours, onze tomes, Paris, Bloud et Gay, 1916-1933. Bouëssé, Humbert OP. Le Sauveur du monde, trois volumes parus (1, 2 et 4, sur les sept prévus), Paris, Office général du livre, 1951/ 1953. Galy, Jean. Le sacrifice dans l’École française de spiritualité, Paris, 1951. Garrigou-Lagrange, Réginald OP. De Christo Salvatore : Commentarius in III am partem Summae Theologicae Sancti Thomae, Rome, Marietti, 1946. Lepin, Marius. L’idée du sacrifice dans la religion chrétienne, principalement d’après le P. de Condren et M. 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PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0009 Preuves, intériorité et sainteté dans La vie du cardinal de Bérulle de Germain Habert (1646) D ANIEL F LIEGE (U NIVERSITÉ H UMBOLDT DE B ERLIN ) Après la mort de Pierre de Bérulle en 1629, les Oratoriens « ne tardèrent pas à entreprendre de le faire canoniser 1 », recueillant des témoignages sur les miracles accomplis par le servus dei et compilant un dossier en vue d’un éventuel procès de canonisation 2 . À la même époque, Germain Habert, abbé de Cerisy et membre de l’Académie française, fut chargé par Pierre Séguier, chancelier et cousin de Bérulle, d’écrire une biographie sur le défunt qu’il avait beaucoup admiré 3 . Le frontispice du livre, qui allait paraître en 1646, fut conçu par Charles Le Brun, célèbre peintre de l’époque, sous la demande du chancelier 4 . Écrite par un membre de l’Académie française, qui devien- 1 René Pillorget, « Les miracles de Bérulle », dans Histoire des miracles, Angers, PUA, 1983, p. 63-75, ici p. 63. 2 Ce dossier se trouve dans les Archives nationales, M. 233 et 234, et fut analysé par R. Pillorget. En 1648, le père Bourgoing, supérieur général de la Société des Oratoriens, demanda la canonisation de François de Sales et de Pierre de Bérulle (voir Adolphe L. A. Perraud, L’Oratoire de France au XVII e et au XIX e siècle, Paris, Charles Douniol, 1865, p. 72). Pourtant, « le procès de béatification […] fut interrompu à cause des intrigues des jansénistes qui, sans aucune raison, essayaient de se l’annexer et poussèrent l’audace jusqu’à inscrire son nom dans leur calendrier avec celui de saint François de Sales et de sainte Jeanne de Chantal, de Marie de Médicis, de Bossuet, tout aussi peu jansénisants » (André Molien, « Bérulle, (Cardinal Pierre de) », dans Dictionnaire de spiritualité. Ascétique et mystique. Doctrine et histoire, Paris, Beauchesne, 1932-1995, t. 1, col. 1539). 3 Germain Habert, La vie du cardinal de Berulle, Paris, S. Huré, 1646. Sur la vie de l’auteur, voir René Kerviler, « Germain Habert, abbé de Cérisy (1614-1654) », dans id., Le chancelier Pierre Séguier, second protecteur de l’Académie française, Paris, Didier, 1875, p. 504-540. 4 Le bois est attribué par Mathieu Somon à Charles Le Brun (« The Ineffability of Incarnation in Le Brun’s Silence or Sleep of the Child », dans Walter Melion et al. (dir.), Image and Incarnation, Leyde, Brill, 2015, p. 137-157, ici p. 146). Daniel Fliege PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0009 180 drait lui-même Oratorien, promue par le chancelier Séguier, avec un frontispice réalisé par l’un des peintres les plus sollicités de l’époque, et ayant pour contenu la vie de l’un des théologiens les plus célèbres : les signes laissaient présager que cette biographie serait une réussite. En effet, le livre eut « un succès inégal 5 » : de nombreux lecteurs se seraient moqué de lui et l’ouvrage serait « rest[é] dans les réserves du libraire 6 », si l’on veut croire l’écrivain et mémorialiste contemporain Gédéon Tallemant des Réaux qui affirme dans une anecdote de ses Historiettes : Quand l’abbé de Cérisy eut fait la Vie du cardinal de Bérulle, qui était son ami, il […] en envoya un exemplaire [à Madame de Louvigny]. Elle lui manda gracieusement, quelques jours après, qu’elle n’avait jamais cru qu’il pût devenir assez idiot pour écrire de si sots miracles. On n’en vendit presque point. […] Le libraire s’y pensa ruiner 7 . De même, Henri Bremond commente cette hagiographie en expliquant qu’elle « est assez remarquable. On s’étonne néanmoins que l’Oratoire, où les bonnes plumes ne manquaient pas, ait confié ce travail à Germain Habert. Ce fut peut-être, en partie du moins, parce que ce personnage appartenait au chancelier Séguier, proche parent de Bérulle 8 ». Aussi l’intérêt vis-à-vis de ce texte réside-t-il moins dans la qualité de l’écriture ; ce qui nous intéresse c’est la manière dont Habert essaie de convaincre les lecteurs de la sainteté de Bérulle en alléguant des preuves : car l’auteur rassemble un appareil de documents impressionnant, comme s’il préparait le dossier d’un procès de canonisation officiel. Habert rend visite à des témoins oculaires, note leurs dépositions, recueille d’autres textes écrits par des amis, collègues et membres de famille et imprime ces documents 5 Éric Suire, La sainteté française de la Réforme catholique ( XVI e - XVIII e siècles) d’après les textes hagiographiques et les procès de canonisation, Bordeaux, PUB, 2001, p. 389 : « Les oratoriens procédèrent, selon l’usage, à une collecte de témoignages sur les vertus et les miracles de Bérulle, qui déboucha en 1646 sur la publication d’une Vie composée par Germain Habert […]. Ce dernier était un ancien prêtre mondain, familier des salons et des ruelles, auquel la chronique prête plus d’une aventure galante. Néanmoins, il s’était retiré vers la fin de sa vie à l’Oratoire, occupant sa retraite à la rédaction de livres pieux. Avec un succès inégal, semble-til, car l’ouvrage qu’il consacra à Bérulle resta dans les réserves du libraire ». 6 Ibid. 7 Gédéon Tallemant des Réaux, Les historiettes de Tallemant des Réaux, éd. Louis- Jean-Nicolas Monmerqué, Bruxelles, J. P. Meline, 1834, p. 298. 8 Henri Bremond, Histoire littéraire du sentiment religieux en France. Depuis la fin des guerres de religion jusqu’à nos jours, dir. François Trémolières, Grenoble, J. Millon, 2006, vol. 1, t. 3, p. 911, n. 2. Cf. Kerviler, « Germain Habert », p. 532-533 qui exprime la même opinion. Preuves, intériorité et sainteté dans La vie du cardinal de Bérulle PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0009 181 probants dans leur intégralité dans son hagiographie - peu importe d’ailleurs si c’était vraiment Habert lui-même qui rassembla ces documents ou d’autres membres de la société des Oratoriens 9 . Ce sont notamment des documents composés par Bérulle lui-même qu’Habert recueille. Cet aspect est d’autant plus significatif qu’Habert a une conception spécifique de la sainteté qu’il emprunte à Bérulle. Selon Habert, les œuvres visibles ainsi que les miracles ne sont que les signes extérieurs de ce qu’Habert nomme les « dispositions intérieures » du saint (49 - pour citer La vie du cardinal de Berulle nous indiquerons le nombre de la page entre parenthèses). Aussi serait-il primordial d’explorer la vie intérieure du serviteur de Dieu, ce qui pose des problèmes : car comment peut-on montrer la vie intérieure d’un être humain et prouver que son attitude est honnête, sincère et conforme aux vertus d’un saint ? À cela s’ajoute la question de savoir ce qu’Habert entend par sainteté et comment il essaie de la prouver et d’en convaincre ses lecteurs. 1 Concept de sainteté La vie du cardinal de Bérulle ne cache pas qu’elle vise à dépeindre la sainteté de Bérulle, dans la mesure où elle appelle son serviteur de Dieu à plusieurs reprises « saint », le nommant par exemple tantôt « le saint Enfant » (44), « le Saint Homme » (169), « [n]otre Saint Prêtre » (284 et 362), tantôt « notre Prophète » (247). Mais qu’entend-elle par le mot « saint » ? Pour Habert, la sainteté est étroitement liée au sacerdoce de l’Église catholique 10 , conformément à la conception que les Oratoriens ont d’eux-mêmes : le prêtre accomplit le sacrifice du Christ sous la forme de la messe réalisant ainsi l’état qui constitue l’essence du Christ : l’état de 9 La vie du cardinal de Bérulle reflète une tendance générale de l’hagiographie posttridentine : « Dans leur quête d’authenticité, les hagiographes entreprirent d’insérer dans leurs récits des documents divers, les plus fréquents étant des extraits de correspondance ou de journal intime. […] L’insertion systématique de documents, qui étaient autant de preuves des faits rapportés, modifia profondément l’écriture hagiographique. Cette dernière affichait ainsi sa volonté de se placer sur le terrain de l’histoire. Cela constituait un progrès incontestable, mais il avait son revers : la Vie de saint perdait en contrepartie la simplicité “biblique” qui avait fait sa force. Le souci de se justifier laissait supposer qu’il y avait matière à sa justification, par conséquent que quelque chose clochait, quelque part, dans l’administration de la preuve » (Suire, La sainteté française, p. 30). 10 Cf. Habert, La vie du cardinal de Bérulle, p. 293 : « […] l’estat Ecclesiastique est saint et sacré en son institution, et mesme l’origine de toute la Sainteté qui est en l’Eglise de Dieu ». Daniel Fliege PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0009 182 victime ; il sert d’intermédiaire entre les fidèles et le Christ et a par conséquent un rôle particulier dans l’économie du salut ; il imite Jésus- Christ, qui selon la pensée oratorienne est le modèle du sacerdoce, non seulement dans ses actions mais aussi dans ses attitudes intérieures, comme Pierre de Bérulle l’exposa dans le Discours de l’estat et des grandeurs de Jesus : Ainsi, cet esprit de piété, de dévotion et de servitude envers JÉSUS, requiert diversité non d’actions, mais d’intentions, mais de dispositions ; et fait la différence, non en l’extérieur, mais en l’intérieur ; non en la terre, mais au ciel ; non aux yeux des hommes, mais aux yeux de Jésus, qui nous voit et regarde comme siens et comme opérants par ce nouvel esprit, qui nous applique à lui, nous élève à lui, nous attache à lui et rend nos actions vraiment saintement et humblement Chrétiennes. Car en cet état, nous les opérons comme Chrétiens, et non pas seulement comme hommes, ou comme Philosophes […]. Mais comme agissants par cet esprit de piété particulière à JESUS, qui nous rend humblement serviteurs et esclaves de JÉSUS : et sans changer de condition extérieure, nous change d’esprit et d’intérieur, et nous fait accomplir nos actions, comme devoirs de notre servitude envers lui 11 . La seule façon de devenir saint, selon Pierre de Bérulle, serait de s’unir au Christ, comme il l’explique dans une louange adressée directement à lui : Que notre intérieur donc soit occupé à contempler, à adorer, à imiter votre Vie intérieure : Que notre vie spirituelle soit regardante et imitante les exercices et occupations de votre Âme divine, et de votre Vie sacrée 12 . Ce sont ces mêmes idées que Germain Habert expose dans la Vie du cardinal de Bérulle et il désigne l’union avec le Christ comme « moyen » et « voie infaillible » afin de devenir saint 13 . Sur le fond de cette conception de la sainteté, le texte déploie pourtant une certaine ambivalence, puisque d’une part il tente de distinguer son servus Dei comme un serviteur élu par Dieu, doté de sa grâce spéciale et 11 Pierre de Bérulle, Discours de l’estat et des grandeurs de Jesus, Paris, A. Estienne, 1623, p. 1069-1071. Sur la notion des « états », voir Fernando Guillén Preckler, « État » chez le Cardinal de Bérulle. Théologie et spiritualité des « états » bérulliens, Rome, Università Gregoriana, 1974. 12 Habert, La vie du cardinal de Bérulle, p. 202. 13 Cf. ibid., p. 348 : « Il [Bérulle] jugeoit bien que cette parfaite liaison à JESUS, estoit l’unique moyen qu’on pouvoit tenir pour acquérir cette parfaite Sainteté, que c’estoit une voye infaillible pour entrer non seulement dans ses Vertus, mais dans sa Vie, mais dans son Esprit ; et pour estre en un mot tellement transformez en luy, qu’on peust dire, que comme le Père Éternel demeurant en JESUS, y faisoit toutes ses œuvres, JESUS demeurant en eux fust le véritable autheur de toutes leurs actions ». Preuves, intériorité et sainteté dans La vie du cardinal de Bérulle PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0009 183 extraordinaire qui inspire de l’admiration aux lecteurs ; d’autre part la sainteté est présentée comme un état, une « disposition intérieure », que tous les chrétiens peuvent atteindre, comme Pierre de Bérulle l’avait expliqué dans son Discours de l’estat et des grandeurs de Jesus, par l’exercice de la méditation conduisant à l’union mystique avec Jésus-Christ, ce qui invite les lecteurs à imiter le serviteur de Dieu. La focalisation sur l’intériorité a pour conséquence qu’Habert s’intéresse moins aux œuvres extérieures ; au lieu de cela, il ne cesse d’expliquer l’importance de représenter les vertus du saint qui sont inscrites dans son cœur et de considérer ce qu’il appelle la « divine Économie qui se trouve audedans » : En effet, s’il est vrai que ce qui se voit et ce qui sort de l’homme au dehors, n’est rien au prix de cette admirable structure, et de cette divine Économie qui se trouve au-dedans ; on peut dire que ce qui paraît de la Grâce dans ses œuvres visibles, tout divin qu’il est, n’est rien presque à comparaison des effets qu’elle fait au fond des âmes. Tout cet éclat qui rejaillit au dehors, n’est qu’une ombre de cette lumière inaccessible au milieu de laquelle DIEU habite en ses Élus (127). De plus, les bonnes œuvres sont, elles aussi, toujours animées par Dieu lui-même, comme si Dieu avait pris possession de Bérulle : ce que l’on voit à l’extérieur est par conséquent Dieu qui opère en Bérulle et qui fait de bonnes œuvres à travers lui. Ainsi pourrait-on déduire de l’extérieur la disposition intérieure du serviteur de Dieu : Son esprit aussi bien que son cœur était en celles de DIEU, qui par une heureuse et divine espèce de possession, l’appliquait ou le suspendait, le retenait ou le faisait agir comme il lui plaisait : et c’était cette suprême intelligence qui lui donnait la lumière et le mouvement (53) 14 . Lorsqu’il s’agit de montrer des miracles, Habert cite aussi des miracles non visibles comme les visions qui s’approchent d’expériences mystiques. Un exemple en est une vision du Purgatoire, qui est présentée comme début de l’inhabitation divine en lui : et que sa Mère a su d’un Saint Religieux à qui il [Bérulle] découvrait son intérieur. Il [Bérulle] était en prière à genoux au bas d’une Église, quand tout d’un coup il fut ravi, et que dans son ravissement il eut une vision du Purgatoire, et des tourments que les âmes y endurent après la mort. La vue 14 Cf. Habert, La vie du cardinal de Bérulle, p. 340 : « Et en cette qualité nous nous reconnoistrons obligez d’avoir un grand amour pour JESUS-CHRIST, qui est l’unique objet du bon plaisir de son Père, une grande union d’esprit à son esprit, auquel il nous fait vivre en l’interieur et par lequel il nous fait opérer en l’exterieur ». Daniel Fliege PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0009 184 de ces divines flammes l’enflamma et le purifia merveilleusement ; il y fut tout changé et comme tout transformé ; et il sortit de ce bucher sacré de même que le Phoenix sort du sien, tout renouvelé et tout plein d’une autre vie. […] Dieu y vint habiter en sa plénitude (47-48). Habert énumère dans ce court passage des topiques de l’expérience mystique : Bérulle est en prière, se focalisant sur Dieu, et soudainement il est ravi (raptus), il a une vision, il est purifié et transformé parce que désormais Dieu habite en lui et le remplit d’une nouvelle vie ; le caractère miraculeux de la vision est exprimé par l’adverbe « merveilleusement ». Cette expérience mystique est authentifiée par le fait qu’Habert l’apprit d’abord de la mère de Bérulle et que celle-ci l’avait apprise à son tour d’un religieux auquel Bérulle s’était confié lui-même : ce qu’Habert veut faire comprendre à son lecteur, c’est que la description de l’expérience vient de Bérulle lui-même et que celui-ci « découvrait son intérieur » d’abord au religieux et, à travers les témoignages de ce dernier et de la mère de Bérulle, au lecteur. Moins plausible, cependant, est la façon dont Habert aurait appris cela de la mère de Bérulle, puisqu’elle était déjà morte quand Habert écrivait son hagiographie, et pourquoi le nom du religieux ne soit pas donné, même si Habert essaie de mettre en valeur sa crédibilité en le qualifiant de « saint religieux ». Cela mène au problème de la preuve et de la crédibilité des témoins. 2 Les notions de preuve et de témoin Déclarer quelqu’un saint ne suffit pas à convaincre les lecteurs de la sainteté présumée de la personne concernée : il faut en amener des preuves. « Dans le procès canonique, la preuve (probatio) est le moyen de connaissance qui permet de fournir au juge la certitude morale, c’est-à-dire la certitude qui exclut tout doute raisonnable, sur un fait allégué » 15 . La preuve consiste en des dépositions par des témoins oculaires « malgré tous les 15 Micha Brumlink, « Beweis », dans Heribert Hallermann et al. (dir.), Lexikon für Kirchen- und Religionsrecht, Paderborn, F. Schöningh, 2019-2021, ici 2019, t. 1, sub voce (nous traduisons). Sur la preuve dans le procès de canonisation, voir Aviad M. Kleinberg, « Proving Sanctity : Selection and Authentication of Saints in the Later Middle Ages », Viator, 20 (1989), p. 183-205 ; Gábor Klaniczay, « Proving sanctity in the canonization processes (Saint Elizabeth and Saint Margeret of Hungary »), dans ead. (dir.), Procès de canonisation au Moyen Âge : aspects juridiques et religieux, Rome, Collection de l’École française de Rome, 2004, p. 117-148 ; et Michael Goodich, « Reason or revelation ? The criteria for the proof and credibility of miracles in canonization processes », dans ibid., p. 181-197. Preuves, intériorité et sainteté dans La vie du cardinal de Bérulle PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0009 185 facteurs d’incertitude » 16 . En règle générale, dans la tradition du droit canonique, deux témoignages concordants sont exigés pour qu’une preuve soit considérée comme étant parfaite. Toutefois, un seul témoin peut suffire si sa réputation est tellement irréprochable que ses déclarations ne peuvent pas être remises en question. Pour autant, les témoignages ont un caractère épistémique qui pose des problèmes, car ce que le témoin prétend est une simple assertion : en effet, il faut faire confiance au témoin et le croire si l’on veut attribuer une certaine véracité à ses affirmations 17 . Pour que l’on puisse croire le témoin dans un procès canonique, celui-ci doit remplir certaines conditions de caractère. C’est pourquoi de nombreuses personnes voient leur témoignage mis en doute ou sont dès le départ exclues en raison de leurs actes passés, leur caractère ou leur statut social, parce que ces témoins « reprochables » 18 pourraient rendre le jugement du tribunal contestable. Outre le droit, la preuve est discutée au début de la période moderne principalement dans deux domaines : la logique et la rhétorique 19 . À partir d’ici, on peut distinguer, suivant Richard Serjeantson, trois champs dans lesquels la preuve fut conceptualisée : la démonstration, la probabilité et la persuasion. Les deux premières catégories étaient du domaine de la logique, qui était parfois divisée en démonstration, ou science de la preuve certaine, et dialectique, la logique des probabilités. La troisième catégorie, la persuasion, était du ressort de la 16 Andrea Weiß, « Zeuge - katholisch », dans Lexikon für Kirchen- und Religionsrecht, ici 2021, t. 4, sub voce. Sur le témoignage dans le procès de canonisation aux XVII e et XVIII e siècles, voir Giovanna Fiume, « Les témoins aux procès de canonisation de Benoît le More (1594-1807) », dans Benoît Garnot (dir.), Les témoins devant la justice. Une histoire des statuts et des comportements, Rennes, PUR, 2003, p. 67-82 ; Fernando Vidal, « Tel “la glace d’un miroir” : le témoignage des miracles dans les canonisations des Lumières », Revue Dix-Huitième Siècle, 39 (2007), p. 77-98 ; id., « Miracles, Science, and Testimony in Post-Tridentine Saint-Making », Science in Context, 20.3 (2007), p. 481-508. Sur la notion de « témoin reprochable », voir Bernard Schapper, « Testes inhabiles. Les témoins reprochables dans l’ancien droit pénal », Tijdschrift voor rechtsgeschiedenis, 33 (1965), p. 575-616. 17 Cf. Johannes von Lüpke / Oliver R. Scholz, « Zeuge ; Zeugnis », dans Joachim Ritter et al. (dir.), Historisches Wörterbuch der Philosophie, Bâle, Schwabe, 1971- 2007, sub voce. 18 Cf. Kleinberg, « Proving sanctity : selection and authentication », p. 200 ; Gábor, « Proving sanctity in the canonization processes », p. 133 ; Vidal, « Tel “la glace d’un miroir” », p. 78. 19 Richard W. Serjeantson, « Proof and Persuasion », dans Katharine Park (dir.), The Cambridge History of Science. Volume 3 Early Modern Science, Cambridge, CUP, 2006, p. 132-176, ici p. 135. Daniel Fliege PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0009 186 rhétorique. (On retrouve une structure tripartite analogue, bien que non identique, dans les théories scolastiques de la connaissance, où les premiers thomistes modernes distinguent la compréhension humaine selon le degré de certitude qui lui est inhérent. Ainsi, la connaissance certaine (scientia), l’opinion (opinio) et la foi (fides) avaient toutes leurs propres formes de certitude : métaphysique, physique et morale) 20 . À cet égard, le témoignage oculaire appartient au domaine de la foi et repose sur la confiance : un juge estime que deux témoins crédibles lui ont dit la vérité, et si les dépositions des deux témoins concordent, la preuve juridique que quelque chose s’est produit « de facto » est établie. De même, la notion de preuve empirique qui commence à s’établir dans la philosophie naturelle fonctionne de façon analogue au témoignage dans le droit : des observations sont témoignés par des philosophes afin d’établir des faits pour lesquels ils doivent ensuite chercher des explications. Ce ne sont pas des démonstrations logiques fondées sur des faits acquis, des règles et des prémisses, mais des rapports sur des observations que l’on peut répéter et, de principe, vérifier, mais dont la véracité repose sur un rapport de confiance 21 . 3 Le témoignage dans l’hagiographie de Germain Habert Or, une hagiographie ne constitue pas un dossier de canonisation et n’est pas soumise aux mêmes règles qu’exige un procès devant un tribunal. Pourtant, Habert utilise les méthodes de preuve qui ressemblent aux procédés employés dans un procès de canonisation 22 : il cherche des personnes qui connurent personnellement Bérulle et leur demande de déposer leurs témoignages. Bien sûr, une hagiographie ne peut pas non plus anticiper la décision d’un procès et déclarer Pierre de Bérulle saint au sens canonique du terme, mais elle peut déjà arranger la vie et les preuves de telle sorte que 20 Ibid., p. 139 (nous traduisons). 21 Cf. ibid., p. 161 : « La nécessité de s’appuyer sur le témoignage humain dans l’histoire naturelle et l’expérimentation a imposé une réévaluation permanente de son statut. Le témoignage était une forme essentielle de preuve dans les tribunaux, et les philosophes naturels ont commencé à s’inspirer de plus en plus de la théorie et de la pratique juridiques en ce qui concerne son utilisation. (C’est également à cette époque que l’on assiste à l’apparition du témoin expert dans les salles d’audience) ». 22 Les règles du procès de canonisation, en 1646 quand la Vie du cardinal de Bérulle parut, sont résumées dans Urbain VIII, Decreta Servanda in Canonizatione, et Beatificatione Sanctorum, Rome, Ex Typographia Rev. Cam. Apost., 1642. Pour un résumé de la procédure voir Fiume, « Les témoins aux procès de canonisation », et Vidal, « Tel “la glace d’un miroir” », p. 78. Preuves, intériorité et sainteté dans La vie du cardinal de Bérulle PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0009 187 Bérulle paraît saint aux yeux des lecteurs et qu’une fama sanctitatis puisse se développer : d’une part, l’hagiographie atteste d’une telle odeur de sainteté, expliquant par exemple que « [c]eux même du pays commencèrent à le regarder comme un Saint sitôt qu’il fut arrivé » (259) 23 ; d’autre part, elle peut éventuellement la promouvoir en convaincant le lecteur de la sainteté de Pierre de Bérulle, en créant ce dont elle écrit. Les autorités locales, qui dans le cas d’un procès officiel devraient effectuer des recherches, pourraient s’appuyer sur l’hagiographie, pour y apprendre quels témoins ils peuvent demander, où les trouver et quels documents ils pourraient obtenir d’eux pour compiler un dossier pour un procès à Rome. De plus, l’hagiographie conserve des dépositions, de sorte que les personnes qui seraient déjà mortes au moment du procès peuvent encore rendre compte de leurs témoignages à travers le texte 24 : à cet égard, l’obtention de dépositions et la collecte de documents peuvent effectivement servir à préparer un procès de canonisation même s’il doit avoir lieu plus tard. D’un point de vue rhétorique, l’hagiographe fait une affirmation : Pierre de Bérulle est un saint, et il défend cette assertion, en utilisant des comparaisons répétées entre Bérulle et d’autres saints ou le Christ lui-même. Cela ne prouve pas, au sens juridique, que Bérulle est un saint, mais seulement qu’il est similaire à un saint. Pour prouver la sainteté, Habert a recours à des témoins 25 qui avancent des arguments raisonnables (logos) en faveur de la sainteté, qui sont eux-mêmes marqués par un caractère moralement exceptionnel (ethos) ou par des compétences légitimant leurs déclarations, qui visent à inspirer la pitié pour des malades, susciter l’admiration grâce aux vertus exceptionnelles et d’étonner les lecteurs par le récit de miracles (pathos) 26 . Dans la rhétorique, la crédibilité de l’orateur, donc l’ethos, joue un rôle important pour la persuasion : aussi convaincant et bien présenté que soit un argument, il ne pourra pas persuader l’auditoire si l’orateur ne possède aucune crédibilité. Il en va de même pour les dépositions des témoins. Les arguments, le caractère et l’émerveillement doivent ensemble 23 Cf. Kleinberg, « Proving sanctity : selection and authentication », p. 192. 24 Cf. Vidal, « Tel “la glace d’un miroir” », p. 84 : « Les mêmes principes s’appliquent au témoignage du passé. Les historiens doivent être jugés comme des témoins vivants ; un récit de première main est préférable aux résultats de la recherche et de la tradition ». 25 Cf. Lüpke / Scholz, « Zeuge ; Zeugnis » ; Richard W. Serjeantson, « Testimony : the artless proof », dans Sylvia Adamson et al. (dir.), Renaissance Figures of Speech, Cambridge, CUP, 2007, p. 181-194. Cf. Carlo Ginzburg, « Montrer et citer. La vérité de l’histoire », Le débat, 56 (1989), p. 43-54. 26 Cf. Serjeantson, « Proof and Persuasion », p. 136 et p. 147-148. Daniel Fliege PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0009 188 convaincre le lecteur, mais comme nous le verrons dans ce qui suit à travers quelques exemples, Habert vise principalement l’aspect de l’ethos, en négligeant les deux autres aspects. Compte tenu de l’importance du témoignage comme preuve, on peut en distinguer quatre types principaux dans La vie du cardinal de Bérulle : premièrement les dépositions par des témoins qu’Habert nota lui-même, deuxièmement des témoignages écrits qu’il reçut, troisièmement des rapports par des spécialistes et quatrièmement des documents composés par Pierre de Bérulle lui-même. 3.1 La déposition orale par des témoins oculaires Habert indique avoir interrogé de nombreux témoins de la vie de Bérulle et s’attache à souligner leur bonne réputation ou leur mode de vie irréprochable afin d’authentifier la crédibilité de leur témoignage (ethos) - pour ne citer qu’un exemple : Mais en ayant une Relation faite par une personne qui est sortie du monde en odeur de Sainteté [Madeleine du Faur, prieure de l’abbaye de Notre- Dame de Saintes], nous avons cru qu’il valait mieux donner le plaisir au Lecteur, d’entendre les Saints mêmes parler des Saints [id est de Pierre de Bérulle]. […] Et peut-être qu’étant données comme elles viennent de cette Sainte âme, elles porteraient avec elles une bénédiction qu’elles auraient perdue dans un autre arrangement, et dans d’autres paroles (298). Dans ce type d’attestation, la valeur probante repose sur la crédibilité et l’autorité des témoins qui se distinguent eux-aussi par un mode de vie pieuse, raison pour laquelle Habert ne cite pas n’importe quelles personnes, mais en particulier des théologiens et des religieux qui sont non seulement sincères et crédibles, mais qui, dans le cas de la sainteté, ont aussi la compétence de pouvoir s’exprimer de manière experte. Ce n’est pas le nombre de témoins qui importe, mais leur autorité : en général, dans l’hagiographie d’Habert, un seul témoin suffit pour attester de quelque chose, pour autant qu’il jouisse d’une crédibilité incontestable en raison de son rang ecclésiastique, comme François de Sales : Quand nous n’aurions que le témoignage du B[ien] H[eureux] Évêque de Genève M. de Sales, lui seul pourrait tenir lieu de tous ; et quoi que la Vérité lors qu’elle veut passer pour ferme et constante, semble désirer deux ou trois bouches, je m’assure qu’elle n’en voudrait pas davantage que la sienne, pour rendre ses Oracles et pour les faire recevoir aux Peuples (352). Pour établir un fait incontestablement comme « vrai » et « ferme et constant », on exige ordinairement plusieurs témoins, mais si la déposition est donnée par un évêque bienheureux tel que François de Sales qui est net Preuves, intériorité et sainteté dans La vie du cardinal de Bérulle PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0009 189 de tout soupçon, on n’a pas besoin, selon Habert, d’autres preuves pour établir une vérité. La plupart des citations de témoins se contente de souligner leur ethos, l’argumentation (logos) se limitant à énumérer les bonnes œuvres de Bérulle, ce qui est étayée par un langage pathétique. Ainsi, Habert cite une lettre que François de Sales écrivit à Bérulle : Monsieur : Je m’estonne comment il est arrivé que vous n’ayez point eu mes responses, que j’ay quelquefois dupliquées de peur de manquer au devoir que je vous ay, et pour l’extreme contentement que je prens en la pratique de cette sainte amitié. En toutes, je m’essayois de vous tesmoigner l’ardent desir que j’avois de rendre quelque sorte de service pour l’erection, institution, et advancement de vostre Congregation, laquelle j’estime devoir estre une des plus fructueuses et apostoliques œuvres qui ayt esté faite en France il y a long-temps (353). L’argument que Habert veut défendre ici à l’aide de la citation consiste à dire que Bérulle fit une bonne œuvre agréable à Dieu en fondant les Oratoriens. Cela est souligné à travers du pathos : François de Sales se lie de « sainte amitié » avec Bérulle et en retire une satisfaction « extreme », il appelle la fondation au superlatif « une des œuvres les plus fructueuses et apostoliques ». Le témoignage est en outre rendu explicite en tant que tel dans une sorte de mise-en-abyme : François de Sales écrit qu’il veut « tesmoigner [de son] ardent desir » à Bérulle, tout comme Habert utilise maintenant la lettre pour témoigner de son soutien à Bérulle. 3.2 La déposition écrite par des témoins oculaires simples Deuxièmement, les témoins lui ont fourni des documents supplémentaires dans lesquels ils parlent de Bérulle, par exemple dans des lettres à des tiers composées du vivant du cardinal : Que si l’on aime mieux voir cette Histoire en sa source, et ne recevoir point d’autres témoins de ces actions et de ces paroles, que ceux-là même qui en ont été les auteurs, il ne faut que lire une autre lettre que le R. Père Coton écrivit à M. de Bérulle l’an mil six cent dix-huit sur ce sujet (298-299). En outre, Habert explique ici que la proximité du témoin par rapport au servus dei est important, dans la mesure où les sources primaires dans lesquels les auteurs s’expriment eux-mêmes, pour ainsi dire, « directement », aux lecteurs ont une autre valeur que des sources indirectes à travers des témoins qui rapportent ce que d’autres firent ou dirent. Daniel Fliege PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0009 190 3.3 Les rapports par des spécialistes Outre les témoins, auxquels Habert affirme avoir parlé lui-même, il cite un autre type de témoignage : les expertises, en l’occurrence des médecins et chirurgiens 27 . Le passage suivant est unique dans La vie du cardinal de Bérulle, mais en raison de cette singularité il est d’autant plus significatif : Le lendemain de sa mort il [id est Pierre de Bérulle] fut ouvert en présence de son médecin ordinaire, du premier chirurgien du Roi et d’un chirurgien de la Reine Mère. Et hors le cerveau dont la constitution paraissait encore très-parfaite et qui gardait encore l’avantage et comme la principauté sur toutes les autres parties, ils y trouvèrent une corruption universelle et qui témoignait y être depuis longtemps. Nous avons le rapport qu’ils en firent, et si nous ne craignions que la lecture n’en fût ennuyeuse, nous le pourrions donner au public pour faire voir clairement que cet intervalle de santé, qu’il eut depuis sa première maladie pendant quinze mois, fut en effet une suspension miraculeuse et non pas une véritable guérison. Nous nous contenterons de dire qu’entre autres choses, ils déposent en termes exprès : « Que par toutes les lois de la Médecine il devait mourir subitement ; que c’est une chose qui passe le pouvoir de la Nature qu’il ait vécu si longtemps, avec le désordre et l’inimitié de toutes ses entrailles pourries et gangrenées ; qu’elles ne peuvent avoir été gâtées de la sorte dans sa dernière maladie ; et enfin que toutes ses parties étaient des parties véritablement mortes en un corps animé » (604). Dans ce passage, on peut observer plusieurs points importants : tout d’abord, Habert affirme que trois témoins oculaires qui ont autorité exceptionnelle grâce à leur métier et de leur rang en tant que chirurgiens du roi et de la reine mère, auraient observé que Pierre de Bérulle était si malade que normalement il n’aurait pas pu survivre dans les derniers mois de sa vie. Habert cite donc une preuve empirique basée sur l’observation des faits établis par des experts qui sont légitimés à travers l’ethos. Ensuite, une interprétation de ces faits est fournie : les médecins, qui connaissent bien la philosophie naturelle et le fonctionnement du corps humain, excluent une explication naturelle ; car ce qu’ils observent n’est pas conforme aux règles de la nature telles qu’ils les connaissent (logos). Pour eux, la survie de Bérulle a lieu contre les règles de la nature, c’est un miracle dont la cause devait être surnaturelle (pathos). Habert met en valeur la crédibilité de ses 27 Cf. Vidal, « Tel “la glace d’un miroir” », p. 84. Sur l’importance croissante des médecins dans des procès pénaux aux XVI e et XVII e siècles, voir Catherine Crawford, « Legalizing medicine : early modern legal systems and the growth of medico-legal knowledge », dans Michael Clark et al. (dir.), Legal Medecine in History, Cambridge, CUP, 1994, p. 89-116. Preuves, intériorité et sainteté dans La vie du cardinal de Bérulle PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0009 191 assertions en assurant qu’il dispose du rapport d’autopsie des trois médecins et qu’il le publierait, si nécessaire, ce qu’il prouve à la fin du passage en citant un extrait de ce même rapport. Habert met en évidence le caractère miraculeux de ces faits en les appelant explicitement comme étant « miraculeu[x] » et en confirmant ce jugement par l’expertise des médecins qui estiment que l’état physique de Bérulle « passe le pouvoir de la Nature », qu’il est, autrement dit, surnaturel. L’expertise des médecins est également sollicitée dans d’autres passages de l’hagiographie, mais pas de manière aussi détaillée qu’ici. Dans ces passages, le texte met l’accent sur l’impuissance des médecins : ceux-ci indiquent une maladie qui ne peut pas être soignée et qui pourrait être mortelle, et constatent le délai miraculeux de la mort qui ne peut pas être expliquée de manière naturelle, ce qui suscite leur étonnement. Habert emploie toujours le même procédé rhétorique : comme preuve de son argumentation il cite des témoins qui se caractérisent par leur autorité, expertise et crédibilité (ethos) ; ils rapportent ce qu’ils virent ou observèrent, concernant les vertus, les œuvres ou les miracles, comme arguments de la sainteté de Bérulle (logos) ; enfin, les témoignages aboutissent à l’expression d’étonnement à cause de la merveille (pathos). 3.4 Des documents écrits par le servus dei Enfin, Habert cite abondamment des documents qui proviennent de Bérulle lui-même 28 . En effet, l’hagiographe est confronté au défi de prouver la conformité intérieure de Bérulle avec le Christ : d’une part, il considère son parcours extérieur comme l’expression de son intériorité et recueille des témoignages qui peuvent le prouver (voir ci-dessus), d’autre part, il tente de lire cet état dans les écrits de Bérulle lui-même. Cependant, le problème est que les auto-déclarations ne sont pas des témoignages et n’ont donc pas de caractère probant, mais ici, elles sont utilisées comme si elles fournissaient des preuves : il n’y a que la vie intérieure du saint qui puisse renseigner sur sa sainteté et elle ne peut pas être facilement saisie de l’extérieur, raison pour laquelle Habert a recours à des textes de Bérulle qui sont censés donner accès à l’intériorité du serviteur de Dieu, surtout à des lettres et notes. Dans quelques chapitres, le texte de l’hagiographie se compose principalement de textes composés par le cardinal lui-même, qui sont intégrés directement dans la vie ou joints à l’appendice. Dans ceux-ci, Bérulle décrit sa propre vie intérieure, comme dans le passage suivant : 28 Schnapper, « Testes inhables », p. 580. Daniel Fliege PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0009 192 Après avoir cédé à l’efficace de cet esprit [id est du Saint Esprit], il s’est élevé en mon âme une dévotion intime qui la dépouillait grandement d’elle-même et qui l’élevait à DIEU avec un intime, et à mon avis un plus assuré et plus efficace sentiment de dévotion intérieure que je n’avois expérimenté dans tout le progrès de ces exercices. En cet entretien l’âme se trouvait remplie de DIEU et en était en quelque façon environnée comme d’un rempart, pour n’être point distraite par les mouvements vains et inutiles de la Nature (« Retraitte », 51). Pour comprendre pourquoi Habert intègre des documents de Bérulle à la première personne dans son texte, on peut rappeler la manière dont la rhétorique envisageait depuis l’Antiquité en particulier le genre épistolaire : selon Démétrios d’Alexandrie, les lettres sont en effet les « miroirs de l’âme » et peuvent fournir un accès direct à l’intérieur de celui qui écrit : La lettre doit faire une large place à l’expression des caractères, comme d’ailleurs le dialogue. Car c’est presque l’image de son âme que chacun trace dans une lettre. S’il est possible que toute autre espèce de texte laisse voir le caractère de son auteur, on ne le voit nulle part aussi bien que dans une lettre 29 . En citant des lettres et des notes de Bérulle, Habert essaie de montrer une telle « image de l’âme » du serviteur de Dieu aux lecteurs afin de mettre en évidence les dispositions intérieures et les vertus de Bérulle. 4 Conclusion Afin de « prouver » la sainteté de Bérulle, Germain Habert s’appuie sur des dépositions de témoins. Ces témoins se distinguent par leur caractère irréprochable, leur autorité et leur expertise en tant que théologiens, hommes d’Église ou médecins, et suscitent l’étonnement par leurs rapports de bonnes œuvres et miracles. Habert s’appuie également sur les preuves empiriques des médecins qui confirment qu’un certain phénomène observé ne peut être expliqué de manière naturelle et doit en conséquence être d’origine divine. Pourtant, pour Habert, leur ethos reste plus important que la valeur probante de leurs méthodes empiriques. L’attention à rassembler des preuves par des témoignages documentés peut être expliquée par le changement des conditions du procès de canonisation et peut être comprise comme une préparation d’un tel procès sur Bérulle. En outre, pour Germain Habert, la sainteté signifie d’une part une attitude intérieure qui s’apprend par la pratique et qui vise à imiter les états 29 Démétrios, Du style, trad. Pierre Chiron, Paris, Les Belles Lettres, 1993, IV, 227. Preuves, intériorité et sainteté dans La vie du cardinal de Bérulle PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0009 193 intérieurs du Christ, ce qui correspond aux enseignements de Pierre de Bérulle lui-même. Ainsi, le texte invite les lecteurs à imiter à la fois le saint et le Christ. D’autre part, la sainteté dénote une élection spéciale du serviteur de Dieu qui bénéficie de la grâce extraordinaire de Dieu, ce qui suscite l’admiration. Or, le problème auquel Habert est confronté est qu’il doit rendre visible les états intérieurs du saint qui sont invisibles. Pour ce faire, il a recours à des documents écrits par Bérulle lui-même qui peuvent fournir des informations sur sa vie intérieure. 5 Bibliographie 5.1 Sources primaires Bérulle, Pierre de. Discours de l’estat et des grandeurs de Jesus, Paris, A. Estienne, 1623. Démétrios. Du style, trad. Pierre Chiron, Paris, Les Belles Lettres, 1993. Habert, Germain. La vie du cardinal de Bérulle, Paris, S. Huré, 1646. Tallemant des Réaux, Gédéon. Les historiettes de Tallemant des Réaux, éd. Louis- Jean-Nicolas Monmerqué, Bruxelles, J. P. Meline, 1834. Urbain VIII, Decreta Servanda in Canonizatione, et Beatificatione Sanctorum, Rome, Ex Typographia Rev. Cam. Apost., 1642. 5.1 Sources secondaires Bremond, Henri. Histoire littéraire du sentiment religieux en France. Depuis la fin des guerres de religion jusqu’à nos jours, dir. François Trémolières, Grenoble, J. 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En outre ce décret précise que des miracles ont dû avoir lieu sur le tombeau du futur saint ou au moyen de ses reliques - ce qui requiert un saint mort. Une autre raison s’oppose à l’existence d’hagiographies écrites par leurs protagonistes : le commandement chrétien d’humilitas, qui devrait le rendre impossible pour chaque croyant de parler de sa propre exemplarité ou du fait d’être élu par Dieu. Une telle attitude susciterait forcément des soupçons de superbia, incompatibles avec toute personne dont la vie exemplairement vertueuse doit se prêter à l’imitation. Néanmoins, on trouve des « autohagiographies 1 » 1 Jusqu’ici, la notion d’« autohagiographie » a été peu discutée et à l’exception des études qui montrent qu’Angélique Arnauld a promu une forme d’autohagiographie collective pour la défense de Port-Royal en rassemblant les vies de ses consœurs, cette discussion ne concerne pas le XVII e siècle (voir notamment Pascale Touvenin, « Mémoires et Vies des saints à Port-Royal : une écriture de la sainteté », Port- Royal et la sainteté, Chroniques de Port-Royal, 69 (2019), p. 77-92 et Elissa Cutter, « Apology in the Form of Autohagiography: Angélique Arnauld’s Defense of Her Reform of Port-Royal », The Catholic Historical Review, 105 (2019), p. 275-303). Pour la discussion au sein des études médiévales, voir Kate Greenspan, « Autohagiography and Medieval Women’s Spiritual Autobiography », dans Jane Marie Guthmüller PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0010 196 et il semble qu’elles ne soient pas rares au XVII e siècle post-tridentin où les règles du nouveau processus de canonisation sont si strictement respectées et où l’exigence des dossiers de sanctification a des répercussions sur l’écriture hagiographique. Pourquoi en est-il ainsi 2 ? Dans les premières décennies du XVII e siècle, le changement du concept de sainteté dû à la Contre-Réforme augmente l’importance des narrations introspectives au sein des nouvelles hagiographies 3 ; car désormais on requiert surtout, comme le proclame notamment l’École française de spiritualité autour de Pierre de Bérulle, la conformité intérieure du saint avec le Christ. Le parcours intérieur d’un servus dei peut donc être considéré plus décisif pour prouver sa sainteté que son parcours extérieur, c’est-à dire sa vie vertueuse dans le monde et les miracles survenus de son vivant et après sa mort. Ce changement a des conséquences pour la constitution des dossiers de canonisation comme sur la rédaction des hagiographies : on y intègre de plus en plus souvent des récits écrits ou dictés par les personnes en odeur de sainteté elles-mêmes, dans lesquelles elles font état de leur chemin spirituel, de leur dialogue avec Dieu et des grâces et faveurs expérimentées 4 . Ces récits à la première personne ne sont pas seulement abondamment cités à l’intérieur des hagiographies 5 , il arrive aussi qu’ils y soient Chance (dir.), Gender and Text in the Later Middle Ages, Gainesville, University Press of Florida 1996, p. 216-236. 2 L’article reprend quelques aspects de l’argumentation de mon étude récente « Zwischen humilitas und superbia ? Überlegungen zur ›Autohagiographie‹ im 17. Jhd. am Beispiel der Histoire de la possession de la mère Jeanne des Anges de la maison de Coze (1644) » dans Daniela Blum, Nicolas Detering, Marie Gunreben (dir.), Entscheidung zur Heiligkeit ? Autonomie und Providenz im legendarischen Erzählen vom Mittelalter bis zur Gegenwart, Heidelberg, Winter, 2022 (à paraître). 3 Par « nouvelles hagiographies », nous entendons ici aussi bien les hagiographies au sens littéral que les biographies spirituelles visant à mettre leurs protagonistes en jeu pour une canonisation. Éric Suire a non seulement fait ressortir le caractère hagiographique de ces dernières, mais a aussi montré à quel point les dossiers de canonisation et l’écriture hagiographique se réfèrent l’une à l’autre (voir Éric Suire, « La sainteté à l’époque moderne. Panorama des causes françaises, XVI e - XVIII e siècles », Mélanges de l’École française de Rome, 110, 2 (1998), p. 921-942 et sa contribution dans ce volume). 4 Cf. pour le XVI e et le début du XVII e siècle en Espagne Isabelle Poutrin, Le voile et la plume : autobiographie et sainteté féminine dans l'Espagne moderne, Madrid, Casa de Velázquez, 1995. 5 Comme le montrent par exemple La Vie de Bérulle par Habert (voir la contribution de Daniel Fliege dans ce volume) et la Vie du père de Condren par Amelot (voir la contribution de Berger de Gallardo dans ce volume). Entre humilitas et superbia PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0010 197 joints, sous le titre « Dits et écrits », comme rapports dans les annexes à la fin des volumes. C’est cette focalisation progressive sur la vie intérieure du saint qui fait que l’on trouve, au cours du XVII e siècle, de plus en plus de récits hagiographiques, soit publiés, soit prévus à une publication, entièrement racontés à la première personne. Il s’agit de récits de vies qui se présentent comme étant rédigés par les protagonistes eux-mêmes sur l’ordre de leurs supérieurs ou confesseurs, et concentrés principalement sur leur chemin spirituel. Dans cette optique, des textes que la critique a désignés généralement comme « autobiographies spirituelles », comme les Vies des religieuses et mystiques Alix le Clerc, Jeannes des Anges ou Antoinette Bourignon, pourraient être façonnées partiellement ou intégralement par des modèles hagiographiques et donc être lues comme des « autohagiographies ». Si cette hypothèse se confirme, une nouvelle lecture de ces textes pourrait s’imposer, notamment en ce qui concerne leur rôle dans la (pré)histoire de l’autobiographie 6 . Dans ce qui suit sera abordée L’Histoire de la possession de la mère Jeanne des Anges de la maison de Coze (1644), un récit qui, jusqu'à présent, n'a guère été mise en contact avec l'écriture hagiographique, bien qu'il se prête, comme nous le montrerons dans un premier temps, tout particulièrement à une telle lecture. Dans un deuxième temps, l’attention sera accordée aux stratégies textuelles mises en place pour contourner les paradoxes inhérents à toute écriture autohagiographique. 6 Ainsi, une lecture hagiographique des autobiographies spirituelles touche aux questions sur les origines confessionnelles de l’autobiographie au début de l’époque moderne, telles qu’elles ont été abordées par Philippe Lejeune (Le pacte autobiographique, Paris, Seuil, 1975, qui cite la Vie d’Alix le Clerc comme exemple d’un texte à la première personne qui, bien que relatant la vie de la protagoniste, ne peut pas être considéré comme une autobiographie), Georges Gusdorf (« De l’autobiographie initiatique à l’autobiographie genre littéraire », Revue d’histoire littéraire de la France 75 (1975), p. 957-994, qui suppose le contraire) ou Nicolas Paige (Being Interior. Autobiography and the Contradictions of Modernity in Seventeenth-Century France, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 2001, qui inscrit les récits spirituelles du XVII e siècle dans la généalogie de l’autobiographie moderne). La question se pose en particulier de savoir si un critère extratextuel est nécessaire pour déterminer ce qui est ‘autobiographique’. Contrairement à Lejeune, je répondrais à cette question, avec Paige, par la négative. Marie Guthmüller PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0010 198 1 L’Histoire de la possession de la mère Jeanne des Anges une hagiographie ? Pourquoi donc la Vie de Jeanne des Anges, abbesse des Ursulines et figure centrale des procès autour des possédées de Loudun, serait-elle lisible en tant qu’autohagiographie ? Et quelles seraient les stratégies d’écriture par lesquelles Jeanne qui figure comme auteure, narratrice et protagoniste du récit tenterait de contourner les paradoxes d’une écriture autohagiographique ? En général, la critique historique et littéraire a situé l’Histoire de la possession de la mère Jeanne des Anges, à bon droit, dans le contexte d’une fonctionnalisation politico-ecclésiastique des événements qui ont eu lieu à Loudun, dans le climat de la Réforme catholique en France. Comme d’autres textes écrits autour de l’affaire des possédées de Loudun, L’Histoire de Jeanne était censée prouver l’existence des démons ainsi que la possibilité de les exorciser avec l’aide de la grâce divine, ce qui pouvait contribuer à confirmer la justesse du dogme catholique à l’égard des huguenots. L’attention de la critique s’est donc souvent portée sur la manière dont la possession ainsi que l’exorcisme réussi étaient authentifiées dans le texte 7 . Une autre voie de recherche, entamée depuis la fin des années 1990, a analysé dans quelle mesure le texte pouvait être lu comme articulation d’une voix féminine témoignant d’une expérience spirituelle individuelle et testant ainsi prudemment son agence féminine 8 . La possibilité que l’Histoire de Jeanne soit conçue comme un texte visant à une canonisation de sa protagoniste, donc comme un texte à fonction hagiographique, n’a pratiquement pas été pris en considération jusqu’ici. Ils existent pourtant, à l’extérieur comme à l’intérieur du texte, maintes indications montrant qu’il a dû y avoir des efforts pour présenter la mère comme une sainte afin de la faire entrer en jeu pour une canonisation. 7 Michel de Certeau, La possession de Loudun, éd. Luce Giard, Paris, Gallimard, 2005. Certeau argumente également dans ce sens : à Loudun, on aurait pu assister à une mise en scène de la possession démoniaque dans le collimateur du savoir et du pouvoir, lisible comme une symptomatologie collective d’une société en crise. 8 C’est également l’argument d’Antoinette Gimaret, « L’autobiographie de Jeanne des Anges (1644) : histoire d’une âme ou réécriture d’une affaire de possession ? », Études Épistémè, 19 (2011), http: / / journals.openedition.org/ episteme/ 626 (accès le 16 déc. 2021), p. 1 : « elle [Jeanne des Anges] use précisément de ce genre topique [une posture de retrait conforme aux histoires de possession diffusées par l’Église] pour en faire l’instrument paradoxal d’une publicité et reconquérir une voix personnelle dont l’inhabitation démoniaque mais aussi les discours sur la possession semblaient l’avoir privée ». Entre humilitas et superbia PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0010 199 Considérons d’abord les traces hors texte disponibles. Le jésuite Jean Joseph Surin, exorciste et confesseur de Jeanne, rapporte dans une lettre à la religieuse qu’il a été accusé de vouloir faire d’elle une sainte en publiant ses rapports de visions : Il y a pourtant bien des personnes qui blâment ceux qui publient semblables choses [les rapports de visions] et qui y trouvent des erreurs mêlées lesquelles j'ai grand’peine à reconnaître. On nous fait une petite persécution de ce que l’on vous prêche comme sainte pour cela seul que nous avons franchement fait savoir cette histoire 9 . L’existence réelle de telles aspirations est également illustrée par la désignation de Jeanne comme « vénérable » que l’on retrouve dans le titre de plusieurs manuscrits et recueils de l’époque. La détermination de la vénérabilité d’un servus dei, qui précède une béatification, peut être considérée comme un premier pas sur le chemin d’une canonisation. Ainsi Michel de Certeau, dans son édition de la correspondance de Surin, mentionne un manuscrit intitulé : « Extrait de la vie de la Vénérable M. des Anges... : copie manuscrite due au P. Grou ; conservée naguère aux Archives des Dames de Nazareth à Ouillins 10 ». Par ailleurs, un recueil de documents qui se trouve actuellement à Rennes est intitulé « La Vie de la vénérable mère Jeanne des Anges, religieuse ursuline de Loudun, en Poitou, décédée en odeur de sainteté, le 29 janvier 1665, recueillie de ses propres écrits et des Mémoires des RR. PP. Seurin [sic] et Saint-Jore, jésuites, et de ceux de notre vénérable sœur du Houx 11 ». En faisant allusion à la douce odeur émanant de la dépouille des futurs saints, le titre du recueil mentionne explicitement que Jeanne est morte « en odeur de sainteté ». Il resterait à vérifier en détail jusqu’où sont allés les efforts de son ordre, de sa famille et de son entourage, et peut-être aussi des cercles ecclésiastiques autour de Richelieu, pour mettre Jeanne des Anges, figure de proue de l’affaire de Loudun, en jeu pour une canonisation. De toute façon, la mère ursuline n’a été jusqu’à présent ni béatifiée ni canonisée, d’où il ressort que l’on ne l’a jamais officiellement considérée comme une sainte. Laissons de côté pour le moment ces questions et concentrerons-nous sur les références à la sainteté de Jeanne et au genre hagiographique en général que l’on trouve dans le texte lui-même. 9 Jean-Joseph Surin, Correspondance, éd. Michel de Certeau, Paris, Desclée de Brouwer, 1966, p. 1032. 10 Ibid., p. 93. 11 Cf. Hippolyte Le Gouvello, « Les possédées de Loudun et M. De Keriolet d’après un document inédit », Revue Historique de l’Ouest, 8.1 (1892), p. 193-216, ici p. 193- 194. Je remercie Daniel Fliege pour cet aperçu. Marie Guthmüller PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0010 200 Commençons avec la structure du récit : alors que dans la première partie du texte, Jeanne relate tout d’abord brièvement son enfance, sa jeunesse et son admission au couvent, puis en détail sa possession et sa lutte contre les démons, la seconde partie porte sur un pèlerinage à travers la France qu’elle entreprend lorsque tous ses démons l’ont enfin quittée. C’est cette deuxième partie du récit qui rend à première vue particulièrement visibles ses caractéristiques hagiographiques : Jeanne y est plusieurs fois implicitement qualifiée d’‘admirable’ ou même de ‘sanctifiée’ par des personnalités éminentes à qui la parole est donnée. Ainsi le cardinal Richelieu lui-même, auquel Jeanne est présentée lors de son voyage pour lui montrer les blessures d’où sont sortis les démons ainsi que les écritures saignantes apparues sur sa main, est cité comme suit : « Monseigneur le cardinal me fit approcher de luy pour voir ma main de plus près ; l’ayant regardée avec beaucoup d’attention, il dit ces paroles : “Voilà qui est admirable 12 ” ». Ailleurs, le cardinal fait référence aux souffrances de Jeanne comme à une distinction divine qui fait de ceux qui les subissent des saints : « Il me consola sur la longueur des maux que j’avais soufferts, disant : “C’est un coup de la providence spéciale de Dieu qui a voulu, par tout ce qui est arrivé, sanctifier celles qui ont été vexées par les démons” 13 ». Il convient de noter que les termes ‘admirable’ et ‘sanctifier’, utilisés en référence à Jeanne, sont ici attribués par la narratrice à une autorité ecclésiastique dont les jugements avaient une validité impérative. 2 Comment contourner les paradoxes d’une écriture autohagiographique ? Venons-en aux stratégies d’écriture employées par la narratrice pour contourner les paradoxes d’une écriture autohagiographique. Pour pouvoir prétendre à la sainteté, une serva dei doit être décédée, d’après le décret d’Urbain VIII même depuis 50 ans. Il est par conséquent difficile d’écrire soi-même sa vie sainte, d’autant plus que de nombreux événements susceptibles de confirmer la sainteté ne peuvent avoir lieu qu’après la fin de sa propre vie. Quelles pourraient donc être les stratégies visant à remplacer les 12 Cité ci-dessous Gabriel Legué et Georges Gilles La Tourette, L’histoire de la possession de la mère Jeanne des Anges de la maison de Coze, supérieure des religieuses ursulines de Loudun, Paris, G. Charpentier, 1886, le texte de cette édition est luimême issu d’un manuscrit inédit de la Bibliothèque municipale (BM) de Tours (n°1197), au dos duquel figure la mention « Histoir [sic] d. d. Loudun » (Histoire des diables de Loudun), p. 221. 13 Ibid., p. 205. Entre humilitas et superbia PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0010 201 topoï d’une hagiographie qui ne peuvent être racontés à la première personne ? Rappelons brièvement les éléments incontournables d’un récit hagiographique : la mise en scène de la vertu imitable du saint aussi bien que des miracles qui se sont produits lors de sa vie comme après sa mort. Bien avant André Vauchez, André Jolles a déjà souligné, dans ses explications sur la légende en tant que ‘petite forme’, que la narration des vertus et le récit des miracles doivent être considérés les principaux facteurs qui constituent un texte hagiographique. En décrivant la survenance de miracles comme confirmation divine de la vertu exemplaire du servus dei, Jolles retrace une relation de cause à effet entre les deux facteurs qui font d’un simple croyant un saint et d’un simple récit de vie une hagiographie 14 . C’est pourquoi souvent les miracles ne seraient racontés dans les textes hagiographiques que lorsque le récit a déjà démontré amplement la vertu du protagoniste. Également important pour un récit hagiographique est la narration des derniers instants et de la mort du saint, imitant dans le combat ou sur son lit de mort la Passio Christi et constituant ainsi depuis les légendes de martyrs un élément central des récits hagiographiques. En ce qui concerne les miracles, l’accent est principalement mis, malgré de nombreuses différences historiques, sur ceux qui ont eu lieu après la mort du saint. Les textes hagiographiques comprennent donc notamment des récits de miracles accomplis par le saint à titre posthume, c’est-à-dire des miracles qui se produisent sur sa tombe ou au moyen de ses reliques. Cette activité miraculeuse est généralement rapportée dans la dernière partie, après la narration de la vie vertueuse du protagoniste et des miracles qui ont éventuellement eu lieu au cours de sa vie. Déjà dans la Vie de saint Alexis, telle qu’elle est racontée au XIII e siècle dans la Légende dorée, ces récits de miracles posthumes forment en tant qu’énumération une partie indépendante à la fin du récit. Le décret d’Urbain VIII confirme l’importance des miracles posthumes dont la preuve devient désormais officiellement une condition sine qua non de toute canonisation. Dans les hagiographies post-tridentines, la collection de miracles posthumes forme souvent un long chapitre final qui occupe environ un tiers du volume entier et contient de nombreux témoignages. C’est par exemple le cas de la Vie de la vénérable mère Agnez de Jesus, biographie spirituelle d’une dominicaine au couvent de Langeac, rédigée par le sulpicien Charles de Lantages et parue en 1665. Nous trouvons à la fin de ce volume un grand nombre de témoignages de guérisons miraculeuses qui 14 André Jolles, « Die Legende », dans Einfache Formen. Legende, Sage, Mythe, Rätsel, Spruch, Kasus, Memorabile, Märchen, Witz, Tübingen, Narr, 1999 [ 1 1930], p. 23- 59 ; trad. Formes simples, trad. Antoine Marie Buguet, Paris, Seuil, 1972. Marie Guthmüller PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0010 202 se seraient produites sur la tombe ou au moyen des reliques de la défunte 15 . Une grande importance est accordée ici à l’expertise médicale, raison pour laquelle de véritables récits de cas sont inclus dans les recueils. Il s’agit là aussi d’un effet de l’évolution des procédés de canonisation sur l’écriture hagiographique : comme l’a montré Fernando Vidal, on faisait, lors des procès, de plus en plus souvent appel à des médecins pour prouver que les miracles qui se seraient produits ne pouvaient pas être expliqués de manière naturelle 16 . Or, quand une sainte en attente fait elle-même le récit de sa vie, elle ne peut évidemment pas raconter des miracles qui se sont produits après sa mort ou citer des témoins oculaires ou de médecins qui confirment le caractère surnaturel de ces derniers. Dans L’Histoire de Jeanne sont d’autant plus nombreux et importants les récits des guérisons miraculeuses, qui s’accomplissent déjà du vivant de Jeanne, ainsi que les récits des miracles expérimentés par la protagoniste dans son propre corps, comme sa guérison par saint Joseph ou l’apparition d’écritures sanglantes sur sa main 17 . Il pourrait s’agir ici d’un substitut à la collection de miracles posthumes que l’on trouve, notamment au XVII e , à la fin des hagiographies écrites à la troisième personne. Le fait que la procédure d’authentification habituellement utilisée pour les miracles posthumes est ici appliquée aux miracles réalisés et expérimentés par Jeanne de son vivant plaide en ce sens : des déclarations de témoins oculaires et de médecins sont citées à plusieurs reprises et leur fonction probatoire est mis en évidence. Lorsqu’il s’agit de miracles vécus dans son propre corps, c’est Jeanne elle-même qui fait office de premier témoin. Mais pour avoir valeur de preuve, son témoignage a besoin d’un cadre authentifiant. La narratrice mentionne donc non seulement qu’elle a dû prêter sermon, mais aussi qu’elle a dû témoigner de sa propre guérison miraculeuse devant un tribunal : Je fus interrogée juridiquement sur cette apparition de saint Joseph et sur la guérison miraculeuse qu’il opéra sur moy par ce sacré baume. J’en fis la déclaration, en la présence de Dieu, devant le juge et plusieurs personnes 15 Charles Louis de Lantages, Vie de la vénérable Mere Agnes de Jesus Religieuse de l’ordre de S. Dominique au dévot monastère de Sainte Catherine de Langeac, par un prêtre du clergé, Le Puy, A. et P. Delagarde, 1665 (repris à Paris, Cerf, 2011). 16 Fernando Vidal, « Miracles, Science, and Testimony in Post-Tridentine Saint- Making », Science in Context, 20, 3 (2007), p. 481-508. 17 Conformément aux prescriptions théologiques en vigueur, le texte évite de parler de stigmates, à propos des signes corporels au XVII e siècle voir Katherine Dauge- Roth, Signing the Body: Marks on Skin in Early Modern France, London, Routledge, 2020. Entre humilitas et superbia PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0010 203 qui furent appelées, de la manière suivante : Sœur Jeanne des Anges, fille de feu M. Louis Debeliciers [sic], vivant baron de Coze, et de dame Charlotte Degoumart, religieuse professe de Sainte-Ursule et prieure du dit couvent, y demeurant, âgée de trente-deux ans, aïant fait le serment requis, j’ay signé le treizième jour de février 1637 18 . La narratrice rappelle donc ici l’existence d’un document qu’elle aurait établi et signé devant des témoins pour prouver l’authenticité de sa vision et le caractère miraculeux de sa guérison. On voit ici que le récit ne vise pas seulement à mettre en jeu l’ursuline pour une canonisation, mais qu’il pouvait aussi servir à la constitution d’un futur dossier. La deuxième partie de l’Histoire de Jeanne rassemble de nombreux témoignages, la forme du récit de voyage avec ses multiples rencontres en fournit le cadre narratif adéquat. Jeanne est, au cours de son voyage à travers la France, invitée à rendre visite à de nombreuses autorités séculaires et ecclésiastiques. Magistrats et dignitaires de l’Église jusqu’au cardinal Richelieu et à la reine Anne, enceinte de l’héritier du trône, veulent entendre les rapports de Jeanne sur l’exorcisme des démons et se convaincre du caractère surnaturel de ses stigmates. Même le roi est de la partie lorsque Jeanne rend visite à Anne d’Autriche dans ses appartements privés. Jeanne décrit l’accueil qu’elle reçoit de chacun des dignitaires et cite en témoignage ses réactions verbales. Voici un exemple assez typique : Ce prélat dit encore : « Il n’est point nécessaire de plus grandes preuves de la vérité de la possession que la continuation de ces sacrés noms qui se renouvellent avec tant d’éclat, laquelle Dieu opère quand il le juge nécessaire. Ce sont des témoignages sensibles et assurés de la possession réelle et des grands desseins que Dieu a eus en la permettant ». Puis, s’adressant, à M. Citoys, médecin, il luy demanda son avis, à quoy il répondit : « Monseigneur, mon sentiment est que dans l’impression des noms qui sont sur la main de la Mère, il n’y a rien qui soit, ou de la nature ou de l’industrie des hommes 19 ». À l’image des hagiographies contemporaines, Jeanne cite non seulement de nombreux témoins oculaires, dont beaucoup de hauts dignitaires, mais à maintes reprises dans le texte, la parole est donnée aux médecins. Les noms sanglants inscrits sur le corps de Jeanne sont vérifiés par des chirurgiens « avec toute l’exactitude et la rigueur qu’on pourroit demander » pour exclure que les forces naturelles et l’intervention humaine sont responsable des inscriptions sur la main et pour prouver ainsi leur caractère surnaturel : 18 Legué / La Tourette, L’histoire de la possession, p. 205. 19 Ibid., p. 221. Marie Guthmüller PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0010 204 Après avoir dit touttes ces choses et avoir bien raisonné entr’eux, ils [les médecins] conclurent que les effets pleins de merveilles, qui parcissoient dans les impressions de ces noms, ne pouvoient estre imputés ny aux forces naturelles ny aux inventions humaines ; mais, qu’il falloit les imputer à un agent plus qu’humain 20 . La narratrice ne se contente pas de relater des miracles qu’elle a expérimentés, mais elle donne en outre l’impression d’avoir réalisé elle-même, à l’image d’une sainte accomplie, de nombreuses guérisons miraculeuses. Depuis l’expulsion du démon Léviathan, dans laquelle, comme le rapporte la narratrice, saint Joseph l’ait assistée à l’aide d’un baume odorant, elle est en possession d’une chemise sur laquelle se trouvent des gouttes de cet onguent. Jeanne la désigne comme une « relique » et décrit en détail son activité miraculeuse qui se manifeste pour la première fois dans la guérison de Mme de Laubardemont, femme du conseiller d’État et en danger à cause d’une fausse couche : La première fut en la personne de Mme de Laubardemont qui estoit à Tours, malade à l’extrémité, ne pouvant estre délivrée de sa grossesse. M. son mari, estant fort affligé de l’estât de sa femme et ayant appris la merveille de ma guérison, obtint de M. de Morans, vice-gérant de M. de Poitiers, que la chemise où estoit l’onction fut promptement apportée à Tours ; ce qui ayant esté fait, on l’appliqua sur la malade, laquelle en peu fut délivrée d’un enfant mort, lequel au jugement des médecins estoit décédé depuis sept ou huit jours. Il y avoit sujet de craindre qu’il n’eût fait mourir la mère, de sorte qu’on attribua cette guérison à cette relique 21 . L’activité miraculeuse des reliques, qui est habituellement rapportée dans la dernière partie d’une hagiographie tripartite, apparaît donc ici dans la partie principale du texte - bien qu’en relation avec la relique d’un saint qui n’est pas lui-même le protagoniste du récit. Ceci est compensé par le lien étroit qui est constamment évoqué entre saint Joseph et Jeanne : l’effet miraculeux de la relique se produit par la médiation de Jeanne ce qui a pu donner l’impression aux gens malades affluant en masse pendant son voyage que c’était elle-même qui provoquait les guérisons. Le texte amorce un tel glissement de responsabilités sans jamais attribuer explicitement les miracles à la personne de Jeanne. L’autohagiographie de Jeanne fait également état de miracles sur une tombe - mais là encore, il ne s’agit pas de sa propre tombe, mais de celle de François de Sales à Annecy, mort en 1622. Au début des années 1640, lorsque Jeanne rédige son texte, François jouit déjà d’une réputation de 20 Ibid., p. 239. 21 Ibid., p. 199. Entre humilitas et superbia PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0010 205 sainteté, mais il ne sera béatifié qu’en 1661 et canonisé en 1665. Jeanne part en pèlerinage pour accomplir le vœu qu’elle a fait avec Jean Joseph Surin de se rendre avec lui, une fois libérée de ses démons, à la tombe de François. Le miracle spectaculaire, qui se produit à son arrivée, déclenché par le contact du baume de saint Joseph, a pour effet que Surin, qui avait perdu sa voix depuis longtemps, est soudainement capable de faire un sermon. Là de nouveau, un glissement d’attributions s’opère, qui assigne l’activité miraculeuse implicitement aux saints en attente François et Jeanne. Le texte se termine par le récit d’une série de miracles que Jeanne accomplit grâce au baume de saint Joseph : non seulement Surin retrouve sa voix, mais maintes personnes que Jeanne rencontre sur son chemin sont guéries et se convertissent. L’exemple d’une jeune paralytique que Jeanne rencontre à Chambéry et dont elle raconte l’histoire de manière particulièrement détaillée mérite d’être mentionné ici. Antoinette Gimaret y a déjà fait référence : après sa guérison, cette femme change sa vie jusqu’alors très mondaine, se tourne vers Dieu et meurt, enfin, « saintement ». Jeanne met en évidence qu’un ecclésiastique rédige la vie de la jeune femme convertie en vue d’une éventuelle canonisation et que cette « Vie sainte » est « très bien reçue du public ». Par ce croisement de maladie, guérison et conversion, mais aussi par le fait qu’un récit de cette conversion et la réception favorable de celui-ci sont évoqués, cette femme devient un « double » de Jeanne 22 . La suite de son propre parcours y est en effet tracée : Jeanne mourra saintement, sa vie sera rédigée en vue d’une sanctification et sera « très bien reçue ». La seule différence réside dans le fait que la vie de cette femme convertie n’aura pas été rédigé par un ecclésiastique, mais par ellemême. C’est ainsi que se présente L’Histoire de la mère Jeanne des Anges. La dernière guérison miraculeuse relatée dans le texte concerne la protagoniste elle-même. À la fin de L’Histoire, au lieu de la mort de la sainte, qui dans les textes hagiographiques survient souvent après une longue maladie accompagnée de fortes douleurs, Jeanne raconte sa guérison inattendue qui se passe à Noël, le jour de la naissance du Christ : à son retour à Loudun, Jeanne tombe gravement malade, elle souffre d’une forte fièvre, d’une pneumonie et de douleurs aiguës, si bien que son entourage s’attend déjà fermement à ce qu’elle aille mourir. Mais lorsqu’elle utilise le baume de saint Joseph sur elle-même, l’histoire prend une tournure. Immédiatement, une foule se rassemble dans l’église pour assister au miracle. En effet, lorsque Jeanne reçoit le baume, comme dernier sacrement, des mains d’un prêtre en habit sacré (« le père Alange, jésuite, qui devait chanter notre Grand’ Messe, s’étant revestu de ses habits sacerdotaux jusqu’à la chasuble, 22 Cf. Gimaret, L’autobiographie, p. 37. Marie Guthmüller PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0010 206 s’en vint dans notre chambre, apportant la sainte onction 23 »), elle est aussitôt guérie et peut se joindre aux chants des messes de Noël, sous les acclamations des personnes accourues : « Je chantay à touttes ces messes avec une grande joye de ma part, et une grande admiration du peuple qui me voïoit en parfaite santé 24 ». C’est sur ces mots, c’est-à-dire sur l’admiration des personnes qui voient Jeanne « en parfaite santé », que se termine le texte. Ainsi, au lieu d’une mort au terme d’une grave maladie, à l’image de la Passio Christi, c’est une nouvelle naissance, à l’image de Noël, qui clôt le récit. Cette fin rappelle la libération de Jeanne des démons et reprend sa conversion en la confirmant. Nous avons donc vu quelques exemples de la manière dont ce texte écrit à la première personne donne non seulement l’impression de raconter la vie d’une sainte en utilisant des topoï hagiographiques, mais tente aussi, à l’images des dossiers de canonisation, de prouver la sainteté de son auteure, narratrice et protagoniste. Les procédés d’authentification sont ainsi adaptés aux possibilités et aux limites d’une narration à la première personne. 3 Humilitas et superbia Qu’en est-il maintenant du soupçon de superbia que Jeanne aurait à affronter en tant qu’auteure d’un texte autohagiographique ? Passons au second paradoxe à contourner par la narratrice. Les auteurs et narrateurs d’autohagiographies ne doivent pas donner l’impression de se considérer eux-mêmes comme élus, c’est-à-dire comme potentiellement saints. Si tel était le cas, on soupçonnerait qu’ils aient succombé au péché d’orgueil, ce qui les disqualifierait d’office pour la canonisation. Une vie vertueuse à la suite du Christ inclut nécessairement l’humilitas. Le récit de Jeanne est précédé du préambule d’un rédacteur anonyme, propre à l’exonérer du soupçon de superbia : « La supérieure de la mère des Anges lui aïant ordonné de mettre par escript ce qui s’est passé dans sa possession, par esprit d’obéissance, elle s’y soumit aveuglément et écrivit ce qui suit 25 ». Il est donc dit ici explicitement que Jeanne n’a pas écrit le récit de son propre chef. En se soumettant « aveuglément » à l’ordre de sa supérieure, elle n’aurait fait que remplir son devoir d’obéissance. Le récit de Jeanne commence lui-même également par une référence à la règle de l’obéissance : 23 Legué et La Tourette, L’histoire de la possession, p. 255. 24 Ibid. 25 Ibid., p. 53. Entre humilitas et superbia PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0010 207 A la plus grande gloire de Dieu et pour satisfaire à l’obédience qui m’a esté donnée, je vais écrire avec simplicité les miséricordes qu’il a pleu à la divine bonté exercer sur mon âme, depuis neuf ans, ça pour la retirer des vices et imperfections où elle se laissoit emporter 26 . De plus, Jeanne souligne ici qu’elle écrit avec simplicité et qu’elle se concentre sur les preuves de grâce que Dieu a montrées à son âme pour la libérer de ses péchés et de ses imperfections. Dès le début du texte, la narratrice met donc en évidence son péché et attribue son dépassement à la grâce de Dieu, un procédé particulièrement adapté pour souligner sa propre humilité qui sera repris encore et encore dans la suite du texte. Cela est particulièrement vrai pour la première partie de L’Histoire de Jeanne, partie dans laquelle sont racontées sa possession et sa lutte avec les démons. Certes, à première vue, cette partie semblait moins adaptée pour rendre visible le caractère hagiographique du texte. Cependant, bien que l’activité miraculeuse de Jeanne, qui sert à confirmer son élection, soit beaucoup moins présente ici que dans la deuxième partie, le caractère hagiographique du texte y parait bel et bien : après le récit habituel de l’enfance, de la jeunesse et de la prise du voile, la première partie est fortement axée sur la vertu héroïque de Jeanne, même si celle-ci est négociée ex negativo. Si la mise en scène de la vertu et de l’activité miraculeuse du saint peut être considérée comme les deux composantes indispensables d’un récit hagiographique et si la vertu et les miracles sont placés dans une relation de cause à effet, cette relation se reflète dans la structure de la vie de Jeanne : alors que la première partie se concentre sur la vertu, la deuxième se concentre sur les miracles. Comme Jeanne le souligne elle-même, elle n’acquiert sa vertu que progressivement et par la grâce divine, qui lui impose une épreuve particulière sous la forme de possession démoniaque. Auparavant, dans le récit de sa jeunesse, Jeanne se met constamment en scène comme une pécheresse : « je me suis vue mille fois sur le bord du précipice, prête à me laisser aller au mal 27 ». La première partie de l’autobiographie démontre en outre que la confrontation avec sa propre faiblesse, recommandée par son 26 Ibid. 27 Ibid., p. 67. Jeanne écrit initialement : « Quand je pense à la vie que j’y ay menée, je trouve que j’ay grand sujet de rougir devant Dieu et devant les hommes, pour les libertinages d’esprit dans lesquels je me suis laissée emporter. Si l’obéissance me le vouloit permettre, je décrirois avec un singulier plaisir par le menu touttes mes malices, hypocrisies, duplicité, arrogance, propres estimes et recherches de moy-mesme, avec tous mes autres vices, afin d’obliger ceux qui pourront voir cet escript à crier miséricorde à la divine justice pour moy qui l’ay tant de milliers de fois offensée » (ibid., p. 54). Marie Guthmüller PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0010 208 confesseur Surin, est la condition préalable à l’exorcisation des démons. Comme cela a été souligné par la critique, une conception nouvelle de l’exorcisme est promue par Surin, dans laquelle l’accent n’est pas mis sur les démons mais sur l’accompagnement spirituel des possédées 28 . Jeanne est appelée à travailler sur elle-même afin de ne plus offrir de cible aux démons. Ces démons, à leur tour, sont tous liés à un vice particulier : ainsi, Asmodée, qui est le premier à être exorcisé, représente la luxuria, Léviathan la superbia, Béhémoth l’acedia, etc. L’expulsion des démons peut donc être lue comme une conversion progressive de Jeanne de pécheresse en sainte : avec l’exorcisme d’Asmodée elle devient chaste, avec celui de Léviathan humble etc. et c’est avec le départ du dernier démon, Béhémoth, que Jeanne perd aussi sa tiédeur et devient fervente dans la foi. Ce n’est que maintenant que sa conversion est accomplie et que peut s’ensuivre le voyage triomphal vers la tombe de François de Sales. Le texte s’avère donc orienté vers un type d’hagiographie qui se fonde sur le récit du pécheur converti, comme c’est le cas dans les légendes de saint Julien l’Hospitalier ou de saint Grégoire, fondées eux-mêmes sur le récit biblique de la conversion de Saul à Paul et les Confessions d’Augustin. Alors que la narratrice contrecarre le soupçon de superbia dans la première partie de son texte en soulignant en permanence sa propre insuffisance et sa nature pècheresse, d’autres techniques narratives sont, comme on l’a vu, utilisées dans la deuxième partie. Ainsi, tandis que Jeanne se met de plus en plus en scène comme imitabilis, elle recule de plus en plus en tant que narratrice et donne la parole à d’autres voix : aux autorités laïques et ecclésiastiques qu’elle a rencontrées, aux magistrats et aux médecins qui témoignent de sa vie de sainte et de son activité miraculeuse. Dans la première partie, Jeanne évite donc l’accusation possible d’orgueil en parlant essentiellement de sa propre faiblesse et de son péché. Dans la deuxième partie, en revanche, avec l’odeur de sainteté croissante, la narratrice travaille abondamment avec des citations d’autorités spirituelles, séculaires et scientifiques. Ainsi, sur de longs passages, Jeanne laisse à d’autres le soin de prononcer et de prouver sa vertu admirable et son exemplarité. 28 Voir par exemple Bernadette Höfer, Psychosomatic Disorders in Seventeenth-Century French Literature, Farnham, Ashgate, 2009, ou récemment Moshe Sluhovsky, Into the dark night and back. The mystical writings of Jean-Joseph Surin, trad. Patricia M. Ranum, Leyde et al., Brill, 2019. Entre humilitas et superbia PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0010 209 4 Conclusion Les autohagiographies existent donc bel et bien, comme le montre notre lecture de L’Histoire de la possession de la mère Jeanne des Anges. L’étude a également fait ressortir les conditions d’existence de ce genre improbable : les topoï d’un récit hagiographique qui sont susceptibles de poser des problèmes dans le cadre d’un récit à la première personne, en particulier la mise en scène de miracles sur la tombe du narrateur ou au moyen de ses reliques, sont remplacés par une élaboration des récits de miracles qui ont eu lieu de son vivant, à chaque fois confirmée par les rapports de témoins oculaires influents ou par l’expertise de médecins. Comme une activité de guérison miraculeuse ne peut pas être explicitement attribuée à la propre personne, il s’impose au narrateur ou à la narratrice une imbrication étroite de la propre vie avec celle des saints déjà canonisés, par exemple en mettant sa personne en contact avec leurs reliques et leurs tombes. C’est ainsi qu’est provoqué un glissement des attributions qui conduit à ce que l’on soit soimême, comme protagoniste, narrateur et auteur du texte, mis en odeur de sainteté. Quant au soupçon imminent de superbia, il peut être désamorcé par une préface rédigée par une plume différente qui assure que la sainte ou le saint en attente n’a pas écrit de son propre chef, mais simplement obéi à l’ordre d’un supérieur. L’existence même du genre autohagiographique semble dépendre d’un tel paratexte. Néanmoins, la narratrice ou le narrateur peut utiliser, dans son propre récit, certains procédés qui servent à éloigner les soupçons d’orgueil. Il peut notamment s’appuyer sur d’autres voix quand il s’agit de modeler la propre personne comme imitabilis. Le récit de la conversion se révèle donc mieux adapté à l’écriture autohagiographique que le récit de la vertu constante. Selon ce dernier type de récit hagiographique, le saint se distingue dès son enfance par des vertus exemplaires : jeûner volontairement, demander à se laisser châtier, pratiquer l’humilité etc. Selon le premier type de récit en revanche, Saul devient Paul - et ce n’est que ce type qui est à même d’écarter de son narrateur autodiégétique le soupçon de superbia. Nous l’avons vu avec l’exemple de la narratrice de l’Histoire de Jeanne : la sainte en attente peut d’abord faire abondamment état de sa propre faiblesse et de son propre péché, puis, après le récit de sa conversion, elle peut donner la parole à d’autres voix qui font alors état de sa vertu. Tels semblent donc être les principaux procédés narratifs qui guident l’écriture de textes hagiographiques à la première personne et rendent ainsi possible l’existence d’un genre à l’apparence problématique, l’autohagiographie. Rapporter systématiquement à la première personne sa vertu, son exem- Marie Guthmüller PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0010 210 plarité et sa vénérabilité, ne semble pas être, au XVII e siècle et au-delà, une position de locuteur possible. Comment ces observations pourraient-elles maintenant modifier le regard porté sur L’Histoire de la possession de la mère Jeanne des Anges ? Dans quelle mesure le texte devrait-il être lu différemment si on le considérerait moins comme autobiographique que comme autohagiographique ? Quelles questions se poseraient ? Au cours des dernières décennies, la critique s’est demandé dans quelle mesure les autobiographies spirituelles des XVI e et XVII e siècles, surtout celles rédigées par les femmes, pouvaient être lues comme témoignages d’expériences individuelles ou en tant qu’articulation de voix féminines singulières 29 . La question a également été posée de savoir si un tel texte pouvait être lu comme une autobiographie au sens moderne du terme, c’est-à-dire comme « récit rétrospectif en prose qu’une personne réelle fait de sa propre existence, lorsqu’elle met l’accent sur sa vie individuelle 30 », comme l’a formulé Lejeune. On a notamment discuté dans quelle mesure une telle lecture serait contrariée par le fait que ces textes ont été écrits sous l’ordre et la dictée des confesseurs ou des supérieurs et donc été soumis à une censure 31 . En les considérant conjointement avec la tradition hagiographique et avec les conditions changeantes du processus de canonisation au XVII e siècle, la question de la censure se poserait moins. Car dans le contexte de l’hagiographie, il ne semblerait plus pertinent de faire une distinction entre l’articulation d’une voix individuelle et une instance qui l’influence ou la contrôle. L’accent serait alors plutôt mis sur la tradition de transmission dans laquelle ces textes se situent et sur l’évolution des fonctions qu’ils doivent remplir, indépendamment des personnes qui pourraient les avoir rédigées. La question de savoir si la « personne réelle » Jeanne des Anges a rédigé l’histoire de son propre chef ou si une supérieure ou une autre autorité ecclésiastique lui a tenu la plume, si elle n’a peut-être rédigé elle-même que la première partie pour poursuivre, en réaction au mutisme forcé de Jean Joseph Surin, le récit des événements de Loudun (la deuxième partie ayant été ajoutée par la suite par une autre main) 32 ou encore la question de 29 Cf. Poutrin, Le voile et la plume, 1995. 30 Lejeune, Le pacte autobiographique, p. 14. 31 Voir par exemple Poutrin, Le voile et la plume, 1995. 32 Ainsi, Jeanne explique dans une lettre qu'elle souhaite poursuivre l'œuvre de Surin en s’appuyant sur ses écrits : « Je ne manquerai à l’avenir, autant que ma mémoire me le fournira, de vous mander ce que je pourrai des choses passées ou, si vous le jugez à propos, sans les insérer dans mes lettres, je vous en ferai un petit cahier à loisir où je travaillerai peu à peu. […] Si vous voulez que je continue, il serait bien nécessaire que j’eusse l’écrit du Père Seurin pour voir l’ordre qu’il tient afin de le Entre humilitas et superbia PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0010 211 savoir dans quelle mesure l’accent du texte est mis sur « la propre existence » ou « la vie individuelle » de Jeanne, toutes ces questions passeraient au second plan. Pour les analyses à venir, le regard sur l’auteure d’une autobiographie spirituelle voire d’une autohagiographie serait bien moins décisif que le regard sur sa narratrice - un déplacement d’intérêt qui pourrait avoir des conséquences sur l’étude de la (pré)histoire de l’autobiographie. 5 Bibliographie 5.1 Sources Jeanne des Anges. Autobiographie, Grenoble, Millon, 1990. Legué, Gabriel / La Tourette, Georges Gilles. L’histoire de la possession de la mère Jeanne des Anges de la maison de Coze, supérieure des religieuses ursulines de Loudun, Paris, G. Charpentier, 1886. Lantages, Charles Louis de. Vie de la vénérable Mere Agnes de Jesus Religieuse de l’ordre de S. Dominique au dévot monastère de Sainte Catherine de Langeac, par un prêtre du clergé, Le Puy, A. et P. Delagarde, 1665 (repris à Paris, Cerf, 2011). Surin, Jean-Joseph. Correspondance, éd. Michel de Certeau, Paris, Desclée de Brouwer, 1966. 5.2 Études Cavallera, Ferdinand. « L’autobiographie de Jeanne des Anges d’après des documents inédits », Recherches de Science religieuse, 18 (1928), aujourd’hui dans Jeanne des Anges, Autobiographie, Grenoble, Millon, 1990. Certeau, Michel de. La possession de Loudun, éd. Luce Giard, Paris, Gallimard, 2005. Chance, Jane. Gender and Text in the Later Middle Ages, Gainesville, University Press of Florida, 1996. Cutter, Elissa. « Apology in the Form of Autohagiography : Angélique Arnauld’s Defense of Her Reform of Port-Royal », The Catholic Historical Review 105 (2019), p. 275-303. Dauge-Roth, Katherine. Signing the Body: Marks on Skin in Early Modern France, London, Routledge, 2020. Gimaret, Antoinette. « L’autobiographie de Jeanne des Anges (1644) : histoire d’une âme ou réécriture d’une affaire de possession ? », Études Épistémè, 19 (2011), http: / / journals.openedition.org/ episteme/ 626 (accès le 16 déc. 2021). suivre. » Extrait des lettres du 7 avril 1644 et du 9 juin 1644 de Jeanne des Anges à Saint Jure, citées par Ferdinand Cavallera, « L’autobiographie de Jeanne des Anges d’après des documents inédits », Recherches de Science religieuse, 18 (1928), aujourd’hui dans Jeanne des Anges, Autobiographie, Grenoble, Millon, 1990, p. 295 et p. 29. Marie Guthmüller PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0010 212 Gusdorf, Georges. « De l’autobiographie initiatique à l’autobiographie genre littéraire », Revue d’histoire littéraire de la France 75 (1975), p. 957-994. Guthmüller, Marie. « Zwischen humilitas und superbia ? Überlegungen zur ›Autohagiographie‹ im 17. 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PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0011 Narrer la sainteté : La vida de la madre de Teresa de Jesús de Francisco de Ribera I RIS R OEBLING -G RAU (F REIE U NIVERSITÄT B ERLIN ) Francisco de Ribera (1537-1604), jésuite, directeur de l’université de Salamanque était l’un des confesseurs de Thérèse d’Avila 1 . Il est également l’auteur d’une importante biographie de la future sainte. En 1590 il publia à Salamanque La vida de la madre Teresa de Jesús, un ouvrage fouillé dont l’édition actuelle comporte presque 700 pages et qui fut rapidement traduit en français 2 . Mais Ribera ne fut pas le seul à s’intéresser à la religieuse espagnole. À la fin du XVI e siècle, l’évêque Diego de Yepes rédigea lui aussi une narration biographique de la vie de Thérèse de même que Fray Luis de Léon, le premier éditeur de ses écrits 3 . Diego de Yepes intitula son ouvrage Vida y virtudes y milagros de la bienaventurada Virgen de Teresa de Jesus, Madre y Fundadora de la nueva Reformacion de la Orden de los Descalços, y Descalças de la Nuestra Senora del Carmen. Tout au début de cette biographie publiée pour la première fois en 1606 4 , l’auteur se réfère à une scène 1 Carlos Eire, The Life of Saint Teresa of Avila. A Biography, Princeton/ Oxford, Princeton University Press, 2019, p. 55. 2 Francisco de Ribera, La Vida de la madre Teresa de Jesús. Fundadora de las Descalzas y Descalzos Carmelitas, éd. Carmelitas Descalzas et José A. Martínez Puche, Madrid, Edibesa, 2004. La biographie de Ribera figure parmi les hagiographies espagnoles les plus éditées durant la première moitié du XVII e siècle en France. Axelle Guillausseau, « Unanimité ou uniformité ? Les hagiographies espagnoles post-tridentines : des modèles de sainteté aux modèles d’écriture », Mélanges de la Casa de Velazques, 38/ 2 (2008), p. 15-37, p. 6-7. 3 Fidel Fita, « Cuatro biógrafos de Santa Teresa en el siglo XVI. El P. Francisco de Ribera, Fr. Diego de Yepes, Fr. Luis de León y Julián de Ávila », Boletín de la Real Academia de la Historia, 67 (1915), p. 550-561. 4 Fidel Fita mentionne une version antérieure à 1599 qu’il n’a pas réussi à localiser. Fidel Fita, « Cuatro biógrafos de Santa Teresa en el siglo XVI. El P. Francisco de Ribera, Fr. Diego de Yepes, Fr. Luis de León y Julián de Ávila », p. 553. Elisabeth Howe nomme Diego de Yepes « the first to write a full biography of the saint » Iris Roebling-Grau PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0011 214 classique de la Bible. De manière symptomatique, il y fait preuve d’un scepticisme moderne que l’on retrouve aussi chez Ribera. 1 L’esprit de doute Yepes introduit son sujet, après la dédicace au pape, par la réflexion suivante : Lo que en nuestros tiempos, hauemos oydo, y visto (y por hablar con las mesmas palabras del Apostol San Iuan) tocado, y palpado con nuestras manos, de la vida, y Santidad de la Bienauenturada Madre Teresa de Iesus : es lo que escriuo en este libro […] 5 . Le prologue de cette biographie de Thérèse d’Avila fait référence à l’Évangile selon Jean. L’apôtre écrit : Or Thomas, l’un des douze apôtres, appelé Didyme, n’était pas avec eux lorsque Jésus vint. Les autres disciples lui dirent donc : Nous avons vu le Seigneur. Mais il leur dit : Si je ne vois dans ses mains la marque des clous qui les ont percées, et si je ne mets mon doigt dans le trou des clous, et ma main dans la plaie de son côté, je ne la croirai point. Huis jours après, les disciples étant encore dans le même lieu, et Thomas avec eux, Jésus vint, les portes étant fermées, et il se tint au milieu d’eux, et leur dit : La paix soit avec vous. Il dit ensuite à Thomas : Portez ici votre doigt, et considérez mes mains ; approchez aussi votre main et la mettez dans mon côté, et ne soyez plus incrédule, mais fidèle. Thomas répondit, et lui dit : Mon Seigneur et mon Dieu. Jésus lui dit : Vous avez cru, Thomas, parce que vous m’avez vu : heureux ceux qui, sans avoir vu, ont cru. (Jean 20,24-28) 6 L’enseignement de cet épisode paraît bien clair : il ne faut pas douter et vouloir voir ou même toucher, mais croire ; la vraie foi est indépendante des preuves. Glenn Most souligne le fait que Thomas se soumet immédiatement à Jésus, Fils de Dieu. For there can be no doubt that Thomas’s outcry is to be understood as an act of hyperbolic submission to Jesus’ authority, one that follows, reverses, and redeems the act of hyperbolic doubt that Thomas has just committed 7 . (Autobiographical Writing by Early Modern Hispanic Woman, Londres/ New York, Routledge, 2015, p. 99). 5 Je cite l’édition de 1615 : Diego de Yepes, Vida, Virtudes y Milagros de la B. Virgen Teresa de Iesus, madre fundadora de la nueua Reformacion de la Orden de los Descalços y Descalças de N. Señora del Carmen, Madrid, Luis Sanchez, 1615. 6 La Bible, traduit par Louis Isaac Lemaître de Sacy, éd. Philippe Sellier, Paris, Robert Laffont, 1990. Narrer la sainteté : La vida de la madre de Teresa de Jesús PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0011 215 Cet acte de soumission est d’autant mieux mis en relief par le mot utilisé par Jean pour exprimer cette réponse qui ne peut signifier qu’une réaction directe et immédiate : The grammar of the verb used here [ π ρ σθα apokrínesthai, IRG] (“to answer”) is unambiguous: it occurs more than two hundred times in the New Testament, and whenever it introduces a quoted speech B spoken by one person that follows a quoted speech A spoken by someone else, then speech B is a direct and immediate response to speech A; speech B is caused directly by speech A, not by any other event intervening between the two speeches 8 . Cette observation permet, selon Most, une interprétation encore plus pertinente selon laquelle Thomas n’a vraisemblablement pas touché la plaie de Jésus : au contraire, il devient lui-même croyant sans passer par le contact physique. C’est justement cette absence de sensation physique que Jean veut mettre en scène parce que son Évangile s’adresse à un public futur qui n’aura plus la possibilité de dissiper son doute sur la base de preuves tangibles après la mort de Jésus. Toutes les futures générations de lecteurs de ce texte devront comprendre que Thomas n’avait plus besoin de se rassurer parce qu’il avait compris que la vraie foi se produit comme une sensation intérieure indépendante de toute vérification 9 . Au commencement de sa biographie, Yepes semble justement contester cette idée puisque l’auteur espagnol se vante d’avoir, en son temps, entendu et vu, touché et palpé de ses propre mains la sainteté de Thérèse (« en nuestros tiempos, hauemos oydo, y visto [...] tocado, y palpado con nuestras manos »). Mais Yepes ne fut pas le seul à inverser le sens de l’Évangile. On ne peut guère qualifier de hasard le fait que dans l’art visuel qu’est la peinture, un artiste peigne précisément un tableau représentant la même scène. Michelangelo de Merisi da Caravaggio réalisa L’Incrédulité de saint Thomas 10 en 1602. 7 Glenn W. Most, Doubting Thomas, Cambridge/ Londres, Harvard University Press, 2005, p. 52. 8 Ibid., p. 57. 9 Ibid., p. 66. 10 Troy Thomas, Caravaggio and the Creation of Modernity, Londres, Reaktion Books, p. 83. Iris Roebling-Grau PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0011 216 Michelangelo Merisi da Caravaggio: Der ungläubige Thomas, GK I 5438 Stiftung Preußische Schlösser und Gärten, Berlin-Brandenburg / Photo : Hans Bach Cette œuvre nous donne à voir Jésus Christ ressuscité qui montre sa plaie à Thomas, lequel ne se contente pas de la regarder, mais la touche et l’étudie avec attention en introduisant son doigt dans la plaie ouverte. Or, le sens de ce geste n’est pas du tout évident : « But just what is the precise intention of this gesture ? Is he [Jesus, IRG] guiding Thomas’ hand? Is he forcing Thomas’s finger farther in the wound? Is he stopping it from penetrating any farther? We cannot tell 11 ». Quand on essaie de répondre à cette question en se référant au contexte historique, on trouve des interprétations plus ou moins convergentes : « Der Jesuit Silos hat es noch 1673 mit einem hymnischen Epigramm bedacht ; für ihn war die Berührung, die der Maler zu einer ewigen machte, nicht obszön, sondern dulcis […] 12 ». Cette douceur s’accorde bien avec l’idée de la foi confirmée grâce au contact physique avec les plaies du Messie. Troy Thomas note : « His digital penetration was important to Catholic reformers, who used this act as proof 11 Most, Doubting Thomas, p. 163. 12 Sybille Ebert-Schifferer, Caravaggio - sehen, staunen, glauben - der Maler und sein Werk, Munich, Beck, 2009, p. 170. Narrer la sainteté : La vida de la madre de Teresa de Jesús PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0011 217 of Christ’s Resurrection and divinity, thus providing a powerful message of faith in a story about doubt 13 ». Cette foi serait donc comme fortifiée après avoir vaincu le doute grâce à une expérience physique 14 . Mais comment pourrait-on caractériser cette expérience ? Troy Thomas la caractérise comme une rencontre avec le divin qui, bien qu’elle se réalise dans la proximité, serait l’expérience d’un miraculeux lointain et opaque : « Caravaggio’s art makes clear the gulf that separates humanity and divinity 15 ». Le toucher serait donc la base d’une sensation de la distance. Ce mouvement contradictoire, dans lequel le contact physique assure la connaissance du divin lointain, peut être considéré comme particulièrement moderne : une preuve dans le monde physique affirme quelque chose de métaphysique. Cette preuve est utilisée, dans le contexte de la Contre- Réforme, comme un élément d’une modernité sur le point de découvrir les promesses de la science. En même temps, le divin éloigné n’est pas du tout démystifié. En revanche, il s’affirme au début du XVII e siècle grâce à un nouveau scepticisme qui, tout en livrant des preuves, ne pénètre pas le mystère 16 . Thomas met son doigt dans la chair de Jésus et, au lieu d’un savoir rationnel, il y trouve la grandeur de la foi 17 . 13 Thomas, Caravaggio, p. 82. 14 Ferdinando Bologna, L’incredulità del Caravaggio e l‘esperiena delle ‘cose naturale’, Turin, Bollati Boringhieri, 1992, p. 168. Bologna explique que le concept d’une expérience physique serait au centre de l’œuvre du Caravage. L’interprétation d’Erin E. Benay va dans le même sens : il contextualise l’œuvre du Caravage dans la vénération contemporaine du linceul : « Caravaggios iconic representation of the theme makes a viable case for the importance of Thomas’s tactile inquiry as a source of spiritual truth » (« Touching is Believing. Caravaggio’s Doubting Thomas in Counter-Reformatory Rome », dans Lorenzo Pericolo/ David M. Stone (dir.), Caravaggio. Reflections and Refractions, Farnham et al., Ashgate, 2014, p. 59-83, p. 77. 15 Thomas, Caravggio, p. 82. 16 On peut argumenter que le raisonnement de Descartes poursuit le même mouvement. C’est à travers le doute que l’existence de Dieu est prouvée. Voir Alan Musgrave, Alltagswissen, Wissenschaft und Skeptizismus. Eine historische Einführung in die Erkenntnistheorie, Tubingue, J.C.B. Mohr, 1993, p. 198-209. 17 Wolfram Pichler souligne lui aussi que Thomas n’acquiert pas simplement la connaissance vraie de l’objet analysé. En se référant à la manche décousue de Thomas, il décrit comment Le Caravage montre la plaie du corps de Jésus sous la forme de cette toile ouverte. Cette doublure (le mot allemand Zweifel « doute » entretient une relation étymologique avec zwei « deux ») mènerait à une nouvelle forme de voir. Wolfram Pichler, « Die Evidenz und ihr Doppel. Über Spielräume des Sehens bei Caravaggio », dans Vera Beyer, Jutta Voorhoeve, Anselm Haverkamp (dir.), Das Bild ist der König, Repräsentation nach Louis Marin, Munich, Fink, 2006, p. 125-165, p. 155. Iris Roebling-Grau PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0011 218 2 Francisco de Ribera : biographe de Thérèse d’Avila Thérèse d’Avila, née en 1515, est issue d’une famille juive convertie au catholicisme 18 . Or, ce détail biographique n’était pas connu à l’époque 19 . À l’âge de seize ans, elle fut envoyée par son père au couvent des Augustines, parce qu’il craignait que sa fille entretienne des amitiés peu convenables à l’époque avec des garçons. Thérèse s’y rendit à contre-cœur, pourtant à l’âge de vingt ans c’est de son propre gré qu’elle alla au Monasterio de la Encarnación des Carmélites pour y déclarer sa profession de foi. Elle commença à y pratiquer une technique d’oraison particulière qui lui permettait d’avoir des visions et des extases. Conformément aux règles du couvent, elle s’en ouvrit à ses confesseurs qui s’en alarmèrent très vite et exigèrent qu’elle leur décrive sa façon de prier et les effets de cette pratique. Les écrits qu’elle rédigea alors sont aujourd’hui connus sous le nom de Libro de la vida 20 . Thérèse y parle de sa vie, de ce qu’elle appelle ses péchés et ses visions, parmi lesquelles aussi ladite transverbération (la vision de son cœur transpercé par une flèche), et la fondation du cloître San José, le premier monastère des Carmélites déchaussées. À la suite de cette première fondation, Thérèse fonda dix-sept cloîtres de Carmélites déchaussées et elle écrivit de manière régulière. Mais en ce qui concerne le débat autour de sa possible sainteté, il semblerait qu’il ait été suscité par l’odeur suave de son corps un an après sa mort en 1583 21 . Les sœurs à Alba de Tormes auraient perçu cette odeur dans la chapelle où se trouvait son cercueil. Après avoir soulevé le couvercle, on aurait trouvé son corps intact. Cette découverte déclencha une sorte de mouvement. Plusieurs amis et quelques sœurs s’associèrent dans le but de demander la canonisation de la Madre 22 . En 1588, Fray Louis de Léon, théologien à Salamanque, rassembla les écrits les plus importants de Thérèse pour une première publication de ses œuvres complètes. Le Livre de la vie avait déjà circulé avant cette date parmi 18 Frauke Bode, « Teresa de Ávila : El Libro de la vida (1562) [The Life of the Holy Mother Teresa de Jesús] », dans Martina Wagner-Egelhaaf (dir.), Handbook of Autobiography/ Autofiction, Berlin, De Gruyter, 2019, vol. 3, p. 1425-1438, p. 1427. 19 Ce n’était qu’en 1946 que Narciso Alonso Cortés a publié un article sur l’origine juive de la famille de Thérèse : Francisco Alonso Cortés, « Pleito de los Cepeda », Boletín de la Real Academia Española, 25 (1946), p. 85-110. 20 Quant à la genèse du Libro de la vida, cf. Bode, « Teresa de Ávila : El Libro de la vida (1562) », p. 1426. 21 Carole Slade, St. Teresa of Avila. Author of A Heroic Life, Berkeley et al., University of California Press, 1995, p. 127. 22 Howe, Autobiographical Writing, p. 98. Narrer la sainteté : La vida de la madre de Teresa de Jesús PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0011 219 les sœurs carmélites 23 . Il est vrai qu’en 1574 la princesse d’Eboli, Ana de Mendoza, avait dénoncé Thérèse à l’Inquisition. Elle était religieuse dans un des monastères des Carmélites déchaussées où elle avait transgressé plusieurs fois les règles de la vie commune 24 , ce qui entraina l’exclusion de la princesse. Toutefois, sa dénonciation ne porta pas vraiment atteinte à la réputation de la fondatrice des Carmélites déchaussées. Il faut replacer la biographie de Ribera, publiée en 1590, dans ce contexte historique. Le jésuite participa avec son livre aux efforts multiples de canonisation. Or, ces efforts ne sont pas homogènes. En me référant au tableau du Caravage, je vais essayer de situer cette biographie dans le contexte d’un discours philosophico-théologique qui se créa autour des phénomènes surnaturels après la Contre-Réforme. La volumineuse biographie comprend cinq chapitres : les trois premiers sont consacrés au récit de la vie de Thérèse, c’est-à-dire sa naissance, comment elle devint religieuse, les grâces qu’elle obtint de Dieu et comment elle réussit à fonder ses monastères jusqu’à sa mort et l’odeur suave qui émana de son corps. Ensuite, deux longs chapitres développent les vertus de Thérèse et les miracles postérieurs à sa mort grâce à plusieurs reliques. Cela permet à l’auteur de narrer des miracles qui se produisent au moins à quatre niveaux différents : en premier lieu dans le corps de la future sainte après sa mort, puis dans son caractère merveilleusement vertueux, ensuite dans ses actions (notamment la fondation des monastères) et finalement dans sa vie spirituelle et dans ses visions. À travers tout ce spectre, la biographie de Thérèse excède l’autobiographie puisqu’elle comprend aussi la période suivant la première fondation et surtout la période postérieure à la mort de la future sainte. Les deux textes présentent cependant une similarité importante. Ils sont tous les deux écrits à la première personne. Or, bien qu’il dise ‘je’ comme Thérèse, Ribera n’écrit pas sur sa propre vie, mais sur la vie d’autrui. La première personne lui permet de présenter son récit comme un témoignage. Voici la manière dont Ribera raconte comment les sœurs et les prêtres découvrirent et présentèrent, après sa mort, le corps de Thérèse à l’odeur miraculeuse : Porque un cuerpo que nunca jamás se abrió, ni le echaron bálsamo, ni la menor cosa del mundo, estar, a cabo de tres años y tres meses, tan entero que no le faltase nada, y con un olor tan admirable, ¿quién podía dejar de entender ser obra de la mano derecha de Dios, y sobre toda virtud natural ? 23 Ibid., p. 98. 24 Joseph Pérez, Teresa de Avila y la España de su tiempo, Madrid et al., Algaba, 2007, p. 100. Iris Roebling-Grau PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0011 220 […] De todo esto fui yo testigo, y la vi despacio desde la reja, y después la besé los pies, aunque muy deprisa, porque aún siendo de noche y cerrando las puertas de la iglesia, no nos dejaban los de fuera 25 . Explicitement Ribera assume le rôle du témoin (« testigo 26 ») à qui il fut permis d’être un témoin oculaire et d’avoir un contact physique (« después la besé los pies »). Ayant en tête le tableau du Caravage, il ne paraît pas exagéré de constater que ce baiser furtif des pieds semble remplir la même fonction que le contact physique réclamé par Thomas : une preuve acquise grâce aux sens - dans ce cas l’odorat 27 . Discrètement ce baiser nous parle de l’odeur agréable du corps qui semble rétif à la putréfaction. Mais cette narration de la propre expérience de l’auteur comme témoin va plus loin lorsque Ribera énonce que son jugement personnel est étayé par une confirmation médicale : un médecin entre en concurrence avec le théologien. Pour découvrir si l’odeur de la main de Thérèse est vraiment le résultat d’une intervention divine, on invente une sorte de contre-épreuve. Ayant pu constater que des choses odorantes perdaient leur odeur quand on les posait près de la sainte main, la curiosité des personnes présentes s’est éveillée : Diole al médico deseo de hacer también él prueba de esto, y sacó unos guantes que traía de ámbar, muy olorosos, y metiendo la mano santa en ellos, quedaron del todo sin olor 28 . Aussi bref qu’il soit, ce protocole expérimental apporte quelque chose d’important au récit : il sert en effet à établir un savoir. Contrairement à la foi ou à une simple conviction, le savoir est considéré comme justifié 29 . Il est plus qu’une perception individuelle des choses. Et cette justification a été acquise à l’aide d’une expérience. Au XVII e siècle Francis Bacon élabora pour la première fois une philosophie de l’expérience, basée sur le scepticisme qui refuse d’accepter des convictions déjà établies. Pourtant, cette philosophie chercha aussi à dépasser la simple preuve sensorielle. L’argument est double : même si les sens servent à établir un scepticisme moderne, c’est le scepticisme moderne qui met en cause la simple fiabilité des sens. 25 Ribera, La Vida de la madre Teresa de Jesús, p. 638-640. 26 Cf. ibid., p. 352. 27 En plus la scène fait penser à l’Évangile de Luc 9,38 : « Et se tenant derrière lui à ses pieds, elle commença à les arroser de ses larmes, et elle les essuyait avec ses cheveux ; elle les baisait et y répandait ce parfum. » 28 Ibid., p. 658. 29 Dans la Tradition du scepticisme le savoir est une conviction qui se révèle comme justifiée et vraie : « Echtes Wissen ist gerechtfertigter wahrer Glaube » (Musgrave, Alltagswissen, Wissenschaft und Skeptizismus, p. 3). Narrer la sainteté : La vida de la madre de Teresa de Jesús PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0011 221 Qui n’a pas déjà observé que la simple vue est trompeuse ? Pourquoi le toucher ne serait-il pas non plus trompeur ? Pour éviter ce piège, Bacon se réfère à l’expérimentation censée corriger les erreurs sensorielles possibles pour fortifier la base du doute. La simple expérience sensorielle est donc corrigée par l’expérimentation méthodique : For the subtlety of experiments is far greater than that of the sense itself, even when assisted by exquisite instruments - such experiments, I mean, as are skillfully and artificially devised for the express purpose of determining the point in question 30 . Ribera paraît user de la même argumentation dans sa description de la preuve scientifique apportée par un médecin. Pour pouvoir exposer non seulement le résultat de l’expérience, mais aussi tout son contexte, Ribera se porte garant comme témoin de tout ce qu’il décrit à la première personne. Le mode autobiographique oblige aussi Ribera à se caractériser lui-même de manière indirecte et cet autoportrait apporte des éléments importants à la biographie de Thérèse. En tant qu’auteur-observateur, le jésuite régit les écrits de la future sainte sur laquelle il écrit. Le Libro de la vida ainsi que le rapport sur les fondations constituent des sources importantes pour son hagiographie. Maintes fois Ribera introduit des notes en bas de page 31 afin d’inviter ses lecteurs à consulter les sources et à entreprendre la lecture de ses œuvres. Sa narration se veut explicitement transparente. Avec une assiduité quasi philologique, il ordonne son matériel, le systématise et le soumet à une typologie. Cela devient visible, entre autres, quand il parle des différents niveaux des extases de Thérèse. Sur sept pages, il présente dans le quatrième livre un recueil de citations de Thérèse et explique les différences entre « sueño », « unión de todas las potencias », « suspencion », « arrobamiento » et « unión » 32 . En présentant son matériel de cette manière, Ribera ne parle pas uniquement des événements spirituels relatifs à Thérèse, il présente aussi son expertise philologique qui souligne la crédibilité de son rapport. Son effort va même jusqu’à citer du matériel inédit, ce qui en accroît l’authenticité : « Un papel he hallado de uno de los confesores de la Madre Teresa de Jesús, aunque no he podido hasta ahora averiguar cuyo sea 33 ». Même s’il est pratiquement impossible de savoir si Ribera parle ici secrètement de lui-même en tant que 30 Francis Bacon, The New Organon and Related Writings, New York, The Liberal Arts Press, 1960, p. 22. 31 Ribera, La Vida de la madre Teresa de Jesús, par exemple p. 54, p. 75-76, p. 150. 32 Ibid., p. 442-448. 33 Il n’est pas clair si Ribera parle ici de lui-même à la troisième personne ou s’il parle d’un des autres confesseurs de Thérèse. Ibid., p. 478. Iris Roebling-Grau PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0011 222 confesseur, il est évident qu’il cherche à communiquer qu’il maîtrise son sujet dont il connaît parfaitement le contexte. Cet habitus de chercheur implique une esthétique spéciale. Ribera en appelle à sa propre histoire « fiel y verdadera, aunque mal escrita 34 ». Les deux affirmations semblent se compléter l’une l’autre, comme si le manque d’ornement rhétorique en garantissait la véracité. Ribera renonce à toute élégance au nom d’une pureté véridique. La mise en scène du scepticisme demande en outre d’appréhender de manière offensive toute sorte de doute et de poser ouvertement les questions que les détracteurs pourraient se poser. Ribera écrit : No faltarán algunos que me digan, que ¿por dónde han de creer ellos lo que en este capítulo está dicho, pues no se puede saber sino de personas particulares, a quien, con la afición que tenían a la Madre, se pudo todo esto antojar ? Y a éstos respondo que no crean más de lo que ellos quisieren, pues yo ni quiero ni puedo forzarles a más ; pero si quieren considerar desapasionadamente las razones que hay para creerlo, vendránse por ventura a desengañar. Y para esto lean lo que al mismo propósito dije al fin del libro tercero 35 . Ce témoin personnel paraît d’autant plus convaincant qu’il s’abstient de tout effort visible pour convaincre. Au lieu de tirer parti du privilège de sa propre connaissance, il fait place à une argumentation rationnelle. En dehors de toute contrainte, il souhaite que ses lecteurs se laissent convaincre librement sur la base d’un raisonnement supérieur. Ce n’est pas par la voie des passions, mais par la voie des arguments qu’il s’agit de convaincre le public : « considerar desapasionadamente las razones que hay para creerlo ». Le passage mentionné à la fin du troisième livre (« lo que al mismo propósito dije al final del libro tercero ») prépare cette argumentation. Ribera donne un exemple concret de ce qu’il entend par « razones » en citant tout d’abord saint Grégoire, auteur du VI e siècle, qui avait lui aussi déjà expliqué comment Dieu est à l’œuvre dans les saints. Ensuite, la référence à d’autres autorités historiques sert d’argument : Y porque nunca acabaríamos, si todo se hubiese de decir, esto sólo diré, que para los que tienen claro juicio y saben que es verdad aquello de Aristóteles, que es de hombres que saben poco pedir en todas las cosas una misma certeza, creo que lo dicho sobra, y para los que no tienen esto, no bastará nada 36 . 34 Ibid., p. 684. 35 Ibid., p. 652. 36 Ibid., p. 405. Narrer la sainteté : La vida de la madre de Teresa de Jesús PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0011 223 La phrase « aquello de Aristóteles » est indiquée en bas de la page sous « 2 Mota cap. 3 » 37 . Comme la référence n’est pas résolue, il est difficile de reconnaître l’œuvre à laquelle Ribera se réfère ici. L’on comprend cependant que le jésuite semble s’intéresser à l’idée d’une seule cause (« en todas las cosas una misma certeza ») comme elle est expliquée par exemple dans la Metaphysique 38 . De plus, la référence à la tradition philosophique antique complète la fonction d’illustration d’une vérité hors du contexte chrétien. Des références à des auteurs païens servent d’argument en ce qu’ils expriment des idées quasi préchrétiennes. Une autre référence à Homère sert de preuve pour une intervention divine dans la vie des hommes avant la naissance de Jésus : En fin, tan entendida estuvo siempre entre los hombres esta comunicación que Dios tiene con sus amigos, que Homero, a los grandes y señalados hombres, les suele muy ordinario dar algún dios que les acompañe y les hable, como a Ulises y a Telémaco da a Minerva, y la misma da a Tideo, padre de Diomedes, y al mismo Diomedes ; y los mismo hizo Virgilio, Homero latino, en su Eneida 39 . Dans cette citation l’épopée grecque devient le document qui prouve l’intervention du Dieu chrétien dans le monde - comme si l’entrée en action d’Athènes dans les combats d’Achille et d’Ulysse pouvaient expliquer comment le Dieu chrétien accorde sa grâce à Thérèse. Ponctuellement cette argumentation scientifique paraît entrer en conflit avec l’acte personnel du témoignage. Pour souligner sa crédibilité, Ribera s’abstient explicitement de parler de ses propres expériences avec Thérèse. C’est justement en se présentant comme celui qui accompagne la vie de la sainte que Ribera s’éloigne du récit autobiographique afin de paraître plus crédible : Bien tengo yo que contar de mí, fuera de lo que arriba dije, porque me ha hecho Nuestro Señor muchas mercedes, por la intercesión de esta santa; pero cállolas, porque, aunque a mí me parecen cosas milagrosas, puede ser 37 De même, dans l’édition de 1602 se trouve la note : « 2. Mota c. 3. ». Francisco de Ribera, La vida de la madre Teresa de Iesus, fundadora de las Descalças y Descalços Carmelitas, Madrid, Imprenta real, 1602, p. 263. 38 Aristote était de plus en plus lu en Espagne grâce aux traductions de Juan Ginés de Sepúlveda qui a également traduit la Métaphysique. Paulo Vélez León, « Humanismo y traducción en el Renacimiento », Disputatio, 8/ 11 (2019), p. 549-598, p. 572-574. Cf. pour l’idée du moteur immobile, Aristote, Metaphysik, livres I(A)- VI(E), trad. par Hermann Bonitz, éd. par Horst Seidl, Hambourg, Meiner, 1989, p. 163 (1010a). 39 Francisco de Ribera, La Vida de la madre Teresa de Jesús, p. 56-57. Iris Roebling-Grau PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0011 224 no parezcan así a todos, y piensen que quiero multiplicar milagros sin causa 40 . Ribera s’abstient de raconter les miracles accomplis pour lui par Thérèse afin de consolider sa crédibilité et de devancer l’objection évidente qui discréditerait son témoignage : l’objection selon laquelle il ne se fierait qu’à son jugement et à son expérience personnelle. Le témoignage se révèle ici dans toute son ambiguïté : il est revendiqué par l’auteur pour exprimer un scepticisme moderne exigeant la preuve objective acquise à travers les sens, mais ce même acte peut être aussi mis en doute à cause de sa subjectivité susceptible de troubler une vue objective. Ribera ne peut pas résoudre ce dilemme, il ne peut qu’affronter pas à pas les différentes objections possibles. Une autre objection, à laquelle le jésuite paraît faire face, concerne l’acte de l’écriture elle-même. Le travail d’auteur semble empêcher le religieux de s’engager dans le monde. Il souligne assidûment que son activité d’écrire fait partie d’une imitation de grands prédécesseurs devenus saints. Ceux-ci se seraient également consacrés à l’hagiographie malgré d’autres occupations importantes : El escribir las vidas de los santos que gozan de Dios en el cielo, fue siempre un trabajo de tanto entretenimiento y gusto para los santos que vivían en la tierra, que muy de buena gana se emplearon en él, no sólo los que estaban más desocupados, sino aún aquellos también que teniendo gravísimas ocupaciones […] 41 . S’en suit une longue liste de noms d’auteurs canonisés qui ont écrit des œuvres hagiographiques. Ribera semble vouloir s’inscrire dans cette ligne et justifie ainsi son travail. Cependant, cette auto-perception est révélatrice. La sainteté qu’il se confère indirectement semble être le complément de la sainteté de Thérèse qu’il étudie de manière scientifique. Le jésuite se montre proche de l’activité divine qu’il observe. Par conséquent, sa biographie de Thérèse est de manière sous-jacente un éloge de lui-même puisqu’en parvenant à présenter son objet d’étude comme saint, il s’attribue ce même privilège. L’effort de promouvoir les activités autour d’un procès de béatification rejaillissent sur sa propre personne. Sa biographie ne fait pas seulement preuve d’une science de la sainteté, c’est aussi une science sainte qui s’implante au début du XVII e siècle chez les jésuites. On pourrait peut-être aller jusqu’à dire, dans la mesure où le témoinbiographe se présente à travers son œuvre biographique comme futur saint 40 Ibid., p. 682. 41 Ribera, La Vida de la madre Teresa de Jesús, p. 45. Narrer la sainteté : La vida de la madre de Teresa de Jesús PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0011 225 lui-même, que son hagiographie prend les allures d’une auto-hagiographie. Le terme paraît troublant à différents niveaux, puisqu’il a été employé, non pas pour classifier les hagiographies, mais pour décrire les autobiographies de femmes comme Thérèse qui, après leur mort, ont acquis une vénération générale. 3 Écrire Dieu Le terme d’autohagiographie a été esquissé de manière influente par Kate Greenspan : « women’s autohagiography shares with traditional hagiography the desire to represent the subject’s life as more exemplary than real 42 ». Cela peut s’appliquer au Libro de la vida dans lequel Thérèse décrit le succès peu probable de sa première fondation ainsi que la manière dont Dieu l’a guidée durant toute sa vie en lui accordant différentes grâces. Son autobiographie serait donc marquée par une sorte d’éloge d’elle-même basée sur la narration de l’amour divin dont elle jouit. Les contemporains de Thérèse détectèrent, eux aussi, cet écueil. Sans utiliser le terme d’autohagiographie, Carole Slade décrit comment l’Inquisition à Cordoba accusait Thérèse d’hérésie parce qu’elle se serait attribué le don de prophétie : « Yet in mentioning prophecy, which from those not already designated as saintly the Inquisition defined as a form of blasphemy, it accused Teresa of heresy 43 ». Les efforts d’autostylisation comme sainte privilégiée dans l’amour divin ont une dynamique paradoxale : d’une part cette mise en scène semble valoriser le sujet jusqu’à le surélever ; d’autre part, le sujet paraît se vider lui-même de son essence en tant qu’individu puisqu’il se présente entièrement relié à Dieu. La fortune, les succès et toutes les défaites sont interprétés comme découlant d’une détermination divine. Quant à la paternité littéraire de Thérèse, Elisabeth Howe analyse très bien ce paradoxe : Santa Teresa’s suggestion that God authors her life as much as she does undercuts for some its autobiographical claim as it did for those who ascribed the work to divine inspiration. If God is the author, then Teresa effectively removes herself (…) from what purports to be her autobiography 44 . 42 Kate Greenspan, « The Autohagiographical Tradition in Medieval Women’s Devotional Writing », a/ b : Auto/ Biography, 6, 2 (1991), p. 157-168. 43 Slade, St. Teresa of Avila, p. 21. 44 Howe, Autobiographical Writing, p. 110. Iris Roebling-Grau PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0011 226 Les deux versions de l’autohagiographie ne peuvent guère être réconciliées. Il semble aussi convaincant de souligner l’aspect de l’hubris que celui de l’humilité, de l’autoanéantissement. En prenant en compte ce paradoxe de l’autohagiographie, il semble opportun de revenir encore une fois aux deux textes qui nous intéressent ici. Ribera définit clairement le but de son effort en tant qu’hagiographe. Il veut faire ce que d’autres hagiographes ont déjà fait avant lui : entendían y juzgaban que contar las maravillas de las vidas de los santos, no era sino dar a entender a los hombres cuán grande, y cuán poderosa sea la fuerza de la gracia de Jesucristo 45 . Le jésuite écrit donc à propos d’un seul objet qui est Dieu et la grâce divine. Il le fait en décrivant la vie de Thérèse dans laquelle Dieu s’est manifesté de manière visible. Esquisser la vie d’une sainte revient donc à copier une espèce d’écriture divine. C’est pourquoi je voudrais proposer le terme de théographie pour décrire cette hagiographie. Hans-Werner Goetz emploie ce même terme pour éclairer un aspect de l’historiographie au Moyen Âge : Das 12. Jahrhundert kannte demnach durchaus eine, wenngleich sehr zeitgemäße ‚Geschichtstheorie‘. Historia war im Eigenverständnis des hohen Mittelalters also keine Wissenschaftsdisziplin, sondern ein Wissenschaftsprinzip, keine Wissenschaft, sondern eine Methode oder besser noch eine Betrachtungsweise der Theologie: Als Exegese der Fakten - und Theologie war im Mittelalter ganz wesentlich Exegese - war sie historische Theologie. Geschichtsschreibung wurde dadurch, zumindest in der Theorie, gewissermaßen zur ‚Theographie‘, zur (historiographischen) Schrift über Gott und sein Wirken 46 . Même si le terme de théographie ne fait pas partie des concepts en vigueur dans la critique littéraire, il semble peut-être adéquat de l’emprunter et de l’appliquer à d’autres disciplines. Écrire la vie d’une sainte semble être une forme de cette historiographie qui ne cherche pas à documenter des faits séculiers, mais qui les interprète du point de vue d’une origine divine. En même temps théographie semble être également un terme approprié pour décrire le Livre de la vie de Thérèse. Quand elle écrit sur elle-même, elle cherche, elle aussi, à comprendre comment Dieu agit dans le monde, ce qui dans ce cas précis, la ramène à sa vie personnelle. La scène de rencontre entre l’individu humain et le divin est l’âme de la religieuse. Une métaphore 45 Ribera, La Vida de la madre Teresa de Jesús, p. 46. 46 Hans-Werner Goetz, Geschichtsschreibung und Geschichtsbewusstsein im hohen Mittelalter, Berlin, Akademie Verlag, 2009, S. 106. Narrer la sainteté : La vida de la madre de Teresa de Jesús PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0011 227 centrale dans les écrits de Thérèse fait explicitement allusion à l’idée de l’écriture. La mystique raconte comment elle imagine son âme comme étant imprimée par Jésus à travers des visions et des voix 47 . Dans le récit qu’elle fait de sa vie, Thérèse transcrit donc, pour ainsi dire, ce que Dieu avait déjà écrit dans son âme. Elle raconte comment Jésus l’a guidée, l’a enseignée et l’a sauvée. Son autobiographie parle du divin qu’elle éprouve et qu’elle vénère. À plusieurs reprises, son texte se meut en une louange de Dieu adressée aux lecteurs. Sea bendito por todo y sírvase de mí, por quien Su Majestad es, que bien sabe mi Señor que no pretendo otra cosa en esto [dans son écrit, IRG], sino que sea alabado y engrandecido un poquito de ver que en un muladar tan sucio y de mal olor hiciese huerto de tan suaves flores. (Vida 10,9) Narrer la vie de ce « muladar tan sucio » revient à décrire l’action divine. On peut donc constater que Thérèse parle d’elle-même en présentant sa théographie et Ribera poursuit quant à lui la même cause en parlant à titre de témoin de la vie de Thérèse. Le fait que les deux auteurs s’attribuent indirectement une sainteté discutable d’un point de vue moral séculaire n’est pas, quoiqu’il en soit, au centre de l’intérêt de cette écriture. 4 Conclusion Ribera recueille différents miracles dans sa biographie de Thérèse d’Avila : des miracles liés au corps après la mort de la future sainte, mais aussi des miracles liés à son comportement et à sa vie active et contemplative. Son texte cherche visiblement à consolider la réputation de la future sainte. Par rapport à ses événements, Ribera endosse le rôle de témoin oculaire et auriculaire, tout en adoptant une attitude quasi sceptique en tant que scientifique et philologue. Comme dans le tableau du Caravage, son écrit fait preuve d’un esprit de doute qui, au lieu de remettre en question le pouvoir divin, finit par l’affermir grâce à des méthodes expérimentales. Mais l’expérience a besoin de l’expérimentateur. Ribera ne s’abstient pas de parler de lui-même. Son hagiographie est présentée à la première personne. Cela fait courir le danger d’un certain subjectivisme qui pourrait contredire l’objectivité visée. Sans pouvoir résoudre la double contrainte du témoin, le texte de Ribera expose plutôt cette ambiguïté. En exposant des éléments autobiographiques, le jésuite se présente luimême comme hagiographe dans la tradition d’autres auteurs saints. Son 47 Teresa de Jesús, Libro de la vida, éd. Dámaso Chicharro, Madrid, Cátedra, 2011, par exemple en 22,14 et 27,5. Je cite la numération par paragraphes. Iris Roebling-Grau PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0011 228 hagiographie se convertit-elle en autohagiographie ? Pour éviter ce terme qui prête à une structure paradoxale entre humilité et hubris, je propose d’emprunter celui de théographie. L’autobiographie de Thérèse peut être interprétée comme théographie autobiographique et l’hagiographie de Ribera comme une théographie biographique qui traite de la vie de Thérèse. Ce terme de théographie permettrait de décrire de manière plus appropriée l’intention de ces textes religieux qui, au début de l’ère moderne, commencent à narrer la sainteté à travers une subjectivité naissante sans être pour autant nécessairement narcissiques ou mondains. Dans le tableau du Caravage, Thomas Troy avait détecté dans le geste où Thomas introduit son doigt dans la plaie une mise en scène de l’abîme entre la sphère humaine et la sphère divine : « the gulf that separates humanity and divinity 48 ». La proximité physique n’arrive pas à s’approprier de manière illégitime et maladroite ce qui transgresse l’humain. Au contraire, l’expérience physique est mise dans ce cas-là au service d’une admiration qui affirme la distance par rapport à ce qui n’est pas humain. Le baiser du pied de la sainte dont parle Ribera produit également cet effet. Dès que les sens perçoivent l’odeur suave, le corps est déjà retranché dans le domaine divin dont la théographie n’est plus qu’une trace. 5 Bibliographie 5.1 Sources Aristote. Metaphysik, livres I(A)-VI(E), trad. par Hermann Bonitz, éd. par Horst Seidl, Hambourg, Meiner, 1989. Bacon, Francis. The New Organon and Related Writings, New York, The Liberal Arts Press, 1960. La Bible, traduit par Louis Isaac Lemaître de Sacy, éd. Philippe Sellier, Paris, Robert Laffont, 1990. Ribera, Francisco de. La vida de la madre Teresa de Iesus, fundadora de las Descalças y Descalços Carmelitas, Madrid, Imprenta real, 1602. Ribera, Francisco de. La Vida de la madre Teresa de Jesús. Fundadora de las Descalzas y Descalzos Carmelitas, éd. Carmelitas Descalzas et José A. Martínez Puche, Madrid, Edibesa, 2004. Teresa de Jesús. Libro de la vida, éd. Dámaso Chicharro, Madrid, Cátedra, 2011. Yepes, Diego de. Vida, Virtudes y Milagros de la B. Virgen Teresa de Iesus, madre fundadora de la nueua Reformacion de la Orden de los Descalços y Descalças de N. Señora del Carmen, Madrid, Luis Sanchez, 1616. 48 Thomas, Caravaggio, p. 82. Narrer la sainteté : La vida de la madre de Teresa de Jesús PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0011 229 5.2 Études Benay, Erin. « Touching is Believing. Caravaggio’s Doubting Thomas in Counter- Reformatory Rome », dans Caravaggio. Reflections and Refractions, éd. par Lorenzo Pericolo / David M. Stone, Farnham et al.,Ashgate, 2014, p. 59-83. Bode, Frauke. « Teresa de Ávila: El Libro de la vida (1562) [The Life of the Holy Mother Teresa de Jesús] », dans Martina Wagner-Egelhaaf (dir.), Handbook of Autobiography/ Autofiction, Berlin, De Gruyter, 2019, vol. 3, p. 1425-1438. Bologna, Ferdinando. L’incredulità del Caravaggio e l’esperiena delle ‘cose naturale’, Turin, Bollati Boringhieri, 1992. Cortés, Francisco Alonso. « Pleito de los Cepeda », Boletín de la Real Academia Española, 25 (1946), p. 85-110. 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PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0012 Le Nécrologe de Port-Royal — « Faire connoître la toute-puissance et la grandeur de Dieu, l’infirmité et la bassesse de l’homme » P HILIPP S TENZIG (U NIVERSITÉ DE D ÜSSELDORF ) Le rapport entre « Port-Royal et la sainteté » a été, ces dernières années, un champ de recherche intensément cultivé, et c’est d’ailleurs le titre d’un numéro des Chroniques de Port-Royal auquel ont contribué, entre autres, Éric Suire et Pascale Thouvenin 1 . De plus, le sujet a été traité récemment dans le recueil La Mémoire à Port-Royal, de la célébration eucharistique au témoignage 2 . Mais, même si l’essentiel est dit, il peut toujours être permis de joindre aux résultats de ces recherches quelques modestes réflexions. 1 La doctrine janséniste sur la sainteté — l’image d’une religieuse parfaite et d’une imparfaite Le point de départ en sera ce que disent les théologiens dits jansénistes sur la sainteté, c’est-à-dire, qu’elle vient de Dieu : Dieu seul est saint. Pour l’homme, la sainteté est un don qu’il reçoit sans l’avoir mérité. La prière des enfants des Petites-Écoles de Port-Royal, qui se trouve dans le Règlement pour les enfants, à la fin des Constitutions de Port-Royal parues en 1665, est bien connue : « Mon Dieu, soyez plus fort pour nous sauver que nous ne sommes pour nous perdre 3 ». Or, si Dieu sauve, c’est en partageant la charité qui est son essence, c’est donc en sauvant qu’il sanctifie. Bien sûr, le janséniste ne nie pas le libre arbitre, il ne se croit pas sauvé « malgré lui », mais il 1 Olivier Andurand, Philippe Luez et Éric Suire (dir.), Port-Royal et la sainteté, Chroniques de Port-Royal, 69 (2019). 2 Laurence Plazenet (dir.), La Mémoire à Port-Royal, de la célébration eucharistique au témoignage, Paris, Classiques Garnier, 2016. 3 Agnès Arnauld, Les Constitutions du monastère de Port-Royal du Saint Sacrement, Mons, G. Migeot, 1665, p. 469. Philipp Stenzig PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0012 232 se croit prévenu sur la voie du salut par la grâce d’un Dieu plus fort que lui, il est beaucoup plus témoin qu’auteur du bien qui s’opère en lui. La prière des enfants des Petites-Écoles est l’expression de la doctrine des deux attraits, c’est-à-dire de la doctrine qui énonce que, dans l’état de la nature déchue, la volonté de l’homme est alternativement dominée par deux attraits prévenants qui sont la charité (ou bien la grâce) et la cupidité. Le principe de mouvement de son vouloir, c’est toujours l’un des deux, la grâce ou la cupidité, qui se livrent, dans son cœur, une bataille sans trêve 4 . Dans le contexte du débat théologique du XVII e siècle, ce point de vue relève assurément de la « solution antithétique » de la question du rapport entre nature et grâce, ainsi que de la conception « rigoriste » du mérite, selon laquelle les mérites du saint sont uniquement des dons de Dieu, deux positions évoquées par Éric Suire dans La sainteté française 5 . Sur le fond de cette doctrine des deux attraits, la sainteté n’est pas en premier lieu un ensemble de qualités extraordinaires qui s’ajoutent, pour ainsi dire, à l’état de grâce ; c’est plutôt la manifestation de celui-ci dans la mesure où elle tend vers sa perfection. Ainsi, la sainteté se présente comme le fruit d’une conversion, dont le principe et la fin sont Dieu. Ainsi René Tavenaux écrit : Le XVII e siècle est souvent qualifié de « siècle des saints » : à cette appellation sans doute serait-il préférable de substituer celle de « siècle des convertis », car aux yeux des hommes de ce temps, le véritable signe de chrétienté était moins la continuité dans la vertu - parfois simple reflet d’une morale philosophique - que l’irruption dans l’âme d’une grâce personnelle, c’est-à-dire la conversion 6 . C’est une doctrine qui dans les écrits de Port-Royal est certainement moins omniprésente que ne le prétendent ses opposants, mais dans la mesure où elle fait effectivement partie des caractères distinctifs qui 4 Cf. par exemple Jean Duvergier de Hauranne (abbé de Saint-Cyran), Considérations sur les dimanches et les festes des mysteres, et sur les festes de la Vierge et des saints, manuscrit Paris, Bibliothèque Sainte-Geneviève, 2822, p. 33 ; et dans l’édition parue chez la veuve Charles Savreux, Paris, 1670, p. 72, cité par Denis Donetzkoff, « Saint-Cyran et la sainteté : soyez parfaits, comme votre Père qui est au Ciel est parfait », Chroniques de Port-Royal, 69 (2019), p. 39-58, ici p. 45. 5 Éric Suire, La sainteté française de la Réforme catholique (XVI e -XVIII e siècles) d’après les textes hagiographiques et les procès de canonisation, Pessac, PUB, 2001, p. 84-86 pour le rapport entre nature et grâce, et p. 88-89 pour la conception augustinienne du mérite (« lorsque le Seigneur récompense les saints, il couronne en eux ses propres dons »). 6 René Tavenaux, « Les voies de la sanctification chez les premiers jansénistes », dans Histoire et sainteté, Angers, PUA, 1982, p. 95-108, ici p. 102. Le Nécrologe de Port-Royal PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0012 233 distinguent la littérature qualifiée de « janséniste » du contre-projet plus au moins moliniste de son époque, elle mérite qu’on s’y attarde. Cette doctrine est, en effet, assez manifeste dans l’œuvre de la mère Agnès et de sa collaboratrice, la sœur Euphémie, Jacqueline Pascal, qui, d’ailleurs, est probablement l’auteur de la prière citée ci-dessus, puisque l’on lui attribue le Règlement pour les enfants des Petits-Écoles, qui se trouve à la fin des Constitutions de Port-Royal 7 . Voyons l’idéal de sainteté que la mère Agnès propose à ses novices dans L’image d’une religieuse parfaite et d’une imparfaite 8 , parue en la même année que les Constitutions de Port-Royal. La genèse plus au moins simultanée de ces deux ouvrages a été étudié par Guy Basset, qui observe que Racine et Nicole qualifient les Constitutions et L’image d’une religieuse parfaite d’oùvrages collectifs relevant au fond de la responsabilité de toute la communauté de Port-Royal, dans la mesure où ils ne sont qu’un reflet de la doctrine qui y règne depuis la réforme du monastère. Ainsi, Racine explique que « la Religieuse parfaite a été recueillie par la sœur Euphémie sous la mère Agnès, lorsque celle-ci était maîtresse des novices 9 », alors que Nicole précise à propos de la seconde partie, le Traité des Occupations intérieures : « C’est un ouvrage de Port-Royal, il contient la conduite que l’on gardait dans ce monastère à l’égard des novices. Ceux qui sont le plus informés des choses savent que ce traité a été recueilli des discours de la mère Agnès par la sœur Euphémie Pascal, et qu’il a été ensuite revu et augmenté par la mère Agnès elle-même 10 ». La sœur Euphémie Pascal est entrée à Port Royal en 1652, et elle est morte en 1661, c’est donc entre ces deux dates qu’il faut situer la rédaction du livre 11 . L’attribution à la mère Agnès est, d’ailleurs, confirmée par le Nécrologe de Port-Royal, dont il sera question dans la 7 Guy Basset, « Du parfait et de l’imparfait : qu’est-ce qu’une religieuse ? », Chroniques de Port-Royal, 43 (1994), p. 81-96, ici p. 84. 8 Agnès Arnauld, L’image d’une religieuse parfaite et d’une imparfaite avec les Occupations intérieures pour toute la journée, Paris, C. Savreux, 1665. Pour l’attribution à la mère Agnès, cf. Basset, « Du parfait et de l’imparfait », p. 81-96. Cf. aussi les Mémoires d’Utrecht (Mémoires pour servir à l’histoire de Port-Royal, éd. Jean-Louis Barbeau de la Bruyère, Utrecht, aux dépens de la Compagnie, 1742, t. 3, p. 248 ; cité par Basset, « Du parfait », p. 82). 9 Jean Racine, Abrégé de l’Histoire de Port-Royal, éd. Augustin Gazier, Paris, Lecène / Oudin, 1908, p. 197 : « Diverses particularités concernant Port-Royal recueillies par mon père [i. e. Jean Racine] de ses conversations avec M. Nicole » ; cité par Basset, « Du parfait », p. 84. 10 Pierre Nicole, Les imaginaires et les visionnaires, traité de la foi humaine, jugement équitable tiré des œuvres de saint Augustin, Cologne, P. Marteau, 1683, p. 362, cité par Basset, « Du parfait », p. 84. 11 Ibid. Philipp Stenzig PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0012 234 deuxième partie de cet article ; ce texte explique dans la notice qu’il lui consacre qu’« elle était elle-même l’image de cette parfaite religieuse dont elle a tracé le portrait admirable dans le livre qu’elle a écrit sous ce titre 12 ». La préface de La religieuse parfaite déclare que le livre ne s’adresse pas aux seules religieuses, mais à tout chrétien et que la « religieuse parfaite » est un synonyme de « l’âme parfaite ». Dans l’« Avis au lecteur », l’auteur ajoute : [Ce] traitté qui contient la double image d’une religieuse parfaite et d’une imparfaite [...] ne fait dans l’une que représenter les mouvemens naturels de l’amour de Dieu, et dans l’autre les mouvemens naturels de l’amour propre, apprenant ainsi à chacun à reconnoistre ce que la charité l’obligeroit de faire si elle estoit aussi grande en luy qu’elle devroit estre 13 . Ainsi, le cœur de la religieuse parfaite est mû par l’amour de Dieu, la charité est son principe de mouvement, au sens aristotélicien du terme. Conformément à Mt 5,48, nous lisons : « Dieu nous ordonne d’estre saints parce qu’il est saint 14 ». Dieu ne peut l’ordonner que parce qu’il communique la sainteté qui lui est propre. Quant à elle, la bonne religieuse ne possède rien d’elle-même. La mère Agnès explique : Bien qu’elle ressente que Dieu luy a fait beaucoup de grâces, elle les regarde comme des dettes qu’elle a contractées, et dont elle doit s’acquitter, et non comme des richesses qui puissent luy estre attribuées, puisqu’elles sont à Dieu, et non à elle, qui n’y a rien que par sa miséricorde 15 . [Dans les contrariétés, quand ses forces diminuent, elle considère que Dieu] couvre sa bonne volonté et sa force par la foiblesse et l’impuissance qu’elle sent, pour luy faire connoistre ce qu’elle est dans sa force même quand il la laisse à elle mesme, et afin qu’elle sçache mieux que ce qu’elle a esté venoit de Dieu, et non pas d’elle 16 . L’abbesse organise son traité en fonction des principales vertus de sa « religieuse parfaite ». Sur l’humilité, elle dit : C’est [sur la] connoissance de soy-mesme, et sur cette impuissance dans laquelle on est de pouvoir faire le moindre bien et éviter le moindre mal 12 Nécrologe de l’abbaie de Nôtre-Dame de Port-Roial des Champs, Ordre de Cîteaux, Institut du Saint-Sacrement, éd. Angélique de Saint-Jean Arnauld d’Andilly et Antoine Rivet de La Grange OSB, Amsterdam, Potgieter, 1723, p. 85 ; cité par Basset, « Du parfait », p. 82. 13 Arnauld, L’image d’une religieuse parfaite, p. VIII. 14 Ibid., p. VI, selon Mt 5,48 : « Soyez donc parfaits comme votre Père céleste est parfait ». 15 Ibid., p. 78-79. 16 Ibid., p. 81. Le Nécrologe de Port-Royal PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0012 235 sans le secours de Dieu, que la vraye religieuse établit une humilité inébranlable 17 . Quant à l’amour de la pauvreté (spirituelle), la bonne religieuse doit « supporter avec patience l’interruption et la privation des grâces de Dieu, quand il plaist à Dieu de luy faire éprouver qu’elle ne les mérite pas 18 ». En ce qui concerne ces grâces, elle sait qu’elle ne les possède [...] comme un bien qui luy appartienne, mais comme un pur don de Dieu, dont elle reconnoist qu’elle est infiniment indigne, et que le moindre degré de grâce n’est que trop pour elle, sans y pouvoir rien prétendre, que ce qu’il plaist à Dieu de luy en communiquer par sa seule bonté 19 . Quant à la chasteté, la religieuse parfaite ne craint pas seulement ce qui est hors d’elle qui la pourroit attirer au mal, mais elle redoute encore plus la loy du péché qui règne en elle mesme, ce qui fait qu’elle crie avec le saint apostre : « Hélas, misérable que je suis, qui me délivrera de ce corps de mort » ! Et sçachant que la grâce de Jésus- Christ le peut faire, elle l’invoque sans cesse à son secours 20 . Ce qui suit concerne toujours la religieuse parfaite, non l’imparfaite : Cette âme qui voit qu’elle se souille toujours en voulant se purifier ne trouve point d’autre remède à ses maux, que d’attendre la mort avec plus de désir que de crainte, la regardant comme la fin de ses péchéz, et le commencement d’une vie dans laquelle Dieu régnera sur elle. Et bien que l’appréhension de ses jugements luy donne de la frayeur, elle aime mieux tomber entre ses mains que de demeurer plus longtemps dans le danger où elle est dans ce monde 21 . La bonne religieuse doit donc être faible pour que Dieu puisse se montrer fort en elle 22 . Le point de départ de la théologie de la mère Agnès dans toutes ces observations se résume ainsi : 17 Ibid., p. 94. 18 Ibid., p. 101-102. 19 Ibid., p. 103. 20 Ibid., p. 119. 21 Ibid., p. 32. 22 La bonne religieuse est conduite par une grâce toute-puissante, mais en soi, elle est faible (ibid., p. 4). « Elle n’est par elle mesme qu’une terre déserte, qui ne peut rien produire qu’à mesure que Dieu la bénit, la cultive, et l’arrose de ses grâces » ; « elle s’égareroit, si la lumière de Dieu venoit à luy manquer pour la conduire dans la voye droite » (p. 16). L’âme sainte est surtout une âme pénitente : « Elle voit [...] qu’elle se laisse aller à plusieurs infidélités contre la grâce qu’elle a receue par dessus les autres, ce qui fait qu’elle s’estime plus coupable qu’eux, sachant que Philipp Stenzig PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0012 236 L’esprit de l’homme est tombé depuis le péché dans une mobilité et instabilité si grande, que si Dieu ne l’arreste par sa grâce, il ne peut demeurer ferme dans le bien, encore qu’il le connoisse, et qu’il ait le désir de l’embrasser 23 . Elle termine son œuvre avec la prière suivante : Les grâces, mon Dieu, que vous faites aux chrestiens, et particulièrement aux âmes religieuses, sont si excellentes, qu’il ne leur manque rien pour devenir un peuple parfait qui vous serve en sainteté et en justice tous les jours de sa vie. Mais vous enfermez ce thrésor en des vaisseaux de terre qui n’ont aucune force pour résister aux attaques de leur ennemy, sinon à mesure que vous les défendez par une grâce nouvelle qu’ils vous doivent toujours demander 24 . 2 Cette doctrine théologique devrait se manifester dans une hagiographie particulière Les enseignements de la mère Agnès sont parfaitement conformes avec la doctrine des théologiens de son parti. Ainsi, Pierre Nicole précise dans ses Réflexions morales : Le terme d’élus marque la préférence éternelle que Dieu a faite d’eux à ceux qu’il n’a pas élus ; la qualité de saints marque leur séparation actuelle de la corruption du monde, et celle de bien-aimés marque l’amour que Dieu leur porte, qui est la source des dons qu’il leur fait. Car l’amour de Dieu est toujours joint à ses dons. Dieu aime les hommes dans l’état où il les met par sa grâce, et non dans leur état naturel 25 . Or, si la sainteté est un don particulier de Dieu, il convient que le saint lui rende, en échange, un hommage particulier : Dieu demandera davantage à ceux à qui il aura plus donné. Elle se tient donc dans le tremblement devant Dieu, craignant avec Iob, que s’il l’interroge en luy faisant rendre compte en son jugement, elle ne luy puisse répondre un pour mille » (p. 24- 25 ; cf. p. 28-29). 23 Ibid., p. 133. 24 Ibid., p. 183 ; voici la suite : [...] « Que si une âme qui vous cherche en vérité a besoin à toute heure que vostre grâce la soutienne, de peur qu’estant debout elle ne vienne à tomber, combien plus une âme imparfaite, qui manque si souvent à la fidélité qu’elle vous doit, aura-t-elle besoin de vostre miséricorde, afin que ce peu de lumière qui luy reste ne s’éteigne pas, et que les ténèbres ne la puissent surprendre » (p. 184). 25 Pierre Nicole, Continuation des essais de morale, t. 9 (= Réflexions morales sur les Épîtres et Évangiles, t. 1), Paris, G. Desprez, 1723, p. 431. Nicole y commente Col 3,12. Le Nécrologe de Port-Royal PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0012 237 Le nouvel homme est créé selon Dieu dans la justice (Eph. 4, 24), parce qu’il rend à Dieu ce qui est dû à Dieu [...] il rend au souverain être l’hommage et l’amour qu’il lui doit. Comme il tient tout de lui, il lui rapporte tout 26 . L’essence de l’hommage consiste à nommer les faits pour lesquels on est obligé de rendre hommage. Le saint, s’il reconnaît les grâces reçues, rend à Dieu les louanges qui lui sont dues, c’est-à-dire qu’il s’acquitte d’un devoir. Cette obligation fait partie du « devoir de mémoire » dont parle Pascale Thouvenin dans son étude Une mémoire en quête d’histoire 27 . D’un point de vue augustinien, le peuple des élus est tenu à l’auto-hagiographie, pour ne pas être ingrat : la pietas l’oblige à rendre témoignage des secours reçus, à faire la part entre la misère du vieil homme et la miséricorde « qui opère en lui le vouloir et le faire » (Ph 2,13). Ce devoir relève de la leiturgía au sens propre du mot, dans la mesure où il correspond à l’une des quatre fins que l’on attribue traditionnellement à la liturgie, c’est-à-dire « offrir à Dieu de dignes actions de grâce pour les bienfaits reçus 28 ». L’hagiographie est née (entre autres) de la liturgie, parmi ses premières formes d’expression, il faut compter les leçons aux matines, dans le sanctoral de l’office, et les courtes notices du martyrologe. Témoigner des grâces reçues et de la conversion qu’elles ont opérée, c’est d’ailleurs ce que fait saint Augustin dans ses Confessions. D’une certaine manière, ce texte doit être considéré comme le modèle de l’auto-hagiographie de Port-Royal 29 . Simon Icard explique à ce propos : « À Port-Royal, on a une vive conscience que l’existence individuelle et communautaire est une histoire sainte [...]. À la manière de saint Augustin, il s’agit de relire sa vie et celle de la communauté comme une histoire de la grâce 30 ». 26 Nicole, Continuation des essais de morale, t. 13 (= Réflexions morales, t. 5), p. 156- 158. 27 Pascale Thouvenin, « Une mémoire en quête d’histoire. L’idée de “devoir de mémoire” chez les religieuses de Port-Royal », dans Laurence Plazenet (dir.), La mémoire à Port-Royal. De la célébration eucharistique au témoignage, Paris, Classiques Garnier, 2016, p. 199-239. 28 Ici, il faut se souvenir du fait que la vertu particulaire de la « religio » relève de la vertu cardinale de la « iustitia ». 29 Cf. Simon Icard, « Port-Royal ou la vie in memoriam », dans Plazenet (dir.), La Mémoire à Port-Royal, p. 11-20, ici p. 18 ; Laurence Plazenet, « Un continent inconnu. Les vies intéressantes et édifiantes des religieuses de Port-Royal (1750- 1752) », dans La mémoire à Port-Royal, p. 125-197, ici p. p. 145 ; Pascale Thouvenin, « Mémoires et vies des saints à Port-Royal : une écriture de la sainteté », Chroniques de Port-Royal, 69 (2019), p. 77-92, ici p. 84-85. 30 Icard, « Port-Royal et la vie in memoriam », p. 18. Philipp Stenzig PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0012 238 3 Présence de cette doctrine dans les écrits auto-hagiographiques de Port-Royal - le Nécrologe de Port-Royal On peut, évidemment, se demander si, et comment cette doctrine s’est manifestée dans les écrits auto-hagiographiques de Port-Royal. Y a-t-il des « vies de saints jansénistes 31 » qui correspondent à ces théories ? D’un côté, il ne faut pas s’attendre à une hagiographie qui insiste trop sur la misère ou les défauts du saint ou de la sainte en question 32 . D’un autre côté, le volet « grâce efficace par elle-même » est bien présent dans l’hagiographie port-royaliste, et il y est explicitement nommé. Voyons d’abord le premier aspect. Il ne faut pas s’attendre à une hagiographie qui insiste trop sur les défauts du saint : cela est évident, parce que tout aveu trop confidentiel de cette nature aurait compromis la cause de Port-Royal. Or, l’hagiographie port-royaliste relève indubitablement d’un caractère apologétique 33 . En rendant témoignage de la vie angélique des 31 Éric Suire (« L’hagiographie janséniste. Théorie et réalités », Histoire, économie et société, 19.2 (2000), p. 185-200) s’est penché sur la production littéraire du courant dit ‘figuriste’, à partir de 1730 environ, il s’agit principalement des ‘Vies’ du diacre Pâris, de Pavillon, de Soanen et d’Antoine Arnauld ; en ce qui concerne « le prototype du saint janséniste [qui] devrait être le pécheur converti, ayant entamé un long chemin de repentance, sans cesse inquiet de tomber, toujours soutenu à bout de bras par la grâce », il n’y en a pas trouvé de trace (p. 192). Tout au contraire, son analyse l’a amené à conclure que « la réalité de l’hagiographie janséniste est décevante. Cette littérature de combat [...] ne met en scène que des héros infaillibles, finalement assez proches des champions du catholicisme tridentin vantés par le camp adversaire » (p. 185). 32 Ainsi, Pascale Thouvenin trouve les Mémoires de Nicolas Fontaine imprégnés non « d’un rigorisme glacial » mais de « la joie qui domine les manifestations les plus significatives de la vie chrétienne comme le quotidien de la vie des Solitaires », les saints de Port-Royal sont surtout des saint heureux » (« Mémoires et vies des saints à Port-Royal », p. 87-88). 33 C’est pourquoi, quant à ses formes d’expression, l’auto-hagiographie de Port-Royal se présente sous les aspects les plus traditionnels - tout ce qu’il faut est là, et même en abondance : les dépositions des témoins qui avaient, de son vivant, connu le, ou plutôt la protagoniste respective ; les récits de miracles, attestés par des médecins assermentés, de préférence accompagnées d’un avis favorable de l’autorité ecclésiastique compétente ; les pièces extraites de la correspondance de la défunte, voire son journal... Il y a bien un argument apologétique dans l’accoutrement de ces recueils : il s’agit de documenter la parfaite catholicité de Port-Royal. Par conséquence, aucune extravagance n’y est admise, tout est - on dirait presque : ostensiblement - conforme aux normes ecclésiastiques et aux usages communs de l’époque post-tridentine. Le Nécrologe de Port-Royal PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0012 239 sœurs, les « Amis de la Vérité » plaident, évidemment, tout d’abord leur propre cause. Quant au deuxième aspect, il convient de le rechercher dans le fonds des écrits « auto-hagiographiques » de Port-Royal qui remontent à des notices compilées à partir de 1652 par la mère Angélique de Saint-Jean Arnauld d’Andilly, la future abbesse, à la demande de son neveu, Antoine Le Maistre 34 . Après la mort de ce dernier, la mère Agnès prit la relève « ordonna[nt] que toutes les sœurs écrivissent chacune à part ce qu’elles auraient pu savoir de particulier, afin que cela servît de mémoires 35 ». À cette entreprise de « mise en mémoire » de l’abbaye de Port-Royal sont puisées, outre le Nécrologe de Port-Royal, dont il sera question dans la suite, les Relations sur la vie de la révérende mère Angélique de Sainte-Magdelaine Arnauld, imprimées en 1737 36 ; les trois tomes des « Mémoires d’Utrecht », c’est-à-dire des Mémoires pour servir à l’histoire de Port-Royal, et à la vie de la révérende mère Marie Angélique de Sainte-Magdeleine Arnauld, réformatrice de ce monastère, publiés par Jean-Louis Barbeau de la Bruyère à Utrecht en 1742 37 , pour faire suite aux Mémoires de Nicolas Fontaine, parus en 1736 38 ; et les quatre tomes des Vies intéressantes et édifiantes des religieuses de Port-Royal, complétés et publiés par Pierre Le Clerc entre 1750 et 1752 39 . Jean 34 Jean Lesaulnier, « Port-Royal au jour le jour ? Les Journaux de l’abbaye : une éphéméride devant l’histoire », dans Plazenet (dir.), La Mémoire à Port-Royal, p. 85-124, ici p. 87-88. 35 Mémoires pour servir à l’histoire de Port-Royal, Utrecht, s. n. 1742, t. 1, p. 5 ; cité par Thouvenin, « Une mémoire en quête d’histoire », p. 212. 36 Angélique de Saint-Jean Arnauld d’Andilly, Relations sur la vie de la révérende mère Angélique de Sainte-Magdelaine Arnauld, s. l., 1737. 37 Mémoires pour servir à l’histoire de Port-Royal, et à la vie de la révérende mère Marie Angélique de Sainte-Magdeleine Arnauld, réformatrice de ce monastère, éd. Jean Louis Barbeau de la Bruyère, trois tomes, Utrecht, aux dépens de la Compagnie, 1742. Il ne faut pas confondre ce recueil avec les Mémoires de Nicolas Fontaine, éditées par Barbeau de la Bruyère en 1736. Dans ses Mémoires, Fontaine avait parlé surtout des solitaires et des relations extérieures de Port-Royal. Le recueil publié en 1742 en constitue la suite, il comprend les « vies » des religieuses, écrites par euxmêmes, et collectées par la mère Angélique de Saint-Jean. 38 Nicolas Fontaine, Mémoires pour servir à l’histoire de Port-Royal, éd. Jean Louis Barbeau de la Bruyère, trois tomes, Utrecht, aux dépens de la Compagnie, 1736. 39 Vies intéressantes et édifiantes des religieuses de Port-Royal, éd. Pierre Le Clerc, quatre tomes, s. l., 1751. Le Clerc (né à Buchy, en 1706, et mort à Amsterdam, en 1781) était sous-diacre de l’église de Rouen (C. A. Schipper, La bibliothèque de Pierre Le Clerc, thèse, Radbout Universiteit Nijmegen, 2017). Le recueil contient des vies écrites par les mères Angélique de Saint-Jean Arnauld et Marie de l’Incarnation, la plus longue pièce est l’autobiographie d’Angélique de Saint-Alexis d’Hécaucourt de Charmont. Philipp Stenzig PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0012 240 Lesaulnier a retracé la genèse de ce fonds de sources dans son étude « Aux sources de l’historiographie port-royaliste - tradition orale et récits symbolique », où il consacre quelques pages au Nécrologe de Port-Royal. Cette écriture hagio-historiographique de Port-Royal a été le sujet de nombreuses études. Alors que Laurence Plazenet s’est penchée sur les Vies intéressantes 40 , Pascale Thouvenin a travaillé sur les Mémoires de Fontaine et les « Mémoires d’Utrecht » qui en constituent la suite 41 . Selon elle, « ces récits consignent une partie de l’histoire du Salut, lorsqu’ils narrent l’histoire de la grâce à l’œuvre dans les individus et les collectivités 42 ». Ainsi, l’autobiographie, dont Antoine Le Maistre voulut que la mère Angélique l’écrivît, eût été le « Livre de la Providence de Dieu » (mais enfin, la mère Angélique ne l’acheva pas) 43 . Puisqu’il s’agit de narrer l’action de Dieu sur le cœur, cette hagiographie port-royaliste n’est pas une énumération d’actes héroïques, mais une introspection 44 . Qui plus est, l’auteur, tout en faisant l’inventaire des effets de la grâce sur le cœur de celui dont il relate la vie, évoque en même temps les effets que ceux-ci produisent sur le sien : il verbalise sa propre réaction 40 Plazenet, « Un continent inconnu », passim. 41 Pascale Thouvenin, « Port-Royal, laboratoire de Mémoires », Chroniques de Port- Royal, 48 (1999), p. 15-55 ; Nicolas Fontaine, Mémoires ou Histoire des solitaires de Port-Royal, éd. Pascale Thouvenin, Paris, Champion, 2001 ; Pascale Thouvenin, « Les Mémoires de Port-Royal : un rayonnement contrasté, de l’âge classique au XX e siècle », Littératures classiques, 76.3 (2011), p. 109-122 ; ead., « Une mémoire en quête d’histoire » ; ead., « Mémoires et vies des saints à Port-Royal ». 42 Thouvenin, « Une mémoire en quête d’histoire », p. 205 (dans la suite, elle précise : « Certes, les existences et les entreprises humaines sont conduites par Dieu, mais le récit contemporain où rétrospectif qui en est fait permet de rendre visible ce qui est caché, de révéler ce qui est mû dans le secret ») ; cf. aussi p. 206 : « L’écriture de ces Vies impose, pour qu’elles puissent être « édifiantes », que soient rendus visibles le dessein providentiel et le mystère de la grâce qui les a animées ». 43 Thouvenin, « Une mémoire en quête d’histoire », p. 207 ; cf. p. 211. Voir aussi ead. « Mémoires et vies des saints à Port-Royal », p. 84 : « L’abbaye a collecté les signes d’une théologie du Salut en actes dans les témoignages de vies contemporaines. [...] Antoine Le Maistre [a organisé] systématiquement l’écriture de récits personnels par les moniales afin de livrer un témoignage au plus près de la vérité des événements et des personnes » ; alors que Nicolas Fontaine a voulu tracer, dans ses Mémoires, « “le règne de la Providence de Dieu” qui agit autant dans l’histoire collective que dans les destinées individuelles ». 44 Pascale Thouvenin dit à propos des Mémoires de Fontaine : « La prévalence de la vie intérieure sur la vie dans le monde impose la restriction extrême de la relation des événements concrets de la vie personnelle » (Thouvenin, « Mémoires et vies des saints à Port-Royal », p. 85). Le Nécrologe de Port-Royal PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0012 241 affective face aux faits qu’il relate, conditionnant ainsi les effets que son récit doit, à son tour, produire dans le cœur du lecteur - témoigner des effets de la grâce, c’est se prêter à l’œuvre de sa transmission. Ainsi, il faut s’exclamer avec Fontaine : « Mon Dieu, quelles étranges métamorphoses fait votre grâce dans vos serviteurs, et avec quelle secrète force les change-t-elle en nouveaux hommes ! 45 ». Voyons comment les choses se présentent au Nécrologe de l’abbaie de Nôtre-Dame de Port-Roial des Champs, Ordre de Cîteaux, Institut du Saint- Sacrement, paru prétendument chez Potgieter à Amsterdam en 1723. C’est la pièce la plus « liturgique » dans l’ensemble auto-hagiographique de Port- Royal. Son éditeur est le bénédictin Antoine Rivet de La Grange (1683- 1749), transféré de Saint-Cyprien de Poitiers aux Blancs-Manteaux à Paris, en 1717, pour y collaborer à l’historiographie de son ordre. Il était appelant, et suite à la publication du Nécrologe (dont l’anonymat était apparemment très relatif) ses supérieurs le reléguèrent à l’abbaye Saint-Vincent du Mans, où il devait rédiger sa monumentale Histoire littéraire de la France, continuée après sa mort par ses confrères Dom Colomb, Dom Poncet, Dom Clément et Dom Taillandier 46 . À en croire son éditeur, le Nécrologe n’est qu’une collection de notices biographiques jadis existantes au monastère de Port-Royal 47 . Un tiers en a pour objet des personnages ayant vécu du XIII e au XVI e siècle, notamment les fondateurs et premiers bienfaiteurs de l’abbaye cistercienne, un autre tiers les religieuses du XVII e siècle, et le troisième les solitaires qui s’étaient joints à l’abbaye après sa réforme, ainsi que ceux qui l’avaient soutenue dans ces derniers temps. Les notices qui concernent des personnages récents sont naturellement beaucoup plus circonstanciées que celles qui traitent des personnages du Moyen Âge. La plupart en avaient été collectées et rédigées, à partir de 1652 environ, par Angélique de Saint-Jean Arnauld, dans le 45 Fontaine, Mémoires, p. 778, cité par Thouvenin, « Mémoires et vies des saints à Port-Royal », p. 85. 46 Bruno Neveu, « L’Histoire littéraire de la France et l’érudition bénédictine au siècle des lumières », Journal des savants, 2 (1979), p. 73-113, ici p. 78-79. 47 Nécrologe de Port-Royal, p. IV-V : « Ceux donc qui en avoient été les témoins oculaires, et le plus souvent les religieuses mêmes de la maison entreprirent de les écrire à mesure que ces grands serviteurs de Dieu sortoient de cette vie mortelle, pour passer à l’éternité ; et elles ont exécuté ce dessein avec tant de succès, que l’ouvrage est devenu aussi utile au public que glorieux à Port-Roial et à l’Église entière. Comme leur principal, pour ne pas dire, leur unique but étoit de s’édifier elles-mêmes et d’édifier leurs sœurs, à qui l’on en faisoit la lecture en chapitre au jour de l’anniversaire de chacun des illustres morts, elles se sont presque toujours bornées à n’y rapporter que les faits propres à nourrir leur piété, et à les instruire de leurs devoirs ». Philipp Stenzig PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0012 242 cadre de l’entreprise de « mise en mémoire » susnommée, initiée par son cousin, Antoine Le Maistre 48 . C’est elle qui qualifie les religieuses ayant vécu au XVII e siècle de « ma sœur ». Le genre littéraire du necrologium ne relève, originellement, pas du genre hagiographique proprement dit. Un « nécrologe » ou « obituaire » existait depuis le Moyen Âge dans tous les établissements monastiques, c’était plutôt une liste des morts - des propres défunts de la communauté, de leurs parents et de certains bienfaiteurs - pour lesquels il fallait prier le jour de l’anniversaire de leur décès, ce qui suppose, en principe, que ces morts pouvaient encore avoir besoin de ces prières, étant peut-être au purgatoire. De jour en jour, on en lisait des extraits lors de la pretiosa, c’est-à-dire de l’office du chapitre, à l’issue de prime, dans la salle capitulaire - mais cette place quasiment liturgique rapprochait le nécrologe justement du martyrologe qui recense les saints dont l’Église fait, de jour en jour, la mémoire. Alors que le martyrologe se présente comme l’inventaire des saints de toute l’Église en général, le nécrologe inventorie d’une manière analogique les figures emblématiques, les maiores, dont se souvient une communauté spécifique, il est le support matériel d’un souvenir collectif empreint de vénération et de gratitude. Dans le cas concret du Nécrologe de Port-Royal, ce caractère se voit encore accentué - son éditeur qualifie les notices biographiques qu’il a réunies très explicitement d’« éloges », et il veut qu’elles servent d’exemple pour l’édification des fidèles et de témoignage pour les bienfaits que Dieu a prodigué à son Église et à la nation française à travers « son » abbaye de Port-Royal. Ainsi, le Nécrologe fait indubitablement partie de l’auto-hagiographie de Port-Royal. Jean Lesaulnier écrit à ce propos : « L’éloge d’un défunt ne vise pas tant, dans cette perspective, à concentrer l’attention du vivant sur la célébration des qualités humaines que sur la louange de Dieu 49 ». Sur ce plan, le Nécrologe de Port-Royal est peut-être le monument le plus emblématique de l’auto-hagiographie de Port-Royal, parce qu’il il vise directement un contexte liturgique - témoigner des bienfaits reçus, c’est une sorte d’action de grâces. Le Dictionnaire des livres jansénistes du jésuite Colonia qualifie le Nécrologe ainsi : « Cet ouvrage est le Calendrier du parti. On y rapporte à chaque jour la mort et l’histoire de quelqu’un des prétendus grands hommes, grands saints, ou grandes saintes, qui ont plus figuré dans la petite église 50 ». 48 Jean Lesaulnier, « Aux sources de l’historiographie port-royaliste », Chroniques de Port-Royal, 46 (1997), p. 75-105, ici p. 75 et 84. 49 Lesaulnier, « Aux sources de l’historiographie port-royaliste », p. 83. 50 Dominique de Colonia, Dictionnaire des livres jansénistes ou qui favorisent le jansénisme, Anvers, Verdussen, 1755, t. 3, p. 150. Colonia y dit aussi « L’auteur est Le Nécrologe de Port-Royal PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0012 243 Dans la préface du Nécrologe, nous lisons : Dans les épitaphes comme dans les éloges des personnes sont par-tout représentées telles qu’elles étoient, et l’on s’y attache également à faire connoître la toute-puissance et la grandeur de Dieu, l’infirmité et la bassesse de l’homme 51 . Dans la suite, l’éditeur énumère les personnes qui figurent dans le Nécrologe : d’abord les abbesses 52 et les religieuses de Port-Royal, certes, mais aussi les bienfaiteurs, et les solitaires, dont maints courtisans « que les charmes et la force de la Grâce désabusent de la vanité et des pompes du siècle 53 ». Les « charmes de la Grâce » font songer au Poème de la Grâce de Louis Racine qui résume la doctrine de la grâce efficace par elle-même ainsi : « Grâce qui pour charmer a de si doux attraits, que notre liberté n’y résiste jamais 54 » (on peut, d’ailleurs, y voir une allusion à Molière, Le malade imaginaire, scène 9, second intermède : « L’amour a, pour nous prendre, de si doux attraits, que, de soi, sans attendre, on voudrait se rendre à ses premiers traits »). Ensuite, en citant les Confessions de saint Augustin (de la traduction de Robert Arnauld d’Andilly) l’éditeur s’adresse directele p. Toussaint Desmares, Oratorien, né à Viré en Basse Normandie, l’an 1599, et mort en 1687 » ; mais cette information est évidemment fausse. 51 Nécrologe de Port-Royal, p. V. 52 Quant à la mère Angélique, l’éditeur se montre réticent - il aurait été dangereux pour la cause de Port-Royal (et pour celle de son abbesse) d’insister trop sur le fait que la mère Angélique avait été faite abbesse par son père, quand elle n’avait ni l’âge canonique ni les marques d’une véritable vocation pour l’état monastique. Par conséquence, la « misère » (qui contraste avec la grâce de Dieu) n’est pas énoncée par rapport à ses débuts personnels, mais plutôt par rapport à la situation du monastère en général, sur le plan spirituel et matériel (ibid., p. XXI-XXII). Cette misère contraste avec l’agir de Dieu : « Le tems étant venu, auquel Dieu avoit résolu de se préparer un sanctuaire, pour y mettre comme en dépôt le trésor de ses grâces [...], il choisit Port-Roial, et inspira à la nouvelle abbesse la généreuse résolution de se réformer. Sa situation convenoit aux desseins de miséricorde que Dieu avoit sur la France. L’abbaie n’étoit qu’a peu de distance de la capitale du roiaume, où elle fut ensuite transferée, et se trouva depuis à la porte de Versailles, qui devint le séjour de la cour. D’ailleurs, rien n’étoit plus capable de faire observer le doit de sa toute-puissance, que de commencer l’exécution de ce grand dessein par le ministère d’une jeune fille » (p. XXII). Cette stratégie s’inscrit dans la ligne générale du livre qui est d’insister sur la misère de l’homme en général, la misère intérieure pour ainsi dire, mais de plutôt taire les méfaits concrets, surtout s’ils concernent les abbesses. 53 Ibid., p. VI-VII. 54 Louis Racine, La Grâce, Paris, s. n., 1723, p. 21, chant 2, v. 105-106. Philipp Stenzig PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0012 244 ment à Dieu - dans son Nécrologe, il voit les « effets merveilleux de votre grâce certifiez par tant de témoins 55 ». Dans les notices individuelles abondent les motifs de la conversion, de la pénitence, et surtout celui de la grâce triomphante sur la nature déchue. Voici des tournures typiques : - le changement que la Grâce avoit fait en elle [plusieurs fois] - cela n’empêchoit pas que cette grâce victorieuse ne dominât toujours 56 - l’ouvrage de sa grâce 57 - elle se demandoit à elle-même ce qu’elle avoit fait à Dieu pour avoir mérité une telle grâce dont elle n’a cessé de le louer jusqu’à la fin de sa vie 58 - Dieu alluma une étincelle de sa charité dans son âme, lorsqu’elle étoit encore tout de glace pour lui 59 - ce fut la grâce de Jésus-Christ qui se servit de cet instrument pour s’assujettir cet esprit superbe 60 - la grâce qui le devoit délivrer de l’amour du monde [plusieurs fois] - la grâce l’avoit si parfaitement changé 61 - Dieu lui fit la grâce de se reconnoître et de retourner à lui dans un entier détachement du monde 62 - il avoit tant de mépris de soi-même, qu’il se regardoit toujours indigne des grâces et des miséricordes de Dieu 63 - la Grâce l’avoit toute transformée en une autre personne, de sorte qu’elle n’avoit presque plus rien de ses humeurs et de ses inclinations naturelles. Elle ne vivoit donc plus de sa vie propre, mais cependant Dieu permettoit, pour mettre son trésor en sûreté, que cette vie de Grâce demeurât cachée sous des foiblesses qui l’humilioient, et la portoient à avoir beaucoup de mépris de soi-même 64 - il fut touché d’une grâce puissante 65 - il fut puissamment touché de Dieu 66 - ayant été puissamment touché de Dieu 67 55 Nécrologe de Port-Royal, p. IX, cite S. Augustin, Confessions, VIII.6, éd. Robert Arnauld d’Andilly, Paris, P. Le Petit, 1649, p. 286. 56 Nécrologe de Port-Royal, p. 2. 57 Ibid., p. 20. 58 Ibid., p. 39. 59 Ibid., p. 115. 60 Ibid., p. 129. 61 Ibid., p. 176-177. 62 Ibid., p. 182. 63 Ibid., p. 142. 64 Ibid., p. 192. 65 Ibid., p. 200. 66 Ibid., p. 229. Le Nécrologe de Port-Royal PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0012 245 - la Grâce le pressant de marcher 68 - Dieu le toucha dans la suite par les traits de sa grâce 69 - il fut devenu un nouvel homme, par le changement que la Grâce avoit fait dans son cœur 70 - prévenue d’une grâce puissante qui lui avoit inspirée du dégoût pour le monde et du mépris pour la grandeur de sa naissance 71 - la Grâce n’a jamais été plus puissante en lui, que lorsqu’il a été plus foible et plus abbattu 72 - prévenu d’une grâce puissante 73 - prévenue d’une grâce particulière de Dieu 74 - etc. Sans la grâce, l’homme ne peut rien faire - le Nécrologe dit : [Elle] éprouva en elle-même [...] un effet terrible de la foiblesse humaine, lors qu’elle n’est pas soutenue du secours de Dieu. [...] Alors Dieu l’abandonnant aux désirs de son cœur, permit qu’elle trouvât des personnes qui la conseillèrent, comme elle souhaittoit, et qui la mirent dans une fausse assurance. [...] Il sembloit que Dieu, qui la vouloit sauver, comme il y a sujet de croire, s’opposât à ses désirs et à ses desseins 75 . À propos d’une religieuse qui avait signé le fameux Formulaire, le Nécrologe constate : « Dieu l’aiant abandonné à sa foiblesse 76 ». 67 Ibid., p. 245. 68 Ibid., p. 249. 69 Ibid., p. 356. 70 Ibid., p. 390. 71 Ibid., p. 406. 72 Ibid., p. 451. 73 Ibid., p. 458. 74 Ibid., p. 470. 75 Ibid., p. 78-79. 76 « Néanmoins Dieu l’aiant abandonné à sa foiblesse, elle signe deux fois dans une maison des Annonciades Célestes, où on l’avoit réléguée » (ibid., p. 264). [...] « Dieu cependant par se bonté, voulant rallumer un feu qui s’étoit éteint en elle, comme il l’avoit permis, afin de lui faire connoître que les grandes ardeurs qu’elle avoit témoignées auparavant étoient un effet de la Grâce, et non pas de sa propre vertu, il lui ouvrit les yeux dès le lendemain qu’elle fut arrivée ici, pendant qu’elle assistoit à la Messe, et lui fit voir combien elle étoit déchue de son premier état. Cette vue la toucha si vivement, qu’elle se résolut d’en faire pénitence tout le reste de sa vie » (p. 265). Cf. aussi à propos d’une autre signataire du Formulaire : « Dieu avoit permis qu’elle éprouvât ce que peut la foiblesse humaine, mais il lui fit ensuite connoître que l’on peut tout par la force de sa grâce. Éclairée et affermie par ce puissant secours, elle répara généreusement ce qui la foiblesse et la tentation lui avoient fait faire contre sa conscience » (p. 408). Philipp Stenzig PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0012 246 Les saints de Port-Royal sont des convertis et des pénitents (comme d’ailleurs, saint Ignace de Loyola), même après leur conversion, ils restent faibles et fragiles 77 , ils sont transformés par la grâce 78 , toutefois, rien n’est jamais acquis, tant que dure leur exil terrestre, c’est pourquoi ils demandent que Dieu les fasse mourir pour les empêcher de pécher davantage 79 . Voyons, pour terminer, ce que dit le Nécrologe à propos de trois personnages emblématiques de Port-Royal : Angélique de Saint-Jean Arnauld d’Andilly (abbesse) : Elle crut que Dieu lui avoit pardonné toutes les fautes que sa Grâce l’avoit empêchée de commettre, et elle fut aussi humble que si elle les eût commises » [...] Elle ne mettoit point de bornes à ses obligations, parce qu’elle n’en mettoit point à la miséricorde de Dieu. Comme elle étoit persuadée que le moindre bien lui étoit impossible sans la Grâce, elle croioit au contraire que tout lui seroit facile avec son secours. Elle trouvait un vrai orgueil à se croire capable même de peu, parce que cette confiance est humaine, et une fausse humilité à se croire incapable d’une plus grande perfection, parce que cette défiance est injurieuse à Jésus-Christ 80 . Anne-Geneviève de Bourbon-Condé, duchesse de Longueville : [Le monde] ravit à Dieu pour un tems [l’âme] de cette princesse. Elle en a toujours attribué la première cause à un sentiment d’orgueil, qui lui inspira la présomtion de croire et de dire en une occasion, que sa vertu n’avoit rien à craindre, qu’elle se soutenoit par elle-même. Dieu qui n’a qu’à retirer sa main qui nous soutient, pour nous convaincre de notre foiblesse par nos chûtes, ne fit que la laisser à elle-même, et elle commença bient-tôt à entrer dans les égaremens de toutes les voies du siècle. Comme sa qualité l’exposoit à de plus grandes tentations, elle se trouva même engagée dans le malheur d’une guerre civile [c’est une allusion à la Fronde, 1648-1653], qui entraîne après elle une suite de maux infinis, dont on se trouve chargé devant Dieu, quand il ouvre les yeux pour voir le compte qu’on lui doit rendre. Ce fut ce qui lui arriva. Dieu la prit les armes à la main et contre lui 77 Ibid., p. 491, et p. 468-469. 78 Blaise Pascal : « Voilà quels sont mes sentimens, et je bénis tous les jours de ma vie mon Rédempteur qui les a mis en moi, et qui d’un homme d’orgueil et d’ambition a fait un homme exemt de tous ces maux par la force de la Grâce à laquelle tout est dû, n’aiant de moi que la misère et l’horreur » (ibid., p. 341 ; fragment Lafuma 931 / Sellier 759, citation rapportée par Gilberte Perrier dans « La vie de Monsieur Pascal », jointe aux éditions des Pensées à partier de 1684). Cf. Nécrologe de Port-Royal, p. 441. 79 Ibid., p. 373 et p. 138-139. 80 Ibid., p. 48-49. Le Nécrologe de Port-Royal PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0012 247 et contre son roi, lorsqu’il commença de la toucher et de lui faire appercevoir par un raion de sa grâce dans quel précipice elle alloit tomber 81 . La phrase « Dieu n’a qu’à retirer sa main qui nous soutient, pour nous convaincre de notre foiblesse par nos chûtes » est une parfaite expression de la théologie de Port-Royal. La phrase « Dieu la prit les armes à la main et contre lui et contre son roi », par contre, témoigne d’une certaine tendance à enjoliver la réalité : il est bien connu que la conversion de la duchesse de Longueville ne date que de l’époque qui suit l’échec de la Fronde, alors qu’elle avait déjà perdu toutes ses faveurs et se trouvait dans une disgrâce parfaite. Nicolas Richer (avocat) : Son inclination, ses talens, ses emplois l’avoient engagé bien avant dans le siècle, mais la grâce du Libérateur, qui l’avoit choisi du milieu du monde, le sépara d’une nation corrompue pour le faire passer dans la société des enfans de Dieu. [...] La cupidité, qui avoit jetté de profondes racines dans son cœur, céda bien-tôt à la douceur toute-puissante de la charité 82 . C’est une nette expression de la doctrine des deux attraits qui était le point de départ de ces réflexions. Ce que dit le père Nicolas Eustace sur la Vie de la sœur Élisabeth de Sainte-Agnès Le Féron, dont il était le confesseur, cela vaut, selon toute évidence, pour le Nécrologe de Port-Royal, aussi : C’est un « mémorial de la victoire que Dieu [les] avait fait remporter sur elle[s]-même[s] 83 ». 81 Ibid., p. 156-157. 82 Ibid., p. 68. 83 Vies intéressantes et édifiantes, t. 2, p. 393 ; cité par Plazenet, « Un continent inconnu », p. 143 ; cf. p. 145-146. Cf. aussi ce qu’écrit la mère Agnès à la sœur Marie Dorothée de l’Incarnation Le Conte, en 1649 : « Il est vrai que vous n’êtes pas une parfaite religieuse ; mais de dire que vous ne la soyez point de tout, cela n’est pas : vous l’êtes autant qu’il plaira à Dieu de vous attribuer ce titre, et de ne vous point imputer les taches que vous contractez contre la pureté de ce saint état. Il n’y a que Dieu qui forme les bonnes religieuses ; c’est un chef d’œuvre de sa main », Lettres de la mère Agnès Arnauld, abbesse de Port-Royal, éd. Armand Prosper Faugère, Paris, Duprat, 1858, t. 1, p. 159 ; cité par Basset, « Du parfait et de l’imparfait », p. 93). Philipp Stenzig PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0012 248 4 Bibliographie 4.1 Sources Arnauld, Agnès. Les Constitutions du monastère de Port-Royal du Saint Sacrement, Mons, G. Migeot, 1665. Arnauld, Agnès. L’image d’une religieuse parfaite et d’une imparfaite avec les Occupations intérieures pour toute la journée, Paris, C. Savreux, 1665. 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Le paradoxe de l’hagiographie post-tridentine : la sainteté entre l’exigence de la preuve et l’incontournable recours à l'introspection PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0013 Agnès de Langeac : une sainte en attente… S OPHIE H OUDARD (U NIVERSITÉ S ORBONNE N OUVELLE ) Comment penser la sainteté d’une religieuse réputée sainte et qui échoue à se faire reconnaître comme telle par l’institution ? Jacques Le Brun écrivait naguère que maints personnages de grande vertu et dotés de grâces exceptionnelles ont longtemps patienté, leur cause n’ayant abouti que des décennies, voire des siècles, après leur mort 1 . D’où ce phénomène qu’il évoquait et dont nous partirons à notre tour : l’élaboration de règles rigoureuses de la fin du XVI e siècle au pontificat de Benoît XIV n’a pas suffi à séparer le canonique et le non canonique en matière de sainteté, elle a plutôt multiplié « des formes partielles ou provisoires d’autorisation 2 » en permettant paradoxalement l’essor de formes de sainteté non canonique. Parmi les preuves requises, les témoignages oculaires et les « mémoires » devaient garantir la véracité des faits rapportés ainsi que la rigueur du texte biographique sur le modèle de l’histoire et de ses méthodes. Malgré ces précautions, on reste frappé par la quantité de biographies du XVII e siècle qui tout en s’efforçant de répondre aux critères d’approbation développent des faits qui privilégient des phénomènes extraordinaires, voire « incroyables » dans une surenchère de miracles sanglants. Michel de Certeau lisait dans ces Vies rédigées le plus souvent à l’ombre des murs conventuels, la présence tenace, non refoulée, de « singularités physiologiques » et de leur symbolique (plaies, pertes de sang, lévitations, douleurs), recueillies et pieusement rédigées dans ce qu’il appelait une « dramaturgie corporelle de la société 3 ». C’est l’une de ces Vies qui retiendra notre attention, c’est-à-dire 1 Jacques Le Brun, « La sainteté à l’époque classique et le problème de l’autorisation », dans Confessional Sanctity (c.1500-c.1800), éd. par Jürgen Beyer, Albrecht Burkardt, Fred van Lieburg et Marc Wingens, Mainz, Philipp von Zabern, 2003, p. 149-162. 2 Ibid. p. 150. 3 Michel de Certeau, La fable mystique XVI e -XVII e siècle, t. 2, éd. par Luce Giard, Paris, Gallimard, 2013, p. 27. Sophie Houdard PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0013 254 l’un de ces nombreux écrits qui oscille entre garanties historiques et juridiques d’une vie « assurément » sainte et preuves surnaturelles d’une expérience spirituelle « extraordinaire » que borde le risque de l’illusion. 1 La Vie extraordinaire de la mère Agnès de Jésus Agnès de Jésus, dominicaine au couvent de Langeac près du Puy, décède en 1634 à l’âge de trente-deux ans après une vie de souffrance, de maladies et de mortifications 4 . Le sulpicien Charles de Lantages publie la Vie de la vénérable Mere Agnes de Jesus en 1665, trente ans après le décès de la dominicaine 5 : l’extraordinaire corporel et le surnaturel y sont abondamment décrits, comme la participation d’Agnès à la Crucifixion, sa dévotion sanglante aux plaies du Christ, la présence active et presque fantastique de son ange gardien, enfin des épisodes de mort et de résurrection, sans compter des séjours surnaturels dans le temps et l’espace des Écritures. Ces faits enregistrent les « faveurs » d’une vie mystique intérieure soustraite aux regards et d’autant plus intense qu’elle reste secrète, « mystique ». Fluctuant entre l’excès et le déficit des signes, pris dans ce déphasage entre l’extérieur visible et l’intérieur discret, le biographe souligne qu’il ne peut pas renoncer aux singularités corporelles visibles ou sensibles qui constituent le passage à la limite de toute « sainte potentielle », comme s’il lui fallait malgré les soupçons, publier la candidate à la sainteté en « virtuose » de l’Incarnation dont elle performe le sacrifice 6 . 4 Sœur Agnès de Jésus-Galand, dite Agnès de Langeac, est née au Puy en 1602, religieuse dominicaine, elle est d’abord converse puis sœur de chœur, enfin prieure au monastère de Langeac où elle meurt en 1634. On entame en 1697-1698 son procès de canonisation : dès 1697 la reconnaissance de non cultu est entérinée et en 1698 le procès super fama sanctitatis. Le procès apostolique démarré en 1717 s’achève en 1723. Le décret sur les vertus est publié en 1808. Il faudra attendre les années 1898-1900 pour le procès sur les miracles. Agnès de Jésus est béatifiée le 20 novembre 1994 par le pape Jean-Paul II. À ce jour, la cause paraît toujours ouverte. 5 Vie de la vénérable Mere Agnes de Jesus, Religieuse de l’ordre de S. Dominique au dévot monastère de Sainte Catherine de Langeac, par un prêtre du clergé, Le Puy, A. et P. Delagarde, 1665 (repris à Paris, Cerf, 2011). Charles-Louis de Lantages (1616- 1694), sulpicien, attaché dès 1643 à Jean-Jacques Olier, fonde le séminaire du Puy en 1652 ; il régit ensuite celui de Clermont en 1664-1675, mais des bruits le font relever de ses fonctions. Il est auteur du Catéchisme de la foi et des mœurs chrétiennes, Clermont, N. Jacquard, 1674, réédité au XIX e . 6 Jean Seguy, Conflit et utopie, ou réformer l’Église. Parcours wébérien en douze essais, Paris, Cerf, 1999. Agnès de Langeac : une sainte en attente… PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0013 255 Dès lors, les formules d’atténuation ou de justification négocient le récit des mortifications sanglantes et l’exhibition d’un surnaturel controversé. L’expérience mystique est entrée dans un tel discrédit qu’il faut se garder d’en partager les secrets que « certains esprits » traitent de « vision mystique et de belles idées » : l’antimystique l’emporte et oblige à tenir un impossible milieu, pour produire, mais entre soi, c’est-à-dire entre expérimentés, ces choses que les mystiques nomment les « biens les plus exquis du royaume de Dieu dans les âmes » et qu’ignorent les « doctes versés dans la théologie scolastique 7 ». Or, seuls les confesseurs et les directeurs ont accès à ces trésors de la vie intérieure des religieuses dont ils favorisent alors les récits. Ainsi la mère Agnès de Jésus aurait expérimenté la participation « sensible » au couronnement d’épines, ce qui a été approuvé par les directeurs qui ont recueilli la narration de la « souffrance » dont la mère Agnès a « visiblement » donné des signes, « comme si on lui eût appliqué fort rudement une couronne d’épines sur la tête 8 ». L’auteur publie l’imitation christique de son héroïne, mais avec la précaution d’un comme si qui en atténue la portée. Devant ces faits extraordinaires Lantages reconnaît les difficultés que les lecteurs auront à « croire » les « merveilles de grâce dont cette vie est toute remplie », obstacle qu’il franchit en posant préalablement la garantie quasi juridique de son témoignage : « c’est pourquoi je dois assurer icy le lecteur, comme je le fais très sincérement, que je n’ay escrit quoy que ce soit que par de tres bons temoignages 9 ». La publication de la Vie trente ans après la mort de la candidate à la canonisation ne peut échapper à la disparition de témoins fiables. C’est d’abord un réseau de biographes que Charles de Lantages doit énumérer : Jacques Branche, qui a « vu de ses propres yeux » ou appris de « personnes fort pieuses », les faits décrits dans la vie qu’il a « mise au jour » treize ans plus tôt ; les mémoires de Charles de Noailles, évêque de Saint-Flour, envoyés à Monsieur Olier et malheureusement perdus, mais qui « touchaient » tous ceux qui les lisaient, enfin les écrits de Monsieur Chomel, vicaire général de l’évêché de saint Flour, qui écrivit à son tour : Cette vie pleine de merveilles y meslant quantités de fort beaux discours de piété à l’occasion des pratiques qu’il en rapportait. Comme on parloit de 7 On lira par exemple la mise au point du jésuite Jean-Jospeh Surin dans la lettre 398 qu’il adresse à la mère Jeanne des Anges, prieure des ursulines à Loudun, le 29 juillet 1661, à propos de la controverse sur les « grâces extraordinaires » Correspondance, Paris, DDB, 1966, p. 1187. 8 Lantages, Vie de la vénérable Mere Agnes, p. 59. Je souligne. 9 Ibid., préface, n. p. Sophie Houdard PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0013 256 l’imprimer, quelques personnes lui representerent qu’on eust mieux aimé qu’il eust fait un simple recit des vertus et des graces de la Mere Agnez 10 . Lantages vient ensuite : Ce m’a esté un grand avantage d’écrire les choses extraordinaires qui y sont, après un Homme qui par sa piété, par son intelligence en ces matières et par sa qualité, les avoit beaucoup autorisées en les ecrivant avant moy. Les lecteurs auront de la difficulté à croire les merveilles de grâce dont cette vie est toute remplie. C’est pourquoy je doy asseurer ici le lecteur, comme je fais tres sincerement, que je n’y ai escrit quoy que ce soit que par de tres-bons temoignages […] Mais afin que le Lecteur sache que ny lui ny moy n’avons pas cru legerement tant de choses merveilleuses, il considerera, s’il luy plaist, sur quel fondement nous les avons crues 11 . Les « choses extraordinaires » sont choses écrites « après » d’autres (dominicains, jésuites, curés, docteurs en théologie), qui autorisent l’entreprise biographique de Lantages qui fournit après eux le « simple récit », véritable et vraisemblable, sans discours de piété ni ornement inutile, le récit historique moderne, en somme, d’une vie de sainte. Le soupçon qui entoure les phénomènes mystiques est tel que Lantages doit veiller à fournir des témoignages ordinaires et sûrs, comme ce religieux sans nom qui convainc par sa simplicité même, de la véracité de phénomènes au contraire extraordinaires. Les « plus rares merveilles », les « dons extraordinaires » les « vertus éminentes » ont été vérifiés par des ecclésiastiques qui ont examinée et éprouvée la religieuse, et c’est à Monsieur Olier, qu’il revient « parce qu’il l’a pratiquée » de garantir les expériences admirables livrées dans la troisième partie de la Vie. Mais la contestation de certains faits ou leur mise en doute s’inscrit dès la préface qui exige du public qu’il devra admirer et non imiter la candidate à la sainteté, quand « l’instinct extraordinaire » de la mère Agnès l’a conduite en des excès d’obéissance condamnables et des actions qui restent difficilement vérifiables (comme ses deux prétendues résurrections après un séjour dans l’autre vie, qui restent comme on s’en doute fort contestables). La force improbable de l’extraordinaire tient alors moins à sa nature merveilleuse ou étonnante qu’à l’effort que le lecteur croyant devra produire pour admettre une chose difficile à croire, le croyable étant posé comme un domaine dont il convient cependant de dresser préalablement les limites. Car l’adhésion du lecteur croyant ne suppose pas qu’il renonce à la vérité ni qu’il abdique de sa raison, mais qu’il accepte, comme lors d’un procès, un 10 Ibid. 11 Ibid. Agnès de Langeac : une sainte en attente… PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0013 257 récit vérifié et des témoignages autorisés, selon une procédure historicojuridique qui appuie la vérité biographique, fût-elle merveilleuse. 2 Une hagiographie en réseau Il est fort probable que cette Vie constituait la première pièce d’un projet de canonisation resté inabouti 12 . C’est la raison pour laquelle Charles-Louis de Lantages publie le patronage des autorités religieuses du diocèse du Puy et du couvent parisien de Saint-Sulpice, avec Jean-Jacques Olier (dont la mère Agnès aurait de loin favorisé la vie spirituelle) qui aurait demandé une vie de la religieuse dès 1636 à la mère Hyacinthe du Saint Esprit. Au seuil de cette Vie un répertoire de noms et de titres met au jour le réseau spirituel entre Paris et l’Auvergne, qui s’est activé, dès la disparition de la jeune mère Agnès. Les écrits se substituent ainsi au corps vif de l’héroïne prématurément disparue, les mémoires du confesseur dominicain Esprit de Panassière vers 1635, une vie manuscrite d’un père bénédictin de Saint-Germain-des-Prés (conservée aujourd’hui aux Archives de Saint-Sulpice), les mémoires du jésuite Arnaud Boyre, son directeur spirituel (conservés encore à Langeac), enfin la première vie imprimée et déjà citée ici de Jacques Branche, prieur de Pébrac qui a connu Agnès de Langeac 13 . La Vie d’Agnès de Langeac demanderait une étude d’histoire et de géographie sociales comme Grégory Goudot l’a récemment réalisée pour le 12 Sur l’hagiographie comme opérations d’écriture prises dans les débats doctrinaux, politiques et esthétiques, on lira Marion de Lencquesaing, Crises et renouveaux du geste hagiographique (XVII e et XX e siècles). Les vies de Jeanne de Chantal (thèse de doctorat, Paris, Sorbonne Nouvelle, 2017), Paris, Classiques Garnier, 2021. 13 Entre 1634 et 1676, date de la première démarche officielle par l’évêque de Saint- Flour, divers témoignages sont arrêtés et conservés. La biographie de Lantages, éditée au Puy est réimprimée en 1666 au Puy et se vend à Paris rue saint Jacques à la Couronne d’Espines ; seconde édition revue, corrigée, augmentée au Puy en 1675. L’ouvrage est traduit à Cologne en 1670, en latin, puis en allemand ; à Louvain en 1675 en flamand ; à Naples en 1695 du français en italien. La troisième édition, au Puy en 1718, est suivie d’une nouvelle édition par Émery, supérieur général de la Compagnie de Saint Sulpice, qui fera expurger l’édition de Lantages en 1808 enfin, la dernière par Paul Lucot à Paris en 1863 avec notes érudites. Agnès de Jésus est béatifiée par Jean-Paul II en 1994. Raymond Darricau, « La vénérable Mère Agnès de Langeac (1602-1634) et la sainteté de son temps », dans La mère Agnès de Langeac et son temps. Une mystique dominicaine au Grand Siècle des Ames, Le Puy, Dominicaines de Mère Agnès, 1986, p. 15-42, et l’article très nourri de Bernard Montagne, « Agnès de Jésus revisitée », dans Agnès de Langeac, Le souci de la vie et ses commencements, Paris, Cerf, 2006, p. 25-57. Sophie Houdard PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0013 258 diocèse de Clermont, de manière à saisir la façon dont une série d’actions (écritures, financements, donations, constructions de couvents, etc.) élaborent non seulement un dossier hagiographique mais aussi, voire d’abord, les fondations écrites du diocèse auvergnat spirituel et dévot 14 . On rappellera sommairement quelques éléments qui expliquent l’importance de ce dossier, qui pourrait sinon paraître mineur parmi les nombreuses Vies de la même époque : les conflits entre les institutions du Puy et du Velay, les fondations récentes du monastère de Langeac en 1623 à partir du monastère du Puy et du monastère de Sainte-Praxède à Avignon, le renouveau religieux de la congrégation dominicaine réformée érigée en 1608 en Occitanie par le dominicain Sébastien Michaëlis (qui s’est rendu célèbre durant la possession d’Aix en 1611) et les liens avec un milieu spirituel dominicain très actif (Louis Chardon, Jean-Baptiste Gonet, Antonin Massoulié, Alexandre Piny), l’importance enfin de Monsieur Olier (lui-même entouré d’une aura mystique ambiguë), ceci concourant à la publication de la Vie de la mère Agnès de Langeac pour promouvoir un axe spirituel Paris, Provence, Auvergne 15 . Les approbations signées par des chanoines et doyens de la cathédrale du Puy, des docteurs en mission au diocèse de Clermont, le procureur du roi et le juge mage mettent au jour des noms, des lieux et des autorités. Comme on le sait grâce aux travaux de Nicolas Schapira, le privilège de librairie, et l’approbation obligatoire pour les ouvrages religieux, ne sont pas seulement des outils juridiques de contrôle, ils permettent une opération de promotion d’un groupe social 16 . En matière de spiritualité, la Vie met aussi au jour des faits qui renvoient implicitement à des courants spirituels et à leurs doctrines, comme la servitude que la mère Agnès de Jésus aurait été la première à « inventer » (avant le « livre » de Bérulle et sa condamnation), et les formes sanglantes d’imitation qui inscrivent la religieuse dans la généalogie spirituelle dominicaine. 14 Grégory Goudot, « Dévots et fondations de couvent en Auvergne au XVII e siècle », Revue historique, 668 (2013), p. 833-874. 15 Augustin Laffay, « Un air de famille. Théologiens et auteurs spirituels dominicains dans la réforme de Michaëlis au XVII e siècle », dans Les écoles de pensée religieuse à l’époque moderne, dir. Yves Krumenacker et Laurent Thirouin, Lyon, LARHRA, 2006, p. 11-127. 16 Cf. Nicolas Schapira, « Quand le privilège de librairie publie l’auteur », De la publication entre Renaissance et Lumières, GRIHL, éd. par Christian Jouhaud et Alain Viala, Paris, Fayard, 2002, p. 121-139, ici p. 121-139. Voir du même, « Le monde dans le livre, le livre dans le monde : au-delà du paratexte. Sur le privilège de librairie dans la France du XVII e siècle », Histoire et civilisation du livre, 6, 2010, p. 79-96. Agnès de Langeac : une sainte en attente… PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0013 259 Quoiqu’il en soit, avec Agnès de Jésus, des liens sont tissés par les écrits entre le couvent des dominicaines et les missionnaires jésuites, mais aussi avec les sulpiciens et les mauristes du couvent de Saint-Germain-des Prés, produisant une zone de réformation spirituelle de l’Église et de l’ordre dominicain dont la Vie écrite assume la « responsabilité ». Comme l’écrit Louis Marin, le sujet de la biographie « répond » de cette histoire, il polarise le réseau, il le fait tenir. Or, c’est le corps mortifié d’Agnès, corps sanglant, souffrant, visité de mille et une présences surnaturelles, corps extatique, corps esclave, qui est au centre de la biographie et qui sera au cœur du couvent des Dominicaines de Langeac et de la continuité historique du lieu saint. Le retour du corps de la religieuse dans le monastère en 1841, après la « catastrophe » révolutionnaire, permettra la refondation du corps institutionnel identifié dans le sujet biographique et condensé dans le récit de vie. Comme l’écrit encore Marin, il y a un « fantasme d’éternité » de tout corps religieux qui passe par l’effacement des processus historiques et sociaux, voire par leur déni, le monument de la biographie érigeant le fantôme d’une présence sans histoire et sans origine. La vie racontée emplit alors ce « désir biographique » et l’illusion d’un sujet qui en répond 17 comme une écriture autobiographique qui utiliserait la pensée et la plume d’un autre. Car ce sont les témoignages et les mémoires écrits par le réseau qui se substituent à toute introspection (on ne dispose pas, sauf erreur, d’écrits de la religieuse qui a pourtant eu une correspondance ni de doctrine spirituelle) et qui produisent encore aujourd’hui la mère Agnès de Jésus (ou de Langeac) comme autorité dans les milieux charismatiques. 3 Une généalogie spirituelle dominicaine : mortifications et corps liturgique Le genre de la biographie est un témoignage important de la façon de vivre le christianisme des sociétés féminines du XVII e siècle qui ont à gérer l’héritage matériel et symbolique de leur institution 18 . La vie d’Agnès de Jésus, d’abord religieuse du Tiers-Ordre dominicain, puis sœur de chœur est bien sûr construite sur celle de Catherine de Sienne : comme la célèbre 17 Louis Marin, « Biographie et fondation », Esprit, 12, 1993, p. 141-156 : étudiant la Relation écrite sur Port Royal, L. Marin évoque « l’enjeu proprement fondamental du récit « biographique » de fondation, à savoir la quasi-identification entre le sujet biographique et le corps fondé (dans le passé) et le corps à fonder (par le récit) » (p. 142). 18 Jacques Le Brun, Sœur et amante. Les biographies spirituelles féminines du XVII e siècle, Genève, Droz, 2013. Sophie Houdard PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0013 260 sainte et docteure de l’Église dominicaine, elle meurt jeune, reçoit des stigmates invisibles, et la couronne d’épines : Les Directeurs de cette Âme de grâce ont jugé depuis qu’assurément elle eut [dès lors] la participation sensible au Mystère du couronnement d’épines qu’elle a eue depuis visiblement, comme nous verrons bientôt […]. Elle y sentit aussitôt une douleur très aiguë, qui lui dura tout le temps de l’Avent, et jusqu’à la Messe de Minuit, en laquelle elle fut un peu soulagée après la Sainte Communion. Cela n’empêcha pas qu’elle n’eût depuis toute sa vie un mal de tête fort sensible, qui était étonnant en ce qu’il lui faisait parfois verser du sang 19 . On voit ici comment opère une mémoire active de l’institution selon le régime d’une exemplarité connue, avec la persistance du sang versé que souligne le cadrage difficile entre imitation, diminution et excès. Tout se passe comme si le sang, « signe étonnant » selon le biographe, n’était acceptable qu’à proportion de ce qu’il épuise la singularité grâce à la répétition sous une forme mineure de l’histoire « exemplaire » de l’institution dominicaine. Le Brun rapporte cependant plusieurs cas suspects de religieuses qui s’adonnaient à des pratiques plus ou moins clandestines : ainsi, ces visitandines d’Annecy qui en 1675 avaient l’habitude de boire un peu de sang de François de Sales mélangé avec du vin 20 . La présence du fondateur dans ses filles, relèverait alors d’une incorporation réelle qui se substituerait au régime symbolique de la mémoire et de la méditation pieuse. Tout le problème de l’imitation se joue ici dans le cadrage d’une mémoire qui ne doit pas être passage à l’acte et surveiller les débordements ou les excès (veiller à ne pas faire mieux que la sainte, à ne pas être la sainte, ni manger le corps du saint, faire comme si…). La biographie d’Agnès est écrite classiquement en trois parties à peu près égales, d’abord la vie depuis la naissance jusqu’à la prise d’habit, puis les vertus héroïques de la religieuse et les signes de son corps mort à son décès, enfin les « faveurs extraordinaires », les grâces et les miracles qui ont eu lieu après son décès. La vie comme religieuse n’ayant duré que treize ans environ, sans grande variété, c’est au goût du martyre et de la Passion du Christ qu’est consacré l’essentiel du récit selon un calendrier liturgique qui se substitue à celui trop terne des jours et des années derrière les murs. On en suivra quelques étapes pour suivre l’organisation des mortifications 21 . 19 Lantages, Vie de la vénérable Mere Agnes, p. 55. 20 Le Brun, Sœur et amante, p. 12. 21 Ibid., chapitre VII, « Mutations de la notion de martyre au XVII e siècle d’après les biographies spirituelles », p. 157-177. Agnès de Langeac : une sainte en attente… PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0013 261 À six ans, Agnès entame sa dévotion d’esclave de Marie en portant une chaine de fer sur la peau de ses reins, elle fait également secrètement vœu de virginité, puis à dix ans médite la prière du Christ au Jardin des Oliviers et entame l’imitation de la Crucifixion : Un Dimanche des Rameaux […] Agnès à l’Oraison fut saisie d’un mal de tête si violent, qu’elle en demeura comme morte pendant trois heures. Cette douleur lui dura jusqu’au Samedi saint […] Un autre jour en méditant le coup de lance […] elle jeta par la bouche et par les narines beaucoup de sang. Ce que nous verrons ci après lui être arrivé plusieurs fois 22 . Sans durée réelle, les faits se répètent dans une atemporalité hagiographique, en sorte que le temps liturgique de la présence du Christ remplace le temps accidentel du corps et de la vie ordinaire, tout en aplanissant le caractère extraordinaire des phénomènes (le mal de tête lors du couronnement d’épines ; la douleur du bras au moment de la Crucifixion ; le coup de lance qui la fait saigner). La seule action qui ne soit pas un effet de la méditation est la montée à l’extrême du désir de souffrir et de mourir. Arrivée à la quinzième année de la jeune religieuse, le récit se focalise alors sur l’Incarnation, comme expiation rédemptrice qui commence le Jour des Saints Innocents : Agnès décide alors de subir des mortifications intenses, comme l’atteste le port depuis l’enfance d’une ceinture de rosettes qui lui arrache les chairs. Sa Mère en ayant trouvé une [chemise] ainsi pleine de sang, crut qu’elle avait quelque ulcère sur les reins et donna charge à sa sœur d’y prendre garde […] l’ayant portée [la chaine] plusieurs années de suite, pendant lesquelles sa taille s’était bien augmentée, il se trouva que les rosettes étaient fort enfoncées et quasi cachées dans sa chair. De sorte que pour l’en tirer, il fallut qu’elle employât les mains d’une de ses compagnes bien affidée, laquelle y travaillant avec toute l’adresse que la charité et la compassion lui pouvaient donner, ne put pourtant venir à bout de cette opération sans verser bien du sang et faire un petit carnage sur cette victime innocente 23 . L’épisode de la ceinture de rosettes donne l’occasion au biographe de montrer que la mère d’Agnès est méfiante, l’ulcère aux reins pouvant désigner un sang « naturel » ou le soupçon du sang menstruel. La mise en place à l’intérieur du récit de quelques surveillantes (sa mère, sa compagne) permet de répondre au soupçon de contrefaçon ou d’exagération comme dénoncé de l’intérieur et autoriser ainsi la publication des dévotions secrètes. Le confesseur à son tour fait preuve de rigueur doctrinale en ne 22 Lantages, Vie de la vénérable Mere Agnes, p. 57. 23 Ibid., p. 70. Sophie Houdard PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0013 262 cautionnant pas l’excès de pratiques de mortifications - qui renvoient ici aux dévotions spirituelles de l’Esclavage - et en « déchaînant » la religieuse. Malgré les risques qui pèsent alors sur l’interdiction canonique de favoriser un culte local, les sœurs du couvent distribueront des reliques, dès les années 1690, aux pèlerins qui viennent visiter la tombe pour se guérir de graves maladies : elles prêteront la chaine de fer, la tasse dans laquelle Agnès avait coutume de boire, du bois de sa bière, des pièces de ses vêtements (insérés dans des Agnus dei). Plus, les religieuses seront « forcées » de donner des petites parties du corps d’Agnès pour les personnes de qualité, mais la pratique aurait été de courte durée, « afin d’être obéissants à l’Église 24 » et aux règles en vigueur. Monsieur Olier a quand même emporté la mâchoire et des dents ont été données à plusieurs autres personnes. Les écrits attestent qu’aucun culte local n’est rendu, et si aucun miracle n’est retenu avant 1655, l’afflux des pèlerins est tel qu’on en garde la mémoire tandis que les dépositions seront retenues par un procureur d’office et un commissaire à partir de 1672. Les religieuses doivent adopter des stratégies pour convenir aux règles de la canonisation : en septembre 1695, pour ne pas contrevenir aux prescriptions de non cultu Joachim-Joseph d’Estaing doit faire enfouir le cadavre dans une fosse de quatre ou cinq pieds de profondeur et éviter ainsi le pillage du corps. Se plier aux règles ou ruser avec elles, telle est l’alternative délicate où se trouve le rédacteur d’une vie de sainte au XVII e siècle. 4 Les stigmates invisibles ou la conversion du signe sanglant : les ruses du biographe Le biographe se fait l’écho du désir de souffrir le martyre de l’héroïne. Comme pour la plupart des chrétiens de l’époque, les possibilités ne sont pas absentes à l’époque (que l’on songe aux missions au Japon, aux guerres avec les Turcs ou, plus proches, aux missions en Angleterre) mais elles rencontrent des difficultés diverses, soit que l’Église catholique ne favorise pas la quête du martyre, soit qu’elle en contrôle les récits et la réalité. Dans les Vies d’Agnès c’est imaginairement qu’elle substituerait au martyre le fantasme d’une scène intérieure, secrète, comme ce jour de saint Laurent où elle connaît le « Martyre invisible [qui] lui commença à minuit comme elle faisait son oraison et lui dura jusqu’au lendemain à la même heure et depuis lui continua toutes les années à pareil jour 25 ». 24 Montagne, « Agnès de Jésus revisitée », art. cit., p. 48. 25 Lantages, Vie de la vénérable Mere Agnes, p. 82. Agnès de Langeac : une sainte en attente… PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0013 263 Dans les pages qu’il consacre à la religieuse dans le recueil des Saints et Saintes d’Auvergne, publié en 1652, le père Branche qui y a travaillé pendant douze ans, se montre plus éloquent : Le jour de saint Etienne il lui semblait que toute sa personne était lapidée et surtout le jour de saint Laurent, elle sentit le feu par toute sa personne et sembla bruler. Le jour de saint Pierre le Martyr, elle sent de grands coups à la tête et au cœur. Le jour de la Couronne de notre Seigneur elle sent de grandes douleurs. Pour les deux jours de Croix de mai et de septembre, elle sent de grandes douleurs par tout le corps et en touchant la croix […] Et toutes les fêtes que j’ai dit, cela ne manque pas de venir, et c’est de minuit jusqu’à l’autre 26 . Jacques Branche choisit de décrire un martyre, mais comme tenu à distance dans une participation sensorielle et invisible (« il lui semblait », « elle sentit » et « sembla brûler ») 27 . Le verbe « sentir » intériorise le martyre et en déplace les formes vers le pâtir où se reconnaissent tant de mystiques du XVII e siècle. Le problème des stigmates invisibles ne pouvait manquer de venir dans cette biographie d’une religieuse dominicaine. L’épisode des stigmates est donc développé dans la Vie d’Agnès, mais les biographes qui insistent sur une nouvelle sémiologie du signe sanglant montrent une sorte d’hésitation ou d’ambiguïté dans sa description. Car le problème n’est décidément pas le signe miraculeux, mais sa visibilité, c’est-à-dire sa publication. L’épisode est également raconté par l’augustin Jacques Branche : Dieu met des croix rouges en fleurs de lys dans les mains d’Agnès de Jésus, phénomène qu’elle essaye de cacher. La dissimulation du signe sanglant a ici plusieurs fonctions qu’on évoquera schématiquement : (1) une fonction mémorielle que l’institution dominicaine réformée récupère rappelant que le débat sur l’authenticité des stigmates de Catherine de Sienne a été récemment réglé par Urbain VIII qui les a reconnus. La décision pontificale n’est cependant pas sans équivoque, puisque les stigmates ont été 26 Jacques Branche, La Vie des saincts et sainctes d’Auvergne et de Velay, Le Puy, Ph. Guynand, 1652, p. 889. 27 Antoinette Gimaret, « Savoir lire le corps de l’autre : la biographie hagiographique et le travail de la preuve (autour des Vies de Marthe d’Oraison et Agnès d’Aquillenqui) », dans Lire et écrire des Vies de saints : regards croisés XVII e -XIX e siècle, éd. Sophie Houdard, Marion de Lencquesaing et Didier Philippot, Les Dossiers du Grihl (2015), en ligne : http: / / journals.openedition.org/ dossiersgrihl/ 6355 (consulté le 08 mai 2020). Antoinette Gimaret, « Corps marqué et stigmates invisibles dans les biographies spirituelles du XVII e siècle », Archivio italiano per la storia della pietà, 26 (2013), p. 239-258 (l’entièreté du volume est consacrée aux stigmates). Sophie Houdard PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0013 264 dits « lumineux » par le pape, selon son biographe et secrétaire Raymond de Capoue, sainte Catherine de Sienne elle-même n’aurait pas souhaité qu’ils fussent visibles. (2) la souffrance devient ici le réel, elle prend le pas sur la représentation du stigmate visible, et c’est le corps entier d’Agnès de Jésus souffrant qui permet de cacher le sang et le signe, sans les supprimer, mais en les réservant aux religieuses et aux mystiques qui sauront les interpréter, selon une forme d’acceptabilité restreinte dans le discours. Il lui semblait, comme elle a dit elle-même par obéissance, qu’on lui coupait le cœur avec un rasoir. Et la très vive douleur qu’elle endurait en cette partie, se répandit en tous les autres endroits de son corps particulièrement aux pieds et aux mains où l’on voyait une noirceur extraordinaire 28 . Le stigmate laisse voir une « noirceur extraordinaire » aux pieds et aux mains, comme le vestige du signe, la trace du signe et sa présence fantomatique. 5 Conclusion Que peut-on écrire en conclusion de cette sainteté en attente encore aujourd’hui, attente durant laquelle la Vie de Lantages publiée, corrigée, rééditée entra durablement dans le processus d’approbation de la sainteté d’Agnès de Langeac ? D’abord, que les approbations légales de la Vie, la liste imposante des témoins, lecteurs, rédacteurs de mémoires qui autorisent la biographie prouvent l’actualité d’une candidate à la sainteté morte depuis plus de trente ans et la réussite de cette actualité. La preuve de la sainteté après le Concile de Trente est donc avec le cas d’Agnès de Langeac 29 , moins celle de la sainteté dans ses traits moraux ou surnaturels (souvent contestés et ambigus), que dans le regroupement social, le réseau, la mise en place d’une Auvergne dévote et d’un réseau spirituel qui s’active entre Langeac, Le Puy et Paris au moment où des conflits majeurs occupent la scène religieuse et politique de l’Église de France (affaire du formulaire de Port- Royal ; dénonciation du « jansénisme » ; procès du « quiétisme » ; antimystique). Certes Agnès de Jésus échoue à l’épreuve du procès, puisqu’elle doit attendre le XX e siècle pour être mise au rang des Bienheureux, mais le terme d’échec n’est peut-être pas le mot qui convient. Au fond, la réussite tient à la 28 Lantages, Vie de la vénérable Mere Agnes, p. 275. 29 Agnès de Langeac : le souci de la vie et ses commencements, préface de Mgr Henri Brincard, Paris, Cerf, 2006. Le frère Sagne o.p. espère que ce colloque, tenu dix ans après la béatification, favorisera la canonisation. Agnès de Langeac : une sainte en attente… PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0013 265 longévité du processus de publication et à son efficace. « On » n’a pas oublié Agnès, comme le craint le frère Jean-Claude Sagne, auquel on doit quantités de colloques et ouvrages concernant la mère Agnès de Jésus. Au contraire. La religieuse de Langeac a été le moyen de produire un évêché dominicain mystique et de construire durablement la tradition « vivante » d’une spiritualité. Ainsi, une théologie de l’Esprit activée au XVII e siècle continue d’exister au XX e siècle : Agnès de Jésus maintient (fait passer ? ) la spiritualité de Jean-Jacques Olier qui s’est retiré dans une maison à Vaugirard en 1642, malade et soumis à la violence des esprits. Cet état pour le moins très controversé le restera pour longtemps. Dans un curieux chassé-croisé les écrits spirituels d’Olier fourniront la doctrine spirituelle d’une existence par ailleurs très problématique, tandis que la vie de la petite religieuse extraordinaire et sanglante, produira une sorte de doctrine pure, sans autre témoignage qu’un corps de fille martyrisé par l’Esprit. Moins connue que le fondateur de la Compagnie des prêtres de Saint Sulpice, moins controversée que lui, et socialement plus insignifiante (c’est une jeune religieuse qui n’est même pas noble), la mère Agnès ira, du moins sa Vie, jusqu’à Rome, au cœur de l’institution, pour un procès certes tardif et encore inabouti, mais qui « fait tenir » dans le temps la spiritualité tourmentée, radicale et violente d’Olier et de la branche réformée des dominicains adeptes du pur amour. Les publications des Vies d’Agnès au XX e siècle, les colloques d’universitaires organisés par des autorités cléricales, encadrés par des membres des mouvements charismatiques, comme celui déjà cité de 2004, relient les actes de la vie d’Agnès de Jésus à la communauté contemporaine du Chemin Neuf ou à celle, beaucoup plus contestée, des Béatitudes à Autrey (condamnée judiciairement avec le frère Ephraim, exorciste) 30 . Agnès est donc dotée d’une autorité charismatique encore présente, voire intacte, que Jean-Paul II autorise en la béatifiant en 1994. En 2004, Jean Claude Sagne espèrait, à l’orée du colloque du Puy, la canonisation prochaine d’Agnès en s’appuyant sur les « usages » et les expériences de ses fidèles. Au fond, l’opération a marché et c’est l’Esprit charismatique qui 30 Si la première tâche du colloque de 2004 est de relancer la cause par l’élaboration des documents (une naissance miraculeuse ayant permis d’aboutir à la béatification), le frère Sagne évoque la seconde tâche du colloque, pastorale cette fois, pour ressaisir l’essentiel du témoignage d’Agnès à partir « d’expériences actuelles de formation comme le Cours Agnès de Langeac à Autrey (Vosges) » : « Agnès qui n’a rien écrit à part quelques lettres, n’a évidemment pas laissé une doctrine spirituelle élaborée. Chez elle, la voie spirituelle est traduite par des actes. C’est sa vie qui livre un enseignement », dans Agnès de Langeac : le souci de la vie et ses commencements, introduction. Sophie Houdard PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0013 266 agit, mais aux marges d’une institution qui n’a toujours pas canonisé Agnès de Langeac à ce jour… 6 Bibliographie 6.1 Sources Lantages, Charles Louis de. Vie de la vénérable Mere Agnes de Jesus Religieuse de l’ordre de S. Dominique au dévot monastère de Sainte Catherine de Langeac, par un prêtre du clergé, Le Puy, A. et P. Delagarde, 1665 (repris à Paris, Cerf, 2011). Branche, Jacques. La Vie des saincts et sainctes d’Auvergne et de Velay, Le Puy, Ph. Guynand, 1652. Olier, Jean-Jacques. Tentations diaboliques et possession divine, éd. critique d’après les manuscrits, suivie d’une étude sur la spiritualité d’Olier, par Mariel Mazzocco, Paris, H. Champion, 2012. Surin, Jean-Joseph. Correspondance, Paris, DDB, 1966. 6.2 Études Agnès de Langeac : le souci de la vie et ses commencements, Actes du colloque de Langeac du 15 au 17 octobre 2004, préface de Mgr Henri Brincard, Paris, Cerf, 2006. Certeau, Michel de. La fable mystique XVI e -XVII e siècle, t. 2, éd. établie par Luce Giard, Paris, Gallimard, 2013. 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PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0014 La Vie de Sœur Catherine de Jésus : une rhétorique paradoxale de la preuve hagiographique invisible ou manquante A NTOINETTE G IMARET (U NIVERSITÉ DE L IMOGES ) La Vie de la carmélite Catherine de Jésus, publiée en France au début du XVII e siècle, semble un cas exemplaire pour réfléchir aux motifs de la preuve et de l’introspection dans l’hagiographie post-tridentine. Cette biographie, qui fait une large place à l’insertion de « dits » et d’écrits à la première personne, illustre en effet la part grandissante laissée, comme dans beaucoup de biographies spirituelles de cette période, à la véridiction : elle cherche à faire preuve par la suggestion d’une intimité mystique qui se ressent et se dit mais ne se voit plus. Il s’agira ici d’examiner cette rhétorique paradoxale de la preuve hagiographique manquante, motivée par la volonté de mettre en avant un cheminement intérieur mais aussi de préserver l’extraordinaire du secret spirituel. Après une brève présentation du corpus et de sa dimension proprement hagiographique, nous montrerons en quoi le désir de raconter la sainteté comme intimité mystique l’emporte, mettant en branle un système de preuve par l’expérience supposé célébrer une sainteté plus authentique mais aussi moins vérifiable. À ce titre il s’agira de s’interroger sur le rôle des nombreux fragments autographes. Catherine de Jésus, de son nom de baptême Catherine Nicolas, nait à Bordeaux en avril 1589, dans une famille de marchands. Tournée très tôt vers la dévotion et les austérités, elle se rend à Paris en août 1608, séjourne chez madame Acarie puis entre sans dot au Carmel du Faubourg saint Jacques, où elle fait profession en août 1609. La mère Madeleine de saint Joseph y est alors prieure 1 . Elle accompagne cette dernière en septembre 1 Née Madeleine du Bois de Fontaines-Marans (1578-1637), elle prend l’habit de carmélite en 1604 au couvent parisien du Faubourg saint Jacques. Maitresse des novices dès 1605, elle devient en 1608 la première prieure française de l’ordre. Outre la vie de Catherine de Jésus, elle écrit un Avis pour la conduite des novices, Antoinette Gimaret PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0014 270 1617 fonder le second couvent parisien de la rue Chapon, où elle meurt en février 1623 2 . Sa Vie, rédigée par sa supérieure, parait très rapidement après sa mort, sans nom d’auteur, d’abord à Toulouse, chez Boude en 1625 3 puis à Paris, chez Fiacre Dehors, en 1626, sous le titre La Vie de Sœur Catherine de Jésus, religieuse de l’ordre de Notre Dame du Mont Carmel, estably en France selon la Réformation de saincte Thérèse de Jésus. Un Recueil des pieux escrits et lettres de sœur Catherine de Jésus est par ailleurs imprimé à Toulouse dès 1625, en même temps que la Vie 4 . Les éditions suivantes, celles de 1628 puis de 1641, toujours chez Fiacre Dehors, réunissent la Vie et les écrits dans le même volume et ajoutent une lettre de Bérulle à la reine mère du roi, datée d’août 1628. L’édition la plus complète est la dernière, de 1656 5 : le nom de Madeleine de saint Joseph (morte depuis 1637) y est donné. Sont également ajoutées aux écrits déjà connus de Catherine de Jésus 22 lettres inédites écrites à Bérulle. 1 Une motivation hagiographique Il est aisé de repérer dans l’ouvrage des éléments attestant d’une logique hagiographique. On est bien dans une Vie visant la reconnaissance institutionnelle 6 et bénéficiant à ce titre d’appuis prestigieux, à la fois ecclésiaux et royaux, la biographie ayant été écrite, comme l’indique la page de titre, « par le commandement de la Reyne, mère du Roy ». Le paratexte, de plus en plus volumineux au fur et à mesure des éditions (lettre-dédicace de Paris, A. Vitré, 1677. Sa propre vie parait en 1645 (Jean-François Senault, La Vie de la mère Magdeleine de S. Joseph, religieuse Carmélite déchaussée de la première règle selon la réforme de Ste Thérèse, Paris, Veuve Camusat). 2 Voir Henri Brémond, Histoire littéraire du sentiment religieux en France [1916-1933], éd. François Trémolières, Grenoble, Millon, 2006, vol. 1, « Madeleine de saint Joseph et les deux Carmels », p. 652-659. 3 Le titre situe de façon erronée la mort de la religieuse en février 1620. 4 Recueil des pieux escrits et lettres de sœur Catherine de Jésus. Religieuse de l’ordre de nostre Dame du Mont-Carmel […], Toulouse, J. Boude, 1625. 5 La Vie de Sœur Catherine de Jésus, religieuse du premier monastère de l’Ordre de Nostre-Dame du Mont Carmel, […] quatriesme édition. Reveuë, corrigée sur l’original et augmentée de plusieurs Lettres et autres pieux Escrits, Paris, P. le Petit, 1656. 6 Sur le lien entre biographie spirituelle et institution, nous nous permettons un renvoi à notre étude « Le genre de la biographie mystique au XVII e siècle. Les particularités d’une hagiographie officieuse », dans Véronique Ferrer, Marie-Christine Gomez-Géraud et Jean-René Valette (dir.), Le discours mystique entre Moyen Age et première modernité, tome 3 « L’institution à l’épreuve », Paris, Champion, 2021, p. 537-562. La Vie de Sœur Catherine de Jésus PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0014 271 Bérulle à la Reine, préface, approbations, privilège) témoigne d’une entreprise concertée : faire, avec l’appui de Marie de Médicis 7 , la promotion d’une figure permettant plus largement la valorisation d’un ordre récemment introduit en France 8 . L’ouvrage mobilise par ailleurs un réseau dévot connu : la biographe Madeleine de saint Joseph, cousine de Madame Acarie, joue alors un rôle important comme première prieure française dans la diffusion et le succès du Carmel, de même que Bérulle, intervenant dans le paratexte. Catherine de Jésus semble célébrée comme une figure exemplaire du « Carmel français » tel que Bérulle le défend, la biographie étant publiée quelques dix ans après la querelle de gouvernement, que le texte évoque à demi-mot 9 . Cette visée canonique justifie la reprise de lieux communs hagiographiques : la Vie propose un tableau topique des vertus, fait la promotion d’une sainteté propre à la vie conventuelle cloîtrée (contemplation, oraison, Imitation du Christ, obéissance à la Règle). Témoignages de bonne vie, épreuves spirituelles et épisodes miraculeux y sont exposés pour susciter l’admiration, tout en soulignant l’orthodoxie de la carmélite, sa proximité avec les modèles vertueux prônés par le programme tridentin. La Vie adopte 7 Dans sa lettre de 1628 « à la Reyne mère du roy », Bérulle déclare : « Votre Majesté a voulu me commander et par diverses fois d’en faire dresser la Vie et la faire imprimer », La Vie de Sœur Catherine, f. 11 r°. La pagination sera celle de l’édition de 1628, sinon on précisera comme suit : La Vie de Sœur Catherine, 1656. 8 Les biographies publiées dans les années 1620 promeuvent des modèles conformes au profil des causes françaises défendues alors à Rome, voir Éric Suire, « La sainteté à l’époque moderne. Panorama des causes françaises, XVI e -XVIII e siècles », Mélanges de l’École française de Rome, 110, 2 (1998), p. 921-942. Le Carmel réformé avait été introduit en France en 1604 grâce aux efforts du cercle Acarie. 9 Sur cette querelle, voir Stéphane-Marie Morgain, Pierre de Bérulle et les Carmélites de France, Paris, Cerf, 1995. Suscitée par le régime de gouvernement établi pour le Carmel réformé sur le sol français, la polémique vise Bérulle, accusé de vouloir construire un Carmel « national », infidèle à l’esprit thérésien. L’arrivée des carmes en France en 1611 réveille la querelle, certains couvents décidant de s’affranchir de la juridiction bérullienne pour se mettre sous l’autorité des carmes. La Vie insiste en revanche sur l’obéissance due aux supérieurs français, ainsi p. 98-99 : « Et pour le regard de nos Reverends Peres Superieurs, qu’il a pleu à sa Saincteté nous donner pour le gouvernement de nostre Ordre en France, il ne se peut dire l’honneur qu’elle leur portoit. […]. Durant ces grandes traverses de l’Ordre, […] Elle disoit souvent, ô mon Dieu, seroit il bien possible que les esprits malins […] eussent puissance de nous les oster, et l’union que tous les Monastères doivent avoir à eux ». Antoinette Gimaret PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0014 272 par ailleurs un schéma providentiel repérable 10 , qui en soutient le déroulement chronologique : à 6 ou 7 ans, sa vocation religieuse est déclenchée par la lecture de la vie de Catherine de Sienne 11 . À 8 ans, elle s’adonne à l’oraison et prend le Christ pour époux. À 9 ans, elle fait vœu de virginité. Sa vocation est (toujours topiquement) contrariée par ses parents. Entrée enfin chez les carmélites, elle vainc les tentations diaboliques qui troublent son noviciat et fait profession. Tout le récit repose explicitement sur une logique de prédestination, « Dieu preparant cette ame peu à peu à la grandeur de ses voyes […]. Il l’acheminoit à ses desseins, qui estoient de la faire entrer dans sa vie sainte & souffrante 12 ». Ses progrès dans la sainteté suivent en effet un schéma imitatif révélé par les souffrances du corps, qu’il s’agisse des mortifications volontaires ou de l’expérience de la maladie. Elle exprime dès l’enfance un « désir du martyre », trouve ses délices dans l’imitation de la croix, pratique la discipline, endure volontairement le froid et les veilles, modelant son corps dans le souvenir des douleurs de la Passion. Les maladies permettent de la même façon son adhésion totale aux souffrances de la Croix, le corps fonctionnant comme creuset de ressemblance. L’insistance portée sur les détails cliniques, par exemple ceux de l’hydropisie 13 , équivaut à un processus de reconnaissance de la figure, en lien avec des modèles de sainteté souffrante reconnus. Enfin sa mort est sainte, son corps ne dégage aucune mauvaise odeur « contre ce qui est ordinaire » ; au contraire « cette religieuse sentoit fort bon 14 ». L’accumulation de topoï hagiographiques sert à démontrer l’évidence d’une sainteté, les anecdotes édifiantes recueillies étant rendues d’autant plus probantes par l’insertion de paroles rapportées, ainsi à propos de ses austérités précoces : Quand on luy parloit de ses penitences, luy disant qu’elle se feroit mourir, elle respondoit comme toute estonée ; Quoy y a t il de la peine à faire quelque chose pour Dieu ? ce qu’on souffre pour luy n’est pas souffrance, mais delices : car elle ne les trouvoit qu’en la croix 15 . 10 Voir Jacques Le Brun, « Conversion et continuité intérieure dans les biographies spirituelles françaises du XVII e siècle », dans id., Sœur et amante. Les biographies spirituelles féminines du XVII e siècle, Genève, Droz, 2013, p. 43-59. 11 « […] ne prenant plus d’autre estude que celle de saincte Catherine de Sienne », La Vie de Sœur Catherine, p. 4. 12 Ibid., p. 23-25. 13 « Elle avoit les jambes fort enflées et n’avoit plus forme de corps à cause que l’enfleure lui montoit jusques à l’estomach, et luy couvroit toutes les hanches », ibid., p. 41. 14 Ibid., p. 125-126. 15 Ibid., p. 9-10. La Vie de Sœur Catherine de Jésus PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0014 273 Ce dolorisme mais aussi l’héroïcité de ses vertus participent des preuves sanctifiantes, auxquelles s’ajoute l’abondance des grâces extraordinaires reçues : don d’oraison, don de prophétie 16 , don d’intercession 17 , don de discernement des esprits. Ses visions et révélations privées permettent de donner légitimité et charisme à de nouvelles pratiques dévotionnelles que le Carmel promeut alors, centrées sur les mystères du Christ, notamment du Christ Enfant : Elle a veu de très grandes choses sur les mystères de notre foy […] principalement ceux ausquels Dieu l’avoit particulièrement attirée à reverer comme ses souffrances & sa saincte enfance sur laquelle elle a receu plusieurs fois de grandes & extraordinaires lumieres 18 . Dans cette dévotion à l’Enfance du Christ, développée encore plus explicitement dans le Recueil des pieux escrits 19 , l’influence de Bérulle, son supérieur mais aussi son directeur spirituel, semble essentielle, de même qu’il influencera plus tard la carmélite Marguerite du saint Sacrement, propagandiste de la dévotion à l’Enfant Jésus dans les années 1640. Catherine de Jésus reprend en effet les principes de la spiritualité bérullienne d’adhérence aux états du Christ, le texte précisant : « Les sentiments ont esté en elle par un long temps, & en diverse maniere, & non seulement de cette divine enfance, mais des autres estats de sa vie 20 ». Rappelons que, dans son Discours de l’état et des grandeurs de Jésus (1623), Bérulle développe l’idée selon laquelle la perfection consiste à adhérer au Christ par l’imitation de ses différents états. La Vie permettrait de diffuser, à travers la célébration de Catherine de Jésus comme figure exemplaire, des pratiques spirituelles et dévotionnelles encouragées par les supérieurs français de l’ordre et d’en démontrer l’orthodoxie 21 . Enfin le texte souligne la réalité d’une fama 16 Ainsi ibid., p. 74 : « Elle veit beaucoup de choses qui concernoient l’estat de nostre Ordre ». 17 Dieu la « charge des besoins de la France » troublée par les guerres de religion, ibid., p. 91. 18 Ibid., p. 31. 19 Voir les « pratiques intérieures » consistant à se dédier à l’Enfance du Christ, Recueil des pieux escrits, p. 21-23. 20 Ibid., p. 88. 21 Les lettres à Bérulle publiées en 1656 jouent le même rôle, ainsi La Vie de Sœur Catherine, 1656, lettre 1 p. 306 : « Je vous dirai […] une petite dévotion qui m’est venue en pensée de faire durant cet Advent. C’est d’estre en retraite d’icy à Noël pour honorer l’estat secret du Fils de Dieu enclos et caché dans sa très sainte Mère et en l’honneur des neuf mois qu’il y a demeuré, de faire tous les jours neuf heures d’oraison ». En marge, ce commentaire : « Excellentes pratiques de piété pour le temps de l’Advent ». Antoinette Gimaret PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0014 274 sanctitatis, rendue d’autant plus crédible par la convocation de témoins prestigieux 22 . Les dernières pages de la biographie insistent sur l’efficacité de son intercession pour opérer des guérisons ou sauver des âmes et annoncent le témoignage à venir de l’évêque de Belley « poussé » par l’inspiration divine à proclamer sa sainteté 23 . Les pieux escrits de 1625 évoquent aussi la circulation de reliques 24 . C’est donc un surcroit de prestige qui est espéré pour le Carmel par cette publication, pensée comme un moyen efficace d’attirer de nouvelles recrues pour les deux couvents parisiens. En effet, à travers la sainteté de Catherine de Jésus, c’est celle de l’ordre tout entier qui est suggérée, comme en atteste cette prophétie, révélée dans une extase : Comme d’une profondité d’esprit, elle dit ces paroles : Le comencement de cet Ordre a esté très bon, le milieu encores meilleur & la fin sera plus saincte […]. Comme la Mere luy demanda, Pourquoy dites vous cela ? Elle luy respondit, Dieu m’oblige à vous le dire, mais je n’en sçais pas davantage 25 . L’ouvrage semble avoir été un succès, comme en témoigne la fréquence des éditions, bénéficiant sans doute au milieu du siècle de la réputation de sainteté de la biographe, elle-même célébrée dans une Vie édifiante 26 , et d’un parallèle avec Marie de l’Incarnation, à laquelle elle finit par se substituer comme protectrice de l’ordre 27 . La biographie, ainsi cautionnée par l’institution, a une visée claire d’édification envers le collectif, comme l’explicitent les dernières lignes du récit 28 . Elle confirme la promotion par l’Église tridentine de figures récentes de sainteté, dont l’exemplarité est 22 Ainsi Marie de l’Incarnation, elle-même candidate à la sainteté, dont le procès de l’ordinaire s’est déroulé de 1621 à 1627 : « La bienheureuse sœur Marie de l’Incarnation m’a dit beaucoup de fois en ce mesme temps, que l’Ordre estoit bien heureux d’avoir cette bonne ame », La Vie de Sœur Catherine, p. 21. 23 Ibid., p. 132. 24 Ceux qui ont eu « recours à elle […] ont escrit au monastère où elle est morte pour avoir quelque chose et le porter par dévotion : en sorte que tous ses Chapellets, Images, Medailles, et habits ont esté tous distribués », Recueil des pieux escrits, p. 104-106. 25 Ibid., p. 95-96. 26 Voir n. 1. L’édition de 1656 la désigne comme « Bienheureuse ». 27 La fin de l’« Avis sur la première Edition de la Vie de Sœur Catherine de Jésus » de l’édition de 1656, déclare : « Dieu luy avoit donné un droit de Mère sur toutes les Carmélites de France ». 28 « Plaise à Dieu nous rendre dignes d’imiter les vertus d’une si sainte Religieuse », La Vie de Sœur Catherine, p. 132-133. La Vie de Sœur Catherine de Jésus PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0014 275 jugée supérieure, et répond au désir d’anticiper sur une reconnaissance canonique. 2 Dévoiler l’intimité mystique Mais la Vie de Catherine de Jésus se caractérise en même temps par l’absence de faits saillants, passant insensiblement de l’enfance à la vocation, puis à la vie cloîtrée enfin à la mort exemplaire, sans chapitres distincts, avec peu de repères chronologiques ou d’actions manifestes. Elle met en avant une donnée expérimentale irréductible en partie à l’institution, raconte ce que l’hagiographie ne raconte pas ou ne veut pas entendre, ce que Jacques Le Brun appelle « le fonds obscur 29 », c’est-à-dire la part de l’expérimental mystique non canonique, la biographe tentant surtout de rendre compte « d’effets », d’opérations ou d’états ne traduisant rien d’autre que la familiarité à Dieu : Ce que je dis de cette saincte ame lui arrivoit depuis l’effect dont nous devons parler, où Jésus Christ tiroit l’ame de cette bonne sœur dans la sienne […]. L’on a trouvé un billet d’elle escrit de sa main où il y avoit : Je porte un effet de Dieu si penetratif et si grand qu’il consomme mon ame et mon esprit. Dieu voulant destruire en elle ce qui estoit d’elle-mesme pour faire des effects cachez et divins 30 . La mystique se voulant une science expérimentale, la biographie, à l’écart de l’hagiographie officielle, propose en effet le récit d’une expérience et constitue ainsi, souligne toujours Le Brun, « la vérité d’un intérieur […] inaccessible même au confesseur en tant que représentant d’une Église 31 ». Ce glissement du canonique vers l’expérimental, qui pourrait aussi s’expliquer par une imprégnation bérullienne évidente, a pour conséquence la description d’« états » mystiques plutôt que de faits : Catherine de Jésus agit peu ; elle sent, elle pâtit, elle est occupée à Dieu, elle en souffre les opérations, la biographie retraçant un itinéraire invisible (ou presque) aux yeux du monde, par lequel le sujet s’éprouve et se transforme par la rencontre avec le divin en soi, expérience qui fait la vraie sainteté. Cette fami- 29 Le Brun, Sœur et amante, p. 71-72. 30 La Vie de Sœur Catherine, p. 34 et p. 48-49. Ce mouvement paradoxal conjuguant sortie hors de soi et opération de Dieu en soi est assez topique dans la mystique, qui comprend l’union à Dieu dans une dynamique d’inclusion toujours réversible (le mystique se fond en Dieu en même temps qu’il se l’incorpore). D’où l’idée d’une intimité qui suppose à la fois intériorisation et extériorisation, Dieu étant, en chacun, le plus intime. 31 Le Brun, Sœur et amante, p. 74. Antoinette Gimaret PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0014 276 liarité spirituelle est savourée dans un espace clos (celui du couvent, de la cellule, de la clôture du corps), d’où l’insistance portée dans le texte sur les lieux retirés, propices au recueillement. Catherine de Jésus, dès l’enfance, « ne sortoit plus de son logis que pour aller à l’Eglise et estant de retour elle s’enfermoit dans une chambre 32 ». Cette dynamique de retraite encourage l’intériorisation de certains lieux communs hagiographiques, ainsi de la spiritualité d’imitation dont les marques visibles se métamorphosent en souffrances intérieures : En la sepmaine saincte elle faisoit de grandes devotions & pour l’ordinaire, en ces jours là, elle souffroit beaucoup : Et Jésus Christ luy imprimoit quelque chose de ses angoisses, de ses douleurs luy en faisant cognoistre par cette expérience plusieurs choses secrettes, cachées et très particulières […]. Je diray donc qu’en ce temps, Jésus Christ […] prit possession d’elle, la marquant de sa marque […]. Et cela que je dis, qu’elle fut marquée de sa marque, ce sont les propres termes qu’elle me dit et je ne puis pas exprimer ce que c’estoit cela, sinon que c’estoit un effect de Dieu en l’ame qui luy estoit montré en qualité de marque ou de cachet, imprimé au plus intime d’elle-mesme 33 . À la plaie sanglante se substitue une trace douloureuse insoupçonnable, qui assure une connaissance expérimentale de la Passion, assure la jouissance d’une intimité mystique comprise comme union immédiate de l’âme avec Dieu. La souffrance ne disparaît pas mais se déplace sur une géographie interne, indépendante de toute visibilité, celle des « croix intérieures » et des « souffrances spirituelles 34 ». Dans ce cadre, le corps malade, dont les signes continuent d’être exhibés, fonctionne comme un corpscouverture servant à dissimuler une expérience extatique qui doit demeurer cachée, ainsi lorsque Catherine de Jésus souffre des secrètes opérations de la grâce : « En cest estat elle ne pouvoit parler que fort peu, ce qui néanmoins ne paraissoit pas, le cachant sous ses maladies, hormis à ceux à qui elle rendoit compte d’elle-même 35 ». Sous l’évidence du symptôme, il y a une expérience spirituelle qui se dérobe. Ces éléments créent dans le texte un effet de profondeur, mettent en lumière le rôle essentiel joué par la biographe qui, en tant que « secrétaire », constitue un intermédiaire entre intérieur et extérieur permettant la communication spirituelle. D’où le recours abondant au procédé citationnel, à l’insertion de discours à la première 32 La Vie de Sœur Catherine, p. 12. 33 Ibid., p. 32-33 et p. 45-46. 34 Voir Benedetta Papàsogli, Le fond du cœur. Figures de l’espace intérieur au XVII e siècle, trad. par Claire Silbermann et Marie-Pierre Benveniste, Paris, Champion, 2000. 35 La Vie de Sœur Catherine, p. 54. La Vie de Sœur Catherine de Jésus PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0014 277 personne comme moyen d’accès à cette intériorité mystique dérobée. En effet, l’expérience, intériorisée, ne peut plus s’attester que dans la parole de témoignage : « Cette ame estoit en des travaux incomprehensibles. On a trouvé ces paroles escrites de sa main, qui en declarent quelque chose ; Je suis toute pleine de tourmens 36 ». Si l’agir sanctifiant peut se décrire de l’extérieur, l’intériorité cachée, dépourvue de signes, pour être transmise et célébrée, réclamerait le discours autobiographique comme moyen d’accès. D’où l’insertion systématique, dans la Vie, de passages à la première personne et la publication (à part, en 1625, puis avec la Vie dès 1628) des « dits et écrits » de la religieuse, qui égalent en volume la biographie ellemême 37 . C’est d’ailleurs une curiosité croissante pour les « dispositions intérieures » de la sainte qui a justifié cette publication particulière, comme le souligne l’avant-propos : les premiers lecteurs de la Vie « ayant pris goust à ce petit discours et à lire les travaux et les vertus de cette bonne ame, ont désiré que l’on y adjoustat ce que l’on pourroit recouvrir d’elle 38 ». L’ « Avis » de 1656 souligne également les efforts faits par Madeleine de saint Joseph pour réunir avant sa mort d’autres traces manuscrites pour enrichir la Vie. L’insertion de paroles personnelles n’a plus pour fonction d’illustrer les vertus de la sainte par la fixation de répliques édifiantes mais de mettre en avant un « récit d’expérience » à la première personne, l’alliance du témoignage direct et du texte autographe garantissant l’authenticité de la Vie, comme le souligne la préface : Ce peu qui a esté remarqué icy, a esté escrit par une Religieuse du Monastere de la Mere de Dieu, de l’ordre des Carmelites, estably dans la ville de Paris, par la cognoissance qu’elle a euë de cette bonne sœur et de quelques papiers qu’elle a trouvez escrits de sa main 39 . La biographie repose de ce fait sur une alternance constante du « elle » et du « je », faisant entendre une autre parole et une autre autorité, celle du sujet d’expérience, ainsi quand Catherine de Jésus s’unit à la croix du Christ : Elle disoit, je me suis veuë morte, ô ! Je n’estois plus en la terre : recommençant ces paroles-là plusieurs fois. Il s’est trouvé un petit papier, escrit de sa main, que je croy devoir mettre icy, où elle parle de ces dispositions, & de quelques effets de Dieu, qui se sont passez en elle, on ne 36 Ibid., p. 55. 37 La biographie fait 133 pages dans les premières éditions, le Recueil des pieux escrits une centaine de pages. Dans l’édition de 1656, la Vie est augmentée mais ne constitue que la moitié du volume global. 38 Recueil des pieux escrits, p. 3-4. 39 La Vie de Sœur Catherine, préface, f. 1 r°-v°. Antoinette Gimaret PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0014 278 sçait pas en quel temps. Elle dit donc ainsi. Un jour je me trouvay interieurement en un grand delaissement de Dieu, & voyois mon ame toute seule, & abandonnée de luy. Je pâtis beaucoup en ce delaissement, apres quelque temps tout se passa […] me semblant que je me voyois comme morte, mon ame séparee de moy, & : comme crucifiée 40 . On peut noter ici le va et vient entre première et troisième personne, la présence conjointe de l’oralité et de la trace manuscrite. Le texte fonctionne comme autohagiographie, l’exposé des grâces reçues intérieurement prenant la forme d’un discours où le sujet tente, par le recours aux tournures comparatives ou à la modalisation, de donner un nom à son état intérieur. Ailleurs, c’est par un travail sur les synonymes, les comparatifs, la différenciation modale ou les connecteurs logiques, que la mystique, et sa confidente-exégète, s’efforcent d’expliquer l’état d’abandon que le Christ lui imprime en l’âme : Cela faisoit en elle un effet si grand, & si extreme qu’elle croyoit retourner au neant, exprimant sa peine, tantost par le nom d’aneantissement, mais plus ordinairement par celuy de privation, luy semblant que Dieu luy faisoit porter un retirement de luy qui luy estoit insupportable, non pas qu’elle veist que Dieu se retirait d’elle par la grace necessaire à salut, ny par aucune sorte de grâce, mais c’estoit une maniere de privation, dont Dieu usoit sur elle. […] On a trouvé un petit papier escrit de sa main, où il y a ces paroles : Je vois que mon ame doit estre reduite à n’avoir plus qu’un consentement au regard de Dieu. Elle vouloit dire, je vois que tout doit estre aneanty en moy, excepté un acte de consentir au vouloir de Dieu. Et elle poursuit. C’est à dire que je seray une chose toute consommee 41 . Ailleurs encore, à propos de son appartenance au mystère de l’Enfance du Christ, dont elle se dit incapable de définir les effets, la biographe se contente de citer un fragment autographe, qui se substitue à toute explication 42 . Nicholas Paige, dans son ouvrage Being Interior 43 , souligne que la promotion de l’intériorité au XVII e siècle serait liée à la valorisation du discours subjectif de l’expérience dans les textes spirituels, valorisation s’illustrant précisément par l’insertion de fragments autobiographiques. Ce glissement de l’hagiographie vers l’autohagiographie permettrait, en favo- 40 Ibid, p. 57. 41 Ibid., p. 65-68. 42 « Cet effet fut opéré par Jesus, comme enfant, lequel la prit à luy pour appartenir au mystere de son enfance […]. L’on a trouvé dans un petit papier escrit de sa main du 30 Juin 1615. J’ay receu par l’enfance de Jésus Christ quelque grace en luy, & par luy », Ibid., p. 46. 43 Nicholas Paige, Being Interior. Autobiography and the Contradictions of Modernity in Seventeenth-Century France, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 2001. La Vie de Sœur Catherine de Jésus PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0014 279 risant un discours sur les états intérieurs, de faire entendre un autre contenu (une « science des saints », qui n’est pas la théologie) et de donner accès à une intériorité cachée, de faire entendre la voix et la volonté du sujet : « Nous avons trouvé d’elle un papier escrit où elle parle ainsi : je consens & donne ma volonté à Dieu, à ce que ses volontez soient accomplies en moy, en toutes les manieres qu’il luy plaira 44 ». L’autographe possède une valeur contractuelle, fonctionne comme une réitération des vœux religieux, ainsi quand elle confirme le désir de se perdre pour Dieu : Sur lequel desir nous avons trouvé ces paroles-escrites de sa main, Je desire honorer ces paroles de Jésus Christ, Qui veut sauver son ame la perdra ; & qui perdra son ame pour moy la sauvera : Je veux donc perdre ainsi mon ame ma veuë, & ma lumière pour la sauver 45 . L’enjeu n’est pas seulement celui de la preuve documentaire, dont l’hagiographie nouvelle, à partir des années 1620, use contre la légende 46 , mais celui d’un transfert d’autorité : contre l’autorité institutionnelle et la tradition scolastique, le recours croissant à la première personne soulignerait l’autorité nouvelle donnée à l’expérience personnelle, qui l’emporterait sur les actes comme marques visibles de la vertu. Ce qui fait le saint c’est bien la communication secrète avec Dieu et non pas les exercices extérieurs, l’hagiographie moderne devant prendre cela en compte pour devenir « intérieure » en recourant aux fragments personnels. Constitués eux-mêmes en recueil dès 1625, ces fragments certifient la réalité d’une autorité par laquelle Catherine de Jésus, de dirigée, devient elle-même directrice. Le lecteur passant de la Vie aux « pieux écrits » puis aux lettres spirituelles, voit cette autorité se confirmer 47 ainsi que la dimension de la carmélite comme auteure, l’encadrement biographique initial ayant rendue plus acceptable la réception de ces « dits » mystiques féminins 48 . 44 La Vie de Sœur Catherine, p. 23. 45 Ibid., p. 113. 46 Voir Sophie Houdard, Marion de Lencquesaing, Didier Philippot, « Lire et écrire des Vies de saints : regards croisés XVII e / XIX e siècles », Les Dossiers du Grihl, (2015), en ligne : http: / / dossiersgrihl.revues.org/ 6322 (consultée le 14 mars 2022). 47 Le Recueil des pieux écrits propose 27 « lettres à quelques personnes pieuses ». L’édition de 1656 ajoute, outre les lettres à Bérulle, d’autres lettres inédites adressées à des hommes d’Église, que la religieuse conseille sur leurs « dispositions spirituelles ». 48 Selon Paige, Being interior, p. 71 : « It was via its incorporation into hagiographic works that the writing of religious women found a public outside of the convents ». Antoinette Gimaret PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0014 280 3 Problématique de la preuve Mais raconter la sainteté comme expérience vécue d’une intimité à Dieu suppose un autre rapport à la preuve, opérant le passage d’une figuration visible du vrai à l’énonciation d’une vérité intérieure selon un sujet. Si l’intimité à Dieu ne peut pas se voir, seul le recours au discours direct permet d’en rendre témoignage dans l’après-coup. On passe donc, avec l’autohagiographie, de la vérification (des faits sanctifiants) à la véridiction (reposant sur la parole à la première personne d’un sujet qui authentifie l’expérience) : Catherine de Jésus dit expérimenter la présence de quelque chose, la disparition du visible proprement dit s’opérant au profit d’une présence que l’on perçoit sans pouvoir se la figurer, porteuse d’une intimité plus grande car sans médiation 49 . La biographie spirituelle défend en effet l’idée selon laquelle la plus grande réalité n’est pas du côté du visible (rapporté à la seule apparence) mais du côté de ce qui est hors de vue, de même que l’Incarnation suppose un mode particulier de présence qui s’affirme moins dans sa visibilité que dans son retrait. La sainteté la plus véritable est celle qui ne se voit pas : Dieu l’esleva en une vie intérieure si grande et si particuliere que l’on en peut dire que peu de choses, parce que les plus grandes en estoient cachées, Dieu ne voulant pas descouvrir au monde les secrets qu’il met dans ses saincts 50 . D’où la difficulté à faire preuve dès lors qu’il s’agit de raconter une expérience sans contenu visible : Catherine de Jésus est en apparence inactive, pourtant elle est toute « consommée par les effets et les efforts intérieurs de la grâce de Dieu 51 ». En outre, cette expérience qui ne se voit plus, souvent ne sait plus ni s’expliquer ni se décrire : Quelque fois ce qui se passoit en elle en un moment, elle estoit plus d’une heure à l’expliquer tant c’estoit chose intime et eslevée ; Et encore elle disoit qu’elle n’avoit rien dit en comparaison de ce que c’estoit […] & quelquesfois elle ne pouvoit dire qu’un mot 52 . En effet, le mode d’intervention de Dieu est tenu secret pour la mystique elle-même, Dieu intervenant en une région de son âme qui lui demeure cachée : 49 Frédéric Cousinié, « Images et contemplation dans le discours mystique du XVII e siècle français », XVII e Siècle, 230 (2006), p. 23-47. 50 La Vie de Sœur Catherine, p. 51. 51 Ibid., p. 102. 52 Ibid., p. 38. La Vie de Sœur Catherine de Jésus PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0014 281 Elle dit dans un papier que l’on a trouvé escrit de sa main : Je sens que toutes les puissances de mon ame sont hors de leurs operations, et sont occupées sans que je cognoisse cette operation, […] ce qui s’opere en moy se fait sans moy, et sans que je le voye ni que j’en ay cognoissance 53 . La biographie instaure ainsi un régime paradoxal de preuve qui repose sur le secret : la sainteté est d’autant plus réelle qu’elle n’est pas vérifiable (ainsi des blessures invisibles, de l’extase cachée) ; l’expérience mystique authentique est celle qui échappe à toute révélation, de même que la biographie sera d’autant plus crédible qu’elle sera lacunaire. Il y a à cet égard une concordance entre le mode d’écriture de la Vie et ce que les pieux escrits donnent comme conseils spirituels : il faut savoir s’abandonner à ce qui ne se voit pas, plus qu’aux aides visibles et sensibles de Dieu : Le bien de la Croix ne consiste pas en ce que nous le voyons ou le sentions, il ne laisse pas d’estre lors qu’il nous est incogneu, et je puis dire avec vérité que la grâce de la Croix est d’autant plus grande en l’ame que moins son excellence est cognuë et ressentie d’elle 54 . Attestant « d’une autre vérité que celle de l’évidence 55 », la biographie promeut un dispositif de croyance qui, comme tel, échappe à toute idée de vérification, de même qu’il ne s’agit pas de vérifier la présence réelle du Christ dans l’Eucharistie mais d’y croire, le discours devenant la seule attestation possible d’une expérience invisible qui échappe à la connaissance même du sujet. Mino Bergamo, dans L’anatomie de l’âme 56 , rappelle l’existence d’une topologie mystique délimitant dans l’âme le lieu où situer les grâces les plus élevées. Or ce lieu de l’union avec le divin est le plus souvent désigné comme le lieu le plus inaccessible. Ainsi Catherine de Jésus est-elle conservée dans l’ignorance de ce qui se passe en elle. Dans l’extase, « il ne lui restait rien d’elle dont elle put user, selon le cours et l’usage ordinaire que nous avons de nous-mêmes 57 ». La carmélite ajoute : « Il me semble porter quelque secrette occupation, mais qui m’est tout à fait incogneuë 58 ». Loin de transmettre un contenu, la Vie, même si elle donne aux « opérations de Dieu » des précisions de date, de durée ou de 53 Ibid., p. 113. 54 Recueil des pieux escrits, lettre 15, p. 73-74. Voir aussi lettre 25, p. 98 : « Au temps où vous le voyés et le sentés le moins c’est lors que sans cesse il vous regarde et establit en votre ame son amour ». 55 Le Brun, Sœur et amante, p. 129. 56 Mino Bergamo, L’anatomie de l’âme de François de Sales à Fénelon, Grenoble, Millon, 1994. 57 La Vie de Sœur Catherine, p. 72. 58 Recueil des pieux escrits, lettre 18, p. 79-80. Antoinette Gimaret PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0014 282 fréquence 59 , se borne donc souvent à signaler des états du sujet, sans les expliquer pour autant. Le Brun le souligne : « Ce qui se dit dans les biographies c’est moins un contenu […] que l’acte de dire […], ce que ces femmes appellent une “expérience” ». Si la Vie promet la révélation d’un secret, ce qui l’emporte in fine c’est l’aveu d’un impossible dévoilement, qui est précisément le signe (la preuve) de la familiarité de la religieuse avec Dieu, « signe non de l’échec d’une rencontre mais de sa réussite par l’insuffisance même des moyens d’en rendre compte 60 ». De ce fait, le discours est ici moins explicatif ou descriptif que tautologique ; les fragments autographes valent comme constat, ressassement ou redite, leur dimension étant largement déceptive : Et nous disoit quelquesfois : Depuis ma conversion […] je ne suis jamais sortie de la présence de Dieu, quelque long temps que je sois demeurée à l’Eglise, je ne suis point sortie de cette sorte de présence sensible de Dieu. Et luy demandant s’il ne luy arrivoit jamais de distraction, elle nous respondoit que non, mais qu’elle estoit toujours occupée dans cette présence-là 61 . La parole inspirée, si elle s’extériorise, témoigne souvent moins d’une révélation que d’un écart impossible à combler entre les termes eux-mêmes (répétitifs) et leurs effets (sublimes mais impossibles à expliquer) 62 . Dès lors, il faudrait revenir sur la valeur à accorder à ces passages à la première personne, qui valent moins comme accès à un contenu discursif caché (les secrets de Dieu) que comme symptômes d’une présence qui vient bouleverser le sujet, légitimant une parole troublée, bégayante, tautologique ou 59 « A l’age de vingt et un à vingt-deux ans, environ les festes de Noël, elle eut de fort grandes et continuelles occupations de Dieu qui luy duroient quelquesfois trois ou quatre heures par jour », La Vie de Sœur Catherine, p. 38-40. 60 Le Brun, Sœur et amante, p. 24 et p. 26. 61 La Vie Sœur Catherine, p. 6. Le Recueil des pieux escrits recopie « un petit mémoire des jours auquels elle avoit receu grace particulière de Dieu » (p. 17-20). Il s’agit d’une liste de dates, indiquant parfois l’heure ou le lieu et le saint à l’origine de la grâce. Mais on ne sait pas de quelle grâce il s’agit, quel est possiblement son effet. 62 Ainsi La Vie de Sœur Catherine, p. 52 : « Cette bonne Sœur eut un jour un effect de Dieu si puissant qui la forçoit de parler, en sorte qu’elle fut une heure dans le jardin sous une treille, marchant tousjours, & disant ces paroles : Dieu met en moy sa puissance, Dieu met en moy sa sapience, & sa science : recommençant continuellement les mesmes paroles, & se passant en elle de grands effets, lesquels elle ne peût jamais dire ». La Vie de Sœur Catherine de Jésus PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0014 283 métaphorique plutôt que descriptive 63 . Ces fragments valent aussi et surtout, dans un texte publié peu de temps après la mort, comme reliques 64 , mémoire vive garantissant la présence de ce charisme efficace qui dit la vraie sainteté. D’où l’insistance portée sans cesse sur la matérialité du papier manuscrit qui, renvoyant à la main qui l’a écrit, à la chair avec laquelle il a été en contact 65 , permet, par contiguïté, de donner à la biographie ellemême la valeur d’une relique et de combler ainsi la perte du corps saint disparu 66 . 4 Conclusion On peut souligner in fine que le pari fait ici est bien d’affirmer la sainteté de Catherine de Jésus à partir de l’absence d’évidence, la biographie n’étant pas de l’ordre du contrôle documentaire ou de la preuve textuelle mais de la conviction à croire : « Or de dire en quel estat estoit l’ame là-dedans, [...] j’ay dit dès le commencement n’en pouvoir parler : il suffit de dire que cela a esté et qu’il se verra au jour du jugement 67 ». Le renoncement à la démonstration opère au profit d’une révélation eschatologique, qui ne rentre pas dans le temps humain de la preuve (et de la procédure canonique), puisqu’en effet « les choses qui se passent dans les ames de Dieu, ne doivent pour la plupart estre cogneüs que dans le Ciel 68 ». La Vie publiée, qui se veut édifiante et promotionnelle, s’affiche donc paradoxalement comme lacunaire 69 . Ce dispositif vient redoubler l’exigence de dissimulation déjà à l’œuvre dans la plupart des Vies, qui doivent viser une canonisation toujours officieuse et, par prudence, minorer la part de l’extraordinaire afin de se rendre acceptables. 63 « Combien luy ay-je ouy dire de fois, ô abyme incomprehensible des secrets et des conseils de Dieu ! […] et elle disoit cecy avec de très grands sentiments de ce qui s’estoit passé en elle », ibid., p. 31-32. 64 Paige, Being interior, p. 84 : « First-person autobiographical testimony did no so much provide historical information as act as a relic ». 65 Le Recueil des pieux escrits précise, à propos « des paroles escrites de sa main » : « quelques-unes, elle les portoit sur elle », p. 3-4. 66 Voir Le Brun, chapitre V « À corps perdu », Sœur et amante, p. 105-130. 67 La Vie de Sœur Catherine, p. 77. 68 Ibid., p. 60. 69 « N’ayant escrit que l’ombre de ce que j’en sais, et de ce que ceux à qui elle se descouvroit en sçavent. Et si ils en sçavent peu au regard de ce qui en estoit, ceste ame ayant esté cachée à elle mesme et aux autres pour la plus grande partie », ibid., p. 72. Antoinette Gimaret PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0014 284 Mais si la Vie de Catherine de Jésus évite le spectaculaire scandaleux, c’est par un excès d’intériorisation qui met en crise la notion d’évidence et fait basculer la sainteté du côté de l’invérifiable. Cette aporie explique sans doute, outre des raisons de procédure et le nécessaire délai de cinquante ans entre la mort d’un candidat à la sainteté et l’instruction de son procès, l’échec de l’entreprise officielle de canonisation. La sainteté comme intimité mystique suppose non plus l’examen des preuves mais la valorisation d’un discours de l’expérience qui, d’une certaine manière, permet à la spirituelle de s’autoriser elle-même. Manque donc la dimension institutionnelle (alors que la cause de sa supérieure, Madeleine de saint Joseph, ira en 1789 jusqu’au décret super virtutibus). Manque aussi la dimension factuelle, à un moment où la fabrique juridique des saints nécessite un dispositif d’enquête. Il est frappant de voir à quel point la dernière édition de 1656 tente précisément de corriger ce double défaut : la dimension lacunaire du texte n’y est plus expliquée par des ressorts mystiques mais, plus prosaïquement par le fait que Madeleine de saint Joseph, accaparée par ses tâches en tant que supérieure, n’a pu consacrer à la rédaction du texte que quelques jours pris sur ses loisirs 70 . La Vie s’enrichit par ailleurs d’anecdotes édifiantes illustrant charité ou zèle missionnaire, au profit d’une sainteté plus visible et canonisable. Enfin l’éditeur ajoute à la fin du volume (p. 365-403) une liste des « assistances intérieures et extérieures obtenues par l’intercession de la bienheureuse sœur Catherine de Jésus » afin de « rapporter quelques preuves qui tesmoigneront cette vérité 71 ». Parmi ces témoignages, celui de l’évêque de Basas a déjà été exploité, précise le texte, dans le cadre du procès en béatification à Rome de Madeleine de saint Joseph 72 … On aurait ici, par le jeu de l’édition augmentée, une sorte de « rattrapage » de la démonstration initiale, mais qui n’a pas suffi, semble-t-il, à combler son manque de canonicité. 5 Bibliographie 5.1 Sources [Catherine de Jésus]. Recueil des pieux escrits et lettres de sœur Catherine de Jésus. Religieuse de l’ordre de nostre Dame du Mont-Carmel, estably en France, selon la reformation de nostre Mère saincte T de Jésus. Décédée au convent du mesme ordre, 70 « Par defaut de loisir, elle laissa cachée la plus grande partie des choses, que Jésus Christ nostre Seigneur avoit faites en cette sainte ame », « Avis », La Vie de Sœur Catherine, 1656, f. 3 r°. 71 Ibid., p. 364. 72 Ibid., p. 377. La Vie de Sœur Catherine de Jésus PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0014 285 dict de la Mere de Dieu, en la ville de Paris, le 19 février 1613 [sic], Toulouse, J. Boude, 1625. [Madeleine de saint Joseph]. La Vie de Sœur Catherine de Jésus, religieuse de l’ordre de Notre Dame du Mont Carmel, estably en France selon la Réformation de saincte Thérèse de Jésus, décédée au couvent du mesme ordre, dit de la mere de Dieu, en la ville de Paris le 19 février 1623, Toulouse, J. Boude, 1625 ; Paris, F. Dehors, 1626 ; 1628 ; 1641. [Madeleine de saint Joseph]. La Vie de Sœur Catherine de Jésus, religieuse du premier monastère de l’Ordre de Nostre-Dame du Mont Carmel, estably en France selon la Réforme de sainte Thérèse de Jésus, composée par la bienheureuse Mère Magdeleine de saint Joseph, première Prieure Françoise du mesme Monastère, quatriesme édition. Reveuë, corrigée sur l’original et augmentée de plusieurs Lettres et autres pieux Escrits, Paris, P. le Petit, 1656. 5.2 Études Bergamo, Mino. L’anatomie de l’âme de François de Sales à Fénelon, Grenoble, Millon, 1994. Brémond, Henri. Histoire littéraire du sentiment religieux en France [1916-1933], éd. François Trémolières, Grenoble, Millon, 2006. Cousinié, Frédéric. « Images et contemplation dans le discours mystique du XVII e siècle français », XVII e Siècle, 230 (2006), p. 23-47. Gimaret, Antoinette. « Le genre de la biographie mystique au XVII e siècle. Les particularités d’une hagiographie officieuse », dans Véronique Ferrer, Marie- Christine Gomez-Géraud et Jean-René Valette (dir.), Le discours mystique entre Moyen Age et première modernité, tome 3 « L’institution à l’épreuve », Paris, Champion, 2021, p. 537-562. Houdard, Sophie / Lencquesaing, Marion de / Philippot, Didier. « Lire et écrire des Vies de saints : regards croisés XVII e / XIX e siècles », Les Dossiers du Grihl, (2015), en ligne : http: / / dossiersgrihl.revues.org/ 6322 (consultée le 14 mars 2022). Le Brun, Jacques. Sœur et amante. Les biographies spirituelles féminines du XVII e siècle, Genève, Droz, 2013. Morgain, Stéphane-Marie. Pierre de Bérulle et les Carmélites de France, Paris, Cerf, 1995. Paige, Nicholas. Being Interior. Autobiography and the Contradictions of Modernity in Seventeenth-Century France, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 2001. Papàsogli, Benedetta. Le fond du cœur. Figures de l’espace intérieur au XVII e siècle, trad. par Claire Silbermann et Marie-Pierre Benveniste, Paris, Champion, 2000. Suire, Éric. « La sainteté à l’époque moderne. Panorama des causes françaises, XVI e -XVIII e siècles », Mélanges de l'École française de Rome,110, 2 (1998), p. 921-942. PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0015 L’hagio-historiographie à Port-Royal : littérature et nouveauté P ASCALE T HOUVENIN U NIVERSITÉ DE B REST L’hagiographie, sous la forme topique de la Vie de saint, est un genre littéraire qui se distingue, depuis sa création dans les Acta sanctorum, par sa stabilité au cours des siècles. Ses stéréotypes d’écriture participent d’une rhétorique de la preuve : la conformité du saint aux canons de la sainteté s’écrit dans des rubriques et une stylistique sujettes à de très faibles variations. Or, le milieu religieux et littéraire de Port-Royal a entièrement réassumé le genre tout en s’en émancipant, comme en témoigne l’immense gisement de textes que les propagateurs de la mémoire de l’abbaye détruite publièrent au XVIII e siècle dans les recueils dits Mémoires d’Utrecht et Vies intéressantes et édifiantes des religieuses de Port-Royal et de plusieurs personnes qui leur étaient attachées, ainsi que les grands Mémoires spirituels augustiniens des Solitaires Pierre Thomas Du Fossé et Nicolas Fontaine. C’est donc à une réévaluation du stéréotype de la Vie de saint comme preuve de sainteté et à sa mutation dans d’autres formes littéraires qu’invite l’œuvre de Port-Royal. En effet, l’exigence d’authenticité et de véridicité des preuves de sainteté promue par le Concile de Trente fut un principe unanime de l’hagiohistoriographie de l’abbaye. Comment, cependant, « narrer la sainteté », comme l’étudie dans ce volume Iris Roebling-Grau à propos de Thérèse d’Avila, afin que l’hagiographie puisse satisfaire à sa finalité édifiante ? L’existence de deux grands courants d’écriture distincts, l’un et l’autre conduits par un maître d’œuvre unique, Antoine Le Maistre, le premier disciple de l’abbé de Saint-Cyran, est un fait qui s’impose : un corpus de Vies de saints historiques et canonisés, d’une part, où le biographe est tenu de s’astreindre à une rigoureuse impersonnalité ; une œuvre immense d’hagiohistoriographie contemporaine d’autre part, propre à l’abbaye, fondée tout Pascale Thouvenin PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0015 288 au contraire sur l’expression personnelle, voire l’autobiographie 1 . Ces deux modalités de l’écriture hagiographique, dont l’histoire a commencé par un affrontement, représentent deux approches de la preuve de sainteté. Dans le cas de la première, l’impersonnalité du stéréotype littéraire est vue comme une garantie d’authenticité : c’est le cas du pilier de la vocation de Port- Royal, la Vie de saint Bernard, premier abbé de Clairvaux (1648) par Antoine Le Maistre, qui consiste en une traduction et une compilation des Vies du réformateur de Cîteaux les plus rigoureuses. Dans le cas de la seconde, c’est une synthèse originale entre hagiographie et autobiographie - dans les grands Mémoires des Solitaires et l’immense collecte des Vies contemporaines, de Solitaires, religieuses, laïcs hommes et femmes -, qui formule la preuve d’une sainteté contemporaine en donnant la parole à ses témoins. 1 Les deux abbés de Saint-Cyran contre Antoine Le Maistre : la « nouveauté » en débat 2 Si Port-Royal s’en était tenu au point de vue de Jean Duverger de Hauranne et Martin de Barcos, la seconde catégorie, l’hagio-historiographie de Port-Royal, n’aurait probablement pas vu le jour. La théorie de l’écriture de la sainteté des deux abbés de Saint-Cyran est le décalque de leur conception de la sainteté. En purs spirituels dont la vocation réside dans la méditation de la parole de Dieu, rompus à l’étudier sous la méthode exégétique du double sens, propre et figuré, ils ont tendance à établir une analogie entre l’écriture de la Vie de saint et l’Écriture sainte. Inspirés de Dieu, les actes des saints, selon le premier abbé de Saint-Cyran, nécessitent la médiation d’une plume de nature analogue. Les acta sanctorum, affirme-t-il, étant « des œuvres de la toute-puissance de Dieu et de son esprit », les Vies de saints « […] ne peuvent être bien écrites selon leur dignité qu’en Dieu qui 1 Pour une présentation d’ensemble de l’hagio-historiographie de Port-Royal et de l’autobiographie dans ses grands Mémoires (Claude Lancelot, Nicolas Fontaine, Pierre Thomas Du Fossé) voir nos études : « Port-Royal, laboratoire de Mémoires », Chroniques de Port-Royal, 48 (1999), p. 15-55 ; « Une mémoire en quête d’histoire. L’idée de « devoir de mémoire » chez les religieuses de Port-Royal », dans La Mémoire de Port-Royal. De la célébration eucharistique au témoignage, dir. Laurence Plazenet, Paris, Garnier, 2016, p. 199-239 ; « Un besoin d’écriture autobiographique », dans Nicolas Fontaine, Mémoires, ou Histoire des Solitaires de Port-Royal, éd. Pascale Thouvenin, Paris, H. Champion, 2001, p. 123-147. 2 Nous revenons dans le présent développement sur notre étude, « Mémoires et Vie des saints à Port-Royal : une écriture de la sainteté », dans Olivier Andurand, Philippe Luez et Éric Suire (dir.), Port-Royal et la sainteté, Paris, Vrin, 2019, p. 77- 92. L’hagio-historiographie à Port-Royal PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0015 289 les fait et qui en est l’auteur, et dans les âmes des saints dans lesquelles il les peint comme dans des livres vivants 3 . » Cette image d’un Dieu peintre, fréquente dans ses ouvrages, conçoit la représentation d’une manière iconique. Le sujet de la représentation est saint, l’acte même de peindre ainsi que la peinture le sont aussi, et le pinceau du peintre est tenu spirituellement par l’Esprit-Saint. La pensée des deux abbés se synthétise dans le précepte lapidaire et intransigeant qu’« il faudrait être saint pour travailler à la Vie des saints 4 ». Telle fut la mise en garde adressée à Antoine Le Maistre qui consulta Barcos sur un projet d’écriture des Vies des saints. Son objection radicale à toute intervention personnelle - à toute « composition », selon les propres termes de l’abbé - se fondait sur le soupçon très augustinien d’un moi mû irrésistiblement par la concupiscence. Confiants dans une traduction conçue comme un medium transparent garanti par la neutralité du traducteur, les deux abbés pensaient opposer le plus sûr des barrages au risque de l’expression personnelle en théorisant une hagiographie restreinte à la traduction des Vies reconnues par le magistère en raison de la sainteté de leurs auteurs ou du moins de leur autorité canonique. C’est ainsi que Barcos faisait lire à ses moines les Vies originales du chartreux Surius, humaniste allemand auteur d’une compilation dont il avait fait vérifier la sûreté 5 . C’est en conformité avec ce point de vue qu’Antoine Le Maistre composa sa Vie de saint Bernard (1648), une compilation de sa propre traduction des meilleures Vies, présentées dans un important « Avis au lecteur » où il suggérait la neutralité de sa position en assurant à propos du réformateur de Cîteaux qu’on lirait « le récit fidèle de ses actions et l’image fidèle de ses vertus et de sa conduite 6 ». De surcroît, les positions de théologie morale des deux abbés, entées sur la confiance dans la tradition, les conduisirent à refuser toute nouveauté. Claude Lancelot, qui devint le biographe du premier abbé après sa mort, relate l’interdiction absolue signifiée par l’instruction que feu M. de Saint-Cyran donna à quelques-uns de ses amis un peu devant sa mort. Car comme ils lui parlaient d’un homme de bien de qui on venait de publier la vie, considérant la coutume qui s’est introduite dans ces derniers temps d’écrire les vies de beaucoup de personnes de 3 Considérations sur les dimanches et les fêtes des mystères, et sur la fête de la Vierge et des saints, Paris, veuve Savreux, 1670, p. 193. Voir Denis Donetzkoff, « Saint-Cyran et la sainteté : “soyez parfaits, comme votre Père qui est au Ciel est parfait” », dans Andurand et al. (dir.), Port-Royal et la sainteté, p. 39-57. 4 Fontaine, Mémoires, p. 683. 5 Geneviève Delassault, Choix de lettres inédites de Louis-Isaac Le Maistre de Sacy, Paris, Nizet, 1959, p. 47 (Sacy à M. de Barcos, 17 janvier 1659). 6 Seconde édition, Paris, A. Vitré et veuve Durand, 1649, p. [24]. Pascale Thouvenin PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0015 290 dévotion, lesquelles ont paru quelque peu par-dessus le commun, et surtout de celles qui ont vécu dans les communautés, pour la gloire desquelles on a beaucoup de zèle, il déclara que cela lui semblait dangereux, et que s’il arrivait après sa mort que quelqu’un s’avisât de travailler à écrire sa vie, il croyait qu’il se lèverait du tombeau pour lui arracher la plume des mains 7 . Si l’opposition des grands spirituels à ce que l’on écrive leur biographie est topique, ce refus des biographies de religieux et de laïcs, sur lesquelles le Concile avait recommandé de faire porter un nouvel effort, condamnait par avance tout recueil de témoignages contemporains de sainteté et toute l’hagio-historiographie de Port-Royal à venir. Martin de Barcos justifia son veto à l’encontre de l’écriture d’une Vie des saints par l’emprise inévitable de la concupiscence sur un moi corrompu contaminant toutes ses œuvres, en invoquant l’inévitable péché d’« orgueil […] le plus inexcusable de tous » et la « vanité qui se glisse aisément dans les ouvrages les plus saints 8 ». Le Maistre sera encore défendu longtemps après sa mort d’avoir tenté de « faire des vies de saints toutes nouvelles », d’avoir renoncé à la traduction pour préférer une « composition » de sa propre invention. Sensiblement touché par le soupçon porté sur lui de n’avoir pas évité de « mettre des réflexions de lui-même » dans la Vie de saint Louis, il renonça à l’achever 9 . Or pour le Solitaire - ce fut un point de divergence crucial avec Barcos -, tout comme les Écritures, la vie d’un saint a besoin d’« explications » pour se rendre intelligible. Le débat sur l’écriture des Vies de saints recoupe ainsi celui qui opposa Port-Royal aux abbés de Saint-Cyran sur la traduction des obscura dans les Écritures. Pour Saint-Cyran et Barcos, Dieu ayant voulu les obscurités, il serait sacrilège de vouloir les élucider. Antoine Le Maistre et Isaac Le Maistre de Sacy, les traducteurs de la « Bible de Port-Royal » plaidaient au contraire pour un commentaire chargé de libérer l’intelligibilité du sens, enclos dans les obscura 10 . De manière analogue, en objectant que « chaque saint faisait comme un monde à part, et enfermait une providence et une économie de Dieu toute singulière, sans laquelle les Vies de saints ne sont point des Vies, mais des discours morts et sans vigueur 11 », Le Maistre considérait que la singularité absolue de l’action de la grâce dans la vie des individus exigeait un travail d’interprétation, une exégèse. L’énergie vitale du témoignage de vie chrétienne a besoin d’être libérée, faute de quoi elle 7 Claude Lancelot, Mémoires touchant la vie de M. de Saint-Cyran, Genève, Slatkine Reprints, t. 1, p. 9. 8 Lettre de Isaac Le Maistre de Sacy à Martin de Barcos, 17 janvier 1659, dans Delassault, Choix de lettres, p. 47. 9 Lettre de Sacy à Barcos, 17 janvier 1659, ibid., p. 47. 10 Fontaine, Mémoires, p. 406-407, 936-942. 11 Ibid., p. 684. L’hagio-historiographie à Port-Royal PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0015 291 n’est que stérile. Contrairement à ce que pensaient les abbés de Saint-Cyran, qui professaient un refus du commentaire au nom du respect intangible du sacré, si le sens ne va pas de soi, il appartient à l’intelligence de le dégager. On a reconnu dans cette opposition entre l’autorité (du texte, de la tradition) et les exigences de la raison l’un des principaux points de tension entre Barcos et Port-Royal 12 . Le Maistre objecta aussi une difficulté que ne paraissaient pas soupçonner les abbés de Saint-Cyran : contre le témoignage de vie chrétienne porteur de vie - « édifiant » -, le risque de perversion de la finalité édifiante en finalité nocive, d’une lecture non pas salvatrice mais mortifère, car ces Vies sans commentaires apparaîtraient alors comme non « point des Vies, mais des discours morts et sans vigueur, semblables en quelque sorte aux Vies de Plutarque, et capables seulement de produire les effets que produisent celles-là, c’est-à-dire de nuire plus que de servir, et d’affaiblir les âmes en les remplissant de vaines pensées et de vains mouvements 13 ». La référence aux Vies de Plutarque n’est pas neutre. La mère Angélique Arnauld rapporte dans son autobiographie que dans les périodes d’errance mélancolique de son jeune âge où elle douta de sa profession au point de la considérer comme « un joug insupportable » et de rechercher une échappatoire dans les divertissements, « au lieu d’avoir recours à Dieu », elle se mit, « pour [se] divertir, à lire les Vies de Plutarque et d’autres livres profanes 14 ». Les Vies de Plutarque sont dans la tradition morale chrétienne le parangon des vertus et des vices des païens et le repoussoir des écrivains chrétiens. C’est donc une terrible analyse que Le Maistre retourna à Barcos en lui objectant la contradiction de sa position. Dépourvues des commentaires qui en rectifieraient et réorienteraient la lecture dans le sens d’une imitation salutaire, les Vies de saints ne valent pas plus celles de Plutarque. Du point de vue de l’homme corrompu, à l’esprit et l’affectivité avides de néant, héros païens et héros chrétiens s’équivalent. C’est dans une souveraine et équitable indifférence morale que les uns comme les autres excitent l’orgueil et la vanité, assurant à la concupiscence un triomphe inévitable sur la déroute de l’humilité, condition de l’édification chrétienne. 12 Jean Mesnard, « Martin de Barcos et les disputes internes de Port-Royal », dans La Culture du XVII e siècle, Paris, PUF, 1992, p. 274-291. 13 Fontaine, Mémoires, p. 684. 14 Relation écrite par la Mère Angélique Arnauld sur Port-Royal, éd. Louis Cognet, Paris, B. Grasset, 1949, p. 35 et 37. Pascale Thouvenin PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0015 292 2 Hagiographie et littérature : la solution de Port-Royal Comment conjurer ces périls ? C’est en ouvrant une autre voie que Port- Royal tira l’hagiographie de l’impasse où la mettait une logique de prohibition du moi et de la nouveauté aussi solidement étayée. Tout en faisant fonds commun sur la théologie de la concupiscence, les Solitaires ont au contraire voulu proposer une littérature d’édification nouvelle, où la nouveauté ne relèverait pas d’une concession mais d’une nécessité en vue d’une édification chrétienne efficace. Après sa Vie de saint Bernard, œuvre liminaire par laquelle Port-Royal manifestait l’authenticité de sa vocation cistercienne, Antoine Le Maistre inaugura au milieu du siècle un atelier de création légendaire propre à l’abbaye qui eut après sa mort (1658) d’autres continuateurs, tels que la mère Agnès Arnauld et la remarquable mère Angélique de Saint-Jean Arnauld d’Andilly, et ne prit fin au bout d’un demi-siècle qu’avec les Mémoires de Fontaine (écrits en 1694-1698). L’initiative relevait en soi pleinement de la tradition monastique. À l’inverse des abbés de Saint-Cyran, foncièrement antimodernes et réticents même à l’idée d’un humanisme chrétien, Port-Royal ne redoutait ni la littérature ni la nouveauté. Au rebours de la tradition, qui est une référence de doctes et de clercs et fleure surtout l’instruction, la nouveauté est une aspiration de mondains, amateurs de fictions divertissantes telles qu’il en foisonnait à l’époque dans le roman, la nouvelle et les microvariantes du genre romanesque connues sous le nom d’« histoires ». L’évêque de Belley Jean-Pierre Camus, qui mena dans son diocèse l’activité ardente de conversion préconisée par le Concile, publiait des « histoires tragiques » destinées sous l’attrait des aventures frappantes à ramener vers la foi chrétienne des âmes éloignées. À l’instar de l’évêque de Belley, tous les membres de la famille Arnauld, tels que Antoine Le Maistre, Sacy, Antoine Arnauld, eurent plus ou moins partie liée avec la littérature mondaine et les lieux de son règne, la cour et les salons. Robert Arnauld d’Andilly fut un poète connu avant de choisir la retraite et devenir le traducteur de tous les grands ouvrages qui formèrent la bibliothèque de littérature spirituelle des Solitaires et des religieuses, les Vies des saints pères du désert, les Confessions de saint Augustin, la Vida de Thérèse d’Avila et le livre de ses Fondations, qui étaient leurs ouvrages de référence en introspection. Port-Royal porte aussi l’empreinte d’une modernité littéraire féminine, les religieuses qui se distinguèrent dans l’hagio-historiographie de l’abbaye, telles que la mère Angélique de Saint-Jean Arnauld d’Andilly, Jacqueline Pascal, la sœur de l’auteur des Pensées, les sœurs de Sainte-Eustoquie de Brégy et de Sainte- Christine Briquet, ou Marie de l’Incarnation Leconte, ayant bénéficié au L’hagio-historiographie à Port-Royal PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0015 293 cours d’histoires personnelles variées d’une remarquable formation littéraire. Une collaboration littéraire étroite existait aussi entre Solitaires, depuis leurs cellules et leurs Petites Écoles, et religieuses, dans l’espace de la clôture. On peut y voir une transposition aussi nouvelle au regard de l’histoire que de la discipline canonique du partage littéraire du salon, valeur mondaine par excellence, dans le cloître. Les ouvrages traduits des Solitaires formaient le terrain commun de leurs rencontres, une bibliothèque spirituelle. Haut lieu de la critique sévère du caractère pernicieux de la littérature de fiction - on se souvient de la fameuse condamnation de Pierre Nicole, un « faiseur de romans et un poète de théâtre est un empoisonneur public, non des corps, mais des âmes des fidèles […] 15 » -, Port-Royal chercha à en fournir l’antidote en relevant le défi de répandre dans le monde une spiritualité de renoncement au monde, de favoriser l’esprit de conversion non pas en imposant la renonciation totale au roman, mais en créant une formule littéraire qui reprît à son propre compte la fascination exercée par les lectures des romans et le désir d’imiter, qui puisse aller cueillir les mondains sur leur terrain de prédilection, l’attrait pour la séduction littéraire, afin de les attirer sur le chemin de la conversion. Convertir la littérature pour convertir les âmes était une préconisation du Concile. Or l’analogie entre le récit de vie à portée religieuse et le roman s’imposa aux écrivains à la recherche d’une proposition indemne du reproche de corruption. Pierre Thomas Du Fossé raconte comment l’idée en vint à Antoine Le Maistre, qui aimait se faire raconter par ceux qui venaient se retirer avec lui dans la solitude, la manière dont Dieu les y avait amenés. Il sentait un plaisir sans comparaison plus grand et plus solide à entendre ces récits des aventures spirituelles qui regardaient la conversion des âmes, que les gens du monde n’en goûtent dans la lecture stérile des plus beaux romans 16 . C’est chez Robert Arnauld d’Andilly que nous découvrons une poétique de ces « récits d’aventures spirituelles », sous une forme fragmentée mais d’une grande cohérence, dans les préfaces de ses ouvrages de traduction parus de 1647 à 1670, les Vies des pères des déserts (1647), les Confessions de saint Augustin (1649) et les œuvres de sainte Thérèse d’Avila (1670). En expert des séductions littéraires, poète profane avant de consacrer sa plume 15 L’Hérésie imaginaire, lettre XI, ou Première Visionnaire, voir P. Nicole, Traité de la Comédie et autres pièces d’un procès du théâtre, éd. Laurent Thirouin, Paris, H. Champion, 1998, p. 219 16 Pierre Thomas Du Fossé, Mémoires, éd. F. Bousquet, Genève, Slatkine Reprints, 1976, t. 2, p. 3-5. Pascale Thouvenin PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0015 294 à Dieu, le Solitaire était convaincu que les aventures spirituelles d’une vie, narrées avec agrément, pouvaient se montrer aussi captivantes qu’un roman, convertir intérieurement le divertissement en émulation et insinuer avec succès dans les âmes un esprit de réformation intérieure. Dans le « Discours » préfaciel de sa traduction des Vies des Pères des déserts, l’auteur déclare ouvertement vouloir réorienter l’attirance des lecteurs pour la lecture dangereuse des romans vers le récit captivant de vies extraordinaires et saintes. Il veut croire, dit-il, que les lecteurs « rechercheront plutôt un divertissement agréable et sérieux dans la lecture de ces histoires également belles et dévotes, que dans ces contes profanes et ces illusions toutes païennes […] 17 ». Sa présentation du Livre des fondations de sainte Thérèse d’Avila revient à son tour sur le principe du roman d’aventures spirituelles, pendant ces mêmes années 1670 où Port-Royal intensifiait ses efforts en direction des personnes du monde. Les Fondations, souligne le traducteur, […] sont mêlées de divers événements rapportés d’une manière si agréable, et la narration en est si pure, qu’il n’y a pas d’histoires plus divertissantes. Elles sont aussi très utiles parce que la sainte n’y perd aucune occasion de faire d’excellentes réflexions sur l’exercice des vertus pour exciter les religieuses à s’avancer de plus en plus dans le service de Dieu 18 . Faire échec à la stérilité des lectures mondaines, grâce à la conversion du roman d’aventures profanes en récit d’aventures spirituelles, d’où le lecteur puisse tirer un profit spirituel : Port-Royal n’a pas seulement lu les deux autorités de son ouverture à l’autobiographie, les Confessions de saint Augustin et leur relais moderne, la Vida de sainte Thérèse d’Avila, sous un éclairage spirituel, mais aussi à la lumière de la question, si débattue dans l’humanisme et le classicisme, de la finalité de la littérature. Face à l’antique précepte du placere et docere confronté aux préconisations de Trente, il a affirmé la compatibilité de la séduction littéraire avec la réformation intérieure et tranché le débat, si animé dans l’humanisme chrétien, en faveur de la nécessité de l’agrément pour atteindre l’efficacité édifiante. 17 Arnauld d’Andilly, Les Vies des saints Pères des déserts et de quelques saintes écrites par les Pères de l’Église et autres anciens auteurs ecclésiastiques grecs et latins, Paris, Veuve Camusat et P. Le Petit, 1647, t. 1, p. 23. 18 Thérèse d’Avila, Le livre des fondations, dans Les œuvres de sainte Thérèse divisées en deux parties, trad. R. Arnauld d’Andilly, Paris, P. Le Petit, 1671, t. 1, « Avertissement », p. [4]. L’hagio-historiographie à Port-Royal PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0015 295 3 Hybridation littéraire et conversion du cœur C’est en effet la conversion du cœur qui est l’objet de ces réflexions littéraires, et la preuve ultime de l’authenticité de la vie sainte. Les Confessions de saint Augustin, dans la traduction en français classique (1649), c’est-à-dire élégant et moderne, de Robert Arnauld d’Andilly, ont tenu un rôle à part dans la direction spirituelle. Certes, leur présence dans la tradition littéraire, dont Pierre Courcelle a étudié la profondeur 19 , n’était pas une surprise au XVII e siècle, que l’on a pu surnommer « Siècle de saint Augustin ». Les Solitaires ont médité la triple acception de la confessio, qui sous un vocable unique signifiant « profession de foi », désigne à la fois l’« aveu » des péchés, offenses faites à Dieu, et la « louange » de la miséricorde divine (« Double est la confession : celle du péché et celle de la louange », saint Augustin, Sermo 29 in Ps. 117,1). Mais dans leurs travaux de traduction et d’écriture mémorielle, ce qui retient leur attention, plus encore que le mouvement de l’aveu des fautes au cours d’un récit de vie rétrospectif, le gémissement du cœur contrit de la créature humiliée, c’est la louange, le feu de l’amour divin, le lyrisme brûlant du discours jailli du cœur du « docteur de l’Amour », que l’iconographie traditionnelle et les frontispices de leurs ouvrages représentent tenant un cœur enflammé. Or, Robert Arnauld d’Andilly prend soin d’accompagner son texte d’un protocole de lecture qui permette au lecteur de s’en approprier la teneur profonde, d’en faire un manuel de conversion et un modèle de célébration de l’amour de Dieu à son propre usage. Sa présentation de la Vida de Thérèse d’Avila invite le lecteur à distinguer dans le texte qu’il va lire, une ferveur identique à celle de l’auteur des Confessions : [À quoi j’ajouterai que] le feu d’un amour de Dieu tel qu’était celui dont brûlait le cœur de la sainte ne pouvant être si ardent sans jeter des flammes, elle interrompt souvent son discours pour l’adresser à cette suprême majesté par des paroles toutes de feu et d’amour de même que saint Augustin dans ses Confessions, dont elle témoigne que la lecture avait fait une si forte impression en son âme, et son style dans ces matières d’un amour céleste et tout divin, me paraît si semblable au sien, qu’il est à mon avis facile de voir qu’il est animé d'un même esprit 20 . Le feu d’amour divin qui distingue les saints s’exprime dans des paroles et un style uniques. Le lecteur lira dans le mimétisme augustinien du style de sainte Thérèse, si proche des Confessions que l’on croirait en lire des 19 Pierre Courcelle, Les « Confessions » de saint Augustin dans la tradition littéraire, antécédents et postérité, Paris, Études augustiniennes, 1963. 20 Les Œuvres de sainte Thérèse, « Avertissement », p. [iv]. Pascale Thouvenin PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0015 296 citations, la preuve d’une sainteté partagée. Il est invité à méditer le passage clé que le traducteur signale par une note marginale, « Avantages que tire la sainte de la lecture des Confessions de saint Augustin », où la réformatrice du Carmel relate comment le texte s’imposa à elle avec un attrait si puissant que, dit-elle, « ie m’y vis ce me semblait comme dans un miroir qui me representoit à moy même telle que i’estois », puis, arrivée au fameux passage du « Tolle, lege », « lors que i’arrivay à sa conversion & y lus les paroles que luy dit la voix qu’il entendit dans ce jardin mon cœur en fut si vivement pénétré qu’elles y firent la même impression que si Nostre Seigneur me les eût dites a moy-même. Je demeuray durant un long temps toute fondante en pleurs dans une douleur tres-sensible 21 ». Le traducteur a détaché en italique les lignes de célébration lyrique qui suivent, afin, dit-il dans son propos liminaire, « qu’on les puisse trouver sans peine 22 ». Cette discrète indication d’une méthode de lecture sélective, que le traducteur a ainsi soigneusement balisée tout au long de la Vida, invite le lecteur à faire siennes les paroles de Thérèse comme la sainte faisant siennes les paroles de saint Augustin et sous l’effet d’une identique inspiration ineffable proférait des paroles d’amour divin 23 . L’efficacité du texte de saint Augustin, dont sainte Thérèse témoigne par l’image du « miroir », est à son tour éprouvée par le traducteur. Il consigne dans ses préfaces un témoignage personnel d’édification. Quelques fragments d’une autobiographie spirituelle y figurent, qu’il n’a pas confiés à ses propres Mémoires. Comment ne pas y voir une confirmation de la destination spirituelle de la traduction ? Ayant achevé la traduction de Flavius Josèphe, il résolut de ne plus se vouer qu’à son propre perfectionnement, dans la pensée de sa fin prochaine. Pour cela, raconte-t-il, j’avais résolu de ne travailler désormais que pour moi-même, en m’occupant seulement à des saintes lectures qui [ne] remplissent mon esprit que des pensées de l’éternité. Dans ce dessein la première chose que je fis fut de relire sainte Thérèse pour ma propre édification ; et j’en fus si 21 Ibid., p. 46, 47. 22 « J’ai fait marquer ces paroles de la sainte à Dieu avec des doubles virgules à la marge afin qu’on les puisse trouver sans peine : et j’ai fait mettre en italique celles que Dieu lui disait. Elles sont en si grand nombre que je pense qu’il se trouvera très peu de saints à qui il ait fait une telle grâce » (ibid., « Avertissement », p. [iv]). 23 « Je ne ne saurois trop vous louer, mon Dieu, de ce que vous me donnastes alors comme une nouvelle vie en me tirant de cet état que l’on pouvoit comparer à une mort, & une mort tres-redoutable. Il m’a paru que depuis ce iour vostre divine majesté m’a extrêmement fortifiée, & ie ne seauroìs douter qu’elle n’ait entendu mes cris et n’ait esté touchée de compassion de me voir répandre tant de larmes » (ibid., p. 47). L’hagio-historiographie à Port-Royal PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0015 297 touché que je crus, que puisque Dieu me donnait une santé si extraordinaire dans un tel âge je devais l’employer à achever ce que je n’avais fait que commencer ; et je m’y suis attaché avec tant d’application que Dieu m’a fait la grâce de finir ce long travail plus tôt que je n’avais osé l’espérer 24 . Que Port-Royal ait vu dans la technique de l’hybridation littéraire un moyen rhétorique adéquat pour servir la finalité spirituelle de sa production hagio-historiographique, c’est une réalité attestée par sa présence structurelle dans les deux grands courants qui la composent. L’un, le plus traditionnel, renvoie à la pratique canonique dans les communautés du recueil des Vies des religieuses et des personnes de piété, publié un demisiècle après l’extinction de Port-Royal (1750-1752) par Pierre Le Clerc sous le titre de Vies intéressantes et édifiantes des religieuses de Port-Royal et de plusieurs personnes qui leur étaient attachées. L’autre, le plus original et moderne, réside dans les grands Mémoires des Solitaires. Si la destination de tous ses ouvrages est plurielle, leur commune finalité spirituelle forme le centre des intentions de l’écriture. Les textes ont été composés « pour l’édification 25 », déclare le préfacier des Vies intéressantes. Écrites à l’usage interne de Port-Royal, les religieuses et leur entourage, les Vies faisaient figure d’exempla conviant à une imitatio salutaire. Leurs « relations » témoignent d’une grande maîtrise des deux matrices de l’écriture de la sainteté complémentaires que sont la Vie de saint et la confessio. La leçon de l’évêque d’Hippone, qui a donné toute sa plénitude au moi humilié de la créature gémissant sur son péché et faisant monter le chant de la miséricorde divine dans un style splendide, a balayé chez les Solitaires la prévention à l’encontre du « moi haïssable » si redouté des abbés de Saint- Cyran. À la différence des grands Mémoires de Port-Royal, tels que ceux de Pierre Thomas Du Fossé et Fontaine, qui ne virent pas dans l’hétérogénéité profane de la poétique du genre des Mémoires un obstacle, mais la firent fusionner avec la nouvelle fin édifiante, les Vies reposent sur un modèle foncièrement homogène dans sa simplicité : la rétrospection inspirée de la confessio et la référence explicite à saint Augustin s’adaptent au patron narratif bien connu de la « légende 26 » - une progression biographique de la naissance à la mort, la focalisation sur des événements clé, la conversion, les épreuves, le recueil des anecdotes et des paroles mémorables. On y retrouve 24 Les Œuvres de sainte Thérèse, « Avertissement », p. [ii-iij]. 25 [Le Clerc, Pierre], Vies intéressantes et édifiantes des religieuses de Port-Royal et de plusieurs personnes qui leur étaient attachées, s. l., Aux dépens de la Compagnie, 4 vol., 1750-1751, t. 1, p. 4. 26 Philippe Sellier, « Pour une poétique de la légende : La Vie de M. Pascal », Chroniques de Port-Royal, 31 (1982), p. 51-68. Pascale Thouvenin PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0015 298 la codification rhétorique et stylistique stéréotypée et la tendance à l’uniformité du genre légendaire, à côté de détails personnels et singuliers qui signifient que tout, dans une vie, même le plus infime, peut faire sens du point de vue de Dieu. Dans une représentation de la sainteté conçue comme une imitation - du Christ, de saint Augustin, ou de sainte Thérèse d’Avila - l’adhésion aux topoï ne peut être interprétée comme un défaut d’authenticité mais bien au contraire une preuve de conformité au modèle de la sainteté. À la différence des Mémoires de Lancelot sur l’abbé de Saint-Cyran, conçus plutôt comme un recueil de pièces d’un dossier de canonisation, les Mémoires des Solitaires font preuve d’une hybridation audacieuse en associant deux domaines qu’une conception rigoriste comme celle des deux abbés de Saint-Cyran ne pouvait concevoir que séparés, littérature profane (Mémoires, roman), à vocation divertissante, et littérature religieuse (Vie de saint et imitation des Confessions), à vocation édifiante. C’est ainsi qu’avec les Mémoires du sieur de Pontis, officier des armées du roi (1676 et 1678), par Pierre Thomas Du Fossé 27 , fut créé le « roman d’aventures spirituel » de Port-Royal dont la réflexion de Robert Arnauld d’Andilly sur les Vies des pères des déserts et les œuvres de sainte Thérèse avait dégagé la poétique. Le choix des Mémoires participe pleinement à la modernité littéraire et à son esprit de nouveauté et de variété si recherché des contemporains : un genre moderne en pleine ascension, à la poétique très malléable, et par conséquent ouvert aux transferts d’intentions, de tons et de styles provenant d’autres modèles littéraires 28 . Port-Royal engageait clairement un acte de prosélytisme à destination du monde. Il s’agit d’un récit autobiographique recueilli par le Solitaire de la bouche même de l’ancien officier, d’une synthèse inédite entre le récit romanesque d’une vie longtemps consacrée aux guerres et aux aventures hasardeuses, et une rétrospection spirituelle qui s’emploie à discerner dans la vie vécue autrefois les signes successifs d’un appel divin vers une conversion. Possédant toutes les séductions du roman dont les mondains se montrent de grands amateurs, les Mémoires du sieur de Pontis charment. Leur exemplarité spirituelle appelle à l’édification. Le témoignage de Mme de Sévigné, aussi délicate amatrice de culture mondaine que lectrice des ouvrages de morale et de spiritualité des Solitaires, est significatif : « Il conte sa vie et le temps de Louis XIII avec tant de vérité, de naïveté et de bon sens que je ne puis m’en tirer 29 ». L’ingénieuse 27 Louis de Pontis, Mémoires (1676), avec la totalité des modifications de 1678, édition critique par Andrée Villard, Paris, H. Champion, 2000. 28 Sur la poétique des Mémoires contemporains, voir Emmanuèle Lesne, La Poétique des Mémoires, 1660-1685, Paris, H. Champion, 1996. 29 Mme de Sévigné, Correspondance, éd. Roger Duchêne, Paris, Gallimard, t. 2, p. 368. L’hagio-historiographie à Port-Royal PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0015 299 conversion du postulat classique selon lequel une œuvre a pour double finalité de plaire et d’instruire remporta un succès considérable auprès d’un public à dominante mondaine, avide de nouveautés divertissantes mais ouvert, pourvu que la prédication fût agréable, à la leçon de réformation morale et spirituelle. Le grand texte où ce principe d’hybridation littéraire entre littérature profane et littérature spirituelle joue les grandes orgues est sans conteste celui de Nicolas Fontaine. Aucun ouvrage sorti de l’atelier d’écriture de Port-Royal ne concrétise davantage la recherche d’une nouvelle rhétorique édifiante. L’auteur greffe sur le genre moderne et profane des Mémoires la matrice de l’hagiographie topique des Vies de saints et le modèle des Confessions. La catégorie de « Mémoires spirituels augustiniens » peut s’imposer. L’ouvrage représente une synthèse inédite de vérité historique et de témoignage venu du cœur. Le mémorialiste adapte la poétique de vérité du genre des Mémoires au projet d’écrire, contre l’histoire du siècle, l’histoire du « règne de la Providence de Dieu » : se faire le chroniqueur et le témoin de vies saintes injustement persécutées, lire le dessein de la Providence à travers l’histoire collective et les destinées individuelles. Cette Histoire des Solitaires de Port-Royal écrit la chronique sainte et la légende vraie d’une sainteté contemporaine et en actes. Elle poursuit « l’histoire des saints » qui, le soulignait l’abbé de Saint-Cyran, n’est pas close. Les pages abondent où Fontaine remplit les rubriques canoniques - origines familiales, période des choix, la conversion, le genre de vie et les « dits » mémorables, la mort - de la « légende » des compagnons disparus et conduit les parallèles topiques d’une rhétorique de la sainteté : Sacy est identifié au Christ, les dames de grande naissance, comme les duchesses de Luynes et de Longueville, réactualisent en leur temps la sainteté de sainte Mélanie dans l’Église primitive. L’inscription stylistique de la sainteté n’est pas moins éclatante : c’est tout Port-Royal, ses prêtres, ses Solitaires, ses religieuses et ses amis, dont la sainteté est proclamée grâce au réseau lexical obsédant des « serviteur » ou « servante de Dieu » (110 occurrences), « saint homme » (57 occurrences) et leurs multiples variantes, sans oublier les hyperboles topiques : « femme incomparable », « ferveur incroyable », « les âmes les plus saintes qui fussent peut-être alors dans l’Église », « tant de saints amis dont les noms sont écrits au livre de vie ». La poétique hétérogène du genre des Mémoires inspire au mémorialiste une construction en séquences qui fait la part belle à des anecdotes, des portraits pittoresques, voire des scènes comiques formant des pauses souriantes et plaisamment distanciées au sein du climat de sublimité sainte qui baigne l’ouvrage : ainsi cette séquence de haute comédie à propos du célèbre « miracle de la Sainte-Épine », entre de graves considérations sur les Pascale Thouvenin PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0015 300 miracles et le récit de la mort d’un Solitaire, où Fontaine relate comment Antoine Le Maistre se fit l’acteur principal d’un quiproquo prenant le médecin qui avait dressé le procès-verbal de l’événement dans les filets d’une mystification joyeuse. Fontaine applique la recommandation classique de diversification plaisante de la matière, même dans les sujets graves, à l’instar de Pierre Thomas Du Fossé, qui invoque au seuil de ses propres Mémoires l’intention de « désennuyer » le lecteur : « Les uns demandent du sérieux, les autres de l’agréable, d’autres de l’utile, et presque tous s’accordent ensemble à demander un mélange, et une diversité, qui donne de temps en temps une espèce de repos et de relâchement à l’esprit 30 ». Dans les Pensées, Pascal notait que « l’éloquence continue ennuie 31 ». L’unité du texte de Fontaine lui est donnée par le discours personnel de vie intérieure presque continu, inspiré des Confessions, à l’instar de sainte Thérèse d’Avila, qui s’élève au-dessus de la grande diversité des tonalités. Réitéré sans relâche entre un « prélude » et un « finale » lyriques aux résonnances augustiniennes flagrantes (une méditation sur la mémoire et le temps), il a tellement rebuté l’éditeur du XVIII e siècle qu’il a préféré en restreindre sévèrement la matière hagiographique et spirituelle pour satisfaire le public de son temps moins tourné vers l’hagiographie et l’introspection : Ce sont des épanchements du cœur de ce bonhomme. On en peut retrancher la moitié sans en rien ôter d’intéressant. En un mot, c’est un lambeau de ces Vies de Saints, farci de réflexions ennuyeuses et de prières répétées jusqu’à la nausée […] j’abrègerai toutes ces réflexions, et j’en ôterai entièrement quelques-unes 32 . Il a fallu la redécouverte du manuscrit original, trois siècles plus tard, pour leur restituer leur authenticité. Cette synthèse incomprise entre les Mémoires et l’imitation surtout lyrique des Confessions, répond à la recherche d’une écriture du cœur selon le premier abbé de Saint-Cyran, qui se propose d’« échauffer » en touchant le cœur et non d’ « instruire » en convainquant par des raisons. Commentant les Instructions chrétiennes (1672) que Robert Arnauld d’Andilly tira des lettres du directeur spirituel, l’approbateur remarque qu’« à l’imitation de saint Paul et de saint Augustin, il [Saint-Cyran] a beaucoup plus suivi l’ordre du cœur, qui est celui de la 30 Du Fossé, Mémoires, t. 1, p. V. 31 Blaise Pascal, Pensées, éd. Philippe Sellier, Paris, Classiques Garnier, [ 1 1991] 1999, p. 636. 32 Lettre du 21 octobre 1731, dans Dom Clémencet, Histoire littéraire de Port-Royal (Bibliothèque Mazarine, ms. 4535, 8 e pièce, p. 12) ; citée par Sainte-Beuve, Port- Royal, Paris, Gallimard, 1953, t. 1, p. 698-699. L’hagio-historiographie à Port-Royal PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0015 301 charité, que non pas l’ordre de l’esprit, parce que son dessein n’a pas été tant d’instruire que d’échauffer l’âme 33 ». Disciple littéraire de Robert Arnauld d’Andilly, dont il fut longtemps le secrétaire et qu’il entourait de sa vénération, Fontaine transféra dans ses Mémoires la méthode spirituelle d’édification chrétienne que son directeur, Isaac Lemaistre de Sacy, préconisait à ses dirigés pour la pratiquer luimême. À l’un d’eux qui lui demandait « quelque pratique de piété pour reconnaître la grandeur de la miséricorde que Dieu [lui] avait faite », Sacy répondit : Il me semble que rien n’est plus propre pour cet effet que de lire les Confessions de saint Augustin, non pas seulement comme un livre de piété, mais dans le dessein de faire nous-même ce qu’il y fait, et en considérant devant Dieu toutes les grâces que nous avons reçues de sa bonté depuis notre naissance, aussi bien que tous les péchés que nous avons commis contre lui, et tâchant de le louer et de le bénir dans la reconnaissance des unes, et dans l’aversion et la condamnation des autres. Car nous y sommes tous obligés aussi bien que saint Augustin, et il nous est utile de se servir de sa lumière et des mouvements de sa piété, pour suppléer à l’imperfection de la nôtre, et pour donner des sentiments et des paroles à notre cœur qui demeure souvent muet, insensible et comme mort dans des dérèglements sans comparaison plus grands que les siens […] 34 . Le programme d’écriture augustinienne de l’ouvrage de Fontaine est tout entier contenu dans ces lignes, sa méthode, l’auto-examen rétrospectif de la vie, son imitation rhétorique et stylistique de la double confessio, sa finalité autoédifiante. L’appropriation personnelle de la démarche d’Augustin, au moyen de ses paroles même, change la nature des Mémoires, qui de récit se font acte spirituel. Ailleurs, Sacy ajoutera que les Confessions sont un « livre incomparable et à relire toute la vie 35 ». « Incomparable » car sans exemple et sans égal : le livre de saint Augustin offre à tout homme, muet dans sa misère, les paroles de l’amour ineffable. « À relire toute la vie » parce que l’éloquence du cœur, par la répétition sans fin, la louange indéfiniment réitérée par variations lyriques, est le flux vital d’un cœur rempli d’amour. Pascal voyait dans la rhétorique répétitive et digressive des Confessions une transposition esthétique de « l’ordre de la charité » : « Saint Augustin de 33 Selon une information de Dominique Descotes dans son édition électronique des Pensées de Pascal, www.penseesdepascal.fr (consulté le 22 mars 2022). 34 Isaac Louis Le Maistre de Sacy, Lettres chrestiennes et spirituelles de messire Isaac- Louis Le Maistre de Sacy, Paris, G. Desprez et L. Josset, 1690, t. 2, lettre L, p. 210- 212, 21 janvier 1665. 35 Ibid., t. 1, p. 31, 28 mars 1683. Pascale Thouvenin PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0015 302 même. Cet ordre consiste principalement à la digression sur chaque point qui a rapport à la fin, pour la montrer toujours 36 ». 4 Bibliographie 4.1 Sources Arnauld, Angélique. Relation écrite par la Mère Angélique Arnauld sur Port-Royal, éd. Louis Cognet, Paris, B. Grasset, 1949. Arnauld d’Andilly. Les Vies des saints Pères des déserts et de quelques saintes écrites par les Pères de l’Église et autres anciens auteurs ecclésiastiques grecs et latins, en deux volumes, Paris, Veuve Camusat et P. Le Petit, 1647-1653. Delassault, Geneviève. Choix de lettres inédites de Louis-Isaac Le Maistre de Sacy, Paris, Nizet, 1959. Duverger de Hauranne, Jean (abbé de Saint-Cyran). Considérations sur les dimanches et les fêtes des mystères, et sur la fête de la Vierge et des saints, Paris, veuve Savreux, 1670. Fontaine, Nicolas. Mémoires, ou Histoire des Solitaires de Port-Royal, éd. Pascale Thouvenin, Paris, H. Champion, 2001. Lancelot, Claude. Mémoires touchant la vie de M. de Saint-Cyran, en deux volumes, Genève, Slatkine Reprints. [Le Clerc, Pierre.] Vies intéressantes et édifiantes des religieuses de Port-Royal et de plusieurs personnes qui leur étaient attachées, en quatre volumes, s. l., Aux dépens de la Compagnie, 1750-1752. Le Maistre, Antoine. Vie de saint Bernard, seconde édition, Paris, A. Vitré et Veuve Durand, 1649. Nicole, Pierre. Traité de la Comédie et autres pièces d’un procès du théâtre, éd. Laurent Thirouin, Paris, H. Champion, 1998. Pascal, Blaise. Pensées, éd. Philippe Sellier, Paris, Classiques Garnier, [ 1 1991] 1999. Pontis, Louis de. Mémoires (1676), avec la totalité des modifications de 1678, éd. d’Andrée Villard, Paris, H. Champion, 2000. Sacy, Isaac Louis Le Maistre de. Lettres chrestiennes et spirituelles de messire Isaac- Louis Le Maistre de Sacy, en deux volumes, Paris, G. Desprez et L. Josset, 1690. Sévigné, Mme de. Correspondance, éd. Roger Duchêne, en trois volumes, Paris, Gallimard, 1973-1978. Thérèse d’Avila. Les Œuvres de sainte Thérèse divisées en deux parties, trad. Robert Arnauld d’Andilly, Paris, P. Le Petit, 1671. Thomas Du Fossé, Pierre. Mémoires, éd. François Bousquet, en deux volumes, Slatkine Reprints, Genève, 1976. 36 Pascal, Pensées, p. 329. L’hagio-historiographie à Port-Royal PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0015 303 4.2 Études Courcelle, Pierre. Les « Confessions » de saint Augustin dans la tradition littéraire, antécédents et postérité, Paris, Études augustiniennes, 1963. Donetzkoff, Denis. « Saint-Cyran et la sainteté : “soyez parfaits, comme votre père qui est au ciel est parfait” », dans Olivier Andurand, Philippe Luez et Éric Suire (dir.), Port-Royal et la sainteté, Paris, Vrin, 2019, p. 39-57. Lesne, Emmanuèle. La Poétique des Mémoires, 1660-1685, Paris, H. Champion, 1996. Mesnard, Jean. « Martin de Barcos et les disputes internes de Port-Royal », dans La Culture du XVII e siècle, Paris, PUF, 1992, p. 274-291. Sainte-Beuve, Augustin de. Port-Royal, éd. Maxime Le Roy, en trois volumes, Paris, Gallimard, 1953. Sellier, Philippe. « Pour une poétique de la légende : La Vie de M. Pascal », Chroniques de Port-Royal, 31 (1982), p. 51-68. Thouvenin, Pascale. « Port-Royal, laboratoire de Mémoires », Chroniques de Port- Royal, 48 (1999), p. 15-55. --- « Un besoin d’écriture autobiographique », dans Nicolas Fontaine, Mémoires, ou Histoire des Solitaires de Port-Royal, éd. Pascale Thouvenin, Paris, H. Champion, 2001, p. 123-147. --- « Une mémoire en quête d’histoire. L’idée de « devoir de mémoire » chez les religieuses de Port-Royal », La Mémoire de Port-Royal. De la célébration eucharistique au témoignage, dir. Laurence Plazenet, Paris, Garnier, 2016, p. 199-239. --- « Mémoires et Vie des saints à Port-Royal : une écriture de la sainteté », dans Olivier Andurand, Philippe Luez et Éric Suire (dir.), Port-Royal et la sainteté, Paris, Vrin, 2019, p. 77-92. PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0016 Écrire comme preuve de vertu. Les citations de textes autobiographiques dans les vies des dévotes de la fin du XVII e siècle X ENIA VON T IPPELSKIRCH (U NIVERSITÉ H UMBOLDT DE B ERLIN ) Les critères qu’un.e saint.e post-tridentin.e devait remplir ont été répertoriés par les historiens Peter Burke et Peter Burschel : les membres des ordres religieux avaient plus de facilité à accéder à la sainteté, en premier lieu grâce à un groupe de pression adéquat qui soutenait leur cause, mais aussi parce qu’il était plus facile de prouver leur vertu 1 . Après les réformes de la procédure de canonisation à la suite du Concile de Trente et surtout sous Urbain VIII, les critères de vérification étaient fixés. Il était désormais clair que les procédures de canonisation n’avaient de chances d’aboutir qu’un certain temps après la mort des saint.e.s potentiel.le.s, que des enquêtes détaillées devaient être menées au cours de la procédure et que l’on se basait sur différentes sources collectées du vivant des candidat.e.s et peu après leur décès 2 . De plus, le culte avant la fin de la procédure était expressément interdit. Ceci a influencé fondamentalement la rédaction des biographies des personnes « en odeur de sainteté ». D’une part, ces biographies pouvaient être utilisées comme source nécessaire dans le contexte de procédures futures, d’autre part, elles ne devaient pas présupposer de 1 Peter Burke, « How to become a Counter-Reformation Saint », dans Kaspar von Greyerz (dir), Religion and Society in Early Modern Europe, 1500-1800, Londres, Allen and Unwin, 1984, p. 45-55 ; Peter Burschel, « ‘Imitatio sanctorum’. Oder : Wie modern war der nachtridentinische Heiligenhimmel? », dans Paolo Prodi et Wolfgang Reinhard (dir.), Das Konzil von Trient und die Moderne, Berlin, Duncker & Humblot, 2001, p. 241-259. Voir aussi Simon Ditchfield, « Thinking with Saints : Sanctity and Society in the Early Modern World », Critical Inquiry, 35/ 3 (2009), p. 552-584. 2 Voir Miguel Gotor, I beati del papa. Santità, Inquisizione e obbedienza in età moderna, Florence, Olschki, 2002 ; id., Chiesa e santità nell’Italia moderna, Rome/ Bari, Laterza, 2004. Xenia von Tippelskirch PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0016 306 manière trop évidente la sainteté du ou de la candidat.e. Au moment de la rédaction des vies écrites peu de temps après le décès de la personne biographiée, les auteurs ne pouvaient pas encore savoir si l’objet de leur écriture serait déclaré officiellement saint par l’Église. Il semble donc pertinent d’inclure dans l’étude du genre hagiographique les vies de dévot.e.s en marge du culte officiel auxquelles leurs adeptes prétendaient attribuer la sainteté. Quand elles sont publiées, ces Vies sont souvent des objets hétéroclites. Elles se composent de privilèges et d’approbations 3 , sont introduites par de longues préfaces, mais comportent aussi des fragments de textes provenant d’origines diverses. Elles contiennent entre autres souvent des passages de textes des biographié.e.s insérés comme citations directes. Henri Bremond et Thomas Carr ont été les premiers à signaler que par ce biais nous pouvions accéder à la production écrite de femmes 4 . Nous savons que des religieuses et des dévotes laïques du XVII e siècle écrivaient des traités, des méditations et des autobiographies dont le but était le témoignage direct de leur expérience religieuse intérieure. Généralement, elles écrivaient sur invitation de leurs confesseurs 5 . Beaucoup de ces textes, dans lesquels les auteures se débattaient avec la difficulté de décrire l’expérience divine 6 , n’ont jamais été publiés. Lorsqu’ils ont vu le jour, ce n’était généralement pas sous la forme de publications indépendantes, mais comme partie intégrante des biographies des dévotes 7 . Dans son Histoire littéraire du sentiment religieux en France Bremond a présenté une multitude de religieuses mystiques actives en France comme écrivaines et a ouvert une discussion sur leurs productions 3 Voir les exemples traités par Dinah Ribard, « Religieuses philosophes, religieuses sans clôture, ermites et vagabondes : appartenance et dissidences au XVII e siècle », L’Atelier du Centre de recherches historiques, 04 (2009) (consulté le 9 octobre 2018). 4 Henri Bremond, Histoire littéraire du sentiment religieux en France depuis la fin des guerres de religion jusqu’à nos jours (1916-1933), édition intégrale et augmentée sous la direction de François Trémolières, Genève, Millon, 2006. Thomas Carr, « From the Cloister to the World : Mainstreaming Early Modern French Convent Writing, an État présent », EMF : Studies in Early Modern France, 11 (2007), p. 7- 26. 5 Voir sur la direction spirituelle Jodi Bilinkoff, Related Lives : Confessors and Their Female Penitents, 1450-1750, Ithaca, NY, Cornell University Press, 2005 ; Gabriella Zarri (dir.), Storia della direzione spirituale III, L’età moderna, Brescia, Morcelliana, 2008 ; Patrick Goujon et Sophie Houdard, « Les “saintes liaisons” de Mme du Houx (1616-1677) : la direction spirituelle, un réseau de pratiques sociales », Les Dossiers du Grihl, en ligne: http: / / journals.openedition.org/ dossiersgrihl/ 6242 (consulté le 05 avril 2022). 6 Voir Michel de Certeau, La fable mystique, Paris, Gallimard, 1982. 7 Cf. sur ce phénomène Carr, « From the Cloister », p. 7. Écrire comme preuve de vertu PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0016 307 écrites. À son tour, Carr s’est appuyé sur cette sélection, en ajoutant les résultats d’une vaste recherche bibliographique pour dresser une liste de quelques 300 textes de femmes religieuses. Même si aucune procédure de canonisation n’était envisagée, les auteures et les éditeurs se référaient constamment à l’idéal de la piété post-tridentine. Iels contribuaient ainsi à l’établissement d’un canon de production textuelle édifiante. Car tout comme la représentation stylisée de la vie des femmes pieuses, leurs textes pouvaient servir d’exemples édifiants 8 . Sur la base du corpus établi par Bremond et Carr, il est possible de vérifier le rôle que jouait la « preuve » du texte cité comme témoignage d’une sainte potentielle. L’objectif de cette contribution est d’examiner plus en détail les stratégies de publication à l’aide de quelques exemples. L’examen de la vie et des œuvres de l’aixoise Jeanne Perraud (1631-1676), notamment, permet d’envisager la valeur accordée aux citations : que pouvaient écrire les femmes en « odeur de sainteté » ? Comment pouvaientelles se distinguer ? Les éditeurs vérifiaient-ils la véracité des citations et sur quelles traditions textuelles s’appuyaient-ils ? Quelle valeur accordaient-ils aux productions textuelles des femmes dévotes qu’ils citaient dans leurs textes hagiographiques ? Comment pensaient-ils devoir les encadrer ? Et que se passait-il lorsque les énoncés semblaient problématiques aux yeux de l’orthodoxie ? 1 La citation comme témoignage immédiat Au XVII e siècle, le maniement de textes était partie intégrante de la vie dévote : on imaginait même la Marie-Madeleine biblique avec un livre 9 . Selon un topos qui s’établit à l’époque, les femmes mystiques passaient leur temps en lisant et souvent, aussi, en écrivant des textes. Elles s’occupaient ainsi, grâce à cette activité conforme aux règles, pour ne pas tomber dans l’oisiveté. Les Vies des dévotes en tenaient compte, et il s’en suit, tout naturellement, que le travail d’écriture des biographes se base sur les écrits des biographiées. On trouve mention de cette réutilisation des textes à l’intérieur des biographies. Les textes écrits par les dévotes sont donc sou- 8 Fondamental pour l’étude du genre des biographies des dévotes françaises : Jacques Le Brun, Sœur et amante. Les biographies spirituelles féminines du XVII e siècle, Genève, Droz, 2013. 9 Un exemple se trouve dans Claude Cortez, Histoire de la vie et mort de Sainte Marie Magdeleine, Aix, Estienne David, 1655. Sur la représentation des lectrices voir aussi notre article « Histoire de lectrices en Italie au début de l’époque moderne. Lecture et genre », Revue de synthèse, 6/ 1-2 (2007), p. 181-208. Xenia von Tippelskirch PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0016 308 vent reproduits en citation à l’intérieur du texte de la biographie ou en annexe pour témoigner de cette occupation utile. Parfois, dès la page de titre, il est indiqué que des ego-documents sont inclus - comme dans l’exemple des Vies de Catherine de Jésus Ranquet, Marguerite Pignier et de Madeleine Vigneron 10 . Ces textes de femmes ne sont jamais donnés seuls, mais introduits et autorisés par des commentaires. La mise en page est également utilisée afin de mettre en garde par rapport au statut particulier des textes « originaux », donnés comme preuve directe d’une inspiration divine dont on veut transmettre non seulement le contenu, mais aussi le caractère exceptionnel et pur : souvent le texte indique clairement qu’il s’agit de citations. Il convient de souligner ici un paradoxe fondamental : les défenseurs comme les détracteurs des femmes mystiques faisaient fond sur un raisonnement anthropologique et doctrinal qui caractérise la femme comme ignorante. Grâce à cette ignorance, selon les défenseurs des mystiques, la femme serait le réceptacle idéal de toute communication divine. Cette spécificité est reprise et souvent accentuée dans le discours des femmes mystiques elles-mêmes. La visitandine Marguerite-Marie Alacoque (1647-1690), Jeanne Chézard de Matel (1596-1670), fondatrice de l’ordre du Verbe incarné, et Jeanne-Marie Pinczon du Houx (1616-1677) conçoivent leur action apostolique comme la conséquence de la faveur divine dont elles bénéficient : grâce à des visions, des songes, des révélations ou des directives divines elles se sentent destinées à une mission qui relève directement de la volonté divine 11 . Elles parlent et écrivent sous la dictée du Christ ou du Saint-Esprit. Même s’il s’agit souvent de femmes savantes, qui ont bien lu les textes des mystiques précédentes (notamment Catherine de Sienne et 10 Gaspard Augeri, La vie et vertus de la venerable mere Catherine de Iesus Ranquet, Religieuse Ursuline, divisée en trois parties. [...] La troisième contient plusieurs lettres que la venerable mère Catherine de Iesus a écrites à ses Directeurs, pour leur rendre comte de sa Conscience, Lyon, M. Liberal, 1670 ; Matthieu Bourdin, Vie et conduite spirituelle de la damoiselle Madelene Vigneron, soeur du Tiers-ordre de S. François de Paule, suivant les mémoires qu’elle en a laissez par l’ordre de son directeur, le tout recueilli par les soins d’un religieux minime, Rouen, B. Le Brun, 1679 ; Paul du Saint Sacrement, L’idée de la véritable piété en la vie, vertus et écrits de demoiselle Marguerite Pignier, femme de feu noble Claude-Aynart Romanet avocat au Souverain Sénat de Savoie, Lyon, C. Bourgeat, 1669. 11 Chevalier d’Espoy. La Vie de Madame du Houx, surnommée l’Epouse de la Croix. Décédée après avoir fait les voeux de religion au second monastère de la Visitation Sainte Marie de Rennes, & pris le nom de Soeur Jeanne Marie Pinczon, Paris, F. Babuty, 1713, p. 4, sur Madame du Houx voir Goujon/ Houdard , « Saintes liaisons ». Écrire comme preuve de vertu PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0016 309 Thérèse d’Avila), elles soulignent et soutiennent leur ignorance 12 . Le témoignage de Jeanne-Marie Guyon apparaît ici comme exemplaire : « Je me mis à écrire sans savoir comment, et je trouvais que cela venait avec une impétuosité étrange. Ce qui me surprenait le plus était que cela coulait du fond et ne passait point par ma tête 13 ». L’absence d’enseignement méthodique permet d’attribuer à la femme le don de science infuse. Le pouvoir qu’elle exerce tient à un savoir supposé sur la vie intérieure, un savoir qui repose sur ce que Mme Guyon appelait son « expérience », c’est-à-dire sur la « science des saints 14 ». Dans ce contexte, il a semblé particulièrement important aux éditeurs de séparer les énonciations des biographiées du texte qui les commente. Les italiques, les guillemets et la séparation des paragraphes utilisés selon les conventions du XVII e siècle permettent d’une part de retrouver rapidement les passages pertinents, indication significative face à une pratique de lecture intensive qui prévoit la relecture de passages importants, de l’autre l’intervention rédactionnelle dans le texte est surlignée graphiquement. Les biographes et éditeurs sentent généralement le besoin de commenter leur choix d’intégrer les écrits des dévotes : Paul du Saint-Sacrement (16…- 1673) par exemple annonce dès les premières pages de son livre : J’ay mis sur la fin de ce livre quelques écrits de cette vertueuse Dame, que j’ay trouvé dans les mémoires de sa vie, & qu’elle a composé par le commandement de ses Confesseurs, j’y ay fort peu adiouté, soit aux sens, soit au style, soit à son ordre pour vous donner la matière toute pure de ses oraisons 15 . Il apparaît ici être à la recherche d’une « vérité », mais se débat aussi avec des questions de style. Le résultat publié doit être lisible et recevable par le public visé. Ainsi, le même auteur admet un peu plus loin dans ce texte : Je vous avoue, mon cher Lecteur, que j’ay déliberé long temps, si j’ajouterois au recit de ses vertus, ce qu’elle a écrit de son interieur. Son stile est si particulier, & les matieres qu’elle traite, sont si éloignées des sens 12 Quant à l’importance de la lecture voir notre étude « “Ma fille, je te la donne pour modèle”. Sainte Catherine de Sienne et les stigmatisées du XVII e siècle », Archivio italiano per la storia della pietà, 26 (2013), p. 259-278. 13 Jeanne Guyon. La vie par elle-même, éd. critique par D. Tronc, Paris, Champion, 2001, p. 518. Qu’il s’agit d’un topos qu’elle utilise pour sa défense a été souligné à plusieurs reprises, voir Louise Piguet, « Madame Guyon, une légitimation paradoxale », Littératures classiques, 90/ 2 (2016), p. 61-75. 14 Mino Bergamo, La science des saints. Le discours mystique au XVII e siècle en France, Grenoble, Millon, 1992. 15 Paul du Saint-Sacrement, Idée de la véritable piété, p. n. n. Xenia von Tippelskirch PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0016 310 & de la raison de l’homme sensible, que J’ay cru que peut-etre peu de personnes en auroient l’intelligence [ … ] 16 L’analyse et le choix des textes font partie de la matière à discerner ; le confesseur, le biographe se trouvent devant la tâche compliquée de décider si les pratiques spirituelles - et l’écriture en fait certainement partie - correspondent à la norme, et si elles sont l’expression d’une inspiration divine ou démoniaque 17 . Dans La vie de la vénérable Magdeleine de Jésus, Paul du Saint-Sacrement insère la citation d’un texte fondamental pour Magdeleine : une promesse qu’elle a faite à Dieu, écrite avec son propre sang sur un papier qu’elle portait toujours près de son cœur. Il s’agit d’une « preuve » de son dévouement, copiée et insérée à l’intérieur de la vie. Il est clair que l’écriture sur son propre corps ou avec son propre sang acquiert un rôle particulier pour l’établissement de la vertu de la dévote, signe visible ou caché qui rappelle les stigmates 18 . Il y a quelques années déjà, Carlo Ginzburg a attiré l’attention sur l’usage d’éléments textuels qui ont été utilisés - dans l’Antiquité comme à la Renaissance - afin de créer un « effet de vérité » dans l’écriture de l’histoire. Il suppose qu’entre les XV e et XVII e siècles aurait eu lieu une transformation des pratiques historiennes : au lieu de recourir à l’enargeia (« impression de vie »), qui consistait à donner le plus de détails possibles d’un événement dont on se présentait comme témoin, on aurait commencé à attribuer de plus en plus de valeur à la preuve sur un modèle antiquaire ou annaliste plus que rhétorique 19 . Alors que dans l’Antiquité, de longs discours fictifs 16 Ibid., p. 92. 17 Voir pour la publication des « énoncés » du diable à travers l’écriture d’une dévote : Dinah Ribard, « Radicales séparations. Ermitages et guerres de plume à la fin du XVII e siècle », Archives de sciences sociales des religions, 150/ 2 (2010), p. 117- 133. Quant aux difficultés de trouver un langage adapté pour exprimer l’expérience mystique, voir Sophie Houdard, Les invasions mystiques. Spiritualités, hétérodoxies et censures au début de l’époque moderne, Paris, Les Belles Lettres, 2008. 18 Jacques le Brun a bien montré les enjeux des pratiques de tatouage effectués pendant la deuxième moitié du XVII e siècle : Jacques le Brun, « À corps perdu. Les biographies spirituelles féminines du XVII e siècle », dans Corps des Dieu. Le temps de la réflexion, Paris, Gallimard, 1986, p. 389-408. 19 Carlo Ginzburg, « Ekphrasis and quotation », Tijdschrift voor filosofie, 50/ 1, (1988), p. 3-19 ; le contexte historiographique est analysé par Helmut Zedelmaier, « “Im Griff der Geschichte” : Zur Historiographiegeschichte der Frühen Neuzeit », Historisches Jahrbuch, 112 (2), 1992, p. 436-456, en particulier p. 451 ; Carlo Ginzburg a repris le thème de la preuve en d’autres termes dans Rapports de forces. Histoire, rhétorique, preuve, trad. Jean-Pierre Bardos, Paris, Gallimard, 2003. Voir à ce propos aussi notre article « Antoinette Bourignon. Légitimation et condamnation Écrire comme preuve de vertu PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0016 311 étaient insérés dans des ouvrages historiographiques, au début de l’époque moderne, on aurait essayé de se rapprocher de la vérité en insérant des textes sans les modifier. Ainsi, dans son ouvrage Annales Ecclesiastici (1588), Cesare Baronio refuse les doctas fabulas (fables érudites) et souligne qu’il faut inclure le plus de citations possibles pour suivre l’incitation du Christ : « Sit autem sermo vester : Est est, non non » (Mt 5,37) 20 . Ginzburg y voit aussi l’effet du passage d’une culture orale à un savoir historique transmis par le biais d’un support imprimé : enargeia versus guillemets. L’approche de l’annaliste semble être exactement la stratégie que le biographe a adoptée ici. Il assemble une série d’éléments textuels pour suggérer l’authenticité et la véracité de son récit. Selon les conventions de l’édition contemporaine, les biographes utilisent donc les citations pour laisser sous-entendre une certaine proximité avec la personne décrite et insistent lourdement sur une reproduction inaltérée. Quelles sont les conséquences pour le travail éditorial ? Pour essayer de répondre à cette question, il semble utile de comparer des versions imprimées et manuscrites d’une de ces vies. 2 Correction et réadaptation de la citation : le cas des écrits de Jeanne Perraud La vie et les vertus de la sœur Jeanne Perraud ; dite de l’enfant Jésus, religieuse du tiers-ordre de Saint Augustin, qu’un membre de l’ordre des Augustins a publié anonymement à Marseille, quatre ans après sa mort, en 1680, correspond parfaitement aux règles d’édition commentées plus haut 21 . Selon l’ecclésiastique anonyme qui publie cette Vie, il s’agit d’un ouvrage qu’il a compilé sur la base des textes écrits par Jeanne Perraud et qu’elle avait laissés à son confesseur. Deux ans après la publication de La vie et les de la vie mystique dans l’écriture (auto)biographique. Enjeux historiographiques », dans Jean-Claude Arnould et Sylvie Steinberg (dir.), Les femmes et l’écriture de l’histoire (1400-1800), Rouen, Presses universitaires de Rouen et du Havre, 2008, p. 231-248. 20 Ginzburg, « Ekphrasis », p. 15-16. 21 La vie et les vertus de la soeur Jeanne Perraud; dite de l’enfant Jésus, religieuse du tiersordre de Saint Augustin. Par un Religieux Augustin déchaussé, Marseille, C. Garcin, 1680 (citée ci-dessous Vie Perraud). Barbier indique l’augustinien Raphaël comme auteur de la vie. Antoine-Alexandre Barbier, Dictionnaire des ouvrages anonymes et pseudonymes, Paris, Imprimerie bibliographique, 1809, Vol. III, p. 418. Pourtant il semble plus probable que l’auteur soit un confesseur nommé père Modeste, cf. Vie Perraud, p. 165. Xenia von Tippelskirch PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0016 312 vertus le même éditeur publie les Œuvres de Perraud, un recueil de lettres spirituelles, qui est présenté comme annexe à La vie 22 . L’aixoise Jeanne Perraud était une couturière qui a essayé d’établir un culte de l’Enfant Jésus à Aix avec la fondation d’une congrégation laïque - en imitation et en concurrence directe avec la dévotion à l’Enfant Jésus pratiquée à Beaune, à la même époque, initiée par Marguerite de Saint- Sacrément 23 . La vie de Jeanne Perraud la décrit comme entrant et sortant de différentes institutions religieuses, passant des mois chez deux communautés d’ursulines, ensuite chez une communauté dominicaine pour se faire enfin tertiaire augustinienne. Ce sont, souligne son biographe, ses conditions économiques qui empêchent l’entrée régulière - et il n’oublie pas à souligner que cette « sœur » qui ne l’est pas jusqu’à la fin de sa vie, surpasse les moniales en vertu 24 . Outre les images que Perraud réalise ou commande pour transmettre les contenus de ses visions, le support du texte - probablement aussi à ses yeux - est d’une grande importance pour la diffusion du culte de l’Enfant Jésus. Ses Œuvres sont précédées d’un avertissement dans lequel l’éditeur expose sur quatre pages les particularités des textes et les critères de sa propre édition. Il explique qu’il a limité ses corrections à quelques mots afin de faciliter la compréhension. On retrouve les principes énoncés par Paul du Saint-Sacrement cités plus haut. les [Œuvres] voicy de la meme facon, & du meme stile qu’elle les a laissez. On n’y a changé seulement que quelques mots, qui en rendoient l’expression obscure: mais on n’a point touché à ce qui pouvoit en alterer tant soit peu la substance, & le sens. C’est une chose assez particuliere, qu’une simple fille sans erudition, sans étude, & presque sans lecture, ait eu de si hautes connaissances, & de si belles lumieres 25 . L’autodidacte affichée Perraud aurait écrit avec des tournures de phrases si puissantes (« dans des termes si énergiques 26 ») qu’elles ne pouvaient être interprétées autrement que comme des inspirations directes. En même temps, son écriture obéissait à ses propres règles linguistiques, qui ne devaient pas suivre les règles de l’Académie française : « la véritable dévotion 22 Jeanne Perraud, Les œuvres spirituelles de la sœur Jeanne Perraud, religieuse du tiers ordre de Saint Augustin. Recueillies par un Religieux Augustin Déchaussé, Marseille, C. Marchy, 1682. 23 Sur Perraud : Bremond, Histoire littéraire du sentiment religieux, p. 1275-1283, Marcel Bernos. « Jeanne Perraud », dans Dictionnaire de spiritualité, Paris, Beauchaine, vol. 12, col. 1172. 24 Vie Perraud, p. 26. 25 « Avertissement », dans Perraud, Œuvres, n. n. 26 Ibid. Écrire comme preuve de vertu PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0016 313 étant au dessus des règles de l’Academie 27 ». Elle écrivait selon la dictée divine, même si elle ne comprenait pas toujours ce qu’elle écrivait. Et en général, elle n’écrivait que par obéissance à son confesseur 28 : Il est vray, que ces écrits sont un peu obscurs : mais c’est une marque qu’ils viennent de Dieu, qui se plait quelquefois à ne se découvrir qu’à demy, pour se faire desirer plus ardemment, & pour nous montrer que l’homme icy-bas ne doit pas pretendre de le comprendre de la façon, qu’il se manifeste aux Bien-heureux dans le Ciel 29 . Ces remarques préliminaires ont un pendant direct dans les textes de la mystique elle-même, lorsqu’elle souligne que ses œuvres ne sont pas le résultat d’une étude approfondie ou qu’elles ne lui ont pas été suggérées par voix humaine : « C’est par vous, Seigneur, que j’ai commencé. C’est vous qui m’avez éclairé l’intérieur, pour écrire les grâces que vous faites ressentir à mon ame, & les pratiques journalières, ausquelles je m’occupe ». D’après sa Vie, elle commence à écrire en 1657, avant sa première vision importante. Écrire, tout aussi bien que parler, ont toujours été d’une importance cruciale pour la mystique. Je ne mets que le substantiel des choses […] dans la participation avec laquelle j’écrits : tant de paroles me semblent inutiles. Il y a des gens qui font gloire d’exprimer, d’orner, & d’étendre une pensée, en sorte que cet ornement de paroles, agrée plus que la pensée : il n’y a que vanité en cette facon d’écrire. Il est vray que ie n’exprime pas bien les choses, & que ie les écris trop succinctement : J’aurois pu le faire mieux : mais l’abondance des lumières offusque l’esprit, qui se restraint au pur solide & substantiel 30 . Dans le « discours sur l’état particulier de la sœur Jeanne » publié dans les Œuvres, on trouve des considérations détaillées sur son statut de « secrétaire de Dieu », elle y parle de l’effacement possible de ses textes et du fait que ses textes pourraient être jetés au feu : « Je vous remets donc Seigneur, votre ouvrage qu’il vous a plu de faire en moy, & par moy 31 ». Or, cette preuve d’obéissance extrême ainsi que le topos d’une grande modestie intellectuelle - aussi et surtout pour parer à une éventuelle interdiction d’écrire - appartenaient au comportement stéréotypé des femmes mystiques du XVII e siècle. Le modèle direct des écrivaines est Thérèse d’Avila, qui s’était sentie obligée de détruire les écrits qu’elle avait rédigés à la demande 27 Ibid. Voir aussi Ribard, « Religieuses philosophes ». 28 Vie Perraud, p.106, 108. 29 Ibid. 30 Ibid., p. 109. 31 Perraud, Œuvres. Xenia von Tippelskirch PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0016 314 de son confesseur 32 . Nous apprenons de Jeanne Perraud qu’elle a lu les œuvres de sainte Thérèse lors de son séjour chez les ursulines et qu’elle a donc pu s’orienter selon son exemple. Une appropriation directe des topoi qui y figurent est donc tout à fait concevable 33 . En plus de ces deux volumes imprimés, il existe une version manuscrite de 900 pages, antérieure, de la biographie (MS 1250) ainsi qu’une version manuscrite des œuvres (MS 1251) de Jeanne Perraud (ou « Jeanne Perraude » 34 ), presque ignorée par la littérature secondaire, toutes deux conservées à la Bibliothèque municipale de Marseille 35 . Les textes manuscrits sont beaucoup plus volumineux que les versions imprimées. Et il faut préciser que le MS 1251 qui contient les œuvres (quelques lettres et son testament), n’est pas de la main de Perraud, mais une copie. Néanmoins, grâce à une analyse ponctuelle de ces manuscrits il est possible de s’interroger sur les stratégies adoptées par l’éditeur du texte imprimé. Dans la version publiée des Œuvres, qui sont présentées comme un complément de La vie, la première partie prend la forme d’un catéchisme et contient des réponses données par Jeanne Perraud. La deuxième partie décrit ensuite une série de visions (et la réaction de la dévote à celles-ci). Globalement, l’édition lisse, réorganise et assure une validité supra-temporelle 36 . À cette fin, toutes les dates et tous les noms qui se trouvent dans la version manuscrite sont supprimés. Ce n’est que dans le manuscrit que l’on peut voir qu’elle a adressé ses lettres à différents ecclésiastiques : à un père Modeste, à « frère JMJ de Sainte Agnès », et au provincial des Augustins déchaussés, le père Raphaël. 32 E. Renedo. « Obéissance », dans Tomás Alvarez (dir.). Dictionnaire Sainte Thérèse d’Avila, Paris, Cerf, 2008, p. 479-486. 33 Vie Perraud, p. 54, 227. 34 Les textes imprimés la nomment toujours « Perraud », dans le MS 1251, p. 363 on trouve une reproduction de sa signature : « Perraude ». 35 Marseille, Bibliothèque Alcazar, MS 1250 : Recueil des choses les plus considérables observées en la vie de la sœur Jeanne Perraud, depuis 1660 jusqu’à sa mort en 1675 et MS 1251 (sans titre). 36 Ceci est bien visible quand on compare les deux extraits suivants : « Mon unique pere vostre R ma donné ce matin pour penitence de vous escrire lestat de nostre [...] interieur ie ne scay lame le faire se commes quoy ie doibt le commencer car ie suis stelment dans labandon de toutes choses que ie ne trouve rien a dire, le St Enfant esclaire mon entendement et delier ma langue a le dire ». (MS 1251, p. 313) « Mon Reverend Pere, votre Reverence m’a donné ce matin pour penitence, de vous écrire l’etat de mon interieur. Je ne scay comme le faire, & comme quoy je dois le commencer ; parce que je suis tellement dans l’abandon de toutes choses que je ne trouve rien à dire. Le divin Enfant veuille éclairer mon entendement, & délier ma langue » (Perraud, Oeuvres, p. 255.) Écrire comme preuve de vertu PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0016 315 Au-delà, cependant, une comparaison entre le manuscrit et les œuvres imprimées révèle des interventions que j’appellerais des interventions de censure. L’éditeur signale fidèlement les omissions : « Elle raconte icy ses peines, que l’on tait à dessein... 37 ». Un exemple révélateur de cette intervention est une lettre du 15 juillet 1665, dans laquelle elle raconte des expériences douloureuses avec un autre confesseur. Cette lettre se retrouve certes dans la version imprimée, mais avec des abréviations décisives. Comme il l’indique déjà dans l’avertissement, l’éditeur intervient délibérément. Ce qu’il laisse subsister, c’est la plainte répétée sur l’absence du directeur spirituel préféré de Perraud et une description plutôt abstraite des efforts qu’elle déploie pendant cette période pour résister à toute tentation. Parmi les sujets abordés, il y a notamment ses tentatives pour contacter le directeur spirituel au moins par lettre. Mais elle n’avait - par peur profonde et saisie de terribles scrupules - écrit que la moitié de ses lettres, puis les avait jetées. Dans la version manuscrite, on apprend un certain nombre de détails supplémentaires que l’éditeur a supprimés, car ils ne servaient probablement pas son objectif de souligner les vertus de cette quasi-sainte, ou concernaient des aspects qu’il voulait délibérément censurer. En effet, ce que la version manuscrite laisse entrevoir, c’est un véritable litige avec un confesseur intérimaire. Celui-ci avait interdit à Jeanne Perraud le contact avec son confesseur principal de confiance, ainsi que la confession à d’autres confesseurs. Il l’avait également accusée de ne pas tout lui dire (il ne savait pas ce qu’elle faisait dans sa chambre, ce qu’elle mangeait...) et l’avait traitée de tous les noms 38 . Elle avait déjà confectionné une chasuble en brocart pour le prêtre chargé de son accompagnement spirituel, mais celui-ci avait exigé qu’elle paie également la corniche de la chapelle qui servait de lieu de culte à la congrégation qu’elle avait fondée 39 . Son engagement semble avoir été perçu de manière très ambivalente. Même s’il semblait souhaitable qu’elle s’occupe du financement du mobilier de la chapelle, elle n’était pas vraiment censée intervenir. Elle n’était pas autorisée à s’occuper de la chapelle, pas même à la dépoussiérer. Le tissu de soie qu’elle avait utilisé à cette fin et qui provenait des stocks du monastère lui avait été retiré 40 . Surtout, elle n’était pas censée donner des instructions aux artisans qui y travaillaient. Elle avait voulu donner des instructions précises au menuisier qui s’était chargé de la décoration de la chapelle, mais cela 37 Vie Perraud, p. 197. 38 MS 1251, p. 246. 39 Ibid., p. 250. 40 Ibid., p. 255-261. Xenia von Tippelskirch PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0016 316 n’avait pas convenu au prêtre. Les cordons auxquels les lampes devaient être attachées, qu’elle avait approuvés, avaient donc été retirés. Le prêtre, qui n’avait été chargé de sa direction spirituelle que pendant une période limitée, avait accusé Perraud d’orgueil et s’était délibérément moqué d’elle : et desguisa si bien ses mespris a une plus grande moquerie quil avoit continuellement a la bouche car deslors quil me voioit il me parloit en ces termes que ce que dit cette saincte ce bel ange que dit cette vierge elle est un bel ange s’adressant a ceux de la compagnie en se moquant de moy et par fois il me disoit ceci est bien doux ceci vous agree bien. 41 Il l’avait humiliée - en s’assurant que le public approprié était présent. Il l’avait insultée bruyamment alors qu’elle était assise dans le confessionnal et l’avait obligée à y rester pendant une éternité - et cela dans une nef très fréquentée, d’où l’on pouvait particulièrement bien voir le confessionnal 42 : les paroissiens ne pouvaient que soupçonner un conflit de conscience particulièrement grave. L’éditeur précise qu’il a abrégé pour éviter d’identifier des individus spécifiques. Perraud rapporte que d’autres se sont également moqués d’elle et l’ont comparée à des femmes « folles » (« peu sensée » / « extravagante »). Dans la version imprimée, les noms des femmes auxquelles elle était comparée ont été effacés : une femme peu sensée, qui faisoit la folle par les rues, portoit des lustres, & le satin qu’on luy donnoit, pour satisfaire sa vanité, & pour etre le badinage de la Ville, étant reduite de mandier son pain. D’autres m’appelloient d’un autre nom d’une femme qui étoit une extravagante. En un mot, l’on ne me traitoit qu’avec des injures, & des mots tres facheux, comme d’yvrognesse, & de gourmande, qui me plaisois a boire, & a manger les bons mourceaux, & plusieurs realleries & brocards qu’on me disoit. Si je voulois parler dans mes discours ordinaires ; on les interpretoit si mal a propos, que j’aurois confusion d’en faire l’explication 43 . 41 Ibid., p. 256. 42 Ibid., p. 252. 43 Perraud, Oeuvres, p. 202. Le passage du manuscrit : « l’on me faisoit apeller par ses petits enfants dame de Calilquan qui est une femme de mauvaise vie et qui faisoit la fole par les rues pour satisfaire a sa vanité avoit la liberté de porter le lustre et portoit le satin quon luy donnoit pour en faire le badinage de la ville et elle estoit reduite dans cette vanite de mendier son pain et quelcun qui frequentoient la maison mapeloient dame Rabillote qui estoit une seconde cette femme en extravagance je ne scay pas sil estoit touchant l’honneur a cause que iestoit tres petite quand elle mourust en un mot lon ne me traitait que dans les termes les plus noirs comme d’ivrognerie et a me plaire de manger des bons mourceaux et Écrire comme preuve de vertu PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0016 317 Au-delà de ces interventions, les insertions visibles dans La vie, dans lesquelles les textes de Perraud sont imprimés en italique, révèlent la manière dont l’éditeur a également cherché à construire la sainte exemplaire en termes littéraires. Il convient de noter que Jeanne diffère significativement du type idéal de la sainte de la Contre-Réforme : après tout, elle n’était pas noble et ne vivait pas recluse comme les membres d’un ordre féminin important. Dans ce contexte, il n’est pas surprenant que les efforts déployés n’aient pas abouti au but recherché. Et pourtant : elle avait manifestement un degré étonnant d’autonomie et son travail allait bien audelà des pratiques dévotionnelles individuelles. 3 Conclusion En guise de conclusion, on peut donc souligner que les textes cités ne sont jamais donnés sans mise à distance, sans réadaptation ou censure. Le cadre de la publication mène à une réadaptation du texte originel. Ce qui est en jeu n’est pas seulement le style, le langage, la structure du texte, mais aussi l’aspect matériel du texte publié, les caractères d’imprimerie ou la disposition des différents éléments. D’une part, on veille à ce que les sources soient rassemblées fidèlement et vérifiées (en ligne avec la philologie humaniste, mais aussi aux démarches revendiquées par les hagiographes attitrés comme Baronio : on procède donc à la « vérification »), d’autre part, le texte original lui-même est présenté comme preuve ou témoignage de la présence de Dieu (« véridiction »). Ces différentes stratégies ne peuvent être pris en compte que si nous considérons ces biographies spirituelles comme un véritable genre littéraire. Cette approche est notamment revendiquée par Jacques Le Brun dans Sœur et amante : Ce que nous interprétons en une lecture inattentive comme expériences individuelles apparaît à l’analyse comme traitement de thèmes littéraires, la seule expérience alors perceptible est celle de l’écriture, celle du biographe introduisant un ordre théologique, dramatique ou esthétique dans le matériau documentaire dont il disposait 44 . Grâce à la comparaison des différentes étapes de rédaction, possible dans le cas de Jeanne Perraud, on est en mesure d’entrevoir le statut équivoque de la revendication de véracité et d’authenticité des preuves écrites. Certains passages, comme l’anecdote du litige ou ceux impliquant les jeux plusieurs sometes quon me tenoit si je vouloit parler dans mes discours ordinaires on les interpretoit si mal a propos que j’aurois confusion d’en faire l’explication tant estranges estoient seulement […] » (MS 1251, p. 269). 44 Le Brun, Sœur et amante, p. 45. Xenia von Tippelskirch PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0016 318 de pouvoir entre le confesseur et la fille spirituelle sont supprimés, mais cette suppression est toujours soulignée par l’éditeur. Les stratégies de véridiction et de vérification ne peuvent être appliquées et mises en scène de manière convaincante que si le texte original lui-même a été préalablement corrigé. La couturière aixoise, devenue sœur tertiaire vers la fin de sa vie, ne se laisse pas ranger si facilement du côté des saintes selon les critères de l’Église, mais malgré cela, son biographe s’efforce toutefois à répondre aux attentes du genre hagiographique et à créer un effet de vérité qui est obtenu par l’accumulation de citations revues, présentées comme preuves authentiques. 4 Bibliographie 4.1 Sources Marseille, Bibliothèque Alcazar, MS 1250, MS 1251. Augeri, Gaspard. La vie et vertus de la venerable mere Catherine de Iesus Ranquet, Religieuse Ursuline, divisée en trois parties. (...) La troisième contient plusieurs lettres que la venerable mère Catherine de Iesus a écrites à ses Directeurs, pour leur rendre comte de sa Conscience, Lyon, M. Liberal, 1670. Bourdin, Matthieu. Vie et conduite spirituelle de la damoiselle Madelene Vigneron, soeur du Tiers-ordre de S. François de Paule, suivant les mémoires qu’elle en a laissez par l’ordre de son directeur, le tout recueilli par les soins d’un religieux minime, Rouen, B. Le Brun, 1679. Chevalier d’Espoy. La Vie de Madame du Houx, surnommée l’Epouse de la Croix. Décédée après avoir fait les voeux de religion au second monastère de la Visitation Sainte Marie de Rennes, & pris le nom de Soeur Jeanne Marie Pinczon, Paris, F. Babuty, 1713. Cortez, Claude. Histoire de la vie et mort de Sainte Marie Magdeleine, Aix, E. David, 1655. Guyon, Jeanne. La vie par elle-même éd. critique par D. Tronc, Paris, Champion, 2001. La vie et les vertus de la soeur Jeanne Perraud; dite de l’enfant Jésus, religieuse du tiersordre de Saint Augustin. Par un Religieux Augustin déchaussé, Marseille, C. Garcin, 1680. Paul du Saint-Sacrement, L’idée de la véritable piété en la vie, vertus et écrits de demoiselle Marguerite Pignier, femme de feu noble Claude-Aynart Romanet avocat au Souverain Sénat de Savoie, Lyon, C. 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Tübingen, Narr Francke Attempto Verlag, « Biblio 17, vol. 223 », 2020. 641 p. Jean Magnon (1620-1662) was a poet and playwright who garnered considerable esteem in his own day but soon fell out of fashion. Today he is remembered mainly for two elements in his biography: he was a friend of Molière, whose company staged at least two of his plays, and he was murdered (probably on the orders of his wife’s lover). The present edition brings together for the first time all eight of Magnon’s plays, only two of which have previously received scholarly editions. While Magnon was not an innovator in form or content, his tragedies and tragicomedies have historical significance in showing how French serious drama evolved in the period from 1645 to 1660, between the tetralogy of Pierre Corneille and the major tragedies of Jean Racine. Magnon’s popularity may well have stemmed from his ability to sense which elements of his contemporaries’ dramaturgy played best to the Parisian public and to rework them into new configurations. His talent for plot construction keeps the reader’s interest: he is adept in producing surprise and suspense, and all his plays include memorable confrontations between adversaries. But he tends to strain the limits of vraisemblance in his constant use of disguise, mistaken identity and misunderstandings, devices that he sometimes features multiple times within the same play. At times characters engage in reckless behavior without sufficient motivation, as if the playwright were exploiting them to create additional dramatic moments. Magnon’s style, which has often been called inferior, is actually respectable, if sometimes obscure, and, as Bourque notes, there are moments of real eloquence. Characterization tends to be superficial, but a few characters truly come to life, especially the energetic women, both heroic and evil. The plays feature a number of character types that were popular at the time, such as the female warrior, the tyrant who tries to compel love through threats, the favorite minister whose close relationship with the monarch has potentially erotic overtones, the valiant general who is also a submissive lover, etc. Magnon’s tragicomedies fit into a trend developed during the 1630s: using historical characters but relying on novelistic sources as well as historians and with the amorous complications (mostly fictional) outweighing the political considerations. Even in the tragedies his liberties with history are more sweeping than normal for the era, and he does not hesitate to alter the best-known facts in order to create suspense. For example, he has Joanna of Naples murdered through the machinations of her second husband, although in history she would have four marriages, and she is Comptes rendus PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0017 324 shown as innocent of all the crimes often attributed to her. It is also noteworthy that in his Tite (which likely influenced Corneille’s Tite et Bérénice, written ten years later) he allows the beleaguered lovers to marry at the end. Magnon builds on the success of Polyeucte to craft with his Josaphat a type of hagiographic play where martyrdom is deemphasized (only one minor character is put to death, while the other Christians survive and flourish), and the love plot gets a happy ending, thanks to the title character’s generous renunciation of amorous desire. But Magnon is far more than a recycler of themes and techniques borrowed from other playwrights; in most cases he chooses a subject not yet treated in France but that would later be treated by others. One of the exceptions, Zénobie, is directly inspired by d’Aubignac’s tragedy of the same name, but Magnon’s version is not a mere versification but rather a new play with a substantially different plot. In line with most contemporary practice, Bourque has modernized the spelling, though this is not done consistently. It would have been desirable to distinguish more regularly between homonyms and to observe the conventions for hyphen use, as well as the distinction between passé simple and imperfect subjunctive. Although there are many hundreds of obvious errors in the original editions, including some that affect scansion, these are corrected (as indicated in the footnotes) only a small fraction of the time; this should have been done more systematically. There are multiple errors of transcription (including the frequent use of the non-existent verb voiser), and there is apparently a line missing in Jeanne de Naples. The original punctuation has been scrupulously maintained, even in the numerous cases where it is manifestly absurd and confuses the reader; not everyone would agree with that choice. The edition, while including the extraits des privilèges, leaves out the dedicatory epistles and liminary poems, deemed too long; however, the prefaces for the two plays that use them have been retained. The lack of even a brief glossary, though hardly a problem for scholars, probably makes these texts less accessible to students. The general introduction gathers together everything that is known about the author’s life and the background of the plays, plus critical reception of Magnon from the seventeenth century to the present. Bourque regularly gives useful information about the dates and biographies of the characters who have a basis in history. However, the analysis of the works themselves could have been profitably expanded. Some of the notes that elucidate complications in the plot are helpful, but often the notes merely restate the obvious. There are cases where notes should have been provided but were not, especially when the meaning of the text is unclear and when there are anomalies in poetic scansion: for example, Magnon (unlike Comptes rendus PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0017 325 Corneille) treats the name Séleucus as having four syllables, and he frequently uses the now-archaic form fleau, which counts for one syllable. In a few cases the information in the notes is wrong, the most egregious being the inaccurate explanation of the name Cassandre in Oroondate, who is not the same person as Cassander. There is a brief but serviceable bibliography. In short, this edition is a valuable contribution to our understanding of mid-seventeenth-century serious drama and a figure of genuine historical significance, whose plays are well worth the read. Perry Gethner Comptes rendus PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0018 326 Charles Mazouer (éd.) : Molière, Théâtre complet, tome IV et V. Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque du théâtre français, 70, 76 », 2021. 860 p. et 1078 p. Ces deux volumes sont les derniers de l’édition critique du Théâtre complet de Molière fournie par Charles Mazouer, qui a opté pour la chronologie des premières représentations des pièces sans se soucier de la date de leur première publication, dont il adopte toutefois la version du texte. Le volume IV contient L’Avare (35-162), Monsieur de Pourceaugnac (181-324) ainsi qu’en annexe le livret de Monsieur de Pourceaugnac et Le Divertissement de Chambord (325-338), Les Amants magnifiques (357-496) avec en annexe le livret du Divertissement royal : Les Amants magnifiques (497-524), Le Bourgeois gentilhomme (551-780) et deux annexes : la cérémonie turque dans l’édition de 1682 (781-814) et le livret du Bourgeois gentilhomme (815-838). L’édition de chaque texte est précédée d’une introduction avec une bibliographie sélective et l’ensemble est complété par des index des mots et expressions expliqués ou commentés (839-845), des personnages de Molière (845-848) et un index nominum (849-854). Le volume V contient Psyché avec les parties du texte provenant de Molière, Pierre Corneille et Quinault (45-288) de même qu’en annexe le livret de Psyché (289-328) et les variantes du livret (329-336), Les Fourberies de Scapin (353-450), La Comtesse d’Escarbagnas (465-500) et en annexe le livret du Ballet des ballets (501-516) et la musique de Charpentier (517-528), Les Femmes savantes (553-672), Le Malade imaginaire (711-1052). L’édition de chaque texte est, elle aussi, précédée d’une introduction avec une bibliographie sélective et l’ensemble complété par des index des mots et expressions expliqués ou commentés (1053-1058), des personnages de Molière (1059-1062) et un index nominum (1063-1072). Une spécificité de cette édition est l’intégration des partitions des comédies-ballets, qui étaient absentes des publications depuis le XVII e siècle ainsi que dans les éditions courantes jusqu’à nos jours. Leur intégration est une suite de l’attention accrue à la dramaturgie spécifique des comédies-ballets et au rang qu’occupe cette musique rendue maintenant mieux accessible par l’édition critique des œuvres de Lully, publiée à Hildesheim chez l’éditeur Olms, qu’on retrouve ici. Pour les comédies-ballets, Mazouer ajoute à la bibliographie une discographie des enregistrements de la musique dont on peut maintenant facilement vérifier l’interprétation grâce à une lecture de la partition. On regrette l’omission du DVD du Bourgois gentilhomme sorti chez Alpha, dont Mazouer ne semble pas apprécier la mise en scène par Benjamin Lazar et la chorégraphie de ballets par Cécile Roussat, qui a dû renoncer à une reconstitution plus ou moins exacte de la première représentation à Comptes rendus PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0018 327 cause de l’absence de documentations sur la chorégraphie. Mais la partie musicale dirigée par Vincent Dumestre à la tête de Le Poëme harmonique mérite notre attention autant que celles dues à Gustav Leonhardt, Marc Minkowski, Jordi Savall et Hugo Reyne, énumérées dans la discographie du chapitre. Grâce à cette édition critique, le littéraire a pour la première fois le plaisir de pouvoir confronter le livret avec sa mise en musique tandis que, par exemple, la nouvelle édition de la Pléiade se contente toujours de remarques dépourvues d’allégations musicales dans les introductions et les notes consacrées aux différentes pièces. Charles Mazouer, qui, en 1993, qualifiait dans la première édition de son Molière et ses comédies-ballets ce genre de « baroque », concluait alors son analyse par l’aveu qu’il « nous est devenu bien étranger » (236). Il en a publié en 2006 chez Champion une nouvelle édition revue et corrigée où il intègre les résultats de ses propres recherches accessibles dans ses différents articles consacrés aux comédiesballets. Grâce aux travaux des musicologues et à l’effort des musiciens jouant ces pièces dans leurs concerts, on est mieux habitué à la richesse de l’esthétique du XVII e siècle. En 1990, le public avait des difficultés face à l’effort de William Christie de faire revivre Le Malade imaginaire en tant que comédie-ballet, mais son enregistrement de la musique est repris en 2005 et en 2012. Le DVD du Bourgeois gentilhomme s’est très bien vendu. C’est pourquoi Mazouer a maintenant le courage d’intégrer les partitions dans son édition critique du Théâtre complet, décision dont il faut le féliciter vivement. Mazouer focalise l’attention sur le texte des pièces qu’il complète par les livrets publiés à l’occasion des représentations à la cour sous l’intitulé de « Divertissement ». Ces livrets se trouvent également en annexes dans l’édition de la Pléiade dirigée par Georges Forestier avec Claude Bourqui, qui par ailleurs reproduit les frontispices de la première publication des pièces, illustrations absentes ici. Le Registre de La Grange, que la nouvelle édition de la Pléiade inclut parmi les documents, est cité ici régulièrement dans les différentes introductions de Mazouer mais il n’est pas intégré dans cette édition critique. La chronologie, qui ouvre chaque volume (IV, 11-18 et V, 11-16), tient compte des multiples travaux des spécialistes connus et des compléments sur le site en ligne Molière 21 et elle les résume très bien. Optant pour une modernisation de la graphie, Mazouer se passe du grand nombre de majuscules présentes dans l’édition de la Pléiade. Cependant, il est plus prudent dans la modernisation de l’orthographe. Prenons un exemple significatif, sa version des Femmes savantes où il garde en II, 8, l’original « de toute autre humeur », que Georges Couton avait reproduit dans son édition sans commentaire, et il commente la forme insolite de Comptes rendus PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0018 328 « toute » en note : « Toute est bien adverbe ici, mais le XVII e siècle accorde encore l’adverbe ; Vaugelas même prescrit l’accord avec le féminin ! » (V, 595). Les éditeurs de la Pléiade modernisent le texte : « de tout autre humeur » et s’abstiennent de toute remarque grammaticale. La version du texte des comédies est similaire dans cette nouvelle édition critique à celle des différents prédécesseurs. Toutefois il faut mentionner l’unique exception à cette règle : les éditeurs de la Pléiade préfèrent maintenant l’édition de 1675 du Malade imaginaire, qui, selon eux, est le seul texte dont on ne peut contester qu’il soit de Molière. Ils reproduisent en annexe celui couramment adopté de l’édition de 1682. George Couton était plus prudent dans son édition de la Pléiade quand il qualifie le texte des éditions de 1674 et 1675 de « brouillons de Molière » qui « permet peut-être de surprendre le travail d’élaboration auquel il se livrait ». Mazouer, qui avoue être « perplexe » (V, 699) face aux hypothèses sur la validité des deux versions, reste fidèle à la préférence traditionnelle de la version publiée en 1682. Selon lui, « le texte de 1682 est sans conteste supérieur stylistiquement et dramatiquement au texte de 1675, et marque en effet un aboutissement esthétique » (V, 699). Il reconnaît toutefois l’intérêt du texte de 1675 et le reproduit « en plus petit corps, pour les scènes 7 et 8 de l’acte I et pour la totalité de l’acte III » afin que chaque lecteur puisse « se faire son opinion » (V, 699). C’est une décision prudente qu’on apprécie plus que celle des éditeurs de la nouvelle Pléiade, qui informent cependant le lecteur des défauts des premières éditions de L’Avare, de George Dandin et du Bourgeois gentilhomme. Citons ce qu’ils écrivent à propos de cette dernière comédie-ballet : « L’impression du Bourgeois gentilhomme, sans être médiocre, conserve des traces de maladresse. Certes, les coquilles sont en nombre limitées, mais le travail typographique n’a pas bénéficié du plus grand soin : la ponctuation n’est pas toujours rigoureusement mise en place, les lignes dansent un peu, et l’atelier a dû faire face à un mauvais calibrage de la copie. Ce problème s’était déjà présenté, dans le même atelier, avec L’Avare. Le texte devait être imprimé sur un maximum de sept feuilles ; or la fonte employée aurait contraint à dépasser ce nombre déjà important. L’atelier fut donc obligé, en cours d’impression, d’opérer pour un caractère plus petit » (tome II, 1452). Ces détails ne sont pas mentionnés dans l’édition critique de Mazouer. La qualité d’une édition critique dépend de plusieurs facteurs : la justesse philologique des textes, le soin de l’impression, la pertinence des notes explicatives et de l’introduction aux différentes pièces. On ne peut qu’être satisfait de ces éléments qui méritent néanmoins un commentaire. Le point de vue philologique est parfait, l’impression est également très soignée puisque je n’ai constaté que très peu de coquilles : dans l’introduction à Comptes rendus PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0018 329 Monsieur de Pourceaugnac, la citation de I, 2 « […] de votre côté, nous nous tiendrez prêts aux besoins des autres acteurs de la comédie » (IV, 165) falsifie l’énoncé de Sbrigani « vous nous tiendrez prêts » (IV, 205). Dans Les Amants magnifiques « quelque pitié du cœur d’un grande princesse » (IV, 462) au lieu d’une grande princesse ; dans l’annexe « On peut bien s’embarquer avec toue assurance » (IV, 504) au lieu de toute assurance ; dans Les Femmes savantes « De ce côté, ma cœur, vos penchants sont fort grands » (V, 650) au lieu de ma sœur. Je n’ose garantir que d’autres coquilles ne m’aient échappées mais l’ensemble du texte est très correct, et c’est un des mérites de cette édition critique. Les notes explicatives et les introductions valent des commentaires plus détaillés. Étant donné que Mazouer renvoie le plus souvent à la dernière édition de la Pléiade, je me contente d’une comparaison avec cette édition. Le lecteur apprécie le soin avec lequel les deux éditions lui rendent les textes plus compréhensibles. Il faut une comparaison méticuleuse pour découvrir les stratégies différentes des commentateurs. Dans la Pléiade, les notes explicatives sont souvent plus longues que dans notre édition critique parce qu’elles élargissent le point de vue de Molière par une surabondance de parallèles dans d’autres ouvrages, dramatiques ou non, de l’époque. Le critique littéraire y trouve des matériaux pour développer des réflexions sur des thèmes très variés. Mazouer s’efforce surtout d’aider le lecteur contemporain peu familier des spécificités du français du XVII e siècle en condensant ses informations dans des notes en bas des pages. Citons quelques exemples : dans Le Bourgeois gentilhomme, le jargon des Maîtres à danser, de musique, d’armes et de Monsieur Jourdain exige des éclaircissements que les deux éditions mettent à la disposition du lecteur. Mais Mazouer est plus attentif à la nécessité de comprendre que ses collègues. En II, 2, Monsieur Jourdain se réjouit de la leçon du Maître d’armes en constatant : « De cette façon donc un homme, sans avoir du cœur, est sûr de tuer son homme, et de n’être point tué ? ». Mazouer commente le mot « cœur » par « courage » (IV, 602), la Pléiade est sans commentaire. Le Maître à danser se moque de la forfanterie du Maître d’armes en disant : « Voilà un plaisant animal, avec son plastron ». La Pléiade écrit « Plastron » avec majuscule et suppose que le lecteur sait ce que Mazouer explique en note : « Plastron : pièce de protection que portent sur la poitrine les escrimeurs » (IV, 603). La menace du Maître d’armes : « Je vous étrillerai d’un air… » reste sans commentaire dans la Pléiade tandis que Mazouer commente : « étriller c’est frotter un animal avec une étrille » (IV, 604), explication juste mais pas forcément indispensable pour la compréhension de l’énoncé. La Pléiade juge nécessaire d’expliquer le propos de Nicole en III, 2 « Comme vous voilà bâti » par « vêtu », explication absente chez Mazouer, qui adopte la stratégie inverse Comptes rendus PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0018 330 en III, 3 pour l’exclamation de Madame Jourdain : « Vous moquez-vous du monde, de vous être fait enharnacher de la sorte ? » écrivant en note : « Enharnacher, c’est revêtir d’un harnais ; on enharnache un cheval, un mulet… Extension plaisante à un homme qu’on a habillé de manière serrée ou ridicule ! » (IV, 629). On pourrait multiplier les exemples de cette divergence mais il suffit de documenter que les deux éditions sont bien pourvues de notes explicatives, dont je n’ai trouvé aucune contradiction. Le lecteur peut se fier au soin des éditeurs. Les introductions de Mazouer aux différentes pièces profitent de ses nombreuses études sur Molière et le théâtre classique publiées au cours des années. À propos de Les Amants magnifiques, Mazouer résume son éloge dans la formule : « Richesse et beauté d’un spectacle composite, rigoureusement baroque » (IV, 334) et conclut son introduction par la remarque : « ces Amants magnifiques, mal connus et passablement négligés dans l’œuvre de Molière, méritent, par leur richesse et leur finesse, plus d’attention et plus d’estime » (IV, 354). Les éditeurs de la Pléiade qualifient le Divertissement royal de « projet ambitieux », qui est « le dernier ballet de cour » et « une ‘grande comédie’ galante ». Selon eux, « Molière ne s’est pas seulement attaché à discréditer le stratagème d’un astrologue vénal, il a voulu montrer la vanité des diverses formes de croyance superstitieuse, critiquées par les philosophes ». À propos de La Comtesse d’Escabargnas, ils jugent incertain « si le texte publié en 1682 dans les Œuvres posthumes était fidèle à la création » et la question de l’équilibre entre les intermèdes et la comédie leur semble douteuse dans cette « production de circonstance », étiquette qui permet de la déprécier. Par contre, Mazouer souligne « l’originalité » de cette pièce qui, « pourvue elle-même d’un Prologue et d’un divertissement final, enchâssait une pastorale, qui enchâssait à son tour des intermèdes de ballets » (V, 454). Les Fourberies de Scapin ont scandalisé Boileau parce que « Molière alliât Tabarin à Térence » (V, 339) et qu’il puise « autant dans les traditions farcesques du jeu des comédiens français et italiens » (V, 339). Les deux éditions ne partagent pas cette réticence de Boileau. La Pléiade vante « l’ironie » du personnage de Scapin et Mazouer souligne que « Molière glorifie l’art et la puissance du théâtre, érigeant une sorte de monument à la gloire de son métier » (V, 344). Comme Mazouer s’efforce plus de mettre en évidence le rang du théâtre de Molière que les éditeurs de la Pléiade, il juge nécessaire de regretter que « Les Femmes savantes ne nous font pas saisir un Molière féministe et prônant l’égalité des sexes devant le savoir » (V, 542). Les éditeurs de la Pléiade focalisant plus l’attention sur le contexte culturel dont profite cet homme du théâtre, peuvent ignorer cet élément d’actualité du débat sur le féminisme. La divergence de l’approche entraîne deux lectures divergentes du Bourgeois gentilhomme. Comptes rendus PFSCL XLIX, 96 DOI 10. / PFSCL-2022-0018 331 On ne peut passer sous silence la part des susceptibilités politiques de Louis XIV dans les turqueries de cette comédie-ballet. Les éditeurs de la Pléiade soulignent la contribution de l’imaginaire occidental dans l’intrigue tandis que Mazouer insiste sur la portée et la nécessité des ornements « pour la peinture du héros comique » (IV, 530). Molière ridiculise Monsieur Jourdain parce que, grâce à sa folie, la « promotion imaginaire de Mamamouchi lui suffira » (533). Cette nouvelle édition du théâtre complet de Molière ne remplace pas les précédentes, mais elle les complète grâce à la publication de la musique des comédies-ballets et elle les enrichit de la grande qualité et la pertinence des introductions et des notes de Charles Mazouer. Volker Kapp ISSN 0343-0758 ISBN 978-3-8233-2400-3 Papers on French Seventeenth Century Literature Review founded by Wolfgang Leiner Editor Rainer Zaiser Editorial Committee Emmanuel BURY - Martine DEBAISIEUX - Richard HODGSON Volker KAPP - Buford NORMAN - Marine RICORD Cecilia RIZZA - Pierre RONZEAUD Dorothee SCHOLL - Maya SLATER Ronald W. TOBIN - Jean-Claude VUILLEMIN Associated Correspondents Marco BASCHERA - Jane CONROY - Federico CORRADI Nathalie NÉGRONI - Phillip J. WOLFE Advisory Board Eva AVIGDOR - Bernard BEUGNOT - Nicole BOURSIER Paolo CARILE - Christopher GOSSIP -Marcel GUTWIRTH - François LAGARDE Lise LEIBACHER OUVRARD - Charles MAZOUER - Fritz NIES - Sergio POLI Sylvie ROMANOWSKI - Philippe-Joseph SALAZAR Jean SERROY - Philippe SELLIER - Jean-Pierre VAN ELSLANDE Christian WENTZLAFF-EGGEBERT ***** Papers on French Seventeenth Century Literature is a peer-reviewed journal Articles for publication and books submitted for review should be addressed to/ Prière d’adresser les manuscrits et les livres pour comptes rendus à Rainer Zaiser Editor, Papers on French Seventeenth Century Literature Romanisches Seminar der Universität Kiel Leibnizstr. 10 D-24098 Kiel rzaiser@gmx.de Papers on French Seventeenth Century Literature PFSCL is an international journal publishing articles and reviews in English and French. PFSCL est une revue internationale publiant articles et comptes rendus en français et en anglais. Articles (in two copies) and books submitted for review should be addressed to/ Manuscrits (en deux exemplaires) et livres pour comptes rendus doivent être adressés à: Rainer Zaiser Editor, Papers on French Seventeenth Century Literature Romanisches Seminar der Universität zu Kiel Leibnizstr. 10 D-24098 Kiel Subscription Rates / Tarifs d’abonnement (2022) Individual subscribers/ Particuliers Institutions/ Institutions Standing order print (1 year) € 64.00 € 85.00 Abonnement imprimé (1 an) € 64.00 € 85.00 Standing order print and online (1 year) € 72.00 € 107.00 Abonnement imprimé et en ligne (1 an) € 72.00 € 107.00 Standing order e only (1 year) € 67.00 € 88.00 Abonnement en ligne (1 an) € 67.00 € 88.00 Single issue € 50.00 € 50.00 Prix de vente au numéro € 50.00 € 50.00 postage not included + frais de port Orders / Commandes to be sent to / à adresser à Narr Francke Attempto Verlag B.P. 2567 D-72015 Tübingen Fax: +49 7071 / 9797 11 e-Mail: info@narr.de The articles of this issue are available separately on www.narr.digital Les articles du fascicule présent sont offerts individuellement sur www.narr.digital Only the authors are responsible for the content of their contributions Les auteurs sont seuls responsables du contenu de leurs contributions on French Seventeenth Century Papers Literature Editor Rainer Zaiser P F S C L Biblio 17 Suppléments aux Papers on French Seventeenth Century Literature Derniers titres parus 96 Vol. XLIX No. 96 222 Mathilde B omBart / Sylvain C orniC / Edwige K eller -r ahBé / Michèle r osellini (éds.) « À qui lira. » Littérature, livre et librairie en France au XVII e siècle (2020, 746 p.) 223 Bernard J. B ourque (éd.) Jean Magnon. Théâtre complet (2020, 641 p.) 224 Michael t aormina Amphion Orator. How the Royal Odes of François de Malherbe Reimagine the French Nation (2020, 315 p.) 225 David D. r eitsam La Querelle d’Homère dans la presse des Lumières. L’exemple du Nouveau Mercure galant (2021, 470 p.) 226 Michael C all (éd.) Enchantement et désillusion en France au XVII e siècle (2021, 175 p.) 228 Bernard J. B ourque (éd.) Guillaume Colletet: Cyminde ou les deux victimes (1642) (2022, 154 p.)