Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
121
2022
4997
on French Seventeenth Century Papers Literature Editor Rainer Zaiser Vol. XLIX No. 97 ISSN 0343-0758 ISBN 978-3-8233-2401-0 Papers on French Seventeenth Century Literature Review founded by Wolfgang Leiner Editor Rainer Zaiser Editorial Committee Emmanuel BURY - Martine DEBAISIEUX - Richard HODGSON Volker KAPP - Buford NORMAN - Marine RICORD Cecilia RIZZA - Pierre RONZEAUD Dorothee SCHOLL - Maya SLATER Ronald W. TOBIN - Jean-Claude VUILLEMIN Associated Correspondents Marco BASCHERA - Jane CONROY - Federico CORRADI Nathalie NÉGRONI - Phillip J. WOLFE Advisory Board Eva AVIGDOR - Bernard BEUGNOT - Nicole BOURSIER Paolo CARILE - Christopher GOSSIP -Marcel GUTWIRTH - François LAGARDE Lise LEIBACHER OUVRARD - Charles MAZOUER - Fritz NIES - Sergio POLI Sylvie ROMANOWSKI - Philippe-Joseph SALAZAR Jean SERROY - Philippe SELLIER - Jean-Pierre VAN ELSLANDE Christian WENTZLAFF-EGGEBERT ***** Papers on French Seventeenth Century Literature is a peer-reviewed journal Articles for publication and books submitted for review should be addressed to/ Prière d’adresser les manuscrits et les livres pour comptes rendus à Rainer Zaiser Editor, Papers on French Seventeenth Century Literature Romanisches Seminar der Universität Kiel Leibnizstr. 10 D-24098 Kiel rzaiser@gmx.de Papers on French Seventeenth Century Literature Papers on French Seventeenth Century Literature Review founded by Wolfgang Leiner Volume XLIX Number 97 Editor Rainer Zaiser Editorial Staff Béatrice Jakobs, Lydie Karpen Dirk Pförtner PFSCL / Biblio 17 Gunter Narr Verlag Tübingen Papers on French Seventeenth Century Literature / Biblio 17 Editor: Rainer Zaiser © 2022 · Narr Francke Attempto Verlag GmbH + Co. KG P.O. Box 2567, D-72015 Tübingen All rights, including the rights of publication, distribution and sales, as well as the right to translation, are reserved. No part of this work covered by the copyrights hereon may be reproduced or copied in any form or by any means - graphic, electronic or mechanical including photocopying, recording, taping, or information and retrieval systems - without written permission of the publisher. Internet: www.narr.de eMail: info@narr.de Printed in Germany ISSN 0343-0758 ISBN 978-3-8233-2401-0 PFSCL XLIX, 97 Sommaire « DE LA PROSE MÊLÉE AVEC DES VERS DE TOUTES LES FAÇONS » : DIVERSITÉ DU PROSIMÈTRE M ARIE -G ABRIELLE L ALLEMAND , C LAUDINE N ÉDELEC , M IRIAM S PEYER Introduction............................................................................................... 339 C HRISTINE N OILLE Parler en poète et en orateur : l’art difficile de la prose mêlée.................. 347 M ARIE -G ABRIELLE L ALLEMAND Le prosimètre comme marqueur de fiction : Histoire celtique de François de La Tour Hotman ..................................................................... 365 F RANÇOIS L AURENT ET C ÉCILE T ARDY Les Pompes funèbres prosimétriques de Sarasin et de Boucher. De l’antagonisme à la complémentarité entre les mondes « terrestre » et « spirituel »......................................................................... 381 M IRIAM S PEYER « Afin que la pièce soit dans les formes, il faut y mesler quelques vers » : réflexions sur la poétique du prosimètre galant ........................................ 407 D IMITRI A LBANÈSE Détournement et transgression poétiques dans la traduction d’un prosimètre. L’École de l’Intérêt et l’Université d’Amour, d’Antolínez de Piedrabuena à Claude Le Petit................................................................... 423 Y VES L E P ESTIPON ET M ICHÈLE R OSELLINI La Fontaine et le prosimètre : expériences et nostalgie ............................. 435 C LAUDINE N ÉDELEC Se raconter et se défendre en prose et en vers : le prosimètre chez Dassoucy...................................................................... 453 PFSCL XLIX, 97 C LARA DE C OURSON « Chant-contrechant » : les divertissements des comédies de Marivaux............................................................................................... 469 J EAN -F RANÇOIS C ASTILLE Le poème en prose entre deux siècles. Enjeux historiques d’une catégorie littéraire ........................................................................... 483 Bibliographie ............................................................................................. 497 COMPTE RENDUS Christiane Deloince-Louette, Sabine Lardon (éds.) Jean de Sponde, Poésies complètes M AXIME C ARTRON .................................................................................... 505 Tony Gheeraert Une fantaisie à la manière de Callot. Introduction au Roman comique de Paul Scarron V OLKER K APP ........................................................................................... 511 Jean-Philippe Grosperrin (dir.) L’idée de monument et ses représentations à l’âge classique V OLKER K APP ........................................................................................... 513 LIVRES REÇUS.......................................................................................... 519 « De la prose mêlée avec des vers de toutes les façons » : diversité du prosimètre Études réunies par Marie-Gabrielle Lallemand, Claudine Nédelec et Miriam Speyer PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0019 Introduction M ARIE -G ABRIELLE L ALLEMAND C LAUDINE N ÉDELEC M IRIAM S PEYER « Tout ce qui n’est point Prose, est Vers ; et tout ce qui n’est point Vers, est Prose » : comme souvent chez Molière, cette affirmation péremptoire du maître de philosophie du Bourgeois gentilhomme contient un double fond comique, au-delà de l’ébahissement de la découverte par M. Jourdain qu’« il y a plus de quarante ans qu’[il dit] de la Prose, sans qu’[il] en susse rien 1 ». Molière, et les plus affûtés de ses spectateurs, tant mondains que lettrés, savent bien en effet qu’il existe en fait, pour écrire, et en l’occurrence pour écrire un billet amoureux à une « Personne de grande qualité 2 », une troisième voie : l’« ambigu 3 de prose et de vers 4 », encore plus délectable en ce qu’il mêle la viande et le fruit, le sucré et le salé, la prose et les vers : bref, ce que nous allons appeler, sans ignorer les très nombreuses variétés et variations de ce « mélange » que nous souhaitons précisément aborder dans toute sa diversité (c’est un de ses attraits), le prosimètre - terme qu’on pourrait d’ailleurs appliquer à la « comédie-ballet » qu’est Le Bourgeois gentilhomme, puisqu’elle mêle et enchaîne passages en prose et passages versifiés à l’intérieur même des actes, de telle façon qu’il soit impossible de disjoindre les passages versifiés chantés des passages dits 5 . Ce ne sont donc pas seulement des intermèdes, et ce mélange joue un véritable rôle drama- 1 Molière, Le Bourgeois gentilhomme [1670], G. Forestier, C. Bourqui et alii (éd.), Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2010, II, 4 (p. 283). 2 Ibid. 3 « Collation lardée où l’on sert la viande & le fruit ensemble, en sorte qu’on doute si c’est une simple collation, ou un souper » (Furetière). 4 « Lettre de Tirsis à Doralice », Recueil de pièces en prose les plus agréables de ce temps, II, Paris, C. de Sercy, 1659, p. 101. 5 Le Bourgeois gentilhomme, op. cit., I, 2, « Je languis nuit et jour... » et « Je croyais Janneton... », p. 269 ; I, 2, le « Dialogue en musique », p. 271-273 ; IV, 1, « Les Musiciens et la Musicienne prennent des Verres, chantent deux Chansons à boire », p. 316-317 ; IV, 5, la cérémonie turque, p. 324-327. Marie-Gabrielle Lallemand, Claudine Nédelec, Miriam Speyer PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0019 340 turgique : ainsi, c’est parce qu’il a été fait Mamamouchi que le bourgeois voit satisfaits ses rêves de grandeur, et devient digne de devenir le beau-père du fils du Grand Turc... Tous les auteurs de théâtre avec insertions chantées (et ils sont nombreux) s’en souviennent, Marivaux entre autres (C. de Courson). Le terme (parfois sous la forme du bas latin prosimetrum, plus spécialisé à son origine, C. Noille, ou encore prosimetron), reste encore aujourd’hui « rare », réservé aux ouvrages spécialisés : Le Robert ne le connaît pas, ni non plus Le Dictionnaire du littéraire 6 , ou le Dictionnaire du poétique 7 . Pour autant, dès qu’on y prête attention, on s’aperçoit que le corpus en est très vaste. Dès l’Antiquité, il est présent dans les satires sur le modèle du philosophe grec Ménippe, dites en conséquence « ménippées » (Varron, le Sénèque de l’Apocoloquintose), dans l’écriture romanesque (le Satiricon de Pétrone) ou dans le De consolatione philosophiae de Boèce ( VI e siècle). La littérature médiévale ne l’a pas ignoré (Aucassin et Nicolette, fin XII e -début XIII e siècle ; Guillaume de Machaut, Le Livre du voir dit, vers 1364), ni non plus les grands rhétoriqueurs (Le Temple d’honneur et de vertus, Lemaire de Belges, 1504). Dans les siècles suivants, les textes « mêlés de prose et de vers entrelardés » (La Satyre ménippée, 1594) ne manquent pas dans l’espace de la littérature française et néolatine, ni non plus romane, en Espagne comme en Italie. Or, si ce mélange a été bien étudié dans ses manifestations à la Renaissance 8 , on constate une quasi absence d’études sur la pratique et les usages de cette forme littéraire au cours du XVII e siècle français 9 . C’est ce qui a motivé d’abord le numéro paru dans la revue électronique L’Entre-deux en 2019 10 , puis le présent dossier - sans préjuger d’une poursuite de l’enquête. Il est certain que cet objet d’étude se heurte à deux écueils majeurs. D’une part, une forte tradition rhétorique et théorique, basée sur l’oppo- 6 P. Aron, D. Saint-Jacques, A. Viala, Le Dictionnaire du littéraire, Paris, PUF, 2002. 7 M. Aquien, Dictionnaire du poétique, Paris, Le livre de poche, 1993. 8 Voir la publication du Centre V. L. Saulnier, Le Prosimètre à la Renaissance, Paris, Éd. de la rue d’Ulm, 2005, et les travaux de N. Dauvois (De la satura à la bergerie. Le Prosimètre pastoral en France à la Renaissance et ses modèles, Paris, Champion, 1998). 9 Cf. M.-M. Fragonard et C. Nédelec, Histoire de la poésie, du XVI e au XVIII e siècle, Paris, Presses universitaires de France, « Licence. Lettres », 2010, p. 148- 153. Voir cependant Atlantide, 2014, n° 1, « Vers et prose. Formes alternantes et formes hybrides » (dir. P. Postel), et C. Dupouy (dir.), Vers et prose : alternances, hybridations, tensions, Tours, Presses Universitaires François-Rabelais, 2016. 10 Le Prosimètre, « ambigu de vers et de prose », au XVII e siècle, dans L’Entre-deux, n° 6 (nov.-déc. 2019), https: / / www.lentre-deux.com. Introduction PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0019 341 sition du vers et de la prose (C. Noille), a voué à l’oubli nombre des genres « mêlés », ou « hybrides » du XVII e siècle, l’hybride étant toujours soupçonné d’être « monstrueux » (contraire aux lois de la « nature ») ou stérile. Le prosimètre est d’ailleurs loin d’être le seul, comme le prouve le mépris où ont longtemps été tenus la tragi-comédie, la comédie-ballet, les tentatives de tragédie/ comédie en prose ou en vers « mêlés » (Agésilas de Corneille, Amphitryon de Molière, Psyché, tragédie-ballet de Molière, Corneille et Quinault) et les différentes formes de l’osmose entre vers déclamés et vers chantés avant la mise au point définitive de l’opéra. L’œuvre de Molière montre ainsi exemplairement toutes les combinaisons possibles entre vers et prose. Pourtant, au XVII e , le prosimètre est bien loin d’être oublié ou négligé : Pierre-Daniel Huet, dans son Traité de l’origine des romans, évoque en 1670 le Satyricon de Pétrone : « Il le fist en forme de Satire, du genre que celles que Varron avoit inventées, en meslant agreablement la Prose avec les Vers, & le serieux avec l’enjoüé 11 ». Il y a en effet des liens entre le prosimètre et un autre « mélange » peu goûté des partisans du classicisme pur et dur, le « mélange des genres », celui du spoudogeloion ou des jocoseria. Ainsi que le dit l’auteur des Voyageurs inconnus : On n’y trouve pas seulement de la proze meslée avecque des vers de toutes les fasons & de toutes les mezures, mais encore sur toutes sortes de sujets ; & cette varieté y fait une nüance si douce & si naturelle, qu’il faut estre de mauvaize humeur pour n’y prendre pas au moins quelque plaizir. Le style mémes y change aussi : tantót il est serieux, tantót il est enjoüé, et bien souvent il tient de tous les deux ensembles 12 . D’autre part, la difficulté d’aborder ensemble des réalisations textuelles extrêmement variées dans leurs modalités, de la simple interpolation de vers célèbres dans la prose « ordinaire », comme dans les lettres de Mme de Sévigné par exemple, aux vers composant avec la prose « le corps d’une même narration 13 » (prosimètre par enchaînement, C. Noille) selon l’expression de Pellisson, en passant par la pratique d’inclusions poétiques du roman pastoral. À la variété formelle répond la variété des visées de ces interpolations, tantôt ornementales, tantôt au service de la virulence 11 P. D. Huet, dans Zayde histoire espagnole, par M. de Segrais [Mme de Lafayette] avec un traitté de l’Origine des Romans, par Monsieur Huet, Paris, C. Barbin, 1670, p. 62. 12 L. Le Laboureur, Les Voyageurs inconnus et autres œuvres curieuses du mesme autheur, Paris, C. de Sercy, 1655, « Au lecteur », n. p. 13 Paul Pellisson, Discours sur les Œuvres de monsieur Sarasin et autres textes, dans L’Esthétique galante, A. Viala, E. Mortgat et C. Nédelec (éd.), Toulouse, Société de littératures classiques, 1989, p. 57. Marie-Gabrielle Lallemand, Claudine Nédelec, Miriam Speyer PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0019 342 pamphlétaire d’un Garasse 14 citant Mathurin Régnier pour renforcer la défense de sa cause, ou au service de la défense et illustration de soi en « poète », dans les textes autobiographiques et auto-citationnels de Dassoucy (C. Nédelec). C’est bien la richesse, la variété, la diversité, des prosimètres qui font tout l’intérêt de cette enquête, tant dans les techniques formelles mises en œuvre, de l’inclusion à la marqueterie, de la continuité à la discontinuité, du brouillage des frontières à leur soulignement, de la rupture au fonduenchaîné, que dans l’usage « pragmatique » du mélange, qu’il s’agisse pour l’écrivain de démontrer sa culture ou sa virtuosité technique, de renforcer son argumentation ou son plaidoyer (et au théâtre de faire avancer l’action), et/ ou de plaire et de distraire, sur un fond culturel et esthétique de goût prononcé pour la diversité qui a bien trop rarement été souligné pour le XVII e siècle, à la suite des gauchissements que l’invention du classicisme a fait subir à son « image ». En réalité, ce siècle (« unité hétérogène » barococlassique, selon l’expression d’Hélène Merlin 15 ) est esthétiquement un siècle tout autant de traditions (par la théorie de l’imitation des Anciens) que d’innovations : nombre d’écrivains ont le goût de l’expérimentation, qu’il s’agisse des dramaturges, testant diverses formes de combinaison des vers déclamés (ou de la prose) et des vers chantés 16 , ou des romanciers, tentant différentes formules nouvelles, où le prosimètre peut prendre place 17 : le roman pastoral 18 , le roman « héroïque », entre Histoire et fiction (M.- G. Lallemand), le roman « poétique » (J.-F. Castille), le recueil de nou- 14 Voir P. Debailly, « Prosimètre et polémique religieuse », L’Entre-deux, op. cit. Voir aussi, sur l’usage du prosimètre dans la satire, I. A. R. de Smet, « Vers, prose et prosimètre dans les satires néo-latines et françaises du XVII e siècle : polarité, hybridisme ou symbiose fortunée ? », Littératures classiques, « La satire en vers au XVII e siècle », n° 24, 1995, p. 65-81. 15 H. Merlin, L’Absolutisme dans les lettres et la théorie des deux corps : passions et politique, Paris, Champion, 2000. 16 Mentionnons au passage le jeu entre vers lyriques (octosyllabes) et alexandrins, par lesquels Chapelain se commente lui-même, pour ainsi dire en prose, en tout cas prosaïquement, en train de composer un poème encomiastique à une dame (C. de Saint-Évremond, La Comédie des académistes, dans Théâtre du XVII e siècle, t. II, J. Scherer et J. Truchet (éd.), Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1986, p. 502-503, II, 1). 17 Voir M.-G. Lallemand, « Prosimètre et roman », L’Entre-deux, op. cit. ; voir aussi, du même auteur, « L’énonciation lyrique dans les fictions narratives en prose du début du XVII e siècle », La Poésie, entre vers et prose , C. Dupouy (dir.), Tours, Presses universitaires François Rabelais, 2016, p. 103-118. 18 Voir S. Duval, « Humour et style poétique dans le prosimètre pastoral de la fin de la Renaissance », L’Entre-deux, op. cit. Introduction PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0019 343 velles 19 ou de contes 20 , le roman par lettres 21 ... sans compter le roman en prosimètre de La Fontaine (Y. Le Pestipon et M. Rosellini), où se mêlent le galant, l’héroïque et le plaisant 22 . Théophile de Viau l’expérimente en matière philosophique dans son Traité de l’immortalité de l’âme, ou la mort de Socrate, traduction libre de Platon (souvent considéré alors comme une sorte de poète), où les insertions versifiées paraissent tendre à amplifier l’argumentation en faveur de l’immortalité, tout en la subvertissant de manière cryptée. C’est aussi en « traducteur » que Claude Le Petit s’essaie à s’affirmer comme translateur et poète (libertin), quitte à dévoyer le texte original (D. Albanèse). Texte original que Nicolas Régnier, traducteur de Boèce, s’efforce de respecter, non sans souligner la difficulté de traduire en vers certains passages métaphysiques (la 9 e poésie du 3 e livre) « en conservant ce qu’on doit à la Poësie Françoise, qui ne s’accommode pas aisément avec les Questions qui y sont traitées 23 » ; il la résout en utilisant l’alexandrin, alors que les autres poésies sont en octosyllabes ou en vers mêlés. Rappelons, à propos des entreprises de traduction de prosimètre, qu’on en trouve en abondance dans la littérature du Siècle d’or, bien connue en France à l’époque 24 . Ce sont peut-être des modèles espagnols, mais aussi italiens qui ont inspiré à Sarasin l’idée de La Pompe funèbre de Voiture, où l’usage de 19 Voir C. Nédelec, « Être poète et narrateur en même temps : le prosimètre romanesque chez Segrais et quelques autres », Jean Regnault de Segrais, S. Guellouz et M.-G. Lallemand (dir.), Tübingen, G. Narr Verlag, « Biblio 17 », 2007, p. 131- 154 ; C. Nédelec, « Approches de la poétique du recueil chez Mme de Villedieu », Littératures classiques, « Madame de Villedieu ou les audaces du roman », n° 61, print. 2007, p. 173-189. 20 Voir la pratique du mélange chez Charles Perrault et Mme d’Aulnoy, ou encore dans les Contes facétieux tirés de Bocace, et autres Autheurs divertissants, en faveur des Melancholiques, et Fables moralisées, en prose et en vers, Paris, J.-B. et H. Loyson, 1670. 21 Voir C. Biron, « Des lettres mêlées : pratiques du prosimètre dans les romans épistolaires du Grand Siècle », L’Entre-deux, op. cit. 22 J. de La Fontaine, Les Amours de Psyché et de Cupidon, M. Jeanneret (éd.), Paris, le Livre de Poche classique, 1991, p. 53-54. Voir aussi C. Nédelec, « Admirable tremblement du temps... La temporalité dans les “œuvres galantes” de La Fontaine », Le Fablier, n° 9, 1997 p. 77-82. 23 N. Régnier trad., Boèce consolé par la philosophie. Traduction nouvelle, Paris, E. Loyson, 1676, « Préface », n. p. 24 Voir Marta Cuenca-Gobert, Le Prosimètre dans la littérature espagnole du Siècle d’Or, thèse soutenue en 2008 à Bordeaux sous la direction de N. Ly, Lille, ANRT, 2009 ; de la même autrice « Le Traitement du prosimètre dans les Nouvelles exemplaires de Cervantès », Atlantide, n°1, juillet 2014 ; A.-H. Pitel, Le Prosimètre dans l’œuvre de fiction de Lope de Vega, Vigo, Academia del Hispanismo, 2011. Marie-Gabrielle Lallemand, Claudine Nédelec, Miriam Speyer PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0019 344 l’alternance entre prose et vers peut être interprété comme une expression de l’opposition/ conjonction entre monde spirituel et monde matériel, marqueur de cohérence de la structure profonde de l’œuvre (F. Laurent et C. Tardy). Selon Pellisson, commentant ce texte de Sarasin, il existe un « véritable usage » du prosimètre, qui exigerait qu’on le réserve à ces « jeux de l’esprit et à ces ouvrages d’invention qui tiennent comme un milieu entre la prose et la poésie 25 ». C’est bien cet usage qui semble prédominer dans la seconde partie du XVII e siècle, au travers de la promotion de la littérature « galante », où le prosimètre trouve à s’épanouir, comme particulièrement adapté à une écriture obéissant aux codes de la communication mondaine, une écriture de plaisir et pour le plaisir 26 , qu’il s’agisse de celui né du jeu des relations hommes/ femmes, entre divertissement et séduction (M. Speyer), ou du plaisir de parler de littérature non en savant, mais en galant homme, lettré et amusant 27 , ou encore de celui de décrire, entre émerveillement et raillerie (chez La Fontaine, Y. Le Pestipon et M. Rosellini, ou dans le célèbre Voyage en Provence et Languedoc de Bachaumont et Chapelle, qui donna lieu à tout un petit genre 28 ), la diversité de style mimant en quelque sorte la diversité propre au voyage - sans oublier les éloges mêlés de plaisanteries destinés aux Grands 29 . Selon Pellisson, la variété « est utile et louable en toute sorte d’ouvrages, mais absolument nécessaire en ceux qui ne se proposent pour but que le plaisir 30 » ; mais cela n’empêche pas que quelques enjeux sérieux ne puissent se lire parfois en filigrane, non tant sur le plan amoureux que 25 P. Pellisson, L’Esthétique galante, op. cit., p. 58. 26 Voir M. Speyer, « Un ‟ambigu” en quête d’un genre éditorial. Le prosimètre dans les recueils collectifs de pièces (1650-1670) », L’Entre-deux, op. cit. et « Briller par la diversité ». Les recueils collectifs de poésies au XVII e siècle (1597-1671), Paris, Classiques Garnier, 2021. 27 Voir J.-F. Castille, « Le prosimètre galant. Jean-François Sarasin : La Pompe funèbre de Voiture », dans De la Grande Rhétorique à la poésie galante, M.-G. Lallemand, C. Liaroutzos (dir.), Caen, Presses Universitaires de Caen, 2004, p. 157-174. Rappelons à ce sujet que Le Temple du goût de Voltaire est un prosimètre. 28 Voir Y. Giraud, « L’hybridation formelle dans le Voyage de Chapelle et Bachaumont et les modalités de l’alternance prose/ vers », Fiction narrative et hybridation générique dans la littérature française, Paris, L’Harmattan, 2006, p. 111-124 ; voir aussi C. Nédelec, « Voyager en galant homme », dans Voyages, rencontres, échanges au XVII e siècle, S. Requemora-Gros (dir.), Marseille, Tübingen, Narr Verlag, « Biblio 17 », 2017, p. 93-102. 29 Voir C. Dassoucy, À son Altesse Sérénissime Madame Marguerite-Louise d’Orléans, sur son mariage avec son Altesse Sérénissime Cosme de Médicis, Prince de Toscane, Florence, 1661. 30 P. Pellisson, L’Esthétique galante, op. cit., p. 57. Introduction PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0019 345 sur le plan « professionnel » (séduire le mécène, défendre son statut) ou socio-politique. Par exemple, parallèlement à ses Factums, Furetière publie vers 1685 le Plan et dessein du Poëme allegorique & Tragico-burlesque intitulé, Les couches de l’Academie 31 , dont les six chants sont présentés sous la forme d’un résumé en prose d’un ouvrage existant (mais inconnu du lecteur), résumé fait par un énonciateur X qui n’est pas l’« Auteur » (lequel est souvent désigné par « on »), et entrecoupé de quelques citations de « passages rédigés » en vers : cette « facétie » allégorique fortement satirique envers les académiciens ses adversaires vise à instruire, convaincre et séduire gentes dames et galants hommes... Les études de cas, avec une ouverture sur le XVIII e siècle (C. de Courson, J.-F. Castille) qui mériterait d’être poursuivie, sont ici encadrées de deux développements théoriques : l’un sur la position des théoriciens de l’art oratoire 32 , entre condamnation (au nom du docere, et de la nécessité de la preuve dans la rhétorique judiciaire) et acceptabilité (au nom du placere, en une « rhétorique des agréments ») (C. Noille), le second sur le jugement porté sur une autre façon de concevoir le « mélange », promise à un bel avenir, à savoir celui de la prose poétique 33 (J.-F. Castille) - dans la mesure où c’est encore une façon de mêler vers et prose, inverse à celle du prosimètre galant, pratique d’écriture propre à des « amateurs », accusés de produire des vers qui, au fond, ne sont que de la prose rimée 34 , créant ainsi une forme de déficit poétique du vers, qui entraîne, au cours du XVIII e siècle, réflexions et débats sur ce qui fait l’essence de la poésie par rapport à la prose. 31 Voir C. Nédelec, « Les Couches de l’Académie : Furetière entre institution et dissidence », dans P. Harry, A. Mothu et P. Sellier (dir.), Autour de Cyrano de Bergerac. Dissidents, excentriques et marginaux de l’Âge classique. Bouquet offert à Madeleine Alcover, Paris, Champion, 2006, p. 215-235. 32 Sur la théorisation au XVII e , voir aussi C. Nédelec, « Le prosimètre dans la théorie poétique », L’Entre-deux, op. cit. 33 Voir S. Duval, La Prose poétique du roman baroque, Paris, Classiques Garnier, 2017. 34 Ce qui n’est pas faux : voir l’article de M. Speyer, qui montre combien la « lettre galante » est faite de combinaisons de modules topiques, sur le modèle de la « Lettre écrite de Chantilly à Madame de Montausier » de J.-F. Sarasin (Poësies choisies, II, Paris, C. de Sercy, 1653, p. 421). PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0020 Parler en poète et en orateur : l’art difficile de la prose mêlée C HRISTINE N OILLE S ORBONNE U NIVERSITÉ , UMR 8599 CELLF La rhétorique de la première modernité a-t-elle ignoré le prosimètre ? L’on sait qu’elle n’a pas gardé la mémoire du prosimetrum médiéval, ce terme introduit par les artes dictaminis pour décrire une expérimentation singulière du vers mêlé de prose. Dans les années 1120, Hugues de Bologne (Hugo Bononiensis) a le premier défini le prosimetrum comme une des trois sous-catégories du genus metricum latin, aux côtés de la poésie purement métrique et de la poésie purement rythmique : le prosimetrum a consisté en un alliage des deux, et plus précisément en l’élaboration de vers métriques inachevés, ayant abandonné sur leur dernière partie la scansion quantitative au profit de la scansion numérique en usage dans la prose 1 . Du nom et de la chose, la Renaissance et le XVII e siècle n’en conserveront pas la trace : d’autant qu’apparaît avec l’émergence de genres renouvelés (la satire ménipéenne, le roman pastoral, la lettre galante) et le souvenir d’œuvres anciennes (Sénèque, Martianus, Boèce…) une pratique séquentielle du mélange, où l’alternance de vers et de prose repose sur une couture de morceaux textuels étendus 2 ; et où le mélange est perçu de plus en plus 1 Voir A.-M. Turcan-Verkerk. « Le prosimetrum des artes dictaminis médiévales ( XII e - XIII e s.) », Archivum Latinitatis Medii Aevi, 61, 2003, p. 111-174 ; URL : http: / / documents.irevues.inist.fr/ handle/ 2042/ 51672. 2 Pour une filiation des formes entre tradition satirique et pastorale romanesque, voir G. Colletet, Art poétique, Paris, A. de Sommaville et L. Chamhoudry, 1658, « Discours du poème bucolique », p. 45 : « Mais auparavant que de finir ce discours du poème bucolique, je dirai que nos poètes modernes ne se sont pas contentés de faire des bucoliques et des pastorales en vers, ils y ont encore quelquefois mêlé la prose ; ce qu’ils ont fait sans doute à l’exemple de Sannazar dans son Arcadie. Et peut-être Sannazar lui-même s’était en cela proposé pour modèle Martianus Capella dans son ouvrage des Noces de Mercure et de la Nymphe Philologie ; et Boèce dans ses livres de la Consolation de la Philosophie ». Pour une Christine Noille PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0020 348 comme une introduction de séquences versifiées dans un continuum fondamentalement prosaïque 3 . Le sentiment prosimétrique, qui est un des avatars du sentiment de la langue écrite 4 , entre dès lors en résonance avec des problématiques liées à la rhétorique de l’elocutio, et plus précisément avec les figures qui rompent l’oratio soluta, le langage oratoire « libre » (libéré des règles de la versification) - là où la langue poétique se dit au contraire oratio vincta, langage « enchaîné 5 ». Laissant donc de côté les vers mêlés de prose, la rhétorique de la première modernité prend ainsi en charge la prose mêlée de vers. Qu’entendelle exactement par là ? Vaugelas énonce pour tout le siècle une distinction fondamentale, peu rappelée et pourtant constamment opératoire, entre deux situations d’énonciation qui sont cardinales pour notre propos en ce qu’elles gouvernent deux ensembles de réflexions hétérogènes sur le prosimètre : « Des vers dans la prose. J’entends que la prose même fasse un vers, et non pas que dans la prose on mêle des vers 6 ». Sont ici distinguées deux réalisations différentes : dans l’une, la prose se continue en un vers selon une transition rythmique progressive, tant et si bien que l’ensemble forme un tout, « le corps d’une même narration 7 » ; dans l’autre, elle est entremêlée d’un ou plusieurs vers, au prix d’une disjonction forte et momentanée. Toutes deux relèvent certes de l’art de l’éloquence, mais à deux niveaux différents : la première dépend de la gestion des figures de rythme dans l’énonciation ; la seconde, de la distribution des ornements figuraux dans l’argumentation ou la narration. Ce qui ne veut pas dire que ces deux réalisations ne se retrouvent pas associées dans une même œuvre : mais leur distinction théorique permet de mettre en analyse de cet héritage, voir N. Dauvois, De la Satura à la Bergerie. Le prosimètre pastoral en France à la Renaissance et ses modèles, Paris, Classiques Garnier, 1998. 3 Voir M.-D. Legrand et D. Ménager, « Vers et prose », dans F. Lestringant et D. Ménager (dir.), Études sur la Satyre Ménippée, Genève, Droz, 1987, p. 85-103. 4 Sur le sentiment de la langue, et en particulier de la langue de culture, voir G. Siouffi, « Du sentiment de la langue aux arts du langage », Éla. Études de linguistique appliquée, 2007/ 3 (n° 147), p. 265-276. 5 Voir A. Sueur, Le Frein et l’Aiguillon. Éloquence musicale et nombre oratoire ( XVI e - XVIII e siècle), Paris, Classiques Garnier, 2014, « Oratio soluta, oratio vincta. Concevoir le nombre oratoire et le nombre poétique », p. 53 sq. 6 C. Fabre de Vaugelas, Remarques sur la langue française, Paris, Vve J. Camusat et P. Le Petit, 1647, p. 102. Nous modernisons systématiquement l’orthographe. 7 P. Pellisson, Discours sur les Œuvres de M. Sarasin, dans Les Œuvres de M. Sarasin, Paris, A. Courbé, 1656, « VI. De la pompe funèbre de Voiture », p. 19 : « Enfin, ce qui donne beaucoup d’ornement à cet ouvrage, c’est que les vers n’y sont pas seulement mêlés avec la prose, mais composent avec elle le corps d’une même narration […] ». Parler en poète et en orateur : l’art difficile de la prose mêlée PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0020 349 évidence deux types de procédés, deux discours normatifs et deux herméneutiques à l’œuvre pour décrire et prescrire l’art rhétorique du prosimètre. Ajoutons que cette distinction a une histoire : une première formulation en est attestée dans un corpus rhétorique important datant des II e et III e siècles, le corpus hermogénien. Voici ce que l’on peut lire dans La Méthode de l’habileté (deinotès) 8 : « Combien y a-t-il de façons d’employer des vers dans la prose ? Deux : la kollèsis et la parodia 9 ». À quoi correspondent ces deux termes ? Michel Patillon les traduit respectivement par enchâssement et parodie ; George A. Kennedy traduit le premier par gluing et conserve en italiques le grec pour le second, mais il le paraphrase ensuite par l’anglais adaptation 10 ; du côté des traducteurs néo-latins de la première modernité, Natale Conti, circa 1560, propose agglutinatio pour kollèsis mais il garde lui aussi le grec parodia 11 ; enfin Gaspard Laurent en 1614 choisit connexio sive applicatio pour le premier et allusio pour le second 12 . Bref, la terminologie hermogénienne est ici passablement déceptive 13 . Si l’on se penche en revanche sur les commentaires qui s’ensuivent, nous reconnaissons aisément les deux situations que nous avons précédemment distinguées. La kollèsis met en effet en place un dispositif composite, accolant deux éléments autonomisables, tandis que la parodia élabore un dispositif cohérent, formant un tout : Il y a kollèsis quand on enchâsse convenablement les vers entiers dans le discours […]. On a une parodia lorsque, après avoir énoncé un fragment de poème, on lui invente une suite en prose et qu’après être revenu au poème, on y ajoute autre chose qui vient de soi, de manière à garder l’unité de la forme. Ainsi Démosthène dans le Sur l’ambassade [N.d.A. : en italiques, des fragments de vers d’Euripide] : « Quiconque aime à frayer avec Philocrate 8 Selon la traduction du titre grec par M. Patillon (Paris, L’Âge d’homme, 1997) ; nous rappellerons ici les interprétations de deux traductions latines de la première modernité, celle de N. Conti (1 e éd. 1550, cité d’après l’édition de Bâle, 1560 : Methodus de Eloquentia) et celle de G. Laurent (Genève, 1614 : De Methodo gravitatis Liber). 9 D’après la traduction de M. Patillon, op. cit., p. 541. 10 G. A. Kennedy, Invention And Method : Two Rhetorical Treatises from the Hermogenic Corpus, Atlanta, Society of Biblical Literature, 2005, p. 253-255. 11 Methodus de Eloquentia, trad. N. Conti, dans Hermogenis Tarsensis Philosophi ac Rhetoris Acutissimi de arte rhetorica praecepta…, Bâle, Pierre Perna, c. 1560, p. 360. 12 De Methodo gravitatis Liber, trad. G. Laurent, dans Hermogenis Ars oratoria absolutissima, et Libri omnes […], Genève, P. Aubert, 1614, p. 558. 13 Voir M. Patillon, op. cit., Introduction, p. 124-125 : « L’auteur de la Méthode n’emploie pas un vocabulaire normalisé ». Christine Noille PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0020 350 dans une même ambassade, jamais je ne l’ai questionné, sachant bien que cet homme a touché de l’argent, comme Philocrate, qui en convient » 14 . Le texte précisera ailleurs que les vers en question peuvent être d’un autre auteur, ou inventés par l’auteur lui-même : cela ne change rien à l’affaire. La dissimilation entre les deux possibles du prosimètre prosaïque (continuum de prose ou avec insertion de vers) se joue donc ici au niveau syntaxique : d’un côté, celui de l’interpolation, deux énoncés distincts ; de l’autre, celui de l’enchaînement, dirons-nous, une même phrase continuée : [P ROSIMÈTRE PAR ENCHAÎNEMENT ] Elle parlait, étant seule, Ainsi qu’en usent les amants Dans les vers et dans les romans ; allait rêver au bord des fontaines, se plaindre aux rochers, consulter les antres sauvages 15 […]. [P ROSIMÈTRE PAR INTERPOLATION ] Dans cette pensée, elle leur disait à peu près les choses que je vais vous dire, et les leur disait en vers aussi bien que moi : Ruisseaux, enseignez-moi l’objet de mon amour ; Guidez vers lui mes pas, vous dont l’onde est si pure, Ne dormirait-il point en ce sombre séjour, Payant un doux tribut à votre doux murmure 16 ? Nous analyserons alors ici les conséquences stylistiques, esthétiques et interprétatives de ces deux modalités prosimétriques dans les rhétoriques de l’époque moderne, lesquelles s’appuient pour ce faire sur la relecture de deux corpus antagonistes : Cicéron et Quintilien d’une part, et leurs reprises par les grammaires de l’antiquité tardive et les traités des figures de la Renaissance en faveur d’une incompatibilité de la prose et des vers ; les rhétoriques hellénistiques post-aristotéliciennes d’autre part (Démétrius, Denys d’Halicarnasse, Hermogène), qui fécondent une rhétorique des agréments mêlés chère au Parnasse galant 17 . 14 La Méthode de l’habileté, d’après la trad. de M. Patillon, op. cit., p. 542. 15 J. de La Fontaine, Les Amours de Psyché et Cupidon [1669], dans Œuvres complètes, Paris, Seuil, 1965, p. 416. 16 Ibid. 17 Sur l’archéologie des rhétoriques de l’agrément, voir D. Denis, Le Parnasse galant . Institution d’une catégorie littéraire au XVII e siècle, Paris, Champion, 2001, « Le cœur et l’esprit : jalons d’une rhétorique des agréments », p. 321 sq. Parler en poète et en orateur : l’art difficile de la prose mêlée PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0020 351 Les vers dans la prose : une figure vicieuse Dans l’univers rhétorique de la Renaissance, les traités spécialisés dans le répertoire des figures abondent, à la suite d’un opuscule séminal maintes fois réédité, les Tables des figures et des tropes de Mosellanus (1516 18 ). Le plan général de l’ouvrage en trois parties sera partout repris : Mosellanus, à la suite de Diomède 19 , recense d’abord les figures de mots, puis les défauts du discours (vitia orationis) et les qualités oratoires (virtutes orationis). L’ensemble couvre le domaine figural : ce qui signifie que tout élément dans le recueil est d’abord une figure. La première partie énumère ainsi les figurae dictionis, locutionis et constructionis ; la troisième partie, sous couvert de recenser les ornements, énumère les figures qui y contribuent, en l’occurrence les tropes ; enfin, et nous l’avons gardé pour la fin parce que c’est elle qui nous intéresse pour aborder les rhétoriques du prosimètre, la seconde partie est consacrée aux figures vicieuses ou défauts oratoires et elle est elle-même organisée en trois sous-parties, selon une distinction empruntée à Quintilien. On se souvient que l’Institution oratoire oppose aux trois vertus que sont la correction (emendatio), la clarté (perspicuitas) et l’ornement (ornatus), respectivement les formes d’incorrection (Inst. 1.5, partiellement repris en 8.1), les formes d’obscurité (Inst. 8.2) et les formes qui contreviennent à l’ornement (Inst. 8.3). Diomède et à sa suite Mosellanus reprennent tous deux cette division, en énumérant les figures qui concourent à l’incorrection (barbarum), à l’obscurité (obscurum) et à l’inélégance (inornatum). Contre l’ornatum sont alors définies six fautes principales, que les rhétoriques humanistes ultérieures pourront à leur tour subdiviser : la tapinose, le cacemphaton, la cacozélie, l’aschematiston, le cacosyntheton et le soraismus 20 . Par-delà l’étrangeté de ces figures qui, dès le début du XVII e siècle, seront assez systématiquement ignorées (en particulier 18 P. Mosellanus, Tabulae de schematibus Petri Mosellani…, Augustae Rheticae [Augsbourg], Philippus Vlhardus excudebat [Philipp Ulhart], 1516 ; nous l’avons en partie réédité et traduit : voir P. Mosellanus, « Tables des figures et des tropes. Seconde partie. Les défauts [Augsburg, 1516] », C. Noille (éd.), Exercices de rhétorique [En ligne], 15 | 2020, DOI : https: / / doi.org/ 10.4000/ rhetorique.1068. Notre présentation ici-même s’appuie sur les notes de notre édition. 19 Voir Diomède (grammairien latin du IV e s.) au L. II de son Ars grammatica : « De schematibus », « De vitiis orationis », « De virtutibus orationis » (dans Diomedis artis grammaticae libri III, dans Grammatici latini, H. Keil (éd.), Lepzig, Teubner, t. I, 1857 : respectivement p. 443, 449, 456). 20 Pour chacune de ces figures, voir notre édition du chapitre de Mosellanus dans Exercices de rhétorique [En ligne], 15 | 2020, op. cit. Christine Noille PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0020 352 des rhétoriques pédagogiques jésuites 21 ), il en est donc une qui est reliée à l’écriture prosimétrique. Il s’agit du soraismus. De quoi s’agit-il ? Précisément de la figure du mélange, étant entendu que ce mélange porte d’abord sur les noms : S ORAISMUS . Mélange et entassement de dialectes d’origines variées chez les Grecs, et chez nous, de termes vernaculaires et latins, propres et impropres, anciens et nouveaux 22 . Mais il sera étendu, dans d’autres traités, à l’entremêlement des rythmes poétiques et prosaïques : « Le 23 e défaut est le soraismus, mélange inepte de paroles venant de langues et d’idiotismes variés ; de même, d’énoncés poétiques et prosaïques 23 ». En 1561, un rhétoricien humaniste attribuera même un nom spécifique à la figure du mélange prose/ vers. Dans le chapitre qu’il dédit au soraismus, « accumulation et mélange de plusieurs langues 24 », Erythraeus ajoute en effet : « Paraplokè, Mélange. Certains ajoutent ici la paraplokè, qui n’est rien d’autre que le mélange de la parole sans contraintes et de la parole poétique 25 ». La figure de la paraplokè vient tout droit du corpus hermogénien, dans les développements que Les Catégories stylistiques consacrent aux exemples de prose mêlée de vers 26 chez Platon et Démosthène. Patillon traduit la paraplokè comme la kollèsis citée plus haut, par enchâssement ; Cecil W. 21 Voir les manuels de Soarez (1557), Pomey (1667) ou Jouvancy (1710) : C. Soarez, De arte rhetorica libri tres, ex Aristotele, Cicerone & Quinctiliano praecipue deprompti (1557), Turin, Zapata, 1686 ; F. Pomey, Novus candidatus rhetoricae…, Lyon, Molin, 1667 ; J. de Jouvancy, Candidatus rhetoricae olim a Franc. Pomey e Societate Jesu digestus In hac editione novissima auctus, emendatus & perpolitus, Rome, de Martiis, 1710 (pour une traduction : L’Élève de rhétorique, F. Goyet et D. Denis (éd.), Paris, Classiques Garnier, 2020). 22 Voir P. Mosellanus, « Tables des figures et des tropes . Seconde partie. Les défauts [Augsburg, 1516] », op. cit. : « ωρα σμ Soraismos, Miscella quaedam et acervatio ex variis idiomatis apud Graecos, apud nos ex verbis barbaris et latinis, propriis et impropriis, obsoletis et novis ». 23 B. Keckermann (c. 1572-1608), Systema rhetoricae (1 re éd. 1606), Hanovre, W. Antonius, 1608, L. II, p. 351 : « 23. Vitium est Soraismus, commixtio inepta sermonis ex variis linguis et idiotismis ; item, ex phrasibus poeticis et oratoriis ». 24 Erythraeus, Liber unus de Vitiis orationis, dans le recueil intitulé Valentini Erythraei Lindaviensis de Grammaticorum figuriis…, Strasbourg, C. Müller, 1561, p. 450 : « multarum linguarum acervatio, et mixtura ». 25 Ibid., p. 452 : « Paraplokè, Admixtio. Huic addunt quidam paraploken, quae est nihil aliud quam orationis solutae et poeticae commixtio ». Nous avons traduit les termes mixtura (voir note précédente), admixtio et commixtio par mélange. 26 Hermogène le rhéteur, Les Catégories stylistiques du discours (Peri ideôn logou), trad. M. Patillon, op. cit., 336, 15 ; 337, 10 ; 338, 1. Parler en poète et en orateur : l’art difficile de la prose mêlée PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0020 353 Wooten l’escamote dans la conjonction in 27 ; Natale Conti en 1550 la traduit par mixtio, mélange 28 ; Gaspard Laurent en 1614 par une périphrase, « versus [...] citati et interpositi 29 », « les vers cités et intercalés ». L’intégration d’un rythme poétique est ainsi une figure du discours, qui a été nommée comme telle à plusieurs époques. Valorisée dans le corpus hermogénien (nous y reviendrons), elle est systématiquement disqualifiée à la Renaissance comme vitium orationis, vice de la prose. Pourquoi ? Parce que sous le terme de paraplokè, de commixtio ou de soraismus, le mélange promu n’est pas celui qui passe par l’interpolation, mais celui qui repose sur l’enchaînement intégratif d’un mètre ou d’un vers dans le rythme de l’oratio soluta, ou, autre façon de décrire le même processus, sur l’entraînement imitatif de la prose dans le vers 30 . Nous sommes bien ici dans le cas où « la prose même [fait] un vers », pour reprendre la formule de Vaugelas, autrement dit où des figures de cadence, comme des pas de danse, prennent le relais d’un rythme « pédestre 31 ». Or, nul ne peut marcher et danser à la fois ; ou plus précisément, se mettre à danser quelques pas quand on va au combat n’est pas envisageable. En vertu de quoi, la prose prosimétrique, qui enchaîne sporadiquement des rythmes poétiques sur les rythmes prosaïques, est inapte à la persuasion argumentative : l’orateur ne saurait être poète. On reconnaît ici le discours d’exclusion que les rhétoriques de la preuve ont mis en place, et en particulier les rhétoriques cicéroniennes. Deux passages sont partout allégués : le développement sur les différences entre le poète et l’orateur que l’on trouve chez Cicéron (Orator 20.66-68, avec la fameuse incise « etiam si abest a uersu - nam id quidem orationis est uitium », « même si ce n’est pas un vers - ce qui d’ailleurs en prose est une faute 32 ») ; et la différenciation des buts telle qu’elle est métaphorisée chez Quintilien : 27 Voir C. W. Wooten, Hermogene’s On Types of Style, Chaper Hill, NC, 1987, p. 79-80. 28 N. Conti trad., op. cit., De formis orationis, p. 264-266. 29 G. Laurent trad., op. cit., De formis orationis, p. 406-407. 30 Pour cette promotion de la parodia comme version valorisée de la paraplokè dans le corpus hermogénien, voir dans Les Catégories stylistiques, 338, 1-19, trad. M. Patillon, op. cit., p. 434-435, le développement ainsi conclu : « Il est bien évident, comme je l’ai dit, que tout le côté plaisant est perdu pour le discours, si les textes poétiques y sont insérés comme des textes distincts ». 31 Sur l’oratio pedestris, autre nom de la prose, voir Quintilien, Institution oratoire 10.1.81. 32 Cicéron, Orator, 20.67, trad. A. Yon, Paris, Belles Lettres, p. 88. Sur la dissimilation des figures de l’orateur et du poète chez Cicéron et Quintilien, voir C. Guérin, « Non per omnia poetae sunt sequendi. La figure du poète comme modèle et contre-modèle de l’exercice oratoire dans la rhétorique classique », dans H. Vial (dir.), Poètes et orateurs dans l’Antiquité : mises en scène réciproques, Clermont- Ferrand, Presses Universitaires de Clermont, 2013, p. 103-119. Christine Noille PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0020 354 Souvenons-nous cependant que l’orateur ne doit pas suivre en tout les poètes, ni pour la liberté dans le choix des mots, ni pour la licence des figures. Le genre de la poésie, qui est fait pour la montre et qui, en outre, ne vise qu’au plaisir, le poursuit à travers des inventions fantaisistes et même incroyables […]. Nous, au contraire, nous sommes des soldats en armes sur le front de bataille et nous combattons pour les intérêts les plus élevés et nous nous efforçons à la victoire 33 . Ce qui donnera dans les Doutes sur la langue française du Père Bouhours (1674) : Car enfin la prose a un autre nombre que la poésie ; et il y a pour le moins autant de différence entre elles, qu’il y en a entre deux personnes, dont l’une marche, et l’autre danse parfaitement bien 34 . Et dans la rhétorique de Bernard Lamy (remarque présente dès la 1 ère édition, 1675) : Ces mauvais orateurs, dis-je, affectent de mesurer toutes leurs paroles, de leur donner une cadence juste qui flatte les oreilles. Ils proportionnent toutes leurs expressions : en un mot, ils figurent leurs discours ; mais de ces figures qui sont au regard des figures fortes et persuasives, ce que sont les postures que l’on fait dans un ballet ; au regard de celles qui se font dans un combat 35 . Bref, la prose avec vers enchaînés ne saurait être une arme de combat : elle est une figure fautive, une faiblesse du discours. Et c’est en s’appuyant sur ces références cicéroniennes et quintiliennes qu’à la suite des grammairiens de l’antiquité et des théoriciens humanistes des figures, un Caussin, un Vaugelas ou un Bouhours la condamnent. Dans la section qu’il réserve aux styles vicieux, Caussin consacre un chapitre entier de sa rhétorique au « style poétique et mélodieux » (« stylus poeticus, et canticus 36 »), dont la faute principale consiste bien à mêler la prose de vers. Avec Vaugelas, les fautes contre l’ornatus étant recensées au même titre que les incorrections et les fautes contre l’obscurité, le vice de la prose mêlée se voit réserver, nous 33 Quintilien, Institution oratoire 10.1.28, trad. J. Cousin, Paris, Belles Lettres, 1979, t. VI, p. 78. 34 D. Bouhours, Doutes sur la langue française, Paris, S. Mabre-Cramoisy, 1674, p. 267. 35 B. Lamy, La Rhétorique ou l’art de parler, C. Noille-Clauzade (éd.), Paris, Champion, 1998, II, 14, p. 246-247. 36 N. Caussin, Eloquentiae sacrae et humanae parallela libri XVI , Paris, S. Chapelet, 1619, L. II, ch. VIII, traduction dans L. Charles et S. Duval, « Le péché par l’excès : quelques vices de style selon Nicolas Caussin. Présentation, édition, traduction et notes », Exercices de rhétorique [En ligne], 15 | 2020 ; DOI : https: / / doi.org/ 10.4000/ rhetorique.1088. Parler en poète et en orateur : l’art difficile de la prose mêlée PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0020 355 l’avons vu, une remarque entière, intitulée « Des vers dans la prose 37 ». Bouhours enfin dans sa section sur les « Doutes qui regardent l’exactitude du style » confirme l’avis de Vaugelas 38 - ou plutôt, ajouterons-nous, le défend dans un exercice dialectique assez complexe. En effet, que les vers soient bannis de la prose de combat, assurément : mais il est des proses qui ne visent pas uniquement à argumenter, mais à plaire ; et il suffira alors de réintégrer l’agrément à l’horizon de la parole prosaïque pour que l’exhibition de vers soit promue au rang d’ornement du discours. Les vers dans la prose : un ornement pour le plaisir De fait, aussi cicéroniens soient-ils concernant la prose mêlée de vers, tous les rhétoriciens et grammairiens de la première modernité sont sur la défensive. C’est ainsi que Caussin commence tout son chapitre par une référence contradictoire à Denys d’Halicarnasse : On s’est souvent demandé pourquoi Denys d’Halicarnasse 39 , juge et censeur très précis des talents et du style, a posé que le meilleur discours devait être très semblable à la poésie 40 . La réponse qu’apporte Caussin tient en deux temps : Denys promouvait l’utilité du placere (« apaiser les esprits par les charmes de la douceur »), mais il s’opposait davantage à toute absence de rythme dans la prose qu’à un décalque strict des rythmes poétiques et œuvrait en vérité pour un rythme périodique. Bouhours ira plus loin dans la part concédée au prosimètre, en s’appuyant sur l’argument du plaisir (hèdonè) et de la grâce (charis), qu’il reprend littéralement à Démétrius après ces quelques mots de présentation : « Démétrius Phalereus avoue que les paroles mesurées et 37 Vaugelas, op. cit., p. 102 ; voir en particulier cette injonction incipitiale (ibid., p. 102) : « Il faut éviter les vers dans la prose autant qu’il se peut, surtout, les vers alexandrins et les vers communs ». 38 Voir Bouhours, op. cit., p. 266 : « Mais l’auteur des Remarques n’a-t-il pas raison de dire que ces grands vers sont trop visibles ; et qu’il faut les éviter, principalement quand ils commencent ou achèvent la période, et qu’ils font un sens complet ? ». 39 Référence à Denys d’Halicarnasse, « Lettre à Pompée Géminos », XI, 3, 21, Opuscules rhétoriques , G. Aujac (éd. et trad.), Paris, Les Belles Lettres, 1992, t. V, p. 93. 40 Caussin, op. cit. Christine Noille PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0020 356 harmonieuses rendent le discours très agréable, pourvu que l’oreille ne s’aperçoive point que ce sont des vers 41 ». Les rythmes poétiques sont ainsi réintroduits dès lors qu’ils relèvent d’un art caché - et qu’ils font la part belle aux petits vers, naturellement présents dans la parole ordinaire, plutôt qu’aux alexandrins et aux décasyllabes. Gilles Ménage se retrouve somme toute sur la même ligne, dans la 2 e édition de ses Observations (1675), dont le chapitre dédié aux « Vers dans la prose » est entièrement remanié par rapport à la 1 ère édition 42 : lui aussi réhabilite « les vers dans la prose qui ne paraissent point vers 43 » et normalise longuement la présence des vers involontaires en s’appuyant comme Bouhours sur le De elocutione 44 . Le principe de plaisir est ainsi réintégré dans les visées oratoires - et avec lui les figures d’ornement et la rhétorique de la varietas, cette version positivée du mélange. Mais dans ce fil argumentatif complexe, la versification des proses d’agrément, certes valorisée, reste somme toute une ressource marginale : les vers dans la prose se doivent de procéder, sinon d’une absence d’art et d’une inattention auctoriale, du moins d’un art relevant de la discrétion plus que de l’exhibition. Il revient au rhétoricien humaniste Erythraeus, dont nous avons vu cidessus qu’il réservait à la paraplokè un développement dédié, de restituer pour nous la dialectique qui, partant de la négation cicéronienne, par- 41 Bouhours, op. cit., p. 267. En marge de l’édition, une citation littérale du texte grec du De elocutione : « Peut-être obtiendra-t-on de l’agrément (hèdonè) et de la grâce (charis) en organisant l’agencement à partir de mètres, mètres entiers, ou demimètres, à condition, toutefois, que les mètres ne soient pas apparents en tant que tels dans l’enchaînement du discours » (Démétrius, Du Style, 180, trad. P. Chiron, Paris, Belles Lettres, 2002, p. 52). 42 Voir G. Ménage, Observations de Monsieur Ménage sur la langue française, 2 ème éd., Paris, C. Barbin, 1675, ch. LXXXIX « Vers dans la prose », p. 187-198 (auquel est adjoint le ch. LXXXX, « Addition au chapitre précédent », ibid., p. 195-200, contre Bouhours et la prose des Messieurs de Port-Royal) ; à comparer avec la 1 ère éd. (Paris, C. Barbin, 1672), ch. LXXXVIII « Des vers dans la prose », p. 163-165. 43 Ménage, 2 e éd., op. cit., p. 191. 44 Ménage, 2 e éd., op. cit., p.188-189 : « […] selon la remarque d’Aristote au livre 3 de sa Rhétorique et au chapitre 4 de sa Poétique, de Cicéron dans son Orateur, et de Denys d’Halicarnasse dans son admirable traité de l’Élocution (car c’est Denys d’Halicarnasse qui est l’auteur de ce traité), le discours familier est rempli d’ïambes ». Sur l’attribution du traité Du Style [De elocutione] non à Démétrius mais à Denys, par Henri de Valois (ou Valesius) en 1634 et à sa suite, G. Ménage, T. Gale et I. Vossius, voir P. Chiron, Un Rhéteur méconnu : Démétrios (Ps.-Démétrios de Phalère), Paris, Vrin, 2001, p. 19-20. Les références dans la citation de Ménage sont respectivement : Aristote, Rhétorique 1408b33 ; id., Poétique, 1449a26 ; Cicéron, Orator, 189, Démétrius, Du Style, 43. Parler en poète et en orateur : l’art difficile de la prose mêlée PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0020 357 viendra à une acceptation pleine et entière des vers exhibés (visibles), c’està-dire ne formant plus un tout intégré, mais un dispositif rythmé par l’alternance de deux entités hétérogènes. Sa démonstration est en deux temps. Dans la mesure où il indexe la paraplokè dans le vice oratoire du soraismus, Erythraeus commence par stigmatiser la présence des vers dans la prose, en distinguant deux cas, ceux qui insèrent les vers « sans calcul et par ignorance 45 », faute légère et presque inévitable, qui se retrouve y compris « chez des auteurs de talent 46 » ; et ceux qui, par « une imitation stupide 47 », se délectent ordinairement des vers de divers poètes comme autant de pièces incrustées dans une marqueterie : de sorte qu’ils pensent pouvoir orner ainsi leur parole. C’est pour cela qu’ils infectent - et non pas qu’ils tempèrent - presque chaque période, c’est-à-dire chaque ensemble de mots et de pensées, du mélange de séquences versifiées 48 . La condamnation est ici sans nuance : mais toute la finesse du raisonnement tient à la disposition des arguments. Erythraeus commence en effet par le cas le plus grave avant d’enchaîner sur la paraplokè par inadvertance, puis sur son illustration par plusieurs exemples tirés des meilleurs auteurs, Tite-Live et surtout Cicéron - il conclut ainsi : « Mais ces exemples et bien d’autres, qu’il faut scruter et analyser, nous les laissons à ceux qui étudient l’éloquence cicéronienne 49 ». Où l’on voit que par le biais des exemples, le mélange des vers dans la prose est passé du rang de faute vénielle à celui de trait stylistique emblématique de l’Orateur. Et c’est alors par une autre référence cicéronienne que la convocation volontaire et artificielle des vers dans la prose sera autorisée, une fois encore au nom du plaisir : Cicéron, dans le De Oratore écrit ceci sur les vers intercalés : Un vers cité textuellement ou avec quelque altération, ou même un simple hémistiche, sont quelquefois d’un effet agréable 50 . 45 Erythraeus, op. cit., p. 452 (« temere atque ignoranter ») ; ibid. : « Casus, ac imprudentia », « Le hasard et l’imprudence ». 46 Ibid., p. 453 (« in eloquentibus scriptoribus »). 47 Ibid., p. 452 (« stulta imitatio »). 48 Ibid., p. 453 : « […] qui crebro versibus poetarum diversorum velut emblematis, sic delectantur : ut nulla ratione alia putent orationem ornari posse. Eamque ob causam singulas propemodum periodos, hoc est, verborum sententiarumque comprehensiones, carminum admistione non temperant, sed inficiunt ». 49 Ibid., p. 454 (« Verum haec, et similia relinquimus studiosis eloquentiae Cicéronianae investiganda, et consideranda »). 50 Ibid., p. 454 (« Cicero in 3. de Orat. de interpositione versus sic scripsit. Saepe etiam versus facete interponitur, vel ut est uel paululum immutatus, aut aliqua pars uersus »). Christine Noille PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0020 358 Comme on le voit, la réflexion a glissé du rythme poétique où atteint parfois la prose, à l’interpolation de vers (interpositio), qu’un ensemble de remarques va alors rattacher à cette rhétorique des agréments qui, d’un traité à l’autre, se formule et se précise sous l’impulsion des rhétoriques hellénistiques post-aristotéliciennes. C’est ici en effet qu’Erythraeus insère la référence capitale à la glukutès hermogénienne (au « style savoureux et enjoué », « in forma suavi, et festiva 51 ») pour légitimer qu’une « partie d’un poème » soit « insérée dans un discours 52 » : « c’est ce qui peut être compris à partir du traité d’Hermogène 53 ». Hermogène en effet affirme avec insistance le lien entre prosimètre et plaisir, dans la section que les Catégories stylistiques réservent à la saveur. La remarque introductive du développement, que paraphrase Erythraeus, est parfaitement explicite : « C’est aussi pourquoi, je pense, l’insertion de textes poétiques dans la prose est plaisante 54 ». Si Erythraeus enchaîne ensuite, dans le droit fil du texte hermogénien, sur des positions plus habituelles (le prosimètre par enchaînement discret, plutôt que par interpolation manifeste), il n’en reste pas moins qu’une place est ainsi dégagée pour une rhétorique exhibée de la festivitas et des facietae, de l’enjouement et de l’esprit dont participe l’art du prosimètre ostentatoire. Car c’est bien dans une rhétorique dégagée du seul impératif de la probation que s’épanouit la possibilité d’une éloquence savante et ludique, dont un des marqueurs est l’art d’entremêler les cadences du vers aux rythmes de la prose. La référence précise n’est pas au livre 3 mais au livre 2 du De Oratore (2.257, trad. A. T. Gaillard, 1840). On aura noté que Gaillard traduit facete par « effet agréable ». 51 Ibid., p. 254. 52 Ibid. (« cum pars poematis orationi inseritur »). 53 Ibid. (« Id quod ex Hermogenis arte potest intelligi »). 54 Hermogène, Les Catégories stylistiques, d’après la trad. de M. Patillon, op. cit., p. 433. Les traducteurs néo-latins insisteront sur le plaisir, en le rendant par voluptas ou par suavitas. Voir N. Conti trad., De formis orationis, dans Hermogenis Tarsensis Philosophi ac Rhetoris Acutissimi de arte rhetorica praecepta…, op. cit., p. 264-265 : « Atque haec est causa, ut arbitror, quod poematum mixtiones in oratione voluptatem habent » (« C’est la raison pour laquelle, me semble-t-il, l’entremêlement de poèmes dans la prose est plein de volupté ») ; et G. Laurent trad., De formis orationis, dans Hermogenis Ars oratoria absolutissima, et Libri omnes…, op. cit., p. 406 : « Illam autem esse causam puto, cur poematum versus in oratione soluta idonee citati et interpositi suavitatem habeant », « Je pense que c’est la raison pour laquelle les vers des poèmes cités et intercalés de façon appropriée dans la prose sont pleins de saveur »). Parler en poète et en orateur : l’art difficile de la prose mêlée PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0020 359 Bernard Lamy, que l’on n’attendait pas forcément là, sera celui qui reconnaîtra la possibilité du prosimètre d’exhibition comme marqueur d’une prose mondaine - au prix, il est vrai, d’une réflexion une fois encore passablement embarrassée, entre le blâme et l’éloge, la stigmatisation et la reconnaissance : L’étude et l’art qui paraissent dans un discours peigné, ne sont pas le caractère d’un esprit qui est vivement touché des choses dont il parle ; mais plutôt d’un homme qui est dégagé de toutes affaires, et qui se joue. Ainsi on appelle ces figures mesurées, qui ont une cadence agréable aux oreilles, des figures de théâtre, theatrales figurae. Ce sont des armes pour la montre, qui ne sont pas d’assez bonne trempe pour le combat 55 . Ne nous y trompons pas : derrière l’habituelle stigmatisation des mauvais orateurs, se profile ici la figure de l’« homme qui se joue », dont le traité avait fait l’éloge auparavant, au sein d’un développement consacré à l’élégance 56 . Le prosimètre « pour la montre » passe ainsi du côté des raffinements propres à l’ingéniosité et à l’esprit, de ces figurae theatrales qui traduisent dans les éditions latines de Denys d’Halicarnasse les theatrika schemata qu’il repère dans la prose de Thucydide et dont font partie les cadences 57 . L’élégance est bien ici celle d’une culture et d’un raffinement qui n’en restent pas à un collage grossier (par exemple des vers et de la prose) mais parviennent à donner à la variété l’allure de la facilité 58 . 55 B. Lamy, op. cit., II, 14, p. 247. 56 Voir ibid., I, 18, p. 186 : « Quand un homme a peine à s’exprimer, on travaille avec lui, et on ressent une partie de sa peine. S’il s’exprime d’une manière naturelle et facile, de sorte qu’il semble que chaque mot soit venu prendre sa place, sans qu’il ait eu la peine de l’aller chercher, cela plaît infiniment. La vue d’un homme qui se joue, relâche en quelque manière l’esprit de ceux qui le voient ». 57 Voir Denys d’Halicarnasse, Opuscules rhétorique, t. IV - Thucydide, Seconde Lettre à Ammée [VII], 24, 9, Paris, Belles Lettres, 2002, p. 76 : « On trouverait aussi chez lui, en quantité non négligeable, de ces figures voyantes, comme les parisoses, les paronomases, les antithèses, qui ont fait les délices de Gorgias de Léontinoi, et des Polos, Licymnios ou bien d’autres de ses contemporains… » ; trad. A. Dudithius (1560) dans l’éd. des Dionysi Halicarnassei Rhetorica et Critica (Hanau, 1615), p. 386 : « Ne paucas item figuras theatrales ab eo usurpatas invenias, ut paria paribus relata, adnominationes, oppositiones… » ; trad. M. Martinez van Waucquier dans ibid., p. 434 : « Multas quoque figuras theatrales ipsum adhibuisse comperies, ut paria, similiter cadentia et desinentia, et antitheses... ». 58 Voir le même chapitre I, 18 de La Rhétorique ou l’Art de parler (Lamy, op. cit., I, 18, p. 185-186) : « pour rendre un discours élégant, il est nécessaire que l’on y fasse apercevoir une certaine facilité qu’on remarque dans ces belles statues qu’on appelle en latin elegantia signa. Cette facilité plaît à la vue, en ce qu’elle imite de plus près la nature, dont les opérations n’ont rien de gêné. Ces statues grossières Christine Noille PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0020 360 Les vers mêlés constituent ainsi un ornement théâtral de la prose d’agrément, un marqueur de sa sophistication ; et la naturalisation du procédé passera alors par la mise en place d’un contexte d’énonciation qui rende vraisemblable l’hétérogénéité, c’est-à-dire le basculement de la prose dans le vers : soit que l’éthos de l’énonciateur soit explicitement ludique 59 , soit qu’un incipit introduise un jeu sur les vers 60 , soit que le contexte générique autorise et même requière un éthos qui se joue 61 ; soit que la fiction en prose introduise un éthos lyrique 62 , soit enfin - et c’est là un cas bien répertorié depuis dont les membres sont raides, et collés les uns contre les autres, rigentia signa, choquent les yeux ». Paraphrase de la remarque de Quintilien sur l’art de la varietas (Inst. 2.13.9, trad. L. Baudet, 1842) : « C’est ainsi que dans les statues et les peintures nous voyons varier, l’air, le visage, les attitudes. Un corps tout droit manque de grâce : cette figure vue de face, ces bras pendants, ces pieds joints, tout cela forme un ensemble plein de roideur [rigens opus]. Mais donnez à cette statue ou à ce portrait de la souplesse, et pour ainsi dire du mouvement, vous animerez cette matière. De là cette variété dans la forme des mains et dans les nuances du visage ». 59 Par exemple dans le protocole énoncé par La Fontaine dans sa première lettre du voyage en Limousin (dans Œuvres complètes, op. cit., p. 17, nous soulignons) : « Considérez, je vous prie, l’utilité que ce vous serait, si, en badinant, je vous avais accoutumée à l’histoire, soit des lieux, soit des personnes […] ». 60 Voir l’ouverture caractéristique des satires à la façon de Sénèque dans l’Apocoloquintose, avec la transition railleuse en prose : « Puto magis intellegi, si dixero… », « Vous me trouverez, je pense, plus intelligible, si je vous dis… » (trad. Ch. Du Rozoir, 1833). 61 L’on pense ici, plus encore qu’à la satire ménipéenne, à la lettre « galante », au sens où Madeleine de Scudéry la définit dans La Clélie (1655, II e part., L. III, p. 1139-1140, nous soulignons), sous l’égide d’une rhétorique de la varietas où le prosimètre a toute sa place : « […] il ne faut pourtant pas y laisser de pratiquer un certain art qui fait qu’il n’est presque rien qu’on ne puisse faire entrer à propos dans les Lettres de cette nature, et que depuis le proverbe le plus populaire jusques aux vers de la Sibille, tout peut servir à un esprit adroit ». 62 Il s’agit alors de rendre vraisemblable qu’un personnage se mette à réciter en vers : on se souviendra ici des préconisations d’un Corneille concernant l’usage des stances dans le contexte de l’alexandrin, cet équivalent dramatique de la prose. Voir Corneille, Examen (1660) d’Andromède (dans Œuvres complètes, Paris, Seuil, 1963, p. 468) : « [les stances] n’ont pas bonne grâce à exprimer tout : la colère, la fureur, la menace, et tels autres mouvements violents, ne leur sont pas propres, mais les déplaisirs, les irrésolutions, les inquiétudes, les douces rêveries, et plus généralement tout ce qui peut souffrir à un acteur de prendre haleine, et de penser à ce qu’il doit dire ou résoudre, s’accommode merveilleusement avec leurs cadences inégales, et avec les pauses qu’elles font faire à la fin de chaque couplet […] ». Pour l’affabulation d’un personnage chantant des vers, voir H. d’Urfé, L’Astrée, 1 e partie, ch. 1, D. Denis (éd.), Paris, Champion, 2011, p. 143, Parler en poète et en orateur : l’art difficile de la prose mêlée PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0020 361 L’Astrée - que la récitation ou la lecture de vers soit marquée par la mimesis d’une parole rapportée au style direct 63 , laquelle équivaut à un décrochage figural apparenté à la prosopopée quintilienne 64 et, en raison de l’absence de visée disputative, à l’éthopée des progymnasmata 65 . Le prosimètre par enchaînement relevait de la figure du mélange et visait à la plus grande intégration possible - en particulier dans la réalisation syntaxique ; le prosimètre par interpolation, variante des figures prosopopéiques, relève des règles d’usage propres aux figures de pensées : par leur visibilité (déploiement sur plusieurs phrases, artifice de leur convocation), les figures de pensées ont vocation à scander le rythme du discours ou de la narration comme une ponctuation forte, à enrichir la prose des effets pathétiques et esthétiques d’une pause ornementale 66 . l’introduction de la deuxième pièce de poésie : « Étant en cette peine, de fortune ils rencontrèrent un jeune berger, et deux bergères auprès de lui. L’une lui tenant la tête en son giron, et l’autre jouant d’une harpe, cependant qu’il allait soupirant tels vers, les yeux tendus contre le ciel, les mains jointes sur son estomac, et le visage tout couvert de larmes. / S TANCES SUR LA MORT DE C LEON ». 63 Voir L’Astrée, 1 ère partie, ch. 1, ibid., p. 137-138, l’introduction de la toute première pièce de poésie : « Les vers sont tels. / M ADRIGAL ». 64 Au sens où Quintilien fait de la prosopopée la figure englobante de toutes les imitations d’énoncés rapportés, que ce soient des paroles ou des écrits. Voir Quintilien, Institution oratoire, trad. J. Cousin, Paris, Les Belles Lettres, t. V, 1978, 9.2.30 sq. : « Grâce à elle [la prosopopée], nous dévoilons les pensées de nos adversaires, comme s’ils s’entretenaient avec eux-mêmes […] ; de plus nous pouvons introduire de manière convaincante des conversations tenues par nous avec d’autres […]. Il y a plus : à l’aide de cette forme de langage, il est permis de faire descendre les dieux du ciel et d’évoquer les morts. Les villes mêmes et les peuples reçoivent le don de la parole […]. Si l’on peut feindre des paroles, on peut feindre aussi des écrits ». 65 Pour une définition moins elliptique que dans les manuels qui s’en tiennent à la formule sibylline d’Aphtonios (Progymnasmata, trad. M. Patillon, 2008 : « L’éthopée est l’imitation de l’éthos d’un personnage donné […], par exemple : quelles paroles dirait Héraclès en réponse aux ordres d’Eurysthée ? »), voir Aelius Théon, Progymnasmata, trad. M. Patillon, 1997 : « La prosopopée est l’introduction d’une personne qui prononce des paroles appropriées à elle-même et au sujet donné, en dehors de toute controverse. Par exemple quelles paroles un mari dirait à sa femme au moment de partir en voyage, ou un général encourageant ses hommes à combattre. Et, pour des personnes existantes, quelles paroles dirait Cyrus marchant contre les Massagètes, ou Datis rencontrant le Grand Roi après la bataille de Marathon ». 66 Sur la gestion dispositive des ornements longs, voir F. Goyet, « Les figures de pensée comme grands blocs, unités minimales pour construire un discours », dans Christine Noille PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0020 362 Que ces deux versants du prosimètre alternent et même se fondent dans la prose mondaine d’agrément, la célèbre remarque de Paul Pellisson sur La Pompe funèbre de Voiture en témoigne, qui additionne l’éloge de la variété et du plaisir, des ornements et de l’enjouement, aux vertus d’une liaison intégrative jugée nouvelle dans la langue française 67 : Je me contenterai de remarquer trois choses qui lui ont, si je ne me trompe, principalement donné ces charmes qu’il est plus aisé de ressentir que d’exprimer. La première est la nouveauté du dessein […]. La seconde est la variété, qui est utile et louable en toutes sortes d’ouvrages, mais absolument nécessaire en ceux qui ne se proposent pour but que le plaisir. Celui-ci est plaisant partout, mais de plusieurs sortes différentes […]. Enfin, ce qui donne beaucoup d’ornement à cet ouvrage, c’est que les vers n’y sont pas seulement mêlés avec la prose, mais composent avec elle le corps d’une même narration, chose pratiquée par quelques Anciens […]. [C]ette liberté de changer de style, et d’être poète et orateur en même temps, doit être réservée, ce semble, aux jeux de l’esprit, et à ces ouvrages d’invention qui tiennent comme un milieu entre la prose et la poésie. 68 Et il est vrai que la Pompe funèbre de Voiture expérimente toutes les modalités d’insertion des vers : par enchaînement syntaxique 69 , par rupture et exhibition d’une récitation ou d’une pièce de poésie rapportée 70 ; et plus encore, selon un mode hybride qui concilie en lui-même l’exhibition et P. Galand, F. Hallyn, C. Lévy et W. Verbaal (dir.), Quintilien ancien et moderne (Actes du colloque de Gand, décembre 2005), Turnhout, Brepols, 2010, p. 527-557. 67 Des exemples de prosimètre syntaxiquement intégré sont certes attestés à la fin du XVI e siècle et au début du siècle suivant, mais surtout du côté des satires néolatines. Voir I. de Smet, « Vers, prose et prosimètre dans les satires néo-latines et françaises du XVII e siècle : polarité, hybridisme ou symbiose fortunée ? », Littératures classiques, 1995, 24, p. 65-81. 68 P. Pellisson, op. cit., p. 18-20. 69 Voir « La Pompe funèbre de Voiture », dans ibid., p. 279-306 : sur seize pièces de vers, quatre sont introduites par enchaînement syntaxique, en particulier les vers à l’ouverture (p. 280, les vers sont en italiques : « […] et pour vous traiter comme un grand homme, je vous dirai tout d’un coup, Voiture ce pauvre mortel/ Ne doit plus être appelé tel […] ») ; voir également ibid., p. 289 et p. 292 (« […] et chantaient à l’envi Sonetti, madrigaletti […] »). 70 Cinq pièces de vers sont introduites par interpolation et imitation d’un discours rapporté : voir ibid., p. 281 (« pour cette fois contentez-vous de ce que je vous vais réciter. Lorsque des demi-Dieux les âmes éternelles […] »), p. 283, p. 291, p. 292 (« Le Tassoné à sa mode accoutumée lui répondait : Era quel Vetturetto […] »), p. 299. Parler en poète et en orateur : l’art difficile de la prose mêlée PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0020 363 l’intégration, par continuité énonciative (essentiellement descriptive) et rupture syntaxique 71 . C’est ainsi que Sarasin est « poète et orateur [presque] en même temps » : le prosimètre enjoué réconcilie les postures que le discours vindicatif opposait, au bénéfice d’une variation constante de l’éthos et du rythme. Ce faisant, il participe pleinement d’une rhétorique des agréments qui s’est réinventée, à l’époque moderne, dans le sillage des rhétoriques hellénistiques. 71 Six pièces de vers prennent le relais de la prose dans une description : voir ibid., p. 284, 287, 288, 292 (derniers vers), p. 300, 301 ; une septième pièce de vers, qui clôt l’ouvrage, prend le relais de la prose dans un régime énonciatif déclaratif (ibid., p. 306) : « […] mon dessein était […] de faire ordonner à ce Dieu que dorénavant les auteurs l’invoqueraient au commencement de leurs ouvrages. De plus je lui voulais bâtir en ces bas lieux/ Un temple et des autels […] »). PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0021 Le prosimètre comme marqueur de fiction : Histoire celtique de François de La Tour Hotman M ARIE -G ABRIELLE L ALLEMAND U NIVERSITÉ DE C AEN N ORMANDIE , L ASLAR Sauf rares exceptions, la poésie dans les romans du XVII e siècle se présente sous la forme de vers cités, et non sous celle d’un continuum de prose et de vers, à l’exemple de la Consolation de Philosophie de Boèce 1 . C’est une de ces exceptions que je me propose ici d’analyser. En 1634 paraît l’Histoire celtique où sous les noms d’Amindorix et de Celanire sont comprises les principales actions de nos Roys & les diverses fortunes de la Gaule et de la France 2 . Son auteur, François de La Tour Hotman est, selon la Bibliothèque universelle des romans, le neveu du fameux jurisconsulte protestant François Hotman ; il est aussi l’auteur d’une traduction de l’Histoire du règne de Henri VII, roi d’Angleterre de Francis Bacon parue chez Pierre Rocolet et Francis Targa en 1627, et du roman paru en 1634. La Tour Hotman, désormais quasiment inconnu, devait bénéficier de son temps d’une certaine reconnaissance de son talent : sa traduction est dédiée au prince de Piémont, Victor Amédée, qui était l’héritier du duc de Savoie alors régnant, Charles Emmanuel I dit le Grand. Mieux encore, son roman est dédié au cardinal de Richelieu. C’est qu’il s’agit d’une fiction à clef : en Amindorix, il faut voir Louis XIII, objet de louanges, comme son ministre. Nous n’avons de ce roman que la première partie, cinq livres couvrant 964 pages car, suivant un usage courant des libraires de ce temps, la parution de la seconde partie, de cinq livres également, était conditionnée par le succès de la première, comme le fait savoir l’« Avertissement ». Or le succès a manqué et le roman serait même complètement tombé dans l’oubli, s’il n’était pas ouvert par une préface (« Advertissement », non paginé) qui a 1 M.-G. Lallemand, « Prosimètre et roman », L’Entre-deux, 6 (1) | décembre 2019 | URL : https: / / www.lentre-deux.com/ ? b=80 | consulté le 22-02-2021 2 F. de La Tour Hotman, Histoire celtique [...], Paris, M. Mathieu Guillemot, 1634 (éd. de référence). Marie-Gabrielle Lallemand PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0021 366 intéressé la critique travaillant sur la fiction narrative en prose au XVII e siècle. L’auteur y fait savoir que son histoire est ancrée en un espace qui sera précisément décrit, la Gaule, dont il va donner « la plus exacte Topographie qu’il ait peu en faire ; qui paroist en gros dans le troisième Livre, & en détail dans tout ce Volume ». Il a tiré cette topographie « des plus anciens & approuvez Autheurs », auteurs qui toutefois ne sont pas cités. Ce roman, poursuit-il, respecte la vraisemblance tant pour les actions des hommes que pour les phénomènes naturels. Il s’inscrit pour ce faire dans la période intermédiaire entre les deux premières guerres puniques. Avec cela l’Autheur s’est donné la peine d’observer ce que les autres semblent avoir dédaigné : car il a composé luy-mesme en faveur de châque Nation, selon que la langue en est diverse, & inventé des noms propres qu’il a donnés aux personnes & aux dignitez, comme il les a jugez convenables : Mais il n’a point oublié sur tout ny leur Gouvernement Politique, ny leurs coustumes, ny la constitution de leurs corps, ny le temperament mesme de leur climat. Quand les « anciennes façons de vivre » ont été jugées trop rudes, il les a adoucies pour les adapter aux mœurs de son siècle où règnent « la politesse & la civilité ». Cette préface est un texte important pour la théorisation du roman, particulièrement du roman héroïque, tel qu’on l’écrit à partir des années 1630, quand la vraisemblance de la fiction amène à l’ancrer dans un cadre historique et géographique bien défini et, précision notable dans cet avertissement, à prendre en considération les différences des mœurs des nations. Cette préface atteste d’une transformation de la conception des fictions romanesques. « Pour en rendre la lecture plus agreable », La Tour Hotman s’est donné deux modèles, l’Histoire éthiopique, dont l’auteur n’est pas cité, et l’Argenis du « Docte » Barclay, « pieces les plus accomplies que nous ayons encore veuës dedans ce genre d’escrire ». Mais il se veut supérieur à ces deux modèles, le premier n’étant pas assez héroïque et le second étant « trop Politique & trop serieux ». Ces deux modèles sont, en 1634, attendus, parce que l’un et l’autre sont des romans à succès. Le premier, l’Histoire éthiopique d’Héliodore, est, entre tous les romans grecs, celui dont l’influence est la plus sensible sur les romans du XVII e siècle qui lui reprennent particulièrement sa structure, début intriguant in medias res, et histoires secondaires insérées dans le récit principal 3 . Le roman de Barclay, paru en 1621, qui est 3 Héliodore, Histoire aethiopique, traduction de J. Amyot, L. Plazenet (éd.), Paris, Champion, 2008, 876 p. Le prosimètre comme marqueur de fiction PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0021 367 donné comme l’autre modèle, est d’ailleurs une imitation d’Héliodore 4 , pour tout ce qui concerne « la coloration romanesque », avec, comme le rappelle Anne-Élisabeth Spica, un début in medias res au milieu d’une bataille confuse, la perte ou l’abandon par les parents, la caractérisation des personnages héroïques amoureux, les déplacements de l’intrigue autour du bassin méditerranéen, les nombreux récits rétrospectifs, comme celui de Selenissa à Radiobanes, et en particulier les enlèvements par les pirates, les marques de naissance de Poliarchus liées à ce que sa mère a vu pendant sa grossesse, un sacrifice humain. 5 Ces deux romans comportent des vers insérés, peu nombreux dans le roman d’Héliodore 6 , beaucoup plus dans celui de Barclay 7 , que ce soient des fragments de poèmes ou des pièces entières, parfois fort longues. Dans tous les cas, les vers sont cités : un décrochage énonciatif se produit, un narrateur, qu’il soit premier ou second, cite un discours, qu’il soit le sien ou celui d’un autre. Relevé des passages en vers de l’Histoire celtique 4 Voir l’étude de la même critique, L. Plazenet, L'Ébahissement et la délectation. Réception comparée et poétiques du roman grec en France et en Angleterre aux XVI e et XVII e siècles, Paris, Champion, 1997. 5 Fictions narratives en prose de l’âge baroque. Répertoire analytique (1611-1623), F. Greiner (dir.), Paris, Garnier, 2014, p. 231. Voir L. Badino, L’Argenis du John Barclay e il romanzo greco, Palerme, Trimarchi, 1939. 6 Voir É. Feuillâtre, Étude sur les « Éthiopiques » d’Héliodore. Contribution à la connaissance du roman grec, Paris, PUF, 1966. 7 Voir les informations procurées par M. Riley et D. Pritchard Huber qui ont édité et traduit le roman de Barclay en 2004 (Assen, The Netherlands, Royal Van Gorcum ; Tempe, Ariz., Arizona Center for Medieval and Renaissance Studies). Marie-Gabrielle Lallemand PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0021 368 1 I, p. 14-15 - 1 quatrain 12/ 8/ 12/ 8 Rimes croisées - 2 quatrains 12/ 8/ 12/ 8 Rimes croisées - 3 quatrains 8/ 8/ 8/ 12 Rimes croisées Vers cités : monologue lyrique en prose et en vers 2 I, p. 45 4 alexandrins Rimes plates Sentence en vers et en prose 3 I, p. 84 1 distique Alexandrins Rimes plates Vers cités (« il concluoit avec un de nos Bardes. ») Sentence 4 I, p. 89 1 quatrain Octosyllabes Rimes croisées Description Comparaison 5 I, p. 94 4 alexandrins Rimes plates Sentence 6 I, p. 98 1 sizain Octosyllabes Rimes embrassées et plates Sentence Métaphore 7 I, p. 136 1 sizain Octosyllabes Rimes embrassées et plates Sentence Métaphore 8 II, p. 213 1 alexandrin Sentence Vers cité « disant ces paroles : « Le salut des vaincus est de n’en point attendre. » 9 II, p. 234 1 sizain 8/ 8/ 8/ 8/ 12/ 12 Rimes embrassées et plates Sentence Comparaison Le prosimètre comme marqueur de fiction PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0021 369 10 II, p. 288 14 vers 12/ 6 Rimes plates Vers cités : dialogue en vers et en prose Discours délibératif plaisant de Dimophore à sa sœur pour la convaincre d’accepter un époux plus vieux qu’elle (« Ma sœur, commença-il à me dire [...] »). Réponse en prose 11 II, p. 323 1 sizain 8/ 8/ 8/ 8/ 12/ 6 Rimes croisées et plates Sentence Images 12 II, p. 350 1 quatrain Alexandrin Rimes croisées Sentence en vers et en prose Métaphore 13 II, p. 352 2 quatrains 8/ 8/ 12/ 6 8/ 8/ 12/ 8 Rimes plates Sentence Euphémisation (viol) 14 III, p. 379 1 quatrain 8/ 8/ 8/ 12 Rimes croisées Comparaison (et sentence) 15 III, p. 418 1 huitain Alexandrins Rimes croisées Vers cités : oracle 16 III, p. 427 1 distique Alexandrins Rimes plates Description 17 III, p. 462- 463 8 vers Alexandrins Rimes plates Vers cités : monologue intérieur/ discours moral en prose et en vers prononcé par Timarque, sur l’aumône. 18 III, p. 467- 468 1 quatrain Alexandrins Rimes croisées Sentence Comparaison 19 III, p. 512 1 quatrain Octosyllabes Rimes embrassées Vers cités : inscription satirique sous une statue Marie-Gabrielle Lallemand PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0021 370 20 III, p. 532- 535 6 fois refrain (8/ 12) et dizain (8/ 8/ 8/ 8/ 8/ 8/ 12/ 12/ 12/ 12) Rimes plates et croisées Vers cités : « Ode de triomphe » composée et chantée pour le triomphe de Palingène, à Marseille 21 IV, p. 564 et 565 1 alexandrin 4 alexandrins Rimes plates Portrait en prose et en vers (physiognomonie/ blâme) 22 IV, p. 602- 603 14 alexandrins abba abba ccdede Vers cités : sonnet de Théoclaste (éloge) 23 IV, p. 626 1 quatrain 12/ 6/ 12/ 12 Rimes croisées Éloge en prose et en vers 24 IV, p. 639 1 alexandrin Sentence 25 IV, p. 714 4 alexandrins Rimes croisées Rappel des 4 premiers vers de l’oracle cité p. 418 26 IV, p. 729 et 730 1 sizain Octosyllabes Rimes plates et croisées 1 sizain 8/ 8/ 8/ 8/ 12/ 6 Rimes croisées et plates Scène de première rencontre Première insertion, p. 729 : comparaison 27 V, p. 755-756 2 alexandrins Rimes plates Vers cités : discours intérieur de Célanire (« disant en elle-même que […] ») 28 V, p. 801 1 dizain Octosyllabes Rimes embrassées, plates, embrassées Sentence Comparaison 29 V, p. 912 1 dizain Octosyllabes Rimes croisées, plates, croisées Vers cités : malédiction proférée par Célanire contre son ravisseur 30 V, p. 961 1 sizain Octosyllabes, Rimes croisées et plates Comparant en vers, comparé en prose Le prosimètre comme marqueur de fiction PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0021 371 On remarque que seulement trois vers sont employés, l’alexandrin ainsi que l’octosyllabe 8 et, moins fréquemment, l’hexamètre, mais avec des agencements de vers et avec des schémas de rimes divers. À l’évidence, il y a une recherche de variété. On trouve donc des agencements comme celuici : La Vertu par des puissans charmes 8/ A Sçait assujettir l’amitié 8/ B S’il avient qu’elle ait pour ses armes 8/ A La complaisance & la pitié ; 8/ B Mais surtout quand le nœud d’une amour pure & sainte 12/ C En affermit l’estreinte. 6/ C Nous avons ici affaire à des vers mêlés 9 . Les vers cités Dans l’Histoire celtique, on trouve des cas de vers cités : & ainsi encouragé par un si bon presage il concluoit avec un de nos Bardes. C’est lors que les secours defaillent aux humains, Que Dieu pour les aider les arme de ses mains. 10 Ode (20), sonnet (22), oracle (15, 25) et inscription lapidaire en vers (19) se retrouvent dans d’autres romans du temps. En revanche la première insertion de vers dans l’Histoire celtique est, elle, étonnante, et mérite donc d’être regardée de plus près. La Tour Hotman reprochait au roman d’Héliodore de n’être pas assez héroïque. Le héros en effet n’accomplit aucun exploit militaire. Le berger de pastorale non plus ne se distingue pas par sa prouesse au combat, même si, comme Céladon dans la dernière partie de L’Astrée, il peut se battre avec la vaillance d’un chevalier. Ce berger, on le sait, s’occupe surtout de ses amours et l’amour est le sujet de la quasi-totalité des poésies du roman. Les bergers parlent en prose et en vers, ou plus exactement, chantent en vers, comme le fait, dans le livre 5 de la troisième partie, un groupe de trois bergers, Silvandre, Corilas et Phillis, qui dialoguent en prose et en vers 8 Malherbe a une prédilection pour les strophes hétérométriques d’alexandrins et d’octosyllabes, prédilection dont l’influence est grande sur les poètes des années 1620-1660. Voir l’étude de R. Fromilhague, Malherbe : technique et création poétique, Paris, A. Colin, 1954. 9 P. 323. Sur les vers mêlés, voir W. T. Elwert, « La vogue des vers mêlés dans la poésie du XVII e siècle », XVII e siècle, n°88, 1970, p. 3-18. 10 P. 83-84. Marie-Gabrielle Lallemand PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0021 372 chantés 11 . De ce fait, les bergers sont des locuteurs d’un genre bien particulier. Dans les années 1630, les fictions mettent en scène des héros guerriers, qui pour certains sont de grandes figures historiques. Des auteurs vont tenter de faire fusionner le héros épique et le berger de pastorale, c’est ce que fait Desmarets dans un roman quasiment contemporain de l’Histoire celtique, l’Ariane, qui, lui, a rencontré un grand succès (1632, réédition en in-quarto avec gravures en 1639). Mélinte, le héros, compose en abondance de la poésie et même remporte le concours de poésie des jeux olympiques (livre 6). Se pose alors un problème de vraisemblance du personnage. La plupart des auteurs de romans héroïques choisissent en conséquence d’écrire des romans en prose dans lesquels les héros ne sont pas des poètes, même s’ils sont des parangons d’amoureux : Polexandre dans la version de 1637 du roman de Gomberville, Ibrahim, Cyrus, héros éponymes de romans des Scudéry (parus respectivement en 1641 et en 1649-1653), Oroondate le héros de Cassandre de La Calprenède (1642-1645) notamment. Au début du roman de La Tour Hotman, il n’est pas question d’amour mais de conflits, de châtiment et de vengeance, jusqu’à ce que le héros, Palingène, la nuit venue, ait le temps de songer à ses amours, ce qui entraîne une insertion de vers. Cet usage de la poésie est dans le roman unique : le héros ne se plaindra ensuite qu’en prose, comme le feront aussi d’autres personnages. C’est une façon de livrer l’autre facette du héros épique : l’amoureux. Le recours à la poésie est donc ici une expression stylistique de la conciliation entre Mars et Vénus qu’opère le roman héroïque : Dans ce comble d’inquietudes & de disgraces, Helas ! disoit-il, d’une voix plaintive & languissante, O Ciel souffriras-tu qu’un autre amant possede Contraire à mon contentement Cette rare beauté, d’où mon amour procede Et qui m’appartient justement ? Sa parole fut lors estouffée par plusieurs sanglots, à la violence desquels ayant cedé pour quelque temps il recommança sa plainte de cette pitoyable sorte, Car, helas ! C HRYSIDOXE , encore que ton ame, Vray temple de perfections, M’ait assez descouvert le secret de ta flamme Et tes sainctes affections : Mon amour toutefois me tient dans la contrainte, Et travaillant tousjours mon cœur, Elle en chasse l’espoir pour y loger la crainte, Et me fait mourir en langueur. 11 H. d’Urfé, L’Astrée, H. Vaganay (éd.), Genève, Slatkine Reprints, 1966, p. 226-238. Le prosimètre comme marqueur de fiction PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0021 373 Et certainement il ne soupçonnoit pas sans raison qu’apres que le Prince qui avoit cette Dame en sa puissance seroit delivré de la captivité de ses ennemis, il voudroit asseurement venir aux effets des nopces si long-temps desirées en une occasion si plausible, & pour le contentement de son père & pour son propre bon-heur, aussi bien que pour l’aggrandissement de leur Empire. Ce raisonnement luy fit encore prononcer ces douloureux regrets. Ce qui sera cause, ma belle, Que tu me fausseras la foy, Ne laissant d’estre criminelle Quoy qu’on te force à prendre un mary malgré toy. Ou bien si selon mon attente Tu veux empescher cet effort, Ton amour fidelle & constante Animera ton bras pour te donner la mort. Ainsi n’ayant plus dequoy vivre Entre ces deux extremitez, Et faisant gloire de te suivre Mes desplaisirs seront par les tiens limitez. 12 Amoureux, le héros s’exprime en vers comme naturellement 13 . Il y a dans le roman de La Tour Hotman d’autres cas remarquables de prise de parole spontanée en vers, pour formuler une sentence (9) ou proférer une malédiction (30), de même que dans un dialogue comique (10 : une réplique en vers, une en prose), dans le monologue intérieur de Timarque (17) et dans celui de Célanire (27). Le continuum de prose et de vers Le continuum de prose et de poésie est mieux représenté que les vers cités dans l’Histoire celtique. Par exemple : Alors ce jeune homme ambitieux & vain 14 , se voyant prisé de tous à cause de sa beauté, de sa taille advantageuse, & de la bonne nourriture qu’il avoit 12 P. 14-16. 13 Cf. C. Sorel, Le Berger extravagant : « Ne faut-il pas que tous les bergers soient Poètes ? En as-tu vus pas un dans les Histoires qui ne l’ait été ? N’as-tu pas remarqué qu’ils doivent faire des vers en parlant, et qu’il faut que ce leur soit si aisé que la parole l’est aux autres personnes ? » (A.-É. Spica (éd.), Paris, Champion, 2014, p. 27-28). 14 Il s’agit de Limodoque qui est l’exemple de l’ingratitude envers la famille de Cléomédon et qui est en outre, en dépit de sa basse naissance, bien décidé à se faire une place au soleil. Marie-Gabrielle Lallemand PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0021 374 prinse chez nous, mais encore plus pour l’honneur qu’il avoit de nous appartenir, porté d’un insatiable desir, comme avoient esté les siens, de monter aux grandes charges de l’Estat, esleva ses desseins encore plus haut, & s’attacha comme le lierre à une forte muraille, en s’appuyant des principaux Chefs de nostre famille, & particulierement de l’authorité de mon frere pour apres ruiner nostre maison & la faire tomber. Car l’astre, dont la beauté Par toute la terre connuë, N’a pas si tost formé la nuë Qu’elle veut troubler sa clarté, Tournant malignement son estre Contre celuy qui l’a fait naistre ; Ainsi cet ingrat L IMODOQUE , qui doit sa fortune & ses honneurs à ceux de nostre famille, se voyant eslevé au somment de ses desirs, tasche maintenant de noircir ce qu’il y a d’esclat & de lustre en la reputation de mon frere, & en la mienne pareillement. 15 Dans cet exemple, le passage en vers est lié à celui en prose qui le précède par une relation logique de conséquence à cause que rend explicite la conjonction de coordination « car », et il est lié à celui qui le suit par une comparaison, comme le souligne encore un adverbe « ainsi ». La syntaxe joint fermement la prose à la poésie. Il en va de même dans cet autre exemple où les compléments circonstanciels d’une proposition en prose sont écrits en vers : [Un homme arrive dans le jardin où Cléomédon s’est retiré une nuit pour réfléchir à sa situation, il se fait discret pour observer sans être vu,] joint qu’il le faisoit aussi sur l’esperance de contenter sa curiosité : A son marcher pesant, à ses foibles genoux, A son haleine courte, à sa voix, à sa toux Il jugea incontinnent que c’estoit un homme d’aage. 16 La sentence et le discours sentencieux Les romans ont des passages obligés, qui sont des genres brefs agencés dans le genre long qu’est le roman. Parfois, des tables recensent certains d’entre eux : table des histoires, table des descriptions, table des poésies, table des lettres dans l’Histoire celtique. Il en va de même pour le récit historique. Aussi trouve-t-on à l’orée de la traduction de Bacon par F. La Tour Hotman une « table des principales pièces de cette histoire » qui 15 P. 135-136. 16 P. 427. Le prosimètre comme marqueur de fiction PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0021 375 recense les harangues et autres discours d’apparat, et un éloge 17 . Certaines de ces figures obligées se trouvent dans les récits fictionnels et historiques. Elles le sont soit continûment, comme le portrait ou la sentence, soit pour renforcer la vraisemblance du roman par renforcement de l’hybridation générique entre le roman et l’histoire en introduisant une harangue 18 ou une lettre officielle 19 . Les sentences ou discours sentencieux prolifèrent donc dans les récits fictionnels et historiques, particulièrement du début du XVII e siècle. La plupart du temps, dans son roman, La Tour Hotman les rédige en prose. Mais il arrive qu’il choisisse le vers : En ce transport, elle prit d’une main tremblante un petit cousteau qu’elle croyoit avoir reservé pour un si sanglant usage, & mesurant l’estenduë de son bras pour mieux addresser son coup, elle en sonda la place avec l’autre main par le battement de son cœur, disant ces paroles : Le salut des vaincus est de n’en point attendre. Mais lors qu’elle retiroit la gauche, & prenoit son temps pour se donner le coup de la mort, un des soldats qui l’avoit observé [sic] dez son premier mouvement, s’estant apperceu de ce funeste dessein fit doucement quelques pas […]. 20 Autre exemple, cette fois-ci d’un discours sentencieux (Timarque se réjouit de ce que les Dieux lui ont fait adopter un enfant remarquable) : Vois donc, recommença le bon-homme, de quelle grace les Dieux recompenserent mes aumosnes, en me faisant possesseur d’un thresor si rare & si precieux : Aussi faut-il que l’homme enclin à son peché, Aux choses d’icy bas soit par trop attaché, S’il ne confesse pas que le bien qu’il possede, Aux miseres d’autruy doit servir de remede : Qu’au lieu de dissiper son or & son argent, Il luy faut prendre soing d’en aider l’indigent, Et que des charitez qui se font sans mesure, L’on en reçoit au Ciel l’interest & l’usure. Que si quelqu’un se doit nommer pauvre, c’est à mon advis celuy qui a de la convoitise […]. 21 17 Nous nous permettons de renvoyer à notre article « Les Ornements rhétoriques du récit historique », Littératures classiques, 30, 1997, p. 105-119. 18 P. 195-196. 19 P. 479-481. 20 P. 213. 21 P. 462- 463. Marie-Gabrielle Lallemand PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0021 376 Dans le récit historique, il peut arriver que la sentence ou le discours sentencieux soient mis en valeur par le recours à une icône dans la marge : une main dont l’index désigne le passage à méditer. C’est par exemple le cas dans l’Histoire de France de Mézeray dans l’édition de 1685 22 . Le recours au vers, qui est imprimé en italique, a un même effet : faire remarquer un passage dans le fils du discours. Il permet, en outre, une meilleure mémorisation du propos moral. On peut cependant, me semble-t-il, avancer une hypothèse pour expliquer le recours au vers : la volonté de distinguer les deux genres, romanesque et historique, en recourant au vers pour la formulation d’un des genres insérés communs, la sentence. Cela vaut aussi pour le portrait (21) et pour l’éloge (23). Il s’agit donc pour l’auteur d’écrire une fiction historique, certes, mais sans pousser la confusion trop loin entre le récit romanesque et le récit historique, charge à la poésie de bien marquer la différence, là où d’autres auteurs vont distinguer les genres par la matière. Dans l’Histoire celtique en effet, la matière amoureuse est moins importante que les intrigues politiques et politico-matrimoniales, et les plaintes amoureuses ne prolifèrent pas, ce qui distingue ce roman des romans héroïques à succès contemporains ou un peu postérieurs, notamment ceux de Desmarets de Saint-Sorlin et Gomberville. Une poésie prosaïque Le relevé des passages en vers de l’Histoire celtique met en évidence que poésie et langage imagé vont souvent de pair. C’est le cas, par exemple, dans ce passage des pages 135-136 cité plus haut où le propos sentencieux concernant l’homme comblé de faveurs mais ingrat est formulé métaphoriquement. Cette association est d’autant plus sensible dans ce roman que le recours aux images n’est pas fréquent dans la prose. Ce relevé montre également que deux scènes seulement sont l’occasion d’un emploi étendu de la poésie, entendons par là non un unique passage de la prose au vers mais deux (26) ou trois (1). Ces scènes ainsi distinguées comme les plus poétiques sont la grande plainte amoureuse du héros au début du roman, et la scène de première rencontre, précisément le moment où pour la première fois les yeux du héros rencontrent ceux de l’héroïne : & la violence en fut si grande que son cœur se sentit à l’instant percé d’un esclat qui ne fut pas moindre que celui de la foudre. Aussi les traits de la cruauté, Tirez des yeux d’une beauté 22 Paris, D. Thierry, J. Guignard, C. Barbin (disponible sur Gallica). Le prosimètre comme marqueur de fiction PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0021 377 Dans l’ame d’Amour agitée, Sont plus contagieux au cœur, Qu’une flesche, qu’on a frottée D’une venimeuse liqueur. A la fin elle l’envisagea encore plus fixement […]. 23 Pour La Tour Hotman, la fiction romanesque a partie liée avec la poésie, de là le recours aux mètres et aux images, mais avec une poésie qui serait assez libre et variée, de là l’emploi des vers mêlés et le recours à des organisations de strophes et de rimes non régulières, en sorte que les effets rythmiques et sonores de la poésie soient moins sensibles. Une poésie prosaïque en quelque sorte. Conclusion : une fiction historique en prose et en vers La fiction historique, à bien des égards, se rapproche de l’Histoire 24 , il suffit de lire simultanément la traduction de l’Histoire du règne de Henri VII et l’Histoire celtique pour en être convaincu 25 . Qui plus est, le projet de La Tour Hotman est de rendre encore plus sensible la dimension factuelle de sa fiction, en y insérant de nombreuses informations sur la géographie 26 et sur les mœurs des nations, et, autre modalité de raccord entre le roman et l’Histoire, en donnant, à la suite de Barclay, une fiction politique à clé 27 . En général, la marque stylistique la plus sensible de la fiction amoureuse est la 23 P. 728-729. Sur l’importance de cette scène dans le genre romanesque, voir l’étude de J. Rousset parue chez J. Corti en 1981, Leurs yeux se rencontrèrent. 24 Voir les travaux de C. Esmein à ce sujet : L’Essor du roman. Discours théorique et constitution d’un genre littéraire au XVII e siècle, Paris, Champion, 2008 ; Poétiques du roman. Scudéry, Huet. Du Plaisir et autres textes théoriques et critiques du XVII e siècle sur le genre romanesque, Paris, Champion, 2004. 25 Entre autres exemples de rapprochement entre les deux récits : l’intrigue politicomatrimoniale qu’est le mariage d’Henri avec Elisabeth d’York est de même nature que de nombreuses intrigues de l’Histoire celtique, l’usurpation d’identité du jeune Lamert Simmel, qui se fait passer pour Richard d’York, rappelle tous les cas de déguisement, topiques dans les romans. 26 L’importance des informations géographiques, là ou d’ordinaire les auteurs ont recours à des personnages et des faits historiques pour fonder la vraisemblance, peut s’expliquer par le fait qu’il s’agit d’un roman à clé : les personnages et les faits sont alors en quelque sorte anhistoriques. 27 Voir J. Glomski, « Politique and Passion. Fact and Fiction in Barclay’s Argenis », Seventeeth Century Fiction. Text and Transmission, J. Glomski et I. Moreau (dir.), Oxford, Oxford University Press, p. 49-63, et l’introduction de l’édition de 2004 de l’Argenis citée plus haut. Marie-Gabrielle Lallemand PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0021 378 présence importante voire massive de discours direct pathétique, chez Desmarets comme chez les autres auteurs contemporains, mais pas chez La Tour Hotman. En revanche, ce qui est stylistiquement frappant chez lui et qui distingue son roman des autres, ce sont les litanies de noms de personne et de lieu, qui donnent à cette narration fictionnelle un air de narration historique, comme dans l’exemple suivant : La joye du Roy B RINNOMAR son père ne fut pas moindre : car outre qu’il estoit glorieux de cette belle victoire que son fils avoit acquise, qui portoit une reflexion si avantageuse à la renommée de sa nation, & à l’honneur de sa propre personne, par le moyen de ce mariage il se voyoid [sic] maistre absolu de toute l’Hibernie ; ayant eu depuis quelques années la succession D ’I RAMOCLAM , qui avoit pour neveux & pour héritier les enfans de la maison de Bretagne : Il se promettoit aussi d’annexer à ses Estats le Royaume d’Aquitaine, & de se rendre par ces acquisitions le plus puissant Prince de l’Europe : Il m’envoya tout aussi tost faire de grands complimens par ses Ambassadeurs, & le Prince en fit de mesme : Avec cela pour sonder si j’avois envie de me remarier, plusieurs belles propositions me furent faites de sa part, à cause qu’alors il estoit veuf : Mais ayant consulté l’oracle de Genabe ville des Carnutes, je fus avertis de me retirer en l’Ardenne des Redonois Aremoriques & d’y vivre solitaire, en attendant que les Dieux me fissent un autre commandement : Et ainsi les Ambassadeurs de Bretagne s’en retournerent sans aucune reponse. 28 On peut alors avancer l’hypothèse que, dans ces années 1630, l’usage que fait La Tour Hotman de la poésie dans son roman est un moyen de distinguer le roman de l’Histoire, moyen tout aussi discriminant que le début in medias res auquel il recourt également. Boisrobert, dans les mêmes années, prend un tout autre parti, tentant de faire passer l’Histoire indienne d’Anaxandre et d’Orasie pour une histoire vraie, un récit historique 29 . L’étude des vers dans le roman de La Tour Hotman montre que c’est l’association entre poésie et lyrisme amoureux d’une part, et poésie et style élevé d’autre part, qui explique principalement le recours aux vers cités ou au continuum de prose et de poésie. Nombre de romans du temps sont inachevés parce que les libraires testent le succès de l’œuvre en en livrant pour commencer une première partie. Pour quelle raison, dans ces années 1630, l’Histoire celtique n’a pas 28 P. 634-635. 29 F. Le Metel de Boisrobert, Histoire indienne d’Anaxandre et d’Orazie, Paris, F. Pomeray, 1629 ; voir la préface, non paginée. Le début ne s’effectue pas in medias res, comme le fait remarquer la préface, et à part une inscription lapidaire (livre 1, p. 33), il n’y a pas de vers dans ce roman. En revanche, on y trouve une harangue (livre 4, p. 362-365) et une lettre officielle (livre 6, p. 464-465). Le prosimètre comme marqueur de fiction PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0021 379 rencontré le succès contrairement à Ariane ? En l’occurrence s’intéresser aux échecs est une autre voie pour cerner la conception dominante du roman et, plus particulièrement pour ce qui nous concerne ici, la conception de l’usage de la poésie dans l’épopée en prose qu’est le roman. L’Histoire celtique est un cas d’autant plus intéressant que La Tour Hotman, comme nous venons de le dire, se démarque de ses modèles pour ce qui concerne le prosimètre romanesque : il effectue un choix, singulier. Toutefois le roman est bien alors conçu comme une épopée en prose, raison pour laquelle, finalement, la présence de vers dans le roman historique pose problème. C’est pourquoi, si Pierre de Marcassus dans la traduction qu’il a donnée en 1622 de l’Argenis a conservé les pièces en vers, l’abbé Josse, en 1632, les a supprimées 30 . Le choix stylistique de La Tour Hotman n’a pas fait école. 30 Les Amours de Poliarque et d’Argenis, Paris, N. Buon, 1622 ; L’Argenis de Barclay, Chartres, N. Besnard, 1632. PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0022 Les Pompes funèbres prosimétriques de Sarasin et de Boucher. De l’antagonisme à la complémentarité entre les mondes « terrestre » et « spirituel » F RANÇOIS L AURENT ET C ÉCILE T ARDY C E R E S, U NIVERSITÉ DE L IMOGES Pour qui lit aujourd’hui les pompes funèbres écrites en hommage à Voiture et à Scarron 1 , l’univers qu’elles construisent a de quoi étonner. Un univers hybride et singulier - non seulement parce qu’y alternent la prose et les vers, mais aussi parce que s’y croisent des hommes et des dieux, des auteurs disparus et des personnages fictifs, un Génie nonchalant et des Cupidons endeuillés… Tous composent, en l’honneur des poètes défunts, une louange pleine de raillerie - portée par des cortèges mêlés dont Les Funérailles de l’Amour pourraient offrir une transposition iconographique 2 . 1 Jean-François Sarasin, La Pompe funèbre de Voiture. Avec la clef, Paris, s. l., 1649 (désormais SAR) ; Boucher, « La Pompe funèbre de Scarron » [1660], dans Paul Scarron, Recueil de quelques vers burlesques. Une anthologie, Jean Leclerc et Claudine Nédelec (éd.), Paris, Classiques Garnier, 2021, p. 568-577 (désormais BOU). Les citations sont en orthographe modernisée. 2 Sur cette toile qui représente le cortège funèbre de l’Amour, les poètes de la Pléiade se mêlent aux Cupidons et se dirigent vers le Temple de Diane. François Laurent et Cécile Tardy PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0022 382 Les Funérailles de l’Amour, attribué à Antoine Caron, ou à Henri Lerambert, c. 1580 (Musée du Louvre, Creative Commons) Mais au XVII e siècle, ces textes d’apparence fantaisiste entrent en résonance avec le genre, bien sérieux celui-ci et très codifié, des pompes funèbres princières, dont la fonction est à la fois mémorielle et consolatoire 3 . Tout en conservant la structure de ces textes officiels (en trois phases : derniers moments du défunt, convoi funèbre, liturgie) ainsi que certains de leurs passages obligés (comme les questions de protocole présidant à l’ordre du cortège, ou l’importance accordée à l’effigie), ce corpus en 3 L’expression « pompe funèbre » désigne à la fois un cérémonial funéraire et la représentation (textuelle ou iconographique) qui en témoigne : l’un et l’autre font l’objet de rituels qui, tout en évoluant de la Renaissance au XVII e siècle, restent très codifiés. À ce sujet, voir entre autres Ralph E. Giesey, Le Roi ne meurt jamais : les obsèques royales dans la France de la Renaissance, Paris, Flammarion, 1987 ; Georges Fréchet, « Forme et fonction des livres de pompes funèbres », dans Jean Balsamo (dir.), Les Funérailles à la Renaissance, Genève, Droz, 2002, p. 199-219 ; Vivien Richard, « La mort du Prince. Pompes funèbres et recueils gravés », dans Dominique Morelon (dir.), Chroniques de l’éphémère, Paris, Publications de l’Institut national d’histoire de l’art, 2010. Nous remercions Georges Fréchet, pour les pistes bibliographiques qu’il a bien voulu nous suggérer - en mentionnant, parmi les plus anciennes pompes funèbres en faveur d’artistes, celles en hommage à Michel-Ange Buonarrotti (1564) et à Agostino Caracci. Les Pompes funèbres prosimétriques de Sarasin et de Boucher PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0022 383 propose une transposition parodique - fidèle en cela à la source antique dont il s’inspire, L’Apocoloquintose de Sénèque 4 . Il opère à ce titre plusieurs déplacements : sur le plan du contenu, il substitue à la figure du prince celle d’un poète galant ou burlesque ; sur le plan formel, il introduit une variation prose-vers et installe un « dispositif allégorique 5 » en convoquant des figures mythiques et fictives. Pour rendre compte de ce genre marginal des pompes funèbres allégoriques et de leur lien à la forme prosimétrique 6 , l’analyse portera sur deux d’entre elles 7 : La Pompe funèbre de Voiture par Sarasin (1649), considérée comme le premier texte de ce type 8 ; et La Pompe funèbre de Scarron par 4 Cette « satire ménippée », qui mêle prose et vers ainsi que les niveaux stylistiques les plus variés, narre de manière parodique la divinisation de l’empereur Claude après sa mort. Son rôle de source par rapport à l’œuvre de Sarasin a été mis en lumière. Voir Marion Faure-Ribreau, « Jeux en vers, jeux en prose : les énonciations multiples de l’Apocoloquintose », dans Christine Dupouy (dir.), Vers et prose : alternances, hybridations, tensions, Tours, Presses Universitaires François- Rabelais, 2016, p. 33-52 ; Marie-Gabrielle Lallemand, Claudine Nédelec et Miriam Speyer, « Le Prosimètre au XVII e siècle, un ambigu de vers et de prose », L’Entre-deux, n° 6, déc. 2019. 5 Sur cette notion, voir Delphine Denis, « Manières de critiquer, les fictions allégoriques », dans Sara Harvey (dir.), La Critique au présent, Paris, Classiques Garnier, 2019, p. 51-66. 6 On trouve un tout autre usage du prosimètre chez La Fontaine, notamment dans son Voyage en Limousin ; cf. François Laurent et Cécile Tardy, « Le Récit d’un voyage en Limousin de La Fontaine (1663) : construction et résolution d’une hétérogénéité textuelle », communication présentée dans le colloque organisé par Odile Pauchet, laboratoire EHIC, Limoges, 10-11 déc. 2021 (à paraître : Paris, Hermann, « Bibliothèque des Littératures Classiques », 2022). 7 Deux autres pompes funèbres fictives, en prose, ont paru au XVII e siècle : La Pompe funèbre de M. Scarron, Paris, J. Ribou, 1660 ; et celle consacrée à La Calprenède : La Pompe funèbre de l’auteur du Faramond, Paris, s. l., 1663. Publiée en 1701, La Pompe funèbre d’Arlequin (consacrée à Évariste Gherardi, acteur italien assassiné en 1700) se rapproche davantage de notre corpus, en raison de la forme prosimétrique qu’elle revêt et des emprunts au texte fondateur de Sarasin. Sur l’alternance prose/ vers dans les textes narratifs au XVII e siècle, voir notamment Marie- Gabrielle Lallemand, « L’énonciation lyrique dans les fictions narratives en prose du début du XVII e siècle », dans Christine Dupouy (dir.), Vers et prose, op. cit., p. 103-118. 8 Le genre de la pompe funèbre allégorique, dont Sarasin peut être vu comme l’inventeur en langue française, se rapporte à quelques textes antérieurs, de langue italienne et espagnole. Elle rappelle la pompe funèbre de Pétrarque par Antonio Beccari (Canzone morale del detto Maestro Antonio, quando si deceva, che M. Francesco Petrarca era morte, 1343) - texte connu en France par l’édition que François Laurent et Cécile Tardy PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0022 384 Boucher (1660), qui s’y rattache par des échos intertextuels directs. Les études ayant porté sur ces prosimètres, tout en soulignant leur ancrage dans une esthétique galante ou burlesque avec une double visée de divertissement et de satire, ont mis en évidence deux modes d’alternance : la succession (lorsque la narration se poursuit de la prose aux vers : linéarisation textuelle) ou l’insertion (lorsque les vers s’intègrent au texte d’accueil à la manière d’épitaphes poétiques : enchâssement d’un discours second) 9 . Le cadre théorique de la sémiotique sera ici mobilisé, pour éclairer la structure fondamentale de ces textes. Ils sont en effet le lieu d’une coexistence de deux mondes - l’un terrestre, l’autre spirituel au sens large (incluant le mythe gréco-romain, ainsi que des personnages littéraires de légende, des protagonistes imaginaires du XVII e siècle). En découle la construction d’un univers qui, en effet, peut être dit singulier - puisqu’il repose sur l’interaction de deux univers préexistants. Plus spécifiquement, et pour résumer trivialement, l’outil conceptuel qu’est le parcours génératif 10 , en Jacopo Corbinelli fait de La Bella Mano de Giusto de’Conti (Paris, M. Patisson, 1588), où ces vers sont insérés (éd. Vérone, Tumermani, 1750, p. 221-230). Dans ce cortège, défilent allégories (la Grammaire, la Rhétorique…) et figures mythologiques (telles les Muses, qui « déchirent leurs habits et arrachent leur cheveux », et Minerve qui clôt le convoi). Un autre lien se tisse avec un livre d’hommage posthume à Lope de Vega de Juan Pérez de Montalbán (Fama póstuma [1636], Enrico di Pastena (éd.), Pise, ETS, 2001) qui se termine sur une pièce en trois actes se déroulant au Parnasse, où Apollon préside les obsèques du poète défunt, alors que Philippe IV s’y était refusé. 9 Voir notamment Jean-François Castille, « Le prosimètre galant. Jean-François Sarasin : La Pompe funèbre de Voiture », dans Marie-Gabrielle Lallemand et Chantal Liaroutzos (dir.), De la grande rhétorique à la poésie galante, Caen, Presses Universitaires de Caen, 2004, p. 157-174 ; D. Denis, op. cit., et M.-G. Lallemand, C. Nédelec et M. Speyer, op. cit. Sur la distinction entre deux modes d’alternance, voir aussi M.-G. Lallemand, « L’énonciation lyrique... », op. cit. : « Les narrations fictionnelles au XVII e siècle recèlent souvent des vers. Tantôt la narration en prose se poursuit en vers (prosimètre) tantôt, c’est le cas de loin le plus fréquent, des vers sont insérés dans la narration en prose parce qu’un personnage en compose, en lit, en chante, et que ceux-ci sont reproduits (poésie insérée) » (p. 103). 10 « Nous désignons par l’expression parcours génératif l’économie générale d’une théorie sémiotique (ou seulement linguistique), c’est-à-dire la disposition de ses composantes les unes par rapport aux autres, et ceci dans la perspective de la génération, c’est-à-dire en postulant que, tout objet sémiotique pouvant être défini selon le mode de sa production, les composantes qui interviennent dans ce processus s’articulent les unes aux autres selon un ‟parcours” qui va du plus simple au plus complexe, du plus abstrait au plus concret » (Algirdas Julien Greimas et Joseph Courtès, Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage [1979], Paris, Hachette, 1993, p. 157-160). Les Pompes funèbres prosimétriques de Sarasin et de Boucher PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0022 385 postulant une théorie dynamique de la production textuelle à travers trois niveaux - syntaxe fondamentale, syntaxe narrative de surface et syntaxe discursive - fournira à l’analyse qui suit ses principaux points d’ancrage 11 . La syntaxe fondamentale Neutralisation de l’antagonisme terrestre vs spirituel Dans la conception générative de la textualité propre à la sémiotique greimassienne, la syntaxe fondamentale, qui relève d’une structure sémionarrative, correspond au niveau profond de la narrativité où se jouent les oppositions syntaxiques élémentaires, dont le carré sémiotique offre une représentation synthétique possible. Ce niveau le plus abstrait de la générativité permet d’exhumer les antagonismes fondateurs du texte, qui seront ensuite convertis dans des structures narratives, puis discursives : un parcours allant de la profondeur à la surface du texte se trouve ainsi défini. Au niveau le plus profond de leur syntaxe fondamentale, les prosimètres de Sarasin et de Boucher font état de relations de contrariété, de contradiction et de complémentarité ; sur le plan du contenu, ces relations se manifestent entre un univers terrestre et un univers spirituel (qui ont trait, quant à eux, à la sémantique profonde). En effet, la syntaxe fondamentale des lettres place en situation d’antagonisme deux mondes. L’un est immanent : il correspond à l’ici-bas. L’autre, transcendant, se rapporte à un au-delà, non pas chrétien comme dans les pompes funèbres officielles, mais mythologique, en référence à une culture païenne gréco-romaine. Cette opposition classique entre le terrestre et le spirituel peut être déduite de l’objet même de ces pompes funèbres, qui narrent une cérémonie entourant la mort (le moment de passage d’un monde à l’autre). Elle se manifeste aussi, au sein des textes, par maints antagonismes. Ces derniers sont thématiques : le corps vs l’âme ; le matériel vs le divin… Ils se déclinent aussi sur le plan temporel (fugacité du temps humain vs éternité) et enfin sur le plan spatial - qu’il s’agisse de localisations (le bas vs le haut, le proche vs le lointain) ou de topographies (antithèse entre « ces bas lieux » et « l’empire de la Poésie » 12 ; ou entre « Paris » et « Parnasse », reliés par la paronomase 13 ). Sur le plan actoriel 11 La présente étude n’a pas pour objectif de proposer un examen critique de son cadre théorique. Les indications livrées, ici et là, devront permettre au lecteur de suivre la démonstration sans recourir aux textes fondateurs de la sémiotique. 12 SAR, p. 25-26. 13 BOU, p. 573-575. François Laurent et Cécile Tardy PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0022 386 également, on peut distinguer, parmi les participants du cortège, ceux qui vivent ici-bas (l’artiste et son entourage, évoqués par le biais d’allusions biographiques) et ceux qui appartiennent à l’au-delà (le personnel mythique au sens large, où se rencontrent tout à la fois divinités et auteurs, allégories et personnages fictifs). C’est enfin sur le plan textuel que cet antagonisme trouve une actualisation - puisque (c’est un poncif du XVII e siècle que Sarasin rappelle 14 ) la prose serait le langage des hommes, quand les dieux s’exprimeraient en vers : en témoignent les billets d’enterrement versifiés d’Apollon 15 , et son chant final 16 . Cette dualité prose vs vers peut d’ailleurs générer - et, là encore, c’est assez topique - une opposition registrale, entre le style bas (genus humile) et le style élevé (genus grande), pour se référer à la typologie antique. Le tableau ci-dessous synthétise certaines propriétés de ces deux mondes, entre lesquels se nouent des relations d’antagonisme : Opposition structurale et sémantique terrestre spirituel Niveau thématique corps « dépouilles mortelles » esprit « âmes éternelles 17 » Niveau temporel finitude éternité 14 Sur ce stéréotype, voir par exemple Claudine Nédelec, « La poésie burlesque au XVII e siècle : dévoyer la langue des dieux ou jouer de toutes ‟les langues de [la] lyre” ? », dans Adrian Grafe et Nicolas Wanlin (dir.), Trouver une langue : poésie et poétique, Arras, Artois Presses Université, 2019, p. 19-32 : « Dans l’‟Avertissement” dont La Fontaine accompagne la publication tardive (en 1669) d’Adonis, […] il parle de la poésie comme d’‟une langue assez charmante pour mériter qu’on l’appelle la langue des dieux” ; révérence gardée envers La Fontaine, ce n’est qu’un poncif » (p. 19). 15 SAR, p. 6 : « [Apollon] fit écrire et porter les billets de son service, qui ne diffèrent des nôtres qu’en ce que c’est au nom du Dieu qu’on prie et qu’ils sont écrits en vers ». 16 SAR, p. 25 : « Apollon couronné de cyprès, tenant un luth et s’avançant devant les hommes et devant les Dieux, chanta des vers ». Dans La Pompe funèbre d’Arlequin, Apollon s’exprime en vers - face à un Momus (dieu de la raillerie, et divinité mineure) dont les répliques sont transcrites en prose (discours narrativisé) : op. cit., p. 42-46. L’alternance vers-prose, coïncidant ici avec une distribution énonciative, y signifie l’association d’Apollon au langage versifié. 17 SAR, p. 5. Les Pompes funèbres prosimétriques de Sarasin et de Boucher PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0022 387 Niveau spatial bas « ces bas lieux » Paris haut « l’Empire de la Poésie » Le Parnasse Niveau actoriel hommes personnel mythique Niveau textuel prose style bas vers style élevé Néanmoins - c’est là un trait plus spécifique à notre corpus - cette opposition structurale se trouve neutralisée. Tout se passe comme si la cérémonie funèbre, inscrite dans un temps et un espace intermédiaires, suspendait provisoirement l’antagonisme terrestre vs spirituel, en faisant apparaître des contradictoires, le non-terrestre et le non-spirituel, ainsi que le synthétise le carré sémiotique suivant : Légende : Les flèches horizontales établissent une relation de contrariété ; Les diagonales établissent une relation de contradiction ; Les flèches verticales établissent une relation de complémentarité. La neutralisation de l’opposition entre les termes contraires que sont le spirituel et le terrestre est réalisée au profit de l’apparition de termes contradictoires, soit, à défaut d’adopter un lexique original, le non-terrestre vs le non-spirituel. Un indice flagrant de cette neutralisation réside dans la symétrie des scénographies mises en œuvre par Sarasin et Boucher. Narrant la pompe François Laurent et Cécile Tardy PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0022 388 funèbre de Voiture, le premier s’inscrit dans le « monde spirituel 18 », formule qu’il emploie pour désigner ceux qu’Apollon convie à la cérémonie. Et quand il définit l’objet de sa narration, c’est du côté de la transcendance et de ses « mystères 19 » qu’il s’inscrit explicitement : « J’ai à vous apprendre ce qui s’est fait au Parnasse, et combien illustres ont été les funérailles dont Apollon et les Muses ont honoré le défunt 20 ». Quant à Boucher, son choix est symétrique. Il situe le cortège sur terre (entre la « Chambre du défunt » et la « Salle de l’Académie française ») et commence par convoquer des figures humaines, ordonnées selon une hiérarchie propre aux métiers du livre : la « Compagnie » des « Crieurs de Gazettes » d’abord (« gens d’assez bas aloi »), puis le « Corps » de l’Imprimerie, la troupe des Relieurs, la « Communauté » des Libraires. Et chez lui, la cérémonie funèbre n’est pas présidée par Apollon en personne, mais par des hommes déguisés en prêtres d’Apollon… ce qui situe le convoi funéraire ici-bas 21 . Ces deux scénographies, certes contraires, tendent pourtant à se rejoindre par le mouvement qui les anime. Chaque défilé accueille en effet des acteurs qui servent de passerelles entre les mondes et se termine sur une figure équivoque. Chez Sarasin, il s’agit du « vieux badin 22 » - autrement dit, M. de Neufgermain : un contemporain de Voiture, encore vivant au moment des obsèques, et donc habitant le monde terrestre, mais allégorisé par la périphrase qui le transporte dans le monde spirituel, accompagné de la Déesse Badinerie et de Pégase, qu’il mène en main. Chez Boucher, c’est la Muse Clio, un temps confondue avec Mme Scarron, qui apparaît comme ambivalente 23 . Une dynamique commune à ces deux textes peut ainsi être identifiée : elle génère les contradictoires non-terrestre et non-spirituel - le passage du terrestre au non-terrestre se faisant chez Boucher par l’ajout d’éléments spirituels et, chez Sarasin, le passage du spirituel au non-spirituel se faisant par l’ajout d’éléments terrestres. Soit : [Boucher] 1 → 2 [Sarasin] 3 → 4 18 SAR, p. 6. 19 SAR, p. 4. Tout en se rapportant à la transcendance, le terme de « mystères » présent chez Sarasin réunit les croyances chrétiennes et païennes : « Mystères : Il se dit premièrement des Vérités révélées aux Chrétiens par la divine bonté […] ; s’est dit aussi abusivement des fausses Religions […]. Les Païens cachaient sous le voile et le mystère de leurs Fables les secrets de leur Religion et de leur Morale » (Furetière, 1690). 20 SAR, p. 4. 21 BOU, p. 570-571 et 577. 22 SAR, p. 20. 23 BOU, p. 577. Les Pompes funèbres prosimétriques de Sarasin et de Boucher PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0022 389 L’antagonisme terrestre vs spirituel se trouve ainsi provisoirement levé - ce qui génère, dans La Pompe funèbre de Voiture, un final où Apollon chante face à une Assemblée mêlée : « devant les hommes et devant les Dieux 24 ». La dynamique, toutefois, n’est pas du même ordre dans les deux textes. Chez Boucher, le passage de la position 1 à la position 2 se fait sur le mode de la succession : le cortège commence avec des figures humaines pour accueillir ensuite des figures spirituelles (Cupidons, dieu Momus 25 , Muse…). Le moment de bascule d’un monde à l’autre peut d’ailleurs être isolé - lorsque Boucher passe, par progression thématique, des Libraires portant les œuvres de Scarron aux personnages littéraires qui en émanent : Énée et Mme Bouvillon sont les premières figures spirituelles à être convoquées 26 . Mais chez Sarasin, le passage de 3 à 4 se fait selon un autre modus operandi - non dans la succession mais dans une forme de simultanéité, grâce aux analogies reliant les figures spirituelles et terrestres : Angélique et Mme de Saintot, Céphale et Voiture, les personnages de romans médiévaux et les personnes réelles côtoyées par le poète… Ainsi pourraient être résumées les dynamiques propres à chaque texte : [Boucher] 1 puis 2 [lien de succession] [Sarasin] 3 et 4 [lien d’analogie] Mais, quelle que soit la dynamique qui les innerve, ces pompes funèbres invitent à redéfinir le lien terrestre-spirituel en ne l’envisageant plus sous le rapport de l’antagonisme, mais sous celui de la complémentarité. Bien sûr, ce mélange n’a rien de foncièrement original, à une époque où les fictions allégoriques sont des moyens détournés de parler de l’actualité littéraire, et où les œuvres burlesques tirent leur sel de ces télescopages. Néanmoins, la thématique portée par ce corpus (celle du rituel funéraire) permet d’en saisir la cohérence profonde. Tout se passe comme si la mort de l’auteur et ses funérailles suspendaient provisoirement l’antagonisme de deux mondes habituellement opposés : devenus complémentaires, l’ici-bas et l’au-delà 24 SAR, p. 25. Par sa scénographie, conduisant du monde terrestre vers le spirituel, La Pompe funèbre d’Arlequin propose comme une synthèse de ces deux textes antérieurs : le convoi part de la chambre du défunt « lugubrement parée » (op. cit., p. 7) et se dirige jusqu’au mont Parnasse où, au terme d’une « longue traite » et d’une montée ardue, il est reçu par Apollon (p. 42), avant de « redescend[re] » jusqu’au temple de Momus (p. 47). 25 Présent chez Boucher où il mène « les Amours du Parnasse » (BOU, p. 574-575), le dieu Momus - associé au sarcasme et à la raillerie - est un acteur majeur de la pompe funèbre d’Arlequin, qu’il conduit et organise (op. cit., p. 6). 26 BOU, p. 573. François Laurent et Cécile Tardy PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0022 390 communiquent, dans un intervalle tout à la fois spatial et temporel où s’installent les pompes funèbres. De ce point de vue, le prosimètre et le burlesque sont des marqueurs de cohérence - tout comme l’hybridité générique de ces œuvres. Il s’agit là d’effets textuels générés par la fusion des mondes terrestre et mythique. Et si l’œuvre de Sarasin a été saluée en son temps comme un objet textuel nouveau 27 , cela vient notamment de son impossible rattachement à un genre unique et identifiable : elle tient à la fois de l’épistolaire (c’est une lettre de relation 28 ) et du tombeau poétique (recueil d’épitaphes versifiées en hommage à un disparu 29 ). Cette oscillation générique - qui peut être étendue à l’œuvre de Boucher - est suscitée par la suspension temporaire de l’antagonisme terrestre vs spirituel. Plusieurs effets textuels de la dualité peuvent ainsi être identifiés, comme l’indique schématiquement le tableau ci-dessous : Niveau Effet textuel de la dualité Antagonismes mis en relation prosodique prosimètre prose vers stylistique burlesque style bas style élevé générique pompe funèbre allégorique lettre de narration tombeau poétique Pensée symbolique Fondant un monde hybride (fait de la rencontre du terrestre et du spirituel), les pompes funèbres substituent aussi une croyance à une autre. Le lecteur 27 Pellisson vante « la nouveauté du dessein » qui s’y fait jour (« Discours sur les Œuvres de Monsieur Sarasin », dans Les Œuvres de M. Sarasin, Paris, Courbé, 1656 [éd. sous la dir. d’Alain Viala par Emmanuelle Mortgat, Claudine Nédelec, avec la collaboration de Marina Jean, Toulouse, Société de littératures classiques, 1989], p. 57). 28 Le recueil épistolaire de Pierre Richelet (Les Plus belles lettres françaises sur toutes sortes de sujets [1689], Paris, Brunet, 1698, t. 2, p. 220-249) insère une version abrégée de La Pompe funèbre de Voiture dans la section des « Lettres de relation », assortie de cette présentation liminaire : « C’est un récit en vers semés, où l’on conte ce qui se passa au Parnasse à la nouvelle de la mort de Voiture » (p. 220). 29 Sur le genre du tombeau poétique et ses mutations au XVII e siècle, voir Jean-Pierre Chauveau, Poètes et poésie au XVII e siècle, Paris, Classiques Garnier, 2012, p. 173- 212 (« Tombeaux poétiques au XVII e siècle »). Les Pompes funèbres prosimétriques de Sarasin et de Boucher PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0022 391 doit en effet y adhérer... d’où les appels à la foi qui, récurrents chez Sarasin, scellent un pacte entre le destinateur et son destinataire : Je vous conjure de m’en croire Sans demander quoi, ni comment ; Car enfin, si seulement Vous en doutiez un moment, Je quitterais là l’histoire, Qui n’a que ce fondement. 30 Bien entendu, il s’agit là de simulacres d’adhésion qui peuvent prêter à sourire 31 . Mais, si feinte qu’elle soit, cette croyance n’en constitue pas moins le socle de l’histoire narrée. Elle permet d’en assurer la visée consolatoire, conformément au modèle rhétorique de l’epistola consolatoria, suggéré dans l’incipit par Sarasin 32 . Aux références stoïciennes propres à ce genre (« Je ne vous exhorterai point à vous servir de votre constance, à lire cet Épictète, ni à vous préparer contre le malheur… »), Sarasin substitue une fiction allégorique dont la dimension burlesque ne doit pas faire oublier la motivation première : neutraliser le caractère dysphorique de la perte par un mythe à la visée quasi thérapeutique (puisqu’il guérit l’âme de l’impensable de la mort) 33 . 30 SAR, p. 5-6. 31 Ce sont là des échos de L’Apocoloquintose de Sénèque qui, dès le début, feint d’exiger un acte de foi de son lecteur : « Si l’on me demande d’où je tiens ces événements si véridiques, je commencerai par ne pas répondre si je n’en ai pas envie. Qui pourrait m’y obliger ? » (L’Apocoloquintose du divin Claude, René Waltz (éd. et trad.), Paris, Les Belles Lettres, 1966, p. 1). 32 Sur les rituels rhétoriques propres au genre consolatoire, voir notamment Cécile Lignereux, « Des prototypes rhétoriques à leur fragmentation épistolaire : l’exemple d’une consolation en pièces détachées », Exercices de rhétorique, 2017, n° 9. En ligne : https: / / journals.openedition.org/ rhetorique/ 529. Elle souligne combien est topique ce genre d’appel à la constance (qui peut s’inscrire en référence à la culture chrétienne ou stoïcienne) : « L’argument qui consiste à se soumettre à la Providence avec résignation afin de retrouver la paix et la sérénité constitue en effet l’un des arguments topiques de la lettre de consolation, systématiquement mentionné dans les descriptifs rhétoriques des manuels d’art épistolaire ». 33 Cf. l’analyse que Jean-Pierre Chauveau propose des tombeaux poétiques mondains. Il y voit, non de simples jeux, mais aussi des réponses à une angoisse existentielle : « [O]n peut se demander - avec toutes les précautions que requiert l’examen de ce reflet de l’éphémère et de la frivolité qu’est la poésie de salon - si, en définitive, ce ne sont pas une autre réponse à l’angoisse de la mort, une autre philosophie de vie, qui se dessinent, au moins en filigrane, derrière ce jeu » (op. cit., p. 204). François Laurent et Cécile Tardy PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0022 392 Quoique le rapprochement puisse paraître surprenant, le concept d’efficacité symbolique théorisé par Lévi-Strauss peut fournir un début d’explication concernant la visée consolatoire de ces pompes funèbres : La cure consisterait donc à rendre pensable une situation donnée d’abord en termes affectifs et acceptables pour l’esprit des douleurs que le corps se refuse à tolérer. Que la mythologie du shaman ne corresponde pas à une réalité objective n’a pas d’importance : la malade y croit, et elle est membre d’une société qui y croit. Les esprits protecteurs et les esprits malfaisants, les monstres surnaturels et les animaux magiques font partie d’un système cohérent qui fonde la conception indigène de l’univers. La malade les accepte, ou, plus exactement, elle ne les a jamais mis en doute. Ce qu’elle n’accepte pas, ce sont les douleurs incohérentes et arbitraires, qui, elles, constituent un élément étranger à son système, mais que, par l’appel au mythe, le shaman va replacer dans un ensemble où tout se tient. 34 Bien sûr, il n’est pas question ici de « cure » ou, au sens propre du terme, de thérapie. Néanmoins, une pompe funèbre se construit à partir d’une réalité évidente et mystérieuse, à même de causer un ébranlement psychologique devant son côté inacceptable mais universel. C’est une évidence mais il faudrait sans doute se garder de ne voir dans ces lettres qu’une démonstration de l’esprit galant du XVII e siècle, occultant ce fait indiscutable : quelqu’un vient de mourir ! Et cette mort, comme toutes les morts, provoque chez les vivants et l’entourage du défunt une forme d’ébranlement passager ; Sarasin évoque ainsi « la tristesse universelle de la Cour », et « [le] grand deuil qu’ont pris Messieurs de l’Académie 35 ». Les pompes funèbres ont donc bien une vertu « thérapeutique » dans la mesure où il s’agit pour l’auteur de soulager la peine des vivants en tentant d’expliquer l’inexplicable, à partir d’un invariant de départ, tel que le formule de manière abrupte Sarasin : « Voiture est mort, ami Ménage 36 ». Et cela n’est en rien acceptable, pas plus au XVII e siècle qu’aujourd’hui et à n’importe quelle époque d’ailleurs - pas plus que ne l’est la mort de Scarron, et l’anéantissement soudain de son corps « rédui[t] en poussière 37 », transformation brutale entre deux états impossibles à appréhender, à « réaliser » comme l’on dit usuellement en pareilles circonstances. Si comme le dit Lévi-Strauss la fonction symbolique est propre à chaque être humain, si 34 Claude Lévi-Strauss, « L’Efficacité symbolique », Revue de l’histoire des religions, t. 135, n° 1, 1949, p. 5-27, p. 18. 35 SAR, p. 4. 36 Ibid. 37 BOU, p. 576. Les Pompes funèbres prosimétriques de Sarasin et de Boucher PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0022 393 chaque enfant apporte en naissant, et sous forme de structures mentales ébauchées, l’intégralité des moyens dont l’humanité dispose de toute éternité pour définir ses relations au Monde et ses relations à Autrui 38 , il n’est donc pas foncièrement naïf de rapprocher la fonction du shaman des cultures d’Amérique du Sud avec celle de nos poètes du XVII e siècle. Dans les deux cas, il s’agit bien de soulager d’un mal, d’apporter du réconfort, conformément à la rhétorique consolatoire propre à l’épistolaire. Mieux encore, les stratégies de ce réconfort reposent sur une demande d’adhésion et une réorganisation structurale du monde en amenant le malade pour le shaman, ou le destinataire de la lettre pour le poète, à établir une passerelle entre le monde ici-bas et le monde mythique, en déléguant à ce dernier la fonction d’expliquer l’inexplicable - en tous les cas, pour ce qui est des pompes funèbres, à donner un cadre mythique à un événement inacceptable, afin de le rendre acceptable. Ces deux prosimètres élaborent en somme un monde singulier où s’organisent des échanges entre l’univers des hommes et l’univers des dieux. La syntaxe narrative de surface La syntaxe narrative de surface convertit le niveau inférieur qui vient d’être étudié en relations d’ordre actantiel manifestées par le rapprochement de toutes sortes de personnages peuplant les mondes spirituel et terrestre. Les comparaisons, analogies, métaphores entre les mondes abondent, la partie qui précède en ayant donné un bref aperçu. Une figure retiendra particulièrement notre attention car elle permet d’établir des équivalences entre des paires de termes qui font pourtant état de contenus sémantiques différents, ce qui atteste bien de la porosité entre les mondes décrits : il s’agit de l’homologation 39 . Le début de la lettre de Sarasin permet d’en rendre compte : J’ai une très mauvaise nouvelle à vous mander, mais pour cela je ne vous exhorterai point à vous servir de votre constance, à lire cet Épictète, ni à vous préparer contre le malheur. Je ferais tort à votre vertu de croire qu’on la pût surprendre, et il me doit souvenir, à cette heure que j’ai une pareille 38 Claude Lévi-Strauss, Les Structures élémentaires de la parenté [1947], Paris/ La Haye, Mouton, 1967, p. 108. 39 « L’homologation est la relation entre (au moins) deux paires d’éléments opposés en vertu de laquelle on peut dire que dans l’opposition A/ B, A est à B ce que, dans l’opposition C/ D, C est à D » (Louis Hébert, « Structure, relations sémiotiques et homologation », Signo, Rimouski (Québec), 2011). En ligne : François Laurent et Cécile Tardy PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0022 394 ambassade à vous faire, de la manière dont Homère se sert pour apprendre à Achille la mort de Patrocle. Si celui qui annonçait à son ami le trépas de ce héros eût agi avec une personne vulgaire, il eût fait faire des pauses à sa douleur, il l’eût conduit par des degrés jusques où il le devait mener. Premièrement, il lui aurait dit, que Patrocle venait de se battre contre Hector, qu’il avait été blessé en ce combat, et lui aurait avoué enfin qu’il y était succombé. Cela ne se passe point de la sorte chez le Poète, le messager va son droit chemin, et comme si ce n’était pas assez de dire à Achille Patrocle est mort, il débute par ces mots Patrocle gît, et commence ce récit par son épitaphe. Ainsi je ne vous en ferai point à deux fois, et pour vous traiter comme un grand homme, je vous dirai tout d’un coup Voiture ce pauvre mortel, Ne doit plus être appelé tel Voiture est mort, ami Ménage, Voiture qui fort galamment Avait fait je ne sais comment Les Muses à son badinage, Voiture est mort c’est grand dommage. Si vous me demandez de quoi, je vous dirai, qu’ayant écrit qu’il n’était pas glorieux de mourir de la fièvre, cette maladie qui prend les choses chaudement, et qui se ressouvient toujours que les Romains l’ont adorée, n’avait pu souffrir ce mépris, et qu’après avoir brûlé deux ans Voiture à petit feu, lorsqu’elle semblait être satisfaite d’une si cruelle vengeance, tout d’un coup elle avait redoublé sa haine contre lui avec tant d’ardeur et de violence, qu’elle l’avait emporté en quatre jours. Cet incipit offre une belle illustration des prédispositions inhérentes à l’homologation pour établir des rapprochements entre des mondes aux contenus distincts. Tout comme Homère annonça jadis à Achille la mort de Patrocle, aujourd’hui Sarasin annonce à Ménage celle de Voiture. Se trouvent donc mis en relation des personnages d’un univers fictif antique et des hommes du XVII e siècle. Cette homologation est rendue possible en premier lieu par les fonctions actantielles des protagonistes. Homère et Sarasin sont les destinateurs du message funeste, Achille et Ménage en sont les destinataires, Patrocle et Voiture sont les sujets d’état passant de la vie à la mort, enfin le glaive et la fièvre sont les actants sujets de faire qui ont opéré cette malheureuse transformation. Un tableau résumant les choses sera sans doute plus explicite : 40 SAR, p. 3-4. Les Pompes funèbres prosimétriques de Sarasin et de Boucher PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0022 395 Actantialité Univers Destinateur Destinataire Sujet d’état Sujet de faire Spirituel Homère Achille Patrocle Glaive Terrestre Sarasin Ménage Voiture Fièvre Autrement dit, Homère est à Sarasin ce qu’Achille est à Ménage, ce que Patrocle est à Voiture et ce que le glaive est à la fièvre. Ce réseau d’associations est rendu possible en outre par des conjonctions de contenus sémantiques associés à chaque actant. Ainsi, concernant les destinateurs, Homère est caractérisé par son statut de « Poète », de même que Sarasin s’impose en tant que tel en rédigeant une missive au registre poétique avéré. L’équivalence est également suggérée par le caractère laconique du propos : d’une part, Sarasin évoque un messager qui va « droit son chemin » - annonçant sommairement « Patrocle gît » sans s’embarrasser des périphrases d’usage ; d’autre part, c’est par une économie de moyens stylistiques que se caractérise la déclaration de Sarasin dans le premier passage versifié de la lettre : « Voiture est mort », la proposition abrupte étant réitérée comme s’il cherchait à se convaincre lui-même de la réalité d’un fait indiscutable pourtant impossible à saisir dans toute sa vérité. Homère → Sarasin Ce qui amène tout naturellement le lecteur à poursuivre cette homologation des acteurs des deux mondes, en associant d’une part Achille et Ménage, tous deux destinataires du message funeste, d’autre part Patrocle et Voiture, dont la mort constitue l’objet du message. Soit, pour résumer : Achille → Ménage Patrocle → Voiture Une quatrième connexion pourra dès lors être établie entre les origines de la mort de Patrocle et Voiture, le glaive (déduit du contexte) pour l’un, la fièvre pour l’autre, soit des sujets de faire affectant des énoncés d’état : François Laurent et Cécile Tardy PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0022 396 Patrocle est vivant vs Patrocle est mort / Voiture est vivant vs Voiture est mort. Au terme de l’homologation réunissant deux univers, les sujets se trouvent donc mis sur un même plan, en dépit de spécificités propres à chacun. Pour le dire autrement, si Patrocle est à Voiture ce qu’Achille est à Ménage et ce qu’Homère est à Sarasin, alors en toute logique, les causes de la mort font l’objet inévitablement d’un rapprochement. Sarasin prend d’ailleurs soin d’atténuer les différences entre la mort des deux protagonistes, en évoquant les combats glorieux auxquels ils se sont livrés, l’un sur le champ de bataille, l’autre au fond de son lit certes, mais terrassé par un ennemi puissant au terme d’un combat aux accents proprement homériques. Ainsi apprend-on que la fièvre après avoir brûlé Voiture deux ans à petit feu, lorsqu’elle semblait satisfaite d’une si cruelle vengeance, tout d’un coup elle avait redoublé sa haine contre lui, avec tant d’ardeur et de violence, qu’elle l’avait emporté en quatre jours 41 . Que ce soit Patrocle ou Voiture, tous deux ont donc rendu les armes à la suite d’un âpre combat et endurèrent les affres de l’agonie. De fait, une nouvelle connexion s’établit que l’on peut synthétiser comme suit : Glaive → Fièvre Au niveau de la syntaxe narrative, les termes de l’homologation réunissent donc des actants identiques - i.e. : destinateur, destinataire, objet, sujet de faire - manifestant des figures et acteurs appariés par-delà leurs différences sémantiques - i.e. : Homère et Sarasin, Achille et Ménage, Patrocle et Voiture, glaive et fièvre - qui relèvent du niveau le plus superficiel du texte 42 . Deux domaines sémantiques, celui de la guerre et celui de la poésie, et les deux univers fondamentaux du carré sémiotique, celui des guerriers légendaires d’antan et celui des poètes du XVII e siècle, sont ainsi mis en relation terme à terme. À ce titre, le deuxième passage versifié de la lettre de Sarasin ayant trait aux funérailles des héros de la guerre et de la poésie prolonge l’homologation tout en lui donnant une justification mythologique : Mars honore la mémoire des premiers, tandis qu’Apollon honore la mémoire des seconds. Les contenus sémantiques associés à la guerre et à la poésie sont donc subsumés sous les funérailles que les dieux réservent aux hommes élevés à la dignité de parangon, chacun dans leur domaine. L’incipit de la lettre de Sarasin indique immédiatement comment s’élabore ce prosimètre épistolaire : deux univers coexistent - un univers spirituel et un univers matériel - entre lesquels le lecteur sera amené à établir 41 SAR, p. 4. 42 La syntaxe discursive fait l’objet d’une analyse ultérieure ; voir infra. Les Pompes funèbres prosimétriques de Sarasin et de Boucher PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0022 397 sans relâche des passerelles. Dès lors, l’homologation constitue la structure toute trouvée pour faire de tels types de rapprochements. Des équivalences sémantiques permettront par exemple d’associer d’une part les protagonistes de l’Arioste, Roland et Angélique (monde spirituel) et d’autre part, Voiture et une « pauvre Dame », en toute vraisemblance Madame de Saintot, qui fera l’objet d’un nouveau passage versifié 43 . Parcourant l’ensemble du prosimètre, la figure d’homologation en construit aussi la visée épidictique puisque ce texte, quelque railleur qu’il puisse sembler, est bien une laudatio. Pour faire l’éloge de Voiture, Sarasin l’associe à des prédécesseurs qui, chacun en leur temps, ont été des parangons poétiques : Voiture est à son époque ce que Catulle, Lope de Vega ou Marot furent à la leur… Et dans les vers qui ornent la fin de son prosimètre, il propose, comme les critiques l’ont bien montré, un pastiche à deux niveaux - imitant les œuvres de son contemporain et rival Voiture mais aussi celles des auteurs qui furent ses sources d’influence. Et à une époque où les hommes de lettres cherchent à définir la légitimité d’une littérature et d’une langue françaises en refondant le rapport à ses héritages, ce prosimètre montre la voie d’une modernité poétique. Plutôt que d’envisager les sources antiques comme un modèle absolu (figé dans un monde spirituel - dans un ciel des idées platonicien - avec lequel il serait impossible de rivaliser), Sarasin les mêle aux œuvres contemporaines, selon une dynamique de télescopage du spirituel et du terrestre. La littérature du XVII e siècle n’est donc pas seulement débitrice du cadre littéraire antique, elle produit en harmonie avec lui un univers original où les continuateurs du XVII e siècle égalent les anciens - et, plus encore peut-être, où ils en font la synthèse. Il en va de même dans la lettre de Boucher, sans doute moins systématiquement que chez Sarasin, où ces associations entre le spirituel et le terrestre peuvent donner lieu à des équivoques. Ainsi, comme cela a été évoqué plus haut, lorsqu’apparaît dans le défilé du convoi funéraire « une Femme d’une taille fort avantageuse, qui paraissait fort jeune et fort belle », l’assistance la prend pour la chère « Épouse du défunt » (monde terrestre) alors qu’il s’agit de la Muse Clio (monde spirituel) que Scarron « invoquait le plus souvent comme celle qui tient le plus de la gaie humeur 44 ». Mais n’oublions pas que le convoi funéraire décrit par Boucher part d’une position terrestre (1) pour se diriger vers le non-terrestre (2) au gré des interventions du peuple spirituel ! Il serait sans doute fastidieux de passer en revue les différentes actualisations de l’homologation entre les deux mondes dans un relevé exhaustif. Il 43 SAR, p. 10-11. 44 BOU, p. 577. François Laurent et Cécile Tardy PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0022 398 le serait tout autant d’établir une liste des autres figures de style (métaphore, comparaison…) permettant de le faire. Aussi est-il plus opportun de retenir pour les nécessités de la démonstration que la structure de ces pompes funèbres génère sans cesse des rapprochements entre deux univers distincts, et que l’homologation, en raison des ressources propres dont elle dispose, constitue la figure privilégiée de la strate sémio-narrative générée à partir de l’opposition terrestre vs spirituel, synthétisée dans le carré sémiotique présenté plus haut. La syntaxe discursive La syntaxe discursive constitue à cet égard la couche de surface de ce parcours commencé par les strates enfouies dans les profondeurs du texte 45 . Ce niveau superficiel du texte concerne principalement les figures, l’espace et le temps qui résultent de l’interpénétration des mondes spirituel et matériel élaborée au niveau profond, puis convertie en relations actantielles au niveau intermédiaire. Espace et figures Ainsi que cela a été expliqué plus haut, les deux textes font état d’une différence spatiale importante : les funérailles de Voiture se déroulent au Parnasse (le convoi se dirige vers le temple de Thémis) tandis que celles de Scarron ont lieu à Paris (le point d’arrivée est cette fois-ci « la salle de l’Académie française »). Le lieu des funérailles implique des conséquences au niveau figuratif d’un texte à l’autre. Dans la fiction imaginée par Sarasin, c’est à Apollon qu’il revient d’envoyer les « billets de son service » priant les amis de Voiture d’assister à ses funérailles. La différence avec ce qui est pratiqué ici-bas, précise l’auteur, tient dans le fait que les « nôtres sont écrits au nom du Dieu qu’on prie », et qu’ils sont rédigés en prose 46 . Apollon, lui, bien évidemment, rédige ses invitations en vers, car le langage des dieux ne souffre aucune autre forme d’expression, ce qui justifie, avions-nous dit, pour une grande part le recours au prosimètre dans l’ensemble du texte. L’usage de cette alternance entre prose et vers parachève in fine la génération textuelle effectuée à partir de l’opposition entre monde spirituel et monde matériel - ce qui pourrait être résumé par une nouvelle homolo- 45 Selon la théorie sémiotique, « [l]es structures discursives, moins profondes, sont chargées de reprendre à leur compte les structures sémiotiques de surface et de les ‟mettre en discours” en les faisant passer par l’instance de l’énonciation » (A. J. Greimas et J. Courtés, op. cit., p. 160). 46 SAR, p. 6. Les Pompes funèbres prosimétriques de Sarasin et de Boucher PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0022 399 gation : le vers est au monde spirituel ce que la prose est au monde matériel. Or, les différentes figures qui défilent au cours de la cérémonie attestent elles aussi de la porosité des mondes. Chez Sarasin par exemple, lorsqu’Aurore apparaît, en toute logique, « au point de la clarté naissante », ses pleurs sont tels qu’ils grossissent « les flots d’Hippocrène/ Presqu’autant que ceux de la Seine 47 ». Le décloisonnement des deux espaces est d’ailleurs résumé par l’usage de l’allégorie dont la vocation est bien de mettre en relation un contenu concret et un contenu abstrait. Or, c’est le mouvement contraire qui se produit dans les vers consacrés à la déesse car Aurore apparaît d’abord sous les traits de l’allégorie (ce qui est bien normal quand on sait que la cérémonie se déroule au Parnasse) pour ensuite passer à la signification littérale qu’elle revêt chez les hommes, c’est-à-dire le commencement du jour. Ainsi apprend-on que Voiture était peu enclin à se lever de bon matin, éprouvant pour l’aurore « Une aversion naturelle/ Ne la voyant que rarement/ Et toujours fort chagrinement 48 ». La porosité du monde spirituel et du monde matériel est illustrée ici par un effet de subduction allégorique associée à Aurore, habitante du Parnasse, qui devient l’aurore commençant la journée du monde terrestre. Ce subtil télescopage entre le spirituel et le terrestre se trouve par ailleurs synthétisé par une habile périphrase, le couple Aurore/ aurore étant dénommé par le poète « Madame Tithon », expression qui a l’avantage de conjoindre synthétiquement le terrestre (Madame) au divin (Tithon) 49 . Le Génie constitue par essence une autre figure médiatrice des deux mondes exploitée chez Sarasin. C’est bien évidemment à lui que revient la tâche, « selon la coutume », de « porter la nouvelle au Parnasse 50 ». Divinité intermédiaire entre les dieux et les hommes, il est la créature idoine pour établir la communication entre monde spirituel et monde terrestre. Il s’agit ici d’un génie « délicat », qui prend son temps, faisant curieusement « ses traites en litière » et « badin[ant] par les Hôtelleries » ; de fait, la délivrance du message qu’il porte à Apollon accuse un certain retard. Bref, c’est un génie qui a quelque chose de très humain… et pour cause : c’est bien évidemment le portrait en creux de Voiture lui-même qu’il faut lire dans le passage qui lui est consacré. La réputation qui le suit n’est pas le fait d’une appréciation unanime : « [l]es uns le prenaient pour un Génie enjoué, les autres pour un Génie particulier, quelques-uns pour un Grand Génie ». La 47 SAR, p. 7. 48 Ibid. 49 SAR, p. 8. Dans le même ordre d’idée, cf. : « Monsieur l’Énéide » (BOU, p. 573), « Dame Cyprine » (p. 574). 50 SAR, p. 6. François Laurent et Cécile Tardy PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0022 400 figure divine subit en fin de compte le même sort qu’Aurore. Par augmentation des contrastes sémantiques entre le Génie et le génie de Voiture, la créature se vide en partie de son contenu mythologique. Tout en dissimilant ses traits sémantiques, Sarasin en fait une créature assimilant parfaitement les mondes spirituel et divin 51 . Si le développement autour d’Aurore/ l’aurore et de Génie/ le génie permet à Sarasin d’établir des passerelles par des resémentatisations de l’allégorie et de la divinité, d’autres acteurs figurent jusque dans leur apparence la compénétration des deux mondes. Songeons par exemple aux Cupidons qui grossissent les rangs des convois funéraires dans les deux textes : ces gros bébés joufflus qui auraient toutes les peines du monde à s’émanciper de l’attraction terrestre s’ils ne disposaient de petites ailes pour voleter dans les cieux ! Dans la perspective de l’analyse conduite jusqu’ici, la figure du Cupidon est donc bel et bien une manifestation de la dualité terrestre vs spirituel. Cette dualité est par ailleurs soulignée par les auteurs qui en font une description pouvant très bien convenir au galant homme du XVII e siècle. Chez Sarasin, les Cupidons se travestissent à la mode de ce qui se pratique ici-bas, défilant « leurs armes couvertes de crêpe », portant des « marques de plusieurs victoires galantes, des bracelets de cheveux, des bagues, des rubans, des bourses pleines d’argent, des bavolets et des Aprétadors de pierreries », poussant même le vice jusqu’à « s’enfarin[er] de poudre 52 ». D’autre part, les Cupidons décrits par Boucher, « Conduits par le Dieu des Bouffons », maîtrisent contre toute attente les codes de civilité qui ont cours en de pareilles occasions, et ce en dépit de leur nature polissonne : Ainsi ces petits Cupidons, Chargés de leurs tristes brandons [...] Marchaient sans oser ne rien dire [...]. On eût dit les voyant tous décontenancés, La bouche close, les yeux abaissés, Qu’ils venaient nous apprendre à répandre des larmes 53 . Ces envoyés du ciel sont donc décrits à l’image des contemporains de Sarasin et de Boucher et présentent des spécificités qui conviennent à la fois au monde terrestre et au monde spirituel. 51 En sémantique textuelle, « assimilation » et « dissimilation » constituent des opérations interprétatives symétriques. La première vise à diminuer les contrastes sémantiques à partir de contrastes forts, la seconde part de contrastes faibles ou inexistants pour les augmenter. 52 SAR, p. 9-10. 53 BOU, p. 574-575. Les Pompes funèbres prosimétriques de Sarasin et de Boucher PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0022 401 Mais la conjonction des univers peut être figurée par l’intervention de l’auteur lui-même. Ainsi Boucher accoste-t-il la « Dame Bouvillon dont il est parlé dans la seconde partie du Roman Comique » et qui est « venue à Paris exprès pour mettre entre les mains de Monsieur Scarron de nouveaux Mémoires pour continuer ses aventures 54 ». Étrange collision entre le monde spirituel et le monde terrestre que cette rencontre entre l’auteur et un personnage de fiction romanesque, à Paris qui plus est. Ce détail a son importance : le monde dans lequel évolue le convoi n’est désormais plus le nôtre, car l’intrusion d’un personnage imaginaire constitue un point de bascule dans le non-terrestre. Difficile de dire en effet que les funérailles se déroulent ici-bas après l’apparition d’un protagoniste issu du monde spirituel. L’espace n’est ni le Parnasse, ni la ville de Paris que nous connaissons, mais un entre-deux - ou un « Carrefour 55 », selon le mot de Boucher - que nous avons nommé en début d’analyse le non-terrestre. À l’instar du Génie, le narrateur dans les deux textes étudiés se pose toujours en tant que figure médiatrice des deux mondes. Le récit place Sarasin, aussi bien que Boucher, dans la position privilégiée d’un interprète de choix qui parvient à résoudre les équivoques et à décoder les signes conjonctifs entre les deux univers. Dans le même ordre d’idée, les effigies (ou « représentations ») de Scarron et de Voiture qui, conformément à une réalité historique, closent le cortège funéraire (et par la même occasion le récit) ajoutent une figure de plus à cette longue liste d’acteurs qui manifestent la conjonction 56 . Elles permettent, en somme, de stabiliser l’apparence terrestre du défunt dont l’âme s’est envolée dans un espace spirituel. Ce rôle alloué à l’effigie ne contrevient pas aux codes des rites funéraires religieux, mais il participe de la grande cohérence d’un ensemble qui n’a de cesse de figurer le système antagoniste construit à partir de l’opposition fondamentale du terrestre et du spirituel. De ce point de vue, la description peu avantageuse des défunts dans les deux lettres n’a rien d’un propos mesquin et déplacé. Si, comme le rappelle Sarasin, Voiture était de petite taille 57 , et si, souligne crûment Boucher, Scarron souffrit d’« incommodités qui l’avaient rendu difforme en quelque partie de sa personne 58 », 54 BOU, p. 573. 55 BOU, p. 570. 56 SAR, p. 24 (« La représentation de Voiture paraissait enfin couronnée de laurier, et portée sur les épaules de huit beaux garçons ») et BOU, p. 576 (« Immédiatement après ce Cercueil, on voyait la Représentation du mort Il est fort à propos de dire/ Que l’Effigie était de cire/ En habit cérémonial ». 57 SAR, p. 21 (« comme Voiture était petit, Pégase avait accoutumé de s’agenouiller badinement toutes les fois qu’il voulait monter dessus »). 58 BOU, p. 575. François Laurent et Cécile Tardy PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0022 402 c’est bien évidemment pour manifester encore une fois l’antagonisme parcourant l’ensemble du texte entre immanence et transcendance, entre les conditions physiques des auteurs morts et la fulgurance de leurs esprits, entre grotesque et sublime. Ces figures sont particulièrement nombreuses et mériteraient sans doute un développement plus ample. Mais la présente étude ne peut rendre justice à l’inventivité des auteurs. Songeons, chez Sarasin par exemple, sans plus de commentaire, à l’interprétation mythique - et donc spirituelle - de l’évolution des grillons, taupes, hiboux, tortues, animaux qui peuplent ce basmonde 59 . Il aurait sans doute été tout autant opportun d’évoquer ces deux « Hommes travestis en Prêtres d’Apollon », qui « chantèrent par plusieurs reprises » au côté de l’effigie du mort 60 . Tout se passe comme si ces multiples figures décrites dans les deux textes avaient pour principale fonction de manifester les corrélations d’antagonismes qui se jouent au niveau le plus profond. C’est une spécificité des pompes funèbres, que de se fonder sur une opposition entre deux temps, humain et spirituel. Fugace, le premier se rapporte à la condition des mortels, quand le second renvoie à l’éternité : celle des dieux bien sûr, mais aussi celle offerte aux hommes dans l’au-delà. La visée consolatoire du genre - qui magnifie l’espérance dans la vie spirituelle - rejaillit sur le parcours des poètes loués, qui « délaiss[ent] 61 » (c’est le mot de Sarasin) le temps humain : s’ils sont qualifiés dans chaque incipit de « pauvre mortel » et « d’affligé mortel 62 », Voiture et Scarron bénéficient in fine d’une forme d’éternité, consacrée par les chants funèbres qui sont dits « en [leur] gloire 63 ». La consolation s’accomplit dans ce passage d’un temps à l’autre, et d’un registre à l’autre : dysphorie de la condition mortelle, euphorie de l’éternité promise. C’est en effet la vanité humaine que dépeint Boucher lorsqu’il évoque le cercueil renfermant les restes de Scarron devenu poussière en un instant 64 , montrant ainsi toute la fragilité de la vie terrestre et sa brièveté par opposition à l’éternité. De manière plus générale, l’antagonisme entre ces deux temps génère, au sein des textes, une opposition aspectuelle : ponctuel vs duratif. Au 59 SAR, p. 22-24. Sarasin pastiche ici les poèmes de Voiture envoyés comme étrennes à M. Esprit (pour le grillon, le hibou, la tortue et la taupe). 60 BOU, p. 577. 61 SAR, p. 5. 62 SAR, p. 4 et BOU, p. 569. 63 BOU, p. 578. 64 BOU, p. 576. Les Pompes funèbres prosimétriques de Sarasin et de Boucher PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0022 403 regard des pompes funèbres officielles et princières, le domaine d’application de l’aspect duratif connaît quelque inflexion : l’éternité promise est moins celle de l’âme que celle de l’esprit poétique (l’au-delà n’étant pas spatialement figuré par les Cieux chrétiens, mais par le Parnasse). Se trouve ainsi activé, comme l’a fait Malherbe au début du XVII e siècle, le topos horatien d’une œuvre « plus durable que l’airain », une œuvre que « ne pourront détruire ni l’innombrable suite des années, ni la fuite des temps 65 » - une œuvre, donc, placée dans un temps spirituel. Toutefois - et c’est là qu’une spécificité, propre à la structure des textes étudiés, se dégage - cette dichotomie temps humain vs temps spirituel s’effrite. Une porosité s’observe, puisque Sarasin et Boucher ne cessent de nuancer, voire remettent en cause, l’idée d’une éternité acquise par les œuvres. Si plat qu’il puisse sembler, le jeu homonymique autour du mot « vers » (ceux qu’a écrits Scarron, et ceux qui le rongent) est significatif 66 : il suggère un transfert des propriétés du temps humain sur le temps spirituel, censé être éternel mais pouvant, lui aussi, se corrompre. Dans le même ordre d’idée, s’inscrit la rétractation finale de Sarasin - lui qui, voulant bâtir (à l’instar d’Horace et de Malherbe, dont il pastiche un vers 67 ) « Un temple, et des autels d’éternelle structure », s’y refuse dans une pirouette finale : Mais pour bien faire voir ces choses par écrit, […] Il faudrait être Bel Esprit, Et je n’ai pas l’honneur de l’être. 68 L’éternité poétique n’est-elle qu’illusion ? Les œuvres sont-elles condamnées à disparaître - à tomber, elles aussi, en poussière et en désuétude ? Cette question résonne avec force au XVII e siècle, où elle fait écho à une perte de foi dans le grand lyrisme épidictique, censé transcender la diachronie. Mais de cette confusion des temps humain et spirituel, découlent aussi maints effets comiques. Ainsi Apollon convie-t-il le monde spirituel aux « funérailles de Voiture », « Qui demain mardi se feront/ Au Parnasse en sa sépulture 69 ». Peut-on imaginer un monde spirituel soumis à la succession du calendrier terrestre ? Même effet comique, lorsque Sarasin évoque Tibulle et 65 Horace, Odes, III, 30. 66 BOU, p. 578 : « Si pour tant d’Ouvrages divers,/ Tant en Prose qu’en jolis Vers,/ Son los va par tout l’Univers,/ Sera-t-il moins mangé des Vers ? ». 67 À rapprocher du célèbre sonnet de Malherbe (1608) : « Beaux et grands bâtiments d’éternelle structure,/ Superbes de matière, et d’ouvrages divers,/ Où le plus digne roi qui soit en l’univers/ Aux miracles de l’art fait céder la nature… ». 68 SAR, p. 26. 69 SAR, p. 6. François Laurent et Cécile Tardy PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0022 404 Pline le Jeune, qui n’osent louer Voiture, l’un « parce qu’il y avait trop longtemps qu’il n’avait fait des vers », l’autre parce qu’il « ne haranguait plus, depuis qu’il était mort 70 ». Des énoncés qui, pouvant être pris au sens propre, prêtent à sourire et marquent bien l’hybridité de la temporalisation, due à l’intrusion d’un temps humain dans le temps des dieux. Cette labilité du temps spirituel génère enfin, au sein de chaque convoi, une rencontre d’époques diverses (du I er au XVII e siècle) et des effets de télescopages temporels et linguistiques. La diversité des langues explorées par Sarasin (latin, italien, espagnol, ancien français) en témoigne. Plutôt que d’activer une dichotomie entre la langue antique et le français du XVII e siècle, Sarasin se plaît au mélange linguistique. Nul hiatus, donc, entre le latin et les vernaculaires ; au contraire, des télescopages qui correspondent, pour la conscience linguistique de l’époque, à un point de bascule dont Gilles Siouffi a montré l’importance : ce moment où « le repérage de ce que c’est qu’une langue prend une signification inédite », et où « l’étude de la dissociation de la langue d’autorité qu’est le latin en plusieurs langues modernes comme le français, l’espagnol, l’italien, joue un rôle central 71 ». Plutôt que d’activer une dichotomie entre, d’un côté une langue antique immuable (monde spirituel) et de l’autre, un vernaculaire soumis aux mutations et à la variabilité (monde terrestre), le prosimètre de Sarasin multiplie les passerelles que constituent ces pastiches poétiques en langues diverses, issues d’époques elles aussi distinctes. Entre la langue antique et le vernaculaire du XVII e siècle, une épaisseur diachronique se donne à lire - et un itinéraire se dessine pour ceux qui, comme Sarasin, souhaitent faire acte de modernité poétique. Ce parcours dans les œuvres de Sarasin et de Boucher met donc en lumière la cohérence propre à ces deux textes : tout en partant de positions opposées (le monde spirituel pour le premier, le monde terrestre pour le second), ils se rejoignent par l’interaction dont ils sont le théâtre : une interaction qui invite à penser le lien entre les deux univers, non plus sous le signe de l’antagonisme, mais sous celui de la complémentarité. L’alternance prose-vers, loin d’être un simple ornement, y constitue l’une des formes possibles pour signifier cette conjonction, et peut être comprise comme un marqueur de cohérence (parmi d’autres) de la structure profonde des œuvres. Par-delà les oppositions discursives relevant de la thématisation de l’espace, des figures et du temps, s’opposent des contenus profonds ayant 70 SAR, p. 13. 71 Les Pompes funèbres prosimétriques de Sarasin et de Boucher PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0022 405 trait à la sémantique fondamentale (terrestre vs spirituelle) et à la sémantique narrative (actantialité propre à l’homologation). Chacune de ces oppositions de l’ordre du contenu se trouve appariée à des structures sémionarratives (carré sémiotique) dans lesquelles s’incarnent des acteurs nombreux (le Génie, l’effigie, les Cupidons, les narrateurs, les défunts, Aurore), des temporalisations distinctes (temps terrestre vs temps spirituel) et une spatialisation bipartite (Paris vs Parnasse). Les textes prennent donc tout leur sens dans la génération de structures discursives oppositionnelles à partir de structures profondes tout aussi polarisées, ce que tente de résumer le tableau suivant, inspiré du Dictionnaire raisonné de la théorie du langage à l’entrée « Parcours génératif 72 » : Composante syntaxique Composante sémantique Structures sémio-narratives Syntaxe fondamentale Carré (contrariété, contradiction, complémentarité) Spirituel vs terrestre Non-spirituel vs nonterrestre Syntaxe narrative de surface Conjonction actantielle (homologation) Guerre vs poésie, Allégorie vs sens littéral, Théorie de l’évolution spirituelle vs théorie de l’évolution terrestre, etc. Structures discursives Actorialisation (hybridités) Temporalisation Spatialisation Génie, Cupidons, Aurore/ aurore, etc. Temps terrestre vs temps spirituel Paris vs Parnasse Textuelle : prose vs vers 72 A. J. Greimas et J. Courtés, op. cit., p. 13. PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0023 « Afin que la pièce soit dans les formes, il faut y mesler quelques vers 1 » : réflexions sur la poétique du prosimètre galant M IRIAM S PEYER , U NIVERSITÉ R OUEN -N ORMANDIE Au milieu du XVII e siècle, le mélange de vers et de prose devient une des caractéristiques clés d’une pièce « galante ». L’alternance de ces deux formes d’écriture contribue à l’hybridité générique et au jeu avec les codes constitutifs de cette esthétique. Comme Richelet le fait savoir dans Les Plus Belles Lettres françoises, la lettre en constitue la forme de prédilection : La Lettre qui a l’air de Relation, est ordinairement plaisante, & semée de Prose & de Vers. Les circonstances de la chose qu’on y raconte, doivent être agréablement marquées, & tendre toutes à réjoüir galamment l’esprit […] 2 . La critique a maintes fois souligné l’affinité du prosimètre avec la forme épistolaire 3 . Selon Alain Viala, cette « lettre galante » devient même, au milieu du siècle, un genre à part entière, se caractérisant tant par son « ton spirituel 4 » que par sa forme, le mélange de prose et de vers. Les modèles convoqués sont La Pompe funèbre de Voiture de Jean-François Sarasin (1650), le Voyage de Messieurs de Bachaumont, et La Chapelle (1656, 1 [A. Baudeau de Somaize], La Politique des coquettes, Paris, Ribou, 1660, p. 10-12 (nos italiques). 2 P. Richelet, Les Plus Belles Lettres françoises, Paris, Brunet, 1698, t. II, p. 214-215. 3 Voir A. Niderst, « La bigarrure de prose et de vers dans les textes classiques », dans Thèmes et genres littéraires aux XVII e et XVIII e siècles. Mélanges en l’honneur de Jacques Truchet, N. Ferrier-Caverivière (dir.), Paris, PUF, 1992, p. 167-171. Voir aussi A. Génetiot, « L’épître en vers mondaine de Voiture à Mme Deshoulières », Littératures classiques, n o 18, 1993, p. 103-114 et M.-G. Lallemand, La Lettre dans le récit, Tübingen, Gunter Narr, « P. F. S. C. L., Biblio 17 », 2000, p. 189-193. 4 A. Viala, La France galante, Paris, PUF, 2008, p. 50. Miriam Speyer PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0023 408 première impression 1661) et la Relation d’un voyage en Limousin de La Fontaine (restée manuscrite à l’époque 5 ). Ces trois textes jouissent d’une notoriété certaine, que ce soit en raison de leur(s) auteur(s) ou de leur diffusion. Leur longueur invite de plus à les considérer comme des œuvres autonomes qui, partant, se prêtent à l’édition en volume. La Pompe funèbre est en outre restée fameuse grâce au travail de théorisation de Paul Pellisson dans le Discours sur les Œuvres de Monsieur Sarasin (1656) 6 . D’un point de vue poétique cependant, ces trois compositions manquent de représentativité. Force est en effet de constater que la majorité des prosimètres produits dans les années 1650 à 1700 s’en distinguent, par exemple par leur brièveté. Pour s’en convaincre, il suffit de parcourir les recueils de pièces galantes, comme le Recueil des pieces en prose les plus agreables de ce temps (Sercy, 1658-1663, dit « Sercy en prose »), le Recueil de pieces galantes (Quinet, 1663-1685, dit « Recueil Suze-Pellisson ») ou le Mercure galant, premier périodique littéraire français. Les modalités de l’alternance entre prose et vers diffèrent elles aussi 7 . Le corpus composé des pièces réunies dans ces miscellanées va constituer le point de départ d’une réflexion sur la poétique du prosimètre galant : qu’est-ce qui définit vraiment ce « genre » qu’est la « lettre galante » d’après A. Viala ? Qui en sont les auteurs, et pourquoi choisissent-ils justement cette forme 8 ? 5 Composées en 1663, les lettres n’ont jamais été imprimées du vivant de La Fontaine. Quatre d’entre elles ont été imprimées en 1729, les deux dernières seulement en 1820. Voir P. Clarac, « Notes et Variantes : Relation d’un voyage de Paris en Limousin », dans La Fontaine, Œuvres complètes II : Œuvres diverses, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1958, p. 903-904. 6 L’Esthétique galante. Paul Pellisson, Discours sur les Œuvres de M. Sarasin et autres textes, A. Viala, E. Mortgat et C. Nédélec (éd.), Toulouse, Société de Littératures classiques, 1989, p. 57-58. 7 Dans son article « Le prosimètre dans la théorie poétique » (Le Prosimètre au XVII e siècle : un « ambigu de vers et de prose », M.-G. Lallemand, C. Nédelec, M. Speyer (dir.), L’Entre-deux, n° 6, nov.-déc. 2019, en ligne https: / / www.lentre-deux.com, consulté le 7 mars 2020), Claudine Nédelec distingue notamment trois cas d’alternance, qu’elle appelle respectivement « au hasard de la plume », une « distribution logique » et un continuum (un « ambigu »), c’est-à-dire un enchaînement naturel, « passage souple de la prose aux vers » qui ne se justifie pas toujours par le registre ou le contenu. L’objectif du présent travail n’est pas de revenir sur ces distinctions, mais de proposer quelques précisions, tout particulièrement sur les pratiques des amateurs (y a-t-il des moments plus propices pour passer de la prose au vers ? ). 8 Le présent article formule les hypothèses d’un travail en cours, qui pourront, le cas échéant, demander quelques ajustements ultérieurs. Réflexions sur la poétique du prosimètre galant PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0023 409 Une pièce galante Au XVII e siècle, c’est dans des recueils collectifs, et non dans des recueils personnels, que se publient les compositions (brèves) du temps. Ces protopériodiques littéraires 9 , dont certains sont des best-sellers, ne réunissent d’abord que des pièces en vers. Mais à partir du milieu du siècle, ils accueillent un nombre croissant de textes qui mêlent prose et vers 10 . Lorsque, en 1672, le Mercure galant prend le relais des recueils collectifs dans la publication de nouveautés littéraires 11 , les prosimètres vont y être intégrés naturellement. Les textes des recueils présentent un ensemble de similitudes tant du point de vue de la dispositio que de l’inventio, qui les distinguent des prosimètres consacrés par la critique. Ainsi, les pièces des recueils sont relativement brèves, n’occupant souvent que quelques pages dans la typographie d’époque, les passages en vers sont écrits en vers mêlés 12 (alors que le Voyage de Messieurs de Bachaumont, et La Chapelle, par exemple, privilégie l’octosyllabe à module de strophe fixe 13 ) et interviennent souvent dans des configurations similaires. Ces importantes ressemblances invitent à penser que ces pièces étaient composées selon une même matrice qui, pourtant, ne saurait être issue ni de La Pompe funèbre ni du Voyage. Y aurait-il une poétique (tacite) du prosimètre galant ? 9 Nous reprenons cette appellation à Henri-Jean Martin qui parle du recueil collectif comme d’un « ancêtre du périodique littéraire » (Livre, pouvoirs et société [1969], Genève, Droz, 1999, p. 256). 10 Sur le recueil collectif au XVII e siècle, nous nous permettons de renvoyer à notre thèse « Briller par la diversité ». Les recueils collectifs de poésies au XVII e siècle (1597- 1671), Paris, Classiques Garnier, « Lire le XVII e siècle », 2021. 11 Voir à ce sujet M. Speyer, « Briller par la diversité ». Les recueils collectifs de poésies au XVII e siècle (1597-1671), op. cit., notamment « Le siècle en recueils collectifs : essai de périodisation », p. 77-106. Voir également C. Schuwey, « Éditer et vendre des poètes démodés à la fin du XVII e siècle », Le Recueil Barbin (1692). Une « histoire de la poésie par les ouvrages même des poètes » ? , M. Bombart, M. Cartron, M. Rosellini (dir.), Cahiers du GADGES, n o 16, 2019, Pratiques et formes littéraires 16-18, p. 77-97. 12 Sur les caractéristiques formelles des prosimètres galants dans les recueils collectifs, nous nous permettons de renvoyer à notre article « Un “ambigu” en quête d’un genre éditorial. Le prosimètre dans les recueils collectifs de pièces (1650- 1670) », Le Prosimètre au XVII e siècle, op. cit. 13 Voir Y. Giraud, « Introduction » dans Chapelle et Bachaumont, Voyage d’Encausse (1656), Paris, Champion, 2007, p. 20-21. Miriam Speyer PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0023 410 Le prosimètre galant : un genre ? L’unité du corpus de prosimètres n’est pas seulement d’ordre éditorial, mais également d’ordre formel et thématique. Les lettres sont majoritairement des lettres d’éloge et/ ou d’amour adressées par des hommes à des femmes. Ces lettres présentent ainsi un ancrage double. D’une part, un lien est établi avec la réalité factuelle du temps, par la citation de noms de personnalités contemporaines (la famille royale notamment, mais aussi des célébrités mondaines, comme Mlle de Scudéry, la comtesse de La Suze ou Mlle de La Motte) ou l’évocation d’événements récents (la chute de Fouquet 14 , la nomination d’un nouvel archevêque d’Albi 15 ou la révocation de l’Édit de Nantes 16 ). De l’autre, elles intègrent des éléments de fiction, qui relèvent essentiellement de deux univers, topiques du reste : l’imaginaire pastoral (évocation de nymphes 17 , de bergers…) ou de la fable (intervention d’Amour notamment, dieux de la nature…). Les lettres sont des relations, faisant le récit de voyages réels (Voyage de Messieurs de Bachaumont, et La Chapelle, Relation d’un voyage de Paris en Limousin de La Fontaine) ou de songes allégoriques (Le Voyage de l’isle d’Amour et sa suite 18 , Le Songe à Climène 19 , La Relation d’un voyage fait en Amérique 20 , etc.). D’un point de vue formel, outre la prédilection pour le moule épistolaire, souvent aussi rappelé dans les titres (« À Madame de… », « À Mademoiselle de… », voire « Lettre (en prose & en vers)… »), on note une prédominance de la prose par rapport aux vers et des modalités d’alternance souvent semblables. Dans ces prosimètres, on fait appel au vers dans des configurations précises. C’est ainsi que le vers est la forme privilégiée pour la citation (discours direct ou inscriptions) ou, dans des passages descriptifs, pour 14 C’est par exemple le cas dans l’anonyme « Lettre de la Cour », publiée dans le Recueil de pieces galantes, Paris, Quinet, 1668, t. I, p. 35 ou encore la Relation d’un Voyage de Paris en Limousin de la Fontaine (Œuvres complètes II : Œuvres diverses, op. cit., p. 547). 15 Voir Mercure galant, avril 1679, p. 1-37. Les numéros du Mercure galant parus entre 1672 et 1710 et les Extraordinaires (1678-1685) ont été numérisés par la collaboration OBVIL-IReMus et sont accessibles en ligne : https: / / obvil.sorbonneuniversite.fr/ corpus/ mercure-galant/ (consulté le 25 mars 2020). 16 Voir Mercure galant, mars 1686, p. 48-53. 17 Sarasin débute la Lettre de Chantilly justement par l’évocation des nymphes. Voir J.-F. Sarasin, Œuvres, Paris, Courbé, 1656, p. 231. 18 Voir Recueil de quelques pieces nouvelles et galantes, I, Cologne, Marteau, 1663, p. 3- 32 et II, 1667, p. 159-186. 19 Voir ibid., I, p. 136-141. 20 Voir Extraordinaire du Mercure galant, quartier de janv. 1684, p. 68-84. Réflexions sur la poétique du prosimètre galant PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0023 411 l’amplification, souvent hyperbolique ou lyrique. C’est aussi en vers que se formulent des remarques méta-poétiques sur l’alternance des formes d’écriture, qui, souvent, servent de transition pour un retour à la prose. Dans d’autres configurations, le passage du vers à la prose se fait à l’aide d’un connecteur logique, tout particulièrement les conjonctions de coordination mais, car ou donc, les adverbes alors ou ainsi ou encore les présentatifs voilà ou voici. L’insertion en vers a ainsi pour fonction de relancer l’argumentation ou d’assurer la transition. À la recherche d’un modèle Ce nombre considérable de points communs entre les « lettres en prose & en vers » publiées tant dans les recueils collectifs que dans le Mercure galant invite à s’interroger sur la poétique du prosimètre galant. La lettre en vers et en prose n’est, à notre connaissance, évoquée dans aucun art poétique de l’époque. Quant à la fameuse définition de Pellisson, elle a été formulée pour La Pompe funèbre, une pièce qui justement déroge à la règle. De plus, si elle attire l’attention sur le registre et qu’elle souligne que la citation pure et simple de vers ne suffit pas pour composer un prosimètre, elle reste somme toute trop générale pour expliquer les importantes parentés thématiques et structurelles entre les pièces 21 . Parue dans la seconde partie du Recueil de pieces en prose les plus agreables de ce temps (1659), la Lettre de Tirsis à Doralice débute par le quintil suivant : Puisqu’aujourd’huy vostre Germain Veut qu’une Lettre je compose, A la façon du brave Sarrasin, Moitiê figue, moitié raisin, Un ambigu de Vers & prose 22 . Trois ans après sa mort, le familier de Madeleine de Scudéry est cité comme référence pour la lettre en prosimètre. La forme de la pièce qui suit, dont les caractéristiques rejoignent celles que nous venons de décrire, confirme que la matrice ne saurait être La Pompe funèbre. Claudine Nédelec en conclut que « le modèle affiché de Sarasin [...] n’est là que pour justifier l’emploi du prosimètre 23 ». 21 C’est le constat que fait aussi C. Nédelec dans son article « Le prosimètre dans la théorie poétique », op. cit. 22 Recueil de pièces en prose les plus agreables de ce temps, II, Paris, Sercy, 1659, p. 101 (nos italiques). 23 C. Nédelec, « Le prosimètre dans la théorie poétique », op. cit. Miriam Speyer PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0023 412 Mais La Pompe funèbre n’est pas le seul prosimètre de Sarasin. Ne seraitil pas imaginable alors que la postérité accorde trop d’importance à celui-ci au détriment d’autres compositions ? L’étude stylistique des quatre « Ouvrages meslez de Prose & de Vers » regroupés dans les Œuvres de M. Sarasin fait ressortir la Lettre escrite de Chantilly à Madame de Montausier 24 . Plus brève que La Pompe funèbre, elle mêle vers et prose, faits et fiction pastorale. Les vers accueillent tantôt du discours direct, tantôt des amplifications descriptives : Madame la Princesse m’ayant aperceu, m’appella, & me dit : Sarasin, je veux que vous alliez tout à cet heure escrire à Madame de Montausier […] Mandez luy ce que nous faisons, Mandez luy ce que nous disons, J’obeïs comme on me commande, Et voicy que je vous le mande […]. Entre ces deux extremitez [la nuit et le jour] Que nous passons bien nostre vie ! Et que la maison de Silvie A d’aimables diversitez ! Les sens y sont enchantez, Les bois, les estangs & les sources, Et les ruisseaux qui dans leurs courses, D’un pas bruyant & diligent, Font rouler leurs ondes d’argent […]. 25 La pièce se termine par un rappel des codes épistolaires, accompagné d’une remarque méta-poétique : Adieu, mon Apollon s’endort, Et je n’en pensois pas tant dire Sur le champ, & tout d’une tire. Toutefois je ne suis pas encore si endormy, que je ne sçache bien qu’une lettre qui a commencé par Madame, doit aussi finir par je suis vostre tres, &c. 26 24 J.-F. Sarasin, Œuvres, op. cit., p. 231-237. Avant son impression dans les Œuvres, la Lettre écrite de Chantilly à Madame de Montausier a déjà été publiée dans les Poësies choisies, II, Paris, Sercy, 1653, p. 421. Sur l’influence qu’aurait exercé le prosimètre tel que le pratiquait Sarasin, voir A. Mennung, Jean-François Sarasin’s Leben und Werke, seine Zeit und Gesellschaft, Halle, Niemeyer, t. I, 1902, p. 366-373. Les conclusions de Mennung concernant La Pompe funèbre demandent toutefois à être nuancées. 25 J.-F. Sarasin, Œuvres, op. cit., p. 234-235. 26 Ibid., p. 237. Réflexions sur la poétique du prosimètre galant PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0023 413 Cette Lettre réunit un ensemble de caractéristiques que l’on retrouve dans les prosimètres des recueils ultérieurs. Son rôle de matrice est enfin confirmé par la Lettre à Mlle de Beauvais publiée dans la troisième partie du « Sercy en prose » (1659-1660). Celle-ci reprend non seulement certaines énumérations (en gras), mais nomme explicitement son modèle : Ce fut sur cela qu’elle [la marquise de Richelieu] m’ordonna de vous écrire de la façon que Sarrazin écrivoit autrefois pour Madame la Princesse, disant.Vous trouverez dans Gentilly Ce qu’il trouvoit dans Chantilly, Des Bois, des Prez, & des Fontaines, Des Ruisseaux, des Monts, & des Plaines, Et tout ce qui sçauroit donner de l’agrément Et du sujet pour un Roman. 27 Les références explicites à Sarasin et à la Lettre escrite de Chantilly disparaissent cependant des prosimètres ultérieurs et la diffusion imprimée de cette Lettre-moule reste limitée. Contrairement à certains « tubes » du milieu du XVII e siècle que l’on retrouve d’une compilation à un autre, elle ne circule, à notre connaissance, que par les rééditions des recueils dans lesquels elle a été publiée initialement 28 . La circulation somme toute restreinte de cette pièce initiale invite à nuancer notre constat de départ. Si la Lettre de Chantilly a figuré, dans les années 1650, comme matrice, c’est la production foisonnante en vers et en prose dont elle a été suivie qui s’y est substituée dans la suite : les « compositions dérivées » sont à leur tour devenues des matrices. Une question demeure cependant : pourquoi est-ce tout particulièrement la Lettre de Chantilly qui a retenu l’intérêt des poètes galants du milieu du XVII e siècle ? Galanterie et facilité À la toute fin du XVII e siècle, l’abbé de Villiers présente les textes composés de vers et de prose comme une solution de facilité. Le « produit final » serait le résultat d’un partage des tâches qui coïncide avec une 27 Recueil de pièces en prose les plus agreables de ce temps, III, Paris, Sercy, 1660, p. 395 (nous soulignons). 28 Le nombre de rééditions de ces deux recueils n’est toutefois pas négligeable : la seconde partie des Poësies choisies connaît trois rééditions (1654, 1657 et 1662), les Œuvres sont rééditées six fois jusqu’à la fin du siècle (1658, 1663, 1683, 1685, 1694, 1696). La Lettre de Chantilly est en revanche absente du « Recueil Barbin » (1692), première anthologie historique de la poésie française. Miriam Speyer PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0023 414 séparation des genres : le mélange des formes s’expliquerait par une écriture à quatre mains, voire la volonté de recycler des textes en vers antérieurs 29 . Dans ces textes-collages, les parties rimées viendraient d’hommes, la composition en vers étant bien trop complexe pour les femmes - appréciation misogyne non dépourvue de mauvaise foi. Il n’en demeure pas moins que l’engouement qu’a suscité le prosimètre auprès des mondains s’explique peut-être aussi du fait qu’il est relativement facile à composer. Les contributeurs des recueils collectifs ou du Mercure galant, en grande partie anonymes, sont loin d’être tous des poètes de métier. Les compositions réunies sont souvent des productions d’amateurs, parfois écrites dans le cadre d’échanges ou de jeux littéraires dans les lieux de sociabilité mondaine. Il est par conséquent possible que certains choix stylistiques ne résultent pas de considérations poétiques ou esthétiques, du moins pas d’abord, mais qu’ils s’expliquent par la recherche de raccourcis ou de chevilles pour la composition, ce que l’on peut vérifier dans les « lettres galantes ». Le choix de la lettre en est un indice. Celle-ci, plus que toute autre forme d’expression, relève de l’écriture quotidienne : c’est d’elle que traitent les nombreux secrétaires publiés tout au long du XVII e siècle. Elle est, de plus, une des premières formes d’écriture enseignées au collège 30 . La forme épistolaire même représente elle aussi une cheville pour l’entrée en littérature : il suffit à l’amateur de formuler une adresse interne et de se référer à un échange antérieur, de visu ou par lettre interposée. La lettre A Mademoiselle D*** (Thiers, le 10 février 1679) publiée dans le Mercure galant 31 rappelle ainsi que la lettre est une « conversation entre absents 32 ». La Lettre de Tirsis à Doralice est, elle, le fait d’une commande (« aujourd’huy vostre Germain/ Veut qu’une Lettre je compose 33 »). D’autres éléments facilitant l’inventio en général peuvent s’ajouter, par exemple l’ancrage dans la réalité factuelle. Comme dans toute lettre de 29 Voir P. de Villiers, Entretiens sur les contes de fées […], Paris, Collombat, 1699, p. 19-21. 30 Voir Ratio Studiorum, Plan raisonné et institution des études dans la Compagnie de Jésus (1599), trad. L. Albrieux, D. Pralon-Julia, Paris, Belin, 1997, § 400. Voir aussi G. Haroche-Bouzignac, Voltaire dans ses lettres de jeunesse, Paris, Klincksieck, 1992, p. 139-152. 31 Mercure galant, avril 1679, p. 202-215. 32 Selon la formule consacrée de Cicéron (« amicorum colloquia absentium », Philippiques, II, 4, 7), reprise notamment par M. de Scudéry dans sa conversation sur la lettre (« De l’air galant » et autres Conversations (1653-1684), D. Denis (éd.), Paris, Champion, 1998, p. 154). 33 Recueil de pieces en prose les plus agreables de ce temps, II, op. cit., p. 101. Réflexions sur la poétique du prosimètre galant PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0023 415 nouvelles, forme privilégiée de la correspondance privée, les lettres en prosimètre débutent majoritairement par l’évocation d’événements récents. La trame de la lettre se déploie dès lors tout naturellement à partir de situations réellement vécues, ou présentées comme telles. Le prosimètre qui ouvre le Mercure galant d’avril 1679 propose par exemple la chronique de l’Entrée de Monsieur l’Archevesque d’Albi dans la Ville de ce nom sous forme de relation en vers et en prose. Celle-ci, adressée à Mme de Mariotte, débute en associant excusatio et référence à une correspondance antérieure : Je me suis trouvée dans un fort grand embarras apres avoir leu vostre Lettre. Eh dequoy vous avisez-vous, Madame, de me demander un Tableau de ma façon, qui vous represente l’Entrée de monsieur nostre Archevesque dans cette Ville ? Vous voulez mesme qu’il y ait dans ce Tableau des endroits en miniature 34 . L’événement à l’origine de la composition n’est cependant pas toujours factuel. L’« avanture » qu’évoque l’épistolier d’une lettre à la duchesse de Savoie parue dans le Mercure de juillet 1684, par exemple, est la rencontre de la Déesse Flore et de ses Nymphes lors d’une promenade dans les jardins de Saint-Cloud 35 . La Lettre à Mademoiselle de M*** fait la relation d’un songe allégorique : Dans le temps qui divise la nuit d’avec le jour […], j’ay fait un songe que je veux vous raconter, puisqu’il vous concerne entierement, & qu’il doit estre veritable, puisqu’il a esté fait dans le temps auquel ils se font ordinairement, & où l’esprit agit avec plus de liberté 36 . La lettre en prosimètre est propice au mélange de faits et de fiction. Mais même pour celui-ci, nul besoin de grand effort d’invention, les éléments fictifs utilisés étant, eux aussi, topiques. Issus d’un imaginaire commun (notamment pastoral ou mythologique) et surtout convoqués pour agrémenter la composition, ils n’exigent guère le développement d’une trame à proprement parler. La fiction n’a ainsi qu’un rôle ornemental, comme on le voit dans la Lettre de Monsieur DP à Mademoiselle PB, publiée dans le Mercure galant de mars 1678 : Il y a longtemps que je m’ennuye de vous appeller Mademoiselle, & d’estre traité par vous de Monsieur. […] À dire vray, ce terme de Monsieur tient un peu trop du respect, & vous pouvez le perdre hardiment pour moy, pourveu que vous consentiez à le remplacer par quelque sentiment plus 34 Mercure galant, avril 1679, p. 4-5 (nos italiques). 35 Voir « A Madame la Duchesse Royale », Mercure galant, juillet 1684, p. 110-122. 36 Recueil de pieces galantes, II, Paris, Quinet, 1664, p. 30-31. Dans d’autres recueils des années 1660, ce texte apparaît aussi sous le titre « Le Songe à Climène ». Miriam Speyer PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0023 416 agreable. Vostre embarras sur ce changement de noms, venoit de la difficulté de m’en choisir un qui fust joly, & point trop tendre. Après ce début factuel, l’épistolier relate sa rencontre avec Amour qui veut l’aider à trouver un autre nom. Or, la consultation d’Amour et de « tous ses petits Freres les Amours » n’est pas très concluante, jusqu’à ce qu’arrive un petit Amour, qui dit presque tout-bas, il y a un remède à cela. On se tourna vers luy, & on le vit qui tâchoit à se perdre dans la foule des Amours où il s’estoit toûjours tenu caché. […] Fort timide, car de sa vie Le pauvre Enfant n’avoit paru publiquement ; Il rougit en voyant si belle Compagnie, Et sa rougeur avoit de l’agrément. Il dit que vous estiez sa Mere ; mais que comme cela estoit secret, il prioit ses Freres les Amours de n’en rien dire, & que si on luy laissoit le temps de reprendre un peu ses esprits, il nous donneroit, à vous & à moy s’entend, un nom dont nous aurions sujet d’estre satisfaits 37 . C’est lui qui propose, d’abord en prose, puis en vers, les noms de « Mon Berger » et « Ma Musette », qui vont être approuvés par tous. Le « détour » par la fable, nullement nécessaire, sert à diversifier la lettre d’amour et à mettre en scène le choix onomastique. C’est encore ce qui s’observe dans la lettre Le Départ des Nymphes de Luxembourg, publiée dans le premier recueil « La Suze-Pellisson » : dans sa description du jardin du Luxembourg désert, l’abbé de Torche recourt à l’imaginaire pastoral pour exprimer le chagrin que lui cause l’absence de la Grande Mademoiselle, exilée à Saint-Fargeau : Mademoiselle, Je ne pensois pas que les Nymphes de Luxembourg […] eussent eu assez de force pour aller trouver vostre Altesse Royale, & se presenter devant vous avec toute la douleur que leur causoit vostre absence. Mais ayant sçeu qu’elles en avoient esté carressées avec cette bonté genereuse, qui vous est si particuliere, je n’ay point douté qu’elles n’eussent forcé leur prison, & qu’elles n’eussent de bon cœur abandonné Luxembourg & Paris […]. Je voulus pourtant visiter les lieux qu’elles avoient abandonnés, parce que je me doutay bien que j’y trouverois des marques de leur départ. Ainsi je fus revoir encore Ce Jardin, où la belle Flore Estaloit ses pompeux tresors […] 38 . 37 « Lettre de Monsieur DP à Mademoiselle PB », Mercure galant, mars 1678, p. 13-26. Le choix des noms de « Berger » et « Musette » donnera lieu à quelques autres compositions publiées dans les numéros de mai et de juin de la même année. 38 Recueil de pieces galantes, I, Paris, Quinet, 1663, p. 29-30. Réflexions sur la poétique du prosimètre galant PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0023 417 On observe ainsi un schéma récurrent : la trame de la lettre sous forme de relation correspond au voyage (à la promenade) de l’épistolier, la fin coïncide avec la fin du voyage, libre ou contrainte, comme le songe allégorique se termine par le réveil du narrateur. Bref, il existe pour la lettre en prose et en vers un ensemble de facilités et de raccourcis. Il convient toutefois de préciser que la plupart d’entre eux ne sont pas réservés au prosimètre, mais qu’ils se retrouvent dans des compositions galantes en prose. Ce qui distingue plus précisément la lettre galante, c’est qu’elle offre, de plus, des « chevilles » permettant de simplifier la dispositio, dont en particulier le début (adresse interne) et la fin (formule de politesse). Ce qui fait enfin son attrait, c’est que sa longueur n’est soumise à aucune contrainte. Plusieurs traits de la Lettre de Chantilly permettent d’étayer l’hypothèse du prosimètre comme une « forme facile ». Celle-ci est en fait le prosimètre le plus bref de Sarasin et, de plus, le seul à avoir été publié en recueil collectif, et ce avant l’impression dans les Œuvres. Un autre élément encore la rend intéressante pour les amateurs : contrairement à La Pompe funèbre ou l’Ode de Calliope sur la bataille de Lens, elles aussi coulées dans la forme épistolaire, la Lettre de Chantilly ne contient aucune forme poétique isométrique fixe. Les passages rimés sont en vers mêlés, sans module de strophe récurrent. Or, les vers mêlés, dans la mesure où ils offrent à l’amateur la possibilité de composer au fil de sa pensée, constituent sans aucun doute la forme versifiée la plus libre et, peut-être, la plus simple. La prose étant, selon un contemporain, « plus facile que les vers 39 », le mélange des deux et le choix de séries de « vers libres 40 » permettent de revenir aisément du vers à la prose dès que l’inspiration (ou la rime) commencerait à manquer. La composition d’une lettre en prosimètre est enfin facilitée par une forme de normalisation qui frappe l’alternance des deux formes. Comme souligné ci-dessus, certains passages appellent plus volontiers le vers que la prose, ou inversement. En effet, tandis que le début et la fin d’une lettre, du fait de leur forte codification, s’écrivent naturellement en prose, les passages descriptifs sont prédestinés aux amplifications lyriques et, par conséquent, au vers. Dans la majorité des cas, celles-ci pourraient être supprimées sans changer 39 « Éloge de feu M r de Corneille », Mercure galant, janv. 1710, p. 283. L’éloge concerne T. Corneille, disparu en décembre 1709. Voir aussi la « Lettre en Prose & en Vers » (Mercure galant, oct. 1698, p. 93), dans laquelle on lit, après un passage en vers : « Voilà comme j’en parle quand je fais le Poëte ; & si la rime & le nombre ne m’arrestoient, je crois que je dirois les plus belles choses du monde là dessus ». 40 Furetière, Dictionnaire universel, « libre ». Voir aussi « Réponse à la Satire contre les Vers irreguliers », Mercure galant, févr. 1695, p. 236-290. Miriam Speyer PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0023 418 fondamentalement le sens du texte. Le passage d’une forme d’écriture à l’autre devient alors facile : à partir du moment où la lettre relate un déplacement (réel ou allégorique), comme c’est du reste le cas dans la Lettre de Chantilly de Sarasin, rien de plus aisé que d’y intégrer des « arrêts sur image » pour développer une description. Une variante quasi mimétique de cet « arrêt » est la mise en scène d’une hésitation, d’une excusatio, ou plus généralement du commentaire. L’épistolier, avant de poursuivre son récit, introduit un passage versifié qui n’est souvent rien de plus qu’une prétérition rimée. Prenons par exemple Le Temple de la Paresse : avant de commencer la description de l’édifice en luimême, l’épistolier précise : J’ay pris la premiere [matière] qui s’est presentée à mon imagination, & j’ay eu aussi peu de peine, & aussi-tost fait avec le Porphire, qu’avec la pierre ordinaire. Souvenez-vous enfin Qu’on ne sçait à quoy l’on s’engage Quand on entreprend de bastir : Lorsqu’on a commencé l’on en veut bien sortir, Et quiconque entreprend un magnifique ouvrage Ne doit rien épargner de rare ni de grand : Pour moy, quand je traçay ce fameux bastiment, Apollon me permit d’en faire la dépence, Ainsi je ne crûs point qu’il fust de consequence De bastir trop pompeusement Sur ce solide fondement. En un mot, toutes les pierres s’y sont assemblées au son de sa Lyre 41 . Une autre configuration fréquente, et peut-être encore plus simple est celle de la citation. S’il s’agit de rapporter le discours de personnages, de fiction tout particulièrement, ou de reproduire des compositions d’autrui qu’on aurait croisées en chemin, le passage au vers s’impose, comme on peut l’observer dans Le Départ des nymphes 42 ou dans la lettre de Mme de Saliez dans le Mercure de mars 1678 43 . Envisagée de cette manière, la lettre en prosimètre se réduit à un ensemble de modules que l’amateur mondain n’a qu’à arranger à plaisir pour créer sa propre composition. Ce jeu de construction sera enfin 41 Nouveau recueil de plusieurs et diverses pieces galantes de ce temps, I, s. l., 1665, p. 183-184. Voir par exemple aussi « Mademoiselle, vous aurez peut-estre… » (Recueil de pieces en prose les plus agreables de ce temps, II, op. cit., p. 112) ou Lettre à M. le M. de C. (Recueil de pieces en prose les plus agreables de ce temps, V, Paris, Sercy, 1663, p. 104). 42 Voir Recueil de pièces galantes, I, op. cit., p. 29-30. 43 Voir Mercure galant, mars 1678, p. 182-186. Réflexions sur la poétique du prosimètre galant PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0023 419 complété par l’un ou l’autre « passage obligé ». En effet, dans les années 1650 et 1660, les prosimètres contiennent tous un ou plusieurs passages qui abordent explicitement le mélange de vers et de prose, comme si celui-ci avait besoin d’être justifié 44 . Dans les prosimètres ultérieurs, en particulier ceux que l’on trouve dans le Mercure galant, ces remarques méta-poétiques se raréfient : la lettre qui mêle vers et prose n’a plus besoin de justification, elle a fini par devenir elle-même une forme codée. S’il paraît, tout compte fait, peu probable que les prosimètres soient le résultat d’une écriture partagée, telle que la décrit, et fustige, l’abbé de Villiers, la composition par « collage » de modules, en revanche, est vraisemblable. Dans les années 1650, la Lettre de Chantilly de Sarasin, qui réunit, elle, les caractéristiques essentielles que l’on va retrouver d’un prosimètre à l’autre, constitue bien la matrice. La forme s’installant dans la durée, l’air de famille qui caractérise les diverses réalisations s’explique par la naissance d’un genre. Ce dernier, puisqu’il se compose selon une recette et à partir d’un ensemble de modules, présente sans aucun doute de grands attraits pour un amateur qui souhaite « mont[er] sur le Parnasse 45 ». « Ce sont Gens d’esprit qui sçavent tous écrire agreablement en Prose & en Vers 46 » : splendeur et misère du prosimètre dans le Mercure galant La lettre « meslée de Prose & de vers » dans le Mercure galant : une forme rare S’il y a une publication au XVII e siècle qui est explicitement consacrée aux créations de non-professionnels, c’est le Mercure galant et, plus encore, son Extraordinaire (quatre numéros par an, 1678-1685) 47 . En tant que forme « facile », le prosimètre devrait par conséquent être légion dans le périodique. Or, la part des « Lettres en Prose & en Vers » est somme toute réduite dans le Mercure. Les premiers numéros du périodique, jusqu’à la fin des années 1670, contiennent presque tous des lettres en prosimètre, parfois même plusieurs. 44 Voir à ce sujet J.-F. Sarasin, « Lettre écrite de Chantilly à Madame de Montausier », dans Œuvres, op. cit., p. 233. Voir également le début du « Temple de la Paresse » (Nouveau recueil de plusieurs et diverses pièces galantes, s. l. 1665) ou la « Mascarade curieuse » (Recueil de pieces en prose les plus agreables de ce temps, IV, Paris, Sercy, 1661). 45 « Lettre XL », Extraordinaire du Mercure galant, quartier d’avril 1678, t. II, p. 278. 46 « Préface », Extraordinaire du Mercure galant, quartier de janvier 1678, n. p. 47 L’Extraordinaire a été fondé pour accueillir les productions des lecteurs. Voir notamment ibid., « Aux Dames », n. p. Miriam Speyer PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0023 420 À partir des années 1680, en revanche, la forme se raréfie. Elle ne se rencontre plus que dans quelques numéros (par exemple aucune lettre en prose et en vers entre juillet 1683 et juillet 1684, aucune non plus entre mars 1686 et janvier 1690). Ce n’est qu’entre 1699 et 1701 que la forme va connaître un dernier bref essor. À cela s’ajoute une spécialisation des auteurs : les lettres « meslées de prose & de vers » dans le Mercure proviennent, dans la grande majorité, d’un petit nombre d’auteurs qui sont, eux, des écrivains aguerris : Madeleine de Scudéry, Guyonnet de Vertron et Antoinette de Saliez, ainsi que deux écrivains sous pseudonyme, le « Berger Fleuriste » et le « Berger de Flore 48 ». Si la forme semble bien attirer les amateurs dans les années 1650, 1660 et 1670, elle ne jouit plus de leur préférence dans les vingt dernières années du siècle. Deux raisons, partiellement liées, permettent d’expliquer ce changement. Une variété limitée Le prosimètre retient d’abord l’intérêt des mondains du fait de sa souplesse et de sa capacité à accueillir des discours divers. Ces lettres, dans lesquelles se mêlent aisément les formes d’écriture, les registres et les idées, constituent d’une certaine manière la forme galante par excellence : elles permettent de créer la surprise ou le tour d’esprit à peu de frais. Cependant, à partir du moment où la forme se fige, ce qui est bien le cas de la « lettre en prose & en vers » au cours de la seconde moitié du siècle, elle perd de sa souplesse. Sa capacité à innover, à surprendre le lecteur diminue. Or, l’esthétique galante est, on le sait, ennemie de l’ennui et de toute impression de « déjà lu ». En somme, étant donné que le prosimètre est devenu, au fil des années, une forme fixe, dont la diversité est limitée, il finit par ne plus intéresser les amateurs mondains qui courent le risque de composer des textes qui ennuient leur entourage 49 - rien de moins galant ! Une nouvelle esthétique du mélange des formes À cela s’ajoute vraisemblablement une autre explication, celle d’une nouvelle esthétique du mélange des formes, consacrée, du moins partiellement, par le Mercure même. 48 Voir Mercure galant, août 1681, p. 126-144 ; oct. 1682, p. 105-120 ; févr. 1683, p. 27-36 ; juillet 1683, p. 22-35 ; etc. 49 La même dynamique d’évolution s’observe aussi pour la pratique du sonnet galant (voir M. Speyer, « Briller par la diversité » : les recueils collectifs de poésie au XVII e siècle, op. cit., p. 646-651). Réflexions sur la poétique du prosimètre galant PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0023 421 Le périodique accueille les compositions et les genres les plus divers. Son éditeur veille, de plus, à les disposer de manière à mettre en valeur leur diversité. Les deux formes d’écriture, vers et prose, y participent. Aussi liton dans l’édition d’août 1700, en guise de transition entre deux contributions : Aprés cette Lettre en Prose de M r de la Févrerie, vous voudrez bien voir une Epistre en Vers que M r Alison, dont je vous ay déja envoyé plusieurs Ouvrages, a faite à la priere d’une Dame de ses Amies 50 . Le même principe règne dans les textes qui composent le périodique. Dans une lettre de mars 1686, adressée à une destinataire en province, on lit : Vous ne pouvez pas sans doute vous […] ennuyer, apprenant ce que nostre grand Monarque fait tous les jours pour la Conversion des Pretendus Reformez, & tous les Eloges qui luy sont donnez par les bouches les plus eloquentes, & les Plumes les plus sçavantes du Royaume ; de sorte que pour vous dire quelque chose de nouveau, il faudroit que je vous disse en Vers ce que l’on a dit en Prose, & en Prose ce qui s’est dit en Vers 51 . En tant que deux formes d’écriture différentes, le vers et la prose participent de la foisonnante variété du périodique, qui est justement un de ses points forts. Leur alternance vise à éviter tout ennui ou redite. Aussi prose et vers continuent-ils de cohabiter dans le Mercure et son Extraordinaire au cours du dernier tiers du siècle. Le vers semble même bénéficier d’une légère préférence, comme on peut le lire dans la « Préface » qui ouvre le premier Extraordinaire. À propos des explications des énigmes en vers, le rédacteur indique que « de peur que trop de Prose sur le mesme sujet n’ennuyât », il ne va imprimer intégralement que les explications des énigmes en vers. Quant aux explications des « Enigmes en figures », il va reproduire les deux, mais concède que « celles qui seront en Vers ne laisseront pas d’estre préferées aux autres 52 ». Sans surprise, c’est la maîtrise des deux qui est l’apanage du contributeur accompli, comme on le lit à plusieurs reprises dans le périodique. En mars 1679 par exemple, quand il s’agit de faire le portrait laudatif d’un cavalier dans une nouvelle, on précise qu’« il estoit bien fait, disoit les choses avec esprit, écrivoit agreablement en Vers & en Prose 53 ». La même expression revient dans une lettre adressée à Antoinette de Saliez : 50 Mercure galant, août 1700, p. 50 (nos italiques). 51 Mercure galant, mars 1686, p. 48-53 (nos italiques). 52 « Préface », Extraordinaire du Mercure galant, quartier de janvier 1678, n. p. 53 « L’Amante infidelle. Histoire », Mercure galant, mars 1679, p. 99-124. Miriam Speyer PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0023 422 En effet, Madame, il me semble Que depuis cet heureux moment Qu’on nous mit sous la Presse ensemble, Je puis agir plus librement. Faites-moy la grace, Madame, de regarder cette Lettre comme un juste hommage que tous ceux qui se mêlent de Vers & de Prose vous doivent […] 54 . Bref, « se mêler de Prose & de Vers » est synonyme d’« être auteur ». À la fin du siècle, moment parfois présenté comme peu propice à la poésie, l’écrivain galant accompli excelle dans les deux formes. Mais il n’est plus besoin de les mélanger dans une même pièce ou, du moins, de les lier dans « le corps d’une même narration », comme l’exigeait Pellisson. À l’instar du Mercure, qui se compose d’une succession de textes divers sans forcément établir de lien, les compositions qui mêlent vers et prose présentent un travail minimal sur la suture : dans la grande majorité des cas, les vers insérés sont des citations 55 . 54 Mercure galant, mars 1682, p. 176-177 (nos italiques). 55 Voir par exemple les « Vers galans à une jeune Enjoüée », Extraordinaire du Mercure galant, quartier de juillet 1685, p. 301-312 ; « Lettre en prose & en vers », Mercure galant, nov. 1685, p. 89-99 ; « Lettre en prose & en vers », Mercure galant, mars 1700, p. 150-155. PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0024 Détournement et transgression poétiques dans la traduction d’un prosimètre. L’École de l’Intérêt et l’Université d’Amour, d’Antolínez de Piedrabuena à Claude Le Petit D IMITRI A LBANÈSE S ORBONNE U NIVERSITÉ , C ELLF 16-18 À rebours des œuvres les plus convoquées de Claude Le Petit, la traduction qu’il propose sous le titre de L’École de l’Intérêt et l’Université d’Amour ne compte pas parmi les plus sulfureuses. Pour cet auteur souvent classé parmi les libertins du XVII e siècle, nous pourrions nous attendre à ce que cet écrit en prosimètre se place sous le signe du libertinage. Cependant, si la notion semble pouvoir être convoquée en raison d’une certaine immoralité, c’est avant tout en termes de licence poétique qu’elle se présente. Ainsi, le recours au prosimètre, en dépit des libertés qu’il pourrait offrir, ne paraît pas privilégier la veine libertine de cet auteur - même si certains passages seront censurés au XIX e siècle 1 . D’après les obtentions de privilège et les achevés d’imprimer, cet ouvrage, paru en 1662, apparaît comme le coup d’essai du poète dans le domaine du prosimètre, suivi de près par une seconde réalisation qui ne 1 Claude Le Petit, Œuvres libertines, T. Pogu (éd.), Paris, Éditions Cartouche, 2012. Selon T. Pogu, « Si après le XVIII e siècle au cours duquel notre poète tomba dans un relatif oubli, son œuvre a connu un regain d’intérêt de la part des libraires du XIX e siècle, elle a aussi intéressé la censure sous le Second Empire, laquelle a jugé obscènes certains passages d’œuvres qui avaient pourtant obtenu, lors de leur publication sous le règne de Louis XIV, un privilège en bonne et due forme. En 1863 et 1865, la justice de Napoléon III, par le biais du Tribunal correctionnel de la Seine, a ainsi condamné le libraire Jules Gay à quatre mois de prison et 500 francs d’amende pour la réédition - entre autres « livrets rares et curieux », à une centaine d’exemplaires chacun seulement et à un prix assez élevé - de L’École de l’Intérêt et L’Heure du berger » (p. 45-46). Dimitri Albanèse PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0024 424 relève plus d’une traduction, L’Heure du berger 2 . Annoncé comme un amusement par Le Petit, le récit se présente sous un jour plus ouvertement galant que son modèle hispanique et la traduction altère le texte d’origine en lui adjoignant des vers inédits, en requalifiant les formes poétiques insérées et surtout en leur attribuant une fonction directrice dans le balisage de la fiction. Cependant, le texte d’Antolínez de Piedrabuena - pseudonyme que l’on utilisera pour plus de commodité 3 - s’affiche d’emblée comme un prosimètre. Le poète français ne dénature donc pas la forme originale de ce récit. Concernant le texte source, deux réserves sont nécessaires. D’une part, la version à partir de laquelle nous travaillons date de 1634 4 , soit une édition qui pouvait bel et bien circuler au moment où Le Petit s’est exilé en Espagne, vers 1657. Néanmoins, de nombreuses éditions lui succèdent, en 1639, en 1640, et nous ne pouvons être assurés de la copie que le poète français avait entre les mains - même si celle de 1664, par exemple, est nécessairement exclue en raison de la biographie de Le Petit. Le manque d’études sur le texte source conduit de fait à cette incertitude. D’autre part, l’œuvre de Piedrabuena a été sanctionnée par l’Inquisition espagnole dès le XVII e siècle 5 , sans qu’elle puisse être considérée comme libertine pour autant. La traduction de Claude Le Petit se concrétise peut-être durant sa période de voyages en Europe - elle-même soumise à quelques réserves 6 - mais le texte n’est publié qu’à son retour en France. Il s’agit d’ailleurs de sa première publication, si l’on écarte ses contributions poétiques dans la gazette La Muse de la Cour, en 1655 7 . Dans tous les cas, Le Petit manifeste 2 Voir C. Le Petit, Œuvres libertines, op. cit., pour L’École de l’Intérêt et l’Université d’Amour, p. 53 : « Bien que datée de 1662, cette première édition a obtenu le privilège du roi le 18 août 1661 et son achevé d’imprimer date du 24 octobre 1661 » ; pour L’Heure du berger, p. 127 : « Privilège du 18 novembre 1661. Achevé d’imprimer le 24 novembre 1661. » 3 J. de Entrambasaguas, « Algo acerca del autor de la ‟Universidad de Amor” y de su delación a la Inquisición », Revista de Filología Española, 1944, n o 28, p. 1-14. 4 A. de Piedrabuena, Universidad de Amor, y Escuelas de el Interes, Murcia, L. Vero, 1634. Cette date demeure curieuse, puisque la critique établit la première édition en 1636, voir J. de Entrambasaguas, op. cit., p. 1, et D. G. Ramírez, « José Alfay, librero, editor y compilador de Zaragoza. Catálogo comentado de las obras publicadas a su costa », Archivo de Filología Aragonesa, 2010, n o 66, p. 97-154, p. 125. 5 J. de Entrambasaguas, op. cit., p. 13-14. 6 L’évocation de ce périple européen n’apparaît que dans le paratexte des œuvres de l’auteur, sans que la critique littéraire puisse établir son authenticité. 7 Voir F. Lachèvre, Claude Le Petit et la Muse de la Cour, Paris, Champion, « Le libertinage au XVII e siècle, disciples et successeurs de Théophile de Viau », 1922. Détournement et transgression poétiques dans la traduction du prosimètre PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0024 425 une maîtrise assez exceptionnelle de la langue espagnole, lui permettant de proposer différentes adaptations et jeux de mots. L’infléchissement du texte source 8 se joue à la fois au niveau de la structure de l’œuvre, mettant davantage en avant la dimension poétique, mais aussi par le biais de « mensonges » de traduction cherchant à renforcer une part d’exotisme culturel. Non seulement la proportion entre prose et poésie change, au profit de l’incorporation de pièces poétiques, mais le texte adopte aussi une optique plus licencieuse et accentue la présence d’une figure auctoriale qui se confond avec celle du traducteur. En détournant la fonction morale du récit et en la transposant dans une vision néo-épicurienne, sous couvert de sorties burlesques, Le Petit semble chercher à conquérir pour L’École de l’Intérêt de nouveaux publics tout en se façonnant une légitimité mondaine de traducteur et de poète. La traduction du texte d’origine par un nouveau prosimètre repense donc les relations entre plaisir et morale et agit en partie comme un dispositif de mise en scène de la puissance transgressive de la poésie. Notre étude nous conduit ainsi à interroger l’usage d’une liberté créatrice dans le cadre d’un prosimètre en traduction. Cette prise de liberté, non sans limites, se fonde sur l’accentuation du domaine poétique pour transformer la macrostructure de l’ouvrage et sur la mise en scène d’une figure de traducteurpoète. D’un prosimètre l’autre : de la satire morale au recueil galant Il est bien entendu excessif de considérer la traduction de Le Petit comme un recueil poétique. Toutefois, il s’agit d’insister sur la transformation structurelle que le paratexte laisse entendre. Cette mise en forme opère un déplacement entre les deux versions du texte, entretenu par le décalage de registre mis en évidence par des contenus plus licencieux et un ton plus désinvolte. Table thématique et insertions de vers, une structuration en recueil poétique ? Dès l’ouverture 9 du prosimètre qu’il traduit, Claude Le Petit ajoute un sommaire, sous la mention de « Table des matières contenues en ce livre », 8 Du reste, la pratique d’une traduction-adaptation au XVII e siècle n’est pas rare et J. de Entrambasaguas considère l’ouvrage de Le Petit comme une œuvre distincte imitant l’original plutôt qu’une traduction littérale, op. cit., p. 5. 9 On trouve cette table reproduite soit au début soit à la fin du récit, selon les éditions ; voir F. Lachèvre, Les Œuvres libertines de Claude Le Petit, Parisien brûlé le 1 er septembre 1662, s. l., s. n., « Le libertinage au XVII e siècle », 1918, p. 46-47, et Dimitri Albanèse PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0024 426 qui n’est pas sans rappeler celle que l’on retrouve dans L’École des filles à laquelle il contribua 10 , ou son autre prosimètre L’Heure du berger et son recueil poétique Le Bordel des Muses 11 . Véritable stylème éditorial, cette démarche est à mettre sur le compte de l’auteur en raison de sa récurrence dans son œuvre et de sa proximité avec ses imprimeurs 12 . Les différentes entrées de la table sont moins des chapitres que la mise en série des épisodes du récit ainsi que la liste de quelques-unes des pièces poétiques le ponctuant : « Dizain de huit vers », « Trois quatrains sur l’avarice », « Quarante-huit vers assez bien faits sur les musiciens », « Petit sonnet de quatorze vers sur ce sujet ». À l’exception de cette dernière mention, les formes poétiques indiquées dans le corps du récit ne sont pas mentionnées, puisqu’un sonnet (p. 69) est nommé « Lettre de change, en vers » dans la table et les quarante-huit vers sont signalés comme des « Stances irrégulières » (p. 110) dans le prosimètre. Par ailleurs, les intitulés du sommaire résonnent avec l’écriture désinvolte de Claude Le Petit, usant et abusant de l’antiphrase, « Subtilités et questions pédantesques », « Raisonnement sans raison », et de jeux de mots, « Hommes illustres de l’amour, et non pas de Plutarque », « Conclusion de l’École de l’Intérêt par l’Intérêt même ». Non seulement cette table structure le récit en recueil d’unités poétiques, mais des pièces liminaires étoffent le paratexte de la traduction 13 . Loin de se contenter de ces ajouts périphériques, il augmente considérablement le nombre de passages en vers : on peut en dénombrer treize dans le texte de Piedrabuena et vingt-huit chez Le Petit 14 . Le mélange entre prose et poésie, plus prononcé, apparaît comme une revendication du traducteur, au détour de l’insertion d’un sonnet : « vous seriez peut-être bien aise de voir ici de ses vers dans ma prose » (p. 69). Ce poème, d’un supposé « Dom Claudio », C. Le Petit, Œuvres libertines, op. cit., p. 64-66. Pour plus de commodités, nous nous appuierons sur l’édition de T. Pogu à laquelle renverront les numéros de page entre parenthèses. 10 C. Le Petit, Œuvres libertines, op. cit., p. 17-19. 11 Ibid., « Table des choses plus considérables de ce demi-roman », p. 129-130 ; « Table générale de toutes les matières contenues dans les quatre parties de ce volume », p. 203-206. 12 Qu’il s’agisse d’une mise en scène dans ses préfaces, à l’intérieur de ses écrits ou dans l’histoire de la condamnation de son recueil, sur ce dernier point, voir F. Lachèvre, Les Œuvres libertines de Claude Le Petit, op. cit., p. XLV - XLVI . 13 Cette pratique se retrouve également dans l’autre prosimètre de Le Petit, L’Heure du berger. 14 Sont retenus en tant que pièces poétiques tous les passages représentant formellement un vers, par la présence de blancs, de retours à la ligne et d’isolement typographique, même lorsqu’il s’agit d’un monostique, qu’il soit en français, en espagnol ou en latin. Détournement et transgression poétiques dans la traduction du prosimètre PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0024 427 renvoie cependant à Le Petit lui-même, mis au goût espagnol 15 . La contamination poétique s’observe même dans la qualification de prises de paroles, comme celle de Cupidon « comme un impromptu » (p. 72) alors que le texte original se contente d’écrire « en dezirme sonriendo 16 » (r o 5 17 - « en me disant tout sourire »). De la satire morale à la désinvolture galante Outre l’accentuation du domaine poétique, le projet moral et satirique de l’œuvre espagnole est supprimé dans la traduction de Le Petit. La transformation du sous-titre en est l’un des indices révélateurs puisque la mention ironique « Al pedir de las mugeres » (r o 1 - « À la demande des femmes ») devient « Galanterie morale » (p. 51). Dans l’avis au lecteur, Piedrabuena se fonde sur les Écritures pour légitimer son propos : « La muger es ayuda de costa del hombre, pues en una parte dize la Escritura, tratando de su formacion 18 », mais le traducteur supprime tout bonnement cette référence. Par ailleurs, le statut d’Ovide diverge entre les deux auteurs : blâmé, peut-être à titre de plaisanterie, dans le texte source, « El primero que se pudrío por esto » (r o 2 - « Le premier qui s’est laissé consumer par ce sujet »), il est élevé au rang de « maître » (p. 58) dans la version française. Toute la charge morale, « el mio [deseo] (ojalá se logre) ha sido abrirles los ojos, para que conociendo la condicion destas harpias, o del todo las tripulen, o […] sepan las armas con que han de vencer 19 » (v o 2), est retranchée au profit d’équivoques charnelles. Ces allusions sont certainement présentes dans le texte d’origine, mais sans le même degré d’obscénité que dans la traduction de Le Petit. Ainsi, de nombreuses précisions viennent ajouter des connotations sexuelles, tel l’interdit qui frappe « les eunuques et les 15 Cet usage de pseudonyme pour intégrer un poète au récit se retrouve d’ailleurs dans L’Heure du berger, avec le poète Pilette, fondé sur l’anagramme de Le Petit. 16 Pour la graphie du texte espagnol, nous ne modernisons pas l’orthographe mais nous rétablissons le texte complet lorsque l’imprimé a recours à des abréviations. 17 Pour la numérotation des pages du texte espagnol, imprimé sous forme de folios, nous indiquons le recto (r o ) et le verso (v o ), suivi du numéro de feuillet, pour notre édition de référence, A. de Piedrabuena, Universidad de Amor, y Escuelas de el Interes, op. cit. 18 « La femme est une aide pour la dépense [jeu de mots ambigu sur ayuda de costa à la fois récompense, pourboire (aide pour les dépenses) et gouffre financier (aide à la dépense), mais aussi sur costa au double sens de « coût » et de « côte »] de l’homme, comme le dit un passage des Écritures, au sujet de sa formation ». 19 « mon désir (puisse-t-il se réaliser) a été de leur ouvrir les yeux, afin que, connaissant la condition de ces harpies, ils les rejettent entièrement ou qu’ils connaissent les armes avec lesquelles ils vaincront ». Dimitri Albanèse PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0024 428 châtrés » (p. 87), renvoyant les bourses de monnaie à un attribut masculin. Dans le texte espagnol, on lit bien « sin los capones » (r o 9 - « excepté les chapons »), mais jamais l’association aux humains n’est aussi limpide qu’en français. La conclusion du prosimètre original recoupe le projet satirique énoncé au début, « y ya desde entonces no me quejo de Amor, sino de mi fortuna, que haziendome pobre, me privó de las glorias de Amor, donde finezas de voluntad persiguió el vil interes 20 » (v o 24), tandis que le texte de Le Petit se termine sur la narration de cette histoire par le narrateur, auprès d’une compagnie, et l’obtention d’un contrat avec un imprimeur pour la publier. L’argent réapparaît bien, mais nullement pour émettre une condamnation misogyne sur la vénalité amoureuse. L’acte charnel, régulièrement sous-entendu par Le Petit, par exemple dans « je puis remplir votre désir à peu de frais et vous donner sans m’incommoder toute sorte de satisfaction sur ce sujet » (p. 97), se double de provocations religieuses. De la sorte, le christianisme est tourné en dérision lorsque le narrateur se trouve empêché d’en prendre la défense, « J’allais prendre contre lui le parti de ma religion apostolique et romaine » (p. 81), ou qu’il reprend négligemment la formule « Dieu te garde » (p. 91). Au contraire, chez Piedrabuena, les prières du narrateur, à la fin de l’ouvrage, semblent plus sincères, bien qu’articulées au propos satirique s’en prenant aux femmes 21 . Le Petit, lui, multiplie les plaisanteries et égratigne la figure de Cupidon par des allusions scatologiques ou sexuelles, comme lorsqu’il prend la parole pour la première fois, « après avoir […] déchargé quelques excréments flegmatiques » (p. 73), ou qu’il ajoute un complément du nom dévalorisant à son égard dans le premier passage en vers du texte source : « Dans l’université de ce prince nabot » (p. 76). Les parenthèses, abondantes, même si l’on en trouve quelques-unes chez Piedrabuena, permettent de multiplier ces signes de désinvolture de manière parfois totalement gratuite ou pour renforcer la présence du narrateur. Dès qu’il en a l’occasion, il étoffe la version première en la rendant plus suggestive : « lo mas intimo, y retirado de mis pensamientos » (r o 5 - « ce qu’il y a de plus intime et de plus retiré dans mes pensées ») devient ainsi « les plus secrètes pensées de mon âme et les plus particulières débauches de mon corps » (p. 72). L’éthos 20 « et depuis lors je ne me plains plus d’Amour, sinon de ma fortune, laquelle, en me faisant pauvre, m’a privé des gloires d’Amour, dans lesquelles les raffinements du désir n’ont eu de cesse d’être persécutés par le vil intérêt ». 21 On lit ainsi : « Por la mañana luego en levantandome me persigno, y digo, por la señal de la santa Cruz, de las tias libranos Señor, y al fin del Padre nuestro, digo ; mas libranos de tias, Amen Iesus » (r o 22 - « Le matin suivant, en me levant, je me signe, et je dis, par le signe de la sainte Croix, délivre-nous des tantes, Seigneur, et à la fin du Notre Père je dis : mais délivre-nous des tantes, Jésus, Amen »). Détournement et transgression poétiques dans la traduction du prosimètre PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0024 429 licencieux du narrateur s’en trouve accru, de même que ses velléités comiques, particulièrement lorsqu’il sature des énumérations déjà riches 22 . Finalement, ce ton désinvolte entre en écho avec la liberté revendiquée par Le Petit, dans le « Sizain pour servir de dédicace », pièce liminaire qu’il ajoute. L’affirmation « Dieu m’a fait naître libre, et je veux toujours l’être ; / Je considère plus ma liberté qu’un maître » (p. 55), peut s’entendre aussi comme une prise d’indépendance en termes de traduction. Éthos de poète au détriment du texte source Le traducteur propose un traitement assez libre du prosimètre d’origine et cette transgression s’accompagne d’un jeu avec les langues et renouvelle l’enchevêtrement de la prose et de la poésie. Le prosimètre devient alors le terrain d’une mise en scène de l’auteur français en tant que traducteur et poète. Mensonges du traducteur, richesse de la traduction ? En jouant avec le texte d’origine et la langue, Le Petit se joue de ses lecteurs, en affirmant la présence de passages absents du texte source ou en donnant l’illusion de leur existence pour renforcer la couleur locale espagnole. Ainsi, le dicton espagnol, sur la page de titre, « La que me pide me despide » (p. 51 - « celle qui me demande me congédie »), ne se trouve pas chez Piedrabuena. Cette intégration opère comme un gage d’authenticité alors qu’elle reflète plutôt l’exil du poète français 23 . L’opération est identique avec les hispanismes « sus cosas » (p. 58 - « ses choses ») et « holás » (p. 70 - utilisation intraduisible qui mélange le mot espagnol et l’interjection française) qui sont introduits par le traducteur. L’équivoque, associant sus cosas aux organes génitaux, participe d’ailleurs à la distorsion du projet moral du prosimètre espagnol. Les notes de bas de page proposées 22 Dans la liste des noms de pieds de la poésie latine, Le Petit se moque plaisamment de ce lexique en ajoutant : « et autres semblables reptiles et animaux sauvages » (p. 87). Plus loin, l’accumulation de figures de rhétorique, présente dans le texte source, « no necessita de colores retoricos de perifrasis, de tropes, y de crias, ni locuciones » (v o 10 - « n’a pas besoin de couleurs rhétoriques, de périphrases, de tropes, de chries, ni de locutions »), est considérablement augmentée : « que faire de couleurs, de compliments, d’emphases, de phrases, de périphrases, de paraphrases, de prologues, d’exagérations, d’amplifications, de circonlocutions ni d’amphibologies rhétoriciennes quelconques » (p. 89). 23 Rappelons que c’est probablement au cours de cet exil que Le Petit compose son poème satirique Madrid ridicule, en écho à son Paris ridicule (C. Le Petit, Œuvres libertines, op. cit., p. 31 et 44, p. 221-321). Dimitri Albanèse PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0024 430 par Le Petit lui-même donnent l’illusion d’une traduction rigoureuse, alors qu’elles servent plusieurs fois à éclairer des termes absents du texte source 24 , telle « la croix de pardieu » (p. 75), adossée à un sous-entendu grivois. Par ailleurs, des images et des détails insérés par le traducteur cherchent à accentuer l’exotisme espagnol : le recours gratuit au terme de « maravédis 25 » ou, à l’occasion d’une maxime, la convocation de Séville et Madrid (p. 93). Néanmoins, il arrive que Le Petit transpose des références pour les rendre accessibles au public français : un parallèle est ainsi proposé entre les chants des écolières et ceux des « enfants de Saint-Innocent » (p. 82). Au cours de ce même passage, la prononciation de la lettre « d », scandée par les apprenties, est modifiée pour correspondre à la prononciation française 26 et une partition musicale est ajoutée, renforçant la dimension poétique du texte traduit. Ce redoublement de la poésie ne repose pas seulement sur le nombre de passages en vers mais également sur leur étoffement. On peut légitimement se demander si cet allongement est propre au changement de langue ou s’il relève d’une volonté de traduction. Généralement, les passages versifiés sont plus longs en français, si l’on excepte une suppression totale 27 et une diminution du nombre de vers 28 , corrélée d’ailleurs par l’ajout, en prose, de la parenthèse : « (et c’est la seule chose que j’ai vue là de vide) » (p. 90). Cependant, juste après, Le Petit donne en plus un distique latin. Souvent, les vers supplémentaires soutiennent les transgressions du poète, comme lorsqu’il insiste sur le « vice » en doublant la taille d’un sizain (p. 77) ou qu’il glisse une allusion obscène : « Et par la bourse et par la pièce du 24 Ce n’est pas le cas systématiquement, puisque lorsqu’il emploie le mot « réales », présent chez Piedrabuena, Le Petit informe son lecteur à juste titre en note : « Une réale, en Espagne, est une monnaie que nous appelions autrefois des pièces de 58 sols ici » (p. 77). 25 Dans le texte source, on lit seulement : « no ay mas que ver, ni ay mas retorica que aprender » (v o 10 - « il n’y a plus rien à voir, ni plus de rhétorique à apprendre ») et chez Le Petit : « il n’y a plus rien de considérable à voir dans cette salle, ni la valeur d’un maravédis de rhétorique à apprendre d’ailleurs » (p. 89-90). 26 On passe du « de de de » (v o 7) au « d d d d… » (p. 82). 27 Il s’agit de l’inscription en vers ornant la porte de la salle d’Astrologie, « Astrologia de Amor,/ donde a gente pobre, y rica/ su suerte les pronostica » (v o 19 - « Astrologie d’Amour,/ où aux gens riches ou pauvres/ il prédit leur sort »). Mais d’autres passages en prose sont supprimés, qu’il s’agisse du discours de la maîtresse d’école, r o -v o 11, ou de l’explication au sujet de la salle des Météores, r o 12 au r o 13. 28 Sur les dix vers du texte de Piedrabuena (v o 10), on n’en trouve que quatre dans la traduction (p. 90). Détournement et transgression poétiques dans la traduction du prosimètre PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0024 431 milieu » (p. 95) 29 . Dans ce même sizain, l’irrévérence religieuse transparaît à travers la dévaluation de la figure superstitieuse du diable : les incurables d’amour « N’ont qu’à recommander leurs pauvres corps à Dieu,/ Et leurs âmes à tous les diables » (p. 96), et cette addition se fait au détriment de la traduction d’un vers d’origine. Par ailleurs, le tercet consacré à la salle des Météores s’accroît sous la forme de deux quatrains et la référence à Platon témoigne une fois de plus des « mensonges » du traducteur. En effet, en note de bas de page 30 , Le Petit affirme que le jeu de mot entre Platon et plata vient de Piedrabuena alors qu’il s’agit de sa propre invention. L’articulation entre prose et vers est fondée avant tout sur la lecture de vers inscrits sur le fronton des différentes salles de classe de l’École de Cupidon. Mais, encore une fois, la traduction opère quelques modifications en réorganisant l’ordre d’apparition des vers (p. 75-76) ou en isolant le monostique espagnol traduit (p. 114), « El dinero sobre todo » (« L’argent avant tout »), répété trois fois dans le texte source. Globalement, Le Petit suit la démarche de l’original et les pièces poétiques correspondent à des inscriptions, mais il en ajoute, souvent en latin, ou convoque des expressions rimées (p. 96). On relève toutefois trois occurrences, communes aux deux versions, au cours desquelles les vers ne sont pas exactement tirés de frontons : les préceptes lus sur une affiche qui s’apparentent à des versets (v o 19-v o 20 / p. 112-114), la prise de parole d’un personnage féminin (r o 18-r o 19 / p. 110-112) et le dernier poème, de la main du narrateur, même si l’un et l’autre sont tout à fait distincts dans leur contenu (v o 22 / p. 123) : chez Piedrabuena, il s’agit de deux dizains écrits à l’être aimé tandis que, chez Le Petit, on trouve un sonnet satirique à l’encontre des tailleurs qui se donne pour improvisé, dans le fil du récit. Se dire traducteur et poète par le prosimètre Si le narrateur occupe déjà une place importante dans la fiction d’origine, Le Petit renforce ses traits d’érudition bavarde. La référence aux Amours d’Ovide, dans la préface, est identique dans les deux textes (v o 2 / p. 58) ; toutefois, le traducteur redouble cette veine savante en multipliant les locutions latines dans le discours de la maîtresse d’école 29 Ces étoffements suggestifs sont également présents dans les passages en prose, comme lorsque Le Petit introduit le commentaire méta-discursif « (tant on estime ici la grandeur et la longueur) » (p. 85), alors qu’il est question d’accents grammaticaux en latin et que le texte espagnol repose plutôt sur le concept de prodigalité, « tanto se estima aqui la largueza » (v o 8 - « tant on estime ici la générosité »). 30 On peut lire : « Il [Piedrabuena] fait allusion de Platon [sic] le philosophe à plata, qui veut dire de l’argent massif en espagnol » (p. 94). Dimitri Albanèse PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0024 432 (p. 91). De plus, il complète l’évocation des syllogismes aristotéliciens en les énonçant tous (p. 92) à la différence du texte original. Cette érudition ne s’illustre pas seulement sur le terrain des langues anciennes, puisque l’énumération d’artistes (p. 74) et de figures politiques, mythiques ou historiques (p. 78), vient compléter le propos du texte source en signalant les personnalités ayant fréquenté ou non l’École de Cupidon. L’étoffement est alors ludique puisqu’il déploie la métaphore du récit de Piedrabuena par le biais d’exemples. Enfin, Le Petit présente un savoir linguistique pour établir sa légitimité de traducteur ; dans le sommaire, il isole même le passage « L’argent en sept sortes de langues », absent du texte source, au cours duquel il exhibe sa maîtrise en déclinant « pecunia » (« argent ») dans les différents idiomes européens 31 . Les figures du traducteur et du poète s’enrichissent mutuellement, quitte à dévoyer le texte original. Dès le début du récit, une allusion à la mauvaise fortune du narrateur, chez Piedrabuena, amène Le Petit à saisir cette opportunité pour intégrer ses réflexions sur le sujet sous la forme d’un sonnet (p. 69). Ce texte connaît d’ailleurs de grandes similitudes avec un autre de ses poèmes, « Vois quels sont les hasards qu’on court en voyageant… », de même que l’indignation contre un tailleur, à la fin du prosimètre, résonne avec la déploration du vol de son manteau dans une autre pièce poétique, « Toi, dont tout le malheur cause toute la gloire… 32 ». Le narrateur de la traduction française se présente d’ailleurs comme un poète dans un paragraphe ajouté à l’incipit (p. 67) et plaide en leur faveur auprès de Cupidon (p. 79-80). Ainsi, une contamination s’observe entre Le Petit et son protagoniste qui se présente aussi sous les traits d’un conteur (p. 96), sans qu’il en soit question dans le texte source. Sa nationalité transparaît même dans une allusion aux guerres franco-espagnoles qui témoigne peutêtre d’un regret politique (p. 96). Pourtant, dans son « Avis du traducteur au lecteur », le poète met en scène une éthique de traduction en convoquant un autre ouvrage : « Pour lui faire changer d’idiome, je ne lui veux point faire changer de nom » (p. 59). Il n’indique toutefois pas s’il a fait preuve de la même rigueur pour le texte de Piedrabuena, ce qui n’est assurément pas le cas ; ici encore, il s’étend sur ses travaux en préparation et sur le plaisir qu’il prend à traduire, non sans se donner en spectacle et faire preuve de liberté. 31 On peut d’ailleurs se demander si ces différentes langues ne sont pas présentes pour convoquer ses supposés voyages énoncés dans sa préface (p. 59). De cette manière, on peut lire le distique latin de la page 90, attribué au poète anglais John Oven, comme un autre indice de cette itinérance érudite. 32 Ces deux textes sont recopiés dans l’édition de T. Pogu, aux pages 342 et 343-344. Les poèmes sont publiés dans le Recueil de quelques pièces nouvelles et galantes tant en prose qu’en vers, Cologne, P. du Marteau, 1667, t. II , p. 156-158. Détournement et transgression poétiques dans la traduction du prosimètre PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0024 433 Du texte source à la traduction, la nature du prosimètre connaît une certaine continuité. Pour autant, cette permanence ne doit pas nous aveugler sur les opérations de transformation proposées par le poète français. En supprimant le projet moral de l’œuvre de Piedrabuena, le traducteur s’inscrit d’emblée dans un rapport de transgression. Or, c’est l’éthos poétique de Le Petit qui porte en grande partie cette altération, redoublant des allusions qui confondent la posture du narrateur avec la sienne. Ce positionnement s’associe à une structuration plus poétique, par l’usage de la table des matières, nous révélant comment la transposition française consiste à faire du livre d’autrui un livre à soi. L’affirmation libertaire de Le Petit, dans son épigraphe, se lit alors comme une sorte de programme de traduction très indépendant. En somme, cette entreprise rend compte d’une série de croisements de deux réalités : la traduction et le prosimètre - qu’il s’agisse entre autres de multiplier les poèmes, d’intégrer une partition ou de tromper son lecteur. Les phénomènes de déformation ne relèvent pas tous à strictement parler de la poésie ; toutefois, ils favorisent une appropriation poétique assez libre, prenant appui sur la souplesse de la transposition linguistique et de la forme d’origine. De plus, l’auteur français laisse entrevoir des aspects de sa production libertine, que ce soit à travers des connotations sexuelles, déformant le discours satirique originel, ou des manifestations irrévérencieuses à l’égard de la religion. Ces marqueurs du libertinage, modifiant le texte source, transparaissent à la fois dans la prose et dans les vers, quitte à étoffer la narration ou allonger les passages poétiques. Le ton désinvolte de cette adaptation permet alors un équilibre entre légèreté mondaine et suggestion licencieuse. Claude Le Petit s’intègre donc doublement dans son prosimètre : il s’exhibe comme poète et traducteur en accentuant les transgressions des pratiques de traduction et il reconfigure les liens entre morale et plaisirs - à la fois charnels et ludiques. À l’image du reste de son œuvre, « Théophile le jeune », comme il se faisait appeler, affirme dans son prosimètre une esthétique de liberté. PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0025 La Fontaine et le prosimètre : expériences et nostalgie Y VES L E P ESTIPON A CADÉMIE DES S CIENCES , I NSCRIPTIONS ET B ELLES L ETTRES DE T OULOUSE M ICHÈLE R OSELLINI IHRIM-ENS DE L YON Les Ouvrages de prose et de poésie des Sieurs de Maucroix et de La Fontaine sont un des effets d’une longue d’amitié : François de Maucroix et Jean de La Fontaine se sont liés dès Château-Thierry, et ils n’ont cessé de dialoguer jusqu’à la mort du fabuliste, dont la dernière lettre 1 est adressée à son vieil ami. Ces Ouvrages, publiés en 1685, sont aussi l’occasion d’une rencontre entre prose et poésie. Maucroix a fourni l’essentiel de la prose, constituée de traductions d’auteurs antiques, et placée dans le premier volume. Dans le second, après l’« Avertissement », quasiment tous les textes, signés par La Fontaine, sont en vers : des fables, des ballades, un dizain, un discours à Madame de La Sablière, des contes. Cependant, juste avant le dernier texte, qui est en prose, et qui est le « Remerciement du Sieur de La Fontaine à l’Académie française », et juste après Les Filles de Minée (en vers), apparaît une Inscription tirée de Boissard, qui associe des vers et de la prose. Ces trois pages font transition vers le « Remerciement ». C’est aussi un lieu de réflexion critique pour l’ensemble des deux volumes, leur composition, et, en particulier, les rapports entre vers et prose. L’« Inscription tirée de Boissard », introduite par un avertissement, fait retour sur l’écriture d’un des quatre récits que contiennent Les Filles de Minée, récit que La Fontaine tire non pas d’Ovide (comme les trois autres), mais d’une inscription qu’il aurait lue dans les Antiquités romaines de Boissard (1598), et qui est censée être un texte authentique. La Fontaine suppose que la « critique » condamnera peut-être l’audace d’avoir lié des 1 « À Monsieur de Maucroix », 10 février 1695, Pierre Clarac (éd.), Œuvres diverses de La Fontaine (dorénavant OD), Paris, Gallimard, « Bibliothèque de La Pléiade », 1958, p. 741. Yves Le Pestipon et Michèle Rosellini PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0025 436 fables d’Ovide avec le récit d’un « événement véritable ». Il rappelle d’abord, pour se justifier, les « diverses liaisons » dont se sert Ovide « pour passer d’une métamorphose à une autre », et qu’il imite. Il présente aussi sa source : le texte en vers latins qu’il a trouvé chez Boissard. J’ai traduit cet ouvrage en prose et en vers, afin de le rendre plus utile par la comparaison des deux genres. J’ai eu, si l’on veut, le dessein de m’éprouver en l’un et en l’autre : j’ai voulu voir, par ma propre expérience, si en ces rencontres les vers s’éloignent beaucoup de la fidélité des traductions, et si la prose s’éloigne beaucoup des grâces. Mon sentiment a toujours été que quand les vers sont bien composés, ils disent en une égale étendue plus que la prose ne saurait dire 2 . Ces lignes, rarement commentées, offrent une ouverture vers l’expérience de l’écrivain La Fontaine. On entre dans la fabrique de l’œuvre par sa pratique réfléchie des vers, de la prose, des vers avec la prose, de la prose avec les vers. « Genre » caractérise ici la prose et les vers. La Fontaine ne propose, a priori, aucune hiérarchie de valeur : la prose, selon lui, peut s’éloigner beaucoup des « grâces », mais les vers peuvent s’éloigner beaucoup de la « fidélité ». Il tente une expérience pour mesurer ces éloignements, mais il croit que les vers, s’ils sont « bien composés », peuvent, sans être plus longs que la prose, dire « plus ». Il ne définit pas ce « plus », mais son « sentiment a toujours été » qu’il existait. Son œuvre travaille souvent l’écart entre vers et prose. C’est manifeste, dès le titre des Fables publiées en 1668 : Fables choisies mises en vers par M. de La Fontaine. Les fables, dans la tradition ésopique, et au moins jusqu’à Patru en 1659, étaient souvent en prose. La Fontaine annonce nettement par son titre qu’il met en vers ces vieux récits, ce qui n’allait pas de soi, malgré Phèdre, Marot, ou Névelet. Il agit de manière moins ostensible, mais comparable, avec les Contes : beaucoup de leurs textes sources, par exemple chez Boccace, sont en prose, et La Fontaine, sans l’annoncer dès leur titre, les met systématiquement en vers. Un an après la publication des premières Fables, en 1669, son travail sur les rapports vers/ prose se manifeste tout autrement dans Les Amours de Psyché et de Cupidon. En imitant librement le récit en prose d’Apulée, il produit un vaste prosimètre, qui illustre une volonté d’expérimenter les possibilités de ces deux « genres », et plus fondamentalement, de poursuivre un questionnement continu sur l’art d’écrire. Le Songe de Vaux, la Relation d’un voyage en Limousin, plusieurs lettres illustrent diversement sa pratique de cette manière d’écrire, mais Les Amours 2 « Inscription tirée de Boissard », OD, p. 770. La Fontaine et le prosimètre : expériences et nostalgie PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0025 437 de Psyché et de Cupidon représentent un aboutissement et un échec relatif au cours d’une longue expérience, sur laquelle le recueil des Fables nouvelles, publié en 1671, fait en partie retour. La Fontaine a ensuite renoncé à faire imprimer de nouveaux prosimètres pour passer à un prosimètre d’emploi privé, dans des échanges épistolaires discrets, sans projet de publication : maintien nostalgique et galant d’une pratique révolue ? Une nouvelle « expérience » : Les Amours de Psyché et de Cupidon J’ai trouvé de plus grandes difficultés dans cet ouvrage qu’en aucun autre qui soit sorti de ma plume. […] Mon principal but est toujours de plaire : pour en venir là, je considère le goût du siècle. Or, après plusieurs expériences, il m’a semblé que ce goût se porte au galant et à la plaisanterie 3 . Faire une expérience, c’est rencontrer une altérité, éventuellement avec difficulté, trouver ainsi quelque chose qui peut s’avérer intéressant, et dont on peut rendre compte : Les Amours de Psyché et de Cupidon, sont, après les premières Fables, les premiers Contes, Le Songe de Vaux, ou Adonis, un ouvrage expérimental. La Fontaine y tente une série d’actions avec « le goût du siècle », une « matière » ancienne, la langue, et, singulièrement, la prose. L’ouvrage accompli justifiera éventuellement l’expérience, et permettra d’en tirer des leçons. Il manifestera ce que son auteur appellera plus tard « l’utilité des expériences 4 ». La Préface emploie deux fois, dès ses premières lignes, le mot « prose » : On ne s’imaginera jamais qu’une fable contée en prose m’ait tant emporté de loisir. [...] Il ne restait que la forme, c’est-à-dire les paroles ; et d’amener de la prose à quelque point de perfection, il ne semble pas que ce soit une chose fort mal aisée ; c’est la langue naturelle de tous les hommes. Avec cela je confesse qu’elle me coûte autant que les vers. 5 La présence de vers n’est annoncée qu’à la fin, et elle est justifiée par le désir du public qui veut « trouver du solide aussi bien que de l’agréable » : C’est pour cela que j’ai enchâssé des vers en beaucoup d’endroits, et quelques autres enrichissements, comme le voyage des quatre amis, leur 3 Les Amours de Psyché et de Cupidon, Préface, OD, p. 123. 4 « Inscription tirée de Boissard », OD, p. 770. 5 Les Amours de Psyché et de Cupidon, Préface, OD, p. 123. Yves Le Pestipon et Michèle Rosellini PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0025 438 dialogue touchant la compassion et le rire, la description des enfers, celle d’une partie de Versailles 6 . Enchâsser n’est pas enrichir. Les « enrichissements » du « château d’Amour », accompagnés des « grâces 7 » désignent toutes sortes d’ornementations qui font plaisir, donnent de la valeur, et s’intègrent sans solution de continuité avec « le bel ordre, la proportion, et la correspondance de ses parties ». Les enrichissements s’accordent avec une esthétique de « l’uniformité de style 8 ». Enchâsser, c’est introduire sur une structure un élément qui lui donne de la valeur. C’est ainsi que des intailles et des camées antiques sont enchâssés sur le reliquaire en bois doré de sainte Foy de Conques. L’enchâssement ne relève pas d’un art de la transition : on distingue le support et l’ajout. On ne dissimule pas la limite qu’un fil d’or ou d’argent peut même souligner. L’enchâssement est contraire à « l’uniformité de style », qui est la « règle » pour Les Amours de Psyché et de Cupidon. Il contrevient à l’esthétique des « grâces » et des « enrichissements ». Il peut sembler archaïque, voire ridicule, au XVII ᵉ siècle. C’est ainsi qu’« enchâsser » apparaît dans « Le Meunier, son Fils et l’Âne » pour dauber le Meunier et son fils : Un Quidam les rencontre, et dit : est-ce la mode Que Baudet aille à l’aise et Meunier s’incommode ? Qui de l’Âne ou du Maître est fait pour se lasser ? Je conseille à ces gens de le faire enchâsser 9 . « Enchâsser » satirise le choix de placer l’Âne à distance devant ses maîtres. Le Quidam rit d’une anomalie, d’une rupture éthique et esthétique dans l’ordre naturel. Si La Fontaine ne se moque pas de lui-même, quand il parle d’enchâsser des vers, et s’il établit un rapport avec ces « enrichissements » que sont le « dialogue » ou la « description », il utilise des mots différents pour caractériser des pratiques différentes, et presque contradictoires. L’enchâssement de vers dans la prose rompt l’uniformité, que ne rompent pas les enrichissements. Cet écart est rendu manifeste dans l’édition originale, où les vers sont imprimés en italique, et sont décalés par rapport au texte en prose. L’objet livre rend sensible l’enchâssement, et affiche le choix d’une tension, jugée féconde, puisque n’empêchant peut-être pas « un juste tempéra- 6 Ibid., p. 126. 7 « Notre héroïne […] considéra quelque temps les diverses faces de l’édifice, sa majesté, ses enrichissements et ses grâces, la proportion, le bel ordre, et la correspondance de ses parties » (ibid., p. 148). 8 Ibid. (Préface), p. 123. 9 « Le Meunier son Fils et l’Âne », Fables, III, 1, v. 69-72. La Fontaine et le prosimètre : expériences et nostalgie PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0025 439 ment 10 », entre deux esthétiques, celle de l’uniformité de style et celle de la discontinuité de ce que La Fontaine appelle en 1685 des « genres ». Il aurait pu se contenter de pratiquer le prosimètre de manière uniforme, faire en sorte que les vers soient de même type, qu’il y en ait toujours le même nombre, et que les techniques d’enchâssement soient identiques, mais il a préféré expérimenter, créer une diversité sensible dans la rupture de l’uniformité. Malgré l’anachronisme, on pourrait caractériser son ouvrage par l’expression « exercices de style », que Queneau a rendue fameuse, la combiner avec l’expression zolienne « roman expérimental », et avec l’idée sollertienne d’écriture comme « expérience des limites ». On dirait qu’avec Les Amours de Psyché de Cupidon La Fontaine, pratique, grâce au prosimètre et sur le prosimètre, une expérience des limites par exercice de style dans un roman expérimental. Les six premiers enchâssements 11 , parmi les vingt-huit que compte l’ouvrage, introduisent à cette expérience. Premier enchâssement : Acante, un des quatre amis, à propos des orangers du jardin de Versailles, récite vingt-huit vers que « les autres se souvinrent d’avoir vus dans un ouvrage de sa façon », et qui viennent sans doute du chantier du Songe de Vaux. Après cinq strophes régulières de quatre vers apparaît une stance en huit vers irréguliers. Deuxième : le narrateur extradiégétique, après avoir évoqué le début de la promenade des quatre amis dans les jardins, propose cent trente-deux alexandrins à rimes plates qui décrivent la grotte de Thétys. Troisième : Poliphile introduit son récit par douze vers en rimes croisées. C’est une captatio benevolentiae avant la lecture qui va suivre. Quatrième : quatre strophes, au schéma métrique complexe, prêtées à Vénus, qui avertit Amour qu’ils vont devoir rendre Psyché malheureuse, parce que sa beauté les menace. 10 Les Amours de Psyché et de Cupidon, Préface, OD, p. 123. Sur la notion de « tempérament » dans l’esthétique galante voir A. Génetiot, Poétique du loisir mondain, de Voiture à La Fontaine, Paris, Champion, 1997, p. 340 sq. 11 Nous appliquons ici la notion technique d’enchâssement à la seule insertion des vers dans la prose, contrairement à F. Calas-Bouallègue, qui, dans son étude narratologique de l’œuvre, examine les phénomènes d’enchâssement des récits et des scènes énonciatives afin de dessiner une cartographie des voix multiples qui s’expriment en vers (« Les voix de Psyché : la narratologie du prosimètre », Le Génie de la langue française, autour de Marot et La Fontaine, L’Adolescence clémentine, Les Amours de Psyché et de Cupidon, Jean-Charles Monferran (dir.), Lyon, ENS Éditions, 1997, p. 113-132. Yves Le Pestipon et Michèle Rosellini PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0025 440 Cinquième : dix-huit alexandrins à rimes plates qui sont une description par Poliphile de l’apparition du char de Vénus. « Je ne pense pas qu’on pût exprimer avec le langage ordinaire ce que la déesse parut alors 12 ». Sixième : quatre strophes de quatre alexandrins à rimes croisées : réponse de l’Oracle à la question que lui ont posée les parents de Psyché. Si La Fontaine a pu écrire « diversité c’est ma devise 13 », il l’illustre, pour ce qui est du prosimètre, dans les premières pages des Amours de Psyché et de Cupidon : plusieurs types de vers, plusieurs manières de les organiser, fonctions et volumes différents des enchâssements, énonciations, tons et registres variés, origines multiples de ces passages dont certains écrits pour ce livre tandis que d’autres sont recyclés. La suite de l’ouvrage ne déçoit pas. Ses deux parties proposent des ensembles de vers de volumes variés (entre deux et cent trente-deux vers), des groupes de strophes, des séries d’alexandrins, un sonnet, des discours tenus par des personnages (Psyché ou Poliphile), un élément de récit, des descriptions attribuables à Poliphile, ou au narrateur général, une assez longue « Invocation à la Volupté » en vers variés prononcés par Poliphile, et, à quelques lignes de la fin, une évocation du coucher du soleil en dix octosyllabes attribuables au narrateur extradiégétique. Les Amours de Psyché et de Cupidon emploient l’enchâssement de vers pour donner la parole, créer des amplifications poétiques lors de descriptions, accroître le pathétique de certaines déclarations, introduire des dissonances qui participent de la gaieté. Il faudrait des dizaines de pages pour établir un inventaire commenté complet des façons et des raisons de ces enchâssements, qui font voir « l’artifice et les diverses imaginations 14 » de l’écriture de La Fontaine. On finirait peut-être par dire, comme le narrateur quand il déclare son admiration pour Versailles, que tous au livre « répondent/ Sans que de tant d’objets les beautés se confondent 15 ». Ces enchâssements enchantent, sans éblouir. Le premier d’entre eux introduit un thème fondamental : l’accord étonnant, mais heureux, car productif d’une mouvante diversité, entre deux réalités. Acante y célèbre les orangers qui « logent [...] en même temps » « l’espoir avec la jouissance 16 ». Ce thème de l’accord étonnant figure dès le titre de l’ouvrage Les Amours de Psyché et de Cupidon, qui n’est pas Psyché comme on le lit parfois la couverture de certaines éditions. Ce titre voulu par La Fontaine insiste sur la relation entre deux individus, très différents, 12 Les Amours de Psyché et de Cupidon, OD, p. 136. 13 « Pâté d’anguille », Nouveaux Contes, v. 4. 14 Les Amours de Psyché et de Cupidon, OD, p. 128. 15 Ibid., p. 187. 16 Ibid., p. 129. La Fontaine et le prosimètre : expériences et nostalgie PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0025 441 mais placés sur un même plan, et entre lesquels se tissent des amours. Contrairement à ce qu’annonce Proust par Un Amour de Swann, La Fontaine présente l’ensemble de la relation plurielle, délicieuse, douloureuse, tragique, et parfois risible entre deux êtres, une mortelle et un Dieu, qui aboutit, après une terrible crise, à ce qu’il nomme une « conversation de baisers 17 », et qui donne naissance à la Volupté. Ce qui paraissait impossible devient parfois possible. Il arrive que « L’espoir avec la jouissance/ Logent [...] en même temps ». Un dieu jaloux de son pouvoir et une jeune femme peuvent trouver entre eux un « juste tempérament 18 », après plusieurs expériences, et des difficultés surmontées, ce qui n’était pas le sujet du récit d’Apulée. De même est-il heureusement possible, dans le lieu de la plus extrême domination politique, de faire l’expérience discrète de l’amitié, comme l’illustre la lecture-conversation entre les quatre amis. Cela ne va de soi. Cela put sembler un miracle, mais cela résulte d’une attention, d’un travail subtil et mesuré, d’une élaboration créative des écarts. L’enchâssement de vers dans des pages de prose n’est pas seulement, pour La Fontaine, une démonstration de virtuosité, le recueil de ce qu’il sait faire. Ce travail esthétique correspond au « dessein 19 » du livre. Le prosimètre, avec ses variations, est ici une forme-sens. Il accorde, en un mouvement, qui est celui du texte, deux « genres » entre lesquels il maintient l’écart. De plus, loin de fonctionner de manière toujours identique, il se pratique de diverses manières, et se présente comme ces jardins où paraissent de vastes perspectives, des terrasses, des grottes, des statues, toutes sortes de variations dans l’art d’aménager la nature. Le prosimètre, dans Les Amours de Psyché et de Cupidon, est divers, comme est « toujours divers, toujours nouveau 20 », l’amour, tel que parviennent enfin à le vivre Psyché et Cupidon, lorsqu’ils ont pu passer, après force épreuves, de la fascination tyrannique à la « conversation de baisers 21 ». Les Amours de Psyché et de Cupidon sont un chef-d’œuvre d’art, un objet de délectation instructive pour qui considère cet ouvrage. L’emploi du prosimètre est une des « muances 22 » les plus subtiles. Il faut, pour le goûter, prendre le temps de la considération. 17 Ibid., p. 252. 18 Préface des Amours de Psyché et de Cupidon, ibid., p. 123. 19 Ibid., p. 127. 20 « Les deux Pigeons », Fables, IX, 2, v. 68. 21 Les Amours de Psyché et de Cupidon, OD, p. 252. 22 Ibid., p. 259. Yves Le Pestipon et Michèle Rosellini PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0025 442 Le livre, du vivant de La Fontaine, ne connut aucune réédition, et pas même d’éditions pirates 23 . Les lecteurs contemporains, comme Madame de Sévigné, n’en disent rien. Ce n’est pas que les aventures de Psyché n’intéressaient pas, puisque Molière, Quinault, Corneille et Lully réussirent ensemble l’opéra-ballet de Psyché en 1671, mais l’enchevêtrement des thèmes était sans doute trop complexe, et le roman en prosimètre n’était plus le goût du temps 24 . Si le « principal point est de plaire 25 », ce fut un échec. La Fontaine ne renouvela pas l’expérience. Après 1669, il ne rédigea aucune œuvre analogue aux Amours de Psyché et de Cupidon. Il ne publia pas de nouveaux essais de prosimètre, réservant son emploi à l’espace essentiellement privé de la correspondance. Les lettres familières : renaissance ou survivance du prosimètre ? La pratique épistolaire de La Fontaine n’a pas toujours été privée ni ses réalisations inédites. Son entrée dans la carrière poétique s’accomplit dans le cadre du service de plume rendu à son patron Nicolas Fouquet et sous la protection des seigneurs du fief de Château-Thierry, le duc et la duchesse de Bouillon : avec ces grands personnages il entretient une correspondance destinée à être rendue publique ou du moins diffusée largement. Lui-même a publié des épîtres en prose et vers adressées à Fouquet dans le recueil des Fables nouvelles, paru en 1671, témoignant ainsi de sa fidélité au surintendant sept années après sa condamnation à la détention perpétuelle. Et il a consenti à la publication tardive, dans l’Ordinaire d’octobre 1694 du Mercure galant, de l’hommage rendu, à la même époque (juin 1671) et sous une forme similaire, à Marie-Anne Mancini, duchesse de Bouillon. Il se conforme alors au régime galant de l’écriture de circonstance qu’a mis en vogue Jean-François Sarasin dans les années 1650 avec sa fameuse Pompe 23 Une réédition posthume paraît en 1701 chez la Veuve Barbin, avec Adonis ; puis une nouvelle édition par A. Moetjens à La Haye en 1707, suivie d’une réédition par les Libraires de Paris (1708) ; par la suite le roman sera réimprimé dans les éditions successives des Œuvres diverses de M. de La Fontaine (1729, 1744, 1758). 24 Voir M.-G. Lallemand, « Prosimètre et roman », dans Le Prosimètre au XVII e siècle. Un « ambigu de vers et de prose », M.-G. Lallemand et C. Nédelec (dir.), L’Entre-deux, n° 6, 2019, § 25 : « On observe que la poésie tend à disparaître des fictions narratives en prose, passé les années 1640, même si Madame de Villedieu insère de nombreux vers dans ses œuvres narratives. Autrement dit les fictions narratives en prose au début du siècle sont souvent des prosimètres, mais ce n’est plus le cas passé le premier tiers du siècle ». En ligne : https: / / lentre-deux.com/ index.php? b=80 25 Préface des Amours de Psyché et de Cupidon, OD, p. 123. La Fontaine et le prosimètre : expériences et nostalgie PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0025 443 funèbre de Voiture (1648) 26 , mais avec une application ostensible qui tient plus de la mise à distance ironique que d’une authentique appropriation. Ainsi, dans l’épître « À M. F. », La Fontaine assigne à l’attaque en prose une fonction métadiscursive qui opère à plusieurs niveaux. Premièrement, il introduit par-là l’« Ode à Madame » placée à la suite de l’épître, en précisant son statut dans la relation de service entre le poète et le patron : Le zèle que vous avez pour toute la maison royale me fait espérer que ce terme-ci vous sera plus agréable que pas un autre, et que vous lui accorderez la protection qu’il vous demande 27 . En termes d’économie domestique, « le terme » est la somme versée trimestriellement par le patron, et donc, par métonymie, la ou les pièce(s) de vers que le poète lui doit en contrepartie. L’exercice n’est pas gratuit, mais sert les intérêts ou la carrière dudit patron : en l’occurrence il s’agit de faire valoir l’attachement du surintendant au jeune roi Louis XIV et à sa famille, l’ode faisant l’éloge d’Henriette d’Angleterre, récente épouse de Monsieur frère du roi 28 . Deuxièmement, le poète met en scène son propre zèle au service de Fouquet, en envisageant « de louer dans un même ouvrage le digne frère de notre Monarque », avant de reculer devant la grandeur d’un sujet qui excèderait ses forces, pour se rabattre sur la grossesse de la reine : ainsi s’en tient-il à l’éloge des femmes de la famille royale, un terrain convenable à l’exercice galant de l’épître. Troisièmement, il entame le sujet sur le mode de la gazette de cour (« La grossesse de la reine est l’attente de tout le monde ») avant d’en venir à sa célébration poétique. Dans cette logique de l’insertion improvisée - qui tient du « bonus » ajouté à l’opus principal - les vers succèdent à la prose sans solution de continuité. Qu’apporte la rupture générique ? La possibilité de l’éloge hyperbolique, qui se partage entre trois objets : Louis dont « les commencements ayant été si beaux,/ Celui de son hymen nous promet des miracles » - c’est-à-dire un Dauphin, dès son coup d’essai - ; Thérèse, la jeune reine à l’embonpoint prometteur ; et Anne, la reine-mère protectrice du couple royal. Le retour à la prose se fait in fine sur le mode du commentaire métapoétique, notamment par l’allusion aux corrections que le surintendant a apportées à l’Ode : « j’espère que vous les trouverez en meilleur état qu’ils [les vers] n’étaient », ce qui rappelle opportunément - par un effet de bouclage avec l’attaque de la lettre - le rapport de sujétion du poète à son patron. Un tel 26 Voir L’Esthétique galante. « Discours sur les Œuvres de Monsieur Sarasin » et autres textes, A. Viala (dir.), E. Mortgat-Longuet, C. Nédelec, M. Jean (éd.), Toulouse, Société de Littératures Classiques, 1989, Introduction, p. 30-31. 27 Fables nouvelles, Paris, C. Barbin, 1671, p. 64 ; OD, p. 515. 28 Le mariage a eu lieu le 31 mars 1661, la lettre date probablement de juillet. Yves Le Pestipon et Michèle Rosellini PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0025 444 découpage permet-il de parler en ce cas de prosimètre ? Les passages en prose faisant office d’introduction et de conclusion aux vers - voire de transition entre deux passages versifiés -, la construction relève moins de l’enchâssement, que de l’encadrement : c’est là un cas-limite 29 . Toutefois on peut encore l’inclure dans le territoire du prosimètre si on le compare au dispositif de la « Lettre à Racine » du 6 juin 1686 30 , qui présente les pièces en vers comme des citations : soit le « couplet » de la jeune admiratrice de La Fontaine, suivi des « trois couplets » de celui-ci en réponse, et le brouillon d’une épître en vers destinée « au prince de Conti 31 ». La Fontaine adresse à son correspondant « ces petits échantillons » en gage de confiance amicale, tout en en restreignant la circulation (« ne montrez ces derniers vers à personne ») : les insertions de vers sont ainsi motivées par leur fonction citationnelle, elles ne composent pas avec le discours en prose une unité organique puisqu’elles pourraient en être extraites pour être divulguées en elles-mêmes. Cet éclairage nous permet d’apprécier plus pertinemment le dispositif de la lettre « À Madame la duchesse de Bouillon 32 ». Ici encore l’attaque en prose affiche le statut d’offrande assigné aux vers : mais il s’agit moins d’un dû que d’un don gracieux : « Je ne sais, Madame, qu’écrire à V. A. qui soit digne d’elle et qui puisse la réjouir. Il m’a semblé que la poésie s’acquitterait mieux de ce devoir que la simple prose ». Le jeu mythologisant sur le « nom du Parnasse » (Olympe) octroyé à la destinataire et sur sa supposée rivalité avec la déesse de l’amour (« Vénus lui cède ses emplois ») conforte l’orientation galante de l’éloge, qui d’ailleurs contamine la prose : « Ce que je vais 29 Ce mode de construction semble avoir été une constante dans la pratique lafontainienne du service de plume. En témoigne la « Relation à l’entrée de la Reine à Monseigneur le surintendant », une pièce non publiée par l’auteur mais recueillie dans les Œuvres posthumes (Lyon, C. Bachelu, 1696, p. 189-198) : même ostentation du statut économique des vers dans l’introduction en prose (« une occasion de m’acquitter » : le prochain « terme » échoit le 1 er octobre et l’épître est datée du 31 août 1660), même qualité d’éloge royal coloré d’autodérision dans la description poétique de l’entrée à Paris de la nouvelle reine (« Mais comment de ces vers sortir avec honneur ? »), même occasion offerte au surintendant de faire sa cour par le truchement de son secrétaire, avec grâce et légèreté (voir OD, p. 509-512). 30 Œuvres diverses, Paris, Didot, 1729, t. II ; OD, p. 655-657. 31 François-Louis, fils cadet de Louis-Armand, frère du Grand Condé. 32 Recueil de pièces curieuses et nouvelles tant en prose qu’en vers, La Haye, A. Moetjens, 1694, t. II, 5 e partie, p. 559-561 ; Mercure galant, oct. 1694 [la pièce est ainsi introduite : « Je crois, Madame, que pour vous donner envie de lire la lettre qui suit, il suffira de vous dire qu’elle a été écrite par M. de La Fontaine de l’Académie française, qui était alors à Château-Thierry »], OD, p. 577-578. La Fontaine et le prosimètre : expériences et nostalgie PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0025 445 ajouter n’est pas moins vrai, et m’a été confirmé par des correspondants que j’ai toujours eu à Paphos, à Cythère, et à Amathonte ». Ainsi le passage de la prose au vers (et vice versa) se fluidifie, l’un et l’autre « genre » poursuivant un même objet, l’éloge des charmes de la duchesse. Qu’est-ce qui, ce faisant, caractérise la fonction poétique, outre la régularité prosodique et rimique ? Sur le plan de l’énoncé, la capacité expansive des vers, qui se multiplient par surenchère descriptive ou expressive : Peut-on s’ennuyer en des lieux Honorés par les pas, éclairés par les yeux, D’une aimable et vive princesse ? Sur le plan de l’énonciation, la tendance à l’expression lyrique - contenue par l’autodérision, qui est la marque de fabrique de la poésie lafontainienne : Pour moi, le temps d’aimer est passé, je l’avoue, Et je mérite qu’on me loue De ce libre et sincère aveu Dont pourtant le public se souciera très peu On constate donc que La Fontaine s’approprie la forme du prosimètre dans la mesure où la relation au destinataire s’assouplit. Certes, l’hommage aux Bouillon relève des devoirs de civilité que s’impose le poète en tant qu’obligé des seigneurs de Château-Thierry, mais, dans la mesure où il le pratique en son nom propre, et non comme truchement d’un patron, il peut en infléchir le ton vers la familiarité de la correspondance entre amis. En outre, une véritable affinité le lie à la duchesse de Bouillon, qui s’exprimera, comme nous le verrons plus loin, à l’époque du séjour forcé qu’elle fit à Londres, auprès de sa sœur Hortense Mancini, duchesse de Mazarin, également chère à La Fontaine et à Saint-Évremond. Cette appropriation, que nous percevons à l’état naissant dans cette forme de communication encore largement codée, suit-elle les règles du prosimètre telles qu’elles ont été fixées dans le cadre neuf de l’esthétique galante, ou s’en affranchit-elle ? Dans le Discours sur les œuvres de M. Sarasin - à propos de la Pompe funèbre de Voiture évoquée plus haut -, Pellisson définit le prosimètre comme un dispositif textuel régi par un principe fondamental, l’unité organique de l’ensemble vers/ prose : « les vers n’y sont pas seulement mêlés avec la prose, mais composent avec elle le corps d’une même narration 33 ». L’unité de l’ensemble est assurée par la complémen- 33 Discours sur les Œuvres de Monsieur Sarasin, op. cit., « VI. De la Pompe funèbre de Voiture », p. 57 (nous soulignons). Yves Le Pestipon et Michèle Rosellini PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0025 446 tarité de ses composantes, que Pellisson caractérise ainsi quelques pages plus loin : L’une [la poésie], comme je l’ai déjà dit, prend son sujet d’ailleurs, le changeant et l’embellissant, à la vérité, au-delà de tout ce qu’on en pouvait attendre. Mais l’autre ne demandant rien à personne, et contente de soimême, tire toute sa matière de son propre sein, faisant de rien quelque chose, comme par une espèce de création qui semble surpasser la puissance humaine. 34 La Fontaine semble se conformer à cette exigence de distinction forte entre vers et prose lors des premiers essais de prosimètre dans sa correspondance privée : il a tendance à charger les vers d’une forme d’étrangeté, en rupture avec la familiarité du style prosaïque. On en a un témoignage très ancien avec la lettre qu’il adresse à son ami Maucroix, alors à Rome sur ordre du surintendant, le 22 août 1661 - soit deux semaines avant l’arrestation de celui-ci - pour lui rendre compte de la fête donnée à Vaux pour le roi et la cour 35 . Si la narration se déploie aussi bien en prose qu’en vers, ceux-ci sont mis en relief par la rupture qu’ils introduisent, tant dans le rythme que dans la matière narrative. Sur le plan de la temporalité, les passages en vers opèrent une sorte d’arrêt sur image en insérant du descriptif dans le narratif ; par exemple : Dès que ce plaisir [la représentation de la comédie des Fâcheux] fut cessé, on courut à celui du feu. Je voudrais bien t’écrire en vers Tous les artifices divers De ce feu le plus beau du monde. 36 Cette transition réflexive de la prose à la poésie ouvre sur une évocation du feu d’artifice qui se déploie sur 46 vers. Le basculement qui s’opère alors dans la temporalité suspendue de la merveille est renforcé par un déplacement référentiel : au monde réel se substitue le monde de la mythologie, qui est le référent traditionnel de la poésie, mais aussi cet « ailleurs » d’où l’insertion versifiée, selon Pellisson, tire ses « sujets ». Ainsi se trouve 34 Ibid., « VIII. Réflexion sur la poésie en général et sur celle de M. Sarasin en particulier », p. 62. 35 « Relation d’une fête donnée à Vaux », Œuvres diverses (1729), OD, p. 522-527. C. Nédelec remarque à juste titre que la « lettre-relation mondaine », c’est-à-dire le récit de voyage ou de fête, est le genre le plus accueillant au prosimètre, ce que La Fontaine démontrera brillamment avec sa Relation d’un voyage de Paris en Limousin (« Le prosimètre dans la théorie poétique », dans Le Prosimètre au XVII e siècle, op. cit, § 10 : https: / / lentre-deux.com/ index.php? b=79). 36 Ibid., p. 526. La Fontaine et le prosimètre : expériences et nostalgie PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0025 447 magnifiée la fête organisée par Fouquet, non sans une certaine exagération héroïcomique consciemment soulignée par le poète, notamment dans la relation de la mort accidentelle de deux chevaux effrayés par le feu d’artifice : Ces chevaux, qui jadis un carrosse tirèrent, Et tirent maintenant la barque de Caron, Dans les fossés de Vaux tombèrent, Et puis de là dans l’Achéron 37 . La frontière générique qui sépare l’univers mythologique du monde réel est ici brouillée. Le destinataire est convié à partager la désinvolture avec laquelle le poète rapproche l’Achéron des fossés de Vaux. Ainsi, loin de la trivialité dévolue à la prose, les vers créent de la familiarité par un effet de connivence. Dans sa Relation d’un voyage de Paris en Limousin, La Fontaine exploitera tout particulièrement cette propriété communicationnelle de l’alternance vers/ prose. Bien qu’il n’ait sans doute jamais envisagé de les publier, ces six lettres adressées à sa femme n’ont visiblement pas été écrites pour être seulement lues en privé 38 . Néanmoins l’épistolier tire parti du caractère de sa destinataire pour installer au seuil de la correspondance un pacte énonciatif nettement motivé. Outre la fonction de divertissement que doivent avoir ces lettres pour distraire Marie Héricart de sa solitude pendant que son époux accompagne son oncle Jannart dans son exil en Limousin, La Fontaine les charge d’une mission instructive : en intéressant sa femme aux particularités de l’histoire et aux singularités topographiques des lieux qu’il traverse, il espère la détourner de son goût exclusif pour les romans 39 . Mais, 37 Ibid., p. 127. 38 Cette correspondance n’a pas été imprimée du vivant de l’auteur. Les quatre premières lettres parurent pour la première fois dans les Œuvres diverses (1729, t. II, p. 26-58) ; les deux autres lettres dans l’édition des Mémoires de Coulanges par L. Monmerqué (Paris, J.-J. Blaise, 1820, p. 568-608) ; les six lettres ont paru ensemble dans les Œuvres complètes, accompagnées d’une Histoire de la vie et des ouvrages de J. de La Fontaine, par A.-F. Le Bailly (Paris, A. Nepveu, 1820-1821, t. XIV, p. 105-154 et t. XV, p. 22-83). Ces informations proviennent de la « Note de l’éditeur » de l’édition par D. Fortin de la Relation d’un voyage de Paris en Limousin [1663], Paris, Hermann, « Bibliothèque des Littératures classiques », 2018, p. 65- 67. 39 « Vous ne jouez, ni ne travaillez, ni ne vous souciez du ménage ; hors le temps que vos bonnes amies vous donnent par charité, il n’y a que les romans qui vous divertissent. C’est un fonds bientôt épuisé […]. Considérez, je vous prie, l’utilité que ce vous serait, si, en badinant, je vous avais accoutumée à l’histoire, soit des lieux, soit des personnes : vous auriez de quoi vous désennuyer toute votre vie, Yves Le Pestipon et Michèle Rosellini PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0025 448 tout en sollicitant sa bienveillance, il doit se garder de la rebuter par trop de sérieux : « c’est à moi de les assaisonner, si je puis, en telle sorte qu’elles vous plaisent ; et c’est à vous de louer en cela mon intention, quand elle ne serait pas suivie du succès 40 ». Aussi les vers seront-ils voués à alléger les contenus narratifs et descriptifs assumés par la prose : l’éloge supplante la description du jardin de Clamart 41 ou encore celle de la Loire 42 , et le conte se substitue à l’exposé géologique sur les plaines de Beauce 43 . Certes, les passages en vers conservent le recours aux noms de Parnasse et aux allusions mythologiques instauré par les usages précédents du prosimètre, mais plutôt que l’expansion épique ou lyrique, ils cultivent une rhétorique du paradoxe, célébration dérisoire 44 ou dénigrement railleur 45 , et affectent souvent la concision du trait d’esprit 46 . Les rares descriptions en vers s’énoncent à couvert d’un encadrement ironique, de l’ordre de la prétérition - « Il me semble que j’aurais bien fait d’invoquer les Muses pour parler de cette table assez dignement 47 » - ou de l’autodérision : « Imaginez-vous que je suis dans une allée où je médite ce qui s’ensuit 48 ». Ainsi, dans les six lettres qui composent la Relation, le prosimètre remplit un programme d’édification hybride, où l’inventaire des savoirs glanés au cours du voyage est allégé de son érudition par les intermèdes plaisants que produisent les insertions en pourvu que ce soit sans intention de rien retenir, moins encore de rien citer » (Lettre I, op. cit., p. 71) 40 Ibid. 41 Lettre I, ibid., p. 73. 42 Lettre III, ibid., p. 87-88. 43 Lettre III, ibid., p. 85. 44 « Ce n’est pas petite gloire/ Que d’être pont sur la Loire./ On voit à ses pieds rouler/ La plus belle des rivières/ Que de ses vastes carrières/ Phébus regarde couler » (Lettre II, ibid., p. 80). 45 « Enfin, elle [la ville de Richelieu] est à mon avis/ Mal située et bien bâtie […]/ Les dedans ont quelques défauts,/ Le plus grand, c’est qu’ils manquent d’hôte » (Lettre IV, ibid., p. 95). 46 « Le Port-de-Piles est un lieu passant, et où l’on trouve toutes sortes de commodités, même incommodes : il s’y rencontre de méchants chevaux, Encore mal ferrés, et plus mal embouchés, Et très mal enharnachés » (ibid., p. 94). 47 Lettre V, ibid., p. 105 ; cet énoncé introduit une évocation admirative en 20 vers de la table en marqueterie de pierres semi-précieuses, joyau du salon du château de Richelieu. 48 Ibid., p. 108 ; s’ensuit un hymne de 30 alexandrins à rimes plates adressé aux mânes de Richelieu. La chute parachève le portrait du poète en incorrigible rêveur : « Je serais encore au fond de l’allée où je commençai ces vers, si M. de Châteauneuf ne fût venu m’avertir qu’il était tard » (p. 109). La Fontaine et le prosimètre : expériences et nostalgie PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0025 449 vers, à la manière des récréations indispensables à l’étude. En outre, il donne sa tonalité propre au discours adressé. Aussi La Fontaine l’a-t-il adopté comme la forme constitutive de sa pratique épistolaire. Mais dans la Relation, il entretient un rapport évident avec le travail littéraire que mène le poète à la même époque, au point d’être considéré par son éditeur actuel, Damien Fortin, comme « le laboratoire secret des Contes et des Fables 49 ». Que devient le prosimètre dans l’écriture épistolaire quand celle-ci est détachée de l’expérimentation littéraire ? Hormis les quelques lettres de la période Fouquet publiées dans les Fables nouvelles, la quasi-totalité de la correspondance connue de La Fontaine figure dans les Œuvres posthumes, recueillies par Madame Ulrich. La relation tardive qu’il a entretenue avec l’éditrice - reconnue depuis peu comme l’autrice de La Folle Enchère, une comédie créée en 1690 par les Comédiens français - explique que les écrits qu’elle a eus en sa possession (lettres et manuscrits de contes et de fables) soient datés des toutes dernières années de la vie du poète (1687-1692). Mais cette limitation - chronologique et sans doute aussi sociologique - du corpus épistolaire présente un intérêt certain pour notre enquête : s’y dessine avec précision un réseau amical tissé autour du noyau formé par de grands seigneurs indésirables à la cour (le prince de Conti, le duc de Vendôme), l’écrivain Saint-Évremond, exilé à Londres depuis trois décennies, et les deux sœurs Mancini (Hortense et Marie-Anne), forcées par la disgrâce royale de partager son exil - un noyau auquel s’agrègent deux diplomates français en résidence à Londres, Monsieur de Barillon (ambassadeur) et Monsieur de Bonrepaux (intendant de Marine et chargé d’affaires), leur homologue anglais à Paris, Monsieur d’Hervart, sa femme et la petite société qu’ils réunissent dans leur résidence de Bois-Le-Vicomte. La Fontaine adresse à ces correspondants choisis des nouvelles et des compliments d’allure badine, mais qui n’évitent pas la gravité de leurs implications intimes, qu’il s’agisse de la mort prochaine et du regret des amours révolues, ou de l’obstination à poursuivre la veine des Contes en dépit de l’ordre moral régnant en France 50 . 49 Ibid., « Une Odyssée badine » (introduction), p. 64. 50 « Mais verrez-vous au bord de l’Hippocrène/ Gens moins ridés dans leurs vers que ceux-ci [Saint-Évremond et Waller] ? / Le mal est que l’on veut ici/ De plus sévères moralistes ; / Anacréon s’y tait devant les jansénistes » (À Madame la duchesse de Bouillon » [sept.-oct. 1687], Œuvres posthumes, op. cit., p. 92 ; OD, p. 671). Ces vers sont à rapprocher de la déclaration en prose à M. de Bonrepaux : « S’il arrive que ces vers-ci aient le bonheur de vous plaire (ils lui [Waller] plairont par conséquent), je ne me donnerai pas pour un autre, et continuerai encore quelques années de suivre Chloris, et Bacchus, et Apollon, et ce qui s’ensuit ; avec la Yves Le Pestipon et Michèle Rosellini PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0025 450 Le prosimètre est la forme usuelle de l’échange épistolaire : sur les 16 lettres que contient le recueil, 12 sont des prosimètres. Il est adopté par les correspondants, comme en témoignent les deux lettres allographes du recueil - l’une de Saint-Évremond, l’autre de l’abbé Verger à qui La Fontaine avait conté plaisamment une mésaventure amoureuse advenue à Bois-Le- Vicomte. Par ailleurs la circulation des lettres dans les cercles reliés de Londres et de Paris est attestée par mainte mention de réponses croisées 51 . Dans cet échange amical, l’alternance vers/ prose est plus régulière que dans les autres contextes épistolaires où nous l’avons observée : tant pour le volume que pour la tonalité. Si les passages en vers se présentent comme des unités rhétoriques propres à la déclamation - principalement des éloges ou des déclarations faussement solennelles -, ils n’introduisent pas de rupture de ton dans le cours de la lettre, mais se bornent à surenchérir par un jeu virtuose sur la distance railleuse adoptée également par l’énonciation en prose. L’épistolier joue avec son personnage de poète, jusqu’à l’autodérision, afin de capter la bienveillance amusée des correspondants que ses lettres mettent en relation. C’est sans doute le but qu’il poursuit en jalonnant sa lettre à Monsieur de Bonrepaux d’éloges poétiques de leurs amies communes ingénieusement introduits : J’en demeurerai donc là pour ce qui regarde la dame qui vous écrivit il y a huit jours [Mme de la Sablière]. Je reviens à Madame d’Hervart, dont je voudrais bien aussi vous écrire quelque chose en vers. Pour cela il lui faut donner un nom de Parnasse. Comme j’y suis le parrain de plusieurs belles, je veux et j’entends qu’à l’avenir Madame d’Hervart s’appelle Sylvie dans tous les domaines que je possède sur le double mont ; et pour commencer, C’est un plaisir de voir Sylvie ; Mais n’espérez pas que mes vers Peignent tant de charmes divers : J’en aurais pour toute ma vie. […] 52 En d’autres contextes, c’est sur son grand âge qu’il jouera, alternant la déploration du renoncement forcé aux Chloris et aux Aminte et la forfanterie de se faire - avec l’ami Saint-Évremond et pour la gloire des sœurs Mancini - « chevaliers de la Table ronde 53 ». L’emploi du prosimètre donne, modération requise, cela s’entend » (À Monsieur de Bonrepaux, À Londres, Du 31 août 1687, Œuvres posthumes, p. 81-82 ; OD, p. 667-668). 51 Un exemple entre autres : « […] ce que je dis au commencement [de la lettre à Bonrepaux citée ci-dessus] n’est qu’une réponse à quelque chose qui me concerne dans la vôtre à Madame de la Sablière » (Œuvres posthumes, p. 79 ; OD, p. 667). 52 Œuvres posthumes, p. 74-75 ; OD, p. 665. 53 « Lettre à M. de Saint-Évremond », À Paris, ce 18 décembre 1687, Œuvres posthumes, p. 113 ; OD, p. 675. La Fontaine et le prosimètre : expériences et nostalgie PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0025 451 on le sent, de l’animation à la lettre, un terme que l’on peut entendre en deux sens : d’une part la faculté de déplacement rapide d’un point de vue à un autre, d’un état d’esprit à son contraire ; de l’autre, la présence sensible de l’âme du scripteur, qui, loin de s’épancher tout uniment, s’incarne en multiples éthè portés par des styles divers. L’alternance systématique des vers et de la prose constitue ainsi un langage propre à la communication réservée à quelques proches, une sorte d’idiome de l’amitié lettrée. Si la pratique épistolaire familière du prosimètre conserve chez La Fontaine des traits de son usage littéraire - notamment le statut déclamatoire des vers -, elle génère sa propre codification, au point de devenir un langage commun aux proches du poète, une sorte d’idiolecte qui fédère leur complicité amicale. En cet emploi, le prosimètre se trouve dénué de l’inventivité expérimentale qui dynamisait son usage dans Les Amours de Psyché et de Cupidon 54 . À dire vrai, il est une survivance de l’ancienne liberté créatrice du poète, une pratique nostalgique qui convient à l’entre-soi de la petite société qui gravite autour de La Fontaine et de Saint-Évremond. Ces vieux amis entretiennent une évidente émulation dans l’art de composer des lettres en prose et vers alternés. Il est significatif que les deux sœurs Mancini laissent à Saint-Évremond le soin de répondre aux madrigaux galants que leur a adressés La Fontaine 55 : cette réponse par procuration révèle la complicité des deux écrivains de la même génération, dans un exercice de style qui les ramène à leur jeunesse baignée des rêveries pastorales de L’Astrée. Si la suggestion chevaleresque de La Fontaine relève de la gaieté parodique, elle entretient secrètement un lien avec ses années de formation à Paris, où l’amitié de Maucroix et de Pellisson fut scellée par la référence ludique aux « Palatins de Table ronde 56 ». Certes, la nostalgie de la 54 Selon la typologie établie par Y. Giraud, Les Amours de Psyché et de Cupidon illustrent la catégorie du « prosimètre à enchâssement », tandis que les lettres familières relèvent du « prosimètre négligé », « où se remarque le passage désinvolte et aléatoire de la prose au vers et vice versa, sans logique apparente et sans contrainte dimensionnelle » (« L’hybridation formelle dans le Voyage de Chapelle et Bachaumont et les modalités de l’alternance prose/ vers », Fiction narrative et hybridation générique dans la littérature française, H. Baby (dir.), Paris, L’Harmattan, 2006, p. 113). 55 « Réponse de Monsieur de Saint-Évremond à la Lettre de Monsieur de La Fontaine, écrite à Madame la Duchesse de Bouillon », Œuvres posthumes, p. 99-105 : OD, p. 1008-1010. 56 Voir la déconstruction du mythe littéraire de l’académie des « Paladins » ou « Palatins » par K. Abiven dans « Muses naissantes ». Écrits de jeunesse et sociabilité lettrée (1645-1655), K. Abiven et D. Fortin (dir.), Reims, Épure-Éditions et Presses universitaires de Reims, « Héritages critiques », 2018, « Postface », p. 135-165. Yves Le Pestipon et Michèle Rosellini PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0025 452 jeunesse parcourt toute l’œuvre de La Fontaine. Mais cette nostalgie engagée à la fin de sa vie dans la pratique du prosimètre était fort probablement une nostalgie partagée, une sorte de complicité créative, qui a permis au vieux poète - en un temps où presque plus personne n’écrivait de prosimètre 57 et où lui-même avait renoncé à en publier après l’échec de Psyché - de conserver une forme d’écriture légère et mobile par laquelle il persistait à se sentir vivant et libre. « J’en laisse à d’autres la gloire,/ Et je reviens à mes moutons », déclare-t-il à la duchesse de Bouillon en conclusion d’un éloge de l’historiographie royale, et d’enchaîner sur cette précision burlesque : « Ces moutons, Madame, c’est Votre Altesse et Madame Mazarin 58 ». Ce qui démontre, s’il en était besoin, que la liberté permise par le prosimètre peut aller jusqu’à l’impertinence. 57 Voir M. Speyer, « Un “ambigu” en quête d’un genre éditorial. Le prosimètre dans les recueils collectifs de pièces (1650-1670) », L’Entre-deux n° 6, op. cit. https: / / lentre-deux.com/ index.php? b=83 L’empan chronologique de l’enquête qui fait l’objet de l’article montre clairement que les recueils collectifs cessent de publier des épîtres en prosimètre dès la fin des années 1660. Si le recueil dit « La Suze-Pellisson » (Recueil de pièces galantes en prose et en vers) est réédité jusqu’au milieu du XVIII e siècle, la forte présence du prosimètre - 15 épîtres successives en prosimètre ouvrent la première partie - tient sans doute au contexte de sa publication initiale (G. Quinet, 1663). 58 « Lettre à madame la duchesse de Bouillon », Œuvres posthumes, p. 97 ; OD, p. 672. PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0026 Se raconter et se défendre en prose et en vers : le prosimètre chez Dassoucy C LAUDINE N ÉDELEC U NIVERSITÉ D ’A RTOIS , T EXTES ET C ULTURES À son retour à Paris en 1669 1 , après une absence de seize ans, Dassoucy se trouve bien obligé (il sait d’expérience que les écus qu’il a en poche ne feront pas long feu) de se lancer à corps perdu dans la reconquête de sa place dans le champ littéraire et artistique parisien : il veut, dit-il, se « faire connaître un peu mieux à bien des gens dont [il n’est] pas trop bien connu 2 », et ailleurs il précise : « je ne laisse passer aucune occasion de me faire voir 3 », pour pouvoir « reparer les ruines de [son] Parnasse desolé 4 ». Il semble donc n’avoir rien perdu de son énergie, pour lutter contre ce qu’il appelle son mauvais sort (il y met un peu du sien tout de même ! ) et les mauvaises langues acharnées contre lui 5 , mais ses handicaps sont grands : toutes ses publications portent la marque de la nécessité non seulement de se rappeler, comme artiste, à ceux qui l’ont oublié (à l’en croire, certains ont 1 D’après son dernier biographe, J.-L. Hennig, parti brusquement vers la mi-juillet 1653, il serait revenu pendant l’été 1669 (Dassoucy & les garçons, Paris, Fayard, 2011, p. 656-659 et p. 962). Lui-même dit plutôt 1654 ou 1655 : « Je ne sais si ce fut l’an mil six cent cinquante-quatre ou cinquante-cinq... », première phrase des Aventures de M. Dassoucy [Paris, A. de Rafflé, 1677], dans Libertins du XVII e siècle, t. I, J. Prévot (éd.), Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1998 (désormais Av), p. 755. 2 Les Aventures d’Italie de Monsieur d’Assoucy, Paris, A. de Rafflé, 1677 (désormais AI), « Préface » (ce texte, absent de l’édition de la BnF IFN 8626246, se trouve dans l’édition d’É. Colombey, Aventures burlesques de Dassoucy, Paris, A. Delahays, 1858, p. 211). 3 Les Rimes redoublées de Monsieur Dassoucy, Paris, C. Nego, 1671, « Epistre au Lecteur », p. 2 (désormais RR). 4 La Prison de Monsieur Dassoucy, Paris, A. de Rafflé, 1674 (désormais P), p. 2. 5 Voir G. Catusse, « Des Rimes redoublées aux Aventures de Monsieur Dassoucy : dire et redire la “médisance” », Avez-vous lu Dassoucy ? , D. Bertand (dir.), Clermont- Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, 2005, p. 143-155. Claudine Nédelec PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0026 454 même prétendu qu’il était mort 6 ...), mais aussi d’argumenter contre ses adversaires, à la fois sur un plan idéologico-moral et sur un plan esthétique, en offrant une image de soi « agréable », c’est-à-dire non seulement plaisante, mais méritant d’être agréée. Or, une des attaques dont il pense qu’elle a fait le plus de mal à sa réputation, bien avant celle de Boileau en 1674, c’est celle qui est contenue dans le fameux prosimètre intitulé le Voyage de Messieurs de Bachaumont, et La Chapelle 7 . Chose curieuse, c’est justement après le retour à Paris que l’insertion de vers dans la prose devient un mode d’écriture majeur de Dassoucy. Certes, on en trouve deux exemples antérieurs : l’un dans une lettre « À Monseigneur le comte de Servien, surintendant des finances », dans son Nouveau recueil de poésies héroïques, satiriques et burlesques de 1653 8 ; l’autre est la forme générique adoptée pour célébrer l’arrivée à Florence, au moment où il s’y trouve (entre l’été 1659 et l’hiver 1661) de la future épouse du grand-duc de Toscane, Marguerite Louise d’Orléans, une des filles de Gaston d’Orléans 9 . Le second est très intéressant, mais sort de la problématique que je voudrais développer ici ; le premier pose les prémices de l’emploi que fit Dassoucy du prosimètre dans sa « seconde carrière », c’est-àdire après son retour d’exil. Il est en effet fortement présent dans Les Rimes redoublées (1671), La Prison (1674), Les Aventures et Les Aventures d’Italie (1677) 10 : on peut ainsi relever 43 poèmes en 139 pages (dans l’édition de la Pléiade) dans Les Aventures 11 . Je me propose donc d’étudier quels sont les raisons et les effets de ce choix technico-esthétique, qui, assez loin de la recherche de séduction propre aux lettres galantes qui se sont développées pendant son absence, semble plutôt s’inscrire à la fois dans la reconstruction de son ethos de poète et dans une argumentation pro domo, en écho avec la fonction satirique ancienne de ce mode d’écriture. 6 Il y revient à plusieurs reprises, notamment dans La Prison (op. cit.). 7 Après avoir circulé en manuscrit, il paraît dans un recueil aujourd’hui perdu, Nouvelles poésies et prose galantes, Paris, E. Loyson, 1661 (voir Voyage d’Encausse, Y. Giraud (éd.), Paris, Champion, 2007, p. 25 sq.). Il est réédité en 1663 (Recueil de quelques pièces nouvelles et galantes, Cologne, P. du Marteau), sur un autre manuscrit. 8 Dit aussi Œuvres mêlées, ou Poésies et Lettres, Paris, J. B. Loyson, 1653, p. 151-153 [Ars 8 BL 9116]. 9 À son Altesse Sérénissime Madame Marguerite Louise d’Orléans, sur son mariage avec son Altesse Sérénissime Cosme de Médicis, prince de Toscane, Florence, à l’enseigne de l’Étoile, 1661. 10 Les exceptions sont : Les Amours d’Apollon et de Daphné (théâtre versifié, vers 1673), Les Pensées dans le Saint-Office de Rome (prose, 1676), et quelques poèmes encomiastiques. 11 Voir un relevé en annexe. Le prosimètre chez Dassoucy PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0026 455 Petit rappel des faits En juillet 1653, des circonstances mal élucidées précipitent Dassoucy sur les routes de France, puis d’Italie. Lors de son séjour à Montpellier, il a des soucis avec la justice locale (quelques jours de prison) et avec l’opinion publique, notamment féminine 12 - en raison, disons-le carrément, même si les textes de l’époque usent de toutes sortes de circonvolutions, de soupçons de pratiques homosexuelles, voire pédérastiques. Dassoucy s’en sort, poursuit son voyage... Mais, alors qu’il est arrivé à Rome, ces mésaventures le rattrapent. On l’informe (vers 1665 13 ) que le bruit s’en répand, à cause de la relation de voyage de deux compères, un certain Bachaumont et surtout son ancien (très bon) ami, Chapelle 14 . Or ce récit, en prosimètre, sans pour autant prononcer le mot, dénonce assez clairement la chose... À leur arrivée à Montpellier, un bourgeois explique aux deux voyageurs qu’on va brûler Dassoucy, pour « un crime qui est en abomination parmi les femmes 15 ». On en parle dans les salons, dont ils dépeignent railleusement les précieuses ; l’une d’entre elles regrette que « Tous ces Messieurs les beaux Esprits,/ Soient sûjets à telle infamie 16 ». Mais il y a plus grave : Nous eûmes toutes les peines du monde à passer dans les rües à cause de l’affluence du peuple. Là d’hommes on voyoit fort peu, Cent mille femmes animées, Toutes de colère enflamées, Accouroient à foule en ce lieu Avec des torches allumées. Elles écumoient toutes de rage, & jamais on n’a rien veu de si terrible : les unes disoient que c’estoit trop peu de le brûler ; les autres qu’il faloit l’écorcher vif auparavant ; Et toutes, que si la Justice le leur vouloit livrer, elles inventeroient des nouveaux suplices pour le tourmenter. Enfin, L’on auroit dit à voir ainsi 12 Sur les détails de l’affaire, voir J.-L. Hennig, op. cit., p. 714-743. 13 C’est du moins ainsi qu’est datée la réponse de Dassoucy, sous la forme d’une lettre « A monsieur Chapelle, mon tres-cher & tres-parfait Amy », publiée en 1671 dans Les Rimes redoublées (RR p. 106-118), et, avec des variantes, dans une réédition, probablement rapide (sous l’effet d’une censure ? ), d’une autre version du même ouvrage (Paris, C. Nego, s. d. [1673 ? ], p. 105-120). Voir le commentaire de ces deux éditions dans G. Catusse, op. cit., p. 148, et dans Charles Coypeau Dassoucy, Les Aventures et les prisons, D. Bertrand (éd.), Paris, Champion, 2008. 14 Claude-Emmanuel Luillier, dit Chapelle (1626-1686). 15 « Voyage de Messieurs de Bachaumont, et La Chapelle », Recueil de quelques pièces nouvelles et galantes, op. cit., p. 62. 16 Ibid., p. 64. Claudine Nédelec PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0026 456 Ces Bacchantes échevelées, Qu’au moins ce Monsieur d’Assoucy Les auroit toutes violées ; Et cependant il ne leur avoit jamais rien fait 17 . Un peu plus tard, ils retrouvent Dassoucy en Avignon. « N’ayant plus pour tout équipage/ Que mes vers, mon lut, & mon page./ [...] Mais enfin me voila sauvé ; / Car je suis en terre Papale 18 », leur dit-il, ce qui n’est pas sans sous-entendus. Il nous prit envie de sçavoir au vray ce que c’estoit que ce petit garçon, & quelle belle qualité l’obligeoit à le mener avecque luy ; nous le questionnâmes donc assez malicieusement, luy disant, Ce petit garçon qui vous suit, Et qui derriere vous se glisse, Que sçait il ? en quel exercice, En quel art l’avez vous instruit ? Il sçait tout, dit il, s’il vous duit, Il est bien à vôtre service. Nous le remerciâmes lors bien civilement, ainsi que vous eussiez fait, & ne luy repondîmes autre chose, Qu’adieu, bon soir, & bonne nuit : De vôtre Page qui vous suit, Et qui derriere vous se glisse, Et de tout ce qu’il sçait aussi, Grandmerci, Monsieur d’Assoucy ; D’un si bel offre de service, Monsieur d’Assoucy grandmercy 19 . Deux constats. L’un, que nous avons bien affaire à un prosimètre au sens de Pellisson, où vers et prose composent « le corps d’une même narration 20 » - nous verrons si c’est ce modèle que va adopter Dassoucy. L’autre est que tout cela n’est pas aussi violent contre Dassoucy que celui-ci l’a ressenti et interprété : les femmes de Montpellier sont elles aussi tournées en ridicule, 17 Ibid. 18 Ibid., p. 73. 19 Ibid., p. 73-74. 20 P. Pellisson, « Discours sur les Œuvres de M. Sarasin » [1656], dans L’Esthétique galante. Paul Pellisson, Discours sur les Œuvres de Monsieur Sarasin et autres textes, A. Viala, E. Morgat et C. Nédelec (éd.), Toulouse, Société de littératures classiques, 1989, p. 57. Notons que le texte de Sarasin dont il est question, La Pompe funèbre de Voiture, publié en 1649, fait figure d’innovation. Voir C. Nédelec, « Le prosimètre dans la théorie poétique », Le Prosimètre au XVII e siècle, « un ambigu de vers et de prose », M.-G. Lallemand, C. Nédelec et M. Speyer (dir.), L’Entre-deux, n° 6 (novdéc. 2019), https: / / www.lentre-deux.com. Le prosimètre chez Dassoucy PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0026 457 l’amplification rhétorique sur fond mythologique est évidente, d’ailleurs (d’après Dassoucy) assez largement empruntée aux poèmes écrits par lui à cette époque 21 ; et après tout, Chapelle et Bachaumont avouent se sentir aussi visés (pour Chapelle en tout cas, cela avait quelque raison d’être ! ), et quittent précipitamment Montpellier... Ajoutons un détail intéressant. On trouve dans le Nouveau recueil de poésies un « Voyage de Sens, ou l’auteur se raille soy mesmes », récit picaresque en octosyllabes, adressé à son « cher amy de la Chappelle 22 » ; il se termine par une déclaration épicurienne un peu osée : Ores je bois frais & ne mange, Rien que perdrix & pigeonneaux, Mes Pages rien que des gateaux, Et mon nepveu qui fait le Prince, Plus fier qu’un noble de Province, Ris Chante & bois & fait [sic] l’amour, Et moy je la fais à mon tour 23 . De là à penser que cela a donné des idées - traîtresses - audit Chapelle... Dassoucy a conçu un violent ressentiment de ce Voyage, tout de même saturé d’allusions à l’homosexualité, d’autant qu’il a pu penser qu’il s’était ajouté aux causes de sa détention dans les prisons du Saint-Office, de la fin de 1667 au mois de septembre 1668. De retour à Paris À son retour à Paris, donc, Dassoucy estime urgent d’entamer la reconquête de son « territoire », et la guerre contre ses calomniateurs. Je laisserai de côté celles qui concernent son statut de musicien/ compositeur, car aucun texte qu’il publie ne contient de partition. Malgré tout il ne manque pas de parler, dans sa Prison, de ses diverses tentatives en ce domaine, et (peutêtre) de ses Amours d’Apollon et de Daphné 24 ; et l’anecdote qu’il raconte, dans ses Aventures d’Italie, à propos de chanoines ayant voulu le récréer de leurs chants (épouvantables) semble bien là aussi pour glisser un peu de publicité (comme on dirait aujourd’hui) : « Ils chanterent plusieurs de mes 21 Av p. 871 : « Mes expressions et mes pensées, tout vous est bon ; [...] pour divertir le lecteur vous avez si ingénieusement transplanté dans vos écrits ce que mes vers avaient dit avant votre prose, après l’avoir arraché de ce couplet que je fis à Montpellier pour me moquer de ces femmes à qui je n’avais jamais rien fait ». 22 Nouveau recueil de poésies, op. cit., p. 136-141. 23 Ibid., p. 141. 24 Paris, A. de Rafflé : on pense pouvoir aujourd’hui dater cette parution de 1673. Claudine Nédelec PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0026 458 airs à quatre parties ; mais avec tant d’art & de politesse, que si je ne les eusse veus imprimez par Ballard, & sous mon nom, je les eusse desavouez pour mes enfans 25 ». Dès 1671, il publie dans Les Rimes redoublées sa réponse à Chapelle, lui renvoyant l’accusation de sodomie, assortie de quelques autres amabilités. Mais c’est sur un autre point qu’il me semble que Dassoucy « répond » à Chapelle. Il se doute bien en effet que, pendant son absence, les modes littéraires ont changé ; en particulier, le grand succès du Voyage, qui luimême s’inscrit dans la vogue des recueils galants, et plus particulièrement des lettres et récits mi-prose mi-vers à la première personne, fictifs ou non, a dû le frapper. Du prosimètre de Dassoucy, je voudrais étudier deux aspects. D’une part, d’un point de vue en quelque sorte technique, selon quelles procédures Dassoucy insère-t-il ses vers dans sa prose ? D’autre part, quelle fonction pragmatique est-elle assignée à ces insertions ? De la prose aux vers, des vers à la prose Dassoucy ne choisit pas entre les deux principaux modes d’insertion de vers dans la prose, le mode citationnel, qu’il s’agisse de citations de poèmes d’autrui (poète réel ou personnage défini comme poète) ou d’autocitations, ou de composer avec ces deux modes d’écriture « le corps d’une même narration ». Il pratique aussi bien l’un que l’autre. Former le corps d’une même narration (ou d’un même discours) Dassoucy est très habile à passer souplement, et pour ainsi dire à l’aventure, de la prose aux vers, et des vers à la prose - façon « galante » d’animer le récit, ou le discours, de diversifier le style, de jouer avec le langage et le rythme, bref d’introduire de la variété pour plaire au lecteur. Ainsi, dans l’épître « Au roi » qui ouvre Les Aventures, le discours encomiastique en prose est entrecoupé de quatre passages versifiés qui s’y insèrent comme naturellement. Pour deux d’entre eux (le premier et le dernier), ils relèvent du style élevé de l’éloge, et ne se distinguent guère du contexte en prose que par la versification ; les deux autres jouent du contraste produit par leur style burlesque - non sans que Dassoucy ait rappelé qu’il faisait rire le jeune Louis XIV à son petit coucher. 25 AI, p. 22. Les Airs à quatre parties du sieur Dassoucy ont paru chez R. Ballard en 1653. On vient de retrouver l’ensemble des partitions, N. Berton-Blivet et F. Michel (éd.), Paris, IReMus, 2019, airsdedassoucy_20191008.pdf. Le prosimètre chez Dassoucy PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0026 459 Quoique j’eusse prévu par avance la grandeur étonnante de vos futures merveilles, hélas, Sire, il fallait bien d’autres tireurs d’horoscope pour deviner : Qu’au plus fort de cette saison Où chacun comme un limaçon Dedans sa coque se retire, Où le soldat dans son pignon, Près du feu mange son quignon, Et que ce grand boute tout cuire, Ce grand Dieu du colin tampon Change son casque en poêle à frire [...] Vous eussiez pris en trois semaines, À la barbe de l’Aquilon, Tout le comtat du Bourguignon, En tête de vos capitaines, Qui donnent les fièvres quartaines, Et prennent les murs sans canons. Et bien d’autres prophètes plus fins que Nostradamus, pour prédire qu’on verrait aujourd’hui V. M. faire tête à toute l’Europe, et comme un autre Jupiter contre les géants, éluder la puissance de cent potentats, après avoir passé comme un éclair en Hollande, et réduit ces colosses invaincus à n’avoir plus contre l’ardeur de votre courage, d’autre asile ni d’autres remparts que la mer et les tritons 26 . Quant au récit de son arrestation dans sa Prison, Dassoucy y alterne très librement proses et vers, feignant, en galant homme, de raconter sur le mode plaisant et enjoué ce qui fut certainement une rude épreuve. Il s’agit aussi de « faire oublier la mésaventure et surtout ses causes, au profit de la démonstration de virtuosité poétique [...]. On glisse du plan social au plan esthétique, là où Dassoucy est mieux à même de prouver son excellence 27 ». La premiere chose, dis-je, que firent ces Archers des Muses, ce fut de sceller tous mes coffres, apres s’estre saisis de mon argent. Ce premier acte tragicomique estant fini, il fallut sans intermede passer au second. Un Huissier tres-dispos & tres-allaigre vint à moy avec une gaillarde troupe d’Archers, Lesquels avec peu de raison, Comme un coquin patibulaire, Se jetterent sur ma toison, Pour me loger en la maison, Où l’on ne boit que de l’eau claire, 26 Av p. 750. 27 E. Lesne-Jaffro, « Le récit de prison de Dassoucy », Avez-vous lu Dassoucy ? , op. cit., p. 291-303, p. 294. Claudine Nédelec PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0026 460 Des pleurs que l’on verse à foison, Quoy que sans aucun Emissaire, Le seul valet du Commissaire, M’eust fort bien conduit en prison. Car je ne suis pas de ceux qui se battent contre les Archers : comme je suis d’un naturel de brebis, j’ay trop de reverence pour les loups, & trop de respect pour leurs pattes, pour m’aller jouër à leurs griffes, aussi je me laissay mener comme un mouton [...] 28 . Mode citationnel À l’opposé, le récit du séjour de Dassoucy à la cour de la Princesse de Savoie 29 , qui compose la première partie des Aventures d’Italie, use exclusivement du mode citationnel : on n’y trouve pas moins de neuf poèmes de circonstance, auxquels s’ajoutent, dans des retours en arrière digressifs, trois poèmes antérieurement composés, et deux poèmes attribués à un autre, peut-être énonciateur fictif. Notons à ce propos qu’il arrive rarement à Dassoucy de citer des vers d’autrui 30 ; de plus, leurs « auteurs » sont parfois bien ambigus. Ainsi ce poème à son éloge censément composé par un curé rencontré dans sa jeunesse : après l’avoir présenté comme ignorant et un peu fou, Dassoucy ne tarit pas de louanges sur ses vers, « beaucoup plus excellens que toute la Poësie platte de tous les plats Poëtes 31 », et les cite tout au long. Ce poème étant particulièrement bizarre et irrégulier, cet éloge est bien sûr ironique, et Dassoucy semble bien s’être lui-même amusé à composer de fort mauvais vers, qui ont au moins le mérite de faire rire ! Autre exemple. Dans un moment pénible de sa prison parisienne, privé de moyens d’écrire, il dit avoir composé de tête un poème « A la France » qu’il a appris par cœur, et récite à son ami Éraste 32 . Or ce poème intègre un « Dialogue 33 » versifié entre Colin et Pierre du Puis, mâtiné de patois parisien, qui est une parodie des libelles satiriques « Qu’un tas de gueux aux pieds pourris,/ Plus amis de la calomnie/ Que de mes faits, & de mes dits,/ Parlant de moy, font dans Paris 34 ». 28 P p. 33-35. 29 AI p. 97-377. 30 Un poème de d’Aubijou et un poème de Chapelle dans Les Aventures (Av p. 850 et p. 869), quelques vers de Boileau dans Les Aventures d’Italie (AI p. 241 et p. 263), une citation de Robinet et une de Le Tellier dans La Prison (P p. 138-141 et p. 146- 148). 31 AI p. 304-305. 32 P p. 48-70. 33 P p. 59-62. 34 P p. 58. Le prosimètre chez Dassoucy PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0026 461 Les Rimes redoublées présentent un cas intéressant, et en quelque sorte inverse de celui des Aventures d’Italie. Pour ce dernier ouvrage, l’intention narrative première annoncée par le titre est comme de façon automatique accompagnée de nombre de poèmes, soit que les vers aient été directement composés à l’occasion de tel ou tel événement raconté, soit que les circonstances rappellent au narrateur des événements antérieurs ayant eux aussi provoqué la rédaction de tel ou tel poème. Dans Les Rimes redoublées, le recueil de poésies laisse la place, après les cinquante premières pages, à un mélange de poèmes « de circonstance » et de fragments narratifs qui les encadrent et en décrivent les circonstances, sur le modèle suivant : « Je composay ces vers à Rome, que je donnay à Monseigneur l’Abbé le Tellier, aujourd’huy Coadjuteur de Reims » figure en incipit 35 ; suit le poème, puis « Ce seigneur splendide, & genereux me commanda de l’aller voir le lendemain [...] 36 », ce qui donne lieu à un récit en prose, agrémenté de quelques autres poésies, des relations de Dassoucy avec ce personnage jusqu’à son arrestation. En fait, Dassoucy ne distingue pas sa vie d’homme de sa vie d’écrivain, ou plutôt de poète : comme le disait Pellisson à propos de Sarasin, il se donne la liberté d’être « orateur » et poète en même temps 37 . C’est comme poète, comme poète aussi excellent que persécuté, que le « je » qui parle, sous la pression d’une puissante nécessité, se définit. (Re)construire sa persona de poète Dassoucy s’emporte contre Loret qui aurait fait 38 courir le bruit de sa mort : « qu’avois-je fait à ce beau rimeur des halles, pour insulter si fierement contre l’honneur de mes Muses, plus éclairées et plus honnestes que les siennes ? 39 ». On peut certes voir dans l’adoption massive du prosimètre le désir de profiter de la mode, tout en répondant à ses calomniateurs aussi sur le plan esthétique. Mais il semble bien que ce mode d’écriture ait offert à Dassoucy la possibilité de reconstruire son ethos, sa persona de poète de Cour, de poète « innocent 40 », de poète « Empereur du Burlesque 41 »... 35 RR p. 52. 36 RR p. 58. 37 P. Pellisson, op. cit., p. 58. 38 Petit mystère : on n’a rien retrouvé de tel dans sa Gazette. 39 AI p. 87. 40 AI p. 244. 41 AI p. 264. Claudine Nédelec PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0026 462 Illustrer ses relations mécénales C’est peut-être parce que Les Aventures d’Italie racontent ses diverses tentatives pour s’implanter dans la maison d’un Grand, grâce à son « service poétique », qu’elles sont particulièrement riches en autocitations, qui valent pour attestations de ce service, et pour preuve, pour les lecteurs « ordinaires », qu’il est bien un poète (et un musicien) apprécié des grands de ce monde, contrairement à ce que prétend Boileau. Outre ses aventures à la cour de la princesse de Savoie, on peut citer l’épisode des quelques jours passés à Monaco, chez Honoré Grimaldi II, qui lui fait un excellent accueil, et lui alloue une grosse somme d’argent, « présent qui à la vérité était trop considérable pour moi, puisque lui disant adieu, je ne lui pus laisser pour tant de grâces que ce misérable sonnet 42 » (en alexandrins), cité ensuite in extenso (évidemment pour prouver qu’il n’est pas si misérable...). C’est aussi pour cela que ses épîtres dédicatoires, après son retour à Paris, sont toutes en prosimètre - ce qui est une pratique dont je ne connais pas d’autre exemple. Mais il est bon de noter aussi - et là encore c’est assez exceptionnel - que Dassoucy n’hésite pas à mettre au nombre des mécènes qu’il célèbre prosaïquement et poétiquement quelques petites gens qui lui ont porté assistance, tel ce M. Le Breton, concierge au Châtelet, pour qui il compose une chanson 43 . Renforcer l’argumentation Si la pratique de l’insertion narrative semble essentiellement décorative, la pratique citationnelle fait souvent fonction non seulement d’attestation du statut de poète de l’écrivain, mais aussi de renforcement argumentatif, notamment par la répétition des mêmes motifs sous deux modes différents. Car, même si, comme il le reconnaît dans sa Prison, Apollon « [...] pour dresser une Requeste,/ Ne vaut pas le cheval grison/ De Monsieur l’Avocat Talon 44 », cela ne l’empêche pas d’adresser pour sa défense « A Monsieur Deffita, lieutenant C... [riminel] », outre des lettres en prose, plusieurs sonnets 45 , et à « tous les Messieurs du Chastelet » une « gallanterie » en 42 AI p. 74. 43 P p. 111-112. 44 P p. 118. Il s’agit soit d’Omer Talon (1595-1652), réputé pour son art oratoire, soit de son fils, Denis Talon (1628-1698), tous deux avocats généraux au Parlement de Paris. 45 P p. 125-129. Son ami Éraste le qualifie d’ailleurs de « si grand amy des Muses » (p. 124). Le prosimètre chez Dassoucy PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0026 463 octosyllabes 46 . Les vers peuvent en effet avoir un impact pragmatique plus puissant que la prose, comme le constate Dassoucy à propos du discours même de ses adversaires 47 , ou du moins contribuer à en renforcer l’effet 48 . Quel plaisir à un pied plat, de voir des flâmes decraner un tel Occiput, & se faire un passage dans un cerveau tout lardé de belles pensées, & tout farcy de tons cromatiques ; de voir griller une docte & sçavante main, rostir un quartier de Caliope & de Clio ! [...] Mon Dieu Quel ravissement extatique, Qu’elle eust eu de joye à son tour, Venus & sa troupe arcadique, De voir ardre en place publique Un heretique en fait d’amour 49 . Cette reprise ironique et satirique du discours fanatique des dévots et des moralistes est plus frappante d’être une seconde fois dite, dans des vers particulièrement sonores. Cherchant les causes de son emprisonnement, il finit par en accuser le « vulgaire ignorant et malin », et le « Oüy dire », « animal tres-cruel & tres dangereux » : « Plus fier que foudre & que tempeste,/ Toûjours sa rage est toute preste 50 ». Mais Ouï-dire a été empêché de nuire par [...] ces Messieurs du Chastelet Qui pour punir le malefice, Font prendre les gens au collet, De ce langard plein de malice, Qui me chargeoit comme un mulet Graces à Dieu, m’ont fait justice Et l’ont croqué comme un poulet [...]. Ce babillard est au filet, Et le silence est son supplice, Grace à Messieurs du Chastelet, 46 P p. 134-136. 47 « Les beaux Vers que ces deux celebres Auteurs [Loret et Chapelle] ont daigné faire à ma loüange, ne laissent pas de passer dans le monde pour des oracles aussi authentiques, que s’ils avoient esté prononcez par la bouche de la verité mesme » (P. p. 167). 48 C’est ce qu’on trouve à plusieurs reprises dans Les Amours de Psyché et Cupidon de La Fontaine (1669). Voir C. Nédelec, « Admirable tremblement du temps... La temporalité dans les “œuvres galantes” de La Fontaine », Le Fablier, n° 9, 1997, p. 77-82. 49 P p. 22-23. 50 P p. 165-166. Claudine Nédelec PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0026 464 Qui pour punir le malefice, Font prendre les gens au collet 51 . Ici, c’est le refrain que permet la forme versifiée qui accentue l’accusation, et l’éloge. Prouver son talent de poète (burlesque) « Devant la plus galante Cour qui fust jamais, je parus aussi brillant qu’un Apollon 52 ». Cette abondance citationnelle, ainsi que le fréquent recours à la mythologie poétique, par exemple dans La Prison 53 , a enfin pour but de démontrer qu’il est bien un poète, et un bon ! Il s’agit d’abord de prouver qu’il maîtrise la technique de la versification aussi bien que celle du luth ou du théorbe. Dassoucy utilise majoritairement les suites d’octosyllabes, mais il donne aussi des exemples de poésies strophiques (avec des strophes régulières ou irrégulières), notamment les chansons, ou de sonnets ; il lui arrive d’user des alexandrins, des décasyllabes, des vers courts, notamment dans quelques poèmes hétérométriques (dits vers mêlés à l’époque). Dans les suites d’octosyllabes, Dassoucy mêle très librement les trois dispositions possibles, le plus souvent en usant de rimes redoublées. Il faut entendre par là le fait d’utiliser un nombre aussi limité que possible de rimes dans une longue suite de vers : par exemple, un des poèmes de l’épître « Au roi » des Aventures est composé de 21 octosyllabes sur deux rimes seulement 54 . Il aime aussi les échos d’une rime à l’autre : dans un poème de 18 octosyllabes des Aventures, on trouve deux rimes, l’une en -i(s), masculine, l’autre en -ie, féminine ; dans le suivant, de 9 octosyllabes, deux rimes aussi, l’une en -ir, l’autre en -ie à nouveau ; et dans le troisième, de 18 octosyllabes, deux rimes encore, l’une en -eau [o], l’autre en -ie 55 ... Ensuite, il s’attache à montrer qu’il est à l’aise dans tous les genres et les tonalités ; ainsi, dans la suite de poèmes inscrits dans l’épisode du séjour à Turin dont j’ai déjà parlé, on trouve de la poésie lyrique aux tonalités variées (joie, tristesse, admiration...), de la poésie satirique, un long poème héroïque sur la mort du prince Maurice, un poème burlesque adressé à son fils, des vers de jeunesse pour une Iris, une parodie de mauvais poète, enfin un « Adieu 56 », chant désespéré d’« un Cygne mourant 57 ». 51 P p. 169-170. 52 AI p. 157. 53 Voir E. Lesne-Jaffro, op. cit., p. 301-302. 54 Av p. 751. 55 Av p. 782, 785-786, 786. 56 AI p. 346-351. Le prosimètre chez Dassoucy PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0026 465 Cependant, Dassoucy s’applique surtout à démontrer qu’il est un excellent poète burlesque, et que le burlesque relève de l’excellence. Le récit de ses succès auprès des galantes cours qui l’ont accueilli lui fournit l’occasion d’une longue réponse argumentée et parfois virulente à l’« Archisatyrique 58 » au « goust [...] dépravé 59 » - Boileau - qui a osé écrire en 1674 : « Et, jusqu’à Dassouci, tout trouva des Lecteurs./ Mais, de ce stile enfin la Cour desabusée,/ Dédaigna de ces vers l’extravagance aisée 60 ». Non seulement l’approbation persistante de la Cour (Dassoucy confond ici habilement celle de la jeunesse de Louis XIV et celle de la Princesse de Savoie) montre que le burlesque mérite d’être estimé, mais Dassoucy s’attache à le prouver en analysant, en un véritable autocommentaire, les qualités formelles et intellectuelles de deux passages de son Ovide en belle humeur, d’un burlesque « mistique 61 » (donc incompréhensible aux imbéciles...), « fin dans ses pensees & plaisant dans ses rencontres 62 », « le dernier effort de l’imagination & la pierre de touche du bel esprit 63 » : « Il est vray que peu de personnes entendent le mot pour rire : c’est pourquoy peu de personnes entendent mes Vers. Pour bien juger de la fine raillerie, il ne suffit pas d’avoir de l’esprit, si l’on n’a un genie pour s’y connoistre 64 ». Il y a malgré tout une limite à cette autocélébration : l’absence de la musique. Beaucoup des textes poétiques cités sont des chansons, mais rien ou presque n’est dit de leur musique. Un seul exemple explicite un peu sa pratique - qui n’était pas unique, comme le prouvent ses Airs de cour, qui n’ont rien de burlesque, ni dans les textes, ni dans les musiques - des « mésalliances bouffonnes entre texte et musique 65 ». Sur « un air de cour », Dassoucy chante l’éloge parodique d’une épaule de mouton, viande réputée de basse qualité, mais à laquelle, au milieu même des nourritures raffinées 57 AI p. 344. 58 AI p. 240. 59 AI p. 241. 60 N. Boileau-Despréaux, « L’Art poëtique en vers », Œuvres diverses, Paris, D. Thierry, 1674, chant I, p. 106 (v. 90-92). 61 AI p. 258. 62 AI p. 257. 63 AI p. 252. Pour une analyse plus détaillée, voir C. Nédelec, « Y a-t-il une vérité cachée sous le voile des travestissements burlesques ? », Le Sens caché. Usages de l’allégorie du Moyen Âge au XVII e siècle, F. Wild (dir.), Arras, Artois Presses Université, « Études littéraires », 2013, p. 211-222. 64 P p. 157-158. 65 D. Bertrand, « Échos d'une “burlesque lyre” dans les aventures de Dassoucy », Poétique de la pensée : études sur l'âge classique et le siècle philosophique en hommage à Jean Dagen, B. Guion, M. S. Seguin, S. Menant et P. Sellier (dir.), Paris, Champion, 2006, p. 57-69, p. 60. Claudine Nédelec PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0026 466 offertes par un « généreux seigneur », rêve le musicien, pris de « dolents et tristes regrets » d’une certaine simplicité : Chère épaule, épaule ma mie, Épaule, je m’en vais mourir, Si, promptement, pour me guérir, Dans la première hostellerie, Tu ne viens pour me secourir 66 . Au-delà de l’effet de mode et du désir de damner le pion à ses calomniateurs y compris esthétiquement, en réaffirmant son « expérimentation de la dissonance », du « métissage d’écritures hétérogènes » dans une « poétique transgénérique 67 », on peut penser à une autre explication de l’adoption du prosimètre par Dassoucy. Afin de se garantir des attaques qui lui ont valu la prison (à Montpellier, Rome, Paris), Dassoucy aurait choisi le récit en prose à la première personne comme plus efficace à ses yeux pour fournir sa version de ses « aventures », se justifier, et se construire un personnage acceptable par le public des honnêtes gens, ce qui ne signifie pas exempt de tout soupçon, car il a l’habileté de laisser prise au doute : de toutes façons, il n’aurait pas été crédible en petit saint ! Cela lui constituait une identité de « victime » comparable à celles de Théophile de Viau, de Tristan l’Hermite... Cependant le choix de la prose entrait en tension avec un aspect essentiel à ses yeux de son ethos, qui est celui d’être poète, c’est-à-dire aussi musicien, même s’il ironise sur lui-même en Orphée : j’attirai un auditeur qui fera bien voir le progrès que j’ai fait dans l’empire des Muses, puisque celui qui attirait plus de bêtes en un jour qu’Orphée n’en eût attiré en dix ans me reconnut pour son Apollon et pour son maître 68 . Il s’agit du Savoyard du Pont-Neuf, célèbre chanteur des rues. C’est en poète que Dassoucy se définit de façon quasi obsédante, et c’est ainsi qu’il veut apparaître pour le public, et pour la postérité. De même qu’il n’arrive pas à choisir entre musique et poésie, de même qu’il hésite entre proclamer son conformisme (en termes de pratiques sexuelles) et avouer de façon à peine gazée ses pratiques transgressives, de même il ne choisit pas entre être poète et être narrateur. Le prosimètre lui permet même de dépasser habilement leur opposition, et de se présenter à son lecteur comme un écrivain qui (se) raconte et se justifie, en tant qu’homme et en tant que poète. 66 Av p. 785-786. 67 D. Bertrand, « Échos d'une “burlesque lyre” », op. cit., p. 69. 68 Av p. 804. Le prosimètre chez Dassoucy PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0026 467 Les Aventures de Monsieur Dassoucy (Libertins du XVII e siècle, t. I, J. Prévot (éd.), Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1998) 43 poèmes (s/ 139 p.) (sans compter un poème de d’Aubijou, p. 850, et un poème de Chapelle, p. 869). 1 - p. 749 : 10 octosyllabes [2 rimes] 2 - p. 750 : 17 octosyllabes [3 rimes] 3 - p. 751 : 21 octosyllabes [2 rimes] 4 - p. 752 : 12 alexandrins [2 rimes] 5 - p. 761 : 4 octosyllabes [abab] 6 - p. 763 : 4 alexandrins [abab] 7 - p. 764 : 2 octosyllabes [ab] 8 - p. 767 : 5 vers mêlés (3,3,8,4,6) [aabca] 9 - p. 767 : 4 octosyllabes [abab] 10 - p. 768 : suite de 9 strophes inégales A - 24 v. (11 décasyllabes + 3 octosyllabes + 1 alexandrin + 5 octosyllabes + 1 alexandrin + 1 octosyllabe + 2 hexasyllabes) [4 rimes] B - 17 octosyllabes [4 rimes] C - 18 octosyllabes [4 rimes] D - 16 v. (7 décasyllabes + 9 octosyllabes) [4 rimes] E - 18 octosyllabes [4 rimes] F - 6 lignes de prose et 26 octosyllabes [4 rimes] G - 3 lignes de prose et 12 octosyllabes [2 rimes] H - 5 octosyllabes [2 rimes] I - 22 octosyllabes [4 rimes] 11 - p. 776 : 13 décasyllabes [4 rimes] 12 - p. 781 : 10 octosyllabes [2 rimes] 13 - p. 782 : 18 octosyllabes [2 rimes] 14 - p.785 : 9 octosyllabes [2 rimes] 15 - p. 786 : 18 octosyllabes [2 rimes] 16 - 801 : 14 octosyllabes [4 rimes] 17 - p. 802 : 3 strophes, 7 décasyllabes + 7 décasyllabes + 10 décasyllabes [2 rimes] 18 - p. 805 : 2 v. (6 + 7) [ab] 19 - p. 810 : 2 octosyllabes [aa] 20 - p. 812 : 15 octosyllabes [2 rimes] 21 - p. 813 : 10 octosyllabes [2 rimes] 22 - p. 817 : 14 octosyllabes [2 rimes] Claudine Nédelec PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0026 468 23 - p. 839 : 2 décasyllabes [ab] 24 - p. 841 : suite de 8 strophes inégales en octosyllabes A - 14 octosyllabes [3 rimes] B - 11 octosyllabes [2 rimes] C - 15 octosyllabes [4 rimes] D - 12 octosyllabes [4 rimes] E - 13 octosyllabes [5 rimes] F - 14 octosyllabes [5 rimes] G - 13 octosyllabes [4 rimes] H - 15 octosyllabes [4 rimes] 25 - p. 846 : 9 octosyllabes [2 rimes] 26 - p. 848 : 3 strophes de 8 hexasyllabes [2 rimes par strophe] 27 - p. 853 : 19 octosyllabes [6 rimes] 28 - p. 854 : 7 alexandrins [2 rimes] 29 - p. 860 : 7 octosyllabes [3 rimes] 30 - p. 860 : 18 octosyllabes [2 rimes] 31 - p. 864 : sonnet en alexandrins [abab abab ccd ede] 32 - p. 865 : 44 octosyllabes [5 rimes] 33 - p. 871 : 13 octosyllabes [4 rimes] 34 - p. 873 : 9 octosyllabes [2 rimes] 35 - p. 875 : 77 octosyllabes [3 rimes] 36 - p. 877 : 14 octosyllabes [3 rimes] 37 - p. 877 : 12 octosyllabes [2 rimes] 38 - p. 878 : 3 octosyllabes et 17 alexandrins [2 rimes] 40 - p. 879 : 12 octosyllabes [2 rimes] 41 - p. 882 : 17 octosyllabes [2 rimes] 42 - p. 885 : 17 octosyllabes [2 rimes] 43 - p. 886 : 23 octosyllabes [4 rimes] PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0027 « Chant-contrechant » : les divertissements des comédies de Marivaux C LARA DE C OURSON S ORBONNE U NIVERSITÉ , S TIH Agrément dansé et chanté s’additionnant aux formes théâtrales, le divertissement a tout du « moment musical » : il n’est impliqué d’ordinaire qu’à la marge de l’intrigue, survenant lors d’épisodes accessoires, souvent terminaux. Dans la « comédie avec divertissement », prose et vers, superposés à deux vocalités contrastées - voix de parole et voix de chant - sont ainsi placés dans un rapport de contiguïté plutôt que de collaboration. Pensées comme des composantes adjacentes du matériau dramatique, répondant à un impératif de diversification de la matière spectaculaire, les divertissements s’épanouissent dans l’intervalle qui sépare le déclin de la comédie-ballet de l’essor de l’opéra-comique 1 . Alors même qu’émerge le genre opératique, la comédie avec divertissement porte sur le théâtre une vocalité d’une autre sorte : ces pièces dévolues à des musiciens amateurs témoignent d’une simplification technique (restriction de l’ambitus, schématisation rythmique, épurement de l’ornementation mélodique), et annoncent les formes de l’ariette et du vaudeville qui deviendront paradigmatiques de l’opéra-comique dans la seconde moitié du XVIII e siècle. Composantes récurrentes, quoique non constitutives, des comédies de Marivaux, les divertissements n’en occupent pas moins une position latérale dans sa dramaturgie : le vers y fait figure de corps étranger et certaines pièces ne semblent investir la forme conventionnelle du divertissement que pour interroger de front sa pertinence dans l’édifice dramatique. Refusant de sacrifier à une pratique décorative du divertissement, de le constituer en acmé superfétatoire du spectacle, Marivaux y loge parfois d’étonnants points de bascule théâtrale : en venant hybrider le mode stylistique prédominant de ce corpus (la prose) et son régime vocal (la parole), le divertissement 1 Voir notamment B. Louvat, « Le théâtre musical : un genre nouveau ? », Littératures classiques, n° 21, printemps 1994, p. 249-264. Clara de Courson PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0027 470 participe d’une dramaturgie vigilante, consciente de ses ressources et prompte à dissiper ses trompe-l’œil. Moments musicaux Les divertissements offrent un observatoire privilégié sur la coexistence souvent concurrentielle, au théâtre, de la prose et du vers : soit que le dialogue n’octroie au chant qu’une place conclusive, soit que la prédominance du discours musical fasse entrave au mouvement dramatique, l’irruption de ces satellites versifiés de la prose théâtrale cristallise toujours une problématique d’écriture. La comédie avec divertissement s’édifie sur une équation insoluble ; l’artifice de l’insertion musicale se voit constamment mis en balance avec son agrément revendiqué : L’art d’amener les Divertissemens est une partie fort rare au Théâtre Lyrique. La grande règle est, qu’ils naissent du sujet, qu’ils fassent partie de l’action, en un mot, qu’on n’y danse pas seulement pour danser. Tout Divertissement est plus ou moins estimable, selon qu’il est plus ou moins nécessaire à la marche théâtrale du sujet 2 . À la fois inséré et détaché, incorporé à l’armature dramatique et mobilisé pour sa vertu contrastive, le divertissement ouvre une double ligne de faille dans la comédie : entre musique et texte, entre vers et prose. Emblématique de ce que Catherine Kintzler a dénommé « présence occurrentielle » de la musique au théâtre (par opposition à la « présence essentielle 3 » que réalise l’opéra, adossé à une jonction conventionnelle du linguistique et du musical), le divertissement vise à faire oublier la dissimilitude formelle qui le fonde pour s’amalgamer autant que faire se peut à la dynamique dramatique. Or, si le goût musical de Marivaux est attesté, l’écriture versifiée constitue le point aveugle de ce prosateur insistant - à l’exception d’une tragédie en vers commise à vingt-cinq ans, Annibal. Le jugement doux-amer du marquis d’Argenson dit assez combien, chez ses contemporains même, le vers était senti comme exogène à l’écriture marivaudienne : « c’est la seule 2 J. de La Porte et S.-R.-N. Chamfort, Dictionnaire dramatique contenant l’histoire des théâtres, les règles du genre dramatique, les observations des maîtres les plus célèbres et des réflexions nouvelles sur les spectacles, Paris, 1776, t. I, p. 398. 3 C. Kintzler, Poétique de l’opéra français de Corneille à Rousseau, Paris, Minerve, 1991, p. 355. « Chant-contrechant » : les divertissements des comédies de Marivaux PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0027 471 [pièce] qu’il ayt jamais fait en vers, ce fut une espece de deffi. Il a reüssi, les vers sont meilleurs que pires […] 4 ». Conformément aux usages contemporains, Marivaux associe exclusivement le divertissement au genre comique : parmi les trente-six comédies dont il est l’auteur, on estime que dix-sept ont pu comporter un ou des divertissements ; treize sont attestés, douze conservés. Cette forme apparaît caractéristique de la première décennie du théâtre marivaudien, mais non exclusivement : des pièces tardives comme La Joie imprévue (1738), L’Épreuve (1740) et Félicie (1757) en contiennent encore. L’usage intensif du divertissement dans les comédies des années 1720 est sans doute imputable à la faveur dont cette forme jouit au Théâtre-Italien, avec lequel Marivaux noue alors une collaboration étroite 5 ; Jean-Joseph Mouret, compositeur attitré du Théâtre-Italien de 1720 à 1737, mettra en musique tous les divertissements marivaudiens jusqu’en 1729. À mesure que cet attelage artistique se distend, la forme du divertissement se raréfie chez Marivaux, à l’exception de L’École des mères (1732), dont Mouret composera à nouveau la partition ; les divertissements ultérieurs (La Joie imprévue, 1738 ; L’Épreuve, 1740) sont dus à une collaboration musicale inconnue, peut-être irréalisée (Félicie, 1757). Ces séquences possèdent un statut ambivalent, suivant que l’on y voit des composantes intégrantes de l’œuvre ou un vestige des circonstances spectaculaires. Il a pu arriver que le divertissement, loin d’en apparaître comme un élément périphérique, focalise la réception des pièces : Le Triomphe de Plutus eut du succès, & le divertissement, sur-tout le Vaudeville, fit fortune ; nous croyons faire plaisir à nos lecteurs de les avertir que ce divertissement est imprimé dans le premier volume du Nouveau Théatre Italien, pag. 181, Paris, Briasson 6 . Les recensions du Mercure de France sont à cet égard un complément précieux, susceptible de renseigner sur l’exécution de ces pièces et leur réception éventuelle : la seule trace du divertissement final du Dénouement 4 R. L. de Voyer Paulmy, marquis d’Argenson, Notices sur les œuvres de théâtre, T. Besterman (éd.), Genève, Institut et Musée Voltaire-Les Délices, 1966, t. I, p. 231-232. 5 Le divertissement n’est pourtant pas l’apanage des comédies italiennes de Marivaux : dès 1724, Le Dénouement imprévu sera monté au Français, avec un divertissement composé par J. B. M. Quinault, de même que L’Île de la raison (1727, tombée au bout de quatre représentations) et sans doute La Seconde surprise de l’amour (1727). 6 C. et F. Parfaict, Dictionnaire des théâtres de Paris, Paris, Lambert, 1756, t. V, p. 562. Clara de Courson PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0027 472 imprévu 7 s’y trouve conservée ; la perte intégrale de celui de La Joie imprévue est partiellement compensée par l’enthousiasme du Mercure, étrangement silencieux sur le reste de la pièce 8 . Le Recueil des divertissements du Théâtre- Italien, que nous devons à Mouret, est souvent le vivier informationnel le plus sûr en la matière : il comporte le texte, la mélodie vocale, une instrumentation minimale, d’éventuelles indications chorégraphiques, les noms des personnages ou des comédiens. Mais cette source ne tempère nullement le caractère adventice de ces pièces, qui les recense en dehors de leur espace dramatique d’accueil ; elle condamne le critique aux conjectures s’agissant des divertissements que le texte marivaudien paraît impliquer sans que le Recueil en ait gardé trace. C’est le cas de L’Héritier de village, dont la scène finale trace la ligne de fuite d’un divertissement non retrouvé, comme du Prince travesti : les allusions récurrentes à une « fête » intervenue entre le premier et le deuxième acte s’éclairent pour peu que l’on fasse l’hypothèse d’un divertissement perdu 9 . La redécouverte des deux derniers couplets de L’Île des esclaves, il y a trente ans, donne à rêver à d’autres enrichissements du corpus 10 . La mention d’un « divertissement » pour Le Jeu de l’amour et du hasard (1730) dans les Notices sur les œuvres de théâtre du marquis d’Argenson 11 y inviterait, quoique la prudence soit de mise devant les approximations diverses que comporte sa notice. Il est tout à fait plausible que cette pièce, l’une des plus jouées de Marivaux, ait connu différentes modalités de représentation aux Italiens ; plusieurs répliques d’Arlequin à l’acte III 12 programment un divertissement qui n’aurait rien d’improbable, au terme d’une décennie de collaboration avec Mouret. Quand bien même il n’aurait pas été effectivement prévu par Marivaux 13 , les Anecdotes dramatiques de Clément et La Porte évoquent un divertissement dont nous n’avons pas trace, composé par 7 Mercure de France, décembre 1724, 2 nd volume, p. 2861-2867. 8 Mercure de France, juillet 1738, p. 1620. 9 Voir F. Rubellin, « Les Divertissements dans La Double Inconstance », L’École des lettres, 8, 1 er février 1997, p. 124. 10 E. Mortgat, « Deux couplets retrouvés : quelques questions sur le divertissement de L’Île des esclaves », Revue Marivaux, n° 2, 1992, p. 34-37. 11 Marquis d’Argenson, Notices sur les œuvres de théâtre, op. cit., t. II, p. 690. L’ouvrage d’Argenson comporte deux notices divergentes pour cette pièce : voir ibid., p. 689-690. 12 Voir P. de Marivaux, Théâtre complet, F. Deloffre et F. Rubellin (éd.), Paris, Le Livre de Poche, « La Pochothèque », 2000, p. 922 et p. 937 ; nous renverrons désormais à cette édition par l’abréviation suivante : TC, suivie de la pagination. 13 Françoise Rubellin en fait toutefois l’hypothèse ; voir « Les Divertissements dans La Double Inconstance », op. cit., p. 123. « Chant-contrechant » : les divertissements des comédies de Marivaux PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0027 473 Lieudé de Sepmanville en 1749 14 - indice, s’il en fallait, d’une forme à géométrie variable qui, en même temps qu’elle interroge de front la cohésion dramatique, s’accommode d’une existence instable, voire métamorphique. On s’explique mieux leur absence occasionnelle des éditions du théâtre marivaudien, dès les originales : ainsi de La Double Inconstance et de L’Île des esclaves 15 , quand celle d’Arlequin poli par l’amour conserve le divertissement médian, dont l’omission serait préjudiciable au déroulé dramatique, mais pas celui de clôture 16 . La partition, quant à elle, n’est jamais adjointe au texte : si, au tournant du XVIII e siècle, l’incursion de Ribou, Foucault ou Boivin dans le marché de l’impression musicale dénoue sa concentration entre les seules mains de la famille Ballard, l’édition théâtrale n’a pas encore coutume de marcher sur les brisées de ce secteur fortement spécialisé. Il n’en résulte pas moins un effet de lecture singulier : les divertissements marivaudiens, du fait même de la troncation de leur régime expressif dans les éditions imprimées (absence de notation musicale et, a fortiori, chorégraphique), confèrent aux pièces une allure prosimétrique, lors même que l’écriture versifiée y est moins imputable à un souci de diversification formelle qu’aux contraintes propres de la musique vocale. La part prise par Marivaux dans ces divertissements, enfin, est sujette à caution : il est d’usage de considérer que les textes en ont été, pour la plus grande part, écrits en collaboration ou délégués à un tiers : ce phénomène d’auctorialité partagée s’adosse à nombre de témoignages contemporains 17 . Le rôle central joué par Charles-François Pannard à partir de 1727 s’est récemment vu mieux cerné, et quatre divertissements lui sont désormais attribués sans conteste : Nathalie Rizzoni a ainsi attiré l’attention sur la présence du divertissement de L’Île de la raison dans le Théâtre et Œuvres 14 J. de La Porte et J.-M.-B. Clément, Anecdotes dramatiques, Paris, Veuve Duchesne, 1775, t. III, p. 306. 15 Marivaux, La Double Inconstance. Comédie en trois Actes. Representée pour la première fois par les Comediens Italiens du Roi le Mardi 6. Avril 1723, Paris, F. Flahaut, 1724, p. 48, p. 94 et p. 133 ; L’Isle des esclaves, Comédie en un Acte, Representée pour la première fois par les Comediens Italiens du Roi le Lundi 5. Mars 1725, Paris, N. Pissot, 1725, p. 67. 16 Marivaux, Arlequin poli par l’amour, Comedie. Representée par les Comediens Italiens de Son Altesse Royale, Monseigneur Le Duc d’Orleans, Paris, Veuve Guillaume, 1723, p. 10-11 et p. 54. 17 « T RIOMPHE (le) DE P LUTUS , Comédie Françoise au Théatre Italien, un acte en prose avec un divertissement ; la Piéce est de M. de Marivaux, les paroles du Divertissement de M. Panard, & la Musique de M. Mouret » (C. et F. Parfaict, Dictionnaire des théâtres de Paris, op. cit., t. V, p. 562. Voir également, pour L’École des mères et La Nouvelle colonie, J. de La Porte et J.-M.-B. Clément, Anecdotes dramatiques, op. cit., t. III, p. 376-377. Clara de Courson PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0027 474 diverses de M. Pannard 18 . Cette collaboration fructueuse est emblématique d’une forme qui procède moins des nécessités internes de la forme dramatique que d’un ajustement pragmatique au goût du public contemporain : lors même que Pannard acquérait « la notoriété d’un vaudevilliste horspair 19 », comment s’étonner que Marivaux ait donné la main à ce partage de compétences bien compris ? Marivaux « hors-chant » La raréfaction des divertissements dans les comédies de Marivaux à partir de 1730 et leur délégation quasi systématique à Pannard sont souvent mises au compte d’une réticence à l’égard de cette forme 20 , supposée sacrifier la cohésion dramatique à un agrément artificiel. Tous ces « divertissements », remotivant leur dénomination, endossent une fonction récréative ; ils masquent parfois les impératifs techniques inhérents à la fabrique dramaturgique : l’intervalle nécessaire à un changement de décor, comme entre les deux premiers actes de La Double Inconstance 21 . Ils mobilisent souvent le même personnel dramatique que la pièce 22 , fissurant momentanément le quatrième mur - soit par une adresse directe au parterre 23 , soit que les rôles joués s’effacent derrière l’état-civil des comédiens 24 , comme pour signaler le statut intermédiaire de ces séquences qui placent l’illusion théâtrale sur une ligne de vertige. Elles peuvent aussi mêler les agents primordiaux de l’intrigue à des figurants, n’ayant d’autre vocalité que chantée 25 , 18 C.-F. Panard, Théâtre et Œuvres diverses de M. Pannard, Paris, Duchesne, 1763, t. I, p. 249-256 (le volume donne à la fois le texte et la partition) ; voir N. Rizzoni, Charles-François Pannard et l’esthétique du « petit », Oxford, Voltaire Foundation, « SVEC », 2000, p. 62. 19 Ibid., p. 65. 20 Voir R. Fajon, « Jean-Joseph Mouret, musicien de Marivaux », Jean-Joseph Mouret et le théâtre de son temps. Journées d’études d’Aix-en-Provence, 28 et 29 avril 1982, Aix-en-Provence, C.A.E.R. XVIII, 1983, p. 84-85. 21 Encore ce divertissement, masquant plaisamment les interstices du spectacle, participe-t-il directement de l’immersion temporelle du spectateur, amené à éprouver la durée du repas d’Arlequin, comme l’a bien montré F. Rubellin (voir « Les Divertissements dans La Double Inconstance », op. cit., p. 119-120). 22 « Le divertissement est composé d’un air Italien, & de quelques danses ; d’un pas de deux entre autres, dansé par les D les Flaminia & Sylvia, qui a fait plaisir » (Mercure de France, avril 1723, p. 777). 23 L’Île des esclaves se referme ainsi sur une adresse d’Arlequin « au parterre » ; voir TC, p. 617. 24 C’est le cas de L’Île de la raison : voir TC, p. 729-733. 25 Voir TC, p. 335-336. « Chant-contrechant » : les divertissements des comédies de Marivaux PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0027 475 voire à des « chanteurs » extérieurs à l’univers dramatique 26 . Les divertissements ornementaux ou festifs sont majoritaires, Marivaux articulant - comme de bien entendu - les dénouements conjugaux à l’euphorie musicale, ainsi dans La Surprise de l’amour : point d’orgue de la pièce, le divertissement en est aussi la ligne de fuite ; dans l’édition originale, un fleuron et un intertitre (« Divertissement ») signalent clairement le rapport additionnel que cette séquence finale, en italiques, entretient avec le reste de la pièce 27 . Le régime versifié du divertissement n’en constitue pas moins le signal stylistique d’un paroxysme expressif 28 : le personnel dramatique converge d’un même mouvement sur la scène (lequel n’est pas exempt de considérations commerciales). On aurait pourtant tort de réduire l’ensemble des divertissements marivaudiens à une logique additionnelle : Arlequin poli par l’amour, La Double Inconstance, Le Triomphe de Plutus et Félicie sont autant d’exemples de divertissements pleinement fonctionnels, dont la suppression met en péril la structure dramatique. La pratique des divertissements a beau procéder, chez Marivaux, d’un sacrifice probable aux habitudes spectaculaires du temps, elle ne s’accompagne pas toujours d’une négligence auctoriale affichée : si la boiterie compositionnelle du divertissement de La Fausse suivante n’a pas échappé au journaliste du Mercure 29 , on est aussi fondée à lire une dissonance délibérée dans cette festivité sans rapport avec l’amertume de la scène dernière. Pour n’assentir que rarement à une intégration franche du divertissement dans l’économie dramatique, Marivaux n’en tend pas moins à faire de l’artificialité de l’insertion musicale un levier théâtral - ne fût-il destiné qu’à désarçonner le spectateur et à interroger sur nouveaux frais les perspectives ouvertes par la pièce. La délégation des divertissements à Pannard, loin d’acter la disjonction de la prose et du vers, de la parole et du chant, coïncide avec une articulation croissante du divertissement et de l’intrigue : 26 Voir TC, p. 293-294. 27 Voir Marivaux, La Surprise de l’amour, Comedie. Representée par les Comediens Italiens de Son Altesse Royale Le Duc d’Orleans, Paris, Veuve Guillaume, 1723, p. 109-110. 28 La comédie reconduisant, dans son univers stylistique propre, une hiérarchie des styles dont on sait qu’elle gouverne le prosimètre : « Ceci est proprement matière de poésie : il ne siérait guère bien à la prose de décrire une cavalcade de dieux marins : d’ailleurs je ne pense pas qu’on pût exprimer avec le langage ordinaire ce que la déesse parut alors. » (J. de La Fontaine, Les Amours de Psyché et de Cupidon [1669], F. Charpentier (éd.), Paris, Flammarion, « GF », 2012, p. 53). 29 « Il y a deux fêtes dans cette pièce ; savoir, une à la fin du premier acte, et une à la fin de la pièce ; elles n’ont presque pas de rapport au sujet. » (Mercure de France, juillet 1724, p. 1797). Clara de Courson PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0027 476 dès Le Triomphe de Plutus (1728), le divertissement est réinvesti comme un motif dramatique fortement motivé, enjeu central du conflit amoureux : P LUTUS . Eh bien, sommes-nous en joie, ma reine ? Mais comment faites-vous donc ? Vous êtes encore plus belle que vous n’étiez tout à l’heure. Ergaste vous fait là-haut des vers ; chacun sa poésie, et voilà la mienne. (Il tire un bracelet de sa poche) S PINETTE . Une rime à ces vers-là serait bien riche. P LUTUS . Oh ! nous rimerons, nous rimerons ; j’ai la rime dans ma poche. A MINTE . Ah ! monsieur, des vers, une chanson, se reçoivent ; mais pour un bracelet de cette magnificence, ce n’est pas de même. P LUTUS . Les vers se lisent, et cela se met au bras ; voilà toute la différence. Présentez le bras, ma déesse. A MINTE . Monsieur, en vérité, ce serait trop… A RMIDAS . Ma nièce, je vous permets de l’accepter. P LUTUS . Voilà le premier oncle du monde. Tenez, j’ai donné mon cœur, et quand cela est parti, le reste ne coûte plus rien à déménager ; car je vous aime, il n’y a que moi qui puisse aimer comme cela ; et cela ira toujours en augmentant. Quel plaisir ! Goûtez-en un peu, mon adorable ; je suis le meilleur garçon du monde ; j’apprendrai à faire des sornettes, des vaudevilles, des couplets ; j’ai bon esprit ; mais je n’aime pas à le gêner, il n’y a que mon cœur que je laisse aller. […] A RMIDAS . Le voilà [Ergaste] qui arrive avec sa chanson. S PINETTE . Ce sont là ses millions, à lui. A RMIDAS . Que diable, avec sa musique ! on a bien affaire de cela 30 . Le divertissement se voit intégré à une économie amoureuse ambivalente : la dévalorisation ironique des productions esthétiques devant la puissance financière procède à une resémantisation discrète du sème de / vanité/ du « divertissement ». Le terme est progressivement recouvert dans l’échange dialogal par ses parasynonymes « vaudevilles » et « couplets », eux-mêmes recatégorisés en « sornettes » : un discret débat questionne, au cœur de l’intrigue, la valeur même de la forme du divertissement, ramenée de l’imaginaire du plaisir vers celui de la frivolité. Cette réprobation morale porte sans doute en creux une réticence formelle de la part du dramaturge ; mais la pratique ludique et distanciée d’une forme prisée par le public d’époque vise aussi, sans doute, à aiguiller le regard du spectateur. Bientôt la mise en scène joueuse d’une réception manquée invite, en creux, à une éducation du goût spectatoriel : E RGASTE . Il semble que cela n’ait point été de votre goût, Monsieur Armidas. A RMIDAS . Oh ! ne prenez point garde à moi ; toute la musique m’ennuie. S PINETTE . Elle commençait à m’endormir. 30 TC, p. 832-833. « Chant-contrechant » : les divertissements des comédies de Marivaux PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0027 477 E RGASTE . Et vous, Madame, vous a-t-elle déplu ? A MINTE . Il y a quelque chose de galant, mais l’exécution m’en a paru un peu froide. P LUTUS . C’est que les musiciens ont la voix enrouée ; il faut un peu graisser ces gosiers-là. E RGASTE . Doucement ! il n’est pas besoin que vous payiez mes musiciens. U N MUSICIEN . Comment, Monsieur ! c’est un présent que Monsieur nous fait ; que vous importe ? Vous ne nous en paierez pas moins, et il ne tient qu’à vous de le faire tout à l’heure. P LUTUS . C’est bien dit ; contente-les, si tu peux. J’ai aussi une fête à vous donner, moi, et une musique qui se mesure à l’aune ; j’attends ceux qui doivent y danser 31 . Le second divertissement, témoignant d’une hétérométrie experte 32 , réactive au contraire le sème / ludique/ du « divertissement » et restaure l’agrément spectaculaire alors que la pièce tend vers sa fin : « Plutus. […] Allons, divertissez-vous ; les musiciens sont payés, la fête est prête, qu’on l’exécute 33 ! ». C’est dire assez qu’une trame souterraine du Triomphe consiste en un questionnement sémantique et formel autour du divertissement, la mise en abyme de ce dernier occasionnant sa mise à l’épreuve rieuse 34 . Le style musical concertant et l’écriture vocalisante du divertissement final attestent la dextérité de Mouret 35 , paradoxalement mise au service de sa propre invalidation : pareille parodie du langage opératique dépare dans le genre comique, si tant est qu’elle n’ait pas excédé les compétences des chanteurs amateurs qu’étaient les Italiens, exhibant l’impropriété des formes musicales dans une architecture théâtrale pleinement maîtresse de ses moyens. 31 TC, p. 835. 32 Cinq fois plus long que le premier, il consiste en neuf strophes de 15 vers sur le même modèle, faisant alterner décasyllabes, tétrasyllabes, octosyllabes et hexasyllabes. 33 TC, p. 840. 34 On peut également y voir, avec D. Trott, la manifestation la plus affichée d’une matrice fondamentale du théâtre marivaudien, dès les années 1720 : le plaisir de l’autoreprésentation, par lequel les divertissements se voient pris dans un processus de « textualisation de la relation regardant/ regardé » (« Marivaux et la vie théâtrale de 1730 à 1737 », Études littéraires, vol. 24/ 1, été 1991, p. 20) qui tendra à s’approfondir et à s’intérioriser dans la décennie suivante. 35 Mise en avant dans le Mercure d’avril 1728. Clara de Courson PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0027 478 « La félicité des lisières 36 » C’est peut-être aux seuils de l’œuvre de Marivaux que se rencontre la pratique la plus singulière et la plus féconde du divertissement. Dans l’une de ses premières et l’une de ses dernières pièces, toutes deux en un acte, cette forme se voit arrachée aux codes du spectaculaire - jusqu’à ne pas faire l’épreuve de la scène : ainsi de Félicie, comme on le verra. La relation des modes expressifs mis en présence est alors envisagée non pas sur le modèle du conflit, mais de l’enchevêtrement ; dans Arlequin poli par l’amour (1720), le divertissement investit par exception le mitan de l’acte 37 , et se trouve par là même tissé de rare manière au déroulé de l’intrigue : A RLEQUIN . Je m’ennuie. L A F EE . En voilà assez : nous allons tâcher de vous divertir. A RLEQUIN alors saute de joie du divertissement proposé, et dit en riant. Divertir, divertir. La Fée fait asseoir Arlequin alors auprès d’elle […]. Pendant qu’on danse, Arlequin siffle. Un chanteur, à Arlequin. Beau brunet, l’Amour vous appelle. A RLEQUIN , à ce vers, se lève niaisement et dit. Je ne l’entends pas, où est-il ? (Il l’appelle : ) Hé ! hé ! L E CHANTEUR , continue. Beau brunet, l’Amour vous appelle. A RLEQUIN , en se rasseyant, dit. Qu’il crie donc plus haut. L E CHANTEUR continue en lui montrant la Fée. Voyez-vous cet objet charmant, Ces yeux dont l’ardeur étincelle, Vous répètent à tout moment : Beau brunet, l’Amour vous appelle. A RLEQUIN , alors en regardant les yeux de la Fée, dit. Dame, cela est drôle ! U NE CHANTEUSE BERGERE vient, et dit à Arlequin. Aimez, aimez, rien n’est si doux. 36 P. Handke, Le Chinois de la douleur, G.-A. Goldschmidt (trad.), Paris, Gallimard, « Du monde entier », 1986, p. 84. 37 Le plus clair des divertissements, on le sait, se situe en clôture d’acte, et singulièrement après le dernier ; n’échappent à cette règle, en vigueur pour tous les divertissements contemporains, que le divertissement évoqué plus haut du Triomphe de Plutus, ceux de Félicie (voir infra) ; on peut y ajouter, de manière conjecturale, un divertissement que laisse attendre Le Prince travesti à l’issue de son premier acte, mais dont nous n’avons pas gardé trace (voir F. Rubellin, « Les Divertissements dans La Double Inconstance », op. cit., p. 124). « Chant-contrechant » : les divertissements des comédies de Marivaux PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0027 479 A RLEQUIN , là-dessus, répond. Apprenez, apprenez-moi cela. L A CHANTEUSE continue en le regardant. Ah ! que je plains votre ignorance. Quel bonheur pour moi, quand j’y pense, Elle montre le chanteur. Qu’Atys en sache plus que vous ! L A F EE , alors en se levant, dit à Arlequin. Cher Arlequin, ces tendres chansons ne vous inspirent-elles rien ? Que sentez-vous ? A RLEQUIN . Je me sens un grand appétit 38 . Ce divertissement se signale par une intégration dysfonctionnelle de l’expression chantée et versifiée dans le dialogue : celle-ci se constitue en une parole oblique, dont l’artificialité altère l’efficace. Le divertissement superpose à sa visée récréative une instrumentalisation évidente, la « Chanteuse » prenant en charge une formulation déléguée et raffinée du sentiment de la Fée. Encore cette hiérarchie des styles, exacerbée par la parole triviale d’Arlequin, se heurte-t-elle à son refus d’envisager le divertissement comme une composante non seulement ornementale de la scène, mais bien dotée d’une visée communicationnelle propre : la didascalie qui précède le dernier vers, en actant la nécessité de redoubler le signe linguistique par le langage gestuel, emblématise la chimère d’un divertissement dégagé de tout artifice pour accueillir le langage du cœur. Lors même qu’elle nourrit plaisamment la caractérisation du personnel dramatique, cette forme vient surtout mettre en lumière, par le contraste des contraintes conventionnelles qui la fondent, la liberté de la prose dramatique de Marivaux. L’une des dernières productions dramatiques de Marivaux, Félicie (1757), comporte deux divertissements, eux aussi étroitement intégrés au déroulement de l’intrigue ; comme dans Arlequin, l’élection d’une forme brève et non séquencée (un acte unique) ménage les conditions d’une gestion cohésive de l’intrigue et, partant, d’une incorporation accomplie des divertissements. Le premier n’advient à la scène que par un travail de l’écoute, visiblement compensatoire de l’artificialité de l’insertion musicale : le chant n’existe tout d’abord que « dans l’éloignement 39 ». Ce dispositif acousmatique ouvre le dialogue à un approfondissement inaccoutumé de l’attitude réceptive des personnages : F ELICIE . Allons, allons, je vois bien que vous vous rendez. (Ici on entend une symphonie.) Mais me trompé-je ? Entendez-vous la gaieté des sons qui partent de ce côté-là ? Nous nous y amuserons assurément ; il doit y avoir quelque agréable fête. Que cela est vif et touchant ! L A M ODESTIE . Vous ne le sentez que trop. 38 TC, p. 131-132. 39 TC, p. 1925. Clara de Courson PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0027 480 F ELICIE . Pourquoi trop ? Est-ce qu’il n’est pas permis d’avoir du goût ? Allezvous encore trembler là-dessus ? L A M ODESTIE . Le goût du plaisir et de la curiosité mène bien loin. F ELICIE . Parlez franchement ; c’est qu’on a tort d’avoir des yeux et des oreilles, n’est-ce pas ? Ah ! que vous êtes farouche ! (La symphonie recommence.) Ce que j’entends là me fait le plus grand plaisir… Prêtons-y un peu d’attention… Que cela est tendre et animé tout ensemble ! L A M ODESTIE . J’entends aussi du bruit de l’autre côté ; écoutez, je crois qu’on y chante. On chante. De la vertu suivez les lois, Beautés qui de nos cœurs voulez fixer le choix. Les attraits qu’elle éclaire en brillent davantage. Est-il rien de plus enchanteur Que de voir sur un beau visage Et la jeunesse et la pudeur ? L A M ODESTIE continue. Ce que cette voix-là m’inspire ne m’effraie point : par exemple, elle a quelque chose de noble. F ELICIE . Oui, elle est belle, mais sérieuse 40 . Plus encore, la présence intermittente de la musique instrumentale (la « symphonie ») enrichit la scène d’une texture sonore modulable, dégagée de l’alternance des voix de chant et de parole : là où la pratique conventionnelle du divertissement les envisageait comme deux vocalités exclusives l’une de l’autre, le débordement symphonique du dialogue annonce ici une appréhension solidaire et non plus partitive des composantes sonores de la pièce. Le second divertissement, à nouveau en position médiane, renoue avec le tressage concerté de la prose et du vers que nous avons déjà vu à l’œuvre dans Arlequin : Les instruments préludent : on danse. A IR U N CHASSEUR Amis, laissons en paix les hôtes de ces bois ; La beauté que je vois Doit nous fixer sous cet ombrage. Venez, venez, suivez mes pas : Par un juste et fidèle hommage, Méritons le bonheur d’admirer tant d’appas. 40 TC, p. 1924. « Chant-contrechant » : les divertissements des comédies de Marivaux PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0027 481 L UCIDOR . Vous intéressez tous les cœurs, Félicie. F ELICIE . N’interrompez point. On danse encore. L UCIDOR , ensuite, dit. Ils n’auront pas seuls l’honneur de vous amuser, et je prétends y avoir part. Il chante un menuet. De vos beaux yeux le charme inévitable Me fait brûler de la plus vive ardeur : Plus que Diane redoutable, Sans flèches ni carquois vous tirez droit au cœur . Marivaux opère une discrimination discrète mais efficace de la prose et du vers, privilégiant des répliques qui comportent un nombre de syllabes impair (« Vous intéressez tous les cœurs, Félicie. » ; « N’interrompez point. ») ou désamorçant la reconnaissance de la quantité syllabique de l’alexandrin par le chevauchement de l’hémistiche à l’intérieur d’un mot (« Ils n’auront pas seuls l’honneur de vous amuser […]. »). Mais dans le même temps, le transfert du chant du personnage du « Chasseur » - dont l’existence dramatique apparaît conditionnée par la convention musicale - au premier rôle masculin (Lucidor) montre combien Félicie, seule pièce de Marivaux à thématiser authentiquement le sortilège musical, s’attache à remotiver la forme obligée du divertissement. Les deux dernières scènes réactivent la présence d’éléments musicaux, mais sur le mode atténué de l’accompagnement instrumental : « (Une symphonie douce commence ici) 42 . » Cette didascalie fait advenir deux régimes expressifs non plus successifs et adverses, mais concomitants : il est singulier que le dernier théâtre marivaudien, pour réticent qu’il ait pu se montrer à la forme du divertissement, procède à une discrète harmonisation de son dénouement. On croit y lire, en même temps qu’une séduction musicale indéniable, le refus affiché du recouvrement du langage verbal par le discours musical, d’autant plus saillant que Félicie place au centre de ses enjeux dramatiques la question morale caractéristique du dernier Marivaux. Sans faire obstacle à la formulation scénique d’une pensée morale, cette instrumentation seconde n’en recentre pas moins la logique centrifuge qui gouverne usuellement le divertissement ; elle n’en fait plus l’instrument d’une diversion, mais bien d’un accompagnement surimprimé à l’énonciation dramatique. 41 TC, p. 1930-1931. 42 TC, p. 1937. Clara de Courson PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0027 482 La forme du divertissement sédimente, chez Marivaux, un attrait ambigu : la voix chantée et l’écriture versifiée sont alternativement mises au service d’un ennoblissement de la parole théâtrale, d’un régime expressif superlatif, et d’une ostension de son caractère artificieux ; tour à tour véhicule des prestiges enjôleurs et écrin offert au discours dramatique dans sa visée la plus exemplaire, Marivaux loge dans ces lieux mineurs de son théâtre un conflit ouvert entre des usages adverses de la voix, comme entre vers et prose. Si Félicie lui apporte une quelconque résolution, ce n’est que par un enrichissement délibéré de la texture sonore de la pièce, au moyen de la musique instrumentale ou du cri : lors même que le divertissement s’estompe sur les scènes pour laisser place au genre triomphant de l’opéracomique et à sa reconfiguration aventureuse des vocalités parlée et chantée, Félicie offre l’étonnant modèle d’une poétique tardive du divertissement marivaudien. Ce faisant, elle donne le privilège à la trame sonore sur l’artifice musical ; encore peut-on imputer cette revalorisation finale d’une forme mal-aimée au caractère presque abstrait qu’y recèle la perspective scénique : publiée dans le Mercure de France, Félicie n’a sans doute pas été jouée et il y a fort à parier que la mise en musique de ses divertissements ait été laissée en suspens. La coexistence conciliée de la parole et du chant n’y est peut-être que le symptôme d’une spectacularité chimérique, sans autre exemple dans la production de Marivaux : si le langage dramatique renonce alors à se faire « contrechant » pour intégrer sa musicalité constitutive, si le chant regagne une qualité expressive neuve, ne serait-ce que l’effet de leur désincarnation dans l’esprit du dramaturge vieillissant ? PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0028 Le poème en prose entre deux siècles Enjeux historiques d’une catégorie littéraire J EAN -F RANÇOIS C ASTILLE U NIVERSITÉ DE C AEN N ORMANDIE , L ASLAR Afin de mettre en garde contre un travers intellectuel fréquent dans le champ des lettres et des sciences humaines, Lucien Jerphagnon forgea le vocable « chronomorphisme » qu’il définit ainsi : « il y a, dirais-je, chronomorphisme toutes les fois que je transpose dans des temps révolus ou à venir des concepts qui ne valent strictement que pour le mien 1 ». Dans le domaine spécifique des études littéraires, Jean Molino formule le même conseil de prudence lorsqu’il aborde le concept de style : « Il est toujours dangereux d’imposer aux œuvres d’un autre âge, pour les analyser, les notions qui reflètent notre propre conception du langage ou de la littérature 2 ». Mutatis mutandis, cette réflexion se révèle tout aussi pertinente pour des notions apparues inopinément et générées par l’effervescence des débats critiques. C’est le cas de l’expression « poème en prose » qui illustre parfaitement le tropisme théorique dénoncé précédemment : l’existence du genre poétique du XIX e siècle entretient une confusion sur la véritable portée de cette forme littéraire, de l’âge classique aux Lumières. En témoignent les différentes études sur la genèse du poème en prose qui font des Aventures de Télémaque la source première de ce genre poétique (quand ce n’est pas Guez de Balzac, comme on le verra plus loin). Or, non seulement l’ambition de Fénelon n’est nullement de faire œuvre de poésie, mais l’expression elle-même ne désigne nullement un genre littéraire, ni chez lui ni chez les hommes de lettres qui lui sont contemporains. Il n’en demeure pas moins que la parution de cette épopée en 1699 est un événement charnière à plusieurs titres. Comme le montrent les nom- 1 L. Jerphagnon, Histoire de la Rome antique, Paris, Fayard, « Pluriel », 2010, p. 197. 2 J. Molino, « Qu’est-ce que le style au XVII e siècle ? », Critique et création littéraires en France au XVII e siècle, colloques internationaux du CNRS n°557 (1974), Paris, Éditions du CNRS, 1977, p. 338. Jean-François Castille PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0028 484 breuses rééditions, elle administre la preuve non seulement qu’une épopée en prose est possible, mais qu’elle rencontre à la fois l’adhésion du lectorat et celui de la critique, les réserves exprimées par les savants ne portant pas sur la valeur intrinsèque de l’œuvre, mais sur les jugements esthétiques qu’elle suscite, ainsi qu’on le verra par la suite. Œuvre de rupture, elle actualise, après La Fontaine qui avait versifié un genre mineur en prose, le renoncement à la versification dans un genre noble 3 . Ajoutons qu’elle est à la fois un aboutissement et un point de départ. Aboutissement, parce qu’elle accomplit textuellement un artefact théorique qui jusqu’alors n’était qu’une périphrase descriptive utilisée dans les controverses des auteurs et des savants, à savoir le « poème en prose » ; point de départ, parce qu’elle sera un des catalyseurs de la seconde Querelle des Anciens et des Modernes et restera au cœur des débats sur l’opposition entre la poésie et la prose tout au long du XVIII e siècle. Bref, l’œuvre alimente la polémique. Il est vrai que la figure du prélat académicien pouvait faire de lui un porte-parole (malgré lui) des protagonistes de la Querelle. Sa fameuse Lettre à l’Académie (1716) expose les plus sérieuses réserves sur l’intérêt de la rime dans la versification française, ce qui conforte le credo des Modernes, mais c’est pour mieux exalter les vertus de la versification antique, ce qui rassure les Anciens. Il reste que le choix d’une épopée en prose fait de cette œuvre un poste d’observation incontournable pour qui cherche à étudier la teneur du discours critique au XVII e siècle, ainsi que les prolongements qui en résultent au siècle suivant. L’intérêt rétrospectif de ce texte est du reste confirmé par Irailh : Le Télémaque a fait renouveler la première question agitée, en 1663, par […] Pierre de Bresche, dans son ouvrage intitulé, le Mont-Parnasse. Il se décida pour le vers. Les partisans de l’illustre Fénelon ont fait le contraire ; ils ont soutenu que la versification n’est pas de l’essence de la poésie 4 . En somme, Les Aventures de Télémaque se présente comme une première réponse indirecte à une question émergente qui alimente la controverse tout au long du XVII e siècle : en quoi consiste « l’essence de la poésie » 5 ? Quant à 3 Il est vrai que cette expérience de « prosification » avait été tentée sur la tragédie par l’abbé d’Aubignac et quelques autres, mais sans succès. 4 S. A. Irailh, Querelles littéraires ou Mémoires pour servir à l’histoire des révolutions de la république des lettres, depuis Homère jusqu’à nos jours, tome second, 1761, p. 257. Il s’agit de l’ouvrage intitulé Le Mont Parnasse, ou de la préférence entre la prose et la poësie, Paris, P. de Bresche, 1663. 5 Il s’agit d’un emprunt au titre d’une contribution de Louis Racine dans laquelle il soutient que l’essence de la poésie réside dans l’enthousiasme et non dans la versification ou l’imitation (« Sur l’essence de la poésie » (1721), Mémoires de Le poème en prose entre deux siècles PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0028 485 la portée prospective de l’ouvrage, on pourrait la résumer en un mot, même s’il ne constitue pas le seul enjeu : traduction. Celle du chant V de l’Odyssée par Fénelon, alors qu’il était précepteur du duc de Bourgogne, précède de quelques années (1693-1694) la publication du Télémaque 6 . Or, les rapprochements entre la prose du traducteur et celle de l’auteur sont suffisamment révélateurs pour faire de la traduction en prose le véritable artisan de ce que le vocabulaire critique du XVIII e va bientôt appeler « prose poétique ». Certes, les enjeux de l’opposition entre prose et poésie sont très différents d’un siècle à l’autre : alors qu’au XVIII e siècle se pose la question du « déficit poétique du vers 7 », le XVII e lui s’interroge sur « la dignité poétique d’un type de prose 8 ». On verra donc qu’avant d’être, sinon un genre, du moins une forme littéraire, le « poème en prose » est avant tout une catégorie critique dont la gestation et la maturation s’étendent sur les deux siècles. La gestation d’une catégorie critique Si la philosophie de Descartes exerce une influence sur les deux Querelles des Anciens et des Modernes, et singulièrement sur la seconde 9 , ce n’est pas vraiment au nom du rationalisme qu’une réflexion sur l’expressivité de la prose voit le jour, parallèlement à l’institutionnalisation de la doctrine classique. Descartes avait certes témoigné de son admiration pour la prose de Guez de Balzac dans une lettre célèbre, mais c’est d’abord et avant tout son éloquence épistolaire qu’il louait. On sait en effet que l’ermite de la Charente passe non seulement pour celui qui restaure la dignité de la prose en langue française, mais aussi pour le promoteur d’une littérature tirés des registres de l’Académie royale des Inscriptions et Belles Lettres, 1718-1725, t. 6, 1729, p. 245-265). 6 Sur cette expérience de traduction, voir notamment N. Hepp, Homère en France au XVII e siècle, Paris, Klincksieck, 1968, p. 595-628. 7 Sur cette déchéance de la poésie versifiée au XVIII e , voir S. Menant, La Chute d’Icare. La crise de la poésie française 1700-1750, Paris, PUF, 1982 et R. Mercier, « La querelle de la poésie au début du XVIII e siècle », Revue des Sciences humaines, janvier-mars 1969. 8 J. P. Courtois, « Éclaircissements sur la notion de prose poétique », La Force du langage : rythme discours traduction autour de l’œuvre d’Henri Meschonnic, Paris, Champion, 2000, p. 156. 9 G. Lanson, « L’influence de la philosophie cartésienne sur la littérature française », Études d’histoire littéraire, Paris, Champion, 1929. Rappelons qu’un des belligérants modernes, l’abbé Terrasson, revendique l’esprit géométrique dans l’exercice de la critique littéraire. Jean-François Castille PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0028 486 prose d’art, héritier en cela d’une tradition esthétique de l’Antiquité. Toutefois, les études consacrées au style de l’épistolier 10 peinent, de leur propre aveu, à identifier les composantes prosodiques et rythmiques associées habituellement à cette tradition d’écriture de la prose nombreuse. Dans une édition récente du Prince, Christian Leroy intitule sa préface « De la politique à la poésie », et parle, analyse d’un passage à l’appui, de « poésie dans la prose », faisant de ce traité la matrice de toute la poésie en prose à venir : nous venons d’évoquer le Spleen de Paris, mais il faudrait aussi mentionner Chateaubriand et Les Ruines de Volney […] ; comment ne pas penser non plus au Télémaque de Fénelon […] qui doit certainement beaucoup à Guez de Balzac 11 . Si tant est que cette filiation soit pertinente stylistiquement - la « prose Richelieu » d’un Balzac présentant une configuration verbale très différente de la langue littéraire de Fénelon, pour ne rien dire de celle des romantiques -, elle fait peu de cas non seulement des normes poétiques en vigueur qui, dans cette période, instaurent un cloisonnement strict entre prose et poésie, mais également de la réception qui est faite de la prose de Balzac tout au long du siècle. Si ses premières lettres suscitent un tel engouement, c’est moins à cause d’anaphores, d’assonances ou d’autres procédés d’ornementation, qui ne sont après tout que des instruments traditionnels de l’éloquence d’apparat - et non des indices de poéticité - qu’en raison de la dimension mondaine de l’éloquence épistolaire de Balzac. Ce dernier parvient à transposer dans l’écriture de la lettre les codes et les rites comportementaux de la communication mondaine et curiale. Il pratique avec une égale virtuosité la légèreté insouciante, héritage de la négligence étudiée chère à Cicéron (neglegentia diligens), le sous-entendu ou l’antiphrase, mais aussi l’éloge des puissants, l’exaltation épique, bref tout un style conversationnel exprimé dans une prose ciselée et raffinée. C’est donc bien à une double restauration qu’on assiste : celle de la lettre et celle de la prose conjointement, toutes deux matrices d’une culture de l’honnêteté. Une étude stylistique contextualisée de l’écriture de Balzac permettrait sans doute de montrer que ses lettres constituent un jalon inaugural dans le lent processus de mutation qui transforme l’orateur en prosateur. Bien que la culture rhétorique y soit omniprésente, elle parvient à conférer à la dimension verbale de la prose française une visibilité, une dimension spectaculaire, d’autant plus séduisante qu’elle repose sur une virtuosité grammaticale absente de l’élo- 10 Voir notamment G. Guillaumié, J.-L. Guez de Balzac et la prose française [1927], Genève, Slatkine reprints, 1977, et G. Lanson, L’Art de la prose [1908], Paris, La Table ronde, 1996. 11 Guez de Balzac, Le Prince, préface de C. Leroy, Paris, La Table ronde, 1996, p. 30. Le poème en prose entre deux siècles PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0028 487 quence parlementaire qui prévalait chez les savants à cette époque. Or c’est précisément cette pyrotechnie verbale qui va contribuer à flétrir la réputation de son auteur. En somme, ce qui était estimé éloquence sous Louis XIII est déprécié comme grandiloquence sous Louis XIV. Certes, l’antibalzacisme n’est pas généralisé. La Bruyère tient encore en haute estime les fameuses lettres 12 , mais, au siècle suivant, Balzac essuie de fréquents désaveux. C’est ainsi que Fréron, journaliste peu suspect d’indulgence pour les Modernes, blâme l’artifice de sa prose dans un article sur Gorgias : « Mais pour avoir voulu trop s’élever par la pompe et la magnificence de ses expressions, il a souvent donné dans une enflure ridicule. Tel était dans le siècle passé le célèbre Balzac 13 ». À cette époque, le maître de la prose n’est plus l’unico eloquente mais Fénelon. Comme son alter ego prosateur, Malherbe fut un poète grammairien qui connut un destin critique comparable. D’abord célébré comme réformateur inspiré de l’art des vers, il fait dans un premier temps l’objet d’une dépréciation feutrée au XVII e , puis d’un déclassement plus expéditif sous la plume des savants du XVIII e siècle. Chapelain est une des voix qui s’élèvent pour contester au censeur de Desportes le statut de poète : « ceux-là ne lui ont guère fait de tort qui ont dit de lui que ses vers étaient de fort belle prose rimée 14 ». Dans une lettre antérieure, il se montrait plus radical encore : « Je vous dis aussi qu’il tournait mieux les vers ni que moi ni que vous-même. Mais je vous dis aussi qu’il ignorait la poésie 15 ». On voit par conséquent que la critique de Malherbe génère une axiologie critique négative s’inscrivant elle-même dans le cadre d’une réflexion sur l’essence de la poésie. Les expressions telles que « prose rimée 16 » ou « versificateur » fonctionnant en opposition à « poésie » ou « poète » visent bien entendu à distinguer la poésie authentique de la virtuosité technique, mais en disqualifiant l’art du vers, elles fourniront des armes à ces adversaires de la versification que seront les Modernes. Quant à l’ouvrage déjà cité, il nous informe sur les données du débat en faisant parler un Vaugelas défenseur de la prose 12 « Je ne sais si l’on pourra jamais mettre dans des lettres plus d’esprit, plus de tour, plus d’agrément et plus de style que l’on en voit dans celles de B ALZAC et de V OITURE », (Les Caractères, Paris, LGF, « Le livre de poche », 1995, p. 138.) 13 É.-C. Fréron, Lettres sur quelques écrits de ce temps [3 novembre 1753], Genève, Slatkine reprints, t. II, 1966, p. 386. 14 Chapelain, Opuscules critiques, « à M. de Balzac », 10 juin 1640, Genève, Droz, « STFM », 1936, p. 423. 15 Chapelain, ibid, « à Mlle de Gournay », 10 décembre 1639, p. 372. 16 Cette caractérisation avait été employée dans une lettre de Racan à Ménage pour désigner l’écriture théâtrale versifiée. Il s’agissait dans l’esprit de l’élève de Malherbe de rappeler que l’alexandrin tragique n’est pas d’essence poétique. Jean-François Castille PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0028 488 en ces termes : « vous savez quelle est la servitude des poètes […], vous n’ignorez pas qu’ils sont esclaves des mots et des syllabes 17 ». On apprend ainsi que le motif topique de la contrainte de la versification est devenu progressivement un argument critique défavorable au vers, alors qu’il était exalté par la rhétorique et la poétique de l’Antiquité. Ce retournement axiologique du topos de la fécondité de la contrainte va obliger Boileau à prendre part au débat dès les premiers vers de son Art poétique. On peut penser que si des autorités comme Chapelain ou le père Rapin s’autorisent à minorer l’importance du vers dans les genres élevés, c’est que la réflexion sur l’essence de la poésie dans les différents espaces du champ littéraire avait exclu de retenir les critères de la métrique et de la rime, pour leur préférer d’autres dimensions comme la composition, la fiction, l’imagination, l’enthousiasme, les figures, le « je-ne-sais-quoi », etc. Certes, aucune des autorités du monde des belles-lettres ne s’aventure à parler de rivalité expressive entre la prose et la poésie, mais la disqualification du vers laisse un champ ouvert à toutes les hypothèses sur la valeur de la prose. En somme, la notion de « prose rimée » n’a pas pour effet exclusif de discréditer la virtuosité des versificateurs, elle pointe également un phénomène de difformité, de dénaturation de l’écriture, qui, par contraste, met en lumière les vertus esthétiques de la prose authentique. Cela étant, si Chapelain ne tarit pas d’éloges pour célébrer la prose de Conrart ou celle de Perrot d’Ablancourt, il est bien loin de hasarder la possibilité d’un poème en prose. Il est vrai que le terme apparaît sous la plume de Boileau à propos des romans : « un poëme subsistera fort bien sans exorde ; et même nos Romans, qui sont des espèces de Poëmes, n’ont point d’exorde 18 ». Précédé de l’indicateur d’approximation « espèce de », cet emploi du vocable « poème », fonctionnant ici comme équivalent de « composition », n’avalise en rien la reconnaissance par son auteur d’une forme ou d’une esthétique littéraire. Le contraste est éloquent avec Fontenelle qui se montrait plus direct : « nos romans, qui sont des poèmes en prose 19 ». Il invitait de la sorte les Modernes à s’emparer de la catégorie afin de lui donner consistance. 17 Le Mont Parnasse, ou de la préférence entre la prose et la poësie, op. cit., p. 30. 18 Boileau, Œuvres complètes, Réflexions sur Longin II [1692-1694], Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1966, p. 497. 19 Fontenelle, « Digression sur les Anciens et les Modernes » (1687-1688), La Querelle des Anciens et des Modernes, Paris, Gallimard, « Folio Classique », 2001, p. 304. Le poème en prose entre deux siècles PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0028 489 Poème en prose et prose poétique au XVIII e siècle Nous savons que, aux yeux des Modernes, la parution du Télémaque est l’événement qui confère une légitimité à l’hypothèse d’une poéticité de la prose. Cette hypothèse va alimenter les controverses et les débats littéraires, au-delà de la fameuse querelle opposant Antoine Houdar de La Motte à l’helléniste Anne Dacier sur la traduction d’Homère. Soucieuse de circonscrire un périmètre de production permettant d’appréhender une unité de cette forme littéraire du poème en prose, une monographie de Vista Clayton, The Prose poem in french literature of the eighteenth century, recense les publications susceptibles d’illustrer l’essor de ce genre et mentionne des œuvres telles que Les Incas de Marmontel ou Les Ruines de Volney. Selon elle, peut être classée « poème en prose » toute création identifiée explicitement comme tel par son auteur ou reconnu comme tel par son lectorat. Elle propose de considérer comme un indice pertinent la présence d’une écriture « intermédiaire entre le vers et la prose » qu’elle appelle « prose lyrique 20 ». Ces trois critères que sont l’intention poétique, la réception et le choix d’écriture se cumulent donc pour valider ou non la qualification de « poème en prose ». Mais, outre que l’intention créatrice ne s’actualise pas nécessairement de la même manière selon les auteurs considérés, la réception, au moins dans la sphère savante, est elle-même conditionnée par les controverses qui divisent le monde des lettres. Quant à la modalité intermédiaire entre le vers et la prose, elle présuppose que ces deux formes ne soulèvent aucun problème, alors qu’elles sont au cœur d’un questionnement esthétique. En réalité, si ces critères échouent à dégager une unité dans une nébuleuse de productions assez disparates, c’est qu’ils appréhendent comme œuvre à part entière des expériences d’écriture qui relèvent surtout de l’expérimentation formelle. Avant même d’envisager l’appartenance à un genre, les textes désignés comme « poème en prose » doivent être lus comme des productions artistiques générées par une réflexion poétique. Du reste, consciente de l’inanité d’une réhabilitation de ces essais de « prose lyrique », Suzanne Bernard 21 soutient, qu’à l’exception du Télémaque, ces prétendus poèmes en prose sont littérairement médiocres. Quelle que soit la pertinence de cette appréciation, il est surtout important de rappeler qu’il existe une différence de fonctionnement fondamentale entre ces productions de la fin du siècle et l’œuvre de Fénelon : tandis que les premières apparaissent surtout comme des mises en œuvre ou des exemplifications de 20 V. Clayton, The Prose Poem in french literature of the eighteenth century, New-York, Columbia University, 1936, p. 4. 21 S. Bernard, Le Poème en prose de Baudelaire jusqu’à nos jours, Paris, Nizet, 1959. Jean-François Castille PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0028 490 constructions théoriques qui les précèdent, le Télémaque est un texte séminal, en ce sens qu’il est le déclencheur d’une réflexion théorique. Cette épopée présente en effet des traits organiques qui expliquent qu’elle fonctionne comme modèle pour les lettrés de l’époque. En raison de sa genèse d’abord : on a vu qu’elle est indissociable d’une expérience de traduction précédente. À tel point que les commentateurs s’accordent à soutenir que le verbe et la verve du traducteur informent celle du prosateur. Il s’agit là d’un point essentiel, car certains auteurs de « poèmes en prose » sont savants et traducteurs, avant d’être écrivains 22 . Or il se trouve que la question de la légitimité de la prose pour la traduction des poètes est au cœur des débats qui divisent modernes et conservateurs. Du côté de ces derniers, l’abbé Desfontaines 23 tolère le recours à une prose poétique dans ses traductions de Virgile. Avant lui, la traductrice d’Homère, Anne Dacier 24 , adversaire de La Motte dans la seconde querelle sur la traduction, avait dénoncé les faiblesses de la versification française et soutenait que seule la prose pouvait, certes imparfaitement, rendre les beautés du grec ancien. Cela étant, il est bon de rappeler que le camp des conservateurs est divisé sur cette question. Non seulement parce que les traductions en vers des auteurs de l’Antiquité abondent dans cette première moitié de XVIII e siècle et sont défendues dans des gazettes hostiles aux Modernes 25 , mais aussi parce que la position de Desfontaines n’est pas nécessairement suivie par ses partisans. C’est ainsi que Fréron développe une réflexion plus nuancée à propos d’une traduction des Odes d’Horace : « Il est vrai que la prose, quelque heureuse qu’on l’imagine ne peut atteindre à la beauté de pinceaux qui distinguent la poésie, dont l’âme consiste dans un certain art de resserrer les idées et de présenter les images sous les traits les plus frappants […]. La prose ne réussit donc à la traduire qu’autant qu’elle réussit à peindre comme elle ; si la poésie doit être une 22 C’est le cas de Marmontel, bien sûr, rédacteur inspiré des articles littéraires de l’Encyclopédie, mais aussi de l’abbé Jean Terrasson, militant actif du clan des géomètres avec sa Dissertation critique sur l’Iliade d’Homère (1715) et auteur d’un roman, Sethos (1731), qui se veut une imitation du Télémaque, sans oublier Paul- Jérémie Bitaubé, traducteur d’Homère et auteur d’une imitation de la Bible intitulée Joseph (1767). 23 P.-F.-G. Desfontaines, Le Nouvelliste du Parnasse ou Réflexions sur les ouvrages nouveaux [1730-1732], Genève, Slatkine Reprints, 1967. 24 A. Dacier, Préface à l’Iliade d’Homère, Paris, Rigaud, 1711. 25 On pense notamment à François Granet, collaborateur des Desfontaines, qui, dans ses Réflexions sur les ouvrages de littérature (1736-1740, 12 vol.), éreinte les ennemis de la versification. Le poème en prose entre deux siècles PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0028 491 peinture (ut pictura poesis), on peut dire aussi qu’en traduisant, la prose doit être une poésie 26 . L’économie verbale du discours poétique étant gage de densité expressive, il faudrait donc que la prose se mette en quête de cet idéal stylistique pour rivaliser avec la poésie. Tout en reconnaissant qu’il est difficile de bien traduire en vers, mais pas nécessairement impossible, le journaliste conseille donc au traducteur de penser en poète pour devenir un traducteur en prose estimable. La position du critique consiste à dissocier conception et énonciation : il faut penser dans le cadre d’une esthétique du vers mais exclure toute forme de poétisation de la prose. Qu’ils soient ou non partisans des traductions en prose, les conservateurs excluent la possibilité même de cette prose poétique que les progressistes défendent. Fréron prononce en effet une condamnation sans appel : la prose poétique est une hybridation monstrueuse, un « verbiage ampoulé ». En affirmant que la prose ne saurait parler le langage de la poésie, au risque de se nier ellemême, il s’agit bien pour Fréron de conjurer le risque de dénaturation. Si l’expérience de la traduction ouvre un espace de réflexion sur des possibilités d’enrichissement expressif de la prose, il ne saurait être question de légitimer un amalgame quelconque. La traduction des langues étrangères modernes relance la controverse. C’est à la faveur de la parution des traductions françaises du Paradis perdu de Milton par Dupré de Saint-Maur, des Idylles de Gessner par Turgot, des poésies gaéliques du prétendu barde Ossian 27 et des Nuits d’Young par Le Tourneur (traducteur de Shakespeare), que le débat en faveur d’une prose musicale et mesurée occupe à nouveau le devant de la scène. C’est ainsi que deux grandes orientations se dégagent : la conception conservatrice pour qui le recours à la prose n’est qu’une compensation imparfaite des faiblesses structurelles de la versification et de la pauvreté poétique de la langue française (Fénelon, Dacier, Desfontaines) ; la vision des Modernes qui promeut la prose, non pas en raison des infirmités structurelles de la langue et du vers français, mais bien parce qu’elle recèle, moyennant un travail de mutation stylistique, une poéticité équivalente à celle du vers. Le contact avec l’anglais ou l’italien montre en effet qu’il existe des langues poétiques qui pratiquent la versification non rimée. Les gazettes progressistes s’emparent de ce constat non seulement pour disqualifier l’esclavage de la rime, mais également pour promouvoir l’esthétique du vers blanc. Après L’Examen 26 Fréron, Année littéraire, Paris, M. Lambert, 1757, t. III, Lettre XIV, « Odes d’Horace », p. 314-326. 27 Supercherie littéraire aujourd’hui attribuée à James Macpherson. Jean-François Castille PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0028 492 philosophique de la poésie en général (1729) 28 qui eut un impact significatif dans le débat littéraire au début du siècle, l’Encyclopédie elle-même, à travers les voix de d’Alembert et Marmontel, relaie ce message en faveur d’un vers français non rimé. Autant de positions qui ouvrent la voie à une prose poétique, non plus seulement pour la pratique de la traduction, mais pour la création littéraire en général. Si l’essor de la notion de prose poétique semble indissolublement lié aux débats critiques sur la traduction, le sort du poème en prose est indissociable d’un chapitre des Réflexions critiques sur la poésie et la peinture (1719) de Dubos, pourtant peu suspect de complaisance pour les thèses modernes. L’ouvrage marque en effet un tournant en ce qu’il confère une dimension théorique à ce qui n’était qu’un effet d’analogie sous la plume de Boileau. À la fin de la première partie, il développe une comparaison appelée à devenir topique : Je comparerais volontiers les estampes où l’on retrouve tout le tableau, à l’exception du coloris, aux Romans en prose où l’on retrouve la fiction et le Style de la poésie. Ils sont des Poëmes en prose à la mesure et à la rime près 29 . Des deux exemples venant étayer cette affirmation, l’un est attendu ; l’autre, moins : Télémaque et La Princesse de Clèves. Les controverses ultérieures retiendront le premier et oublieront le second. Cela étant, quoique défini négativement par ce qui lui manque, le poème en prose devient une réalité esthétique, réalité d’autant plus consistante que le sort de la rime et de la métrique est déjà hypothéqué en ce début de siècle. L’économie conceptuelle de l’argument mérite qu’on s’y arrête. Très habilement, l’auteur définit cette nouvelle forme par une absence et une présence : l’absence du coloris ; la présence du style de la poésie. Loin de tout dogmatisme, il ouvre ainsi tout un champ à l’exercice du jugement critique. Mais, quand on sait l’importance que revêt à ses yeux « le style de la poésie », c’est-à-dire l’ensemble des ressources expressives de l’écriture poétique, on devine que le poids du « coloris » peut devenir fragile et problématique, particulièrement aux yeux des rationalistes modernes. Bien que la question de l’enjeu esthétique du Télémaque émerge dès 1717, ce bref chapitre figure au nombre des événements déclencheurs d’une controverse qui fait apparaître des variantes critiques très significatives dans 28 Ouvrage dans lequel Toussaint Rémond de Saint-Mard déclasse ce qu’il appelle « l’harmonie mécanique de la poésie », autrement dit la métrique et la rime, pour valoriser l’harmonie authentique, celle qui unit l’expression avec l’idée. 29 J.-B. Dubos, Réflexions critiques sur la poésie et la peinture [1719], Paris, J. Mariette, 1733, p. 484. Le poème en prose entre deux siècles PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0028 493 le clivage entre progressistes et conservateurs. À l’extrême du combat antimoderniste, on trouve des figures aussi différentes en apparence que l’abbé Fraguier, de l’Académie des Inscriptions et Belles-lettres, et Voltaire. Dans une communication au titre définitif « Qu’il ne peut y avoir de poème en prose 30 », parue la même année que l’ouvrage de Dubos, le premier développe une topique maintes fois reprises par la suite : la nécessité de maintenir les cloisonnements génériques, la différence de nature entre la langue du poète et celle de l’orateur, l’impossibilité d’une poésie non versifiée. Et l’académicien de conclure sur le motif de l’anomalie, de la difformité et de la monstruosité, hérésie littéraire dont, d’après lui, Fénelon ne saurait être soupçonné : « Je suis persuadé que l’auteur de Télémaque n’a jamais prétendu faire un poème 31 ». Voltaire n’est pas moins péremptoire dans sa condamnation du poème en prose : Le Télémaque est écrit dans cette prose poétique que personne ne doit imiter, et qui n’est convenable que dans cette suite de l’Odyssée, laquelle a l’air d’un poème grec traduit en prose 32 . En réponse à ce dernier qui tient le texte de Fénelon pour un roman et lui refuse la dignité du poème, Fréron se montre plus nuancé et atteste que le sujet fait toujours débat dans la seconde moitié du XVIII e siècle : On dispute depuis longtemps pour savoir si l’on peut dire qu’un ouvrage écrit en prose est un poème ; on pourrait demander à ceux qui prétendent que le Télémaque n’est qu’un roman si le Paradis perdu, si La Mort d’Abel traduit en prose dans notre langue ne sont pas des poèmes pour les Français qui les lisent. Ainsi, une traduction dans une prose cadencée et harmonieuse mérite le nom de poème pour ceux « aux yeux desquels l’invention, le merveilleux et l’art de peindre constituent le mérite poétique 33 ». On ne peut qu’être frappé par le décalage historique entre une position aussi tardive que celle-ci et une réflexion parue dans le Journal littéraire en 1717 : Si l’on veut bien mettre le Télémaque de l’archevêque de Cambrai au nombre des poèmes épiques comme on le peut sans lui faire trop de grâce, nous osons dire que cet ouvrage peut seul tenir tête à tout ce que les Anciens et les Modernes ont fait de plus estimable dans le genre héroïque. 30 Mémoires de littérature tirés des registres de l’Académie des Inscriptions et Belles-lettres (1718-1725), t. 6, 1729, p. 265-277. 31 Ibid., p. 276. 32 Voltaire, Œuvres complètes, L. Morland (éd.), Paris, Garnier, 1877, XXIII, p. 162. 33 Fréron, L’Année littéraire, Paris, M. Lambert, 1763, t. VI, p. 113. Jean-François Castille PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0028 494 La question de l’appartenance générique est donc tranchée : il s’agit maintenant de montrer que le texte de Fénelon est poétique en raison de sa « prose forte, hardie, mesurée et harmonieuse 34 », bref des qualités intrinsèques de son expression verbale, et non pas exclusivement de son appartenance au genre de l’épopée. Toutefois, à défaut d’une analyse stylistiquement fondée, ce type d’appréciation donne lieu à contestation. Là encore, la même année, une série de dissertations de Du Cerceau parues dans Le Nouveau Mercure, plutôt favorables aux thèses modernistes, conteste que Télémaque soit écrit dans un style poétique, car toute hybridité de cette nature serait une faute 35 . Il est du reste intéressant de remarquer que cette position émanant d’un rationaliste, qui entend démontrer que l’essence de la poésie réside dans les inversions grammaticales, rejoint celle d’un traditionaliste comme Fraguier. Bilan De toutes ces controverses, il se dégage plusieurs enseignements. Le premier est relatif au changement de valeur qui affecte cette catégorie du discours critique du poème en prose. D’abord simple périphrase descriptive destinée à conférer une amorce de légitimité au genre romanesque à la fin du XVII e siècle, l’expression, à la faveur de la polysémie du vocable « poème », finit par devenir un marqueur axiologique d’appartenance générique au début du XVIII e siècle. Deux lectures, minimaliste et maximaliste, de cette notion s’affrontent : soit le mot « poème » renvoie à l’ordre de la composition ; soit il signifie directement « écriture poétique ». C’est cette dernière option que les Modernes entendent imposer dans le débat littéraire. Le second enseignement concerne la réception du Télémaque. Le texte figure au nombre de ces œuvres qui échappent totalement à l’intention auctoriale, tant il est vrai que Fénelon n’épouse aucune des idées progressistes de La Motte et de ses affidés. Sous la plume des savants, journalistes et académiciens, cette épopée fonctionne comme un véritable prototype esthétique censé ratifier ou invalider telle ou telle thèse : tantôt elle établit la preuve de l’existence de la prose poétique ; tantôt, la preuve inverse. Quant à la troisième leçon, elle nous plonge au cœur du véritable enjeu. Si l’esthétique nouvelle - sinon novatrice - de la prose de Fénelon focalise à ce point l’attention du monde des belles-lettres, c’est qu’elle articule deux querelles qui culminent à la charnière des deux siècles : celle de la crise du vers 34 Journal littéraire [t. 9, Art. X, 1717], Genève, Slatkine reprints, 1968, p. 51-52. 35 Ces dissertations de Jean-Antoine Du Cerceau sont réunies dans Réflexions sur la poésie française, Paris, M. Gandoin, 1742. Le poème en prose entre deux siècles PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0028 495 amorcée au XVII e siècle et celle de la traduction d’Homère. La première est indissociable d’une réflexion sur l’essence de la poésie ; la seconde ouvre sur une exploration des virtualités expressives de la prose. Or, pour les Modernes, et d’autres figures de la pensée littéraire, encyclopédistes ou non, ouvertes aux idées progressistes d’évolution des formes et des normes, la seconde est une réponse à la première. Autrement dit, les imperfections de la versification française, et corollairement son déclin, prouvant que l’essence de la poésie est étrangère au choix du vers, alors la prose poétique, ou ce que Louis-Pierre de Longue appelle « un troisième style » dans les Raisonnements hasardés sur la poésie française 36 , constitue la forme alternative d’écriture qui redonnera à la langue littéraire française une consistance expressive. À l’inverse, les adversaires du poème en prose, avocats du vers en dépit de ses faiblesses structurelles, savent qu’il n’y a pas de densité poétique sans l’économie verbale de la métrique, sans cette quête du sublime exaltée par Boileau ou La Bruyère. Pour conclure sur ces controverses, on peut dire qu’à défaut d’être une réussite littéraire du XVIII e siècle, le poème en prose fut une incontestable réussite théorique. 36 Paris, Didot, 1737. PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0029 Bibliographie Liste de prosimètres du XVII e siècle Cette liste dresse l’inventaire des prosimètres en français cités par les études réunies dans le présent volume ainsi que par celles publiées dans Le Prosimètre au XVII e siècle, un « ambigu de vers et de prose », L’Entre-deux, n° 6, 2019 (en ligne). Elle est établie pour mettre en lumière la diversité des formes littéraires dans lesquelles le prosimètre a été mis en œuvre. 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Très attendue, cette édition des poésies de Sponde tient toutes ses promesses, en premier lieu par sa cohérence herméneutique : Christiane Deloince-Louette et Sabine Lardon prennent soin, d’entrée de jeu, de mettre en balance la réception moderne de l’œuvre avec la perception qu’en avaient ses contemporains : Si le temps a longtemps enseveli l’œuvre essentiellement humaniste et religieuse de Jean de Sponde, c’est en poète que sa redécouverte tardive, au XX e siècle, le consacre, alors même que sa démarche créative et éditoriale ne l’y prédestinait guère (p. 11). L’évocation de ce paradoxe permet de rappeler les différentes facettes de Sponde : humaniste (p. 11-13), polémiste religieux (p. 14-17) et enfin seulement poète (p. 17-33) car « dans cette vie tout entière dédiée aux belles lettres et à la religion, la poésie semble dès lors occuper une place marginale » (p. 17). Partant, les éditrices sont en mesure d’évaluer à leur juste mesure les opérations éditoriales à l’œuvre autour des poésies de Jean de Sponde. Prudence est le maître mot de leur démarche, comme on s’en avise à la lecture de ce passage sur l’Essay de quelques chrestiens : Il est annoncé en ces termes dans l’épître dédicatoire « Au Roy de Navarre » : « Sur la fin j’ay adjousté quelque essay de mes poesies, estimant que vous ne leur fairiez point plus mauvais visage qu’autres-fois ». Alan Boase y voit la preuve que Sponde aurait déjà soumis ses poèmes chrétiens au roi. Toutefois, dans la mesure où le pronom « leur » peut renvoyer à « mes poesies » aussi bien qu’à « quelque essay de mes poesies », il est difficile d’en déduire avec certitude que ce sont bien ces mêmes poésies qui lui ont été soumises (p. 20). Il s’agit en effet pour les éditrices de revenir sur plusieurs hypothèses d’Alan Boase, dont le travail fondateur est ici actualisé et amendé de façon remarquable : Il reste spéculatif en revanche d’attribuer à Honoré Laugier de Porchères la publication posthume de ses œuvres poétiques, comme le propose Alan Boase. Cette hypothèse repose sur le fait que les poèmes d’hommage de Laugier de Porchères suivent immédiatement les poésies de Sponde dans le recueil de Raphaël Du Petit Val. À ce jour toutefois, aucun témoignage explicite ne permet d’attribuer à Porchères la transmission de ces poèmes, repris et disposés selon des logiques très différentes dans les différents recueils collectifs (p. 17). Comptes rendus PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0030 506 C’est donc assez logiquement que C. Deloince-Louette et S. Lardon organisent leur introduction qui, on le verra, a tout d’une lecture au sens fort du mot, comme suit : - « Les poèmes de commande » - « Les psaumes en latin » - « L’Essay de quelques poèmes chrestiens » - « Les poèmes “recueillis” » Je m’attarderai essentiellement sur les deux dernières catégories, et plus particulièrement sur l’analyse magistrale de la réorganisation de l’Essay dans les recueils collectifs. Les éditrices démontrent en effet de manière convaincante que l’Essay est bien un recueil à part entière, ou plus exactement un « micro-recueil poétique », à la fois sur le plan « formel, thématique et typographique » (p. 21). En effet : Nonobstant sa taille modeste, l’Essay se présente comme un ensemble harmonieux, à la fois bi-forme (deux formes poétiques : stances et sonnets) et bi-thématique (deux thèmes chrétiens : la Cène et la mort). Les intitulés des pièces consacrent leur constitution en recueil dans la mesure où des titres comme « Autre poeme sur le mesme subject » ou « Sonnets sur le mesme subject » attestent que le poète conçoit l’œuvre comme un tout, au sein duquel les pièces s’enchaînent selon un ordre défini. Cette cohérence est renforcée par une disposition typographique soignée (p. 21). Or, à travers l’examen des mises et remises en recueil des poésies de Sponde, les éditrices, combinant efficacement histoire de l’édition et pragmatique linguistique, démontrent que ce « micro-recueil poétique » est réagencé par les imprimeurs-libraires, à des fins diverses et selon les orientations suivantes, dont la pertinence typologique s’avère incontestable : Tout un pan de l’œuvre poétique de Sponde semble être resté dans l’ombre (tout du moins aucune diffusion du vivant de l’auteur, sous forme manuscrite ou imprimée, n’en est-elle identifiée à ce jour) et connaît une publication posthume dans des recueils collectifs au tournant du siècle, de 1599 à 1618, selon une entreprise de déconstruction/ reconstruction complexe, dans laquelle l’on peut distinguer trois grandes lignes stratégiques (toutes trois parallèlement attestées dès 1599) : - la reconstruction d’un ensemble poétique posthume cohérent, de cinquante pièces, en hommage au poète défunt (les recueils de Diverses poesies de Raphaël Du Petit Val) ; - une collecte des pièces (quarante-sept poèmes), mais sans volonté d’hommage, d’où une distribution des poèmes subordonnée à l’organisation thématique du recueil (L’Academie de 1599) ; - une déconstruction de la production poétique de Sponde, réduite à quelques pièces (trois à dix-sept selon que les sonnets de la mort sont présents ou non), parfois rassemblées (dans les Comptes rendus PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0030 507 Fleurs de 1599), le plus souvent dispersées (dans les Muses et le Parnasse, de 1599 à 1618), et désormais isolées des poèmes funèbres de Porchères, ainsi vidés de leur fonction d’hommage (p. 22). Cette description en continuum révèle la force des gestes éditoriaux à l’œuvre dans les compilations des poésies de Sponde, qui constituent autant d’actes d’appropriation. Les remarques très fines de C. Deloince-Louette et S. Lardon sur « la cohérence travaillée » de « l’agencement » (p. 24) des pièces d’un recueil à l’autre, ou encore sur la « mise en forme typographique méticuleuse » (p. 24) mettent en lumière avec bonheur les effets de lecture induits par ces opérations éditoriales, qui dévoilent des parcours de lecture différentiels. Les éditrices font valoir avec acuité que les interprétations modernes de la poésie de Sponde sont souvent tributaires de ces effets non imputables à l’auteur, en particulier pour ce qui concerne la « cohérence bithématique des poèmes » (p. 27) - Amours et Sonnets de la mort -, souvent glosée par la critique, mais qui est en réalité intégralement construite par les recueils de Raphaël Du Petit Val. C. Deloince-Louette et S. Lardon refusent donc cette essentialisation, en observant et analysant avec patience et à propos les effets de sens induits par les regroupements ou l’éclatement des poèmes de Sponde : Du Petit Val cherche à présenter « l’impression d’un micro-ensemble cohérent à partir des poèmes de Sponde » (p. 27), tandis que dans les Muses ralliées et le Parnasse « l’identité de l’auteur s’efface derrière l’apparence d’une poésie mondaine, où chaque thème se décline en images récurrentes : paysage intérieur régi par la lumière de la dame, absence vécue comme une mort, comparaisons hyperboliques, images de la flamme… » (p. 32) : autant d’images auctoriales produites par la formerecueil, qui rendent sensible l’impact considérable de ces compilations sur l’appréhension du fait poétique. Cette mise en perspective des stratégies d’appropriation éditoriale offre de fait la possibilité de relire un itinéraire, et mieux, une histoire de la réception et de la transmission des poésies de Sponde : en 1618 « s’achève la déconstruction de l’œuvre poétique de Jean de Sponde, puisque le Cabinet des Muses, publié par David Du Petit Val (le fils de Raphaël) en 1619, ne comporte plus aucun de ses poèmes » (p. 28). Cette traversée chronologique des recueils collectifs était nécessaire, puisqu’elle permet simultanément de révéler les singularités de mises en forme éditoriales à l’habileté indubitable et de tracer une cartographie imaginaire de l’œuvre de Sponde, dont le devenir herméneutique est ensuite exploré avec pour fil rouge la certitude suivante : « l’absence d’une stratégie éditoriale assumée par l’auteur ainsi que sa conversion expliquent le relatif oubli dans lequel Jean de Sponde a très vite sombré » (p. 33). Défilent par conséquent Mage de Fiefmelin et sa « réappropriation de l’œuvre protestante de l’auteur » (p. 34) qui « se pose Comptes rendus PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0030 508 ainsi en pendant de la publication des poésies de Sponde dans les recueils collectifs catholiques » (p. 34), puis le XVIII e siècle, qui ne retient guère que le Sponde « théologien et humaniste » (p. 34), et enfin et surtout le XX e siècle, en particulier à travers l’itinéraire de recherche d’Alan Boase (voir notamment p. 35). Les éditrices affirment alors qu’« aujourd’hui, Jean de Sponde reste un auteur secondaire, relativement méconnu et peu accessible au grand public. Grâce aux travaux d’Alan Boase et à l’engouement pour le courant baroque, il fait son apparition dans les manuels scolaires des années 1980-1990, en tant que poète le plus significatif d’une sensibilité que l’on appelle généralement “baroque” » (p. 36). Or si des manuels sont ensuite évoqués, on s’étonne de l’absence des anthologies, que l’on ne retrouve pas dans la bibliographie, ou alors comprises dans les « éditions modernes » (p. 276). Celle de Rousset, au moins, aurait sans doute pu être évoquée pour prolonger cette réflexion sur le processus d’acclimatation scolaire et universitaire de l’œuvre de Sponde en regard de la catégorie historiographique de « baroque ». L’introduction présente également, sous le titre « Une poésie amoureuse opacifiée » (p. 38-48), une réflexion d’une grande intelligence sur les ordres de lecture de la poésie amoureuse de Sponde. Il s’agit là pour les éditrices d’explorer un nouveau chapitre de cette histoire éditoriale complexe puisque « Alan Boase, le premier de ses éditeurs modernes (…) poursui[t] l’entreprise de remaniement des florilèges du XVII e siècle. S’il ramène au jour l’œuvre poétique de Jean de Sponde, il déconstruit de fait le recueil poétique de Raphaël Du Petit Val de 1599 (sur lequel il se fonde pourtant pour l’établissement des Amours) pour le reconstruire à sa manière » (p. 38). En démontant l’approche « impressionniste et intuitive (des raisons d’ordre stylistique et “psychologique”) » (p. 39) du critique écossais, les éditrices exposent les mirages de la téléologie herméneutique portée par une certaine histoire littéraire, qui reforme l’agencement des poèmes afin de valider des hypothèses discutables. Ainsi, contre une lecture intégrative - celle de Mario Richter et Yvette Quenot notamment, qui cherchent à placer « la poésie amoureuse dans la continuité de l’Essay » (p. 40) -, C. Deloince-Louette et S. Lardon montrent opportunément que « l’absence de publication conjointe maintient (…) la dimension hétérogène des deux recueils, par-delà leurs points de convergence » (p. 40). C’est donc sous le signe de la nuance qu’il faut lire Sponde, aussi bien en raison de l’absence de traces et de sources auctoriales que des « échos (lexicaux et stylistiques) et (d)es liens tissés entre les poèmes », qui « entretiennent l’ambiguïté soulevée par la datation des poèmes en autorisant des itinéraires de lecture à double sens » (p. 41). Une lecture serrée de ces impressions interprétatives produites par la formerecueil conduit à la constatation suivante : Comptes rendus PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0030 509 Des affres de l’amour terrestre aux « aymables plaisirs » de l’amour céleste, le recueil Du Petit Val trace ainsi, en chiasme, une solution de continuité entre les deux sections des « Poesies du sieur de Sponde », les Amours et les poèmes sur la Mort, et construit un itinéraire spirituel factice, qui peut fort bien être inversé par rapport à l’ordre de composition des textes et dont il nous faut rester conscients qu’il offre une reconstruction posthume (p. 44). Dès lors, l’enjeu est, l’approche concomitante de l’histoire de l’édition et de la forme recueil aidant, de ne surtout pas trancher : « étrange poésie qui autorise des itinéraires de lecture inversés et des regards qui s’opposent sans perdre pour autant leur pertinence » (p. 44). Cette remarque a un impact considérable sur les principes d’édition, qui visent à « suivre l’ordre de divulgation à un public large, tel qu’il est à ce jour connu, et donc l’ordre de réception de l’œuvre de Sponde en son temps » (p. 49). Cette édition est par conséquent aussi contextualisante que possible, car elle cherche à faire lire Sponde « tel qu’il a été présenté au public » (p. 49) de son époque. De ce point de vue, la mise en perspective de « l’inscription de poèmes de Sponde dans des sections de poésie mondaine », qui consiste en une comparaison avec un texte intitulé « Stances. Incertain » (p. 77-78) est exemplaire : les éditrices, avec un sens et un souci pédagogique des plus appréciables, nous fournissent toutes les pièces pour comprendre au mieux les mécanismes de diffusion, de circulation et d’appropriation des poésies de Sponde. Dans le même temps, une volonté affichée d’éviter le didactisme préserve toute la fraîcheur de l’analyse : Compte tenu de la densité de l’écriture de Sponde, qui peut jouer sur les différentes nuances d’un mot et sur des lectures superposées en contexte, les notes cherchent volontairement à ne pas empiéter sur la réception et le commentaire par le lecteur, mais tentent seulement d’élucider les références intertextuelles et les difficultés de sens (p. 50). S’ajoute à ces éléments un savoir de terrain considérable : les éditrices ont consulté toutes les éditions disponibles et ont agencé leur réflexion en conséquence. De ce point de vue, la « Liste des poèmes publiés dans les recueils collectifs » (p. 55-65) comportant les bibliothèques de conservation, aussi discrète qu’efficace, met en avant la scientificité du travail d’édition, perceptible dans un arbitrage judicieux des sources imprimées. Ainsi, à propos des Amours : Nous avons (…) retenu pour édition de référence la version du Recueil de Raphaël Du Petit Val de 1599, en nous fondant sur l’unique exemplaire qui en est aujourd’hui identifié en bibliothèque (Aix-en-Provence, Bibliothèque Méjanes [C. 3127, imprimés 1500-1900]), plutôt que sur l’édition de 1604 numérisée sur Gallica qui présente quelques variantes et n’en est donc pas une simple réimpression, à l’exception toutefois des sonnets 8 à 11, les Comptes rendus PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0030 510 folios 9 et 10 étant manquants dans l’exemplaire de 1599 et donc saisis d’après celui de 1604 (p. 54). Très utiles sont également le « Tableau des poèmes publiés dans les recueils collectifs » (p. 66-70), la « Composition des recueils » (p. 71-75) ou encore les « Remarques de versification » (p. 79-82) qui appellent de manière bienvenue à une « performance » des textes de Sponde, la section de la bibliographie consacrée à la « Mise en musique ou déclamation » (p. 277-278) faisant apparaître cette dimension de l’appropriation de l’œuvre. En somme, c’est ici une édition complète au meilleur sens du terme : complétude des textes, mais aussi de leur étude, l’ensemble du volume devenant sans coup férir la référence majeure sur Sponde poète. Maxime Cartron PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0031 511 Tony Gheeraert : Une fantaisie à la manière de Callot. Introduction au Roman comique de Paul Scarron. Presses Universitaires de Rouen et du Havre, 2021. 193 p. Le Roman comique de Scarron est souvent commenté par la critique littéraire qui vante ses qualités en critiquant en même temps ce qu’elle s’ingénie à qualifier de faiblesses. Tony Gheeraert s’efforce de rendre caduques les reproches avancés contre l’incohérence de l’action ou les prétendus défauts structuraux provenant du mélange du « pittoresque » (14) avec un certain « réalisme » (16). Selon lui, « la précision documentaire impressionne » parce que le romancier nous communique « le fruit d’une observation personnelle et attentive » (16) du pays du Maine et du « nord-ouest de la France » (19). Les « petits faits vrais » qui contribuent « à la saveur du livre et à l’admiration des lecteurs, témoignent d’une connaissance précise des lieux et des personnes » (23). Cette précision documentaire du roman est mise en relief par Gheeraert qui, confirmant les analyses de Robert Garapon et Isabelle Trivisani-Moreau, insiste sur « l’esthétique de la surprise » (49). « Le Roman comique travestit le roman héroïque, comme Le Virgile travesti faisait de l’épopée latine » (113). Scarron exploite les possibilités du burlesque pour adresser « un irrévérencieux pied de nez adressé aux tenants des beaux romans, de la belle langue, et du bel ordre monarchique dans le royaume » (121). Il « se plaît à forger des syntagmes désopilants, mêlant burlesque proprement dit et héroïco-comique, par lesquels il dégrade les références antiques et mythiques, sans pour autant réévaluer les réalités triviales » (116). Pour Scarron, la « dénonciation des conventions et du style précieux vise plutôt à sortir la fiction narrative de l’impasse où l’avait menée […] le roman héroïque et sentimental » (91). L’art de son roman réside « dans l’hybridation entre d’une part une écriture qui enfreint les règles du beau langage, et de l’autre des envolées romanesques bien plus conformes aux attentes des doctes comme du public des romans » (119). Récusant la tradition critique qui « répugne à voir autre chose en Scarron qu’un plaisant bouffon » (123) Gheeraert invoque son rôle dans la Fronde et explique en même temps la dévaluation du roman par son auteur comme un jeu ingénieux pour pouvoir imposer le côté contestataire du libertinisme de son histoire sans courir le risque d’une poursuite judiciaire. D’après notre critique, les possibilités du style burlesque permettent au romancier de subvertir l’univers religieux et moral autant que les valeurs civiles du royaume. Les travaux de Mikhail Baktine, « largement remis en cause par la critique récente » (97), fournissent la base de cette interprétation du Roman comique si bien que, dans cette optique, il « flotte sur tout le livre un air de Comptes rendus PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0031 512 ‘charivari’ » (97), qui annonce « la puissance transgressive du rire » (128). Son « discours finalement assez cohérent d’hostilité aux institutions ecclésiastiques et à la foi manifeste une mise en cause du christianisme qui dépasse le cadre d’une simple satire plaisante héritée des vieux fabliaux » (144). Il profite de la période de son canonicat, qui lui permet de connaître « bien le clergé de la région, qu’il allait visiter lorsqu’il accompagnait son maître l’évêque du Mans » (145). Débarrassé de sa charge ecclésiastique, il peut laisser libre cours à son libertinage et par conséquent dans son roman, « le christianisme apparaît privé de dimension spirituelle » (148). La dénonciation du faux-semblant chrétien et la stratégie littéraire de « briser le pacte de lecture » s’accordent dans l’intention de détruire « les fausses créances » (152). En soulignant le « relativisme » en matière religieuse, Gheeraert rend familier le Roman comique aux « esprits d’aujourd’hui » (148). Dans le quatrième chapitre, il esquisse l’histoire du genre du roman comique en tant qu’une « anomalie de l’histoire littéraire » et rattache « au moins partiellement » (69) le Roman comique à ce genre. À la fin du deuxième chapitre, il explique le renvoi à Callot dans le titre de son Introduction en plaçant sa lecture sous l’auspice du peintre « dont l’acide regard conjugue peinture sans concession des réalités humbles ou sinistres, avec une imagination créatrice qui frôle le fantastique » (33). Il qualifie le Roman comique de « roman matériel sinon matérialiste » qui « n’accorde guère de place au sacré » (144). Le burlesque lui semble choisi par le romancier pour transmettre une description exacte de ce qu’il a expérimenté pendant la période de son activité « au Mans comme ‘domestique familier’ de l’évêque Charles II de Beaumanoir-Lavardin » (9) dont il obtint en 1636 le canonicat. Voici donc une lecture qui rapproche ce roman du XVII e siècle de la mentalité d’un grand nombre de nos contemporains. Volker Kapp Comptes rendus PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0032 513 Jean-Philippe Grosperrin (dir.) : L’idée de monument et ses représentations à l’âge classique. Textes, voix, scènes. Littératures classiques, n o 104 (2021). 207 p. L’intitulé de ce numéro semble familier et se révèle en même temps surprenant. Le projet d’étudier la notion de monument à l’âge classique ne s’impose pas forcément au critique littéraire qui qualifierait ainsi spontanément des sculptures ou des réalisations architecturales. Les articles de ce numéro abordent une perspective qui s’accorde mieux avec le domaine de la critique littéraire. Dans son introduction (5-10) Jean-Philippe Grosperrin propose d’examiner « une économie de la monumentalisation » (5) des œuvres illustres et d’analyser « l’aptitude du texte (poétique ou en prose), de l’éloquence publique, du livre d’apparat, de la proclamation chorale, des scènes du théâtre, à faire monument » (5). Il ne s’agit donc pas d’attirer l’attention sur « les constructions ostentatoires dans un espace public consacré à la mémoire du régnant » mais de se rendre compte comment prospèrent et fleurissent « les cérémonies à fonction monumentale (entrées royales, fêtes, pompes funèbres des grands personnages), les discours de célébration en tout genre, les livres-monuments […], les poèmes-temples » (7). Dans cette optique, les travaux historiographiques « transformant le monarque en imago et en monumentum » (7) sont concernés aussi bien que le domaine littéraire du « genre aristocratique des mémoires » (7). Les éléments essentiels de ce vaste domaine sont présentés dans les quatre parties : « Monument : le nom et l’idée » (13-54), « Monument et représentation funèbre » (55-98), « Le texte comme monument » (99-138), « Images et scènes du monument » (139-196). La « Bibliographie sélective (197-202) » oriente le lecteur qui voudrait approfondir certains aspects. En ce qui concerne les données linguistiques, Françoise Berlan (« Le mot monumentum à l’âge classique. Histoire d’une relatinisation », 13-26) constate d’une part la « relatinisation » remontant au Moyen Age et d’autre part les « tensions révélatrices » (20) qui distinguent les XVII e et XVIII e siècles des années après 1850 où le terme désigne « un édifice remarquable et de grande taille » (19). En reconnaissant le latinisme du nom, les différentes éditions du Dictionnaire de l’Académie française attestent « un souci d’émancipation du français » et privilégient le « bon usage conversationnel » (22) par rapport à la pratique des lettrés. Christophe Imbert cite un vers des Antiquités de Rome de Du Bellay « Rome de Rome est le seul monument » pour analyser « Le sens du monument dans la tradition renaissante de la poésie des ruines de Rome » (27-40). Selon ces poésies, les bâtiments tombés en ruine ne survivent que grâce à « l’idée de Rome » (32). Les poètes et les traités théoriques de la Renaissance découvrent dans la poussière Comptes rendus PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0032 514 funéraire de Rome « l’étalon d’une grandeur moderne » (28). La « relative disponibilité du terme monumentum […] depuis l’Antiquité à l’âge humaniste » (39) dans la littérature latine, néolatine et vernaculaire en Europe se manifeste « au cœur d’un dispositif poétique, voire rhétorique » et « prend place dans la logique globale du poème comme inscription monumentale » (39). Fabrice Chassot (« Entre mépris et passion du monument : Fontenelle, Falconet, Diderot », 41-52) se penche sur le chemin de la déconstruction du concept humaniste de monument des Dialogues des morts de Fontenelle à Diderot qui le récupère sur la base « d’un matérialisme humaniste » (49). Grâce à Pierre Du Chastel, nous connaissons « le déroulement précis des funérailles » (55) de François I er . Selon Pascale Chiron, son recueil de textes devient « l’édifice abritant la mémoire de faits vertueux du roi » (« Édifier le monument du roi en 1547 », 60). Jean-Philippe Grosperrin consacre une étude à un genre prestigieux de l’époque (« L’oraison funèbre et ses monuments (1615-1770) », 69-84), qui en tant qu’« acte solennel de communication consacré par une pragmatique morale et spirituelle illustre […], au plus haut point, une économie du monument » (69-70). Elle se situe au « croisement de la liturgie catholique et de la célébration sociale » (72). Ménestrier qualifie ces oraisons de « machines funèbres » (cit. p. 72). Grosperrin analyse un grand nombre de discours pour montrer comment ils s’efforcent « d’animer les représentations de la pompe funèbre » (76) tout en se gardant de créer « une idole » de la grandeur humaine, à laquelle ils substituent « une icône » spirituelle qui diffère « de la pompe environnante » (82) des funérailles aussi bien que des publications destinées à perpétuer cet événement. « La parole possède en propre la puissance de susciter dans l’esprit une image monumentale plus fine, destinée à s’empreindre plus fortement dans la mémoire de l’auditoire » (83). Les panégyristes du jeune dauphin Louis, mort en 1765, ignorent ces présupposés religieux. En exploitant surtout deux lettres à Sophie Volland, Geneviève Cammagre (« Diderot et les Projets de monument pour le Dauphin », 85-96) met en lumière comment, « sollicité par Charles-Nicolas Cochin pour l’inscription d’une estampe » (85), Diderot élabore et modifie ses propositions. Son imagination « oscille entre représentation macabre et représentation édifiante à des fins purement profanes » (93). Le monument réalisé par Guillaume II Coustou « est l’œuvre funéraire la plus considérable et la plus coûteuse de la seconde moitié du siècle » (95). Il « doit quelque peu à Diderot » (95) qui ne se prononce pas sur la maquette exposée dans le Salon de 1769 ni sur l’œuvre achevée exposée dans l’atelier du sculpteur en 1777. Pauline Decarne (« Les temples fabuleux de l’immortalité et leurs aménagements à l’âge classique », 99-108) montre comment « le temple de l’immortalité acquiert des dimensions strictement historiques et nationales » Comptes rendus PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0032 515 et devient « le Panthéon national » (106). Philippe Chométy (« Le philosophe au temple de Mémoire. Poèmes-monuments et inscriptions en vers à la gloire de Descartes », 109-122) attire l’attention sur la donnée remarquable qu’on ne trouve pas en France de grand monument élevé à la mémoire de Descartes, qui, en revanche, entra « au temple de Mémoire » (111) par la poésie : des épitaphes en vers et des poèmes-monuments à sa gloire. Constantijn Huygens a composé « la plus grande quantité de poèmes en hommage à son ami » (120). Laurent Susini (« Le Mémorial de Pascal, texte monument », 123-133) applique le concept de monument au célèbre texte qui reflète dans une première rédaction sur papier l’événement bouleversant et qui, calligraphié et mis en page sur parchemin, conforme le texte « aux modes de composition de la rhétorique biblique » (132). Grosperrin transcrit les deux versions (133-135) du Mémorial pour faciliter la vérification de l’analyse de Susini. Les Triomphes de Louis le Juste (1649), volume in-folio richement illustré de planches sur cuivre édité par Jean Valdor, est bien analysé par Bernard Tessandier (« Des Mausolées qui volent », 139-154) en tant que « livregalerie » ressortissant de « la catégorie du recueil dit d’apparat : grand format, grand papier, grandes marges, gravures de décoration et d’illustration sur cuivre, matériel dédié, bornes typographiques et iconographiques susceptibles de cadastrer la lecture » (140). Des « scènes inouïes » annoncent « une translatio imperii ad Francos » et une gravure d’Hercule « suggère l’idée selon laquelle la monarchie française est à la fois et en même temps contrôle et conciliation » (150). Thierry Favier (« Le motet à grand chœur (1660-1792) entre musique monumentale et moment de musique », 155-166) complète le panorama par une analyse musicologique dont le critique littéraire obtient bien des informations importantes. Le motet à grand chœur est un genre dans lequel, à partir de 1660, « Veillot, Robert et Lully renouvelèrent la musique religieuse d’apparat pour devenir un emblème de la dévotion royale » (155). L’association d’un corps de chantres important à un orchestre à cordes tel que la Grande Bande « constituait une grande nouveauté dans la musique religieuse européenne » (159). Cette monumentalité « est mise en valeur dans les comptes rendus de la presse de la plupart des cérémonies extraordinaires » (160) et elle « est fortement concurrencée par la dramatisation du discours musical inspirée du langage opératique » (161). Passant à partir de 1683 à la messe quotidienne du roi où les musiciens adoptent « un dispositif frontal » (165), elle « offrait la démonstration quotidienne de l’essence religieuse de l’autorité politique de Louis le Grand » (165). Jean- Philippe Grosperrin complète ce panorama par la dramaturgie de l’opéra (« Le tombeau, la mémoire, et le reste. Dramaturgies du monument dans la Comptes rendus PFSCL XLIX, 97 DOI 10. / PFSCL-2022-0032 516 tragédie et à l’opéra », 167-196) dont la vue d’ensemble va de « la tragédie française princeps Cléopâtre captive de Jodelle » (168) à La Clemenza di Tito de Mozart basée sur le livret de Mazzolà remaniant celui de Métastase mis auparavant en musique par Caldara. Dans le chœur de l’acte II (n o 24), il découvre un « contraste […] saisissant entre le monologue et le caractère ouvertement ‘à la française’, au rythme obstinément pointé, très Ancien Régime, du morceau choral » (187) et en déduit une « monumentalisation » (187) de la civilisation des Habsbourg. Grosperrin dépasse donc le domaine de la littérature et de la langue françaises pour montrer que, dès Jodelle, la tragédie jouait « des actualisations du monument dans sa plénitude des valeurs, qu’il soit représenté par le spectacle ou formé par le verbe » (169). Ses interprétations attirent l’attention sur des aspects que le critique littéraire risque de négliger. La mise en scène est un de ces éléments. Lors de la création d’Atys, la déploration collective englobe « le décor des jardins et du château de Saint-Germain-en-Laye » (175). Mais la structure de l’action est ce qui lui importe le plus, par exemple, la fonction de l’urne dans Pompé de Corneille et ses « dérivés » (192) dans les opéras de Haendel et de Graun. Grosperrin a engagé des spécialistes reconnus dont les développements rendent précieux ce numéro de Littératures classiques. Volker Kapp Livres reçus PFSCL XLIX, 97 Livres reçus CAVE, Terence : Poétiques de l’anagnorisis, éd. et trad. Luc Sautin et Olivier Guerrier. Paris : Classiques Garnier, coll. « Théorie de la littérature », 2022. 528 p. COLLETET, Guillaume : Cyminde ou les deux victimes (1642). Seule pièce de théâtre à auteur unique du poète, éditée et commentée par Bernard J. Bourque. Tübingen : Narr Francke Attempto, coll. « Biblio 17, n o 228 », 2022. 135 p. + Bibliographie, Index des noms cités. D’AUBIGNÉ, Agrippa : Les Avantures du baron Faeneste. Édition de Jean-Raymond Fanlo, Marie-Madeleine Fragonard, Gilbert Schrenck et Marie-Hélène Servet. Paris : Classiques Garnier, coll. « Classiques Jaunes », 2022. 480 p. DA VINHA, Mathie ; GRANDE, Nathalie (dir.) : « Toute la cour était étonnée ». Madame de Maintenon ou l’ambition politique au féminin. Rennes : Presses Universitaires de Rennes / Versailles : Centre de Recherche du Château de Versailles, coll. « Histoire, série Aulica. L’Univers de la cour », 2022. 226 p. + Bibliographie, Index. DELOINCE-LOUETTE, Christiane ; LARDON, Sabine (éds.) : Jean de Sponde, Poésies complètes. Paris : Classiques Garnier, coll. « Textes de la Renaissance, série République des Muses », 2022. 304 p. D’URFÉ, Honoré : L’Astrée, Troisième partie. Édition critique établie sous la direction de Delphine Denis. Par Jean-Marc Chatelain, Delphine Denis, Camille Esmein-Sarrazin, Laurence Giavarini, Frank Greiner, Françoise Lavocat et Stéphane Macé. Paris : Honoré Champion, coll. « Champion Classiques, série littératures, n o 36 », 2022. 883 p. LYRAUD, Pierre : Figures de la finitude chez Pascal. La fin et le passage. Paris : Honoré Champion, coll. « Lumière classique, n o 122 », 2022. 700 p. MAZOUER, Charles : La transcendance dans le théâtre fançais, Tome 1 : De l’origine aux Lumières. Paris : Honoré Champion, coll. « Convergences (Antiquité-XXI e siècle), n o 6 », 2021. 380 p. + Index. SALE, Giorgio : La nominazione di dotti, filosofi, medici e sapienti nelle commedie di Molière. Pisa : Edizioni ETS, « Nominatio, Collana di Studi Onomastici, Serie Monografie », 2022. 211 p. + Bibliographie, Index des noms. Papers on French Seventeenth Century Literature PFSCL is an international journal publishing articles and reviews in English and French. PFSCL est une revue internationale publiant articles et comptes rendus en français et en anglais. Articles (in two copies) and books submitted for review should be addressed to/ Manuscrits (en deux exemplaires) et livres pour comptes rendus doivent être adressés à: Rainer Zaiser Editor, Papers on French Seventeenth Century Literature Romanisches Seminar der Universität zu Kiel Leibnizstr. 10 D-24098 Kiel Subscription Rates / Tarifs d’abonnement (2022) Individual subscribers/ Particuliers Institutions/ Institutions Standing order print (1 year) € 64.00 € 85.00 Abonnement imprimé (1 an) € 64.00 € 85.00 Standing order print and online (1 year) € 72.00 € 107.00 Abonnement imprimé et en ligne (1 an) € 72.00 € 107.00 Standing order e only (1 year) € 67.00 € 88.00 Abonnement en ligne (1 an) € 67.00 € 88.00 Single issue € 50.00 € 50.00 Prix de vente au numéro € 50.00 € 50.00 postage not included + frais de port Orders / Commandes to be sent to / à adresser à Narr Francke Attempto Verlag B.P. 2567 D-72015 Tübingen Fax: +49 7071 / 9797 11 eMail: info@narr.de The articles of this issue are available separately on www.narr.digital Les articles du fascicule présent sont offerts individuellement sur www.narr.digital Only the authors are responsible for the content of their contributions Les auteurs sont seuls responsables du contenu de leurs contributions Biblio 17 Suppléments aux Papers on French Seventeenth Century Literature Derniers titres parus 222 Mathilde B omBart / Sylvain C orniC / Edwige K eller -r ahBé / Michèle r osellini (éds.) « À qui lira. » Littérature, livre et librairie en France au XVII e siècle (2020, 746 p.) 223 Bernard J. B ourque (éd.) Jean Magnon. Théâtre complet (2020, 641 p.) 224 Michael t aormina Amphion Orator. How the Royal Odes of François de Malherbe Reimagine the French Nation (2020, 315 p.) 225 David D. r eitsam La Querelle d’Homère dans la presse des Lumières. L’exemple du Nouveau Mercure galant (2021, 470 p.) 226 Michael C all (éd.) Enchantement et désillusion en France au XVII e siècle (2021, 175 p.) 228 Bernard J. B ourque (éd.) Guillaume Colletet: Cyminde ou les deux victimes (1642) (2022, 154 p.)
