Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
121
2023
5099
on French Seventeenth Century Papers Literature Editor Rainer Zaiser Vol. L No. 99 ISSN 0343-0758 ISBN 978-3-381-11021-6 Papers on French Seventeenth Century Literature Review founded by Wolfgang Leiner Editor Rainer Zaiser Editorial Committee Emmanuel BURY - Martine DEBAISIEUX - Richard HODGSON Volker KAPP - Buford NORMAN - Marine RICORD Cecilia RIZZA - Pierre RONZEAUD Dorothee SCHOLL - Maya SLATER Ronald W. TOBIN - Jean-Claude VUILLEMIN Associated Correspondents Marco BASCHERA - Jane CONROY - Federico CORRADI Nathalie NÉGRONI - Phillip J. WOLFE Advisory Board Eva AVIGDOR - Nicole BOURSIER - Paolo CARILE - Christopher GOSSIP Marcel GUTWIRTH - François LAGARDE - Lise LEIBACHER OUVRARD Charles MAZOUER - Sergio POLI - Sylvie ROMANOWSKI - Philippe-Joseph SALAZAR - Jean SERROY - Philippe SELLIER Jean-Pierre VAN ELSLANDE - Christian WENTZLAFF-EGGEBERT ***** Papers on French Seventeenth Century Literature is a peer-reviewed journal Articles for publication and books submitted for review should be addressed to/ Prière d’adresser les manuscrits et les livres pour comptes rendus à Rainer Zaiser Editor, Papers on French Seventeenth Century Literature Romanisches Seminar der Universität Kiel Leibnizstr. 10 D-24098 Kiel rzaiser@gmx.de Papers on French Seventeenth Century Literature Review founded by Wolfgang Leiner Editor Rainer Zaiser Editorial Committee Emmanuel BURY - Martine DEBAISIEUX - Richard HODGSON Volker KAPP - Buford NORMAN - Marine RICORD Cecilia RIZZA - Pierre RONZEAUD Dorothee SCHOLL - Maya SLATER Ronald W. TOBIN - Jean-Claude VUILLEMIN Associated Correspondents Marco BASCHERA - Jane CONROY - Federico CORRADI Nathalie NÉGRONI - Phillip J. WOLFE Advisory Board Eva AVIGDOR - Nicole BOURSIER - Paolo CARILE - Christopher GOSSIP Marcel GUTWIRTH - François LAGARDE - Lise LEIBACHER OUVRARD Charles MAZOUER - Sergio POLI - Sylvie ROMANOWSKI - Philippe-Joseph SALAZAR - Jean SERROY - Philippe SELLIER Jean-Pierre VAN ELSLANDE - Christian WENTZLAFF-EGGEBERT ***** Papers on French Seventeenth Century Literature is a peer-reviewed journal Articles for publication and books submitted for review should be addressed to/ Prière d’adresser les manuscrits et les livres pour comptes rendus à Rainer Zaiser Editor, Papers on French Seventeenth Century Literature Romanisches Seminar der Universität Kiel Leibnizstr. 10 D-24098 Kiel rzaiser@gmx.de Papers on French Seventeenth Century Literature Review founded by Wolfgang Leiner Editor Rainer Zaiser Editorial Committee Emmanuel BURY - Martine DEBAISIEUX - Richard HODGSON Volker KAPP - Buford NORMAN - Marine RICORD Cecilia RIZZA - Pierre RONZEAUD Dorothee SCHOLL - Maya SLATER Ronald W. TOBIN - Jean-Claude VUILLEMIN Associated Correspondents Marco BASCHERA - Jane CONROY - Federico CORRADI Nathalie NÉGRONI - Phillip J. WOLFE Advisory Board Eva AVIGDOR - Nicole BOURSIER - Paolo CARILE - Christopher GOSSIP Marcel GUTWIRTH - François LAGARDE - Lise LEIBACHER OUVRARD Charles MAZOUER - Sergio POLI - Sylvie ROMANOWSKI - Philippe-Joseph SALAZAR - Jean SERROY - Philippe SELLIER Jean-Pierre VAN ELSLANDE - Christian WENTZLAFF-EGGEBERT ***** Papers on French Seventeenth Century Literature is a peer-reviewed journal Articles for publication and books submitted for review should be addressed to/ Prière d’adresser les manuscrits et les livres pour comptes rendus à Rainer Zaiser Editor, Papers on French Seventeenth Century Literature Romanisches Seminar der Universität Kiel Leibnizstr. 10 D-24098 Kiel rzaiser@gmx.de Papers on French Seventeenth Century Literature Papers on French Seventeenth Century Literature Review founded by Wolfgang Leiner Volume L Number 99 Editor Rainer Zaiser Editorial Staff Viola Andresen, Jasmin Garavello Béatrice Jakobs, Lydie Karpen, Dirk Pförtner PFSCL / Biblio 17 Gunter Narr Verlag Tübingen Papers on French Seventeenth Century Literature / Biblio 17 Editor: Rainer Zaiser © 2023 · Narr Francke Attempto Verlag GmbH + Co. KG P.O. Box 2567, D-72015 Tübingen All rights, including the rights of publication, distribution and sales, as well as the right to translation, are reserved. No part of this work covered by the copyrights hereon may be reproduced or copied in any form or by any means - graphic, electronic or mechanical including photocopying, recording, taping, or information and retrieval systems - without written permission of the publisher. Internet: www.narr.de eMail: info@narr.de Printed in Germany ISSN 0343-0758 ISBN 978-3-381-11021-6 PFSCL L, 99 Sommaire In memoriam Perry Gethner...................................................................... 171 L ÉO S TAMBUL Théorie ou pratique de l’agrément : Boileau et la dernière préface........... 173 M ARIE -G ABRIELLE L ALLEMAND Le Romant de l’infidelle Lucrine de Nicolas Gougenot (1634) : un véritable roman bourgeois.................................................................... 193 J EAN L ECLERC Entre traduction et anthropologie : retour sur l’anachronisme dans les travestissements de Virgile........................................................... 207 M ARIE -C HRISTINE P IOFFET Entre docilité apparente et rébellion ouverte : la résonnance des voix des femmes autochtones à travers les mailles du discours jésuite (1632-1672) ................................................................................... 221 F RANCIS A SSAF Regards du XVII e siècle et d’aujourd’hui : les Mandéens vus par Jean-Baptiste Tavernier et le P. Ignace de Jésus, avec des apports d’anthropologues contemporains............................................................... 241 I OANA M ANEA L’histoire et la géographie à l’épreuve de la pensée critique dans la Relation de l’Islande et la Relation du Groenland d’Isaac La Peyrère........ 253 B ERNARD J. B OURQUE L’impact des régences féminines sur la scène dramatique du dix-septième siècle................................................................................ 269 R ALPH A LBANESE Les Enjeux du discours oblique dans Le Misanthrope ................................. 287 J IANI F AN From an Enclosed Universe to the Cartesian Vortex: Pascal’s, La Fontaine’s and Fontenelle’s Literary Representation of the Universe ... 299 PFSCL L, 99 COMPTES RENDUS Constance Cagnat-Debœuf, Laurence Plazenet, Anne Régent-Susini (éds.), « Je ne vois qu’infini ». Littérature et théologie à l’âge classique, Mélanges en l’honneur de Gérard Ferreyrolles V OLKER K APP ........................................................................................... 329 Marc Douguet, Composition dramatique et liaison des scènes dans le théâtre français du XVII e siècle T RISTAN A LONGE ...................................................................................... 334 Camille Esmein-Sarrazin, La Fabrique du roman classique. Lire, éditer, enseigner les romans du XVII e siècle de 1700 à 1900 M AXIME C ARTRON .................................................................................... 339 Sebastian Lang, Gottes Werk im Handeln des Menschen. Deutungen des Lebens Jesu im Frankreich der ersten Hälfe des 17. Jahrhunderts V OLKER K APP ........................................................................................... 343 Charles Mazouer, La transcendance dans le théâtre français. Tome I. De l’origine aux Lumières V OLKER K APP ........................................................................................... 346 Giorgio Sale, La nominazione di dotti, filosofi, medici e sapienti nelle commedie di Molière M ARCELLA L EOPIZZI .................................................................................. 349 LIVRES REÇUS………………………………………………………………….353 PFSCL L, 99 In memoriam Perry Gethner Le présent fascicule des PFSCL est dédié à Perry Gethner qui nous a quitté le 14 novembre. Nous, ses collègues, ses amis et amies, dispersé e s de l’un ou de l’autre côté de l’Atlantique, nous avons appris cette nouvelle inattendue avec beaucoup de consternation et elle nous a laissé e s dans une profonde tristesse. La plupart d’entre nous ne savaient pas que Perry souffrait depuis un certain temps d’une maladie grave qui le forçait à suivre un traitement médical lourd. Seuls ceux et celles qui lui étaient proches étaient au courant de son état de santé, comme Eric Turcat, son collègue à Oklahoma State University et le premier à nous faire part de la disparition de notre sympathique confrère et fidèle compagnon de route, qui, ces derniers mois, avait encore inlassablement travaillé à ses projets de recherche, comme si de rien n’était. Le 1 er août, il m’avait écrit ces mots : « La semaine prochaine je pars pour mes vacances annuelles à Santa Fe, où je vais assister au festival d’opéra. Ensuite il me faudra remettre au travail (deux éditions critiques, comptes rendus, évaluation d’un manuscrit). Mais je dois me rappeler aussi que je n’aurai plus de cours à faire ! » Ce message m’est parvenu trois jours après le colloque virtuel qu’Eric Turcat avait organisé en l’honneur de Perry à l’occasion de sa retraite qu’il avait prise à la fin de l’année universitaire 2023 à l’âge de 76 ans. Par amour pour la musique et pour l’opéra, il s’était accordé une petite semaine de congé en été pour assister au festival de Santa Fe avant de retourner à son bureau pour se consacrer de nouveau à la recherche et à ses travaux éditoriaux continus qui visaient surtout à mettre à disposition en éditions annotées des pièces d’auteurs dramatiques - d’hommes et de femmes - négligées ou oubliées par la critique. Tout ceci était l’homme Perry Gethner, tel que nous le connaissions : travailleur, cultivé, pondéré, généreux, plein d’humour, à la voix calme, presque timide à moins qu’il n’ait récité des vers d’une tragédie ou chanté un air d’opéra, comme il le faisait souvent aux colloques pour nous divertir. Perry nous manquera infiniment. Perry Gethner, en tant qu’enseignant et chercheur, était le spécialiste du théâtre et de l’opéra du XVII e siècle et notamment des femmes dramaturges de cette époque. Sa carrière universitaire est exemplaire : doctorat obtenu à Yale avec une thèse soutenue en 1977 intitulée Rhetoric and Modification of Scripture in French Biblical Tragedy from de Bèze to Racine, ensuite Assistant Professor dans plusieurs établissements, entre autres à l’Université de Chicago, In Memoriam Perry Gethner PFSCL L, 99 172 et enfin en 1984 la nomination à l’Oklahoma State University à Stillwater où il devait rester jusqu’à sa retraite en été 2023. Il passa donc une quarantaine d’années au service de cette université où il assuma, durant de nombreuses années (1999-2015), la fonction de Chairman au Département de langues et de littératures. Pour ses mérites comme enseignant, chercheur et directeur de département, il reçut le titre de Regents Professor of Foreign Language à la fin de sa carrière. Comme le titre de sa thèse de doctorat le montre, Perry s’est spécialisé dans le théâtre français du XVII e siècle dès la première étude importante de sa carrière universitaire. Si on passe aujourd’hui en revue sa liste de publications, il est intéressant de noter que Perry a notamment focalisé ses travaux sur des auteurs et des genres dramatiques qui vont à contre-courant de ceux du théâtre classique. Ceci se révèle déjà dans sa thèse de doctorat : ce sont les sources bibliques de la tragédie qui l’intéressent et non pas celles de l’Antiquité. Ce sont ensuite les pièces d’Alexandre Hardy, de Jean Mairet, de Georges de Scudéry, de Pierre Du Ryer qui entrent en ligne de compte dans ses travaux et ce sont la tragi-comédie, la pastorale, la tragédie lyrique, les pièces à machines et l’opéra qui ont attiré son attention. Et enfin, il n’avait pas que les hommes dramaturges en vue, mais il travaillait aussi et surtout sur les nombreuses femmes dramaturges des XVII e et XVIII e siècles, qui avaient longtemps été ignorées par la critique moderne avant que Perry ne les ait tirées de l’oubli par plusieurs éditions de leurs pièces : Françoise Pascal, Marie-Catherine Desjardins, dite Madame de Villedieu, Anne de La Roche- Guilhen, Catherine Bernard, entre autres. En tant que directeur des PFSCL et de la collection « Biblio 17 », j’exprime toute ma gratitude à l’égard de Perry. Je lui serai toujours infiniment reconnaissant de sa fidélité comme auteur d’articles et de comptes rendus ces quatre dernières décennies. C’est dans « Biblio 17 » qu’a paru en 1993 la première édition des Femmes dramaturges en France (1650-1750). Le premier article publié par Perry dans les Papers date de 1979 (n 0 12) : « Andromède - from Tragic to Operatic Discourse ». Ce titre fait déjà remarquer les pivots de ses futures recherches : de la tragédie à l’opéra en passant par les pièces à machine dont Andromède de Corneille est un bel exemple. À cette première publication succéderont 26 articles publiés au fil du temps dans les fascicules des PFSCL et dans les volumes de « Biblio 17 » réunissant les actes de colloque de la NASSCFL ou du CIR 17. En outre, je compte 33 comptes rendus qu’il a rédigés pour les Papers. C’est ainsi que Perry demeurera dans notre mémoire par ses écrits. En les relisant, ceux et celles qui l’ont connu ne manqueront pas d’entendre sa voix calme qui, à l’instar d’une prosopopée, fera revivre dans notre imagination sa personnalité et sa pensée. Rainer Zaiser PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0012 Théorie ou pratique de l’agrément : Boileau et la dernière préface L ÉO S TAMBUL (IRCL - U NIVERSITÉ P AUL -V ALÉRY DE M ONTPELLIER / CNRS) La dernière préface, pour un auteur qui sait vivre, et mourir à temps, est donc l’instant de la cérémonie des adieux. Cette cérémonie, nul à ma connaissance ne l’a mieux expédiée que Boileau dans sa préface pour le recueil de 1701 de ses Œuvres 1 . La préface que Boileau a placée en tête de la dernière édition de ses Œuvres diverses parue de son vivant en 1701, son « Edition favorite 2 », si elle n’est pas vraiment son dernier discours préfaciel, reste néanmoins célèbre par la théorie esthétique qu’elle développe et par la posture humble que Boileau adopte pour mieux glisser dans le tombeau monumental de ses œuvres, déjà tourné vers la postérité : Comme c’est icy vrai-semblablement la derniere Edition de mes Ouvrages que je reverray ; et qu’il n’y a pas d’apparence, qu’âgé, comme je suis de plus de soixante et trois ans, et accablé de beaucoup d’infirmités, ma course puisse estre encore fort longue, le Public trouvera bon, que je prenne congé de luy dans les formes, et que je le remercie de la bonté qu’il a euë d’acheter tant de fois des ouvrages si peu dignes de son admiration 3 . Ce congé solennel, quoiqu’ostensiblement fait « dans les formes », paraît toutefois un peu vite « expédié » par l’allure vive du reste du texte, scandé par des « Voilà 4 » toniques caractéristiques. La fin de la préface d’ailleurs, qui 1 Gérard Genette, Seuils, Paris, Seuil, 1987, p. 264. 2 Nicolas Boileau, Préface des Œuvres diverses de 1701, éd. Fr. Escal, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1966, p. 4, abrégé désormais en « O.C. ». 3 Ibid. (O.C., p. 1). 4 Voir N. Boileau, Préface de 1701 : « […] en voilà assez, ce me semble, pour marquer au Public ma reconnaissance » (O.C., p. 3) ; « Voilà dequoy il est bon que le Lecteur soit instruit. » (O.C., p. 4). Ce « Voilà » apparaît comme un stylème de l’écriture Léo Stambul PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0012 174 aurait pu permettre au poète de tirer sa révérence et de faire amende honorable après des décennies de polémiques, s’interrompt de manière abrupte par une série de questions rhétoriques qui rappellent combien le satirique n’a pas renoncé à sa désinvolture : Après cela, si on m’accuse encore de médisance, je ne sçai point de Lecteur qui n’en doive aussi estre accusé ; puis qu’il n’y en a point qui ne dise librement son avis des écrits qu’on fait imprimer, et qui ne se croye en plein droit de le faire du consentement même de ceux qui les mettent au jour 5 . À la fois piquante et révérencieuse, la préface de 1701 ne cesse ainsi de jouer avec le « Public », dont le jugement est mis en avant mais aussi quelque peu tenu à distance 6 . L’énonciation même place le préfacier tantôt en-dessous et tantôt de plain-pied avec son lectorat, en jonglant entre l’adresse habituelle à la troisième personne, qui « marque toujours une certaine distance en évitant l’interlocution directe 7 », et des effets d’apostrophe (« C’est donc au Public à m’apprendre ce que je dois penser de cet ouvrage 8 ») et de dialogisme (« si on me demande […], Je répondray 9 »). Boileau accorde ainsi un double statut à ce « Public », tantôt qu’il élève au rang d’instance de consécration, source de pouvoir économique et symbolique qui « achète » et admire ses œuvres, et tantôt qu’il rabaisse en en faisant le complice de sa « médisance », coupable de complaisance envers le satirique. Le « Public » apparaît alors à péritextuelle et métatextuelle de Boileau. On le retrouve dans l’avis « Au lecteur » des Œuvres diverses de 1674 in-4 o : « Voilà tout ce que j’ai à dire au Lecteur. » (O.C., p. 856) ; dans le premier avis « Au lecteur » du Lutrin : « Voilà toute l’histoire de la bagatelle que je donne au Public. » (O.C., p. 1006) ; dans le Discours sur l’ode qui sert de préface à l’Ode sur la prise de Namur : « Voilà le dessein de cet Ouvrage » (O.C., p. 228) ; dans la préface des Épîtres nouvelles : « Voilà ce que j’avois à dire aux Lecteurs. » (O.C., p. 139) ; dans le « Discours de l’auteur pour servir d’apologie à la Satire XII sur l’équivoque » : « Voilà ce me semble bien des paroles » (O.C., p. 90) ; et encore dans la préface des Œuvres diverses de 1683, reprise justement à la fin de la préface de 1701 : « Voilà, ce me semble, leur rendre justice, et faire bien voir, que ce n’est point un esprit d’envie et de médisance qui m’a fait écrire contre eux. » (O.C., p. 6). 5 N. Boileau, Préface de 1701 (O.C., p. 6). 6 Voir la préface des Œuvres diverses de 1683 à 1694 : « Mais c’est au Lecteur à en juger, et je n’emploieray point ici ma Préface, non plus que dans mes autres editions, à le gagner par des flatteries ou à le prévenir par des raisons dont il doit s’aviser de lui-mesme. » (O.C., p. 857). 7 Michel Henrichot, « Les marches du Parnasse : Boileau préfacier de ses œuvres complètes », dir. I. Galleron, L’art de la préface au siècle des Lumières, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2007, p. 53. 8 N. Boileau, Préface de 1701 (O.C., p. 5). 9 Ibid. (O.C., p. 1). Théorie ou pratique de l’agrément : Boileau et la dernière préface PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0012 175 la fois comme un corps supérieur, doté d’une autorité souveraine perpétuelle, et comme la masse des lecteurs singuliers (« je ne sçai point de Lecteur qui »), indifféremment aptes à juger « librement » de tout ce qui se présente sous leurs yeux 10 . Mais qu’il se soumette avec respect au « Public » en corps, ou bien qu’il plaisante familièrement avec ceux qui le composent, Boileau mobilise dans les deux cas la même notion de plaisir pour justifier son entreprise critique, dans la mesure où le plaisir serait ce qui permet au premier venu d’affirmer son autorité personnelle, son bon plaisir de juger de tout à sa fantaisie, mais aussi ce qui fonde une communauté d’opinions et de sentiments dans le partage d’un même plaisir aux choses, créant une relation paradoxalement « à la fois plus générale et plus individualisée 11 . » On fait donc ici l’hypothèse que la notion de plaisir, par son ambiguïté, peut aider à rendre compte du montage textuel de la préface de 1701. La première partie du texte, la plus célèbre, propose en effet une réflexion générale sur la notion d’agrément, relevant en cela plutôt du genre de l’introduction, parce qu’elle entretient « un lien plus systématique, moins historique, moins circonstanciel à la logique du livre 12 ». La seconde partie, peu étudiée, décrit le contenu concret du volume de 1701 pour mettre en avant ce qui agréera davantage au public que dans les versions précédentes, se rapprochant en cela des autres préfaces qui « se multiplient d’édition en édition et tiennent compte d’une historicité plus empirique 13 ». Les deux parties toutefois convergent autour de la question du plaisir du « Public », appréhendé tantôt d’un point de vue théorique, en analysant à ce qui fait l’agrément esthétique d’un texte, et tantôt d’un point de vue pratique, en mettant en scène l’approbation concrète que certains lecteurs ont donné au contenu du livre. On verra ainsi que la préface de 1701 tente de souder ensemble deux approches différentes de ce qui fait que l’on approuve une œuvre à l’âge classique, l’une appelant au jugement esthétique selon le plaisir que l’on prend à ce qui est agréable, l’autre appelant à une prise de position dans un champ culturel conflictuel, à travers la décision d’approuver ou non un texte. Tout se passe alors comme si Boileau tentait implicitement d’opérer un transfert de valeur entre ces deux approches, entre le plaisir esthétique légitime et le plaisir coupable de la polémique, dans l’espoir d’une improbable synthèse dialectique. Une telle relecture de la dernière préface à l’aune des 10 Voir Hélène Merlin-Kajman, Public et littérature en France au XVII e siècle, Paris, Belles Lettres, 1994, p. 59-112. 11 H. Merlin-Kajman, « Donner du plaisir au public : un enjeu littéraire paradoxal », La Revue, n o 4, 2009-2010, p. 3. 12 Jacques Derrida, La Dissémination, Paris, Seuil, 1972, p. 23, cité par G. Genette, Seuils, op. cit., p. 165. 13 Ibid., p. 164. Léo Stambul PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0012 176 notions connexes d’« approbation », d’« agrément » et d’« agréable », permettra en outre de faire le lien avec d’autres aspects saillants de ce texte, à commencer par la revendication explicite de son identité d’auteur. Sociologie de l’approbation : le bon gré de l’auteur Votre approbation lui peut servir de mère 14 . Ce que l’histoire littéraire a principalement retenu de l’édition des Œuvres diverses de 1701 reste l’apposition par Boileau de son nom propre, acte volontaire par lequel il donne ostensiblement son agrément à son œuvre : Je n’ai donc point de regret d’avoir encore employé quelques-unes de mes veilles à rectifier mes Ecrits dans cette nouvelle Edition, qui est pour ainsi dire, mon Edition favorite. Aussi y ai-je mis mon nom, que je m’étois abstenu de mettre à toutes les autres. J’en avois ainsi usé par pure modestie : mais aujourd’huy que mes ouvrages sont entre les mains de tout le monde, il m’a paru que cette modestie pouroit avoir quelque chose d’affecté 15 . La légitimation du livre par l’apposition du nom réel « S r Boileau-Despréaux », au lieu de l’astéronyme « Sieur D*** » utilisé jusque-là, relève bien sûr de la mise en scène, puisque personne n’ignorait alors son identité. Mais ce geste reste malgré tout un petit événement si l’on considère qu’il adjoint également son nom social patronymique « Boileau 16 » au toponyme « Des Préaux » qui avait longtemps permis de distinguer le « cadet Boileau 17 » de feu Gilles son aîné. À suivre l’argumentaire exposé dans la préface, l’authentification de l’œuvre est d’abord la conséquence d’un travail de peaufinage et de correction qui rappelle à quel point l’auctorialité pour Boileau est liée à un imaginaire de contrôle absolu du texte 18 . Mais Boileau n’a pas attendu 1701 pour mettre en avant ce travail du texte et chaque édition lui fut toujours une occasion 14 Molière, Les Femmes savantes, III, 1, v. 724, éd. Cl. Bourqui et G. Forestier, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2010, t. 2, p. 572. 15 N. Boileau, Préface de 1701 (O.C., p. 4). 16 Jusqu’alors, le nom de « Boileau » n’apparaissait qu’à la fin de l’Épître I sous la forme de l’astéronyme « B*** » valant bien pour deux syllabes (Épître I, v. 187, O.C., p. 107). 17 [Charles Cotin], La Satyre des satyres, s.l., 1666, p. 4, v. 26. 18 Voir Delphine Reguig, Boileau poète. « De la voix et des yeux », Paris, Classiques Garnier, 2016, p. 210-211. Voir également « De la transgression au contrôle : les imaginaires philologiques boléviens », dans « À qui lira ». Littérature, livre et librairie en France au XVII e siècle, dir. M. Bombart, S. Cornic, E. Keller-Rahbé et M. Rosellini, Tübingen, Narr, coll. « Biblio 17 », n o 222, 2020, p. 249-259. Théorie ou pratique de l’agrément : Boileau et la dernière préface PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0012 177 pour proclamer un état plus poli du texte que la version précédente, faisant seulement de la « favorite » le dernier coup de lime en date 19 . Derrière la quête d’un objet textuel parfaitement revu et corrigé, l’affirmation d’un sujet auctorial souverain par la signature permet surtout à Boileau de se placer du côté des « auteurs de “profession” », contre la « posture d’amateurs 20 » des pratiques galantes honnies, et de délimiter un corpus stabilisé d’œuvres propres autour de son propre nom : D’ailleurs, j’ai esté bien aise, en le mettant à la teste de mon Livre, de faire voir par là quels sont précisément les ouvrages que j’avoüe, et d’arrester, s’il est possible, le cours d’un nombre infini de méchantes pièces qu’on répand partout sous mon nom, et principalement dans les Provinces et dans les Païs étrangers. J’ay mesme, pour mieux prévenir cet inconvénient, fait mettre au commencement de ce volume une liste exacte et détaillée de tous mes Ecrits, et on la trouvera immediatement après cette Preface 21 . À côté du danger réel des fausses attributions, Boileau dénonce ici également les éditions clandestines, celles qui frustrent ses libraires, mais aussi celles qui donnent des clés à ses pièces satiriques. Évoquant juste après « ce qui est arrivé à quelques autres de mes pièces, que j’ai vu devenir publiques avant même que je les eusse mises sur le papier 22 », le signataire rappelle en effet le piratage de ses trois dernières épîtres 23 , et notamment l’Épître XII sur l’amour de Dieu dont il avait dû dénoncer (ou désigner malicieusement sous couvert de dénoncer) la contrefaçon hollandaise « et [l]es notes téméraires qui y sont 24 » parce qu’elles révélaient les véritables noms de ses cibles. La signature 19 Voir N. Boileau, Avis « Au lecteur » des Œuvres diverses de 1674 in-4 o : « Le lecteur saura seulement que je lui donne une édition de mes satires plus correcte que les précédentes » (O.C., p. 856) ; Préface des Œuvres diverses de 1683 : « Voici une édition de mes ouvrages beaucoup plus exacte que les précédentes » (O.C., p. 857) ; Avertissement des Œuvres diverses de 1694 : « je leur donne dans cette nouvelle édition […] mes anciens ouvrages exactement revus » (O.C., p. 859). 20 Voir Delphine Denis, Le Parnasse galant. Institution d’une catégorie littéraire au XVII e siècle, Paris, H. Champion, 2001, p. 179, cité par D. Reguig, Boileau poète, op. cit., p. 211. 21 N. Boileau, Préface de 1701 (O.C., p. 4). 22 Ibid. (O.C., p. 4-5). 23 Voir les lettres de Jean-Baptiste Dubos à Pierre Bayle du 19 décembre 1695 et du 27 avril 1696, Correspondance de Pierre Bayle, éd. É. Labrousse et A. McKenna, Oxford, Voltaire Foundation, t. 9, 2012, lettre n o 1067 et t. 10, 2013, lettre n o 1107 (citées dans O.C., p. 975 et 979). 24 N. Boileau, Préface des Épîtres nouvelles, variantes de 1698 (O.C., p. 974). On se permet de renvoyer à un précédent article : « L’Épître XII de Boileau : rendre les équivoques acceptables » [2014], dans Éprouver les limites de l’acceptable, dir. J.- P. Cavaillé, Les Dossiers du Grihl, Hors-série, n o 2, 2022 [en ligne]. Léo Stambul PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0012 178 en nom propre est donc aussi liée à un contexte polémique encore chaud en 1701 et la proclamation de l’autorité de Boileau peut être perçue autant comme un geste défensif que comme une agression supplémentaire propice à rappeler à ses adversaires qu’en matière de satire, il persiste - et signe. Supposer des enjeux polémiques dans l’aveu de l’auteur nous conduit toutefois plus avant et permet de faire quelques hypothèses sur la première mention officielle en français du nom de « Boileau » dans son livre, qui ne date pas de 1701, mais en réalité de 1698. En effet, si l’on regarde, non pas les pages de titre, mais les textes des privilèges d’imprimerie 25 , on observe que le privilège en nom propre qui a servi à publier les Œuvres diverses du S r Boileau Despréaux en 1701 a dans les faits été pris dès octobre 1697 pour publier les Épîtres nouvelles du sieur D*** de 1698. Sans entrer dans le détail des bricolages éditoriaux 26 , ce privilège de 1697 évoque explicitement le rôle de « personnes de mérite et de distinction 27 » qui ont applaudi aux derniers ouvrages du poète, à savoir Louis-Antoine de Noailles, archevêque de Paris, et Jacques Bénigne Bossuet, évêque de Meaux, qui avaient tous deux donné leur approbation à la publication de l’Épître XII sur l’amour de Dieu. Il serait possible alors d’en conclure que la mention du nom réel de l’auteur dans le privilège ait pu être un gage envers les autorités religieuses, qui sinon auraient pu rechigner à approuver un texte satirique sans nom, fleurant trop le pamphlet. Mais peut-être est-ce là conclure trop vite à « un rapport causal entre des événements concomitants 28 », puisque Boileau ne mettra pas son nom sur la page de titre en 1698, mais uniquement en 1701. Le contexte religieux, s’il est important, reste donc sans doute insuffisant pour expliquer la levée de l’anonymat, ce qui conduit à formuler une autre hypothèse qui lierait cet événement à l’évolution du contexte polémique dans ces années-là. En effet, jusque-là, les querelles de Boileau étaient surtout des duels personnels avec les auteurs qu’il avait diffamés. Le pseudonyme de « Sieur D*** » pouvait alors apparaître comme un « nom de guerre 29 », à 25 Voir Nicolas Schapira, « Nom propre, nom d’auteur et identité sociale. Mises en scène de l’apparition du nom dans les livres du XVII e siècle », dans L’anonymat de l’œuvre, dir. B. Parmentier, Littératures classiques, n o 80, 2013, p. 69-86. 26 On se permet sur ce point de renvoyer à notre ouvrage, Le Régent du Parnasse. Le pouvoir littéraire de Boileau, Paris, Classiques Garnier, à paraître. 27 N. Boileau, Œuvres diverses du Sieur D***, Paris, Cl. Barbin, 1694 [1698], n.p. [p. 273]. 28 Oded Rabinovitch, « Anonymat et institutions littéraires au XVII e siècle : la revendication des œuvres anonymes dans la carrière de Charles Perrault », dans L’anonymat de l’œuvre, op. cit., p. 99. 29 Voir [Jean Chapelain], Au Cynique Despreaux, B.n.F., ms 892, f o 68 r o : « Et vous ne vous offenserés pas sans doute si je vous traitte de Chien. C’est vostre Nom de Théorie ou pratique de l’agrément : Boileau et la dernière préface PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0012 179 l’image de Gacon qui reprendra la scénographie satirique de Boileau en signant « Le poète sans fard ». Mais avec la querelle avec les jésuites et la querelle des Anciens et des Modernes, la polémique agite désormais des réseaux entiers et s’articule autour de propositions doctrinales explicites. Dans ce système, les noms réels des acteurs qui prennent parti deviennent cruciaux, puisqu’ils permettent justement de dessiner un parti 30 . L’officialisation du nom de Boileau dans son livre pourrait ainsi prendre sens dans le contexte de la querelle autour de la doctrine jésuite, afin de mettre en résonnance sa position officielle avec celle de « Bossuet » et « Noailles » auxquels le privilège de 1697 renvoie. Assurément, relus dans la perspective agonistique de la publication d’un réseau de partisans, les textes préfaciels de Boileau se révèlent de plus en plus riches en noms propres célèbres à partir de 1694 31 . En 1701, les noms de « Rollin », « Bossuet » et « Noailles », toujours présents dans les préfaces intermédiaires, accompagnent le nom de « Valincour mon illustre associé à l’histoire 32 » du roi, pour expliciter ses liens avec le pouvoir, celui d’« Ericeyra » pour souligner sa célébrité internationale, et surtout celui d’« Arnauld » sur lequel il s’attarde longuement : […] mais une chose qui sera seurement agreable au Public, c’est le présent que je lui fais, dans ce mesme Livre, de la Lettre que le celebre Monsieur Arnauld a écrite à Monsieur P*** [Perrault] à propos de ma dixième Satire, et où, comme je l’ay dit dans l’Epistre à mes vers, il fait en quelque sorte mon apologie 33 . J’ay mis cette Lettre la derniere de tout le Volume, afin qu’on la trouvast plus aisément. Je ne doute point que beaucoup de Gens ne m’accusent de temerité, d’avoir osé associer à mes écrits l’ouvrage d’un si Guerre, et qui vous a semblé si beau que vous avés creu vous faire honneur en vous le donnant, au lieu de celuy de Despreaux, que vous avés supprimé, parce qu’il sonnoit mal dans le Monde. » 30 De façon similaire, le nom de « Boileau » sert de ralliement au parti des Anciens sous sa forme latine « Bolæus », que Charles Rollin introduit dans l’épître dédicatoire de sa traduction latine de l’Ode sur la prise de Namur, que Boileau insère justement dans ses propres Œuvres diverses du Sieur D*** de 1694 (Paris, D. Thierry, t. 2, p. 63). L’apparition de ce nom latin en 1694 dessine ainsi un réseau de partisans des Anciens dont les notoriétés s’appuient l’une l’autre - l’avis au lecteur de Boileau présentant Rollin comme l’un des « plus celebres Professeurs en eloquence de l’Université » (O.C., p. 859), tandis que Rollin s’adrese en retour au « Doctissimo et clarissimo viro Nicolao B. D. », drapé en maître de doctrine, de satirique qu’il était. 31 Notons que, depuis la querelle de Phèdre déjà, Boileau a multiplié dans ses épîtres les noms des illustres lecteurs à qui il faut que ses vers « sçachent plaire » (voir Épître VII [1683], v. 91-100, O.C., p. 129). 32 N. Boileau, Préface de 1701 (O.C., p. 4). 33 Voir N. Boileau, Épître X, v. 115-127 (O.C., p. 144). Léo Stambul PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0012 180 excellent Homme, et j’avoüe que leur accusation est bien fondée. Mais le moyen de resister à la tentation de montrer à toute la Terre, comme je le montre en effet par l’impression de cette Lettre, que ce grand Personnage me faisoit l’honneur de m’estimer et avoit la bonté meas esse aliquid putare nugas 34 ? En insistant longuement sur la lettre qu’Arnauld avait écrite à Perrault pour le défendre, Boileau accentue le scandale qu’avait représenté aux yeux des proches du théologien sa participation à une querelle profane. La publication de cette lettre privée qui ne lui était même pas destinée et qui aurait dû n’être montrée qu’à « quelques personnes discrètes, sans que cela coure dans le monde 35 », apparaît alors comme une façon de déployer l’approbation d’Arnauld depuis le terrain de la querelle contre les Modernes vers celui de la querelle contre les jésuites 36 . Cette « témérité » assumée de Boileau s’aggrave encore quand on observe l’étrange montage des deux volumes des Œuvres diverses que décrit longuement la préface de 1701. En miroir de la lettre d’Arnauld, placée à la fin du premier tome, Boileau annonce en effet qu’il publie à la fin du second tome une autre lettre « que j’écris à Monsieur Perrault, et où je badine avec lui sur nostre démêlé Poëtique, presque aussi-tost éteint qu’allumé 37 ». Or, cette lettre revient sur toute la polémique et révèle à quel point Boileau est conscient de manipuler son dispositif éditorial : J’aurois bien voulu pouvoir adoucir en cette nouvelle Édition quelques railleries un peu fortes qui me sont échappées dans mes Réflexions sur Longin ; mais il m’a paru que cela seroit inutile, à cause des deux Éditions qui l’ont precedée, ausquelles on ne manqueroit pas de recourir, aussi bien qu’aux fausses Éditions qu’on en poura faire dans les Pays étrangers, où il y a de l’apparence qu’on prendra soin de mettre les choses en l’état qu’elles estoient d’abord. J’ai creû donc que le meilleur moyen d’en corriger la petite malignité, c’estoit de vous marquer ici, comme je viens de le faire, mes vrais sentimens pour vous. J’espere que vous serez content de mon procédé, et que vous ne vous choquerés pas mesmes de la liberté que je me suis donnée de 34 N. Boileau, Préface de 1701 (O.C., p. 5). Citation de Catulle : « de considérer que mes bagatelles valent quelque chose ». 35 Antoine Arnauld, Lettre à Germain Vuillard du 17 avril 1694, Lettres de Messire Antoine Arnauld, Paris, S. d’Arnay, 1776, t. 3, lettre n o 1303, p. 772. 36 Contrairement à Bossuet qui avait approuvé l’Épître XII sur l’amour de Dieu mais avait critiqué la Satire X contre les femmes, Arnauld avait en effet défendu Boileau en affirmant que la Satire X était compatible avec la morale et la religion. 37 N. Boileau, Préface de 1701 (O.C., p. 5). Théorie ou pratique de l’agrément : Boileau et la dernière préface PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0012 181 faire imprimer dans cette derniere Édition la Lettre que l’illustre Monsieur Arnauld vous a écrite au sujet de ma dixiéme Satire 38 . Ce qui commence comme une « lettre badine 39 » s’achève donc, non sans « petite malignité », sur la révélation du nom complet du destinataire de la lettre d’Arnauld, rendant bien vain l’astéronyme « P*** » employé dans la préface de 1701. Loin d’éteindre donc la querelle, les excuses de Boileau font encore entendre sa malice et avertissent les lecteurs de l’existence de variantes du texte plus authentiques et corrosives 40 . La complexité du dispositif péritextuel que Boileau déploie dans l’édition de 1701 autour de sa lettre à Perrault lui permet encore de faire résonner tout un réseau de noms de lecteurs célèbres qui entrent alors dans l’espace du livre comme autant d’approbateurs informels. Dans la suite de cette lettre, Boileau oppose en effet à Perrault l’approbation qu’un grand nombre « d’esprits du premier ordre » ont donné aux Anciens, parmi lesquels il recense « non seulement des Lamoignons, des Daguesseaux, des Troisvilles, mais des Condés, des Contis, et des Turennes 41 », auprès desquels il devra d’ailleurs se justifier de les « nommer et […] declarer deffenseur[s] du bon goust 42 » malgré eux. Que ce soit dans la préface de 1701, dans sa lettre à Perrault ou dans ses dernières épîtres, Boileau s’adonne donc à cette époque à une sorte de namedropping inversé, qui ne met plus en valeur ses adversaires mais ses soutiens. Associés à son nom désormais officialisé, les noms essaimés fonctionnent comme une série d’approbations particulières, liant l’approbateur et l’approuvé pour former, bon gré mal gré, un parti cohésif où le plaisir du lecteur vient consolider la réputation de l’auteur. Boileau n’aura alors de cesse 38 N. Boileau, Lettre à M. Perrault de l’Académie française (O.C., p. 573-574). 39 N. Boileau, Réponse de Mons r Despréaux à un mémoire de Mons r Perrault (O.C., p. 567). 40 Ce jeu d’excuses ironiques pour mieux rappeler malicieusement les querelles passées se retrouve dans le paragraphe de la préface de 1683 que Boileau insère à la fin de la préface de 1701 : « Je n’ay pas prétendu dis-je, que Chapelain, par exemple, quoy qu’assez méchant Poète, n’ayt pas fait autrefois, je ne sçay comment, une assez belle Ode, et qu’il n’y eust point d’esprit ni d’agrément dans les ouvrages de Monsieur Q*** [Quinault], quoyque si éloignez de la perfection de Virgile. […] Je veux bien aussi avoüer qu’il y a du genie dans les ecrits de Saint-Amand, de Brebeuf, de Scuderi, et de plusieurs autres que j’ay critiqués et qui sont en effet d’ailleurs, aussibien que moy, tres-dignes de Critique. » (Préface des Œuvres diverses de 1683, O.C., p. 857, repris avec variantes dans la Préface de 1701, O.C., p. 6). 41 N. Boileau, Lettre à M. Perrault de l’Académie française (O.C., p. 571). D’Aguesseau, comme Termes, est présenté dans l’Épître XI comme un de ces fameux lecteurs à qui Boileau a su « plaire » (ibid., p. 146). 42 N. Boileau, Lettre à Chrétien-François de Lamoignon du 7 juillet 1703 (O.C., p. 819- 820). Léo Stambul PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0012 182 de rappeler que qui attaque un auteur approuvé attaque aussi son approbateur, que celui soit une personne sociale ou le « Public » dans son ensemble : […] traiter de haut en bas un Auteur approuvé du Public c’est traiter de haut en bas le Public mesme [et] tout ce qu’il y a de gens sensés […] qui me f[on]t l’honneur de meas esse aliquid putare nugas 43 . Mais ce mouvement de convergence ou de conversion entre l’approbation de quelques célèbres particuliers, que l’on peut nommer explicitement, et l’approbation du « Public » en général, reste un horizon fantasmatique. Aussi, pour pallier au mirage de l’approbation d’un corps aussi abstrait que le « Public », Boileau développe dans le reste de sa préface une réflexion théorique sur les mécanismes esthétiques de l’agrément du public. Esthétique de l’agréable : le bon goût du public Vaste chambre d’écho des approbations données par les grands personnages de l’époque, la préface de 1701 est aussi le lieu de la théorisation de ce que devrait être l’approbation du public, phénomène abstrait, voire imaginaire, qui nécessite d’abord de se placer à un haut degré de généralité, à distance justement de l’approbation des particuliers : Je ne sçaurois attribuer un si heureux succez qu’au soin que j’ay pris de me conformer toûjours [aux] sentimens [du Public], et d’attraper, autant qu’il m’a esté possible, son goust en toutes choses. C’est effectivement à quoy il me semble que les Écrivains ne sçauroient trop s’étudier. Un ouvrage a beau estre approuvé d’un petit nombre de Connoisseurs, s’il n’est plein d’un certain agrément et d’un certain sel propre à piquer le goust general des Hommes, il ne passera jamais pour un bon ouvrage, et il faudra à la fin que les Connoisseurs eux mesmes avoüent qu’ils se sont trompés en luy donnant leur approbation 44 . Contre le jugement étayé des « connaisseurs », Boileau privilégie la faculté générale du « goût », malgré son caractère vague et labile. Un tel déplacement permet néanmoins de mettre l’approbation du « Public » du côté de l’appréciation sensible d’un texte, loin des procédures d’évaluation des « happy few 45 » qui maîtrisent les règles de l’art. 43 N. Boileau, Lettre à Claude Brossette, 1 er avril 1700 (O.C., p. 642). Voir également Molière, L’Impromptu de Versailles, Scène 5 : « […] lorsqu’on attaque une pièce qui a eu du succès, n’est-ce pas attaquer plutôt le jugement de ceux qui l’ont approuvée, que l’art de celui qui l’a faite ? » (éd. cit., t. 2, p. 840). 44 N. Boileau, Préface de 1701 (O.C., p. 1). 45 Ceci contredit les analyses de Francis Goyet selon qui Boileau défendrait une poésie qui « ne peut être comprise que de vos pairs, c’est-à-dire d’autres maîtres dans le Théorie ou pratique de l’agrément : Boileau et la dernière préface PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0012 183 Mais en favorisant « le goust du public [qui] est toujours sûr 46 » contre l’avis des personnes éminentes et des professionnels des belles-lettres 47 , Boileau se place lui-même en défaut en tant que « connaisseur 48 ». On comprend dès lors mieux l’énonciation de la préface de 1701, qui ne cesse de repousser toute forme de lourdeur didactique. Si Boileau emprunte en effet le schéma démonstratif des Réflexions critiques sur le sublime qu’il insère alors dans son volume (une proposition générale suivie d’exemples et de contreexemples extraits de poètes contemporains), il refuse néanmoins de développer sa théorie, afin de ne pas transformer sa préface en traité : « Je pourois dire un nombre infini de pareilles choses sur ce sujet, et ce seroit la matière d’un gros Livre […] 49 . » Résistant à la tentation de faire de son péritexte un texte de doctrine, Boileau abrège systématiquement les développements théoriques pour donner justement à sa préface « cet air libre et facile qui fait […] un des plus grands charmes du discours 50 », dont il est justement en train de théoriser l’effet. Le propos théorique n’est alors formulé qu’avec réticence, comme une réponse à l’insistance d’un interlocuteur fictif : même art : des initiés, des gens du métier, des professionnels, en un mot les docti de Quintilien. […] Elles ne s’adressent pas aux débutants indoctes, mais aux étudiants avancés, aux proficientes qui sont presque maîtres, et bien sûr aux autres maîtres vos rivaux. » (« L’orgueil de Ronsard : raison et sublime chez Boileau », dans Les Audaces de la prudence. Littérature et politique aux XVI e et XVII e siècles, Paris, Classiques Garnier, 2009, p. 205-206). 46 N. Boileau, d’après Mathieu Marais, cité par Cl. Brossette, Mémoires concernant la vie et les ouvrages de M. Boileau-Despréaux, B.M. Lyon, ms. 6432, f o 330. 47 Ibid., f os 309-310 : « Mon frere a traduit le 4 e Livre de l’Énéide, cela n’est pas bon, et cet indomptable [inébranlable] Public ne l’a point goûté. […] Cet ouvrage fut lû à feüe Madame, et à Mr. Ogier ce fameux prédicateur, qui l’approuverent. J’en fis la préface [O.C., p. 624-625] où je fis tout ce que je pus par de grandes phrases pour faire valoir ces approbations. Tout cela n’a rien gagné sur le Public qui s’est obstiné à le laisser chez le Libraire […]. » Sur l’obstination du « Public revolté », amoureux du Cid, en dépit de Richelieu et des doctes, voir Satire IX, v. 227-234 (O.C., p. 54). 48 Ibid., f o 424 : « [Boileau] disoit de plus, que ce qu’on appelle le Public est composé de ces deux sortes de gens là : des connoisseurs, et des non connoisseurs : car il arrive souvent, que les connoisseurs goutent un ouvrage, ou un endroit d’ouvrage, qui n’est pas ensuite gouté ni approuvé du public. Cela est arrivé plusieurs fois à Moliere, à Racine et à moi. […] Nous étions pourtant des connoisseurs. » 49 N. Boileau, Préface de 1701 (O.C., p. 3). Voir aussi la Réflexion critique XI : « Je pourrois rapporter icy un nombre infini d’exemples, et dire encore mille choses de semblable force sur ce sujet » (O.C., p. 561), et l’avis « Au lecteur » des Œuvres diverses de 1674 in-8 o : « […] j’ay naturellement une espece d’aversion pour ces longues Apologies qui se font en faveur de bagateles aussi bagateles que sont mes Ouvrages » (O.C., p. 860). 50 N. Boileau, Préface de 1701 (O.C., p. 3). Léo Stambul PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0012 184 Que si on me demande ce que c’est que cet agrément et ce sel, Je répondray que c’est un je ne sçay quoy, qu’on peut beaucoup mieux sentir, que dire 51 . Assimilée à un « je ne sais quoi », l’approbation du « Public » est présentée comme un processus esthétique au sens propre du terme, relevant de la conformité de « sentiments » d’une communauté d’individus anonymes qui ne partagent pas un savoir acquis, mais une même disposition naturelle à sentir et à éprouver du plaisir 52 . Aussi, la suite de la préface insiste-t-elle particulièrement sur le caractère naturel de cet « agrément » qui permet au « Public » d’approuver une œuvre : À mon avis neanmoins, [cet agrément] consiste principalement à ne jamais présenter au Lecteur que des pensées vraies et des expressions justes. L’Esprit de l’Homme est naturellement plein d’un nombre infini d’idées confuses du Vrai, que souvent il n’entrevoit qu’à demi ; et rien ne lui est plus agreable que lors qu’on luy offre quelqu’une de ces idées bien éclaircie, et mise dans un beau jour 53 . Sous l’influence de Descartes et de la Logique de Port-Royal, Boileau présuppose en l’homme un partage universel du « Vrai », inscrit dans sa propre nature, mais que sa faiblesse humaine offusque. Or, parce que « la Nature est vraye, et d’abord on la sent 54 », l’agrément viendra de la reconnaissance de cette idée « naturellement » vraie, par l’entremise d’un langage suffisamment expressif pour mettre cette vérité « dans un beau jour 55 ». Associée à la redécouverte d’une vérité naturelle, l’agrément du « Public » devra alors faire fond sur un plaisir éprouvé qui saura résister à l’épreuve du temps. La suite de la préface de 1701 opère ainsi un renversement conséquentialiste, faisant du plaisir du « Public » non le produit d’une cause, souvent difficile à déterminer, mais la conséquence d’un processus de sélection naturelle : Le gros des Hommes peut bien, durant quelque temps, prendre le faux pour le vrai, et admirer de méchantes choses ; mais il n’est pas possible qu’à la longue une bonne chose ne luy plaise ; et je deffie tous les Auteurs les plus mécontens du Public de me citer un bon livre que le Public ait jamais rebutté : à moins qu’ils ne mettent en ce rang leurs écrits, de la bonté desquels Eux seuls sont persuadez. J’avoüe neanmoins, et on ne le sçauroit 51 Ibid. (O.C., p. 1). 52 Voir D. Reguig, Boileau poète, op. cit., p. 110-114. 53 N. Boileau, Préface de 1701 (O.C., p. 1). 54 N. Boileau, Épître IX, v. 86 (O.C., p. 135). 55 Voir D. Reguig, Boileau poète, op. cit., p. 152-158 et Le corps des idées. Pensées et poétiques du langage dans l’augustinisme de Port-Royal (Arnauld, Nicole, Pascal, Mme de La Fayette, Racine), Paris, H. Champion, 2007. Théorie ou pratique de l’agrément : Boileau et la dernière préface PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0012 185 nier, que quelquefois, lors que d’excellens ouvrages viennent à paroistre, la Caballe et l’Envie trouvent moyen de les rabbaisser, et d’en rendre en apparence le succez douteux : mais cela ne dure guéres ; et il en arrive de ces ouvrages comme d’un morceau de bois qu’on enfonce dans l’eau avec la main : il demeure au fond tant qu’on l’y retient, mais bien-tost la main venant à se lasser, il se releve et gagne le dessus 56 . Adossant le jugement esthétique sur la finalité naturelle, la comparaison avec la flottaison du bois accentue la naturalisation du mouvement par lequel s’impose la « réussite poétique identifiée au plaisir que le texte produit 57 ». Dès lors, même dépourvu de finesse, « le gros des Hommes » sera réputé capable produire un jugement sûr parce qu’il appréhende l’œuvre dans une temporalité différente de celle des approbations particulières. Alors que ces dernières sont produites dans le temps court des « cabales » et des querelles, le jugement du « Public » au contraire s’inscrit dans le temps long de la postérité, dans la temporalité diffuse des chefs d’œuvre voués à devenir des « classiques » par « l’approbation de plusieurs siecles 58 ». En inscrivant la préface de 1701 dans la continuité de la septième Réflexion critique, qui affirmait déjà qu’« il n’y a en effet que l’approbation de la Postérité qui puisse établir le vrai mérite des Ouvrages » et que « le gros des Hommes à la longue ne se trompe point sur les ouvrages d’esprit 59 », Boileau adapte sa théorie esthétique aux coordonnées de la querelle des Anciens et des Modernes et au débat sur l’historicité de la sensibilité 60 . Reconceptualisé comme un phénomène plus naturel que culturel, le plaisir du « Public » peut en effet niveler le rapport au temps et rapprocher la postérité dans laquelle une œuvre se projette de l’antiquité dans laquelle elle prend source 61 . L’agrément produit par le discours sera même d’autant plus fort que le fond de la pensée qu’il exprime sera ancien et commun : Qu’est-ce qu’une pensée neuve, brillante, extraordinaire ? Ce n’est point, comme se le persuadent les Ignorans, une pensée que personne n’a jamais 56 N. Boileau, Préface de 1701 (O.C., p. 3). Voir Molière, Avertissement des Fâcheux : « je m’en remets aux décisions de la multitude et je tiens aussi difficile de combattre un ouvrage que le public approuve, que d’en défendre un qu’il condamne. » (éd. cit., t. 1, p. 150). 57 D. Reguig, Boileau poète, op. cit., p. 46. 58 N. Boileau, Réflexion critique VII (O.C., p. 526). 59 Ibid. (O.C., p. 523-524). Voir D. Reguig, Boileau poète, op. cit., p. 104-105. 60 Voir Larry F. Norman, Sous le choc de l’antique. Littérature et histoire dans la France de la première modernité [2011], trad. D. Meur, Paris, Hermann, 2022. 61 Voir Volker Schröder, « Classique par anticipation : Boileau et le fol espoir de l’immortalité », dans Nicolas Boileau (1636-1711). Diversité et rayonnement de son œuvre, dir. R. Zaiser, Œuvres et critiques, 2012, n o 37, p. 125-141. Léo Stambul PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0012 186 euë, ni dû avoir : c’est au contraire une pensée qui a dû venir à tout le monde, et que quelqu’un s’avise le premier d’exprimer. Un bon mot n’est bon mot qu’en ce qu’il dit une chose que chacun pensoit, et qu’il la dit d’une maniere vive, fine et nouvelle 62 . La pensée est une matière commune dont le goût provient de l’art de savoir l’assaisonner, c’est-à-dire la mettre à la bonne saison, pour la faire briller à nouveau. Tout le talent d’un bon auteur se mesure alors à sa capacité à « s’approprier les pensées d’autruy et les rendre siennes, en sorte qu’elles paroissent nouvelles, comme j’ay fait en imitant les anciens 63 . » Comme chez Pascal, le bon discours sera ainsi celui qui fera sentir en lui la force toujours vivace de sa source ancienne et commune, pour filer les métaphores naturalistes 64 . C’est pourquoi le travail même de l’auteur doit s’effacer pour laisser place au travail de la nature : Ce sont les ouvrages faits à la hâte, et, comme on dit, au courant de la plume, qui sont ordinairement secs, durs, et forcés. Un ouvrage ne doit point paroistre trop travaillé, mais il ne sçauroit estre trop travaillé ; et c’est souvent le travail mesme qui en le polissant, luy donne cette facilité tant vantée qui charme le Lecteur 65 . Pour augmenter l’agrément du lecteur, tout dans l’œuvre doit donc faire oublier la présence d’un auteur qui sue ou qui théorise 66 . Celui qui domine son art doit alors s’efforcer d’effacer son art et son statut de savant, pour endosser l’èthos familier d’un homme simple et sans orgueil, capable de penser et de juger simplement des choses les plus communes. Mais la posture éthique ainsi associée à la théorie esthétique de l’agrément n’a rien de simple pour autant, dans la mesure où elle aussi « ne doit point paroistre trop travaillé[e], mais […] ne sçauroit estre trop travaillé[e] ». 62 N. Boileau, Préface de 1701 (O.C., p. 1-2). 63 N. Boileau, d’après M. Marais, cité par Cl. Brossette, Mémoires, op. cit., f o 336. 64 Voir Blaise Pascal, De l’esprit géométrique, II, « De l’art de persuader », dans Les Provinciales, Pensées et opuscules divers, éd. G. Ferreyrolles et Ph. Sellier, Paris, LGF, 2004, p. 140-142 : « Tous ceux qui disent les mêmes choses ne les possèdent pas de la même sorte […]. Il faut donc sonder comme cette pensée est logée en son auteur ; comment, par où, jusqu’où il la possède. […] Tel dira une chose de soi-même sans en comprendre l’excellence, où un autre comprendra une suite merveilleuse de conséquences qui nous font dire hardiment que ce n’est plus le même mot, et qu’il ne le doit non plus à celui d’où il l’a appris, qu’un arbre admirable n’appartiendra pas à celui qui en avait jeté la semence, sans y penser et sans la connaître, dans une terre abondante qui en aurait profité de la sorte par sa propre fertilité. » 65 N. Boileau, Préface de 1701 (O.C., p. 3-4). 66 Voir D. Reguig, Boileau poète, op. cit., p. 58-60. Théorie ou pratique de l’agrément : Boileau et la dernière préface PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0012 187 Éthique de l’agrément : le bon mot du souverain À ne lire la préface de 1701 que pour les développements théoriques qu’elle propose autour de l’agrément du « Public », on en viendrait presque à oublier les efforts considérables que Boileau y déploie parallèlement pour mettre en scène les approbations d’illustres particuliers dont il sème partout les noms, comme des « attestations », voire des « certificat[s] en forme 67 » dont se moquent ses adversaires. Or, tous ces efforts théoriques ont paradoxalement donné à la notion même de « Public » un aspect très abstrait, dont Boileau devra se justifier face aux railleries de ses adversaires : [On a dit] à propos du congé que j’ay pris du Public en le remerciant de l’aprobation qu’il avoit donnée à mes ouvrages, que Le Public seroit bien impoly s’il ne répondoit pas à mon remerciement. […] le monde ne s’attend point à ces termes ny à ce remerciement du Public qui est là placé contre le bon sens, car un autheur peut remercier le Public, mais le Public ne remercie pas un autheur 68 . C’est peut-être justement à cause de ce caractère peu concret du « Public » que Boileau ne renonce pas à la valeur ajoutée que représentent les approbations particulières. L’apologie d’Arnauld apparaît de ce point de vue emblématique de la façon dont l’approbation d’un particulier est appelée à être convertie en agrément public, tourné vers la postérité : Arnauld le grand Arnauld fit mon apologie. Sur mon tombeau futur, mes Vers, pour l’énoncer, Courés en lettres d’or de ce pas vous placer. Allés jusqu’où l’Aurore en naissant void l’Hydaspe, Cherchés, pour l’y graver, le plus précieux jaspe. Sur tout à mes Rivaux sçachés bien l’étaler 69 . Quoiqu’érigée en monument aussi durable que l’airain, l’approbation d’Arnauld demeure, par le dernier vers, une arme qu’il convient d’« étaler » dans le temps chaud des querelles. La fonction esthétique future qu’elle sera supposée exercer n’efface pas sa fonction polémique présente, mais se superpose à celle-ci sans dépassement dialectique. La publication de la lettre d’Arnauld dans le volume des Œuvres diverses de 1701, assurément désagréable à Perrault, est en effet, non sans malice, qualifiée de présent « qui sera 67 Pierre de Bellocq, Lettre de Madame de N... à Madame la Marquise de... sur la Satyre de Monsieur D** contre les femmes, Paris, N. Le Clerc, 1694, p. 8. 68 N. Boileau, d’après M. Marais, cité par Cl. Brossette, op. cit., f o 341-342. 69 N. Boileau, Épître X, v. 122-127 (O.C., p. 144). Léo Stambul PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0012 188 seurement agreable au Public 70 ». Perfide provocation, sans aucun doute, mais qui rappelle que le « Public » est doté pour Boileau de la capacité de tirer du plaisir de la représentation des choses violentes et inconvenantes. Conformément à la théorie aristotélicienne selon laquelle l’art mimétique peut rendre plaisant tout « monstre odieux 71 », Boileau prétend donc encore faire de ses querelles une représentation agréable devant laquelle le public, enclin à se délecter des combats de plume, est invité à adopter la position distanciée de « spectateurs indifférents 72 ». Aussi, à bien tirer les conséquences de cette hypothèse, il apparaît qu’aux yeux de Boileau, la médisance satirique puisse fonctionner comme un élément poétique participant du plaisir du « Public », sans pour autant perdre sa teneur agressive. De ce point de vue, et en dépit de son allure de tombeau, la préface de 1701 ne renie pas la « liberté 73 » insolente proclamée dès 1666 à propos des premières Satires, comme en témoigne l’étrange patchwork de la fin du texte, qui cite un paragraphe entier de la préface de 1683 74 , avant de renvoyer finalement à la Satire IX 75 , texte réflexif produit au cœur de la querelle, auquel renvoyait déjà la fin du Discours sur la satire 76 . La seule véritable concession que Boileau fait alors reste paradoxale, puisqu’au lieu d’immuniser les individus particuliers qu’il cible en les sortant du champ de la critique, il s’y inclut délibérément lui-même et se soumet avec eux, tous ensemble, au tribunal de l’opinion commune, comme le rappelle la fin de la préface de 1701 : 70 N. Boileau, Préface de 1701 (O.C., p. 5). Voir Mémoires pour l’histoire des Sciences et des beaux-arts, Trévoux, septembre 1703, article CXLIX, p. 1539 : « M. Despréaux ne doute pas que le present qu’il fait de cette lettre, ne soit très agréable au public. Il est vrai que c’est un vrai present, & une pure libéralité, car le public ne pouvait pas exiger que l’auteur donnât une lettre qui ne lui étoit point écrite. » 71 N. Boileau, Art poétique, chant III, v. 1 (O.C., p. 169). 72 N. Boileau, Discours sur la satire (O.C., p. 57). On se permet de renvoyer sur ce point à un précédent article : « L’intérêt des méthodes, ou comment écrire l’histoire des querelles littéraires ( XVII e - XVIII e siècles) », dans Les querelles littéraires, dir. P. Dufief et Fr. Roudaut, Travaux de littérature, n o 32, 2019, p. 39-66. 73 N. Boileau, Avis « Le libraire au lecteur » de 1666 (O.C., p. 854). 74 Voir N. Boileau, Préface de 1701 : « Je veux bien […] répéter encore ici les mêmes paroles que j’ai dites sur cela dans la préface de mes deux éditions précédentes [1683 et 1694]. » (O.C., p. 6). 75 Ibid. : « Mais j’ai mis tout ce raisonnement en rimes dans ma neuvième Satire, et il suffit d’y renvoyer mes Censeurs. » (O.C., p. 6). Voir Satire IX, v. 165-190 (O.C., p. 53). 76 Voir N. Boileau, Discours sur la satire : « J’aurois bien d’autres choses à dire sur ce sujet. Mais comme j’ay déja traité de cette matiere, dans ma neuviême Satire, il est bon d’y renvoyer le Lecteur. » (O.C., p. 61). Théorie ou pratique de l’agrément : Boileau et la dernière préface PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0012 189 En effet, qu’est-ce que mettre un ouvrage au jour ? N’est-ce pas en quelque sorte dire au Public : Jugez-moy ? Pourquoy donc trouver mauvais qu’on nous juge 77 ? Cette égale soumission à l’autorité du « Public » permet de comprendre le sens que Boileau prétend donner aux critiques qu’on donne et à celles que l’on reçoit. À ses yeux, les jugements interpersonnels, qu’ils relèvent de l’approbation ou de la désapprobation des particuliers entre eux, doivent être considérés comme fonctionnant de la même manière que le jugement du « Public ». Aussi, pour compenser cette disproportion entre un simple individu et une instance abstraite, les jugements produits par les particuliers doivent être en partie appréhendés de façon dépersonnalisante, comme dépris de leur contexte de production, afin de trouver un point de solidité qui ne les fera pas interprétés seulement comme de la médisance. Dès lors, à l’instar des critiques que Boileau lance dans ses Satires, les approbations des particuliers ne semblent pas faites au nom d’une doctrine ou des règles de l’art, mais d’abord au nom du « goût général des hommes ». À la différence peut-être justement de l’apologie d’Arnauld, fondée sur de la doctrine, toutes les approbations que Boileau met en scène ne proviennent pas de « connaisseurs » lettrés, mais de personnalités mondaines connues pour leur bon goût et sachant jusqu’où on peut entendre raillerie. À une certaine distance du monde des Lettres, les approbations particulières, quelles que soient leur origine, sont ainsi appelées à être en partie nivelées et dépersonnalisées pour ne relever que d’une même capacité à sentir, à parler et à rire 78 . Le bon goût dans les arts répond en cela au bon usage dans la langue et au bon sens de l’humour, pour lequel tout le monde est naturellement qualifié : On dit que Malherbe consultoit sur ses vers jusqu’à l’oreille de sa Servante ; et je me souviens que Moliere m’a montré aussi plusieurs fois une vieille Servante qu’il avoit chez lui, à qui il lisoit, disoit-il, quelquefois ses Comedies ; et il m’asseuroit que lorsque des endroits de plaisanterie ne 77 N. Boileau, Préface de 1701 (O.C., p. 6). 78 Voir l’anecdote apocryphe rapportée par Jacques de Losme de Monchesnay, Bolæana ou Bons mots de M. Boileau, Amsterdam, L’Honoré, 1742, p. 10 : « [Le Maréchal dit à Boileau] qu’il étoit bien délicat de ne pas approuver un Sonnet que le Roi avoit trouvé bon, & dont la Princesse avoit confirmé l’approbation par son suffrage. Je ne doute point, répliqua Monsieur Despréaux, que le Roi ne soit trèsexpert à prendre des Villes, & à gagner des batailles. […] Mais, avec votre permission, Monsieur le Maréchal, je crois me connoître en vers aussi-bien qu’eux. » Léo Stambul PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0012 190 l’avoient point frappée, il les corrigeoit, parce qu’il avoit plusieurs fois éprouvé sur son Theâtre que ces endroits n’y reüssissoient point 79 . Comme dans La Critique de L’École des femmes, la « plaisanterie » apparaît comme ce qui produit un plaisir immédiat et spontané, échappant aux règles et aux effets prévus par les « connoisseurs », ne relevant que de l’expérience empirique du public, lequel est naturellement apte à juger de son propre plaisir. Le rôle dévolu au bon mot dans la préface de 1701 prend alors tout son sens. En lui assignant la mission de « frapper les Hommes 80 », Boileau fait en effet du bon mot le relais de la théorie du sublime dont il venait de déployer toutes les ramifications dans ses Réflexions critiques, mais dont pourtant il ne dit mot dans sa préface. Malgré tous ses efforts pour le rendre compatible avec un langage simple, le sublime paraît sans doute encore trop lié à un èthos héroïque et à la grande éloquence, alors que le bon mot présente l’avantage d’être à la portée de tout un chacun et d’instaurer une forme de familiarité, ou du moins de mise à niveau de tous les interlocuteurs. L’exemple employé par Boileau est alors particulièrement significatif, puisqu’au lieu de proposer un bon mot d’origine littéraire, il donne comme exemple le bon mot d’un souverain : Considerons, par exemple, cette réplique si fameuse de Loüis Douzième à ceux de ses Ministres qui lui conseilloient de faire punir plusieurs Personnes, qui sous le regne precedent, et lors qu’il n’estoit encore que Duc d’Orleans, avoient pris à tâche de le desservir. « Un Roy de France, leur répondit-il, ne venge point les injures d’un Duc d’Orléans. » D’où vient que ce mot frappe d’abord ? N’est-il pas aisé de voir que c’est parce qu’il presente aux yeux une vérité que tout le monde sent, et qu’il dit, mieux que tous les plus beaux discours de Morale, Qu’un grand Prince, lorsqu’il est une fois sur le thrône, ne doit plus agir par des mouvemens particuliers, ni avoir d’autre veuë que la gloire et le bien general de son Estat 81 ? Le bon mot de Louis XII se présente comme un « énoncé exemplaire d’un rapport évident entre langue et pensée », relevant aussi d’une « démarche prudentielle 82 ». Le souverain déplace en effet la décision qu’il doit rendre de son terrain initial, puisque plutôt que de parler comme un « connaisseur » en matière de « Morale », il parle au nom d’une faculté commune de sentir les choses qui fait se métamorphoser son autorité. 79 N. Boileau, Réflexion critique I (O.C., p. 493-494). 80 N. Boileau, Préface de 1701 (O.C., p. 3). 81 Ibid. (O.C., p. 2). 82 D. Reguig, Boileau poète, op. cit., p. 169 et 170. Théorie ou pratique de l’agrément : Boileau et la dernière préface PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0012 191 Or, l’exemple choisi prend encore un relief supplémentaire si l’on garde à l’esprit qu’il s’agit d’un bon mot par lequel un roi prend la décision politique capitale de pardonner à ses ennemis, contre la raison d’État machiavélienne qui lui aurait recommandé de les punir. À l’image de la clémence d’Auguste, le bon mot de Louis XII repose sur une dissociation entre les deux corps du roi, celui qui a souffert les complots et celui qui pardonne souverainement 83 . Mais, au moment même où le roi affirme la déliaison des « mouvements particuliers » d’avec le « bien général » et la séparation de son corps privé d’avec le corps public de l’État, il utilise un langage simple et direct « que tout le monde sent ». L’expression heureuse du bon mot accompagne ainsi la volonté de sublimer l’individuel dans le collectif, par le biais d’un plaisir unanime censé refonder un commun - aux antipodes de la « pensée froide » qui isole un auteur dans sa bizarrerie et l’exile dans les « glaces du nord 84 ». En ce sens, le bon mot fait surgir l’èthos simple de l’énonciateur et ouvre à un rapport éthique à l’énoncé, à la place du rapport d’autorité propre au « connaisseur » laborieux et du discours autoritaire propre au souverain orgueilleux. Toutefois, il faut enfin noter que, bien qu’il parle de lui à la troisième personne, Louis XII se souvient de son corps particulier au moment même où il prétend s’en émanciper. En effet, plutôt que d’invoquer une maxime d’État abstraite parlant des devoirs de tous les souverains en général, Louis XII rappelle qu’il a bien été duc d’Orléans dans une phase antérieure de son existence et que cette maxime, dans cette formulation, ne s’applique paradoxalement qu’à lui seul. La phrase générale repose alors curieusement sur une double antonomase qui tient à distance autant son corps public (« un Roy de France ») que son corps particulier (« un Duc d’Orléans »), lui permettant d’éviter de dire « Je » et de maintenir l’équivoque ouverte. Le bon mot initie donc un mouvement de sublimation et d’assomption du particulier dans le général qui n’est pas sans reste : de même que le discours revêt les traits d’une maxime d’État, tout en s’affirmant sous la forme d’un simple bon mot, de même l’énonciateur revendique une forme d’autorité maximale tout en jouant sur un èthos plaisant de faiseur de bons mots. Toute la force du bon mot résiderait alors dans ce paradoxe qui consiste à faire surgir magistralement le corps public du roi à l’intérieur d’un discours simple, familier, capable de plaire à n’importe quel autre particulier, voire de le faire sourire 85 . 83 Voir H. Merlin-Kajman, L’absolutisme dans les Lettres et la théorie des deux corps. Passions et politique, Paris, H. Champion, 2000. 84 N. Boileau, Préface de 1701 (O.C., p. 2). 85 Voir Pierre Richelet, Dictionnaire français, 1680, art. « Mot » : « Un bon mot. Chose plaisante, chose dite avec esprit, chose qui surprend et fait rire. » Léo Stambul PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0012 192 Ainsi, en définitive, la place éminente donnée à la théorie du bon mot dans la dernière préface permet de souligner les tensions propres à l’écriture de Boileau. Elle rappelle d’abord que la question du particulier, si sensible dans les polémiques comme dans les approbations, ne disparaît pas dans un mouvement dialectique qui ne laisserait place qu’à des considérations esthétiques générales. Les enjeux sociaux des attaques ad hominem et des défenses particulières, qu’on lit tantôt dans les Satires et tantôt dans les Épîtres et les épigrammes, ne sont pas dépassées par les velléités esthétiques de Boileau, mais inclus au moins sous la forme d’une exclusion. Toujours présents, toujours actifs, les énoncés particularisants sont la source d’un plaisir pour les lecteurs, potentiellement innocent, mais assurément venimeux. Cette ambiguïté des usages du plaisir permet dès lors de relier les conceptions esthétiques de Boileau à sa conception de l’humour, qui prétend niveler les positions et mettre tout le monde en position de juger et d’être jugés, de railler et d’être raillés. Les bons mots sont en cela justement le propre de la satire 86 , qui les exploite alors dans une forme de badinage limite, visant à faire sourire ceux qui sauront entendre raillerie et grincer des dents ceux qui n’y verront que médisance et diffamation. Enfin, l’enchevêtrement de ces deux niveaux de lecture rejoint sans doute aussi, au niveau de la mise en scène du « Moi », « la problématique centrale de l’œuvre boilévien » que Paul Joret définissait comme « la quête d’une caution qui eût permis d’arbitrer les rapports entre microcosme et macrocosme », entre l’affirmation d’un « Moi » autoritaire et irrévérencieux et sa soumission au « Public », dans une équivoque maintenue ouverte 87 . Piquante et marmoréenne, la préface de 1701 tente donc cette gageure de tenir ensemble la dignité de l’adieu et la familiarité désinvolte des commencements, sans qu’aucune synthèse n’opère jamais vraiment. 86 Voir Satire VII, v. 74 (O.C., p. 39) ; Art poétique, chant II, v. 181 (O.C., p. 167). 87 Voir Paul Joret, Nicolas Boileau-Despréaux : révolutionnaire et conformiste, Tübingen, Narr, 1989, p. 16 : « Marginal face à la surpuissance de la société et écrasé par la toute-puissance divine, le moi n’aura de cesse de s’intégrer, de se disculper, de se dénoncer ; intégrée, fût-ce temporairement, aux grandes structures politiques et religieuses de la société, la muse boilévienne s’étiolera en mal de moi, et clamera à nouveau, impérieusement, son besoin d’indépendance. Face au déchirement ne restait qu’une solution, précaire et à la limite impossible : celle, synthétique, d’assumer l’équivoque en tant que telle. » PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0013 Le Romant de l’infidelle Lucrine de Nicolas Gougenot (1634) : un véritable roman bourgeois M ARIE -G ABRIELLE L ALLEMAND U NIVERSITÉ DE C AEN N ORMANDIE Introduction : faire du neuf Au seuil du Romant de l’infidelle Lucrine, l’imprimeur avertit ainsi le lecteur : La plupart de ceux qui se sont addonnez à ceste sorte d’escripts n’ont fait qu’imiter les autres qui ont escript avant eux, et retenans les conceptions d’autruy, n’ont pris peine qu’à les representer en des paroles differentes, soubs autres noms et par autre ordre. Mais en ce Livre tout est de l’Autheur, sans qu’il y ait rien emprunté d’aucun escript ancien ny moderne […]. En l’occurrence, il ne s’agit pas ici de sa part d’un propos fallacieux simplement destiné à attirer le chaland. Ce roman évoque un monde autre que celui dans lequel s’inscrivent les histoires des fictions narratives longues contemporaines et, si l’auteur ne rompt pas radicalement avec les fictions antérieures, comme l’affirme l’imprimeur, et emprunte divers éléments à des sous-genres de fiction contemporains, il les modifie profondément pour que son roman s’adapte à l’univers bourgeois. Il n’exemplifie donc pas les genres de narrations dont il s’inspire mais les transforme. En cela, il fait du neuf. Un héros bourgeois, satisfait de l’être Sur l’auteur du Romant de l’infidelle Lucrine, on ne sait que peu de choses : à partir de son œuvre, on ne peut que deviner quelques éléments biogra- 1 Le Romant de l’Infidelle Lucrine, Paris, Mathieu Colombel, 1634. François Lasserre a donné une édition de ce roman chez Droz en 1995 : c’est cette édition moderne que nous utilisons ici. P. 95. Marie-Gabrielle Lallemand PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0013 194 phiques . Mais ce que révèle son roman, assurément, c’est qu’il a pour la bourgeoisie, et particulièrement pour la bourgeoisie marchande, une grande considération, de sorte que la représentation qu’il en donne se distingue radicalement de celle qu’en livrent généralement les fictions du temps. Ces dernières, en effet, ne sont pas tendres avec tout ce qui sent la boutique. On le voit par exemple, à l’époque de la parution du Romant de l’infidelle Lucrine, avec le berger extravagant, Lysis, que son curateur, Adrian, qui « estoit un honneste homme, mais qui estoit fort simple, comme le sont la pluspart des bourgeois, et ne sçavoit autre chose que son traffic », présente ainsi : Ce jeune homme que vous venez de voir est fils d’un Marchant de soye, qui demeuroit en la ruë Sainct Denis. Il n’a eu que luy d’enfant, et l’a laissé si riche, que nous esperions qu’il releveroit nostre noblesse, et que nous verrions en nostre lignée un officier Royal, qui nous serviroit d’appuy. Vous sçavez qu’il a plusieurs fils de marchands qui le sont, et qu’encore que les nobles nous meprisent, nous valons bien autant qu’eux. Ils n’ont pas le pouvoir de donner comme nous de beaux offices à leurs enfans, et ce n’est que des emprunts qu’ils font chez nous que l’on les void si braves. Un demi-siècle plus tard, c’est une même représentation que l’on retrouve dans Le Bourgeois gentilhomme de Molière : les parents de monsieur Jourdain, comme ceux de Louis-Lysis, étaient marchands non de soie mais de drap et, comme eux, se sont enrichis par leur négoce . Dans le monde de la bourgeoise marchande, les drapiers tiennent en effet le haut du pavé . C’est à ce corps de marchand qu’appartient le héros du roman de Gougenot, Symandre, de même que son meilleur ami, Cléandre. Contrairement à la famille du berger extravagant, celles de Symandre et de Cléandre souhaitent que leurs enfants conservent leur « condition de Marchands », mais cela ne leur semble pas incompatible avec une éducation particulièrement soignée, qui comporte « les exercices du bal, de la musique, et des instrumens », outre l’apprentissage des 2 Voir l’introduction de F. Lasserre, particulièrement les pages 19-26. 3 Charles Sorel, L’Anti-Roman ou l’histoire du berger Lysis (1633-1634), seconde édition du Berger extravagant (1626-1627), E. Spica (éd.), Paris, H. Champion, p. 22. 4 Ibid. 5 Voir acte III, scène 12, la réplique de madame Jourdain, Molière, Le Bourgeois gentilhomme in Œuvres complètes, G. Forestier et C. Bourqui (éd.), Paris, Gallimard, « La Pléiade », 2010, p. 310. 6 À la suite de F. Lasserre, nous remarquons à quel point des descriptions de vêtements sont précises dans ce roman, ce qui nous engage à penser que le milieu des marchands drapiers est bien connu de l’auteur. 7 Le Romant…., p. 255. Sur la « dignité du négoce », voir l’introduction de F. Lasserre, p. 60-64. Le Romant de l’infidelle Lucrine de Nicolas Gougenot PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0013 195 « bonnes lettres » . De ce fait, il peut arriver qu’on les prenne pour ce qu’ils ne sont pas : un récit fait par Symandre à un comte, rapporte Cléandre, « fit passer nostre condition de Marchands dans l’esprit de ce jeune Seigneur, pour plus honorable qu’elle l’est en l’estime de plusieurs simples Gentils-hommes, qui ne peuvent s’imaginer autre Noblesse que dans l’extraction, croyans que la vertu de leurs peres doivent servir d’apuy à leurs vices ». Dans ce roman, l’élite sociale du temps, bourgeoise ou noble, se fréquente en toute sympathie. En Allemagne, Symandre et Cléandre se lient d’amitié avec Lysanthe, fils d’un baron originaire de la même province qu’eux, la Bourgogne, « qui cherissoit autant ma compagnie que je m’estimois heureux de la sienne », déclare Symandre . À Rome, ils retrouvent Adraste qui descend « d’une des plus nobles maisons de Champagne » avec lequel ils ont appris quelques années plus tôt à Dijon, le luth, le chant et la danse. Dans une auberge proche du Mont Cenis où ils sont bloqués par une avalanche, ils se lient avec des dames nobles, en toute simplicité. Revenus d’Allemagne, où ils se sont fait détrousser par des voleurs, Symandre et Cléandre vont apprendre les armes en se cachant de leurs parents, et ils projettent de se former dans les académies quand ils seront en Italie. Ce n’est pas pour sortir de leur condition : « non pas au mespris de nostre condition », dit Symandre 12 , mais pour pouvoir se défendre, ce qu’ils n’ont su faire en Allemagne. Pour autant tous les enfants de bourgeois ne partagent pas une même satisfaction de leur condition et le désordre de la guerre 13 peut leur permettre d’en changer, observe le même Symandre : Parmy cette confusion d’estat, le vice s’estoit soulevé, qui depravoit impunement les bonnes mœurs, desja corrompuës par la license que donne la guerre. Je trouvay tant de changement en nostre jeunesse, que j’eus bien de la peine à recognoistre mes compagnons : tel estoit alors Capitaine, qui 8 Ibid. On notera en outre que Symandre et Cléandre maîtrisent le latin (p. 264), émaillent leur propos de références judicieuses à la mythologie (p. 241, 392, 497, par exemple). L’éducation de Symandre a été particulièrement soignée : outre les arts d’agrément qu’il maîtrise parfaitement, il a des connaissances en cosmographie (p. 162-163) et manifeste une grande curiosité scientifique : il peut expliquer l’origine des avalanches (p. 103-106). 9 Ibid.…, p. 283. 10 Ibid., p. 390. 11 Ibid., p. 390-391. 12 Ibid.…, p. 386. 13 Le roman se déroule au tournant du siècle et, alors que les deux amis sont encore adolescents, les guerres de religion ne sont pas achevées. Marie-Gabrielle Lallemand PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0013 196 deux ans auparavant n’avoit point d’espée, et tel avoit fait adjouster un timbre à ses armes, auquel j’avois veu porter la mandille. Le roman met donc en scène des jeunes gens issus de l’élite sociale du temps, qui tous connaissent bien leur rang 15 , ce qui ne les empêchent pas de se côtoyer non seulement civilement mais même amicalement, parce qu’ils ont une même éducation. Somme toute, il en va dans ce roman comme dans Le Bourgeois gentilhomme. C’est bien en effet d’un défaut d’éducation dont souffre cruellement monsieur Jourdain, qui regrette amèrement de ne pas savoir « ce que l’on apprend au Collège 16 ». Il se distingue à cet égard de l’amant de sa fille, Cléonte, qui certes n’est pas gentilhomme mais est « un fort galant Homme, et qui mérite que l’on s’intéresse pour lui », déclare le comte Dorante 17 . À une différence près, de taille : la famille de Cléonte est d’origine bourgeoise 18 mais ses parents, ayant quitté le monde du négoce, ont acquis « des Charges honorables 19 » et ont ainsi intégré la noblesse de robe, à l’instar de Louis-Lysis qui, revenu de ses extravagances, acquiert un brevet d’officier royal, ce qui n’est absolument pas l’ambition du héros du Romant de l’infidelle Lucrine : Symandre est un marchand satisfait de l’être. Il y a dans ce roman un grand personnage ridicule, qui est issu du peuple, Robert Croquet, dont les discours divertissent la compagnie, discours qui précisément témoignent de son défaut d’éducation. Il est « marron », un terme qui désigne les habitants des Alpes dont le métier est de transporter les voyageurs, mais il n’est qu’un des marrons qui viennent régulièrement à l’auberge informer la compagnie qui y est bloquée de la situation météorologique, et il 14 Le Romant…, p. 495-496. Le timbre « en termes de Blason, se dit de tout ce qui se met sur l'Escu, qui distingue les degrez de Noblesse ou de dignité » et la mandille, toujours selon la définition du Dictionnaire de Furetière (1690), est le « Manteau que portoient il n’y a pas long-temps les laquais, qui leur estoit particulier, et qui les faisoit distinguer des autres valets. » 15 Voir par exemple ce commentaire du narrateur qui relate qu’Aristome, un riche noble allemand, a donné aux deux amis de belles montures pour poursuivre leur voyage en compagnie de Lysanthe : « quoy que nous fussions mieux montez que Lysanthe, nous ne laissions pas de recognoistre ce que nous estions en dessous de luy, usans en sorte du respect que nous lui devions, que nous n’abusions point de l’honneur qu’il nous faisoit. », ibid., p. 383. 16 Le Bourgeois gentilhomme, III, 3, p. 291. 17 Ibid., V, 2, p. 328. 18 Madame Jourdain est favorable au mariage de sa fille avec lui, qui a déclaré à son mari qu’elle voulait un gendre issu de son milieu, qui ne « puisse à [s]a fille reprocher ses parents », et qu’elle puisse inviter à sa table sans façons : « Mettezvous là, mon gendre, et dînez avec moi. », ibid., III, 13, p. 310. 19 Ibid., p. 309. Le Romant de l’infidelle Lucrine de Nicolas Gougenot PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0013 197 est connu de ses compagnons pour souvent prêter le flanc à la raillerie 20 : le comique affecte un individu, non un groupe social. Symandre, après son voyage en Allemagne et en Italie où il a été au service de grands seigneurs qui l’ont traité en ami, regagne sa boutique, et dans le magasin aménagé au fond de celle-ci, nous le voyons retrouver « un jeune homme de qualité qui [l]’estoit venu voir 21 ». Là, pour faire sa cour à Lucrine, il chante, en s’accompagnant au luth, des vers qu’il a composés à son intention 22 , avant de lui vendre un morceau de toile fine. Point n’est besoin de se déguiser en berger et d’aller garder des moutons sur les rives de la Seine pour être un parfait amant : on peut l’être en sa boutique. Jamais dans Le Romant de l’infidelle Lucrine un personnage se moque de Symandre et de Cléandre au motif de leur condition de marchand, et si, de retour d’Allemagne où ils ont vécu des aventures passionnantes, les deux amis peinent quelque peu à reprendre le cours ordinaire de leur vie bourgeoise, ce n’est que le temps de retrouver leurs habitudes : Nous eumes un peu de peine à nous remettre au train de la boutique, mais si falut il subir le joug, qui nous sembla d’autant moins pesant que nous y avions de l’inclination. 23 L’emploi du terme « inclination » mérite un commentaire, qui renvoie à la disposition naturelle d’un homme : une inclination aux armes, à la poésie ou, ici, à la boutique. Une transformation des modèles romanesques C’est, à l’époque où écrit Gougenot, dans les nouvelles que l’on trouve des représentations de bourgeois dans un registre autre que celui du comique, Les Nouvelles françaises de Sorel (1627) ou les nouvelles dévotes de Jean-Pierre Camus. Gougenot renvoie clairement à des nouvelles du siècle précédent, précisément au fameux recueil de Marguerite de Navarre, L’Heptaméron qui, de nouvelle en nouvelle, évoque des milieux variés. Le récit principal du Romant de l’infidelle Lucrine est en effet consacré à narrer les occupations d’une troupe de voyageurs et de pèlerins qui, retenus dans une auberge par 20 Le Romant…, p. 331. Dans ses discours, Robert Croquet évoque de façon plaisante le milieu auquel il appartient, apparaissent donc un chaussetier, un ménestrier, un menuisier, un vitrier, un pâtissier…. (p. 323, 327, 347). 21 Ibid., p. 520. 22 Ibid., p. 520-521. 23 Ibid., p. 385. Symandre décrie le négoce et l’apprentissage de celui-ci page 256, mais c’est dans le cadre d’un discours chargé de convaincre son ami de quitter leurs pères pour aller faire un Grand Tour. Marie-Gabrielle Lallemand PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0013 198 une avalanche, se divertissent en écoutant des histoires. Mais la structure du récit de Gougenot est bien celle d’un roman. Elle reprend celle du long roman : début in medias res et histoires insérées dans la narration principale 24 . Toutefois, là où Desmarets de Saint-Sorlin, dans un roman qui a la même époque connaît un grand succès, L’Ariane (1632), débute avec la description du combat que deux jeunes et vaillants nobles syracusains livrent contre des sbires de Néron, Gougenot met en scène un jeune homme qui voyage à pied et qui, épuisé, va se reposer sous un buisson où le découvre une troupe de pèlerins. Il soupire en son sommeil et une pèlerine l’entend se plaindre ainsi : A quel mal-heur me pourra désormais reserver le sort ? Quel siècle vist jamais une jeunesse si punie du Ciel combatuë d’Amour, persecutée de la Fortune et tant outragée de ses parents ? Ciel rigoureux ! Amour desloyal ! Fortune trompeuse ! parens desnaturez ! 25 Un grand récit rétrospectif, livré en plusieurs épisodes 26 , a charge d’élucider ces paroles mystérieuses. Contrairement à ce qui s’observe dans les récits du temps ainsi construits, ici les narrations rétrospectives sont essentiellement consacrées à l’histoire de Symandre : le recours à la structure épique (début in medias res et histoires insérées) ayant en l’occurrence surtout la fonction d’inscrire l’œuvre dans les narrations fictionnelles, même si elle est, selon l’imprimeur, basée sur une histoire réelle 27 . Le titre à cet égard est explicite, avec l’emploi du mot « roman ». Le grand récit rétrospectif concernant Symandre, et son ami Cléandre, est autobiographique 28 . Dans un premier temps, il relate comment deux jeunes fils de bourgeois dijonnais décident, alors qu’ils sont partis avec leurs pères faire un voyage d’affaires en Allemagne, de leur fausser compagnie pour aller voyager à loisir, comme des 24 Les longs romans qui, depuis L’Astrée d’Honoré d’Urfé jusqu’à Faramond de La Calprenède, jouissent d’une très grande réputation sont tous composés ainsi, reprenant la structure du roman d’Héliodore traduit au XVI e siècle par J. Amyot, Les Éthiopiques. 25 Ibid., p. 98. 26 Le Romant de l’Infidelle Lucrine, Paris, M. Colombel, 1634, p. 235 : « Icy commencent les aventures de Symandre », p. 388 : « Suite des aventures de Symandre », p. 474, « Suite de l’histoire de Symandre », p. 615 : « Suite des aventures de Symandre » (ces titres de l’édition originale ne sont pas repris par F. Lasserre). 27 L’auteur n’a eu « qu’à embellir le sujet de l’Histoire, dont les advantures sont veritables, et les personnes qu’il y represente soubs des noms changez, encores pleins de vie. », Le Romant…., p. 96. 28 Cléandre peut prendre en charge la narration parfois, mais elle est majoritairement faite par Symandre. Le Romant de l’infidelle Lucrine de Nicolas Gougenot PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0013 199 picaros, comme Guzmán de Alfarache 29 . De nombreuses similitudes peuvent s’observer entre les aventures de Symandre et celle du héros de Mateo Alemán, par exemple le service d’un ambassadeur, les aventures galantes, les amours avec une dame romaine, mais là encore avec une différence de taille : fondamentalement le monde dans lequel évoluent Symandre et son ami n’est pas hostile. Ils y sont au cours de leur voyage fort bien traités de plusieurs seigneurs qui désirent les garder auprès d’eux, particulièrement pour leurs talents artistiques (luth, chant, danse). Ils ne sont pas considérés d’ailleurs comme des domestiques, et mettent un point d’honneur à se distinguer d’eux, mais comme des familiers 30 . Leurs aventures cependant s’engageaient mal : comme des picaros, les deux amis ont été dépouillés par des voleurs mais grâce à un aubergiste, leur argent leur a été restitué et les voleurs ont été pendus. Contrairement aux aubergistes des romans picaresques, celui-ci est un homme intègre. Il est d’ailleurs « Chastelain de ce lieu » 31 et se charge d’amener les voleurs au juge. C’est, comme le remarque F. Lasserre 32 , prendre le contre-pied du roman picaresque, non tant pour le critiquer que pour le transformer : les deux amis sont d’un milieu tel et ont une éducation telle que le monde s’offre à eux pour qu’ils y fassent valoir, avec succès, leurs talents 33 . Symandre poursuit sa narration en relatant ses amours. Plus on avance dans le roman plus il se révèle être un épigone d’Hylas : un amour en chasse un autre en son cœur 34 . Mais son amour est violent et sincère, si l’on se fie à son récit, ce qui fait que ses auditrices sont étonnées de son inconstance : « quant à moy je n’attendois rien moins apres la mort de Flaminie que des regrets continuels, des larmes et des plaintes éternelles, des ressentimens de Symandre au récit qu’il nous a fait des perfections, et sur tout de l’Amour extréme de ceste excellente Courtisane », déclare Perside 35 . C’est à Cléandre qu’il revient de justifier l’inconstance de son ami, reprenant l’argument 29 Ce roman connaît un grand succès. En France, une première traduction de la première partie est donnée par G. Chappuys dès 1600, puis une autre, des deux parties, par J. Chapelain en 1619-1620. Voir J. Canavaggio, Histoire de la littérature espagnole, Paris, Fayard, 1993, tome 1, p. 518-526. 30 Voir notamment Le Romant…., p. 415. 31 Ibid., p. 267. 32 Ibid., note 23. 33 Plus avant dans le roman, dans le livre 5, Symandre est de nouveau dépouillé par des voleurs, cette fois-ci en France, près de Lyon, et il se retrouve de nouveau comme un gueux dans une auberge. Là, la fille de l’aubergiste l’aide à gagner assez d’argent grâce à ses talents de luthiste pour pouvoir entreprendre de faire dignement le voyage qui le ramène auprès des siens à Dijon. 34 Symandre « n’avoit jamais peu voir aucune beauté sans l’aimer », Le Romant…, p. 351. 35 Ibid., p. 457. Marie-Gabrielle Lallemand PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0013 200 d’Hylas : tout change en la nature 36 . Mais, contrairement à Hylas, Symandre n’est pas un personnage comique, et il ne fonctionne pas dans le roman comme le contrepoint des amoureux constants, Céladon et Sylvandre : il est le héros du roman 37 . Deux autres récits sont insérés dans la narration principale. Le premier, l’« Histoire d’Armidon et de Luciane », dans le livre 2, est une variante de l’histoire de Symandre et de Lucrine, comme le note F. Lasserre, mais en milieu noble. Le second, l’« Histoire de Trasile », dans le livre 6, reprend, comme l’histoire de Symandre et Lucrine et comme celle d’Armidon et de Luciane, le motif de l’infidélité de l’épouse et de sa vengeance par les armes, mais il s’agit cette fois-ci d’une infidélité supposée, qui est en fait une manœuvre ourdie par la belle-mère du héros, Trasile, en sorte de se venger de lui parce qu’il n’a pas voulu épouser sa fille. Trasile, qui est issu de bonne bourgeoisie marchande, comme Symandre, tue son meilleur ami qu’il soupçonne à tort d’être l’amant de sa femme. Cette seconde histoire, dont le dénouement emprunte aux histoires tragiques la thématique de l’horreur, le registre du pathétique et l’interprétation religieuse des faits, met en effet en scène une épouse parfaitement vertueuse. Mais, à rebours ce qui s’observe dans les histoires tragiques, le dénouement est heureux : l’épouse fidèle ne meurt pas, son mari, disculpé, décide de faire un pèlerinage au Saint-Sépulcre, « ne croyant pas, sans l’avoir accomply, que la justice des hommes puisse mettre mon esprit en repos », déclare-t-il pour conclure sa narration 38 . Les récits insérés, tout en restant liés au récit principal, introduisent de la variété dans le roman : c’est leur fonction. Autre facteur de variété, ils sont brefs, particulièrement le premier : Cléandre, « pour n’ennuyer ceste compagnie d’un discours trop triste », a en effet « retranché toutes les circonstances de ceste tragedie » 39 , et en cela ce récit se distingue de celui des aventures de Symandre, et plus généralement du mode de narration, prolixe, qui est celui des romans du temps. C’est que les narrateurs du Romant de l’infidelle Lucrine n’aiment pas les redites. Alors que les romans contemporains multiplient les descriptions de fête, Symandre réduit drastiquement la sienne : 36 Ibid., p. 458. Voir de plus la page 402 où le narrateur explique le caractère de son personnage par le fait qu’il est irrésistible : « il avoit quelque chose de fatal dans les yeux, et dans la conversation, qui faisoit que les Dames le voyoient difficilement sans l’aymer. » 37 Lucrine, l’héroïne éponyme, est son épouse et une épouse infidèle de laquelle il est en train de divorcer au moment où il relate ses aventures amoureuses. Comme le roman est inachevé, la pertinence de son titre est difficile à évaluer. 38 Ibid., p. 490. 39 Ibid., p. 244. Le Romant de l’infidelle Lucrine de Nicolas Gougenot PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0013 201 Je croy, Mesdamoiselles, que ce seroit irriter vostre patience, de la vouloir attacher à toutes les circonstances d’un mariage, dont vous avez entendu le récit des principales actions […] Maintenant qu’il n’est question que de diversité d’habits, de courses de bagues et de faquins 40 , de combats de barriere, de bals, de festins, et autres galanteries à quoy l’on s’exerce ordinairement en pareilles occasions, ces matieres sont si frequentes dans les beaux Romans de ce temps, et leurs doctes Autheurs leur ont donné de si belles formes, que je ne pourrois rien dire sur ce sujet qui ne vous fust importun, croyant que vostre curiosité n’a pas esté si continente que de laisser passer ces rares volumes, sans voir la grandeur des personnes, la magnificence des richesses, la pompe des habits et des ornemens, l’ordre admirable des Carosels, et la gloire des belles actions de tant de festes et convocations d’assemblées Royales, qu’on y voit depeintes avec de si vives couleurs. 41 Le lecteur n’a donc eu droit qu’à une relation succincte du mariage de Polidore et Doralice et, quand vient le tour de celle du mariage d’Aristome et d’Alderine, Symandre s’en dispense tout simplement : Tout ce que je vous pourrois apprendre de ces secondes nopces ne seroit qu’une reditte plustost importune que necessaire. 42 Corollairement, l’idéalisation n’est pas de mise dans Le Romant de l’infidelle Lucrine : contrairement aux « Chevaliers errans », les héros de cette histoire ont faim 43 et contrairement aux amoureux des fictions sentimentales, ils ont froid 44 . Il est cependant un domaine dans lequel les narrateurs du Romant de l’infidelle Lucrine ne sont pas laconiques, c’est celui des discours rapportés. Dans les fictions du temps, ils abondent, particulièrement dans les romans sentimentaux. Cette dernière catégorie de récit est héritée des romans sentimentaux espagnols qui sont écrits entre le milieu du XV e siècle et le milieu du siècle suivant 45 , et leurs variantes françaises, sous la plume de Vital d’Audiguier, Du Souhait, Nervèze et des Escutaux notamment, sont en vogue 40 Faquin : « un fantosme ou homme de bois qui sert à faire les exercices de manege, contre lequel on court, pour passer sa lance dans un trou qui y est fait exprés. », Dictionnaire de Furetière. 41 Le Romant..., p. 369-370. 42 Ibid., p. 381-382. 43 Ibid., p. 365 44 Ibid., p. 277. 45 Voir Françoise Vigier, Recherches sur le roman sentimental espagnol (vers 1440-1548), thèse non publiée de l’Université de la Sorbonne nouvelle-Paris III, 1992 et S. Roubaud, Histoire de la littérature espagnole, tome 1, p. 184-199. Marie-Gabrielle Lallemand PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0013 202 en France au début du XVII e siècle. Ils présentent une intrigue amoureuse sommaire, qui n’est qu’un prétexte à l’insertion de discours ayant trait à l’amour. Compliment, déclaration, refus, protestation, aveu, plainte, consolation, on y trouve des modèles d’éloquence amoureuse adaptés aux différents temps d’une relation sentimentale, fors ce qui est illicite ou immoral : ce sont des romans vertueux 46 . Les discours sentimentaux abondent aussi dans les longs romans, dans L’Astrée d’Honoré d’Urfé (1607-1628) comme dans L’Ariane de Desmarets de Saint-Sorlin, par exemple. C’est que toutes ces fictions ont pour ambition d’être des écoles d’éloquence 47 . Ce que le roman de Gougenot a de vraiment particulier, c’est la nature des discours qu’il contient, lesquels, n’étant pas massivement des discours amoureux, sont plus variés que ce qui s’observe généralement dans les fictions en prose à cette époque. Comme dans les romans sentimentaux, on y trouve des plaintes amoureuses 48 , comme dans les récits dévots, divers sermons ou exhortations à bien agir 49 , mais on y trouve surtout des discours polis renvoyant à des situations ordinaires de la vie : par exemple, un compliment pour accueillir, un remerciement, une demande de délai se succèdent dans les pages 409-415. On peut y apprendre comment s’y prendre pour engager quelqu’un à faire connaître son identité : S’il ne vous estoit ennuyeux, vous soulageriez beaucoup mon esprit de m’apprendre vostre nom et votre patrie, et afin de vous y obliger, sçachés que je m’appelle Symandre, et que le lieu de ma naissance est la ville de Dijon […] 50 , comment offrir son aide : Si vous sentez quelque mal, comme nous sommes tous sujets aux infirmitez de ceste vie, vous offensez nostre amitié de n’user pas librement de mon pouvoir. Je sçay bien qu’il n’y a personne en ceste compagnie qui ne tint à faveur l’occasion de vous secourir, mais celle de vous servir me sera tousjours 46 Le titre du roman de J. Condential est à cet égard révélateur : La Plume dorée de Chrysantor et de la belle Angeline : où en la suite de leurs amours on se peut instruire à coucher toutes sortes de lettres amoureuses (Paris, A. Tiffaine, 1618). 47 Voir la partie « Encyclopédie des discours » de notre étude Les longs romans du XVII e siècle, Paris, Garnier, 2013, p. 213-246. 48 Monologues de Clarinte (Le Romant…, p. 116 et 203-204), de Symandre (p. 175 et p. 401). 49 Les « exhorations » à la charité (ibid., p. 130-132) sont prononcées par un des deux ecclésiastiques de la compagnie bloquée à l’auberge, mais quasiment tous les membres de celle-ci ont tendance à moraliser, même les deux jeunes pèlerines (par exemple, Perside tient un discours avec Symandre sur le malheur des hommes, p. 154, et Grasinde tire des leçons du récit qu’elle écoute, p. 280, 283). 50 Ibid., p. 110-111. Le Romant de l’infidelle Lucrine de Nicolas Gougenot PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0013 203 aussi chere que chose qui me puisse arriver : car encor que ce ne soit icy que le quatrieme jour de nostre cognoissance, elle m’est si considerable, qu’il me semble avoir vescu un siecle avec vous, outre la simpathye que j’ay avec vos merites ; je vous conjure, cher amy, que cecy vous face plus librement user de ce qui est en ma puissance […] 51 ou comment remercier : Monsieur, nous sommes contraints de confesser, mon frere et moy, que nous n’avions jamais experimenté aucune faveur de la fortune […] maintenant que nostre bon-heur nous fait trouver place en vostre bienveillance ; nous attendons de cét heureux commencement une fin glorieuse. Et ce qui nous le fait d’autant plus esperer, c’est que nos volontez sont inseparablement unies à vos commandemens ; et s’il y a quelque deffaut en nous au regard du tres humble service que nous desirons vous rendre, c’est, Monsieur, dans le regret que nous avons de nous en recognoistre si peu capables […]. 52 Somme toute, ce roman est une école d’éloquence adaptée au milieu de l’élite bourgeoise qui est celui du héros. Une représentation des hommes non burlesque mais complexe Gougenot prend position par rapport aux productions romanesques antérieures et contemporaines. Un choix s’offre à lui, celui de l’idéalisation romanesque, celui de l’édification chrétienne par la fiction ou celui du burlesque. C’est ainsi que l’on peut interpréter l’épisode des portraits qu’on trouve dans le quatrième livre de son roman. Perside décrit « les parties d’une parfaite beauté » et livre un portrait qui n’est pas sans rappeler, par l’emploi des images, celui de Charite dont se raille Sorel dans Le Berger extravagant : Premierement les cheveux doivent estre blonds et frisez naturellement, la peau doit ressembler à de l’albastre mouvant, meslé de petites veines rouges et azurées ; il faut que le front soit doucement voûté, clair comme un Ciel serain, blanc et net comme de l’yvoire poly […]. 53 Puis la vieille et sage Clorise intervient pour reprendre ce portrait, faire savoir qu’il n’y a pas de beau absolu puisque les goûts diffèrent, que les parties du corps dont on fait des métaphores précieuses sont fonctionnelles et sujettes à la corruption : […] ceste bouche adorée, et qui fait pasmer souvent les meilleurs esprits, qui n’est aussi qu’un peu de chair fenduë en deux, pour former des lévres, et pour 51 Ibid., p. 246-247. 52 Ibid., p. 281. 53 Ibid., p. 324. Marie-Gabrielle Lallemand PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0013 204 respirer l’air, ces dents, que la folie nomme des perles Orientales, et qui ne sont que des petits os sujets à la pourriture […]. 54 Ce n’est donc pas la créature que doit adorer l’homme mais le Créateur, conclut-elle. Vient enfin le portrait burlesque d’Alix par Robert Croquet qui tient sa maîtresse pour la plus belle fille du monde : […] elle a le poil plus jaune que le saffran, le front plus luisant que le beurre, les yeux estincelans comme une lampe, et les prunelles couleur de cuivre […]. 55 Gougenot ne rejette pas le registre didactique mais il écarte le registre idéalisant, on l’a vu, comme le registre burlesque. Car Le Romant de l’infidelle Lucrine, s’il met sur scène des marchands, n’est pas pour autant un roman comique, même s’il comporte quelques scènes comiques, pour la variété. Cela va permettre de donner une représentation des hommes et de leurs mœurs complexe, qui fait fondamentalement l’intérêt de cette œuvre. Comme l’a remarqué F. Lasserre, le roman de Gougenot nuance la représentation traditionnelle du peuple allemand, réputé alors en France pour la rudesse de ses mœurs, en inventant des personnages particulièrement cultivés et raffinés, le comte Aristome et sa maîtresse Alderine, même si le comte tend à se livrer à des libations que les deux amis jugent immodérées 56 . En quelque sorte, il en est des Allemands dans ce roman, comme il en est des bourgeois : leur représentation n’y est pas simplement topique. Un même sens de la nuance préside à l’invention des personnages. Symandre est volage, mais il a aussi de grandes qualités morales. On l’entend séduire par des propos galants comme tenir des discours très sérieux, par exemple quand, à la fin du premier livre, il parle de cosmogonie avec deux religieux du groupe de pèlerins, ou, quelques pages plus tôt, quand il moralise sur ses propres infortunes au cours d’une conversation avec Grasinde 57 , ou, quelques pages plus tard, quand il discute de la faiblesse humaine avec Foridor 58 . Il n’est pas jusqu’au personnage le plus régulièrement ramené à un type dans le roman, Perside, à propos de laquelle il est régulièrement rappelé qu’elle est un caractère d’enjouée 59 , qui ne soit indignée jusqu’aux larmes en entendant l’histoire de 54 Ibid., p. 326. 55 Ibid., p. 327-328. 56 Ibid, p. 279, note 35. 57 Ibid., p. 154. 58 Ibid., p. 181. 59 Ibid., p. 11 3, 117, 135, 147, 337, 421. Comme type de personnage, elle est à rapprocher de Phylis dans La Place royale de P. Corneille. Le Romant de l’infidelle Lucrine de Nicolas Gougenot PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0013 205 Trasile, « au grand estonnement de tous ceux de la compagnie qui ne l’avoient jamais veu pleurer, et qui la voyoient souvent rire 60 ». Conclusion : l’art du rapprochement, un échec Gougenot accorde à un marchand drapier le rang de héros de roman sérieux. Son projet, on le voit, est radicalement autre que celui de Furetière. Il peut être rapproché de celui de Sorel dans Polyandre (1648), quoiqu’il soit plus abouti : avec sa litanie de personnages « hétéroclites », pour reprendre le terme même employé par Sorel, Polyandre est très marqué par le registre comique 61 . On peut faire l’hypothèse que Gougenot tente de séduire une frange du public des fictions narratives en prose non représentée dans les romans sérieux : l’élite bourgeoise, et particulièrement l’élite bourgeoise provinciale. Une autre particularité notable du Romant de l’infidelle Lucrine est en effet que son pôle d’attraction n’est pas Paris mais Dijon, à partir duquel les personnages vont en Allemagne ou en Italie, et ce n’est pas, comme dans Polyandre et plus tard dans Le Roman bourgeois, le microcosme parisien qui y est évoqué. Au sein de cette élite bourgeoise, les lectrices ne sont pas oubliées. Gougenot prend acte dans son roman du fait que l’éducation des filles n’a pas l’ampleur de celle des garçons, mais qu’elles lisent des romans. On peut donc, grâce à eux, remédier à ce défaut d’instruction et acquérir diverses connaissances fort utiles dans la vie ordinaire : Nous parlerons une autrefois des creatures animales, où nous ne trouverons pas de moindres ravissemens, n’y ayant rien de creé, voire jusqu’aux moindres vegetaux, qui ne soit digne d’admiration ; et je m’asseure que nos Damoiselles prendront plus de plaisir d’entendre discourir de la diversité et propriété des animaux, des plantes, des fleurs et des fruits que des choses occultes, dont on ne peut parler qu’en crainte […]. 62 Parallèlement, ce roman propose des modèles d’éloquence polie voire raffinée, liés, eux aussi, aux circonstances de la vie ordinaire : ni cartel, ni harangue ici car ce ne sont pas des princes et des conquérants qui constituent le personnel romanesque. 60 Ibid., p. 489. 61 Une édition critique de ce roman a été fournie par P. Dandrey et C. Toublet en 2010 (Paris, Klincksieck). Voir aussi de P. Dandrey, « Polyandre, ou la critique de l’histoire comique », in Charles Sorel polygraphe, E. Bury (éd.) Paris, Hermann, 2017, p. 385- 412, et l’étude de Jean Serroy, Roman et réalité. Les histoires comiques au XVII e siècle, Paris, Librairie Minard, 1981, particulièrement les p. 384-405. 62 Le Romant…, p. 165. Marie-Gabrielle Lallemand PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0013 206 Gougenot, engageant le roman vers des territoires familiers aux lecteurs, pratique un art du rapprochement, mais son entreprise se révèle un échec. Le roman n’est pas achevé et l’on ne peut savoir si cela est de son fait ou de celui du libraire. Au terme des six livres publiés, Symandre est loin d’avoir fini la narration de ses aventures et diverses prolepses resteront des promesses non tenues 63 . Quant aux dames lectrices, elles n’auront pas l’occasion de lire les digressions instructives prévues pour elles. À l’inverse, L’Ariane de Desmarets de Saint-Sorlin, publié deux ans plus tôt, rencontre un grand succès qui lui vaut une réédition en in-quarto ornée de gravures 64 , mais il s’agit d’un roman héroïque idéalisant, qui pratique avec brio l’art de l’éloignement 65 . 63 Ibid., p. 139, 405, 417. Voir sur ce sujet l’étude de Lise Charles, Les Promesses du roman. Poétique de la prolepse sous l’Ancien régime (1600-1750), Paris, Garnier, 2021. 64 Voir H. G. Hall, Richelieu’s Desmarets and the Century of Louis XIV, Oxford, Clarendon Press, 1990, p. 110-124. Il s’agit d’un roman qui vise lui aussi particulièrement le public féminin et milite en faveur de son éducation (voir notre « Rhétorique romanesque dans L’Ariane de Desmarets de Saint-Sorlin », in Les Femmes illustres. Hommage à Rosa Galli Pellegrini, numéro spécial de Publif@rum, 3, 2006). 65 Thomas Pavel, L’Art de l’éloignement. Essai sur l’imagination classique, Paris, Gallimard, 1996, particulièrement le chapitre IV sur le roman. PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0014 Entre traduction et anthropologie : retour sur l’anachronisme dans les travestissements de Virgile J EAN L ECLERC U NIVERSITÉ W ESTERN La pratique de l’anachronisme dans la littérature burlesque est assez connue et a été commentée par de nombreux chercheurs comme Dominique Bertrand 1 et Gérard Genette. Ce dernier affirmait par exemple que l’un des procédés fondamentaux du burlesque consistait à « substituer aux détails thématiques de Virgile des détails familiers, vulgaires ou modernes, comme des anachronismes 2 ». Selon ce point de vue, le récit se déroulerait dans le lointain passé de la Grèce ou de la Rome antique, contexte auquel le poète ajouterait des objets discordants empruntés à l’Europe du XVII e siècle. J’avais pour ma part proposé de passer outre et de ne pas seulement comprendre ces traces de modernisation comme un procédé stylistique, ou comme l’ajout d’éléments anachroniques à un substrat antique, mais de le considérer comme une transformation du temps et du lieu même de la narration résultant d’une transposition des personnages antiques dans une réalité contemporaine 3 . Il serait alors tentant d’émettre l’hypothèse que le récit des imitateurs de Virgile 1 « Je n’insisterai pas sur les procédés burlesques à l’œuvre dans ce récit qui désacralise la majesté des dieux païens et multiplie les anachronismes » (Dominique Bertrand, « Invention burlesque et commentaire : Le “Banquet des Dieux” de Sorel ou la poétique de Janus », dans Poétiques du burlesque, éd. Dominique Bertrand, Paris, H. Champion, 1998, p. 247). 2 Gérard Genette, Palimpsestes. La littérature au second degré, Paris, Seuil, « Poétique », 1982, p. 67. 3 Voir mon article « Le banquet des dieux, un topos burlesque revisité par Sorel, Scarron et Dassoucy », dans Charles Sorel polygraphe, sous la dir. d’Emmanuel Bury et Éric Van der Schueren, Sainte-Foy, Presses de l’Université Laval, 2006, p. 235- 250. Voir aussi L’Antiquité travestie et la vogue du burlesque en France (1643-1661), Paris, Hermann, 2014, particulièrement le chapitre intitulé « L’art de la trivialité », p. 259-290. Jean Leclerc PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0014 208 en vers burlesques se déroule dans leur présent, c’est-à-dire que les héros antiques viendraient revivre leurs aventures dans un contexte moderne, ou encore que des comédiens mettraient en scène les aventures divines sur un théâtre moderne, dans une sorte d’amalgame du Roman comique et de L’Illusion comique. La présente contribution s’attache à reprendre ces réflexions afin d’apporter un développement à ces analyses, dans la mesure où il semble possible d’interroger encore davantage les enjeux de ce procédé. Et pour ne pas faire d’anachronisme, il convient de rappeler la définition du terme dans un dictionnaire du XVII e siècle, particulièrement du Dictionnaire universel d’Antoine Furetière, qui définit l’anachronisme comme une « Erreur qu’on fait dans la supputation des temps. Les Poëtes sont sujets à faire des anachronismes, comme on dit que Virgile a fait à l’égard de Didon 4 ». Si l’on formule le problème en termes de rhétorique, l’anachronisme serait une erreur dans l’inventio de la matière, lors de laquelle l’auteur rapproche dans une même fiction des faits ou des personnages appartenant à des temporalités différentes - et donc incompatibles. Virgile est le premier coupable puisque selon les historiens, Didon et Énée n’auraient pas vécu à la même époque, cette rencontre étant historiquement impossible. Tout l’épisode du premier livre et du quatrième livre souffrirait alors d’un manque de vraisemblance, même si sur le plan émotionnel et pathétique les amours de Didon et d’Énée sont parmi les passages les plus réussis de l’épopée 5 . Depuis le XVII e siècle, le sens du terme s’élargit peu à peu pour en arriver à l’acception que l’on connaît aujourd’hui. Si l’on suit les éditions du dictionnaire de l’Académie, il faut attendre le XX e siècle pour voir apparaître un deuxième sens distinct : Il se dit, par extension, de Toute erreur qui consiste à attribuer des usages, des idées, etc., aux hommes d’une époque où ces idées, ces usages n’étaient pas encore connus. Les peintres italiens ont fait beaucoup d’anachronismes dans le costume. C’est un véritable anachronisme que de prêter des discours chevaleresques à un Athénien, à un Romain 6 . Par l’utilisation des termes « usages » et « idées », cette définition de l’anachronisme a l’avantage d’ouvrir le champ de notre enquête vers une dimension plus anthropologique, voire idéologique et sociologique. Elle 4 Antoine Furetière, Dictionnaire universel, éd. Alain Rey, Paris, SNL - Le Robert, 1978, art. « anachronisme ». 5 Toutes mes références au texte de Virgile sont tirées de l’édition de Jacques Perret (Paris, Les Belles Lettres, 2009, en 3 vol.). Les livres 1 et 4 se trouvent dans le t. 1. 6 Dictionnaire de l’Académie française. Huitième édition, Paris, Librairie Hachette, 1932, t. 1, p. 53. Entre traduction et anthropologie PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0014 209 apporte un cadre permettant l’analyse des travestissements en vers burlesques, textes qui partagent plusieurs traits avec les traductions sérieuses de la même époque, également portées vers l’anachronisme, à cette différence près que les travestissements poussent plus loin l’outrance et le trivial vis-àvis des personnages et des péripéties de la source latine. Sur le plan chronologique, ces poèmes articulent un jeu de modulation entre le passé légendaire de la guerre de Troie, le règne d’Auguste avec les mœurs de la Rome impériale, et le milieu du XVII e siècle, à Paris, moment où apparaît cette vogue. Il s’agira dans un premier temps de s’intéresser à la problématique de l’anachronisme selon l’angle de la traduction et au lien entre les mots et les choses. Une deuxième partie tentera de déployer une pragmatique du texte burlesque fondée sur une relation de connivence entre un auteur et sa lectrice ou son lecteur dont la finalité consiste à faire rire. La dernière partie s’attardera sur quelques cas de figures où le procédé de l’anachronisme laisse entrevoir un commentaire sur la société française du XVII e siècle. 1. La traduction, des mots aux choses En tant que réécriture d’un texte antérieur, le travestissement partage avec les traductions sérieuses de Virgile le défi de rendre dans une langue vivante les signifiants d’une langue morte dont le référent est souvent disparu, parfois oublié. Il s’agit d’une double difficulté puisque le mot et la chose doivent s’aligner pour rendre la traduction aussi claire que possible à son nouveau public, exercice qui se fait rarement sans soulever de nombreux problèmes. Par exemple, les unités de mesure de même que les monnaies sont des termes spécifiques à la langue latine qui ne trouvent pas d’équivalent direct dans la langue française. Le traducteur est alors placé devant un dilemme et doit déterminer s’il veut franciser un mot latin, comme sesterce, ou proposer des mesures que le lecteur connaît bien au détriment de la fidélité au texte source, par exemple du stade à la lieue. Pour le traducteur, l’anachronisme apparaît alors non pas tant comme une erreur dans la supputation des temps, mais plutôt comme un choix de chaque instant, un ajustement nécessaire pour négocier les écarts entre les langues et les réalités avec lesquelles il travaille 7 . Dans le cas des travestissements, il est possible d’envisager tout un éventail de possibilités quand il s’agit de solutionner ces difficultés. Dans un 7 Cette problématique a donné lieu au courant des traductions connues sous le nom de « belles infidèles » et étudiées par Roger Zuber, Les « belles infidèles » et la formation du goût classique : Perrot d’Ablancourt et Guez de Balzac, Paris, Albin Michel, 1995. Jean Leclerc PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0014 210 premier temps, les poètes burlesques savent garder une connotation antique au vocabulaire qu’ils emploient, par exemple quand Scarron se sert de mots comme « glaive » (II, v. 1394, 1623) ou « cohorte » (II, v. 1044) 8 . Ils savent encore utiliser des termes assez génériques pour éviter de référer à une temporalité spécifique, comme épée ou palais. Mais le vocabulaire qu’ils utilisent pour décrire les aventures d’Énée impose parfois un infléchissement moderne aux réalités antiques, notamment quand un vêtement féminin devient un « hoqueton » (II, v. 1901), une toge devient une « soutane » (II, v. 2976), qu’une épée devient une « rapière » (II, v. 2147, 2182), une lance une « hallebarde » (II, v. 2044). Des exemples éloquents apparaissent pour préciser des mesures, comme « muid » et « pinte » (II, v. 463), les monnaies sont presque toujours transposées dans le présent, notamment par l’emploi de mots comme « sous » (II, v. 462) et « denier » (II, v. 1437). Il faut noter par ailleurs que le burlesque se plaît à la surenchère, et tend à verser dans la modernisation gratuite de la fiction antique afin de lui donner ce qu’on pourrait appeler une couleur locale. Parmi les meilleurs exemples tirés du second livre du Virgile travesti de Scarron, texte paru en mai 1648, on peut observer que Priam porte des « lunettes » (II, v. 915), Anchise une « perruque grise » (II, v. 2632), les soldats se battent avec des arbalètes, des fusils et des mousquets (II, v. 2044-2045). Ces anachronismes ne se réduisent pas aux objets technologiques qui n’étaient pas encore inventés dans l’antiquité, comme le vêtement 9 ou le vocabulaire militaire 10 . Ils touchent à des domaines aussi variés que les charges et les métiers 11 , la médecine 12 , la religion 13 et même les références littéraires 14 . Davantage qu’une simple diffi- 8 Toutes mes citations du Virgile travesti de Paul Scarron sont tirées de l’édition de Jean Serroy (Paris, Garnier, 1988), et apparaissent directement dans le texte avec une indication du livre et du vers. 9 Une prophétesse est « nue en chemise » sur son trépied (II, v. 535), on fait allusion au « bonnet carré » (II, v. 1801) d’un magistrat. 10 Ulysse est qualifié de « gendarme » (II, v. 43), on parle de « capitaines et [de] soldats » (II, v. 93), de « général » (II, v. 488), ailleurs de soudrilles ou de soudards, enfin Énée lance le fameux cri de guerre : « Qui m’aime me suive ! » (II, v. 1455). 11 On relève par exemple une mention de l’« avocat du roi de Mycène » (II, v. 356), le traître Sinon demande à Priam d’obtenir « une charge en votre maison » (II, v. 717), Créuse devient la « dame d’atour » de Cybèle (II, v. 2993). 12 On parle de « fièvre quartaine » (II, v. 2936), les blessures sont mesurées par le nombre de points nécessaires à les guérir : « ce coup douze points contenait » (II, v. 1565), ou on retrouve la confusion entre la saignée et le fait de frapper quelqu’un de son épée, ce qui est rendu par l’expression « tirer du sang » (II, v. 1617). 13 Les mentions de Dieu ou du diable sont innombrables. 14 Seulement dans le premier livre, on constate des mentions du roi Roger (I, v. 54), personnage du Roland furieux de l’Arioste, du chevalier sarrasin Breus (I, v. 1150), Entre traduction et anthropologie PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0014 211 culté de traduire - infidèlement ? - un texte antique, l’anachronisme devient une stratégie sciemment cultivée, un procédé valorisé par le genre et la tonalité comique, un écartèlement qu’on impose au texte afin de provoquer un effet sur le lecteur sensible à ces décrochages. 2. Pragmatique du texte : effets de surprise et de connivence Ces effets sur le lecteur et la lectrice sont multiples, et révèlent de la part des auteurs un souci pragmatique, une volonté forte de toucher leur public. La première fonction semble être de vouloir créer un effet de surprise à même de provoquer le rire. Voir un dieu boire de la bière 15 , surprendre des héros antiques en train de manger avec une fourchette, la serviette attachée en bavette (I, v. 2639-2644), trouver des mentions de Mélusine, Peau d’Âne et de Fierabras dans le récit de la guerre de Troie (II, v. 1896-1897), toutes ces incongruités viennent parasiter la fiction antique par des références étrangères à cette fiction. L’esprit du lecteur se braque devant de telles aberrations et, s’il accepte d’entrer dans le jeu du poète burlesque, se laissera amuser par de telles trouvailles, à tel point que s’établit grâce au narrateur une sorte de proximité familière entre ce lecteur et le personnage antique. En effet, par le mélange des références mythologiques au quotidien du XVII e siècle, ces références latines et scolaires perdent une partie de leur pompeuse distance et viennent loger plus naturellement dans l’univers culturel de la France. Elles sortent de leur tour d’ivoire humaniste pour marcher dans la rue avec les badauds, ou encore fréquenter les salons à la mode où se rencontrent galants et précieuses. Les héros de Rome côtoient alors ceux de Paris ou les grandes figures de l’actualité, ce qui s’observe par exemple dans des mentions de « milord Fairfax » pour rimer facilement avec Ajax (II, v. 1746), ou une allusion à Mazarin dans la bouche de la Sybille (VI, v. 1459). On compare les combats autour de Rome ou Troie avec ceux de Paris, on décrit la construction de la ville de Carthage par des activités rappelant la construction du Louvre (I, v. 1371-1401), le Tibre se confond avec la Seine, l’on prétend voir l’Arsenal et les tours de Notre-Dame en du traître Ganelon (I, v. 2714), apparaissant tous deux dans la geste de Charlemagne et même du personnage populaire Roger Bontemps (I, v. 2798). Junon prétend que la nymphe Déiopée sait parfaitement réciter « Le Cid de Corneille » (I, v. 255), tandis que le narrateur affirme avoir lu les Géorgiques de Virgile (I, v. 1424). 15 Paul Scarron, Typhon ou la gigantomachie, dans Recueil de quelques vers burlesques : une anthologie, éd. Jean Leclerc et Claudine Nédelec, Paris, Classiques Garnier, 2021, p. 52. Jean Leclerc PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0014 212 arrivant dans le village d’Évandre au lieu où sera construit la ville de Rome 16 . Il faut ajouter que cette familiarité est augmentée par la présence d’un narrateur qui prend en charge la fiction antique sous la figure d’un conteur lors des veillées, en relation directe avec son public, et utilisant un langage truffé d’expressions populaires et de tournures orales empruntées au parler de tous les jours. En parlant comme tout le monde, le poète burlesque franchit un pas que les traductions sérieuses osent rarement dépasser, donnant aux héros de Virgile une ressemblance flagrante avec les contemporains, dont le but ultime consiste à l’habiller « à la Françoize 17 » afin de le faire passer plus facilement dans la société et les conversations. Une autre fonction des anachronismes consiste à rabaisser l’héroïsme légendaire vers le quotidien, lui faisant perdre par la même occasion une bonne part de son lustre et de son autorité. L’anachronisme ancre la fiction antique dans une réalité qui n’a plus rien d’héroïque, puisqu’elle est commune à tous et par là même triviale, ce qui se traduit dans les textes par des mentions comme boire une pinte de bière payée quinze sous (II, v. 461-463), de lever le nez sur du vin bas, se moucher avec un mouchoir (ou sur la manche), manger de « grosses saucisses » avec ou sans épices (I, v. 671-672), etc. Il en ressort une peinture complètement embourgeoisée du personnage principal de Virgile, à qui Scarron donne le rôle du mari ridicule qu’on laisse dans la rue malgré ses cris et ses emportements : À mon logis je frappe en maître : On me cria par la fenêtre Que l’on n’ouvrait jamais la nuit, Et que je faisais trop de bruit ; Et moi, je refrappe et refrappe, Et, las de cogner, je m’échappe À dire des mots outrageants. Ma femme, mon fils et mes gens Tout mon soûl me laissèrent battre, 16 Cette mention se retrouve dans Barciet, Guerre d’Ænée en Italie. Appropriée à l’histoire du temps. En vers burlesques. Dediée à Mr le Marquis de Roquelaure, Paris, François Le Cointe, 1650, p. 13. 17 Selon le poème liminaire en tête du Virgile goguenard par Laurent de Laffemas, qui affirme : « Entre Frizon, Louvard (et Floriot fait beau) / Fauconnier, Martial, Colin et Bastonneau, / Virgile, à la Françoize, est reconnu des Belles : / Ses habits, qu’on luy rend, n’ont pour luy rien d’exquis / Il se Delatinize et va dans les Ruëlles, / Debiter mots nouveaux, montrer modes nouvelles, / Et devient Monsieur le Marquis » (Paris, Antoine de Sommaville, 1652, non-paginé). Voir aussi mon commentaire sur la gravure en tête de cette œuvre dans l’article « La bibliothèque humaniste du Virgile goguenard », Les Bibliothèques, entre imaginaires et réalités, éd. Claudine Nédelec, Arras, Artois Presses Université, 2009, p. 271-293. Entre traduction et anthropologie PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0014 213 Et par frayeur, ou pour s’ébattre, Me firent garder le mulet ; Enfin pourtant un gros valet Me vint ouvrir, malgré la bande, À qui je fis la réprimande. Mais ma femme, pour m’apaiser, Et mon fils me vinrent baiser (II, v. 2535-2550). Cette scène farcesque conviendrait mieux à un bourgeois de Molière qu’au glorieux fondateur de la ville de Rome, surtout que cette scène suit immédiatement la description de nombreux exploits guerriers pour protéger le palais de Priam et défendre la ville de Troie prise par les Grecs. Le passage montre une volonté d’en rire grâce au ridicule de ses emportements, la bassesse de se laisser aller à dire des « mots outrageants », voire par l’expression triviale « garder le mulet », synonyme d’attendre inutilement. Tout ce dispositif a pour effet de rabaisser le héros de ses hauteurs épiques et de le confondre avec les maris querelleurs de la comédie. Tout au long du deuxième livre, le même procédé est appliqué au roi Priam, à la reine Hécube et au père d’Énée, le vieillard Anchise. Cette rhétorique des effets favorise une connivence entre l’auteur burlesque et un double public 18 : d’une part avec les savants qui lisent couramment le latin, d’autre part avec ceux qui préfèrent consulter Virgile dans une version française plus facilement accessible, comme les femmes, les nobles et les jeunes gens n’ayant pas fini leur scolarité. Le burlesque cherche en effet la connivence des savants qui connaissent le texte original puisqu’ils sont les consommateurs privilégiés de cette littérature antique. Ils sont à même de confronter les deux versions et de bien percevoir ces micro déplacements, d’apprécier tout le talent du parodiste et de s’en amuser. Certes, quand ces savants vouent un culte à Virgile et à l’antiquité romaine, les plaisanteries des burlesques ont tout lieu de les choquer au lieu de les amuser, ce qui a été le cas pour Jean Chapelain qui s’est plaint du burlesque dans une lettre fameuse du 8 janvier 1649 adressée au savant hollandais Nicolas Heinsius 19 . D’où l’importance de rappeler l’appartenance de ces textes 18 Sur la connivence nécessaire pour apprécier les œuvres burlesques, on pourra se référer à mon article dans les Cahiers du Gadges : « “Vous m’entendez fort bien” : les stratégies d’une communication connivente dans les parodies burlesques », dans le numéro spécial L’âge de la connivence : lire entre les mots à l’époque moderne, éd. Ariane Bayle, Mathilde Bombart et Isabelle Garnier, Cahiers du Gadges, n° 13, 2015, p. 127-143. 19 « Je suis, Monsieur, tout a fait de vostre opinion que nos Poëtes gaillards se sont rendus ridicules aux honnestes gens lorsqu’ils se sont mis en teste de faire rire les sots aux despens de la gravité des Anciens » (Jean Chapelain, Soixante-dix-sept lettres Jean Leclerc PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0014 214 à une esthétique burlesque dont le but avoué est de faire rire, ce qui établit une sorte de discrimination entre un lecteur ayant assez d’humour pour se moquer de la culture scolaire et du pédantisme, et l’inverse, un lecteur que Charles Dassoucy qualifiait de « Stoïque constipé qui ne rid de rien 20 ». Il ne s’agit pas pour autant de la populace illettrée et des valets de chambre, à qui on s’est longtemps plu à limiter la vogue du burlesque, mais plutôt à leurs maîtres, ayant souvent quelque éducation, des bases de latin et des connaissances historiques, mais qui pouvaient aussi apprécier les divertissements de la comédie ou de la farce, les romans de Sorel et les contes grivois du temps passé. Des noms comme Gaston d’Orléans ou le Prince de Condé conviennent à cette description, ou encore des parlementaires à qui Scarron a dédié des parties de son Virgile travesti comme le chancelier Séguier, le président de Mesmes et le conseiller au Parlement Deslandes Payen 21 . La connivence avec ces lecteurs permet au poète burlesque de laisser libre cours à son invention et de se divertir sans arrière-pensée d’une cible presque sacrée à l’époque. L’amusement burlesque constitue un décrochage ponctuel autorisé par le côté éphémère de la moquerie comme en temps de carnaval, ou similaire à celle du bouffon de cour, ce qui le protège contre d’éventuelles accusations de vouloir provoquer le scandale. 3. Vers un regard anthropologique Par l’accumulation d’anachronismes ponctuels et l’amplification de commentaires sur des réalités propres au présent des poètes burlesques, le texte opère un renversement complet des perspectives, où ce ne sont plus les lunettes ou les mousquets qui parasitent la fiction antique, mais où tous les personnages de Virgile viennent revivre leurs aventures dans le contexte de la France du XVII e siècle. On quitte alors le domaine de l’élocution et de la stylistique pour investir le plan de l’invention fondé sur un déplacement chronologique. On quitte aussi le domaine de l’anachronisme à proprement parler pour entrer dans ce que l’on nomme, depuis la quatrième édition du dictionnaire de l’Académie (1762), le parachronisme : inédites à Nicolas Heinsius, 1649-1658, éd. Bernard Bray, La Haye, Martinus Nijhoff, 1966, p. 128). 20 En parlant de Boileau, qui venait de l’exécuter dans son Art poétique : Charles Dassoucy, Les Aventures burlesques de Monsieur Dassoucy , éd. Émile Colombey, Paris, Adolphe Delahays Libraire Éditeur, 1858, p. 287. 21 Voir les dédicaces des livres II (p. 149-150), III (p. 233-234) et V (p. 383-385). Entre traduction et anthropologie PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0014 215 Espèce d’Anachronisme, qui consiste à rapporter un fait à un temps postérieur à celui où il est réellement arrivé. Il est opposé à Prochronisme 22 . Puisqu’il s’agit d’une fiction épique, il faut évidemment nuancer la tournure « réellement arrivé » en tenant compte du fait que Virgile ne raconte pas des événements historiques, mais une fiction située dans des temps légendaires. Dans une telle perspective, le « fait » devient la chute de Troie et les errances d’Énée, ses amours avec la reine de Carthage et sa descente aux enfers avant son installation dans le Latium ; le « temps postérieur » n’est autre que le présent des poètes burlesques, accompagné d’un déplacement géographique vers la France. Ce déplacement est l’occasion de représenter ce qui les préoccupe et mérite à leurs yeux un développement, de décrire les aventures d’Énée selon leur propre réalité, d’insérer ici ou là une digression par rapport au récit de ces aventures. On constate alors l’apparition de sujets aussi variés que les mœurs des courtisans, la hiérarchie dans les relations et les formules de politesse qui y sont rattachées, voire les manquements à cette civilité. Une place importante est aussi faite à la violence, qu’elle survienne dans un contexte militaire ou dans le cas des abus des soldats faits sur les populations civiles, notamment les violences faites aux femmes et aux vieillards. Plusieurs domaines apparaissent particulièrement significatifs aux yeux de Scarron mais il est possible de se limiter à quatre principaux : l’hygiène, la politesse, la séduction et les superstitions. Un moment du deuxième livre de Virgile met en scène le personnage de Sinon, un guerrier Grec chargé d’expliquer aux Troyens que le cheval est un don laissé à la déesse Athéna afin de leur assurer une navigation paisible, et de leur faire croire que ce don se retournerait contre les Grecs s’il était amené dans les murailles de la ville. Sa ruse est fondée sur un récit mensonger de divination, d’exécution sacrificielle et de fuite, formant un parallèle fictif avec le sacrifice d’Iphigénie. Dans le texte virgilien, le personnage décrit fort brièvement les préparatifs qu’il subit en vue du sacrifice 23 , mais Scarron amplifie le « mihi sacra parari » en donnant de nombreux détails qui relèvent de l’hygiène corporelle : Un sacrificateur m’empoigne Et sur moi se met en besogne : M’ayant bien aromatisé, 22 Dictionnaire de l’Académie françoise, Paris, veuve Bernard Brunet, 1762, art. « parachronisme ». 23 « Iamque dies infanda aderat ; mihi sacra parari / et salsae fruges et circum tempora uittae. / / Et déjà le jour maudit était arrivé : on prépare pour moi l’appareil des sacrifices, les farines salées, les bandelettes qui vont ceindre mon front » (Virgile, L’Énéide, op. cit., II, v. 132-133). Jean Leclerc PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0014 216 Et purgé, saigné, ventousé, On mit plus d’une savonnette À me rendre la peau bien nette ; On me peigna, lava, rasa, On m’ajusta, poudra, frisa, Et ma tête, ainsi testonnée, D’un chapeau de fleurs fut ornée (II, v. 607-616). Scarron maintient quelques références à des pratiques antiques à travers les verbes aromatiser, raser, mais les verbes purger, saigner et ventouser appartiennent plutôt au langage médical de son temps, tandis que le vers « On m’ajusta, poudra, frisa » s’applique mieux à une personne qui porte la perruque. En plus de créer un déplacement « parachronique » entre l’antiquité et le présent de l’auteur, la figure de l’énumération évoque le portrait non plus d’une victime qu’on mène au sacrifice, mais celui d’un gentilhomme galant qui respecte les critères de propreté en vogue à son époque. Le mot « savonnette » permet à lui seul d’ancrer le récit dans le quotidien du XVII e siècle et à souligner l’appartenance du personnage - ici peut-être involontairement puisqu’il s’agit d’un sacrifice - à une catégorie de gentilshommes qui prend soin de sa personne. Un sens plus métaphorique émerge d’un tel nettoyage du héros, montrant dans quelle mesure Scarron et les auteurs burlesques entendent réformer les héros antiques, les rendre plus acceptables à leurs lecteurs et lectrices en les polissant de leur rusticité, un topos qui sera réitéré dans l’œuvre des frères Perrault, de la préface aux Murs de Troie jusqu’aux quatre tomes du Parallèle des Anciens et des Modernes. Cette posture se répercute dans la présence de remarques ou de développements sur ce que l’on pourrait qualifier d’une sensibilité à la politesse et à la civilité, et qui s’exprime par une multitude de mentions des titres comme « sire » (II, v. 60), des formules d’accueil comme quand Énée lance au fantôme d’Hector : « Vous soyez le très bien venu » (II, v. 1117). Toute la ruse du traître Sinon est fondée sur un jeu subtil de comportement courtisan en présence d’un monarque : il commence par embrasser Priam « Entre le pied et le genou, / Car de se jeter à son cou, / Le drôle savait trop son monde » (II, v. 309-311). C’est ensuite au roi de « baise[r] sur la joue» le traître (II, v. 448) dans un geste qui rappelle celui du Christ envers Judas, avant que Sinon offre à Priam des promesses de service : « je suis de tout mon cœur / Très obéissant serviteur » (II, v. 677-678). Toutes ces formules et ces descriptions de rituels de civilité illustrent une attention soutenue pour les détails d’une importance capitale quand il s’agit de se comporter avec les puissances du royaume, comportement qui est concentré dans ces quelques vers, articulés autour de la répétition du verbe « braire » : Entre traduction et anthropologie PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0014 217 Là-dessus il [Sinon] se mit à braire. Priam, prince très débonnaire Sitôt qu’il le vit braire ainsi, Se mit bien fort à braire aussi. Quelques Troyens, voyant leur maître Braire autant et plus que ce traître, Afin de faire bien leur cour, Se mirent à braire à leur tour (II, v. 327-334). Les personnages de Scarron savent bien, comme tous les courtisans de l’époque, que « Afin de faire bien [sa] cour », il faut composer son attitude sur celle de son prince, un poncif réitéré dans tous les manuels de civilité depuis le Courtisan de Castiglione jusqu’à L’Honnête homme de Nicolas Faret. Un troisième aspect qui suscite l’attention de Scarron est la mise en scène de la séduction, qui se trame dès les premiers vers du second chant : La pauvre reine embéguinée Des rares qualités d’Énée, Rongeant les glands de son rabat, Sur lui, de grabat à grabat, Décoche quantité d’œillades Propres à faire des malades. Lui qui n’est pas un innocent, Pour une en rend un demi-cent (II, v. 3-10). Les glands et le rabat viennent accompagner toute une gestuelle de la séduction qui prend ses libertés vis-à-vis de Virgile 24 , où Didon devient une dame galante, parée selon les caprices de la mode, incapable de cacher sa passion pour le Troyen. La séduction passe d’abord par une évaluation des qualités de la personne désirée, les « rares qualités d’Énée », c’est-à-dire son rang, ses titres de gloire et ses exploits, concentrées dans l’adjectif « embéguinée », dont le sens figuratif appelle un emprisonnement autant passionnel que social. Elle passe ensuite par le regard, non pas un regard furtif ou passif, mais un regard actif et intentionnel, qui projette quelque chose vers sa cible, où le verbe « décocher » crée une métaphore du regard conçu comme une arbalète. L’ultime figure employée dans ce passage est celle de l’amour associé à une maladie, l’amoureux représenté comme un malade, topos récurrent de la poésie galante. Ce passage montre un narrateur informé de la littérature et des rituels amoureux de son époque, les met en scène de façon parlante dans la fiction afin d’en faire bénéficier son lecteur ou sa lectrice. Il ne s’agit 24 Le second livre débute plus sobrement : « Conticuere omnes intentique ora tenebant / / Ils ont tous fait silence et tenaient fixés leurs visages » (Virgile, Énéide, op. cit., II, v. 1). Jean Leclerc PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0014 218 pourtant pas de n’importe quel rituel amoureux, mais d’un cas rare où une dame initie le contact, se fait entreprenante, contrevenant aux instructions des codes sociaux et des manuels de civilité. Par son statut de reine, Didon possède le pouvoir de montrer sa préférence, de choisir son partenaire, alors que ce dernier n’a peut-être pas toute la liberté de refuser ces avances. En dernier lieu, tout ce qui relève des croyances et de la superstition préoccupe Scarron et trouve une place importante dans sa poésie, que ce soit quand Ulysse fait des promesses aux dieux après avoir évité d’être blessé par la lance de Laocoon : « Il voua plus d’une chandelle / Pour l’avoir échappé si belle » (II, v. 259-260), ou d’autres qui « vouaient des pèlerinages » (II, v. 1920) au moment où le palais de Priam tombait aux mains des Grecs. On voit encore la présence de titres de prières comme « salve » (II, v. 682) ou « Libera » (II, v. 1126). Au plus fort des combats, les femmes disent « tout bas leur patenôtre » (II, v. 2168), tandis que le vieillard Anchise ne quitte pas son domicile sans avoir fait sa génuflexion avec dévotion (II, v. 2729-2730). Les mentions de Dieu reviennent constamment, soit quand les Grecs massacrent « sans crainte du bon Dieu » (II, v. 1048), quand le roi Priam veut faire le fanfaron en « jurant Dieu » (II, v. 2150), quand Énée aperçoit le fantôme d’Hector dans son lit : « Si vous êtes de Dieu, parlez, / Et si du diable, détalez » (II, v. 1113-1114), ou enfin quand Énée dit « Retro, Satanas ! » (II, v. 2946) à sa femme lorsqu’elle lui apparaît dans la nuit, à la fin du livre. Un passage mérite d’être cité plus au long, tiré du moment où Énée quitte le logis avec son père, sa femme et son fils, et qu’ils comptent apporter les Pénates avec eux 25 . Encore une fois, Scarron amplifie le syntagme « attrectare nefas » en proposant non seulement une précision de quel type de mal allait s’ensuivre, qui plus est selon une formulation qui laisse penser que le personnage craignait cette conséquence : Car, quant à moi, de sang humain Ma dextre avait été souillée ; Devant qu’avoir été mouillée Dans plusieurs eaux quatre ou cinq fois, Et s’être fait l’ongle des doigts, Je n’eusse osé les prendre. Quiconque eût osé l’entreprendre Eût bientôt été loup-garou : Je n’étais donc pas assez fou (II, v. 2762-2770). 25 « Tu, genitor, cape sacra manu patriosque penatis ; / me bello e tanto digressum et caede recenti / attrectare nefas, donec me flumine uiuo / abluero / / Toi, père, prends dans tes mains les objets sacrés, les Pénates de nos ancêtres ; moi, qui sors à peine d’une guerre si rude et de ses carnages, je ne peux les toucher avant de m’être purifié dans une eau vive » (Virgile, Énéide, op. cit., II, v. 717-720). Entre traduction et anthropologie PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0014 219 L’insistance sur le nombre d’ablutions et l’ajout du détail « se faire l’ongle des doigts » souligne l’incongruité entre la cause et la conséquence, réduisant le personnage à ses superstitions d’autant plus risibles que l’accusation de folie semble ici revenir sur celui qui parle et qui se discrédite par sa croyance au loup-garou. Le rire véhicule ainsi une dimension critique envers le ridicule de telles croyances. L’hygiène et la politesse, la séduction et les superstitions ne sont que quatre domaines parmi bien d’autres, mais ils apparaissent révélateurs des préoccupations de Scarron et de sa perception de sa société. Si l’on considère enfin l’ampleur du phénomène, on constate à quel point les auteurs burlesques ont voulu intégrer leur propre réalité au processus d’imitation des poèmes antiques, ce qui incite à se demander si le détour par le texte antique ne serait pas en fait un prétexte pour parler du présent et du monde tel qu’ils en font l’expérience. Le procédé de l’anachronisme dans les travestissements en vers burlesques, et particulièrement chez Scarron, dépasse largement l’ajout de quelques réalités triviales à la narration d’une trame légendaire et mythologique. Certes, les lunettes de Priam et le hoqueton d’Hécube sont les anachronismes les plus voyants du texte et révèlent un procédé d’écriture partageant avec la traduction sérieuse les mêmes problèmes où il s’agit de trouver des signifiants nouveaux à des référents anciens. Le procédé poussé à ses limites fait basculer les personnages antiques dans le présent des auteurs et de leurs lecteurs selon la logique du parachronisme, permettant non seulement de confronter ces mythes avec la réalité du temps et d’en démonter l’héroïsme et la noblesse, mais en même temps de tourner l’attention du lecteur vers des phénomènes d’actualité. Scarron se fait l’observateur de son temps et de sa société, il porte un regard attentif sur les rites et les coutumes de ses contemporains, regard moqueur qui est davantage celui du moraliste que celui du satirique 26 , puisqu’il ne prétend pas corriger les mœurs ni dénoncer les travers des gens, mais il semble vouloir faire réfléchir tout en riant des folies humaines. 26 À cet égard, l’ouvrage de Lester Koritz (Scarron satirique, Paris, Klincksieck, 1977) mériterait d’être révisé. PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0015 Entre docilité apparente et rébellion ouverte : la résonnance des voix des femmes autochtones à travers les mailles du discours jésuite (1632-1672) 1 M ARIE -C HRISTINE P IOFFET U NIVERSITÉ Y ORK , C OLLÈGE UNIVERSITAIRE G LENDON Les rapports des missionnaires jésuites avec les femmes autochtones en Nouvelle-France sont complexes. Plusieurs chercheuses comme Chantal Théry 2 , Francine Girard-Ducasse 3 , Dominique Deslandres 4 et plus récemment Marie-Christine Gomez-Géraud 5 n’ont pas hésité à souligner la discrimination de certains religieux pratiquée à l’encontre des femmes. Certes, si les Jésuites entretiennent des liens souvent conflictuels avec celles qu’ils qualifient de 1 Mes travaux sur les textes de la Nouvelle-France ont bénéficié des subsides du CRSHC. Une version préliminaire de cette étude a fait l’objet d’une conférence prononcée le 23 février 2023, dans le cadre du séminaire en ligne du professeur Lewis Seifert de la Brown University intitulé « New Perspectives on New France ». 2 « Un jésuite et un récollet parmi les femmes : Paul Lejeune et Gabriel Sagard chez les Sauvages du Canada », dans Les jésuites parmi les hommes aux XVI e et XVII e siècles, Actes du Colloque de Clermont-Ferrand (avril 1985), Clermont-Ferrand, Presses de l’Université de Clermont-Ferrand II, 1987, p. 105-113 et « Chemins de traverse et stragégies discursives chez Marie de l’Incarnation », Laval théologique et philosophique, vol. 53, n o 2, (juin 1997), p. 303-304. 3 « Les jeux de la nature et le travail de la grâce en Nouvelle-France : la présence des femmes dans les écrits des Jésuites, de 1610 à 1660 », mémoire de maîtrise, Montréal, Université de Montréal, 1981. 4 « Mysticisme, genre et missions lors de l’expansion française aux XVI e et XVII e siècles, une historiographie en effervescence », Études d’histoire religieuse, vol. 4, 2008, p. 132. 5 « Le Jésuite et les femmes. Émergence d’un modèle mystique féminin dans les Nouveaux Mondes ? (XVI e -XVII e siècles) », dans Hélène Michon, Élise Boillet, Denise Ardesi (dir.), Femmes, mysticisme et prophétisme en Europe du Moyen Âge à l’époque moderne, Paris, Classiques Garnier, 2021, p. 254. Marie-Christine Pioffet PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0015 222 « sauvagesses », de « Megeres 6 », de « Tygresse[s] 7 » et d’autres vocables peu amènes, les locutrices amérindiennes 8 occupent une place non négligeable dans leurs célèbres relations 9 , œuvre fortement théâtralisée et constituée de nombreux dialogues. Aussi étrange que cela puisse paraître, les voix des femmes s’avèrent beaucoup plus importantes dans ces écrits que dans ceux de Champlain, de Lescarbot ou des Récollets et dans un grand nombre de documents d’époque 10 , où elles demeurent presque muettes. Je propose donc de revisiter les bribes de conversations rapportées entre les Amérindiennes et les missionnaires contenues dans les relations annuelles (1632-1672) des disciples d’Ignace de Loyola en Nouvelle-France. Dans cet important corpus, composé en large part d’entretiens, je m’intéresserai à quelques types d’interlocutrices, soit aux médiatrices ou complices, aux rebelles, gardiennes des traditions ancestrales, aux pénitentes et enfin à celles que les relateurs présentes comme des âmes d’élite, par la bouche desquelles les missionnaires font l’éloge de la nouvelle Église. La mixité proscrite Avant d’entrer dans le vif du sujet, il n’est peut-être pas inutile de rappeler que la mixité au 17 e siècle n’entre pas dans les mœurs. Lorsque l’Innu 6 Jean de Quen, Relation de ce qui s’est passé en la mission des Pères de la Compagnie de Jesus, au païs de la Nouvelle France, ès années 1655 et 1656, [désormais RJ-1655- 1656], dans Relations des Jésuites : contenant ce qui s’est passé de plus remarquable dans les missions des Pères de la Compagnie de Jésus dans la Nouvelle-France, Montréal, Éditions du Jour, 1972, t. V, p. 27. 7 Paul Lejeune, Relation de ce qui s’est passé en la Nouvelle France en l’annee 1636. [désormais RJ-1636], dans Relations des Jésuites, Montréal, Éditions du Jour, 1972, t. I, p. 66. 8 Nous utilisons ici et ci-après ce terme pour désigner les natives du pays sans parti pris défavorable ni perspective ethnocentrique. 9 Comme le rappelle Isabelle Lachance, les Amérindiennes ne prennent qu’exceptionnellement la parole dans les récits de découverte (voir « La parole de la femme sauvage dans quelques récits de découverte français en Amérique (1558-1618) », dans Le discours rapporté : une question de genre ? Essai sur le genre féminin dans la littérature, dir. Juan Manuel Lopez Munoz, Sophie Marnette, Laurence Rosier, Maline Rotman et Françoise Sullet-Nylander, Bruxelles, EME éditions, 2015, p. 129). 10 Même si les femmes jouent un rôle important dans les conseils et les assemblées, Richard White note : « Women […] are rarely visible in the documents, but their traces appear everywhere » (The Middle Ground, Indians, Empires, and Republics in the Great Lakes Region 1650-1815, Cambridge, Cambridge University Press, 1991, p. 75). Entre docilité apparente et rébellion ouverte PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0015 223 Manitougatche tente de trouver refuge dans le couvent des Jésuites avec sa famille, Paul Lejeune et ses confrères lui répondent sans ambages : [Q]ue luy et ses fils seroient les très-bien venus, mais que les filles et femmes ne couchoient point dans [leurs] maisons, voire mesme qu’elles n’y entroient point en France, et qu’aussi-tost qu’[ils] ser[oient] fermez, que la porte ne leur seroit plus ouverte 11 . Il n’en faut pas plus pour que Chantal Théry affirme de manière lapidaire : « La sauvagesse n’existe plus, aux yeux des missionnaires que par son rapport hiérarchisé aux maris et aux enfants de sexe mâle 12 ». Je ne pense toutefois pas pouvoir la suivre complètement à ce sujet, puisque le même jésuite affirme quelques lignes plus loin et en d’autres occurrences la nécessité « d’instruire les filles aussi bien que les garçons », sans quoi les missionnaires ne feront « rien ou fort peu 13 ». Le supérieur de la mission de Québec n’épargnera d’ailleurs aucun effort pour conquérir leurs âmes. Si la promiscuité hommes-femmes dans les huttes des Autochtones le choque ouvertement 14 , le missionnaire manifestera plus d’une fois une compassion bien réelle envers les Amérindiennes 15 et notamment envers la femme du sorcier, à qui il prêche la bonne nouvelle en cachette malgré l’opposition de son mari 16 . Certes, les religieux gardent souvent une distance avec les femmes autochtones, sauf quand l’exigent leur ministère apostolique et l’administration des sacrements. Bien que Lejeune refuse d’héberger dans sa maisonnette l’Innue nommée Ouroutiuoucoueu, baptisée sous le nom de Marie, il ne se prive pas de lui porter de la nourriture et de lui rendre régulièrement visite chez elle pour lui prodiguer des leçons de catéchèse 17 . Au reste, il n’en demeure pas moins que, selon la ségrégation des sexes en vigueur dans les missions de la Nouvelle-France, les prédicateurs jésuites s’adressent d’ordinaire d’abord aux hommes, convaincus que la conversion de ces peuples passe d’abord par celle des chefs de clan. Cette préférence n’empêche pas bien sûr les missionnaires 11 Paul Lejeune, Relation de ce qui s’est passé en la Nouvelle France en l’annee 1633 [désormais RJ-1633], dans Relations des Jésuites, Montréal, Éditions du Jour, 1972, t. I, p. 6. 12 « Un jésuite et un récollet parmi les femmes : Paul Lejeune et Gabriel Sagard chez les Sauvages du Canada », art. cité, p. 107. 13 RJ-1633, p. 14. 14 « Une chose me semble plus qu’intolerable, c’est qu’on est pesle-mesle, fille, femme, homme, garçons tous ensemble dans un trou enfumé » (ibid., p. 19). 15 Il aura compassion lorsqu’une vieille femme sera traînée dans la neige (ibid., p. 13). 16 Voir notamment Paul Lejeune, Relation de ce qui s’est passé en la Nouvelle France sur le grand fleuve de S. Laurens en l’annee 1634., [désormais RJ-1634], dans Relations des Jésuites, Montréal, Éditions du Jour, 1972, t. I, p. 65 et 68. 17 Ibid., p. 9. Marie-Christine Pioffet PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0015 224 d’inclure, par la suite, les femmes, puis les enfants, à en juger par l’emploi du temps de Lejeune à la mission de Tadoussac en 1641 : Je [Paul Lejeune ] donnois un temps après le disner, tantost aux hommes, et puis aux femmes qui s’assembloient pour estre instruites, et sur le soir, apres m’estre retiré quelque temps, je faisois faire les prieres avec une instruction publique où les enfants rendoient compte devant leurs peres et meres, de ce qu’ils avoient appris au Catechisme 18 . Le père Claude-Jean Allouez en mission chez les Puans prêche également aux hommes et aux femmes séparément en insistant surtout sur l’enseignement prodigué aux premiers : « J’assemblay les hommes deux fois, leur expliquay amplement nos Mysteres, et l’obligation qu’ils avoient d’embrasser nostre Foy […]. Je les ay souvent visités dans leurs cabanes […]. Un autre jour je fis le Catechisme aux filles et aux femmes, nostre cabanne étoit toute remplie 19 ». Comme l’illustre ce passage, les Jésuites ne répugnent pas à leur ouvrir à l’occasion leur maison. Au reste, la préséance accordée aux hommes dans la stratégie missionnaire jésuite découle de la croyance que leur conversion entraînera celle du clan tout entier 20 . Toutefois, dans les sociétés indigènes matrilinéaires, les mères ont une grande influence sur leurs enfants et même sur leur mari. Paul Lejeune aura tôt fait de le réaliser : Les femmes ont icy un grand pouvoir : qu’un homme vous promette quelque chose, s’il ne tient pas sa promesse, il pense s’estre bien excusé, quand il vous a dit que sa femme ne l’a pas voulu 21 . En vertu de l’empire de ce sexe sur les membres du clan, les disciples d’Ignace de Loyola ne tarderont pas à réviser par la suite leurs stratégies missionnaires en accordant davantage de place aux femmes. Leur approche sélective suscite de vives réactions chez certaines Autochtones, comme en témoigne la réplique de l’une d’entre elles au supérieur de la mission de Québec : 18 Barthélemy Vimont, Relation de ce qui s’est passé en la Nouvelle France en l’année 1641., [désormais RJ-1641], dans Relations des Jésuites, Montréal, Éditions du Jour, 1972, t. II, p. 53. 19 François Lemercier, Relation de ce qui s’est passé de plus remarquable aux missions des Peres de la Compagnie de Jesus en la Nouvelle France, ès années 1669. et 1670., [désormais RJ-1669-1670], dans Relations des Jésuites, Montréal, Éditions du Jour, 1972, t. VI, p. 96. 20 « La premiere est la methode que nous tenons à l’instruction des Sauvages. Nous assemblons les hommes le plus souvent que nous pouvons, car leurs conseils, leurs festins, leurs jeux et leurs danses ne nous permettent pas de les avoir icy à toute heure, ny tous les jours. Nous avons égard particulierement aux Anciens, d’autant que ce sont eux qui determinent et decident des affaires, et tout se fait suivant leur advis » (RJ-1636, p. 78). 21 RJ-1633, p. 21. Entre docilité apparente et rébellion ouverte PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0015 225 [U]ne femme sauvage me demanda si les femmes ne pouvoient pas bien aller au Ciel, aussi bien que les hommes et les enfans ; luy ayant respondu que oüy : Pourquoy donc, replique-t-elle, n’instruis tu point les femmes n’appellans que les hommes et les enfans ? Je luy respondis qu’elle avoit raison, et que nous les ferions venir à leur tour, ce que nous fismes, mais il les fallut bien-tost congedier, pource qu’elles apportoient les petits enfans, qui faisoient un tres-grand bruit 22 . Bien que le missionnaire bannisse ici les filles de l’enceinte de sa maison, tout comme les nourrices et les mères de jeunes enfants des assemblées de catéchumènes, on aurait tort de croire qu’il leur refuse tout enseignement, loin de là. Persuadé que la « Foy ne trouve point de distinction entre les sexes 23 », selon la formule de Barthélemy Vimont, les Jésuites opteront pour une approche plus personnalisée envers les femmes autochtones, allant souvent directement les rencontrer dans leurs cabanes, ou les invitant séparément à assister à leurs leçons dans leur petite maison : « Je donnois un temps apres le disner, tantost aux hommes, et puis aux femmes qui s’assembloient pour estre instruites 24 ». Celles-ci ne se font d’ailleurs guère prier de venir. On les voit même à l’occasion dresser l’oreille à l’extérieur des murs de la chapelle pour entendre les instructions prodiguées et les chants pendant l’office, ce qui ravit les religieux. « Entrons » maintenant « en discours 25 », comme dirait Paul Lejeune. Médiatrices et facilitatrices Régie par une séparation souvent étanche des tâches réservées à chacun des sexes, la société amérindienne attribue notamment aux femmes le rôle d’accueillir les étrangers, qu’ils soient des invités ou des prisonniers de guerre. Sans surprise, les Amérindiennes s’imposent comme médiatrices entre les 22 Paul Lejeune, Relation de ce qui s’est passé en la Nouvelle France en l’annee 1637., [désormais RJ-1637], dans Relations des Jésuites, Montréal, Éditions du Jour, 1972, t. II, p. 76. 23 Barthélemy Vimont, Relation de ce qui s’est passé en la Nouvelle France ès années 1644. et 1645., [désormais RJ-1644-1645], dans Relations des Jésuites, Montréal, Éditions du Jour, 1972, t. III, p. 47. La même déclaration est également reprise par Paul Ragueneau : voir Relation de ce qui s’est passé de plus remarquable en la mission des Peres de la Compagnie de Jesus, aux Hurons, Pays de la Nouvelle France, depuis le mois de May de l’année 1645. jusques au mois de May de l’année 1646., [désormais RPH- 1645-1646], dans Relations des Jésuites, Montréal, Éditions du Jour, 1972, t. III, p. 63. 24 RJ-1641, p. 53. 25 Voir RJ-1636, p. 3. Marie-Christine Pioffet PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0015 226 missionnaires et les autres membres de la tribu. En effet, on peut plus d’une fois percevoir un sentiment de solidarité entre Paul Lejeune et les Montagnaises qui l’accompagnent lors de sa mission volante. C’est sans doute pourquoi une femme du clan de Mestigoit demande à Lejeune d’intercéder auprès de son mari pour qu’il lui donne suffisamment à manger 26 . Que Paul Lejeune, isolé au cours de son hivernage en pays montagnais, interroge une de ses compagnes sur la raison des rassemblements autour du sorcier paraît dès lors tout naturel 27 . C’est encore aux femmes que le même jésuite s’adresse pour retrouver l’enfant qu’il avait lui-même abandonné en forêt. Contrairement à leurs compagnons, celles-ci n’ont du reste aucune difficulté à comprendre le langage rudimentaire et les gestes du missionnaire qui s’évertue maladroitement à leur indiquer l’endroit où se trouvait le petit. Ce sont encore les femmes qui avisent Lejeune de la « malice » du sorcier lorsque celui-ci lui demande de répéter des paroles obscènes dont le visiteur ignore le sens 28 . Devant la détresse du jésuite, tourné constamment en dérision par ses compagnons, une vieille Innue, croyant lui rendre service, lui explique candidement que pour être estimé parmi les membres de sa communauté, il doit, lors des festins, manger beaucoup 29 . De ces quelques exemples ressort clairement la volonté des Amérindiennes de favoriser l’intégration de l’étranger à la collectivité, de jouer les passeuses entre deux cultures. Ainsi, loin d’être toujours hostiles aux missionnaires et à la présence des Européens en général, plusieurs femmes autochtones leur offrent appui et protection. Un Français menacé de mort doit sa survie à une inconnue qui le prévient que son mari a dessein de l’assassiner avec une hache 30 . Le travail missionnaire du père Jacques Bruyas se trouve également favorisé par les services d’une jeune Iroquoise qui lui enseigne les particularités de sa langue en contrepartie de leçons de catéchèse 31 . Il arrive même que les femmes servent de truchement au confessionnal en évoquant les péchés commis par leurs enfants. L’alliance symbolique entre les Jésuites et les nouvelles converties se manifeste encore en la personne d’Anne Outennen, qui parvient à leur donner accès à un captif iroquois pour qu’ils le baptisent en offrant une 26 RJ-1634, p. 62. 27 Ibid., p. 24. 28 Ibid., p. 56. 29 Ibid., p. 31. 30 Voir RJ-1633, p. 17. 31 François Lemercier, Relation de ce qui s’est passé de plus remarquable aux missions des Pères de la Compagnie de Jesus en la Nouvelle France ès années 1667. et 1668., [désormais RJ-1667-1668], dans Relations des Jésuites, Montréal, Éditions du Jour, 1972, t. VI, p. 26. Entre docilité apparente et rébellion ouverte PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0015 227 hache à ses geôliers, comme le rapporte Paul Ragueneau 32 . Et l’on multiplierait en vain les exemples qui prouvent l’existence d’une collaboration entre les religieux et les nouvelles converties. Rebelles et tentatrices À l’opposé de ces facilitatrices, d’autres figures féminines se dressent dans les comptes rendus annuels des missions de la Nouvelle-France comme des adversaires coriaces, voire des ennemies du christianisme. Au premier chef, la femme maléfique, tentatrice ou démoniaque, lieu commun de la littérature missionnaire, frappe l’imaginaire jésuite au début de la mission canadienne. En effet, peu après son arrivée, Paul Lejeune se représente avec horreur les tortures pratiquées par des « femmes enragées » aux dépens des captifs iroquois, d’après les dires de témoins oculaires 33 . Quand le même jésuite réprimande quelques années plus tard les tortionnaires pour leur cruauté envers un captif, certaines femmes s’obstinent à defendre ce rituel de guerre, tandis que leurs compagnons s’inclinent, pour la plupart, sans mot dire devant les remontrances : Les hommes ne me repartirent rien, baissans la teste tout honteux et confus. Quelques femmes nous dirent que les Hiroquois faisoient encore pis à leurs peres, à leurs maris et à leurs enfans, me demandant si j’aimois une si meschante Nation : je leur repars que je ne l’aimois pas, mais qu’ils pouvoient tuer ce miserable sans le traitter avec cette fureur 34 . Par-delà un entêtement souligné en maintes occasions, le portrait des femmes esquissé dans les relations des Jésuites est souvent associé au vice. La figure de la tentatrice n’est pas étrangère à ce tableau. Barthélemy Vimont rapporte qu’une débauchée cherche à corrompre un chrétien, lui enjoignant d’étouffer sa conscience par de perfides paroles : « Mais que crains tu dedans ces bois ? […] personne ne nous void 35 ». Dans ce dernier cas, à la suite des protestations du « bon fidele », le relateur se charge de discréditer tout à fait celle qu’il qualifie d’« impudente personne 36 ». Les Jésuites mèneront une lutte sans merci contre la plupart des coutumes locales, en particulier quand 32 Paul Ragueneau, RPH-1645-1646, p. 58. 33 Paul Lejeune, Brieve relation du voyage de la Nouvelle France faict au mois d’avril 1632., dans Relations des Jésuites, Montréal, Éditions du Jour, 1972, t. I, p. 10. 34 RJ-1636, p. 66. 35 Barthélemy Vimont, Relation de ce qui s’est passé en la Nouvelle France en l’année 1642., [désormais RJ-1642], dans Relations des Jésuites, Montréal, Éditions du Jour, 1972, t. III, p. 65. 36 Id. Marie-Christine Pioffet PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0015 228 elles se rapportent au traitement des prisonniers et des malades. Même les gestes les plus anodins en apparence font l’objet de leurs remontrances. Les religieux reprochent notamment leur « vanité » à celles qui veulent se glorifier des scalps obtenus par leur mari à la guerre, au plus grand étonnement des principales intéressées 37 . Au nombre des désordres décriés, la consommation d’alcool soulèvera encore les foudres des missionnaires. Lejeune ne cache pas en effet son extrême répugnance devant les femmes en état d’ivresse qui « crient comme des enragées 38 ». À l’instar du comportement de leurs partenaires masculins, la conduite des femmes autochtones est souvent perçue comme erratique et déréglée. Lors de l’Honnonovaroria ou la fête des Songes, elles se déchaînent au même titre que les hommes. L’une d’entre elles, au milieu de ces transports, prit même une arquebuse, « disant qu’elle s’en alloit à la guerre contre la Nation du Chat, qu’elle les combattroit 39 ». François Lemercier, en mission chez les Iroquois, conclut même que « [l]es femmes infideles, par une inclination qui est comme naturelle à ce sexe, sont les plus Religieuses à observer leurs songes, et à suivre les ordres de cette Idole 40 ». Brébeuf, pourtant rompu à l’art de la controverse, admet que les Huronnes et leurs enfants « causoient beaucoup de trouble 41 » parce que plus dépendantes de leurs « vieilles coustumes 42 ». En vérité, les religieux portraiturent les femmes comme très crédules et impressionnables. Soumise à l’ascendant du sorcier Carigonan, l’une des Montagnaises qui accompagnent Lejeune lors de sa mission volante en 1634 regagne sa cabane en criant qu’elle avait aperçu le Manitou ; il n’en fallut pas plus pour plonger tout le clan en alarme 43 . Et le visiteur eut beau déployer toute sa science pour détromper ses hôtes, rien n’y fit. En tant que gardiennes des traditions locales et de leurs croyances, les Amérindiennes se cabrent à l’occasion contre les préceptes du christianisme même quand ils pourraient les avantager. Si surprenant que cela puisse paraître, plusieurs appréhendent d’un fort mauvais œil l’abolition de la polygamie, réclamée par les ouvriers de l’Évangile, de peur de se retrouver sans ressources à la mort de leur époux : Depuis que j’ay presché parmy eux, qu’un homme ne devoit tenir qu’une femme, je n’ay pas esté bien venu des femmes, lesquelles estant en plus grand 37 RJ-1636, p. 65. 38 RJ-1633, p. 10. 39 RJ-1655-1656, p. 27. 40 RJ-1669-1670, p. 73. 41 Jean de Brébeuf, Relation de ce qui s’est passé dans le pays des Hurons en l’année 1636, dans Relations des Jésuites, Montréal, Éditions du Jour, 1972, t. II, p. 79. 42 Id. 43 RJ-1634, p. 61. Entre docilité apparente et rébellion ouverte PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0015 229 nombre que les hommes, si un homme n’en pouvoit espouser qu’une, les autres sont pour souffrir ; c’est pourquoy cette doctrine n’est pas conforme à leur affection 44 . À cette crainte pour leur subsistance s’ajoute celle de voir la mortalité s’installer dans leur communauté. Le baptême envisagé comme un agent mortifère nourrit parfois chez elles une farouche résistance. Ainsi, une vieille iroquoise, « fort attachée à ses superstitions » « querelle rudement » de jeunes chrétiennes, « leur disant entr’autres que le Baptesme n’étoit inventé que pour causer la mort, et qu’elles devoient bien s’attendre à mourir bentôt [sic] 45 ». Outre la peur, il faut ranger l’amour parental au nombre des obstacles à l’évangélisation des Autochtones relevés par les relateurs. Les sentiments qui attachent les mères à leurs enfants justifient leur refus de les confier à autrui. Paul Lejeune s’étonne de la force de cet attachement qu’il condamne à demimot : « Les Sauvages ayment uniquement leurs enfans ; ils ressemblent au Singe, ils les étouffent pour les embrasser trop étroitement 46 ». Les femmes en particulier craignent au plus haut point de se voir séparer de leur progéniture à laquelle elles paraissent souvent plus attachées que leurs conjoints. Dans leur projet éducatif, les Jésuites se heurtent maintes fois à leur opposition. Jacques Buteux, voulant obtenir la garde d’un jeune garçon de dix ans, se voit répondre par la mère de celui-ci : « Je n’ay garde, fit-elle, de te le donner, je l’ayme comme mon cœur 47 ». Paul Lejeune raconte l’année suivante comment les femmes ont tenté de faire avorter le projet de séminaire : « Mais quand il fut question de separer les enfans de leur mere, la tendresse extraordinaire que les femmes Sauvages ont pour leurs enfans arresta tout, et pensa estouffer notre dessein en sa naissance 48 ». Qui plus est, l’hostilité des femmes aux sacrements découle parfois de la conduite des ancêtres qu’il faut imiter. François Lemercier rapporte, qu’alors supérieur de la mission de St-Joseph, il se voyait souvent fermer la bouche durant ses visites. Parmi les irréductibles avec qui il a maille à partir, une mère huronne anéantit ses efforts de rallier à la foi son fils en déclarant « nettement que ni l’enfant, ni personne ne serait baptisé, puisque Akhioca [un de ses parents] ne l’avoit point esté 49 ». 44 RJ-1637, p. 81. 45 RJ-1669-1670, p. 82. 46 Paul Lejeune, Relation de ce qui s’est passé en la Nouvelle France en l’annee 1639., dans Relations des Jésuites, Montréal, Éditions du Jour, 1972, t. II, p. 18. 47 RJ-1636, p. 9. 48 RJ-1637, p. 55. 49 François Lemercier, Relation de ce qui s’est passé en la mission de la Compagnie de Jesus, au pays des Hurons, en l’annee 1637, dans Relations des Jésuites, Montréal, Éditions du Jour, 1972, t. II, p. 127. Marie-Christine Pioffet PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0015 230 L’antagonisme des Amérindiennes peut prendre des allures plus polémiques, voire ouvertement violentes. François Lemercier raconte qu’une Huronne, s’opposant au baptême de son fils, prit dans un excès de « fiévre chaude » « un tison ardent, et se tournant vers le Pere [Pierre Pijart], fit mine de lui vouloir jeter, luy criant qu’il s’en allast 50 ». Non moins réfractaire, une petite fille parvient à faire changer d’avis un malade qui réclamait le baptême, puis, dans un élan de colère, jette par terre le sceau contenant l’eau bénite 51 . Pour vaincre la résistance des Amérindiennes, les Jésuites ne craignent pas de « passe[r] de la douceur aux menaces », comme le confie Paul Lejeune qui constate cependant que « ny l’huile ny le vinaigre n’estoient pas assez puissans, pour guerir une si grande maladie comme est l’opiniastreté 52 ». Quand elle survient, la victoire du missionnaire est parfois provisoire. Celles que les religieux pensent avoir attrapées dans les filets de l’Évangile risquent de glisser, après les faveurs obtenues, dans les mailles de l’apostasie. Ainsi advient-il d’une femme souffrante que Jean de Quen et Paul Lejeune avaient baptisée après de nombreuses visites 53 . Les semences du christianisme, loin d’avoir unifié les nations autochtones, tissent, d’évidence, un fossé entre néophytes et non-baptisés. De même que les chrétiennes répugnent à s’unir avec des animistes, ceux-ci boudent la présence des premières. Telle adepte de leurs croyances ancestrales refuse systématiquement de cohabiter avec un mari chrétien, menaçant de le chasser s’il n’abandonne la foi. Telle autre détourne son compagnon « de son dessein » de se faire chrétien, craignant la discorde dans son ménage 54 . On le voit, à travers les exemples cités, les dialogues entre Jésuites et Amérindiennes témoignent de vives tensions interreligieuses au sein d’un même clan, où s’entrechoquent parfois des valeurs et des idéologies présentées comme inconciliables. Les pénitentes Parmi celles que les Jésuites envisagent comme des ennemies de la foi, certaines se laisseront peu à peu amadouer par les disciples de Loyola, comme 50 Id. 51 Barthélemy Vimont, Relation de ce qui s’est passé en la Nouvelle France en l’année 1640., dans Relations des Jésuites, Montréal, Éditions du Jour, 1972, t. II, p. 83. 52 RJ-1637, p. 17. 53 Ibid., p. 17-18. 54 Paul Lejeune, Relation de ce qui s’est passé en la Nouvelle France en l’annee 1638., [désormais RJ-1638], dans Relations des Jésuites, Montréal, Éditions du Jour, 1972, t. II, p. 127. Entre docilité apparente et rébellion ouverte PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0015 231 la femme du sorcier que Lejeune parvient à instruire en sourdine : « Au commencement elle me répondit qu’elle n’avoit point veu Dieu, et que je luy fisse voir, autrement qu’elle ne pouvoit croire en luy ; elle avoit tiré ceste réponse de la bouche de son mary. Je luy repartis qu’elle croyoit plusieurs choses qu’elle ne voyoit pas […]. Elle s’adoucit petit à petit, et me tesmoigna qu’elle luy vouloit obeïr 55 ». Si, malgré son ouverture à la doctrine du jésuite, elle meurt sans baptême, d’autres renieront définitivement leurs croyances pour embrasser le christianisme. Les Jésuites, voulant témoigner des progrès de l’évangélisation, n’ont de cesse de célébrer les conversions obtenues auprès des plus grandes pécheresses. C’est le cas de Paul Ragueneau, qui rapporte l’étonnante transfiguration d’une « débauchée » notoire, baptisée sous le prénom de Magdeleine après avoir renoncé à son existence antérieure 56 . Il y a d’autres locutrices qui croient que la liturgie baptismale aura raison de tous leurs travers. Ainsi, une catéchumène à l’« humeur si fascheuse, que personne ne la peut supporter » selon ses dires, compte sur l’intercession du Saint-Esprit pour la corriger : « La Foy me changera, repartit cette pauvre Femme : ils [les pères] apprivoisent bien leurs chiens ; quand ils m’auront bien instruite, ils viendront à bout de moy 57 ». Manifestement heureux de l’humilité de la nouvelle recrue, Barthélemy Vimont conclut que « la grace du Baptesme opere puissamment dans un cœur 58 ». Au-delà des compliments sur la ferveur des catéchumènes et des nouvelles converties, le discours jésuite à l’égard des femmes, pour peu qu’on le scrute, reste teinté de nombreux préjugés. Les Amérindiennes qui entretiennent une relation à la sexualité plus libre que les Européennes passent aux yeux des missionnaires pour impudiques : « En un Païs où les femmes et les filles n’ont rien qui les retiennent, où la pudeur que la nature a donnée pour defense à leur sexe, passe pour un opprobre », il est bien difficile de conserver sa vertu, pense Barthélemy Vimont 59 . Les Jésuites, fidèles à l’héritage manichéen de leur époque, parviennent difficilement à aborder les femmes autochtones sans projeter sur elles l’ombre de la malédiction biblique et de l’emprise satanique. Appelé comme arbitre pour régler un différend conjugal, Paul Ragueneau prend d’emblée le parti du mari qui doit, selon lui, « souffr[ir] [l]e martyre » à cause des soupçons d’une épouse injustement jalouse. Tancée par le jésuite, 55 RJ-1634, p. 69. 56 Relation de ce qui s’est passé en la Nouvelle France és années 1645 et 1646, dans Relations des Jésuites, Montréal, Éditions du Jour, 1972, t. III, p. 66-67. 57 RJ-1642, p. 91. 58 Id. 59 Ibid., p. 85. Marie-Christine Pioffet PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0015 232 celle-ci lui obéit, mais tombe toujours dans les mêmes travers 60 . L’entretien que Paul Lejeune a avec la nommée Ouetata Samakheou, qui trouve refuge aux abords de leur couvent est également éloquent sur les idées préconçues qui entachent la réputation des femmes aux yeux du missionnaire. Tâchant de lui inspirer quelque sentiment de contrition et d’humilité, le jésuite presse la moribonde d’avouer plusieurs fautes qu’elle n’a pas commises : « voulant faire exercer quelque acte de douleur de ses pechez pour la disposer au baptesme, je luy rapportay le nom de plusieurs offenses, la menaçant du feu d’enfer, si ayant commis ces crimes, elle n’estoit lavée des eaux Sacramentales 61 ». Réal Ouellet et Alain Beaulieu, qui commentent également le passage, notent avec justesse la volonté de coercition du jésuite qui cherche à « manier » son interlocutrice à sa guise 62 . La citation peut en effet surprendre en ce que, d’une part, le religieux invite la jeune femme à se confesser avant même qu’elle n’ait reçu le baptême et que, d’autre part, loin de l’écouter comme il se doit, il prend les devants de l’interrogatoire et tente même de l’intimider. Cette tentative connaîtra d’ailleurs quelques succès, comme le prouve la réaction émotive de la moribonde : « ceste pauvre malade épouvantée, commence à nommer tout haut ses offenses, disant : Je n’ay point commis ces pechez que tu dis, mais bien ceux-là : s’accusant de plusieurs choses bien vergongneuses 63 ». Conscient d’avoir quelque peu outrepassé son ministère et de lui infliger une contrainte morale que la malade n’était pas prête à supporter, le religieux s’efforce par la suite de tempérer ses propos : « Je luy dis qu’il suffisoit d’en demander pardon en son cœur sans les nommer, la Confession n’estant point necessaire qu’après le Baptesme 64 ». Mais son adoucissement sera de courte durée. Quelques jours plus tard, la voyant en colère et pleurer, il en vint à regretter de lui avoir administré le sacrement : « En second lieu, luy parlant un jour de la mort, après son baptesme, elle se mit à pleurer, se faschant contre moy de ce que je lui parlois d’une chose si horrible. Cela m’estonna un petit ; j’estois quasi fasché de l’avoir baptisée 65 ». Certes, les larmes et la frayeur n’ont rien 60 Paul Ragueneau, Relation de ce qui s’est passé en la mission des Peres de la Compagnie de Jesus, au pays de la Nouvelle France ès années 1651. et 1652., [désormais RJ-1651- 1652], dans Relations des Jésuites, Montréal, Éditions du Jour, 1972, t. IV, p. 10. 61 Paul Lejeune, Relation de ce qui s’est passé en la Nouvelle France en l’annee 1635., [désormais RJ-1635], dans Relations des Jésuites, Montréal, Éditions du Jour, 1972, t. I, p. 9. 62 Rhétorique et conquête missionnaire : le jésuite Paul Lejeune, Québec, Septentrion, 1993, « Présentation », p. 18. 63 RJ-1635, p. 9. 64 Id. 65 Id. Entre docilité apparente et rébellion ouverte PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0015 233 d’inhabituel chez les femmes en vertu des stéréotypes sexuels que leur prêtent les Jésuites 66 à l’instar de bon nombre de leurs contemporains. Aussi Lejeune en est-il manifestement agacé. Touchée quelques jours plus tard par l’Esprit saint invoqué par les missionnaires, la jeune femme change complètement de disposition, ce dont se félicite le jésuite. Après une série de questions métaphysiques sur la condition des âmes après la mort auxquelles répond le missionnaire d’un ton parfaitement assuré en vertu de sa doctrine, la moribonde conclut son interrogatoire « Nitapoueten, nitapoueten, je croy, je croy, et pour preuve de ma creance, tu ne me verras jamais craindre la mort 67 ». On remarquera au passage l’usage de termes en langue innue qui visent à authentifier la déclaration. Les néophytes font généralement preuve d’un grand zèle dans leur acte de contrition. C’est à qui, parmi les Huronnes nouvellement converties de Québec, s’imposerait la plus lourde pénitence en réparation de ses péchés. Jérôme Lalemant cite en exemple les propos d’une « bonne Huronne » adressés à sa compagne durant la semaine sainte : « Pourquoy ne compatirons-nous pas à nostre bon Sauveur souffrant ? il a esté flagellé si cruellement ! hé bien, flagellons-nous l’une l’autre ; voilà mes espaules prestes, commencez 68 ». Sa compagne, plus docile et appréhensive, lui répond : « Nous n’avons pas permission du Pere 69 ». Dans la suite de la citation, le jésuite se félicite que la « genereuse Huronne », « jugeant que pour se discipliner soy-mesme, il ne falloit pas de permission […], elle se disciplina si rudement, que les marques luy en demeurerent longtemps gravées sur ses epaules 70 ». Ainsi, même à ce sexe sous-estimé en vertu de « la crainte naturelle 71 » qu’on lui prête, rien n’est impossible avec l’aide de Dieu. Les relations des Jésuites, qui visent l’édification des lecteurs, nous fournissent de nombreux exemples de transformations éclatantes. 66 Voir à ce propos Francine Girard-Ducasse, « Les jeux de la nature et le travail de la grâce en Nouvelle-France : la présence des femmes dans les écrits des Jésuites de 1610 à 1660 », op. cit., p. 150. 67 RJ-1635, p. 9. 68 Jérôme Lalemant, Relation de ce qui s’est passé de plus remarquable aux missions des Pères de la Compagnie de Jesus en la Nouvelle France, ès années 1663 et 1664, [désormais RJ-1663-1664], dans Relations des Jésuites, Montréal, Éditions du Jour, 1972, t. V, p. 21. 69 Id. 70 Id. 71 RJ-1635, p. 2. Marie-Christine Pioffet PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0015 234 Des « ame[s] d’élite 72 » C’est en effet grâce à l’action du Saint-Esprit que les nouvelles converties, au dire des relateurs, tiennent bon contre la dérision de leurs proches et résistent aux avances des hommes après leur baptême. L’une d’elles éconduit un de ses compatriotes en ces termes : « pour moy je souffriray plus volontiers la mort, que de commettre le peché dont tu me sollicites 73 ». Les Jésuites se glorifient encore d’autres métamorphoses plus évidentes qu’ils attribuent à l’intercession du Tout-Puissant. À les en croire, des captives, comme Marie Lamkete8ch, armées de leur seul courage et de leur foi, parviennent à couper leurs liens, à fuir les Iroquois 74 , voire à envisager sereinement la mort comme des guerriers. Les relations des Jésuites abondent en ces pseudo-miracles, qui prouvent que la foi anéantit toutes les appréhensions et transforme ces créatures réputées faibles en « femmes fortes 75 ». Que dire encore de toutes ces néophytes qui aspirent au martyre ? Sans surprise, on ne compte plus dans ces écrits à saveur hagiographique les déclarations des nouvelles converties résignées à mourir pour leur foi 76 . Parmi ces chrétiennes exemplaires prêtes au sacrifice ultime, Marie Tsiaoüentes fait face à la menace des hérétiques en disant « que quand on devroit luy couper les bras et les jambes, on luy arracheroit plustost la vie, que la foy 77 ». Ses compagnes affichent la même résolution « avec une generosité égale à celle des martyrs », selon les mots de François Lemercier 78 . Mais, pour certaines, il s’agit bien plus que de paroles de défi. Au nombre de ces « Martyr[e]s » assumées, une Huronne prénommée Dorothée, immolée par les Iroquois, parvient à prononcer un discours articulé sous les tourments, voire à consoler une petite captive de huit ans : « Ma fille, ne pleure pas ny ma mort, ny la tienne ; nous irons aujourd’huy de compagnie au Ciel 79 ». Les autres suppli- 72 RJ-1663-1664, p. 5. 73 Barthélemy Vimont, Relation de ce qui s’est passé en la Nouvelle France ès années 1643 et 1644, dans Relations des Jésuites, Montréal, Éditions du Jour, 1972, t. III, p. 80. 74 Voir RJ-1636, p. 66 et Jérôme Lalemant, Relation de ce qui s’est passé de plus remarquable és missions des Pères de la Compagnie de Jesus, en la Nouvelle France, en l’année 1647, [désormais RJ-1647], dans Relations des Jésuites, t. IV, p. 13. 75 Paul Ragueneau, Relation de ce qui s’est passé de plus remarquable aux missions des Pères de la Compagnie de Jesus, en la Nouvelle France, ès années 1657 et 1658, [désormais RJ-1657-1658], dans Relations des Jésuites, Montréal, Éditions du Jour, 1972, t. V, p. 5. 76 Id. 77 RJ-1669-1670, p. 34. 78 RJ-1657-1658, p. 5. 79 Id. Entre docilité apparente et rébellion ouverte PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0015 235 ciées, non moins courageuses, « s’écrioient au milieu des flammes, qu’elles mouroient Chrestiennes, et qu’elles s’estimoient heureuses que Dieu les vist dans leurs tourmens 80 ». À la lumière de ces quelques exemples, on ne peut que souscrire au jugement d’Allan Greer quand il affirme, à propos du discours de nature hagiographique en Nouvelle-France, que le modèle de sainteté conjugué au féminin comporte des variations par rapport à celui qui règne dans la France métropolitaine 81 . Mais il y a plus que la consécration du courage des « sauvagesses » virilisées. L’éloge des oratrices citées se traduit par leurs connaissances théologiques et leur capacité à prêcher la bonne nouvelle : « [L]es femmes ne cedent point aux hommes en cét office », conclut Jérôme Lalemant 82 . Elles rivalisent à qui mieux mieux pour véhiculer la doctrine qu’on leur a enseignée auprès de leurs compatriotes. Certaines d’entre elles font d’ailleurs figure de véritables théologiennes. À propos d’une fervente néophyte qui tient tête à un « Charlatan », Jérôme Lalement conclut sans crainte d’hyperbole : « Cette femme fait plus de fruit parmy ces pauvres peuples que ne feroient dix grands Docteurs 83 ». Semblablement, Paul Ragueneau vante les connaissances théologiques d’une chrétienne nommée Angélique : « [J]amais je n’ay veu aucun Sauvage qui sceust si bien les mysteres de nostre foy ; le sainct Esprit est un grand Maistre. Spiritus ubi vult, spirat 84 . O quelle confusion pour moy de voir comme ces pauvres Barbares, sans Prestre, sans Messe, ny autre secours, se maintiennent dans une telle pureté et ferveur 85 ». Autre fait étonnant : alors que les Françaises de l’époque ne s’adressent guère en public dans les églises, on voit les nouvelles converties prêcher sans complexe la bonne nouvelle aux infidèles dans des assemblées 86 . 80 Id. 81 « Among the saints of New France, this basic sexual division of labor persisted, with the males pursuing more active roles and making their voices heard in the historical record, while the females were celebrated as virginal “treasures”. However colonial hagiograhy did display some colonial variations on the metropolitan model where gender difference is concerned » (« Colonial Saints, Gender, Race, and Hagiography in New France », The William and Mary Quarterly, vol. 57, n o 2 (avril 2000), p. 328). 82 Jérôme Lalemant, Relation de ce qui s’est passé de plus remarquable és missions des peres de la Compagnie de Jesus, en la Nouvelle France en l’année 1648., dans Relations des Jésuites, Montréal, Éditions du Jour, 1972, t. IV, p. 33. 83 Ibid., p. 35. 84 « L’esprit souffle où il veut » (Jean, 3, 8). 85 Paul Ragueneau, Relation de ce qui s’est passé de plus remarquable és missions des Pères de la Compagnie de Jesus, en la Nouvelle France, ès années 1650 et 1651, dans Relations des Jésuites, Montréal, Éditions du Jour, 1972, t. IV, p. 24. 86 RJ-1644-1645, p. 47. Marie-Christine Pioffet PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0015 236 Venons-en maintenant à l’éloge de la parole des femmes autochtones, qui, à y regarder de près, s’avère paradoxal. En cela, on remarque une nette différence avec celui des hommes autochtones dont les robes noires ne cessent de louer les talents oratoires exceptionnels. Le discours des femmes n’est au contraire pas évalué en termes de performance rhétorique, mais en termes de ferveur religieuse et de vertu morale. Pour tout éloge du savoir-dire féminin, les Jésuites se contentent de souligner leur éloquence naturelle et leur sincérité. En témoigne la conclusion de Barthélemy Vimont au sujet de la prière rapportée d’une fillette de douze ans : « Voyla toute sa Rhetorique, qui vaut mieux que celle de Ciceron 87 ». Au nombre des compliments les plus fréquents qui servent à qualifier les oratrices autochtones figurent bien sûr l’innocence, l’humilité et la naïveté, attributs qui émaillent de façon répétitive la glose des missionnaires 88 . Ces qualificatifs semblent tout naturels dans un contexte où les pères jésuites n’ont de cesse d’infantiliser les Autochtones. Jacques Buteux se flatte lui-même de nourrir et d’« appât[er] » une paralytique attikamekw « comme un enfant 89 ». La comparaison n’est peut-être pas anodine selon moi : elle démasque la volonté d’assujettir l’Autre, qu’il soit homme ou femme. On se rappellera également que Paul Lejeune, évoquant une erreur contenue dans la relation de 1637 due à une méprise de son imprimeur, écrit cette phrase étonnante : « [O]n fait dire à un enfant ce qu’on veut, quand son pere est absent 90 ». Peut-on en conclure que le relateur comme ses confrères mettent dans la bouche des femmes ce qu’ils veulent ? La question dépasse bien sûr mes compétences. Quoi qu’il en soit, je ne crois guère me tromper en affirmant que la communication idéale aux yeux du jésuite, ancien professeur de collège, est celle qui existe entre le maître et l’élève. Avec ses pupilles autochtones, Paul Lejeune tente manifestement de retrouver l’ascendant dont il jouissait auprès de ses élèves, souhaitant façonner l’esprit de ses ouailles à son gré. Est-elle prononcée par des « Escoliere[s] 91 » modèles, maîtrisant parfaitement le fruit de leur leçon, la parole des Amérindiennes renvoie, par un effet pygmalion, une image flatteuse de ceux qui les ont instruites. Le calcul derrière l’insertion de ces multiples actes de contrition et de zèle religieux paraît évident. On ne se surprendra donc pas si, dans un tel contexte, certaines ferventes catéchumènes font l’apologie des missionnaires et affichent, dans leur profession de foi, une soumission totale à ceux qu’elles envisagent comme leurs pères spirituels : « Nous sommes tous resolus de leur obeïr, et 87 Ibid., p. 29. 88 Voir notamment RJ-1667-1668, p. 8. 89 RJ-1637, p. 17. 90 RJ-1638, p. 32. 91 RJ-1667-1668, p. 26. Entre docilité apparente et rébellion ouverte PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0015 237 de croire tout ce qu’ils nous diront parce qu’ils ne diront rien qui ne soit pour le salut de nos ames ; et que nous voulons estre bienheureux avec eux dans le Ciel », proclamation qui ne manque pas de flatter les relateurs 92 . Placés aux antipodes de ces missionnaires dévoués, les pasteurs hollandais font figure de piètres prédicateurs, préoccupés uniquement par l’appât du gain 93 . Lorsque ceux-ci évoquent leur zèle auprès de quelques Iroquoises, « la plus fervente 94 » du groupe prénommée Marie, leur rétorque : « Vous […] ne nous avez jamais enseigné qu’à mal faire […] Vous enfin que le seul interest attire en ce païs, et non le zele de la Foy » ; « vous ne vous confessez pas ; et c’est neantmoins le seul remede qui efface les pechez 95 ». On ne saurait mieux faire le procès du protestantisme que par ces propos, qui paraissent insufflés par les Jésuites eux-mêmes. Cependant, faut-il considérer comme véridiques toutes les déclarations de ces zélées néophytes insérées dans les relations des Jésuites ? En effet, la question mérite d’être soulevée tant certains discours rapportés au style direct reproduisent de manière quasi mimétique les leçons et les mystères enseignés par les ouvriers de l’Évangile. En outre, comment les relateurs pouvaient en effet reproduire fidèlement des scènes auxquelles ils n’avaient pas assisté la plupart du temps ? Qu’on pense seulement à cette réaction d’une femme qui, par maladresse, fit tomber un tison ardent sur elle : « A mesme temps que son corps sentit la douleur, son cœur fut saisi d’un mouvement de colere : […] ce mouvement vint jusques sur le bout des levres pour sortir avec éclat ; mais cette pensée (n’es-tu pas Chrestienne ? ) se jettant à la traverse, l’arresta tout court, et fit rentrer sa colere sans que jamais elle dist un seul mot. Ce sont ces violences qui ravissent le Ciel 96 ». Ici, le jésuite couche sur papier les pensées présumées de la victime. Celle-ci les eût-elle révélées au narrateur après coup, la précision du détail ne peut que paraître suspecte. Conscient de déborder les limites de leurs connaissances, les Jésuites anticipent d’ailleurs plus d’une fois le scepticisme des lecteurs, réaction que François Lemercier tente notamment de dissiper au sujet des révélations mystiques d’une fille de 14 ans : « Peut estre aura-t-on peine à croire que des Sauvages puissent arriver en si peu de temps à un si haut degré de perfection. Voicy neantmoins ce que la grace a operé en ce cœur innocent 97 ». *** 92 RJ-1669-1670, p. 33-34. 93 Id. 94 Ibid., p. 33. 95 Ibid., p. 33-34. 96 RJ-1651-1652, p. 6. 97 RJ-1667-1668, p. 26-27. Marie-Christine Pioffet PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0015 238 Que conclure de ce parcours argumentatif ? Les fragments cités révèlent que le discours rapporté des locutrices autochtones ne jouit que d’une autonomie toute relative par rapport au récit enchâssant du narrateur qui le loue ou le désavoue selon qu’il valorise ou contrarie son projet missionnaire. Présentés comme les dépositaires de la vérité, du sens du monde et de l’absolu, les Jésuites ont le dernier mot dans les dialogues, souvent limités à une seule réplique entendue ou rapportée de seconde main. Aussi faut-il remarquer avec Marie-Christine Gomez-Géraud que la prise en charge du discours des Autochtones par le « je narrant […] de l’institution jésuite […] n’est pas dépouvue d’implication 98 ». À l’exception des marques de contestation retranscrites pour montrer l’aveuglement d’un peuple aux yeux des disciples d’Ignace de Loyola, la parole indigène ne sert d’ordinaire aux missionnaires que de faire-valoir. Les extraits dialogiques, loin de reproduire le fil de conversations authentiques, sont sélectionnés par le narrateur, qui les introduit par une amorce métadiscursive qualifiant d’emblée la réplique et la situant par rapport au projet évangélique 99 . De surcroît, le missionnaire prend souvent la peine d’inclure des xénismes autochtones qui opèrent, comme ce que Roland Barthes appelle des « effets de réel », pour « authentifier ce qu’il raconte 100 ». À défaut d’être fabriqués de toutes pièces, les entretiens sont largement recomposés. Leur valeur d’exemple confère souvent aux professions de foi et aux prières une dimension quasi intemporelle. Celles-ci se dessinent comme des pièces d’anthologie parmi de nombreux actes de dévotion. À l’inverse des discours contestataires ou antagonistes, qui semblent bien ancrés dans un contexte spatio-temporel précis, la plupart des manifestations de piété insérées dans les Relations revêtent un aspect itératif ou sériel, « dont le résultat ultime est un dialogue exemplaire, renvoyant à une série de dialogues-clones implicites », pour reprendre l’image de Gillian Lane-Mercier 101 . Contrairement à certains locuteurs autochtones comme les chefs Grangula, dit « La Grande Gueule », Kondiaronk, surnommé Le Rat, ou même le sorcier Carigonan, pour n’en citer que quelques-uns, les interlocutrices 98 Art. cité, p. 246. 99 Voir par exemple : « Je coucheray en passant une gentille response que fit sa femme » (Jérôme Lalemant, Relation de ce qui s’est passé de plus remarquable ès missions des peres de la Compagnie de Jesus, en la Nouvelle France ès années 1645 et 1646, dans Relations des Jésuites, Montréal, Éditions du Jour, 1972, t. III, p. 39). 100 Voir à ce propos Réal Ouellet, La relation de voyage en Amérique ( XVI e - XVIII e siècles). Au carrefour des genres, Québec, Presses de l’Université Laval, « Les collections de la République des Lettres », 2010, p. 96. 101 La parole romanesque, Ottawa/ Paris, Presses de l’Université d’Ottawa/ Klincksieck, coll. « Semiosis », 1989, p. 221. Entre docilité apparente et rébellion ouverte PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0015 239 amérindiennes, dénuées de toute épaisseur psychologique, émergent d’ordinaire de ce magma textuel comme des figurantes dont la parole a simple valeur testimoniale ou documentaire. Elles se dessinent comme des types plutôt que comme des individus à part entière. Outre les ferventes néophytes, dont on mentionne le nom de baptême et plus rarement celui de leur naissance pour témoigner de la véracité de leur conversion, les locutrices et actrices autochtones restent le plus souvent anonymes. Ainsi, la femme du sorcier, la compagne de Mestigoit, les mères exclusives et réfractaires à confier leurs enfants aux religieux demeurent assez effacées. Contrairement à la gestuelle des hommes, si souvent mise en relief de manière théâtrale, celle des nouvelles converties est complètement occultée. Certaines expressions telles « ame d’élite 102 », ou « Ange de Paradis 103 » utilisées par le narrateur pour caractériser des oratrices témoignent de leur incorporéité. Je ne crois pas exagérer en disant que les Jésuites, myopes sur tout ce qui touche au corps féminin autochtone, s’intéressent davantage à l’esprit qu’à la personne des femmes indigènes. Le plus souvent dépouillées symboliquement de leur enveloppe charnelle, seules leurs voix résonnent à travers les mailles du discours jésuite afin de rendre l’énoncé narratif plus véridique. En tant que porteur d’une double altérité, soit sexuelle et culturelle, le discours féminin, quand il est particularisé, suscite une double méfiance. Alors que les Jésuites sont prêts à gommer la première altérité, faisant leur le verset de saint Paul (« Dans le Christ, il n’y a ni homme ni femme 104 »), ils résistent à envisager les femmes infidèles comme des alter ego. Pour revenir à notre question de départ sur la misogynie jésuite dans les Relations, la réponse mérite une certaine prudence, car si les religieux auront des discussions animées avec certaines Amérindiennes, si certains rituels auxquels elles s’adonnent leur inspirent une franche aversion, s’ils font preuve de condescendance à leur endroit, on ne saurait, je pense, parler d’une haine collective pour les femmes. À preuve, les renégats, les sorciers, les profanateurs et tous ceux que les Jésuites décrient comme les « ennemis de la Foi 105 », incapables de repentir, font l’objet d’une hostilité bien plus virulente. En définitive, la parole des néophytes amérindiennes que le texte exhibe par une glose valorisante paraît d’ordinaire désincarnée. Seules les rebelles, les adversaires des missionnaires prennent corps à travers les mailles du récit par leur gestuelle ou leurs cris et s’avèrent du même coup plus authentiques. Quoique 102 RJ-1663-1664, p. 5. 103 RJ-1636, p. 14. 104 Saint-Paul, Épître aux Colossiens, 3, 11. 105 Jérôme Lalemant, Relation de ce qui s’est passé de plus remarquable aux missions des Pères de la Compagnie de Jesus, en la Nouvelle France, ès années 1659 et 1660, dans Relations des Jésuites, Montréal, Éditions du Jour, 1972, t. V, p. 26 et 28. Marie-Christine Pioffet PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0015 240 les oratrices autochtones soient souvent intimidées ou ridiculisées par le narrateur, leurs actes de parole s’imposent comme un objet d’étude incontournable pour mesurer les heurts que suscite la présence missionnaire et établir les premiers jalons qui mèneraient à une histoire des rapports francoautochtones décolonisée. PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0016 Regards du XVII e siècle et d’aujourd’hui : les Mandéens vus par Jean-Baptiste Tavernier et le P. Ignace de Jésus, avec des apports d’anthropologues contemporains F RANCIS A SSAF T HE U NIVERSITY OF G EORGIA Au XVII e siècle, deux Français, le marchand et voyageur huguenot Jean- Baptiste Tavernier (Paris 1605-Smolensk 1689 - Six voyages, etc. Paris, 1676) et le carme déchaux Ignace de Jésus (Relation des Chrestiens de S. Jean du p. Ignace de Jésus, publié en 1672 par André Cramoisy), vicaire de la maison de sainte Marie des Remèdes 1 rencontrent à Bassorah 2 , alors « partagée » entre les influences de l’empire ottoman et du royaume de Perse, les Mandéens (ou « Chrestiens de S. Jean »). C’est au cours de son quatrième voyage que Tavernier découvre les Mandéens (de l’araméen « manda », connaissance) 3 . Donnons-lui la parole : 1 Inspirée ou dépendante de l’église du même nom à Lamego (Portugal). 2 Sur le Shatt el-Arab, embouchure commune du Tigre et de l’Euphrate ; la ville est le port irakien le plus important aujourd’hui. 3 Ignace de Jésus donne - incorrectement - Mandéens comme « disciples de st. Jean ». Portrait de Jean-Baptiste Tavernier Domaine public Francis Assaf PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0016 242 Les Chrestiens de saint Jean sont en grand nombre à Balsara & dans les villes circonvoisines, & il y a des choses assez particulieres dans leur Religion pour m’obliger à en apprendre au Lecteur les principales maximes 4 . Fréquent voyageur commercial en Orient, il entreprend dans son quatrième périple, commencé en 1651 (ses observations datent de 1652 - Livre II, chapitre VIII), sur plusieurs pages, la description de ces « Chrestiens de saint Jean ». Leur langue est un dialecte araméen, à la fois très proche de l’araméen babylonien et très éloigné de celui de Palestine. Réfugiés depuis des temps lointains de cette région, ils se sont établis dans le sud de la Mésopotamie et le sud-ouest de la Perse. Ils pratiquent un monothéisme bien différent du christianisme, mais qui en intègre certains aspects, les déformant cependant jusqu’à les rendre méconnaissables. Secte gnostique manichéiste 5 , ses adeptes considèrent Jean le Baptiste (qu’ils appellent Yahy- Yohanna) comme leur prophète, refusant à Jésus cette appellation (quoi qu‘en disent Tavernier et le p. Ignace). Selon Ignace, ils prétendent que Yahy- est enterré près de la ville de Shushtar (dans la province du Khouzestan, à la frontière de l’Irak d’aujourd’hui) et que de sa tombe sort un fleuve qu’ils nomment le Jourdain. Ouvrons ici une brève parenthèse : qu’est-ce que le gnosticisme ? C’est un système de pensée théosophique 6 - ou plutôt une pluralité de systèmes - fondés sur la notion de connaissance mystique et intuitive (en grec γν σι ) - qui n’est pas la foi - à l’opposé de la connaissance rationnelle ( πιστ μ ). Il atteint son plein développement durant les II e et III e siècles de notre ère. La notion gnostique fondamentale est que le monde matériel a été créé par un dieu (ou un esprit) inférieur et mauvais, nommé le Démiurge, alors que le dieu supérieur est un être transcendant et parfait, lié uniquement à l’homme par 4 P. 222. 5 En tant que religion, le manichéisme, fondé par le Persan Mani, conçoit le monde comme régi par deux principes fondamentaux : le Bien et le Mal. Du point de vue épistémologique, c’est la conception du Bien et du Mal comme deux forces égales et antagonistes (Le Robert en ligne). 6 La théosophie concerne la connaissance des mystères cachés de la divinité et, par extension, celle de l'univers dans ses rapports avec Dieu et avec les hommes. Elle est souvent fortement imprégnée d’ésotérisme. Les codex de Nag’ Hammadi Regards du XVII e siècle et d’aujourd’hui PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0016 243 la connaissance qu’il lui a donnée. Pendant des siècles le gnosticisme était relativement mal connu, jusqu’en décembre 1945 lorsqu’un nombre important de textes gnostiques traduits en copte du grec ont été découverts dans la ville de Nag’ Hammadi, en Haute-Égypte 7 . La « bibliothèque de Nag’ Hammadi » est de grande importance pour comprendre le gnosticisme (et les premières versions des Évangiles). Comme je l’ai dit plus haut, Tavernier et Ignace de Jésus appellent tous deux les Mandéens « Chrestiens de saint Jean », mais cette appellation ne paraît vraisemblable qu’à cause de la pratique du baptême, même si elle diffère radicalement de celle des chrétiens. Ignace leur attribue une descendance des « premiers chrétiens baptisés par St. Jean dans le Jourdain 8 », déclarant aussi que « dans les langues orientales, baptizer signifie faire Chrestien 9 ». Notons qu’il se montre meilleur historien que Tavernier, qui ne s’interroge que très peu sur leurs origines. Ignace donne plus de détails sur l’histoire des Mandéens, de leur exil et de leur établissement aux confins de la Perse et de l’empire Ottoman. Il mentionne en effet qu’ils avaient obtenu de Mahomet le statut de « gens du Livre » en lui montrant leur livre sacré le « Ginza Rabba », ou « Grand Trésor », mais que ce statut ne leur avait servi de rien sous les successeurs de Mahomet 10 , qui les persécutèrent sans merci. Il n’oublie pas Tamerlan (1336-1405), dont la cruauté ne les épargna pas non plus. La pratique la plus notable des Mandéens - mais non la seule - est justement ce baptême multiple par immersion, dans l’eau courante uniquement. Si Tavernier manifeste une certaine sympathie pour leur sort sous domination musulmane, dans l’empire ottoman ou au royaume de Perse, leurs doctrines, par contre, font l’objet d’une critique assez sévère de sa part : 7 À 80 km au nord-ouest de Louxor. 40 000 hab. env. 8 P. 1. 9 Pour qui a de nos jours une connaissance même superficielle du Nouveau Testament, l’idée que St. Jean-Baptiste a institué les premiers chrétiens est absurde. Jésus serait donc chrétien, puisque baptisé par St. Jean dans le Jourdain, alors que c’est lui qui a institué cette religion en faisant de Simon-Pierre son vicaire spirituel et temporel. « Tu es Pierre et sur cette Pierre je bâtirai mon Église » (Matthieu 16, 13-23, La Bible de Jérusalem). À noter que dans ce passage lorsque Jésus leur demande qui est le Fils de l’Homme, les disciples répondent que quelques-uns pensent que c’est Jean-Baptiste, d’autres Élie, etc. (v. 14). Donc l’idée que Jean-Baptiste était le Fils de l’Homme était répandue au moins parmi certains en Palestine. 10 Abou Bakr el Saddiq (573-634); Omar Ibn el Khattab (584-644). Francis Assaf PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0016 244 Quant à leur creance, elle est remplie de quantité de fables & d’erreurs grossieres.[…] Quand on leur dit que la forme de leur baptesme n’est pas suffisante, parce que les trois personnes divines n’ont pas esté nommées, ils se defendent fort mal & n’apportent aucune bonne raison. Aussi n’ont-ils point connoissance du mystere de la sainte Trinité, & ils tiennent avec les Mahometans que Jesus Christ est l’esprit & la parole du Pere eternel. L’aveuglement de ces pauvres gens est tel, que de croire que l’Ange Gabriel est le fils de Dieu engendré de lumiere, sans vouloir admettre la generation de Jesus Christ entant que Dieu. Ils avoüent bien qu’il s’est fait homme pour nous delivrer de la coulpe encouruë par le peché ; qu’il a esté conçu dans le ventre de la sainte Vierge sans operation d’homme ; mais que ce fut par le moyen de l’eau d’une certaine fontaine dont elle but. Ils croyent qu’il fut crucifié par les Juifs, & qu’il ressuscita le troisiéme jour, & que son ame montant au ciel son corps qui estoit en terre resta ici bas. Mais ils corrompent toute cette creance comme les Mahometans, & disent que Jesus Christ disparut quand ils voulurent le prendre pour le crucifier, & qu’il mit en sa place son ombre sur laquelle ils crûrent exercer leur cruauté 11 . On peut constater ici que Tavernier a pris soin, pour mieux les critiquer, de s’informer en détail sur la cosmologie et la théologie des Mandéens (même s’il commet des erreurs) ; il se montre fin observateur, soulignant leur statut de minorité persécutée ; ces persécutions durent au moment où il les découvre (et encore aujourd’hui, dans la sphère arabo-persane). « [C]eux qui luy [Mahomet] succederent resolurent d’abolir cette nation, & pour cet effet ruinerent leurs Eglises, brûlerent leurs livres, & exercerent sur eux les dernieres cruautez. C’est ce qui les obligea de se retirer dans la Mesopotamie & la Chaldée 12 . » Tavernier et le p. Ignace recensent tous deux quelques-unes des villes de la Mésopotamie et de la Perse dans lesquelles se sont réfugiés les Mandéens. En voici une liste (Les orthographes varient de l’un à l’autre) : 11 P. 223-224. 12 P. 222-223. Regards du XVII e siècle et d’aujourd’hui PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0016 245 Tavernier Ignace de Jésus Aueza Aueza Balsara Bassora Bitoum Despul Dorel Durech Endcam Minao Gumar Gabon Masquel Gezaer Rumez Rumez Souter (Shushtar) Sciuster (Shushtar) Zech Zechie On peut se rendre compte que l’un et l’autre ont dû se renseigner auprès de responsables mandéens au courant des événements historiques qui ont abouti au déplacement de leurs coreligionnaires. Sans employer le terme abusivement, on peut dire que le travail qu’ont fait Tavernier et Ignace constitue une authentique enquête d’anthropologie, si primitive soit-elle. À la lecture du récit de Tavernier, on se rend compte que les persécutions consistent en contraintes, humiliations et brimades, plutôt qu’en tortures et massacres (Ce sont après tout des « gens du Livre »). Il note, par exemple, que les musulmans leur interdisent (plutôt sévèrement) le vin, essentiel pour leurs cérémonies. Alors les Mandéens se servent de raisins secs réhydratés pour en faire et ainsi pouvoir accomplir leurs rites (Tavernier 156), ce que mentionne aussi Ignace de Jésus 13 . Outre leurs croyances, Tavernier décrit par le menu leurs activités liturgiques, à commencer par le baptême de l’enfant. Il cite ainsi les paroles de l’évêque : « Beesmlem brad er-Rabi, Kaddmin, Akreri, Menhal gennet Alli Kouli Kralek, c’est à dire : Au nom du Seigneur premier & dernier du monde & du paradis, le plus haut Createur de toutes choses. » Ces mots révèlent que l’officiant fait référence au créateur transcendant et parfait du « monde de lumière » et non pas au Démiurge. Après des prières lues dans le Ginza Rabba, l’enfant 13 P. 2. Francis Assaf PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0016 246 est baptisé par immersion et l’assistance se dirige vers la maison du père où l’attend un festin. Il ne manque pas non plus d’examiner les pratiques sacramentelles des Mandéens, parmi lesquelles il compte, outre le baptême, l’Eucharistie, l’Ordre et le mariage, mais sans donner de détails. Comme Tavernier, il souligne l’importance de l’eau courante, « Jourdain céleste », pour le baptême. Il cite les paroles que prononce le prêtre lors du baptême d’un enfant : « Au nom du Seigneur, le premier et le dernier de tous, le plus haut, etc. ». Comme Tavernier encore, il cite la fabrication du vin à partir de raisins secs réhydratés, mais sans toutefois mentionner les restrictions quant au vin que leur imposent les musulmans. Revenant à Tavernier, nous voyons qu’il trouve à redire sur le baptême mandéen, constatant l’absence de référence à la Trinité (supra) et, bien que n’ayant pas lui-même de véritable culture théologique, il déplore l’ignorance de ses interlocuteurs en cette matière 14 . Pour ce qui est de l’Eucharistie des Mandéens, ils fabriquent du pain pétri de farine, d’huile (symbole de la grâce divine) et de vin pour représenter la chair et le sang de Jésus (sans attribuer à celui-ci la divinité), invoquant l’absence d’eau dans la Cène. Ignace décrit la même composition, mais très succinctement. La prêtrise, elle, se fait par filiation, les prêtres et évêques pouvant se marier. À noter que seuls les prêtres nés d’une femme arrivée vierge au mariage peuvent devenir évêques. Tavernier ne mentionne aucune formation théologique spécialisée, mais note l’importance du jeûne et de la prière dans le processus. Pour ce qui est du mariage, la virginité de l’épouse est essentielle. Seule une vierge peut être mariée par un évêque. Si elle ne l’est pas, un prêtre du degré inférieur doit officier dans la cérémonie. Là encore Tavernier donne beaucoup de détails sur le comportement des participants à la cérémonie 15 , alors qu’Ignace demeure peu loquace sur ce sujet. Des propos de Tavernier on peut déduire qu’il a assisté à au moins une cérémonie de mariage, qu’il a dû observer en grand détail. Notons cependant un trait assez particulier : la femme de l’évêque doit visiter la mariée pour s’assurer de sa virginité. Si celle-ci ne l’est pas, l’évêque ne peut officier (supra). De même, Ignace donne une description très élaborée de la cérémonie. Tavernier mentionne en passant que certains pratiquent la bigamie « par la corruption de ce pays 16 . » Le rapport d’Ignace donne à penser qu’il s’est informé plus amplement sur la question de la bigamie sans porter de jugement, mais en précisant que, d’abord, les femmes dépassent les hommes en 14 P. 223. 15 P. 225-226. 16 P. 226. Regards du XVII e siècle et d’aujourd’hui PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0016 247 nombre et ensuite que cette pratique assure que la famille ne s’éteindra pas si une épouse est stérile 17 . S’il mentionne que les musulmans contraignent les Mandéens à prendre femme, c’est sans doute à cause de ce surnombre. Certaines pratiques rituelles des Mandéens n’ont rien de commun avec celles des chrétiens « conventionnels ». On mentionnera un premier sacrifice : celui de la poule. De toute évidence, cette cérémonie revêt une importance extrême pour les Mandéens car elle ne peut être exécutée que par un prêtre né d’une femme arrivée vierge au mariage et est par ailleurs strictement interdite aux femmes. Ignace souligne la réaction incrédule et scandalisée d’un Mandéen à qui l’on demanderait pourquoi les femmes sont écartées de cette pratique, comparant cela à celle d’un catholique à qui l’on demanderait pourquoi les femmes ne peuvent célébrer la messe. Une autre concerne le sacrifice de moutons ou de béliers. Dans les deux cas, les actes de purification sont essentiels. On peut déceler chez Ignace une certaine ironie lorsqu’il dit que le prêtre qui perd sa femme ne peut épouser qu’une vierge en secondes noces « car aussi bien en matiere de viande que de femmes, ils tiennent pour impur tout ce qui a esté touché par un autre 18 . » On constate que Tavernier s’est beaucoup plus investi dans les mythes créateurs mandéens, puisqu’il s’informe (et nous informe) sur leur version de la création du monde, effectuée par l’ange Gabriel aidé de trois cent trente-six mille démons. Pas de Paradis terrestre, ni d’infraction à l’interdiction de goûter au fruit défendu, mais Gabriel enseigne à Adam l’agriculture. Sans transition, Tavernier rapporte in extenso la cosmologie et la téléologie mandéennes, d’une complexité effarante. Ciel et terre sont constitués de sphères métalliques concentriques, dont la plus extérieure est la Terre, la plus bénéfique à l’humanité. Pour ce qui est de la vie après la mort, leur téléologie présente des ressemblances avec les croyances de l’Égypte ancienne, y compris la psychostase (pesée du cœur) et la destruction du coupable par des bêtes immondes 19 . 17 P. 3. 18 P. 2. 19 Tavernier ne donne pas de détails sur ce point, mais voici ce qu’on peut savoir sur ce segment de mythologie égyptienne : le cœur du défunt - siège de la conscience, de ses pensées, et de sa mémoire - est déposé sur le plateau d'une balance, tandis que sur l'autre se trouve une plume d'autruche symbolisant Maât, déesse de la vérité et de la justice. Si le cœur pèse autant que la plume, c'est que le mort a vécu selon les règles de la morale et peut accéder à la vie éternelle. Si le cœur pèse plus lourd, il a vécu dans le mal : il sera avalé par la « Grande dévoreuse », monstre de sexe féminin, qui se trouve à proximité de la balance prête à dévorer le cœur du défunt et elle condamne celui-ci à une mort certaine. Son nom égyptien est « Ammit » qui vient de am = dévorer et mwt = mort, elle est la « dévoreuse des Francis Assaf PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0016 248 Tel résumé sommaire ne saurait rendre complètement justice aux observations de Tavernier et d’Ignace ; il faut lire l’un et l’autre texte in extenso (ce qui dépasserait le cadre de cette petite étude) pour se rendre compte de la minutie avec laquelle le huguenot et le carme se sont penchés sur des doctrines qu’ils ont résumées avec beaucoup de précision et de détail. Il ressort de ces descriptions que l’imagination mandéenne est d’une extraordinaire fertilité, créant dans ses plus petits détails un « autre monde » - disons en passant bien plus élaboré que celui que conçoit Cyrano - mais, naturellement, bien moins libertin. Comme il fallait s’y attendre, le p. Ignace conclut sa Relation avec ces mots : « Enfin il n’y a point de réverie dont ces pauvres gens ne se soient fait un Article de Foy 20 . » Une dernière remarque : Tavernier et Ignace tous deux signalent l’intense vénération qu’ont les Mandéens pour la croix. Ni l’un ni l’autre ne semblent se rendre compte qu’il ne s’agit pas de la croix chrétienne, mais de la bannière mandéenne appelée drabsha. Le p. Ignace conclut sa Relation sur une sorte d’épilogue, assez anecdotique, se trouvant en fin de son texte (en italiques), dans lequel il raconte comment une délégation mandéenne arrivée à Rome 21 est reçue par le pape Innocent X 22 , dont ils refusent de baiser la mule, mais acceptent de vénérer la croix brodée sur celle-ci. Tavernier souligne une superstition réciproque des Turcs et des Mandéens, ceux-ci refusant de manger toute nourriture préparée par ceux-là, voire même d’un animal abattu par des Turcs ou de boire dans un vaisseau que des Turcs ont touché. Chez les Turcs, même chose, au point que certains refusent de boire de l’eau d’une rivière passant par un territoire nonmusulman. Le clergé mandéen contribue puissamment à cette aversion en dépeignant Mahomet comme un monstre emprisonné dans l’enfer avec ses sectateurs, éternellement dévorés par des bêtes immondes. Par contre, leur téléologie prévoit qu’ils seront tous sauvés, comme on peut le lire dans un morts », attentive au verdict du dieu Thot (Djehuti), scribe des dieux et lui-même dieu du savoir. 20 P. 4. 21 La date n’est pas précisée, mais doit se situer aux alentours de 1650. 22 Giovanni Battista Pamphili (Rome 1574-1655, pape 1644-1655). La drabsha, bannière mandéenne . Regards du XVII e siècle et d’aujourd’hui PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0016 249 assez long passage que Tavernier met en italiques 23 . Il finira son exposé en mentionnant l’horreur qu’ont les Mandéens de la couleur bleue, due, dit-il, à la « méchanceté » des juifs qui auraient teint en bleu les eaux du Jourdain en y déversant de l’indigo pour gêner ou empêcher le baptême de Jésus par st. Jean-Baptiste. Sa conclusion est brève, voire laconique, se terminant sur une seule phrase : « Voila tout ce que j’ay pû découvrir de la religion des Chrestiens de S. Iean 24 . » Bien que mon titre se focalise sur les Mandéens au XVII e siècle, ce serait une erreur de penser qu’ils sont une secte éteinte. Bien au contraire : il existe des communautés mandéennes en Irak et en Iran ainsi qu’une substantielle diaspora : France, Amérique du nord, et jusqu’en Australie. Charles Joret publie en 1886 une biographie, ou plutôt un commentaire assez littéral sur les voyages du marchand, mais on ne saurait y trouver beaucoup d’informations sur le sujet qui nous occupe ici. À peine une mention ici ou là (pp. 121-122), ce qui est surprenant pour quelqu’un qui de toute évidence a lu en détail le récit des six voyages. Il faut dire que Joret semble être un linguiste plutôt qu’un spécialiste de la littérature viatique. Tournons-nous plutôt vers deux auteurs qui présentent des études plus poussées et plus perspicaces sur ce peuple qui pratique la dernière religion gnostique dans le monde. L’anthropologue iranien Mehrdad Arabestani a étudié les Mandéens d’Ahvaz, importante cité de la province du Khouzestan (sud-ouest de l’Iran). Parmi d’autres publications, il en a résulté un important article en 2020 sur la relation entre la cosmologie et les rites de préparation et de consommation d’aliments. L’article met en relief le lien fondamental qui synthétise cosmologie et rites alimentaires pour former l’identité mandéenne en conformité avec la notion fondamentale de pureté, notion qu’ont déjà évoquée Tavernier et Ignace de Jésus concernant la virginité de l’épouse et la position des évêques par rapport à la célébration des mariages. En tant qu’anthropologue professionnel, Arabestani va bien plus loin dans l’élaboration de l’éthos mandéen, qui voit le cosmos séparé en trois « couches », allant de la pure lumière (le haut, où séjourne Dieu) à son point culminant, à la moyenne, intermédiaire entre la lumière et les ténèbres, séjour de l’humanité, jusqu’à la plus basse, domaine des ténèbres intégrales, où se tient le Mal. Nous avions déjà vu chez Tavernier combien la cosmologie mandéenne est complexe. Arabestani révèle qu’elle l’est en fait bien plus encore ; les pratiques alimentaires des Mandéens forment un rituel rigide, étroitement lié à cette cosmologie. Par exemple, la consommation d’animaux femelles 23 P. 230-231. 24 P. 231. Francis Assaf PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0016 250 est interdite, vu que la femelle est source de vie. Par contre, le mâle peut être consommé, à condition d’avoir été lavé dans l’eau courante, élément purificateur universel, à l’encontre de la terre, domaine de l’infection et de la pollution (physique et morale). La dichotomie va encore plus loin, opposant de façon radicale nature (le pur) et culture (l’impur) ; il donne la tableau suivant 25 : Ténèbres ___________________________________________ Lumière Matière____________________________________________________Vie Terre______________________________________________________ Ciel Impur_____________________________________________________ Pur Action des ténèbres ______________ Action de la lumière Culture ______________________________________________ Nature (© Mehrdad Arabestani) Selon le mythe fondateur, c’est l’eau courante (l’eau vive) qui a engendré la vie. Elle trouve son origine dans le monde supérieur (le monde de la lumière) étant donc la théophanie (manifestation divine) par excellence, seul vrai élément purificateur. Claire Lefort-Rieu, auteure du seul livre contemporain en français consacré aux Mandéens (2016) et doctorante en anthropologie et géopolitique à l’ENS et à l’EHESS, décrit par le menu le rite mandéen le plus important (photos à l’appui) 26 : le baptême, toujours pratiqué en eau courante (supra) par des prêtres de sexe masculin dont elle détaille les différentes catégories : assistants (al halali), prêtres (al thermita), officiants aux rites des défunts (al guinzabra). Le chef de la communauté des croyants (al rish oumma) réside à Bagdad. L’article que nous examinons ici est un aperçu de son ouvrage. D’emblée, elle nous dit que la religion mandéenne est antérieure au christianisme et au judaïsme. Dans la mesure où le gnosticisme dérive des religions manichéennes préchrétiennes, cela peut s’envisager. Mais s’il est contemporain des débuts du christianisme (supra), il en constituerait une déformation plutôt qu’un antécédent. Quoi qu’il en soit, Lefort situe, comme Arabestani, les communautés mandéennes dans le sud-est de l’Irak et la région frontalière occidentale de l’Iran. Ce que formule Lefort plus clairement qu’Arabestani, c’est que le mandéisme repose sur un patrimoine spirituel commun, plutôt que sur un ensemble de signes sacrés (icônes, objets, représentations picturales) . Nous avons déjà évoqué le Ginza Rabba, dont le dualisme se rapproche d’autres religions perses préislamiques. Le Dieu de la Lumière, Haii, s’oppose au 25 P. 209 de l’article. 26 P. 7-17. On peut trouver en ligne de nombreuses photos des rites baptismaux mandéens. Regards du XVII e siècle et d’aujourd’hui PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0016 251 « Prince des Ténèbres » Ptahil, qui régit le « monde d’en bas » en compagnie de deux êtres : Abathur et Yushamin, ce dernier évoquant la chute de Lucifer pour s’être opposé à Dieu (dans la théologie judéo-chrétienne). Arabestani est relativement muet sur les bases de la religion mandéenne (ce n’est d’ailleurs pas vraiment le sujet de son essai). Lefort, quant à elle, les énonce clairement : elles sont cinq, comme les Cinq Piliers de l’islam (rien à voir avec la religion de Mahomet, cependant) : le monothéisme, la prière (3 fois par jour), précédée d’ablutions rituelles, le jeûne, l’aumône et le baptême dans l’eau vive (supra). Bien qu’essentiellement patriarcale, la société mandéenne reconnaît, selon Lefort, aux femmes un statut d’égalité, notamment en matière d’héritage (contrairement à l’islam), mais aussi du point de vue spirituel, la femme n’étant pas seule responsable du péché originel, qui retombe sur les deux membres du couple. Ce que Lefort ne souligne cependant pas, c’est l’importance de la virginité de la femme, sujet sur lequel reviennent abondamment Tavernier et Ignace de Jésus. En fait, virginité de la femme, rites (mariage) et statut religieux sont inextricablement liés. Arabestani ne dit rien là-dessus, le sujet de son essai portant, comme on l’a vu, sur les choix alimentaires de Mandéens en relation avec leur cosmologie religieuse. L’originalité du travail de Lefort réside surtout dans leur statut politique contemporain. S’ils ont été épargnés par l’État islamique (EI) en raison de leur situation géographique éloignée, les persécutions dont ils ont été et font encore l’objet sont dues à leur pacifisme (encore plus prononcé que celui des Quakers) ainsi qu’aux jalousies provoquées par leur prospérité économique (artisanat haut de gamme, orfèvrerie, haut niveau d’éducation). Leur rejet de la circoncision, à laquelle ils préfèrent le baptême multiple dans l’eau courante (supra), contribue à les rendre « impurs » aux yeux des musulmans. Les conséquences de ces discriminations peuvent être graves : enlèvements, mariages forcés, passages à tabac sont monnaie courante. Plus sinistres encore sont la conscription de force dans les milices pour les forcer à combattre, la pratique abominable de faire d’eux des bombes humaines en leur attachant des ceintures explosives et enfin le trafic d’organes. Lefort insiste sur la situation critique des Mandéens en Orient. Que ce soit en Irak, en Jordanie ou en Turquie, ils sont traités en parias. Elle insiste sur la dureté de leurs conditions de vie dans les pays du Proche-Orient et sur la solidarité avec eux dont font preuve ceux qui ont réussi à s’installer dans des pays occidentaux. Elle n’offre cependant pas de conclusion définitive sur l’avenir des Mandéens en Orient, peut-être parce qu’en tant qu’anthropologue son rôle est de décrire, pas de prédire. Les perspectives qu’offrent les auteurs étudiés ici sont à la fois diverses et similaires : notons que si les deux auteurs du XVII e siècle les appellent Francis Assaf PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0016 252 « chrestiens de S. Jean », cette notion n’existe pas pour les auteurs contemporains. Il est bien évident que si la vision anthropologique contemporaine des Mandéens exclut tout lien avec le christianisme, leur conférant ipso facto une autonomie spirituelle, celles de Tavernier et d’Ignace de Jésus ne semblant pas non plus tellement les assujettir à la religion du Christ, protestante ou catholique. Les deux auteurs du XVII e siècle semblent reconnaître implicitement cette autonomie spirituelle, même si Tavernier ne se prive pas d’amonceler moqueries et sarcasmes sur les croyances des Mandéens. Ignace paraît plus tolérant, même si dans son for intérieur il ne semble pas plus porté que son contemporain huguenot à prendre au sérieux la théologie et la cosmologie des Mandéens. Quoi qu’il en soit, on notera que ni l’un ni l’autre ne semble en appeler à un effort de conversion des Mandéens au christianisme, peut-être parce que d’une part le huguenot est avant tout marchand et ne se préoccupe pas de questions spirituelles. Tolérant et même sympathique envers les Arméniens, il n’en est pas moins très admiratif des merveilles architecturales et esthétiques de la Perse ; on ne discerne jamais chez lui la moindre tendance au prosélytisme. Quant à Ignace de Jésus, nous avouons ne pas connaître suffisamment son engagement missionnaire en Perse pour porter un jugement. On suppose qu’il était suffisamment au courant de l’attitude des pouvoirs en Perse et dans l’empire ottoman pour se garder de compromettre sa mission. Tous deux, ainsi que, plus proches de nous, Arabestani et Lefort, nous apportent néanmoins de passionnants aperçus sur une secte aussi obscure et persécutée à l’époque de Louis XIV qu’à la nôtre, mais qui a cependant réussi à se maintenir et se perpétuer. Bibliographie Arabestani, Mehrdad. « Cosmology, Identity and Food-Related Rituals Among the Mandeans ». CAIRN info : Matières à réflexion. Éditions de l’EHESS - Archives de sciences sociales des religions, n° 189, 2020/ 2, p. 203-226. Ignace de Jésus. Relation des Chrestiens de S. Jean, faite par the Pere Ignace de Iesus Carme Dechaux, Missionaire & Vicaire de la Maison de Sainte Marie des Remedes, à Bassora. In Relations de divers voyages curieux, etc. IV. Partie, Paris, André Cramoisy, 1672. Joret, Charles. Jean-Batiste Tavernier, écuyer, baron d’Aubonne, chambellan du Grand Électeur, Paris, Plon, 1886. Lefort, Claire. « Les Sabéens Mandéens », Abeilleo, 18 mars 2016. En ligne le 22 août 2022 : https: / / fromjordanblog.wordpress.com/ 2016/ 03/ 18/ les-mandeens/ Tavernier, Jean-Baptiste. Les Six voyages de Jean-Baptiste Tavernier, Écuyer, Baron d’Aubonne, qu’il a fait en Turquie, en Perse et aux Indes, Paris, Gervais Clouzier & Claude Barbin, 1676. PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0017 L’histoire et la géographie à l’épreuve de la pensée critique dans la Relation de l’Islande et la Relation du Groenland d’Isaac La Peyrère I OANA M ANEA U NIVERSITATEA O VIDIUS C ONSTANȚA Figure controversée de son vivant, Isaac La Peyrère est susceptible d’avoir publié la Relation de l’Islande et la Relation du Groenland pour démontrer son appartenance aux milieux érudits de son époque, qui étaient souvent adeptes du scepticisme 1 . Selon Frédéric Gabriel, les deux Relations sont capables de démontrer comment le scepticisme s’est défini à partir de la rencontre avec d’autres disciplines 2 . Toujours est-il que, dans les deux ouvrages qui viennent d’être évoqués, le scepticisme semble se ramener plutôt à une pratique, qui consiste à discerner ce qui est vraisemblable de ce qui ne l’est pas ou l’est moins. Ainsi, La Peyrère ne mobilise ni des termes, ni des raisonnements abstraits qui sont spécifiques du scepticisme. Par conséquent, notre étude préfère utiliser le terme de pensée critique pour désigner la démarche intellectuelle de La Peyrère qui, tributaire de l’humanisme, ne reste pas indifférente au scepticisme de son temps et consiste à essayer d’évaluer la fiabilité de différents récits dont elle se nourrit. De ce fait, notre article cherchera à analyser la manière dont La Peyrère utilise la pensée critique pour aborder deux domaines qui, au XVII e siècle, étaient au centre du paysage intellectuel, à savoir l’histoire et la géographie. En ce qui la concerne, l’histoire subit une « crise » au XVII e siècle, surtout à cause des critiques formulées par des philosophes que, par ailleurs, tout semble séparer. Il s’agit, d’une part, de Descartes, qui lui reproche de ne pas se plier aux critères de certitude de son épistémologie et, d’autre part, de La Mothe Le Vayer, qui la soumet au doute 1 Voir Frédéric Gabriel, « Periegesis and Skepticism : La Peyrère, Geographer », dans José R. Maia Neto, Gianni Paganini, John Christian Laursen (éds.), Skepticism in the Modern Age. Building on the Work of Richard Popkin, Leiden, Boston, Brill, 2009, p. 163. 2 Ibid., p. 160. Ioana Manea PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0017 254 sous-tendant son pyrrhonisme 3 . La géographie, quant à elle, retient l’attention du public en raison des régions récemment découvertes dont elle a parfois des difficultés manifestes à rendre compte. En outre, l’histoire et la géographie de l’Islande et du Groenland sont susceptibles d’être un terrain d’autant plus fertile pour la pensée critique que les deux pays, qui au Grand Siècle étaient quasiment inconnus en France, donnaient naissance à des récits souvent équivoques. En se penchant sur la manière dont La Peyrère utilise ces récits, notre recherche prend comme point de départ l’observation selon laquelle il les hiérarchise selon leur fiabilité 4 . Aussi notre article examinera-t-il le mode dont La Peyrère intègre dans les Relations sur les deux régions de l’extrémité nord de l’Europe des informations rapportées à propos des évènements historiques ou des phénomènes naturels peu familiers aux Français du XVII e siècle. 1. Isaac La Peyrère - érudit problématique Isaac La Peyrère est issu d’une importante famille de la communauté protestante de Bordeaux, dont beaucoup de membres étaient soupçonnés d’être des Marranes ou des Juifs d’origine portugaise qui dissimulaient leur appartenance à la foi judaïque 5 . De formation avocat, il déménage en 1640 à Paris pour devenir le secrétaire du prince de Condé. Au cours du séjour parisien, il fréquente des savants qui, tout en étant au cœur des débats intellectuels de leur temps, cultivaient une pensée qui ne se conformait pas toujours aux normes régissant les rapports avec les sphères dominantes de l’époque, à savoir la religion ou la politique. Il s’agit, par exemple, de La Mothe Le Vayer, Gabriel Naudé, Pierre Gassendi ou Hugo Grotius. En 1643, La Peyrère publie Du Rappel des Juifs, mais sans aucune de précisions qui étaient censées accompagner un livre, à savoir le nom de l’auteur et de l’éditeur, le privilège et l’endroit de la publication. Malgré un messianisme dont la forme risquait de heurter trois religions à la fois, en l’occurrence le catholicisme, le protestantisme et le judaïsme, l’ouvrage est le plus souvent passé inaperçu et n’a pas suscité beaucoup d’intérêt. 3 Voir Peter Burke, « History, Myth and Fiction : Doubts and Debates », dans José Rabasa, Masayuki Sato, Edoardo Tortarolo, Daniel Woolf (éds.), The Oxford History of Historical Writing, vol. 3. 1400-1800, Oxford University Press, 2012, p. 265-267. 4 Voir Frédéric Gabriel, « Periegesis and Skepticism : La Peyrère, Geographer », op. cit., p. 164. 5 Nos informations à propos de la biographie de La Peyrère sont extraites de Richard Popkin, Isaac La Peyrère (1596-1676). His Life, Work and Influence, Leiden, Brill, 1987, p. 5-20. L’histoire et la géographie à l’épreuve de la pensée critique PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0017 255 Après avoir été au service du prince de Condé, dont la position a été affaiblie à la suite de la mort de Richelieu, La Peyrère emprunte une autre voie, qui consiste à rejoindre une mission diplomatique française en Scandinavie. Parmi les endroits où il se retrouve au cours de cette mission il y a Copenhague, où il achève en 1644 la Relation de l’Islande, qu’il ne fera cependant paraître qu’en 1663. Sur le chemin de retour vers la France, il s’arrête en Hollande où, en 1646, il finit la Relation du Groenland, qui sera publiée une année après. De retour à Paris, il est réintégré dans l’entourage des Condé ainsi que dans les cercles d’intellectuels qu’il avait déjà fréquentés. Intitulé Prae-Adamitae, l’ouvrage qui lui apportera une certaine notoriété, mais qui provoquera aussi sa disgrâce temporaire auprès des autorités catholiques, paraît de manière anonyme en 1655, probablement bénéficiant de l’appui financier de la reine Christine de Suède. Les critiques auxquelles l’ouvrage a été en butte ont été provoquées par la théorie qu’il y élaborait et qui consistait à dire que les êtres humains ne descendent pas tous d’Adam. Accusé de miner l’autorité de la Bible, qui défend l’idée de l’origine commune des individus, La Peyrère est incarcéré et interrogé. Pour échapper aux accusations, en 1657, à Rome, il finit par rétracter ses théories pré-adamites, abjurer le calvinisme et se convertir au catholicisme. Après son retour à Paris il regagne sa place dans l’entourage de Condé en tant que bibliothécaire, mais à partir de 1665 il se retire en tant que laïque au séminaire de Notre-Dame des Vertus. Son testament intellectuel, intulé Des Juifs, Élus, Rejetés, et Rappelés, subordonne la théorie des pré-adamites au messianisme, mais ne pourra pas paraître en raison de la censure. Auteur susceptible de nourrir de multiples questions, La Peyrère a été étudié jusqu’à présent notamment en raison de ses théories sur le messianisme et les pré-adamites 6 . Malgré le fait d’avoir moins retenu l’attention des chercheurs, les deux Relations, sur l’Islande et sur le Groenland, sont d’autant plus dignes d’intérêt qu’elles procèdent des débats qui étaient de plus vifs et qui portaient soit sur la légitimité de l’histoire, soit sur la description des régions et des phénomènes dont l’exploration était au début. 6 Voir, par exemple, Anthony Grafton, « Isaac La Peyrère. Praeadamitae - Systema theologicum », dans Erudition and the Republic of Letters, 6/ 3 (2021), p. 315-329 ; Voir également Eric Jorink, « ‘Horrible and Blasphemous’. Isaac La Peyrère, Isaac Vossius and the Emergence of Radical Biblical Criticism in the Dutch Republic » dans Jitse M. van der Meer, Scott Mandelbrote (éds.), Nature and Scripture in the Abrahamic Religions : Up to 1700, vol. 2, Leiden, Boston, Brill, 2008, p. 429-450 ; Jeffrey L. Morrow, « French Apocalyptic Messianism. Isaac La Peyrère and Political Biblical Criticism in the Seventeenth Century », Toronto Journal of Theology, 27/ 2 (2011), p. 203-214. Ioana Manea PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0017 256 2. Le contexte et les sources des deux Relations de La Peyrère À la fois lettres et récits de voyage, les deux relations de La Peyrère sont rédigées pour répondre à la demande de La Mothe Le Vayer auquel, par ailleurs, elles sont dédiées 7 . Grand érudit dont l’intérêt pour les dernières découvertes scientifiques n’exclut pas la pratique d’un scepticisme qui, depuis le XVII e siècle, ne cesse de susciter des questionnements, La Mothe Le Vayer est un grand amateur de récits de voyage : « je ne méprise pas le divertissement des livres de voyages, que je tiens pour être les romans des philosophes aussi bien que des hommes de quelque étude 8 ». Ainsi, les récits de voyage pour lesquels il exprime sa passion à travers une litote (« je ne méprise pas ») sont censés procurer aux individus cultivés et intéressés par l’activité intellectuelle un amusement comparable à celui que procurent les sources de loisir facile que sont les romans aux êtres moins instruits et moins préoccupés par la quête intellectuelle 9 . Dans la topographie du monde connu à son époque qu’il effectue dans La Géographie du Prince, - ouvrage qu’il rédige à l’intention du dauphin dont il semble avoir été le précepteur de manière officieuse et pour une brève période 10 - il traite, entre autres, de l’Islande et du Groenland. Ce faisant, il fournit à propos de l’Islande, « la Thulé des Anciens, tenue pour eux pour le bout du monde », quelques informations susceptibles d’éveiller la curiosité du public 11 . En revanche, quand il se penche sur le Groenland, il se contente de rappeler que le roi danois Frédéric III le nommait « sa pierre philosophale » à cause de ses tentatives échouées de le trouver et, pour plus 7 Voir Frédéric Gabriel, « Periegesis and Skepticism : La Peyrère, Geographer », op. cit., p. 163. 8 La Mothe Le Vayer, IX. Réflexions sceptiques, dans Discours ou homilies académiques, I e partie (1664), Œuvres, tome III, partie II, Dresde, Michel Groell, 1756, p. 130. Ici et après nous modernisons l’orthographe, mais nous gardons la ponctuation d’origine. 9 Voir Furetière, Dictionnaire universel (1690), t. III, La Haye et Rotterdam, A. et R. Leers, 1701, deuxième entrée « roman » : « aujourd’hui signifie les livres fabuleux, qui contiennent des histoires, ou des aventures d’amour, et de chevalerie, inventées pour divertir, et amuser agréablement les lecteurs ». Ibid., première entrée « philosophe » : « Qui aime la sagesse ; qui recherche les causes naturelles, et étudie la science des mœurs. » 10 Voir L’abbé d’Olivet, Histoire de l’Académie française, vol. 2. Depuis 1652 jusqu’à 1700, Paris, J.-B. Coignard, 1730, p. 136-137 ; Voir également Pierre Bayle, Dictionnaire historique et critique (1697), t. III, Amsterdam, Leyde, La Haye, Utrecht, P. Brunel, S. Luchtmans, P. Gosse, É. Neaulme, 1740, article « Vayer », note de bas de page C, p. 408. 11 La Mothe Le Vayer, La Géographie du Prince (1651), dans Œuvres, tome I, partie II, Dresde, Michel Groell, 1756, p. 49. L’histoire et la géographie à l’épreuve de la pensée critique PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0017 257 d’informations, renvoie à la « belle Relation du Groenland du Sieur de La Peyrère 12 ». En conformité avec le propos de La Mothe Le Vayer, dont il est susceptible d’être l’une des sources privilégiées, dans le préambule de chacune des deux Relations, La Peyrère fait le départ entre les deux pays en fonction du degré auquel ils sont connus. « Île célèbre », l’Islande était néanmoins placée par les Anciens aux confins des régions septentrionales 13 . Le Groenland, quant à lui, est beaucoup moins familier aux Européens que l’Islande. Les connaissances européennes sur le Groenland sont tellement limitées que l’on ne sait même pas s’il est une île, un continent, ou un archipel 14 . L’ignorance à propos du Groenland qui néanmoins, par le passé, avait été un pays « connu, habité, et pratiqué, de peuples de notre monde 15 », est le résultat du fait que, pendant environ deux cents ans, il a été isolé de l’Europe. Le chemin du Danemark ou de la Norvège vers le Groenland a été oublié à cause d’une série de facteurs comme la peste qui a provoqué la mort des navigateurs et des marchands qui le connaissaient ou une interdiction royale qui décourageait ceux qui voulaient y aller 16 . C’est à force de grands efforts que le Groenland a été abordé de nouveau par le marin anglais Martin Frobisher vers la fin du XVI e siècle 17 . Du reste, les deux Relations de La Peyrère sont basées sur des sources indirectes. Ainsi, l’ouvrage sur l’Islande est fondé sur des sources qui mêlent le ouï-dire aux ouvrages imprimés. Les informations apprises par ouï-dire ont été fournies à l’auteur français par un érudit qui, en tant qu’autorité incontestable sur les pays du Nord, disposait d’un savoir qui devançait celui de tous ses confrères. Il s’agit d’Olaus Wormius, médecin qui enseigne à l’Université de Copenhague et « qui possède les plus belles et les plus doctes connaissances de tout le Septentrion 18 ». Les ouvrages écrits, quant à eux, ont été rédigés notamment par Arngrímur Jónsson et Dithmar Blefken. En ce qui concerne Arngrímur, dont La Peyrère orthographie le nom de manière phonétique, Angrimus 19 , il bénéficie d’un prestige incontestable, fondé sur un mélange de savoir et de probité, qui lui vaut le respect des érudits et de tous ceux qui s’intéressent aux régions nordiques et notamment à l’Islande, son 12 Idem. 13 Isaac La Peyrère, Relation de l’Islande, Paris, L. Billaine, 1663, p. 2 et « À son Altesse Sérénissime Monseigneur le Prince », page qui n’est pas numérotée. 14 Isaac La Peyrère, Relation du Groenland (1647), « Avertissement sur la carte du Groenland », Paris, L. Billaine, 1663, page qui n’est pas numérotée. 15 Ibid., p. 125-126. 16 Ibid., p. 117-135. 17 Ibid., p. 135-136. 18 Isaac La Peyrère, Relation de l’Islande, op. cit., p. 3. 19 Idem. Ioana Manea PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0017 258 pays natal : « Il est savant, et fort homme de bien, en grande estime parmi tous les doctes, et tous les curieux de la contrée du nord ; et le sera de tous ceux qui le connaîtront, par les beaux livres qu’il a faits 20 ». Quant à Blefken, La Peyrère lui accorde seulement une confiance mitigée que, par ailleurs, il ne cache pas : « Je ne crois pas tout ce qu’il a écrit, et ne m’arrêterai qu’aux choses qu’il dit y avoir vues 21 ». La raison pour laquelle La Peyrère choisit d’extraire de l’écrit de Blefken seulement les faits dont ce dernier soutient avoir été témoin oculaire participe d’une vision de la déontologie littéraire qui exclut la tromperie : « N’étant pas croyable que des gens d’honneur et de lettres, aient voulu prostituer la vérité, et leur réputation, de propos si délibéré, que de dire qu’ils ont vu ce qu’ils n’ont pas vu 22 ». Confirmée au moins en partie par le fait que les références à Blefken ne sont pas accompagnées par le titre de son ouvrage dont elles sont tirées, l’Islandia, la méfiance de La Peyrère est, entre autres, susceptible d’être nourrie par Arngrímur. Le savant islandais s’applique à ruiner à plusieurs reprises l’image de « barbares » que Blefken donne de ses compatriotes 23 . Ce qui peut consolider la critique formulée par Arngrímur à l’égard de Blefken procède du fait que certains des cas insérés par ce dernier dans ses ouvrages recoupent des exemples qui, depuis l’Antiquité, étaient utilisés pour ramener certains peuples à l’état de barbares. Par exemple, la référence aux vertus nettoyantes que les Islandais attribuent à l’urine est de nature à rappeler l’usage que, selon Catulle, les Celtibères faisaient de l’urine 24 . À l’instar de la Relation de l’Islande, la Relation du Groenland est, elle aussi, basée sur des informations de seconde main. Il est question notamment d’ouvrages en langue danoise qui ont été déchiffrés par le biais d’un traducteur, M. Rets, « gentilhomme danois » et futur représentant du roi de Danemark en France, qui a accompagné par des explications ses lectures devant La Peyrère 25 . Sans doute, le haut statut de l’interprète ainsi que sa future présence en France sont susceptibles de consolider la crédibilité des 20 Ibid., p. 56. 21 Ibid., p. 4. 22 Idem. 23 Ibid., p. 25-26. 24 Ibid., p. 26. Voir également Catulle (39, 17-19) ; Patrick Le Roux, L’Empire romain. Histoire et modèles. Scripta varia III, éd. présentée par Yvan Maligorne avec la participation de Sabine Armani et Nicolas Mathieu, « Chapitre XXI. Celtibère et Romain », Presses Universitaires de Rennes, 2022, p. 375-388 (publication open access, https: / / books.openedition.org/ pur/ 161714, consultée le 30 octobre 2023). 25 La Peyrère, Relation du Groenland, « À Monsieur de La Mothe Le Vayer », op. cit., p. 3-4. L’histoire et la géographie à l’épreuve de la pensée critique PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0017 259 informations qui ont été tirées des rencontres avec lui et insérées dans la relation sur le Groenland. Reposant sur des sources dont La Peyrère fait attention à préciser le titre et à mettre en évidence la crédibilité globale, les Relations sur l’Islande et sur le Groenland peuvent être considérées comme des encyclopédies sur les deux pays qui fournissent, par exemple, des informations à propos de leur position géographique connue ou présumée, leur découverte, leur climat, leur faune, les phénomènes naturels qui leur sont propres, les mœurs de leurs habitants. 3. L’histoire dans la Relation de l’Islande Les informations à propos de l’histoire islandaise que La Peyrère inclut dans son ouvrage proviennent notamment de la Crymogaea (Hambourg, 1609) et du Specimen Islandiae historicum (Amsterdam, 1643) d’Arngrímur Jónsson 26 . Entre autres, l’érudit français se penche sur l’une des questions qui, à l’époque, suscitait le plus grand intérêt. Il s’agit de l’origine des premiers habitants d’un pays, qui avait des implications de plus sérieuses, portant sur le prestige du peuple concerné 27 . De manière apparemment on ne peut plus décevante, La Peyrère conclut son développement sur les commencements du peuple islandais par un aveu d’ignorance : « À vous dire ce que je pense de ceux qui recherchent trop exactement, quels ont été les premiers hommes qui ont repeuplé le monde après le déluge : Je crois, Monsieur, que leur curiosité est vaine et inutile, parce qu’on ne le peut savoir 28 ». L’ignorance est le résultat de l’absence d’une histoire digne de ce nom qui débouche sur la nécessité de se fonder soit sur des « conjectures » ou des suppositions, soit sur quelque chronique qui, « mal conçue, et plus mal expliquée », repose surtout sur la « fable » ou l’invention 29 . Malgré son respect pour l’érudition d’Arngrímur, La Peyrère n'hésite pas à mobiliser sa pensée critique pour signaler l’erreur que l’Islandais commet lorsqu’il évoque l’origine de ses compatriotes. L’erreur consiste dans le fait de faire remonter l’origine des Islandais aux individus exceptionnels qu’étaient censés avoir été les géants. Les arguments invoqués par Arngrímur en faveur de sa généalogie du peuple islandais, que La Peyrère s’applique à ruiner systématiquement, réunissent la théologie avec la linguistique. Le point de 26 La Peyrère, Relation de l’Islande, op. cit., p. 106. 27 Voir George Huppert, The Idea of Perfect History. Historical Erudition and Historical Philosophy in Renaissance France, Urbana, Chicago, London, University of Illinois Press, 1970, p. 72-87. 28 La Peyrère, Relation de l’Islande, op. cit., p. 72. 29 Ibid., p. 72-73. Ioana Manea PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0017 260 départ de l’ascendance des Islandais inventée par Jónsson se trouve dans les passages de la Bible qui mentionnent les géants du Canaan vaincus et chassés de la Terre Sainte par Josué (Js 11 : 21-22) 30 . À l’appui de sa théorie sur les commencements du peuple islandais, Arngrímur ajoute à cet épisode biblique les similarités qu’il soutient avoir identifiées entre les mots appartenant aux deux langues, islandaise et hébraïque. À l’encontre du savant islandais, La Peyrère dévoile le contresens historique qui sous-tend son argument : puisque l’hébreu n’a été parlé au Canaan qu’après l’arrivée des Juifs, qui a coïncidé avec le départ obligé des géants, ces derniers auraient été incapables de transplanter au nord une langue qu’ils ne connaissaient pas 31 . Afin d’ironiser Arngrímur, La Peyrère s’arrête sur un argument qui, s’il avait été utilisé, aurait pu contribuer à développer davantage la théorie sur l’origine biblique du peuple islandais. Ainsi, faisant semblant d’être surpris par l’omission de Jónsson, l’érudit français évoque un élément qui aurait rendu les origines des Islandais plus anciennes et, par conséquent, plus illustres. Il s’agit du fait qu’Arngrímur aurait augmenté l’ancienneté et la renommée des Islandais si, à l’instar des érudits suédois Johannes et Olaus Magnus, il avait fait descendre son peuple des enfants de Japhet, qui avaient précédé les géants du Canaan 32 . Manifestement, La Peyrère n’hésite à s’attaquer aux arguments dont la puissance participe en partie de leur relation avec la Bible. En s’appliquant à révéler l’erreur qui mine la théorie de Jónsson, l’écrivain français met en œuvre un raisonnement tributaire de la critique qui avait été inventée par les savants humanistes 33 . En outre, La Peyrère ne s’interroge pas sur le récit historique de l’auteur islandais seulement à propos de la généalogie, mais aussi de la chronologie, science considérée comme « auxiliaire » de l’histoire 34 . Aussi l’érudit français utilise-t-il deux types d’arguments pour formuler des doutes à propos de l’année à laquelle l’historien islandais fait remonter la fondation de l’Islande : les faiblesses qui se trouvent à l’intérieur même de l’ouvrage d’Arngrímur et les contradictions qui l’opposent à d’autres documents écrits. En ce qui concerne les imperfections du traité du savant islandais, à en croire La 30 Ibid., p. 69. 31 Ibid., p. 73-74. 32 Ibid., p. 71-72. 33 Voir George Huppert, The Idea of Perfect History, op. cit., surtout p. 84-85 ; Voir également Peter Burke, « History, Myth and Fiction : Doubts and Debates », op. cit., p. 262. 34 Voir Gérard Ferreyrolles, « Introduction générale », dans Gérard Ferreyrolles (dir.) avec la collaboration de Fr. Charbonneau, M.-A. de Langenhagen, B. Guion, A. Mantero, Ch. Meurillon et H. Michon, Traités sur l’histoire (1638-1677). La Mothe Le Vayer, Le Moyne, Saint-Réal, Rapin, Paris, Champion, 2013, p. 10. L’histoire et la géographie à l’épreuve de la pensée critique PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0017 261 Peyrère, elles sont provoquées par l’absence de distinction entre l’époque chrétienne et l’époque païenne. Ainsi, selon l’écrivain islandais, l’Islande aurait été créée en 874, à une époque où non seulement les régions nordiques étaient en grande partie chrétiennes mais où, de plus, le beau-frère du père fondateur de l’Islande était favorable au christianisme 35 . Or, selon La Peyrère, la large adhésion au christianisme à l’époque de la fondation de l’Islande est difficile à réconcilier avec une autre information fournie par l’auteur islandais, selon laquelle le paganisme a été pratiqué pendant « plusieurs siècles » en Islande 36 . À ce propos, l’érudit français rappelle que les traces de sang provenant des sacrifices humains que les anciens Islandais avaient l’habitude d’offrir à leurs dieux païens ont subsisté pendant plusieurs centaines d’années après avoir été abolies par le christianisme 37 . À en croire La Peyrère, une autre erreur commise par le savant islandais consiste dans le fait qu’il réduit sa chronologie de la fondation de l’Islande aux événements dont les protagonistes ont été les Norvégiens qui se sont arrêtés au sud de l’île. Ce faisant, Arngrímur néglige une autre information qu’il fournit lui-même et qui concerne un certain Kalmannus originaire des îles Hébrides, qui a abordé la côte ouest de l’Islande 38 . Selon La Peyrère, à côté d’autres individus originaires des régions du Nord comme les Écossais, Kallmanus aurait contribué au peuplement de la partie ouest de l’Islande, qui a précédé celui de la côte sud, effectuée par les Norvégiens. Par conséquent, l’acceptation de deux périodes de l’histoire islandaise dont l’une, qui est chrétienne et commence en 874 et l’autre, qui est païenne et remonte à l’aube des temps, permettrait « d’accorder Arngrímur avec Arngrímur même 39 ». Quant aux textes qui contredisent la chronologie élaborée par l’historien islandais, ils sont, entre autres, représentés par des documents ayant pour objet la christianisation du Groenland. Ainsi, Anschaire, « grand prélat et Français de nation, que tout le monde arctique reconnaît pour son premier apôtre », qui a manifestement le grand avantage d’être d’origine française, devient archevêque de Hambourg avec une juridiction s’étendant sur « toutes les contrées du Nord, depuis l’Elbe, jusqu’à la mer glaciale, et au-delà » grâce à des lettres patentes de l’empereur Louis le Débonnaire qui datent de 834 et qui ont été ratifiées par une bulle du pape Grégoire IV de 835 40 . Sanctionnées par les plus hautes autorités du monde chrétien de l’époque, les lettres impériales et la bulle papale, dont le texte subsiste encore, sont de nature à 35 La Peyrère, Relation de l’Islande, op. cit., p. 87-88. 36 Ibid., p. 90. 37 Ibid., p. 89. 38 Ibid., p. 94. 39 Ibid., p. 95. 40 Ibid., p. 102-103. Ioana Manea PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0017 262 représenter des preuves concrètes à l’encontre de la chronologie élaborée par l’auteur islandais. Sans doute, les inexactitudes chronologiques ne représentent qu’un exemple à propos des faiblesses qui minent le récit historique rédigé par Arngrímur. Malgré son respect pour le savoir du savant islandais, La Peyrère n’hésite pas à mobiliser sa pensée critique pour mettre en relief les contresens des informations que Jónsson fournit à propos de l’histoire de l’Islande. Ce faisant, La Peyrère adopte une démarche qui, entre autres, repose sur la comparaison entre les différentes sources et utilise des informations participant de l’Histoire sainte, de l’histoire de l’Église et de l’histoire profane. 4. L’histoire dans la Relation du Groenland Tandis que dans la Relation de l’Islande il plaide pour la division de l’histoire islandaise en deux périodes, païenne et chrétienne, dans la Relation du Groenland La Peyrère sépare l’histoire groenlandaise en deux parties : l’ancien Groenland, dont la disparition a probablement été provoquée par la peste noire et le Groenland récent qui a été redécouvert avec beaucoup de peine. L’histoire de l’ancien Groenland est basée sur deux chroniques auxquelles La Peyrère a eu accès à travers une version danoise. La première et la plus ancienne de deux a été originairement composée en langue islandaise par Snorri Sturlusson. La deuxième et la plus récente a été écrite en langue danoise par le prêtre, poète et historien Claus Christoffersen 41 . Pour reconstituer l’histoire de l’ancien Groenland, La Peyrère adopte une démarche qui consiste surtout à mettre en parallèle les deux chroniques. Ce faisant, il touche à des questions qui recoupent en partie la problématique dont il traite dans la Relation de l’Islande et qui portent, par exemple, sur la découverte du Groenland et sur sa chronologie. En ce qui concerne les individus qui ont découvert le Groenland, La Peyrère privilégie la chronique islandaise sur la chronique danoise. Aussi ramène-t-il la version danoise sur la découverte du Groenland à une « fable » ou une fiction 42 . À le croire, la narration danoise selon laquelle le Groenland a été découvert par des Arméniens qui y sont arrivés par hasard, à cause d’une tempête, relève de l’« ancienne coutume de faire venir des peuples éloignés pour fonder des origines 43 ». En d’autres termes, lorsqu’il attribue la décou- 41 La Peyrère, Relation du Groenland, op. cit., p. 9-10. 42 Voir Furetière, Dictionnaire universel (1690), t. II, La Haye et Rotterdam, A. et R. Leers, 1701, quatrième entrée « fable » : « signifie aussi absolument conte, fausseté ». 43 La Peyrère, Relation du Groenland, op. cit., p. 11. L’histoire et la géographie à l’épreuve de la pensée critique PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0017 263 verte du Groenland aux Arméniens, le récit danois se plie à une tradition qui augmente les grandes distances dont la traversée précède la découverte des régions lointaines pour faire ressortir les efforts dont cette dernière est inséparable. À l’encontre de ce récit, La Peyrère soutient la narration islandaise, selon laquelle le Groenland a été peuplé par Éric le Rouge 44 . D’origine norvégienne, Éric est arrivé au Groenland après avoir été obligé de quitter l’Islande à cause d’un meurtre qu’il y avait perpétré. Ce faisant, il a agi conformément à une ancienne coutume et à l’instar de son père qui, lui aussi, avait quitté la Norvège natale après y avoir commis un crime. La Peyrère choisit de suivre la version de la chronique islandaise parce qu’il la considère comme « plus reçue et plus certaine 45 » ou, autrement dit, plus vraisemblable et plus apte à susciter une large adhésion. Ainsi, il n’admet pas l’histoire islandaise parce qu’il la juge infaillible mais parce que, selon une vision où les différentes versions peuvent être classées selon leur degré de vraisemblance, il la trouve plus convaincante. De plus, le vaste consentement dont elle bénéficie consolide l’assentiment qu’il lui donne. Ainsi, La Peyrère est susceptible d’être tributaire de l’épistémologie élaborée par Gassendi que, par ailleurs, il ne mentionne pas dans ce contexte. Adepte d’une « voie moyenne » entre, d’une part, le scepticisme pyrrhonien et, d’autre part, le dogmatisme aristotélicien et cartésien, Gassendi plaide pour une connaissance qui ne repose pas sur la vérité, mais sur la vraisemblance et la probabilité, qui peuvent être hiérarchisées selon des degrés 46 . En outre, lorsqu’il s’agit d’un témoignage, qui fournit des connaissances indirectes à propos d’un fait, la vraisemblance est consolidée par le consentement de tout le monde ou du plus grand nombre d’individus. Encore qu’il n’utilise pas de termes comme la vraisemblance, qui pourrait démontrer sans aucun doute sa dette envers l’épistémologie gassendiste, La Peyrère est susceptible de s’en inspirer pour admettre la version de la fondation du Groenland qu’il considère comme plus probable. Tout en adhérant à la chronique islandaise lorsqu’il est question des événements qu’elle raconte, La Peyrère n’hésite pas à se servir d’un raisonnement critique pour mettre en doute sa chronologie. Contrairement à l’année 982 que l’histoire islandaise place au début des événements qui ont abouti à la découverte du Groenland, l’érudit français cite, entre autres, la bulle du pape Grégoire IV datant d’environ l’année 835 qui a déjà été évoquée et qui confiait à l’évêque Anschaire la mission d’évangéliser les régions du nord, 44 Ibid., p. 11-14, 17-25. 45 Ibid., p. 11. 46 Voir Carlo Borghero, La Certezza e la storia. Cartesianismo, pirronismo e conoscenza storica, Milano, Franco Angeli, 1983, p. 46-57. Ioana Manea PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0017 264 dont notamment l’Islande et le Groenland 47 . Manifestement, la crédibilité de la bulle papale ne participe pas uniquement du fait qu’elle semble être un document tangible, mais aussi parce qu’elle a été émise par la plus haute autorité catholique. La manière dont La Peyrère traite la chronologie est similaire à celle dont il traite d’autre aspects qui participent de l’histoire du Groenland comme, par exemple, les premiers Européens qui l’ont découvert et s’y sont établis. Contrairement à l’histoire de l’Islande où, comme nous l’avons vu, il exploite à plusieurs reprises les contradictions internes des récits qui en font leur objet, quand il se penche sur l’histoire du Groenland, peut-être aussi à cause de la pénurie de documents, il préfère asseoir son propos sur une comparaison entre les quelques documents ou récits qui en parlent. 5. La géographie dans la Relation de l’Islande et la Relation du Groenland Comme nous l’avons déjà vu, la manière dont La Peyrère aborde l’histoire islandaise est basée sur l’évaluation de la fiabilité des sources dont il dispose pour l’écrire. En revanche, lorsqu’il aborde la géographie islandaise, il adopte une démarche qui se limite souvent à rendre familiers des récits sur des phénomènes hors du commun. Aussi compare-t-il par endroits les phénomènes islandais dépaysants pour les lecteurs avec des références extraites de la mythologie gréco-romaine 48 . Par exemple, quand il évoque un lac qui se trouve au milieu de l’Islande et « qui exhale une vapeur si dangereuse, qu’elle tue les oiseaux qui volent par dessus », il le rapproche de l’Averne des Grecs, évoqué par Virgile au livre VI (236-240) de l’Énéide 49 . Ainsi, pour édifier ses lecteurs à propos de la nocivité extraordinaire du lac islandais, La Peyrère a recours à un exemple tiré de la littérature classique qu’ils étaient susceptibles de connaître et qui portait sur le célèbre lac censé se trouver à l’entrée aux Enfers qu’Énée a été obligé de traverser lorsqu’il était à la recherche de son père. En outre, pour essayer de trouver des informations vraisemblables à propos de la géographie du Groenland, La Peyrère se sert d’une méthode qui relève de la raison critique et qui ajoute à la comparaison entre les deux chroniques, danoise et islandaise, des informations fondées soit sur des 47 La Peyrère, Relation du Groenland, op. cit., p. 25-26. 48 Voir Anthony Grafton, New Worlds, Ancient Texts. The Power of Tradition and the Shock of Discovery (1992), Cambridge and London, The Belknap Press of Harvard University Press, 1995, surtout « Ch. 3. All Coherence Gone », p. 95-158. 49 La Peyrère, Relation de l’Islande, op. cit., p. 15-16. L’histoire et la géographie à l’épreuve de la pensée critique PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0017 265 expériences concrètes, soit sur la géographie des régions plus connues 50 . À ce propos, il traite, par exemple, du climat et des plantes groenlandais. Son point de départ est constitué par une contradiction au sein même de la chronique islandaise qui, d’une part, évoque le froment et les chênes de qualité supérieure, voire unique, qui poussent au Groenland et, d’autre part, soutient qu’aucune plante n’y pousse à cause du froid. À en croire La Peyrère, la contradiction est provoquée par les sources différentes dont la relation islandaise s’inspire. Pour élucider la contradiction, il confronte la chronique islandaise non seulement avec la chronique danoise, mais aussi avec des informations à propos de la Suède et de la Norvège. Le récit danois qui contredit la chronique islandaise en soutenant que les successeurs d’Éric le Rouge qui sont arrivés à l’intérieur des terres groenlandaises y ont découvert des terres fertiles est confirmé par des informations à propos des lieux européens plus familiers. Ainsi, dans une région suédoise placée à la même altitude que le Groenland, les récoltes sont généreuses. De plus, selon le témoignage des personnes dont la fiabilité est indubitable, il y a des endroits en Norvège où, même s’il fait plus froid qu’en Groenland, il y a deux moissons pendant le bref été.Du reste, La Peyrère ne se limite pas à traiter des phénomènes courants, mais s’arrête aussi sur des phénomènes inhabituels. Par exemple, il s’inspire de la chronique danoise pour évoquer un événement singulier qui s’est produit en 1308, après d’affreux tonnerres et un coup de foudre qui a complètement anéanti une église. Il s’agit d’une « tempête prodigieuse, qui renversa les sommets de quantité de rochers, et que des cendres volèrent de ces rochers rompus, en si grande abondance, que l’on croyait que Dieu les faisait pleuvoir pour punir les peuples de cette terre 51 ». Malgré la possible interprétation religieuse d’un phénomène aussi exceptionnel, La Peyrère adopte une démarche qui ne repose pas sur la religion, mais qui réunit des informations provenant d’un témoignage rapporté et des traités de géographie. Rapporté par l’ambassadeur de la Thuilerie, dont la crédibilité est incontestable 52 , à partir du récit d’un capitaine qui rentrait des îles Canaries, le témoignage remplit une double fonction, qui consiste à confirmer et à expliquer le mystère de la pluie de cendres qui s’est abattue sur le Groenland. À en croire le témoignage de l’ambassadeur, la pluie de cendres des Canaries avait été le résultat d’un enchaînement d’événements : un grand tremblement de terre avait provoqué l’effondrement des montagnes de feu dont le vent a transporté les cendres loin sur la mer. Selon La Peyrère, « il y a de l’apparence » ou, en 50 La Peyrère, Relation du Groenland, op. cit., p. 52-57. 51 Ibid., p. 95-96. 52 Ibid., référence qui se trouve à une page qui n’est pas numérotée. Ioana Manea PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0017 266 d’autres termes, il est vraisemblable d’attribuer l’événement exceptionnel du Groenland à la même cause que l’événement des Canaries 53 . L’écrivain fonde cette explication sur l’hypothèse des « montagnes ardentes » ou des « lieux souterrains » brûlants qui sont susceptibles de se trouver quelque part en Groenland et dont l’existence peut être autorisée par des exemples tirés de la géographie des endroits encore plus nordiques. Il est question de la montagne Hekla d’Islande « qui est beaucoup plus septentrionale, que n’est pas cette partie du Groenland [la partie qui avait été habitée par les Norvégiens] » ainsi que des montagnes ardentes des Lapons, « bien loin au-delà du cercle arctique 54 ». Outre les phénomènes surprenants dont les causes sont révélées, La Peyrère inclut dans sa relation sur le Groenland des phénomènes dont les causes demeurent inconnues. Il est, par exemple, question de l’aurore boréale, dépeinte comme une « merveille », à savoir comme un événement incroyable, qui défie l’intelligence humaine 55 . « Météore » consistant dans une lumière qui apparaît en hiver, en même temps que la lune, et qui éclaire le pays jusqu’au moment où le soleil se lève, la « lumière septentrionale » de Groenland peut également être observée en Norvège et en Islande si le ciel de la nuit est clair 56 . Conscient des doutes que la référence à l’aurore boréale peut susciter, La Peyrère choisit de l’insérer dans sa relation pour deux raisons principales dont l’une relève de la fiabilité de la manière dont elle lui a été présentée et l’autre d’un argument d’ordre expérimental. D’une part, l’écrivain élimine tout possible doute à propos de la compréhension du texte qui est sa source, car il se fie entièrement à M. Rets, qui est son traducteur 57 . D’autre part, un argument fort en faveur de l’existence du phénomène qui semble invraisemblable provient d’une expérience pratique, effectuée par un érudit dont la probité intellectuelle est indubitable. Il s’agit du célèbre, « très savant » et « très judicieux » philosophe Pierre Gassendi, qui l’a observée à plusieurs reprises, dont l’une au moment où, exceptionnellement, elle s’est manifestée partout en France 58 . Quoiqu’il se soucie de la vraisemblance des 53 Ibid., p. 97-98. 54 Ibid., p. 98. 55 Voir Furetière, Dictionnaire universel, t. II, op. cit., première entrée « merveille » : « Chose rare, extraordinaire, surprenante, qu’on ne peut guère comprendre. » 56 La Peyrère, Relation du Groenland, op. cit., p. 99-102. Voir aussi, à propos du « météore », l’entrée qui lui est dédiée dans Furetière, Dictionnaire universel, t. II, op. cit. : « […] Il y en a de trois sortes: Les ignées comme sont le tonnerre, les feux follets, les dragons ardents, les étoiles tombantes, et tous les autres phénomènes de feu qui paraissent en l’air. » 57 La Peyrère, Relation du Groenland, op. cit., p. 99-100. 58 Ibid., p. 102-104. L’histoire et la géographie à l’épreuve de la pensée critique PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0017 267 récits dont il dispose à propos de l’aurore boréale, La Peyrère ne cherche pas à percer les sources de cette dernière : « Je laisse aux curieux, qui sont plus entendus que je ne suis dans les raisons de la physique, à rechercher la cause de ce météore 59 ». Ce faisant, il restreint sa quête sur l’aurore boréale aux sources livresques auxquelles il applique sa pensée critique et exclut une recherche qui impliquerait des connaissances de physique susceptibles de relever de l’ordre pratique. Conclusion En traitant de la géographie du Groenland et de l’Islande, La Peyrère adopte une démarche qui est en général similaire à celle qu’il suit quand il aborde l’histoire de deux pays et qui consiste à tenter de distinguer ce qui est vraisemblable de ce qui ne l’est pas. Certes, il semble en partie tributaire de l’épistémologie gassendiste, qui repose sur une hiérarchie entre les différents degrés de la vraisemblance. Cependant, il ne s’arrête ni sur les concepts, ni sur les arguments théoriques spécifiques de la philosophie de Gassendi. En effet, son intérêt semble limité à une pratique intellectuelle qui permet d’identifier ce qui peut être considéré comme recevable parmi les informations à propos des régions aussi peu familières que le Groenland et l’Islande. Par conséquent, La Peyrère met en œuvre une pensée critique qui consiste à évaluer la crédibilité des sources livresques sur lesquelles il s’appuie pour écrire les deux Relations. Pour ce faire, il utilise une méthode qui consiste soit à identifier les incohérences internes de ces sources, soit à les rapprocher d’autres sources, livresques ou directes, représentées par des témoignages oculaires ou des expériences pratiques. Bibliographie Sources primaires a. Œuvres d’Isaac La Peyrère Relation du Groenland (1647), Paris, L. Billaine, 1663. Relation de l’Islande, Paris, L. Billaine, 1663. b. Autres œuvres Bayle, Pierre, Dictionnaire historique et critique (1697), t. III, Amsterdam, Leyde, La Haye, Utrecht, P. Brunel, S. Luchtmans, P. Gosse, É. Neaulme, 1740. Furetière, Antoine, Dictionnaire universel (1690), t. II, III, La Haye et Rotterdam, A. et R. Leers, 1701. 59 Ibid., p. 101. Ioana Manea PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0017 268 La Mothe Le Vayer, François de, Discours ou homilies académiques, I e partie (1664), IX. Réflexions sceptiques, dans Œuvres, tome III, partie II, Dresde, Michel Groell, 1756. — La Géographie du Prince (1651), dans Œuvres, tome I, partie II, Dresde, Michel Groell, 1756. Olivet, L’abbé d’, Histoire de l’Académie française, t. II. Depuis 1652 à 1700, Paris, J.- B. Coignard, 1730. Sources secondaires Burke, Peter, « History, Myth and Fiction : Doubts and Debates », dans José Rabasa, Masayuki Sato, Edoardo Tortarolo, Daniel Woolf (éds.), The Oxford History of Historical Writing, vol. 3. 1400-1800, Oxford University Press, 2012, p. 261-281. Ferreyrolles, Gérard, « Introduction générale », dans Gérard Ferreyrolles (dir.) avec la collaboration de Fr. Charbonneau, M.-A. de Langenhagen, B. Guion, A. Mantero, Ch. Meurillon et H. Michon, Traités sur l’histoire (1638-1677). La Mothe Le Vayer, Le Moyne, Saint-Réal, Rapin, Paris, Champion, 2013, p. 7-103. Gabriel, Frédéric, « Periegesis and Skepticism : La Peyrère, Geographer », dans José R. Maia Neto, Gianni Paganini, John Christian Laursen (éds.), Skepticism in the Modern Age. Building on the Work of Richard Popkin, Leiden, Boston, Brill, 2009, p. 159-170. Grafton, Anthony, New Worlds, Ancient Texts. The Power of Tradition and the Shock of Discovery (1992), Cambridge and London, The Belknap Press of Harvard University Press, 1995. Huppert, George, The Idea of Perfect History. Historical Erudition and Historical Philosophy in Renaissance France, Urbana, Chicago, London, University of Illinois Press, 1970. Popkin, Richard, Isaac La Peyrère (1596-1676). His Life, Work and Influence, Leiden, Brill, 1987. PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0018 L’impact des régences féminines sur la scène dramatique du dix-septième siècle B ERNARD J. B OURQUE U NIVERSITY OF N EW E NGLAND , A USTRALIA Dans son article sur la représentation théâtrale des reines régnantes, Laetitia Vedrenne souligne l’influence des circonstances sociopolitiques entre 1560 et 1661 sur la littérature dramatique française 1 . L’auteur nous fait remarquer que ces monarques sont généralement dépeints comme ayant des règnes infructueux. Les reines sont menacées non seulement par les hommes, mais aussi par leurs propres faiblesses féminines 2 . L’impact sur la société française des régences de Marie de Médicis (1610-1614) et d’Anne d’Autriche (1643-1651) se manifeste dans les pièces de théâtre de l’époque. L’acceptation croissante de la notion de régence par la mère du roi est tempérée par des doutes persistants sur la capacité des femmes à gouverner. Les années turbulentes pendant et après la régence de Marie de Médicis renforcent ces points de vue négatifs. En revanche, malgré les nombreux défis auxquels elle est confrontée, Anne d’Autriche réussit à maintenir la stabilité dans le royaume, créant l’image d’une régente puissante et capable. Le but de cet article est d’examiner l’influence des deux régences sur la manière dont la notion de pouvoir politique féminin est traitée dans les pièces de théâtre de l’époque. I. Marie de Médicis Marie de Médicis devint régente au nom de son fils Louis XIII à la suite de l’assassinat d’Henri IV le 14 mai 1610. La régence se termina légalement en 1614, mais Marie continua à exercer le contrôle total du gouvernement 1 Laetitia Vedrenne, « Representations of Ruling Queens on the French Dramatic Stage 1560-1661 », Cahiers du dix-septième : An Interdisciplinary Journal, XI, 1 (2006) : 253-268. 2 Ibid., p. 265. Bernard J. Bourque PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0018 270 jusqu’à son exil forcé trois ans plus tard. L’opinion dominante de la reine au dix-septième siècle est qu’elle était cupide, intellectuellement inférieure et politiquement incompétente 3 , notion soutenue par Honoré de Balzac. Dans l’introduction de son roman historique Sur Catherine de Médicis, l’auteur déclare que toutes les actions de Marie de Médicis étaient préjudiciables à la France : Marie a dissipé les trésors amassés par Henri IV, elle ne s'est jamais lavée du reproche d’avoir connu l’assassinat du roi […] ; elle a forcé son fils de la bannir de France, où elle encourageait les révoltes de son autre fils Gaston ; enfin, la victoire de Richelieu sur elle, à la journée des Dupes, ne fut due qu'à la découverte que le cardinal fit à Louis XIII des documents tenus secrets sur la mort d’Henri IV 4 . Jean-François Dubost soutient que cette caractérisation doit beaucoup aux attitudes de misogynie et de xénophobie qui prévalaient du vivant de la reine 5 . Toutefois, le comportement de Marie de Médicis lors de son exil au château de Blois ne contribua guère à dissiper l’image d’une femme ambitieuse, intrigante et indigne de confiance. En 1619, elle provoqua un soulèvement contre le roi son fis, conflit apaisé par le traité d’Angoulème. L’année suivante, elle relança la guerre avec l’aide d’une coalition de nobles. Défaite pour la deuxième fois, elle se réconcilia avec son fils et continua à fréquenter le Conseil du roi. Après une tentative infructueuse de faire remplacer Richelieu, Marie de Médicis se retira de la cour. Elle passa les dernières années de sa vie dans divers pays d’Europe. II. Les pièces de 1610 à 1643 La fondatrice légendaire et première reine de Carthage fait l’objet de trois pièces de théâtre durant cette période. Selon la mythologie grecque, Didon était une princesse phénicienne qui s’enfuit aux côtes de l’Afrique du Nord avec une suite nombreuse après l’assassinat de son mari par Pygmalion, roi de Tyr et frère de la princesse. Sur les côtes de l’actuelle Tunisie, elle fonda une nouvelle cité pour son peuple : Carthage. Afin d’éviter d’épouser Hiarbas, roi des Libyens, la reine alluma un bûcher et se jeta dans le feu, gardant ainsi son vœu de fidélité envers son mari assassiné. Dans l’Énéide, Virgile ajoute à l’histoire l’amour de Didon pour Énée, héros de la guerre de Troie. La reine 3 Voir Jules Michelet, Histoire de France au XVII e siècle, Paris, Chamerot, 1857. 4 Honoré de Balzac, Sur Catherine de Médicis, dans Œuvres complètes de H. de Balzac, 20 volumes, Paris, Houssiaux, 1855-1874, t. XV, p. 471. 5 Jean-François Dubost, Marie de Médicis, la reine dévoilée, Paris, Payot, 2009, p. 478. L’impact des régences féminines sur la scène dramatique PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0018 271 se suicide lorsque Énée quitte Carthage sur l’ordre des dieux de l’Olympe ; elle se poignarde avec l’épée que son amant lui avait laissée. La tragédie Didon se sacrifiant d’Alexandre Hardy fut probablement jouée pour la première fois en 1603, mais elle ne fut publiée qu’en 1624. L’idée d’écrire une tragédie au sujet d’une reine régnante est importante compte tenu de la suprématie de la loi salique en France empêchant les femmes de régner en leur propre nom. Mais Hardy n’était pas le premier dramaturge français à consacrer une pièce à la reine de Carthage. Étienne Jodelle avait composé sa Didon se sacrifiant vers 1555, cinq ans avant le commencement de la régence de Catherine de Médicis 6 . Nous ne pouvons donc pas caractériser cette pièce du XVI e siècle comme une sorte d’éloge du pouvoir politique féminin. Bien au contraire, puisque sa Didon est moins une reine puissante qu’une femme follement amoureuse, comme l’affirme Vedrenne : […] the accent is less on the royal status of the character than on her mortal condition: Dido is not so much the Queen of Carthage, as a [sic] unhappy lover, a sister, a betrayed hostess and a childless woman 7 . Contrairement à Didon, Énée choisit son devoir de fonder une nouvelle Troie en Italie plutôt que l’amour d’une reine ennemie. La pièce de Jodelle serait donc un message adressé au roi Henri II, comme l’affirme Sabine Lardon : Le personnage du Troyen Énée fournit donc un modèle politique au roi de France, lui rappelant qu’il faut assumer sa destinée prestigieuse, supporter avec une force virile les aléas de la fortune et ne pas s’allier à l’ennemi 8 . Hardy compose sa tragédie sous le règne d’Henri IV et quelques années avant le commencement de la régence de Marie de Médicis. Sa Didon ressemble beaucoup à celle de Jodelle. La reine néglige son devoir envers 6 Au seizième siècle, Jacques de la Taille et Gabriel Le Breton avaient aussi composé des tragédies, restées inédites, au sujet de Didon. Voir Alan Howe, « Introduction », dans Alexandre Hardy. Didon se sacrifiant, éd. Alan Howe, Genève, Droz, 1994, p. 22. Selon les frères Parfaict, Guillaume de la Grange avait fait joué sa Didon en 1576 (François et Claude Parfaict, Histoire du théâtre français, depuis son origine jusqu’à présent, 15 volumes en 3 tomes, Genève, Slatkine, 1967, t. II, vol. IX, p. 460). Le texte de la pièce est maintenant perdu. 7 Vedrenne, « Representations of Ruling Queens », p. 254. Nous traduisons « [...] l’accent est moins mis sur le statut royal du personnage que sur sa condition mortelle : Didon n’est pas tant la reine de Carthage, qu’une amante malheureuse, une sœur, une hôtesse trahie et une femme sans enfant. » 8 Sabine Lardon, « Didon se sacrifiant de Jodelle : étude de quelques échos lexicaux », Fabula / Les colloques, Jodelle, Didon se sacrifiant, URL : http: / / www.fabula.org/ colloques/ document2261.php, article consulté le 3 octobre 2023. Bernard J. Bourque PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0018 272 Carthage en raison de son amour passionné pour Énée. Suivant le modèle de Virgile, Hardy accentue les faiblesses de l’héroïne. Didon abandonne sa pudeur en rompant son serment de fidélité envers son mari assassiné, et elle détruit tout semblant de dignité royale en cédant à ses sentiments d’humiliation, de culpabilité et de rage lors du départ de son amant. Il est difficile de ne pas voir dans cette pièce une mise en garde contre le pouvoir politique féminin. Bien que la reine soit confrontée à une menace extérieure (Hiarbas, roi des Libyens), c’est son propre mauvais jugement qui conduit finalement à sa chute et à celle de son royaume. Didon reconnaît ce défaut fatal dans le quatrième acte de la pièce : Que dis-je ? où suis-je ? et quelle excessive manie Pipe d’un fol espoir ma misère infinie ? Didon, pauvre Didon, ne sens, ne sens-tu point De tes impiétés le remord qui t’époint 9 ? Plus tard, la reine parle de son « forfait adultère 10 », soulignant son abandon des principes de l’honneur et du devoir. Cela contraste avec Énée qui choisit d’obéir à l’injonction divine, accomplissant ainsi son destin. La femme cède aux tentations romantiques au détriment de son royaume, tandis que l’homme place l’honneur et le devoir au-dessus des émotions. Lequel des deux est le plus apte à gouverner ? Ce sexisme est conforme à la philosophie morale de la Renaissance qui se caractérise par une profonde méfiance à l’égard de la nature de la femme et par une croyance en sa tendance à se tromper, comme l’affirme Ian Maclean : […] in Renaissance moral philosophy, commonplaces drawn from the ancients which stress woman’s domestic rule, her need to be chaste, obedient, and faithful, her unsuitability for any public office, and her tendency to succumb to temptation are frequently encountered 11 . La deuxième tragédie qui met en scène la reine de Carthage appartient à Georges de Scudéry. Sa Didon fut représentée en 1636. Comme dans la pièce de Hardy, la reine ne tient pas compte du mécontentement de son peuple en voulant épouser le prince étranger. Lorsqu’elle est finalement abandonnée par 9 Hardy, Didon de sacrifiant, IV, 3 (v. 1335-1338). 10 V, 1 (v. 1738). 11 Ian Maclean, Woman Triumphant. Feminism in French Literature, 1610-1652, Oxford, Clarendon Press, 1977, p. 64. Nous traduisons : « [...] dans la philosophie morale de la Renaissance, les exemples tirés des anciens qui mettent l’accent sur la domination domestique de la femme, son besoin d’être chaste, obéissante et fidèle, son inaptitude à toute fonction publique et sa tendance à succomber à la tentation sont fréquemment rencontrés. » L’impact des régences féminines sur la scène dramatique PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0018 273 le héros troyen, elle ne pense qu’à ses propres sentiments plutôt qu’aux besoins du royaume. Vedrenne affirme : Both lovers refer to their respective oaths, yet Æneas has to break his to obey the gods, whereas Dido has broken her vow of chastity to Sychaeus for the pleasures of the flesh. The discrepancy between the fates of the two characters is obviously justified by the reason for the breach of their respective oaths and shows that Dido is, again, the most threatening force for her own realm 12 . La pièce de Scudéry n’est certainement pas une approbation retentissante de la notion d’une reine régnante. Sa Didon, comme celle de Hardy, met en scène un monarque gouverné par ses passions plutôt que par un jugement politique judicieux. La troisième tragédie au sujet de la reine de Carthage est La Vraie Didon, ou la Didon chaste de François de Boisrobert. La pièce fut jouée en 1642. Comme le titre l’indique, l’œuvre est une tentative de réhabilitation de la reine. Boisrobert fonde son héroïne sur la Didon de la mythologie grecque plutôt que sur la caractérisation de la reine légendaire par Virgile, discréditant ainsi « l’erreur et la calomnie de plusieurs siècles 13 ». Dans sa dédicace à la comtesse de Harcourt, le dramaturge écrit : C’est, Madame, la véritable Didon que je vous présente, cette Didon chaste et généreuse qui dans les violentes recherches du plus puissant Roi d’Afrique, aima mieux se donner la mort que de manquer à la fidélité qu’elle avait promise aux cendres de son Époux 14 . L’amour de Didon pour Énée ne fait pas partie de l’intrigue de la pièce. L’héroïne se poignarde devant les cendres de son mari, refusant de céder aux exigences du roi Hiarbas. Boisrobert accentue le caractère vertueux de Didon, cette épouse exemplaire qui refuse de trahir son vœu de chasteté envers Sychée. Cependant, la décision de la reine de respecter son devoir de fidélité conjugale entraîne la chute de Carthage. De nouveau, la reine est dépeinte comme manquant de perspicacité politique. 12 Vedrenne, « Representations of Ruling Queens », p. 259. Nous traduisons : « Les deux amants se réfèrent à leurs serments respectifs, mais Énée doit rompre le sien pour obéir aux dieux, tandis que Didon a rompu son vœu de chasteté envers Sychée pour les plaisirs de la chair. Le décalage entre les destins des deux personnages est évidemment justifié par la raison de la violation de leurs serments respectifs et montre que Didon est, encore une fois, la force la plus menaçante pour son propre royaume. » 13 François de Boisrobert, « À Madame la Comtesse de Harcourt », La Vraie Didon, ou la Didon chaste, Paris, Quinet, 1643. 14 Ibid. Bernard J. Bourque PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0018 274 Entre 1610 et le début de la régence d’Anne d’Autriche en 1643, nous avons deux tragédies qui mettent en scène Cléopâtre, reine d’Égypte 15 . La Cléopâtre d’Issac de Benserade et Le Marc-Antoine, ou la Cléopâtre de Jean de Mairet furent jouées en 1635 16 . Dans chaque pièce, l’héroïne est présentée sous un jour essentiellement positif. Au lieu d’une séductrice et d’une reine conspiratrice, comme le dépeignent les auteurs latins, nous avons une femme qui illustre les vertus de la fidélité conjugale. Comme l’affirme Mathilde Lamy, « son attitude digne lui permet de faire l’objet d’un spectacle réglé, qui met en valeur le tragique de son caractère : le monstre historique devient une héroïne mythique 17 ». Cela ne veut pas dire que le personnage est parfaitement vertueux, mais que son courage la transforme en figure digne d’admiration : […] ce qui est en jeu, c’est l’humanisation du héros tragique qui, coupable de fautes ou imputable de vices, amende sa conduite et se métamorphose en figure admirable, grâce à son courage. La reine égyptienne est en cela un exemplum et initie une poétique de l’admiration, en devenant une figure brillante, qui concilie crime et grandeur. Le monstre, celui que l’on montre du doigt, se métamorphose en une héroïne certes imparfaite, mais porteuse de valeurs 18 . Les deux tragédies voient le jour alors que Richelieu exerce un contrôle ferme sur le gouvernement français sous Louis XIII, le cardinal ayant triomphé de son alliée devenue adversaire Marie de Médicis. Il n’est pas anodin que Benserade dédie sa pièce au principal ministre à qui il déclare que l’héroïne de son œuvre conserve « l’honneur aux dépens de la vie 19 ». Mairet, lui aussi, cherche à obtenir l’approbation de Richelieu en mettant en scène une Cléopâtre renouvelée : 15 Mairet n’est pas le premier dramaturge français à écrire une pièce mettant en scène la reine d’Égypte antique : La tragédie Cléopâtre captive d’Étienne Jodelle fut représentée en 1552 ; Marc Antoine de Robert Garnier fut joué en 1578 ; Cléopâtre de Nicolas de Montreux fut représentée en 1594. Voir Parfaict, Histoire du théâtre français, t. II, vol. IX, p. 459-460. 16 Isaac de Benserade, La Cléopâtre, Paris, Sommaville, 1636 ; Jean de Mairet, Le Marc- Antoine, ou la Cléopâtre, Paris, Sommaville, 1637. La tragédie de Benserade fut jouée à l’Hôtel de Bourgogne, et celle de Mairet au théâtre du Marais. Voir Charles Mazouer, Le Théâtre français de la Renaissance, Paris, Champion, 2002, p. 331. 17 Mathilde Lamy, Cléopâtre dans les tragédies françaises de 1553 à 1662. Une dramaturgie de l’éloge, thèse de doctorat, Université d’Avignon et des Pays de Vaucluse, 2012, p. 320. 18 Ibid., p. 322. 19 Benserade, « À Monseigneur l’Éminentissime Cardinal Duc de Richelieu », La Cléopâtre. L’impact des régences féminines sur la scène dramatique PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0018 275 Le théâtre, école de vertu, ne devait plus proposer au public que des modèles de perfection. C’est précisément ce qui se passe dans Marc Antoine et c’est pourquoi la Cléopâtre de Mairet, ainsi que celle de Benserade, ressemblent à toute une lignée de femmes exemplaires qui devaient proliférer dans le théâtre français de 1635 20 . Après les jours conspirateurs de Marie de Médicis, il n’aurait pas été dans l’intérêt des dramaturges de présenter une Cléopâtre telle que l’histoire l’avait dépeinte. Une autre reine régnante qui joue un rôle principal dans les tragédies de la période en question est Élisabeth I re d’Angleterre. Le Comte d’Essex de Gauthier de Costes, seigneur de La Calprenède et Marie Stuard Reine d’Écosse 21 de Charles Regnault furent représentées en 1637 et publiées deux ans plus tard. Basée sur la relation personnelle entre le comte d’Essex et la reine Élisabeth, la tragédie de La Calprenède parle essentiellement de pouvoir, à la fois émotionnel et politique, comme l’affirme Guy Snaith : Although the depiction of the court in Le Comte d’Essex is not as dark as it would become in the later plays, the power games between the two groups, Essex and Southampton on the one hand against Cecil and Raleigh on the other, are nevertheless desperate. The emotional power is that of Essex over Elizabeth and Lady Cecil and is synonymous with the power of love 22 . Comme c’est le cas avec Didon, telle qu’elle est représentée par Hardy et Scudéry, ce sont les sentiments amoureux d’Élisabeth qui mettent son royaume en danger. À la première scène du deuxième acte, le secrétaire d’État commente les faiblesses de la reine qui ont conduit à la tentative effrontée de révolte d’Essex : Ah Ciel ! qu’est devenu cet esprit de clarté Cet esprit plein de flamme et de vivacité ? Cette rare prudence et la haute pratique 20 Philip Tomlinson, « Le Personnage de Cléopâtre chez Mairet et Corneille », XVII e siècle, 190 (1996) : 67-75, p. 70. 21 Antoine de Montchrestien avait composé une tragédie au sujet de la reine d’Écosse au début du siècle : L’Écossaise, ou le Désastre, Rouen, Petit, 1601. Élisabeth accepte les mauvais conseils de son conseiller et décide de faire exécuter Marie. 22 Guy Snaith, « The Portrayal of Power in La Calprenède’s Le Comte d’Essex », The Modern Language Review, 81, 4 (1986) : 853-865, p. 855. Nous traduisons : « Bien que la représentation de la cour dans Le Comte d’Essex ne soit pas aussi sombre qu’elle le deviendrait dans les pièces ultérieures, les jeux de pouvoir entre les deux groupes, Essex et Southampton d’un côté contre Cecil et Raleigh de l’autre, sont néanmoins désespérés. Le pouvoir émotionnel est celui d’Essex sur Elizabeth et Lady Cecil et est synonyme du pouvoir de l’amour. » Bernard J. Bourque PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0018 276 De la plus grande Reine et la plus politique Qui jamais ait porté le diadème au front 23 ? Guy Snaith déclare que La Calprenède n’est pas un dramaturge politique, même si le poète traite de l’usurpation et de la rébellion 24 . Nous soutenons que, bien que l’auteur ne soit pas ouvertement politique, il n’en est pas moins conscient de son sujet. Élisabeth est déchirée entre ses obligations de reine et ses sentiments de femme. À la première scène de la pièce, elle reconnaît que ses sentiments amoureux pour le comte d’Essex ont compromis sa responsabilité de protéger son trône : N’ai-je avec un sujet partagé ma puissance Ne l’ai-je relevé par-dessus sa naissance, N’ai-je soulé son cœur de gloire et de grandeur, Et ne l’ai-je honoré de mes propres faveurs, Pour aimer un ingrat ne me suis-je haïe, Que pour me voir de lui si lâchement trahie, Et tout ce que j’ai fait n’a pas eu le pouvoir De tenir un vassal dans son premier devoir 25 . Exposer les défauts et les faiblesses d’Élisabeth n’était pas une démarche dangereuse pour La Calprenède en raison de l’attitude de la France envers la reine protestante. D’ailleurs, la notion de rébellion dans le contexte d’un royaume dirigé par une femme aurait certainement créé des associations avec le comportement de Marie de Médicis dans les années qui suivirent sa régence. En 1637, la reine mère ne vivait plus en France, contrainte de séjourner dans divers pays d’Europe pendant plusieurs années. Le message subtil est un éloge du leadership de Louis XIII dans l’affirmation du contrôle sur le pays au détriment de sa mère et un renforcement de la croyance dans le système français qui exclut les femmes du trône. Dans Marie Stuard Reine d’Écosse, Regnault présente l’héroïne comme victime innocente de la reine d’Angleterre. Catholique, Marie était aussi reine de France par son mariage avec François II de 1559 à 1560. Regnault dédie sa pièce au cardinal de Richelieu : Véritablement Monseigneur, ce lui est un extrême avantage de ce qu’après avoir perdu le jour sur l’échafaud, vous lui voyez rendre l’honneur sur le 23 Gauthier de Costes, seigneur de La Calprenède, Le Comte d’Essex, Paris, s. n., 1639, II, 1 (v. 23-27). 24 Snaith, « The Portrayal of Power in La Calprenède’s Le Comte d’Essex », p. 858. 25 La Calprenède, Le Comte d’Essex, I, 1 (v. 5-12). L’impact des régences féminines sur la scène dramatique PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0018 277 Théâtre, et que si sa mort ne fut point vengée, au moins son innocence seraitelle défendue 26 . L’exécution de Marie est imputée aux mauvais conseils donnés à Élisabeth par son conseiller sans scrupules, le comte de Morray, et à l’incapacité subséquente de la reine protestante à se décider sur l’exécution. Quand Élisabeth décide enfin d’absoudre sa cousine, il est trop tard, l’exécution ayant déjà eu lieu. La reine anglaise exprime ses remords à la fin de la pièce : Il faut qu’auparavant que ce soleil se couche J’imprime un long baiser sur sa divine bouche. Il faut s’il m’est permis encore de lui parler Par de justes regrets ma perte consoler. Laver son sang de pleurs, et pour devoir suprême Rechercher cette Reine en cette Reine même. Considérez ses traits que j’ai défigurés, Et fermez ses beaux yeux autrefois adorés 27 . Morray est puni, lui aussi. Après l’exécution du duc de Norfolk - l’amant de Marie et autrefois favori d’Élisabeth - Morray éprouve de grands remords et est plus tard tué par des assassins écossais. Le message du dramaturge est clair : la reine sans royaume est totalement innocente, tandis que la reine anglaise fait preuve d’un jugement erroné en s’appuyant sur des conseils perfides. Vedrenne affirme : Regnault […] created a Queen whose incapacity to distinguish good from bad advice leads her to perform acts unworthy of her status 28 . Le sujet de la pièce aurait été populaire à l’époque, étant donné l’association de Marie avec la France en tant qu’ancienne reine consort et la réputation d’Élisabeth en tant que souveraine vacillante sujette à ce qui était perçu comme des fragilités féminines typiques. La comparaison inévitable aurait été faite avec la stabilité du règne de Louis XIII, non plus empêtré dans les intrigues perpétrées par sa mère, mais guidé par la main éclairée du cardinal de Richelieu. Une autre pièce de la période en question qui met en scène une reine régnante est Andromire de Georges de Scudéry. La tragi-comédie fut représentée en 1641. Devenue reine de Sicile à la mort de son père - le roi Hiéron - Andromire refuse d’épouser Siphax, prince de Numidie, à qui elle avait été 26 Charles Regnault, « À Monseigneur l’Éminentissime Cardinal Duc de Richelieu », Marie Stuard Reine d’Écosse, Paris, Quinet, 1639. 27 Renault, Marie Stuard Reine d’Écosse, V, 4 (v. 208-215). 28 Vedrenne, « Representations of Ruling Queens », p. 260-261. Nous traduisons : « Regnault [...] a créé une reine dont l’incapacité à distinguer les bons des mauvais conseils la conduit à accomplir des actes indignes de son rang. » Bernard J. Bourque PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0018 278 promise. La jeune reine aime plutôt Cléonime, souverain d’Agrigente. Une lutte de pouvoir s’ensuit. Andromire renonce au trône pour sauver la vie de son amant qui avait été capturé par des forces ennemies. Désespérée, elle boit un breuvage qu’elle croit être empoisonné, mais qui en réalité ne l’était pas. Le nouveau roi, Arbas, est, à son tour, destitué du trône par Jugurthe, roi de Numidie, en faveur d’Andromire. De nouveau, ce sont les sentiments amoureux de la reine qui sont accentués. Comme l’affirment les frères Parfaict, l’héroïne « ne garde aucune majesté dans ses discours, ni dans ses actions 29 ». La pièce a une fin heureuse, Andromire partageant son royaume avec Cléonime. Le message sous-jacent est le suivant : Une reine régnante a besoin d’un roi pour bien gouverner. Un thème similaire se retrouve dans l’unique pièce de La Mesnardière, Alinde, représentée pendant la saison théâtrale 1640-1641. L’héroïne éponyme de la tragédie est reine de Perse. Déguisée sous le nom de Perside, elle prend la fuite avec son amant, Léontin, prince persan, déguisé sous le nom de Canope, afin de ne pas épouser le roi des Parthes avec qui est fiancée contre son gré. Sans entrer dans les détails de l’intrigue, il suffit de dire que la pièce se termine par le suicide du prince et la mort imminente de la reine qui a été blessée par erreur d’un coup d’épée. L’accent est mis sur l’amour et l’infidélité, plutôt que sur des thèmes politiques. Avant de terminer cette section, nous devons parler d’une autre pièce qui traite du sujet des reines régnantes : La Pucelle d’Orléans de l’abbé d’Aubignac. Il est probable que cette tragédie en prose, publiée en 1642, ne fut jamais représentée. Cependant, l’adaptation en vers fut jouée soit en 1641, soit en 1642 30 . L’héroïne de d’Aubignac chante les louanges de la loi salique en réponse à la revendication anglaise au trône de France fondée sur la lignée féminine : Dieu qui pourvut les Français d’un cœur absolument incapable de souffrir la domination des femmes, leur inspira cette fameuse loi Salique, qui n’admet que les hommes à la succession de la Couronne : loi toute sainte dans son principe, vénérable à tous les autres Princes alliés, et pour jamais inviolable. 29 Parfaict, Histoire du théâtre français, t. II, vol. VI, p. 46. 30 La Pucelle d’Orléans fut mise en vers par Isaac de Benserade ou par Hippolyte-Jules Pilet de La Mesnardière. Voir Henry Carrington Lancaster, A History of French Dramatic Literature in the Seventeenth Century, 5 parties en 9 volumes, Baltimore, Johns Hopkins Press, 1929-1942, t. II, vol. I, p. 360. La pièce versifiée respecte essentiellement l’ordre et le contenu des répliques de la pièce originale. L’impact des régences féminines sur la scène dramatique PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0018 279 On ne verra point, comme on ne l’a point encore vu, que les Filles même prétendent la moindre part en la Couronne de leurs Pères 31 . La Pucelle prédit le règne désastreux de la protestante Élisabeth I re : […] la main d’une femme vous fera gémir sous la ruine des Autels, et l’oppression de la Justice 32 . En peignant une image négative du système anglais, d’Aubignac cherche à créer l’image opposée du royaume de France, celle d’une monarchie stable sous le règne de Louis XIII, comme l’affirme Deborah Blocker : Il semble qu’à travers la peinture des derniers moments de la vie de la Pucelle, d’Aubignac ait voulu pointer vers une période difficile, où le sacrifice de cette fille du peuple est présenté comme l’origine trouble mais nécessaire de cette stabilité monarchique dont pouvaient jouir les sujets de Louis XIII 33 . L’agitation qui a caractérisé la régence de Marie de Médicis et le comportement ultérieur de la reine mère ont largement renforcé l’opinion selon laquelle les femmes ne devraient pas gouverner le pays. À travers son héroïne, d’Aubignac invoque les affirmations misogynes selon lesquelles les femmes sont incapables d’occuper une charge publique en raison de leur nature émotionnelle et capricieuse. La Pucelle déclare aux Anglais : Il n’appartient qu’à vous de pouvoir être les esclaves d’une femme, et de porter le joug d’une insolente domination, où d’ordinaire la passion fait toute la suffisance, et le caprice toutes les règles du gouvernement 34 . 31 Abbé d’Aubignac, La Pucelle d’Orléans, Paris, Targa, 1642, III, 2, p. 81. Pour une édition moderne, voir Bernard J Bourque, éd., Abbé d’Aubignac. Pièces en prose, Tübingen, Narr Verlag, 2012 : 29-133, p. 89. 32 La Pucelle d’Orléans, III, 2, p. 82 ; dans Pièces en prose, p. 89-90. 33 Deborah Blocker, « La Pucelle d’Orléans (1640-1642) de l’abbé d’Aubignac sur la scène de monarchie absolue naissante », dans Images de Jeanne d’Arc. Acte du Colloque de Rouen, 25, 26, 27 mai 1999, éd. Jean Maurice et Daniel Couty, Paris, Presses Universitaires de France, 2000 : 164-166, p. 165. 34 D’Aubignac, La Pucelle d’Orléans, III, 2, p. 81-82 ; dans Pièces en prose, p. 89. Voir Jeanne Morgan Zarucchi, « Sovereignty and Salic Law in d’Aubignac’s La Pucelle d’Orléans », dans Actes de Wake Forest, éd. M. R. Margitic et B. R. Wells, Paris-Seattle- Tübingen, PFSCL, 37 (1987) : 123-134. Voir aussi Bernard J. Bourque, All the Abbé’s Women. Power and Misogyny in Seventeenth Century France, through the Writings of Abbé d’Aubignac, Tübingen, Narr Verlag, 2015, p. 69-72. Bernard J. Bourque PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0018 280 III. Anne d’Autriche Anne d’Autriche prit des mesures audacieuses pour assumer la régence à part entière après la mort de son mari, Louis XIII, en 1643. Leur fils, Louis XIV, n’avait que quatre ans. Les huit années de régence furent marquées par les événements tumultueux de la Fronde, une série de révoltes qui eurent lieu en France, en particulier à Paris, contre la politique centralisatrice de la Couronne. Anne subit des pressions pour renoncer à la régence en faveur de Gaston d’Orléans, l’oncle de Louis XIV. Les préjugés misogynes étaient au cœur de ces revendications dans les mazarinades, une série de pamphlets satiriques contre le principal ministre d’État — le cardinal Mazarin — et la régente : Reacting against Anne of Austria’s complete control, a fair number of them deplored the more general phenomenon of the ascendancy of women, or even their presumption to encroach upon the rights of men 35 . Avec l’aide de Mazarin, Anne réussit à vaincre les Frondeurs, renforçant ainsi l’autorité de la monarchie française. Louis XIV commença à exercer le pouvoir en 1651 ; Anne continua à jouer un rôle important dans le gouvernement de la France jusqu’à la mort de Mazarin dix ans plus tard. IV. Les pièces de 1643 à 1651 En ce qui concerne notre étude, l’une des pièces les plus importantes qui fut représentée sous la régence d’Anne d’Autriche est Zénobie de l’abbé d’Aubignac. Cette tragédie fut jouée en 1645 36 . Zénobie est l’incarnation de 35 Hubert Carrier, « Women’s Political and Military Action during the Fronde », dans Political and Historical Encyclopedia of Women, éd. Christine Fauré, Londres, Routledge, 2004, p. 53. Nous traduisons : « Réagissant contre le contrôle total d’Anne d’Autriche, un bon nombre d’entre eux déplorent le phénomène plus général de l’ascendant des femmes, voire leur présomption d’empiéter sur les droits des hommes. » 36 Bien que Lancaster pense que la pièce fut représentée pour la première fois en 1640, en raison d’une référence contenue dans l’une des lettres de Jean Chapelain, la prépondérance de la preuve soutient la position selon laquelle la pièce fut jouée pour la première fois en 1645. Voir les ouvrages suivants : Lancaster, A History of French Dramatic Literature in the Seventeenth Century, t. II, vol. I, p. 338 ; Jean Chapelain, Lettres de Jean Chapelain, éd. Ph. Tamizey de Larroque, 2 volumes, Paris, Imprimerie Nationale, 1880-1883, lettre à François de Mainard du 6 avril 1640, t. I, p. 598 ; Antoine de Léris, Dictionnaire portatif historique et littéraire des théâtres, Paris, Jombert, 1763, p. 459 ; Parfaict, Histoire du théâtre français, t. II, vol. VI, p. 117. L’impact des régences féminines sur la scène dramatique PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0018 281 la guerrière, car elle ne se contente pas de se battre au combat, elle est aussi la souveraine de son propre royaume, exerçant la régence au nom de son jeune fils après l’assassinat du roi Odenat. Dans cette pièce, l’auteur choisit de présenter des contre-arguments aux vues traditionalistes de la domination masculine dans les domaines de la guerre et du gouvernement. Lorsque l’empereur Aurélien affronte la reine, condamnant comme criminelle sa participation à la bataille, Zénobie affirme le droit de la femme à faire la guerre et, par extension, à régner : M’était-il défendue de conserver le titre d’Auguste à mon Fils comme son héritage ? Je l’ai fait : par les armes, il est vrai, mais cette autorité que les hommes s’attribuent de faire la guerre, est-ce un droit de la Nature ou bien une vieille usurpation ? La Souveraineté des Femmes est d’autant plus juste que la nature leur en a donné les caractères sur le visage, et les commencements dans le respect de tous les hommes 37 . Il est raisonnable d’interpréter le discours suivant de l’héroïne de d’Aubignac comme une allusion à Anne d’Autriche : La valeur seule est le titre pour commander, et si vous n’en avez point fait de lois, nous en avons fait des exemples. La vaillante Victoire règne encore sur les Gaules 38 . L’inclusion d’un thème féministe important dans la pièce peut être attribuée à la régence 39 . Comme nous l’avons vu, cela contraste avec les louanges de la loi salique et les déclarations sur l’incapacité des femmes à gouverner que l’on trouve dans La Pucelle d’Orléans, tragédie du même auteur, mais qui fut composée et publiée sous le règne personnel de Louis XIII à l’abri des troubles politiques liés à Marie de Médicis. De ce point de vue, l’abbé d’Aubignac peut être vu comme un opportuniste politique, soucieux de ne pas offenser ceux ou celles qui détenaient le pouvoir 40 . 37 Abbé d’Aubignac, Zénobie, Paris, Courbé, 1647, IV, 3, p. 99-100 ; dans Pièces en proses, p. 297. 38 Ibid. Voir Ian Maclean, Woman Triumphant, Feminism in French Literature 1610-1652, p. 192-193. Victorine était la mère de l’empereur gaulois Victorinus qui régna de 265 à 268. Après le meurtre de son fils, elle désigna Tétricas comme empereur. L’Histoire Auguste affirme que Victorine « avait toujours des audaces d’homme » (Scriptores Historiæ Augustæ, trad. David Magie, 3 volumes, Londres, Heinemann, 1932, t. III, Tyranni Triginta : 31.2). 39 Voir Derval Conroy, « Mapping Gender Transgressions ? Representations of the Warrior Woman in Seventeenth-Century Tragedy (1642-1660) », dans La Femme au XVII e siècle, éd. Richard G. Hodgson, Tübingen, Narr Verlag, 2002 : 243-254, p. 248. 40 Voir Bourque, All the Abbé’s Women, p. 76-77. Bernard J. Bourque PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0018 282 La notion de pouvoir politique féminin est également traitée dans deux autres pièces qui furent jouées et publiées sous la régence d’Anne d’Autriche : Sigismond (1646) de Gillet de La Tessonerie et Don Sanche d’Aragon (1649) de Pierre Corneille 41 . La Tessonerie dédie sa tragi-comédie à Anne d’Autriche. Bien que la pièce s’intitule Sigismond, elle se concentre sur Venda, reine de Pologne. Le duc Sigismond, général en chef des troupes du royaume, est amoureux de la reine. Il est accusé de plusieurs crimes par son rival, Philon, un autre général du pays. La reine fait arrêté Sigismond, qui prouve son innocence. Venda décide d’abdiquer en faveur du duc. À la scène V, 1, elle annonce à son Conseil son intention de quitter la Couronne : Faisant réflexion dessus cette aventure, J’ai tiré du profit de cette conjecture, Et veux, en vous quittant le Sceptre pour toujours, Passer dans le repos le reste de mes jours. Oui, tant de trahisons m’ont fait connaître Que pour vous gouverner vous demandez un Maître, Et ne pouvez souffrir qu’avec beaucoup d’aigreur Qu’une Femme commande à tant de Gens de cœur 42 . En réponse, son ministre d’État, Sifroy, présente une défense passionnée du droit des femmes à gouverner : Ah ! quittez ces pensées qui n’ont rien que d’injuste, L’Empire d’une Femme est d’autant plus Auguste Qu’on trouve en lui cédant, comme en obéissant, Une nécessité qu’on porte en naissant. […] Aussi nous confessons que de pareilles flammes Composent les esprits des Hommes et des Femmes, Qu’un même Dieu forma les nôtres et les leurs Sans qu’il ait fait les uns plus faibles ou meilleurs. Oui l’Âme, ce rayon de la grandeur Suprême, Par sa propre vertu fait son genre elle-même, Elle n’a point de Sexe, ou n’est mâle qu’alors Que la Gloire la porte à de nobles efforts 43 . Un tel discours aurait été extrêmement improbable sous le règne de Louis XIII. Dans sa dédicace à Anne d’Autriche, La Tessonerie vante les vertus de la reine Venda « dont le mérite a donné de l’admiration à toute la Terre » et dont 41 Ian Maclean fait référence à ces pièces dans son ouvrage Woman Triumphant, p. 192. 42 Gillet de La Tessonerie, Sigismond, duc de Varsau, Paris, Quinet, 1646, V, 1, p. 100. 43 Ibid., V, 1, p. 101-102. L’impact des régences féminines sur la scène dramatique PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0018 283 les rares qualités « forceront la Politique de son pays de faire justice à son sexe […] changeant en sa faveur la forme de l’État, qui n’admettait que des hommes au souverain gouvernement 44 ». Le dramaturge prétend ne pas faire de comparaison directe entre Venda et la reine régente puisque « de quelques vives couleurs, dont l’on se serve pour faire cette peinture, c’est un tableau qui ne vous ressemblera jamais, si les Anges n’y mettent la dernière main 45 ». La Tessonerie fait l’éloge de la régence d’Anne : Ici, Madame, j’aurais lieu de m’étendre sur les vertus Chrétiennes et Morales que votre Majesté possède, si je n’avais peur de violenter votre modestie et d’ennuyer votre Majesté par un discours, dont les triomphes de votre Régence ont informé pleinement tous les peuples de l’Europe 46 . Dans la pièce de Corneille, Isabelle, récemment devenue reine de Castille après la mort de son frère, le roi Alphonse, doit choisir un mari pour le bien du royaume. À la scène I, 2, elle déplore le fait que les femmes ne soient pas autorisées à gouverner seules : Que c’est un sort fâcheux, et triste que le nôtre, De ne pouvoir régner que sous les lois d’un autre, Et qu’un sceptre soit cru d’un si grand poids pour nous, Que pour le soutenir, il nous faille un époux 47 ! Ce discours féministe peut être considéré comme un hommage à la régence d’Anne d’Autriche. Isabelle déclare que ses prétendants sont motivés par une soif de pouvoir plutôt que par l’amour : À peine ai-je deux mois porté le Diadème, Que de tous les côtés j’entends dire qu’on m’aime, Si toutefois sans crime, et sans m’en indigner Je puis nommer amour, une ardeur de régner 48 . Conclusion Notre bref aperçu des pièces jouées et imprimées entre 1610 et 1651 révèle l’impact de deux régences féminines sur le théâtre français du XVII e siècle. Bien sûr, il a fallu limiter notre étude aux œuvres dans lesquelles les reines régnantes sont représentées. Ces pièces sont peu nombreuses, la plupart 44 Ibid., « À la Reine Régente ». 45 Ibid. 46 Ibid. 47 Pierre Corneille, Don Sanche d’Aragon, I, 2 (v. 97-199), dans Corneille, Œuvres complètes, 3 volumes, éd. Georges Couton, Paris, Gallimard, 1980-1987, t. II, p. 562. 48 Ibid., I, 2 (v. 101-104). Bernard J. Bourque PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0018 284 des ouvrages dramatiques de cette période mettant en scène une reine consort ou pas de reine du tout. Les années turbulentes de la régence de Marie de Médicis et le comportement rebelle de la reine mère qui s’ensuit renforcent largement l’attitude selon laquelle les femmes ne devraient pas gouverner. Dans les pièces de cette période, les reines régnantes sont dépeintes comme manquant de perspicacité politique, mettant leur royaume en danger en raison d’intérêts amoureux ou de la dépendance à de mauvais conseils. Sous le règne personnel de Louis XIII, la sagesse de la loi salique est hardiment proclamée. Avec la régence d’Anne d’Autriche, nous voyons la preuve d’une réévaluation de ces points de vue ou du moins d’une démonstration publique d’une réévaluation. Il faut souligner, cependant, que comme la régence de Marie de Médicis, celle d’Anne d’Autriche ne conduit pas les contemporains à croire à la sagesse d’avoir une reine régnante 49 . Avec la régence d’Anne d’Autriche, il y a, au moins, une reconnaissance dans certains secteurs de la société française qu’il existe des femmes dont des forces politiques sont dignes d’admiration. Il s’agit de celles - pour reprendre les mots de Gillet de La Tessonerie - qui portent « un cœur véritablement mâle et généreux 50 ». Bibliographie Aubignac, François Hédelin, abbé d’, La Pucelle d’Orléans, Paris, Targa, 1642. — Zénobie, où la vérité de l’histoire est conservée dans l’observation des plus rigoureuses règles du poème dramatique, Paris, Courbé, 1647. — Abbé d’Aubignac. Pièces en prose, éd. Bernard J. Bourque, Tübingen, Narr Verlag, 2012. Balzac, Honoré de, Sur Catherine de Médicis, dans Œuvres complètes de H. de Balzac, 20 volumes, Paris, Houssiaux, 1855-1874, t. XV. 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L’impact des régences féminines sur la scène dramatique PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0018 285 Chapelain, Jean, Lettres de Jean Chapelain, éd. Ph. Tamizey de Larroque, 2 volumes, Paris, Imprimerie Nationale, 1880-1883. Conroy, Derval, « Mapping Gender Transgressions ? Representations of the Warrior Woman in Seventeenth-Century Tragedy (1642-1660) », dans La Femme au XVII e siècle, éd. Richard G. Hodgson, Tübingen, Narr Verlag, 2002 : 243-254. Corneille, Pierre, Œuvres complètes, 3 volumes, éd. Georges Couton, Paris, Gallimard, 1980-1987. Dubost, Jean-François, Marie de Médicis, la reine dévoilée, Paris, Payot, 2009. Gibson, Wendy, Women in Seventeenth-Century France, Londres, Macmillan, 1989. Hardy, Alexandre, Didon se sacrifiant, éd. Alan Howe, Genève, Droz, 1994. La Calprenède, Gauthier de Costes, seigneur de, Le Comte d’Essex, Paris, s. n., 1639. La Mesnardière, Hippolyte-Jules Pilet de, Alinde, Paris, Sommaville, 1643. 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Force est de noter aussi que les autres protagonistes s’engagent dans ces multiples techniques rhétoriques, ce qui aboutit à la primauté de l’équivoque dans cette comédie. S’interroger sur ce déplacement discursif dans l’ensemble des dialogues du Misanthrope, c’est mettre en évidence ce mécanisme formel de l’écriture moliéresque. Si l’on admet que le discours - sous forme de stichomythie, de demi-vers ou de tirade - joue un rôle significatif dans la pièce, c’est que le langage indirect tend à nuire le plus souvent à l’efficacité de la communication, et contribue plutôt à la mésentente et au désaccord. Fondé sur une multiplicité d’échanges, Le Misanthrope fait une large place, par exemple, au langage dialogué de salon (II, 4). Ainsi, Molière se donne pour tâche ici d’examiner les limites réelles de toute conversation 1 . Il convient de faire remarquer d’ailleurs que L. Norman signale à quel point le discours indirect relève ici de la rhétorique dramatique 2 . Voltaire déplorait le nombre excessif de dialogues qui, selon lui, à refroidissait l’action de la pièce 3 . Il est certain que l’action 1 C. Mazouer, Trois comédies de Molière, Paris, SEDES, 1999, p. 86. 2 L. Norman, The Public Mirror: Molière and the Social Commerce of Depiction, Chicago, University of Chicago Press, 1999, p. 200. 3 Cité par M. Autrand, éd., Le Misanthrope, Paris, Livre de Poche, 1986, p. 152. Ralph Albanese PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0019 288 dramaturgique se ramène à une série de disputes ; en bref, on a du mal à entretenir autrui. Alceste se trouve au cœur des relations conflictuelles qui parsèment l’action. Ayant du mal à dialoguer, il se plaît d’ordinaire à rompre la communication avec les autres. Ainsi, E. Rallo Ditche a raison à ce propos d’évoquer « la crise du langage » à laquelle le protagoniste se trouve en proie 4 . Cette incapacité au dialogue se manifeste dès l’Acte Ier, où Alceste témoigne d’une volonté de se dégager de sa conversation avec Philinte (I, 3, vv. 442- 445). Examinons brièvement les éléments constitutifs du discours d’Alceste. On assiste chez lui à de multiples formules assertives : « Non, je ne puis souffrir cette lâche méthode/ Qu’affectent la plupart de vos gens à la mode » (vv. 41- 42) ; « Non, non, il n’est point d’âme un peu bien située/ Qui veuille d’une estime ainsi prostituée » (vv. 53-54) ; « Je veux qu’on me distingue… » (v. 63). Lors de ses scènes d’affrontement, sa langue se révèle intempérante, voire démesurée. Cherchant souvent querelle à autrui, Alceste fait preuve d’un langage excessif, et il ne cesse d’utiliser des termes discourtois. Ses nombreux accès de colère illustrant chez lui son manque de maîtrise de soi, on s’aperçoit de ses exclamations injurieuses et de son recours à plusieurs jurons (« Morbleu ! , » vv. 25, 180, 514 ; « Têtebleu ! , » v. 141). Les propos d’Alceste s’avèrent souvent impulsifs et brusques ; il témoigne, enfin, d’un goût de l’agressivité discursive. D’où sa tendance aux impératifs et à l’hyperbole : « Et si, par un malheur, j’en avais fait autant, / Je m’irais, de regret, pendre tout à l’instant » (vv. 27-28) ; « Et c’est n’estimer rien qu’estimer tout le monde » (v. 58) ; « … la cour et la ville/ Ne m’offrent rien qu’objets à m’échauffer la bile » (vv. 89-90) ; « C’est que tout l’univers est bien reçu de vous, » (v. 496). Le discours d’Alceste est souvent péremptoire, voire catégorique (« J’ai tort ou j’ai raison », v. 192) ; il a recours en plus à divers automatismes linguistiques. Enfin, il prend conscience du fait qu’il ne jouit pas d’une maîtrise linguistique (v. 1574) : il lui est impossible de retenir sa langue : « Allez, vous devriez mourir de pure honte » (v. 14) (voir aussi sur ce point les vers 53-54, 118 et 1410). De plus, il lui arrive de témoigner d’aphasie puisqu’il s’avère incapable de terminer sa phrase (« C’en est fait… Mon amour… Je ne saurais parler » [v. 1223] ; voir aussi le vers 1229). Alceste cherche à démolir les artifices sur lesquels repose le langage : « Je veux que l’on soit homme, et qu’en toute rencontre/ Le fond de notre cœur dans nos discours se montre » (vv. 69-70). Il se fait ainsi un idéal de la transparence linguistique. Il s’oppose alors aux tropes de langage dans la mesure où le discours doit en principe illuminer l’authenticité du moi. Aussi 4 E. Rallo Ditche, Le Misanthrope dans l’imaginaire européen, Paris, Desjonquères, 2007, p. 51. Les Enjeux du discours oblique dans Le Misanthrope PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0019 289 cherche-t-il une adéquation entre l’être et le paraître, entre le langage et la pensée. En raison de son agressivité verbale, le protagoniste s’oppose au « langage policé » propre à l’honnêteté mondaine des années 1660 5 . Hostile au discours figuré, il répugne par conséquent à toute expression ironique. Selon lui, le discours figuré provenant du langage déguisé, le discours doit servir exclusivement à transmettre la vérité. À en croire E. Rallo Ditche, Alceste se fait le champion de « l’univocité du langage » et de la liberté discursive 6 . Pourtant, il prend conscience du fait qu’il ne jouit pas d’une maîtrise linguistique (v. 1574) : il lui est impossible tout simplement de discipliner sa langue (voir aussi sur ce point les vers 14, 53-54, 118 et 1410, qui témoignent de la dégradation de son langage). La pièce commence par l’image du protagoniste dominé par la colère qui se livre au refus tranchant de débattre avec Philinte (v. 3). Enfermé en luimême, il refuse d’emblée toute discussion. Après s’être opposé aux rapports sociaux indifférenciés, Alceste affirme que le discours doit illustrer l’authenticité du moi : « Je veux que l’on soit homme, et qu’en toute rencontre/ Le fond de notre cœur dans nos discours se montre » (vv. 69-70). Il s’avère par la suite à tel point ahuri par le raisonnement de Philinte qu’il lui faut se réfugier dans le silence (vv. 180-181), et Philinte se rend compte alors de la vertu morale inhérente au silence (v. 182). À la scène trois, Alceste reprend son comportement à la première scène de la pièce. Perturbé à l’extrême, il ne veut plus entendre son ami (v. 442). Puis, il interrompt celui-ci en affirmant brusquement : « Point de langage » (v. 443). Aussi cherche-t-il à s’assurer du mutisme de Philinte. Ce dernier l’ayant accusé d’avoir dépassé les bornes de la sincérité (vv. 439-440), Alceste menace de se retirer de la société. La querelle entre les deux amis fait ressortir séance tenante la difficulté de toute réelle discussion ; à cela s’ajoutent les rebuffades que le protagoniste fait à Philinte. Notons aussi qu’Alceste interrompt Philinte dans cette scène à plusieurs reprises (vv. 101, 191, 193, 196 et 197). Il lui coupe aussi la parole trois fois de suite dans la petite scène trois (vv. 442, 443 et 444). Toutefois, quoique la scène d’exposition soit fort agitée et mouvementée, il convient de noter aussi que les deux personnages partagent une franchise réciproque ; il s’agit là d’un gage de leur amitié sincère. On a affaire ici à une communication spontanée et Alceste s’entretient sans ménagement avec Philinte 7 . 5 T. Malachy, Molière. Les Métamorphoses du carnaval, Paris, Nizet, 1987, p. 59. 6 Rallo Ditche, p. 26. 7 La mise en opposition des deux amis se manifeste sur plusieurs plans. À la droiture morale (« pureté ») d’Alceste s’oppose l’altruisme de Philinte. De plus, à l’opiniâtreté du protagoniste fait contraste l’indifférence de son ami. Au phlegme de Philinte s’oppose aussi la bile d’Alceste. Selon Philinte, s’engager publiquement avec autrui, c’est ne pas dévoiler ses vrais sentiments : force est, dans cette optique, de s’adapter Ralph Albanese PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0019 290 Il est évident que le discours d’Alceste s’inscrit dans le mode de la contradiction. Le protagoniste prend ainsi la parole le plus souvent pour contredire autrui. Lors de la scène des portraits (II, 4), il finit par être traité d’« esprit contrariant » (v. 672). À en croire C. Mazouer : « Le Misanthrope, qui est tout en conversation, semble le lieu même d’une méditation sur la réussite ou l’échec de la communication 8 . » Bien qu’il prône la sincérité, le discours d’Alceste se montre de temps à autre oblique. Dans la mesure où le discours indirect suppose une volonté de dissimulation, Molière met en évidence le manque de communication qui marque les rapports Alceste/ Philinte (I, 1) et Célimène/ Arsinoé (III, 4) 9 . Si l’on admet que la personnalité d’Alceste est marquée par l’esprit de contradiction, c’est que l’on est en présence d’un « atrabilaire amoureux » dont l’amour égocentrique et exclusiviste se révèle forcément mal assorti avec celui d’une coquette invétérée. En somme, Alceste apparaît comme une contradiction ambulante, c’est-à-dire, en opposition radicale avec les usages reçus et avec les idées qu’il prône lui-même. La célèbre scène du sonnet (I, 2), qui fait démarrer l’action de la pièce, illustre au mieux la problématique du discours oblique dans Le Misanthrope. Ce qui n’apparaît pas immédiatement de l’arrivée intempestive d’Oronte, c’est que le poète galant fait figure de rival auprès d’Alceste ; en principe, son sonnet devait être adressée à Célimène, qu’il ne nomme pas en l’occurrence (v. 305). Se présentant en courtisan habile, le poète n’aborde pas tout de suite la lecture de ses vers, et son discours inconséquent démontre à l’évidence qu’il se montre à l’affût de compliments ; toutefois, sa stratégie rhétorique finit par échouer. Oronte représente aussi le premier fâcheux dans dans la pièce en empêchant Alceste de s’entretenir avec Célimène. Mû par son vœu d’être l’ami d’Alceste, le courtisan mondain lui fait une série de louanges démesurées. À cet effet, il lui coupe la parole deux fois (vv. 262, 264). Volontairement et d’éviter qu’on se moque de vous. Alors que Philinte insiste sur la nécessité de se mettre en harmonie avec les normes établies, Alceste, lui, s’en prend à l’imposture mondaine et représente la figure marginale de la pièce. L’anomie du protagoniste s’oppose, enfin, à la sociabilité de Philinte. Citons à cet égard M. Vernet : « (Alceste) reproche à Philinte d’être phil-anthrope de la même façon qu’il est, lui, misanthrope » Molière, côté jardin, côté cour, Paris, Nizet (1991), p. 174. Voir, enfin, notre article, « Théâtre et anomie : le cas du Misanthrope, » Cahiers Internationaux de Sociologie, LXIV (1978), p. 113-126. 8 Mazouer, p. 82. 9 Signalant les divers registres linguistiques mis en jeu dans Le Misanthrope, G.Rudler met en valeur sa dimension oratoire : « Le Misanthrope est semé de tirades et de harangues ; le caractère oratoire en frappe à première vue… (Alceste) parle beaucoup et s’écoute parler ; on le voit autant qu’on l’entend, qui s’échauffe, se monte, s’exalte, éclate enfin, sur un juron » (G. Rudler, éd., Le Misanthrope, Oxford, Blackwell, 1947, xxxviii. Les Enjeux du discours oblique dans Le Misanthrope PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0019 291 distrait, Alceste ne tient pas compte des propos d’Oronte, ce qui fait ressortir le manque de communication entre les deux. Oronte prise alors l’importance de son discours (v. 261), Philinte et Alceste se communiquant à force d’apartés, ce qui donne lieu à une espèce de sous-dialogue comique. D’après leur « traité » (v. 339), Oronte l’implore de juger son sonnet « avec sincérité » (v. 340). Il va de soi que le protagoniste se heurte ici à un dilemme. Afin de ne pas blesser son interlocuteur, il diffère son jugement en se livrant à un artifice rhétorique consistant à faire semblant de s’adresser à une troisième personne (vv. 343-348). Ce recours à un destinataire fictif constitue un subterfuge discursif lui permettant d’atténuer sa critique du sonnet d’Oronte. Grâce à ces contorsions, il excelle à tergiverser au lieu de s’adresser à Oronte directement. C’est ainsi qu’Alceste cherche à manipuler l’échange avec le rimailleur. Désireux de ne pas attaquer Oronte de front, il ne peut s’en tenir qu’à la condamnation oblique du sonnet. Le poète, poussant le protagoniste dans ses derniers retranchements (vv. 374-375), Alceste arrive à une détente psychologique aboutissant à une explosion de colère, c’est-à-dire, une franchise totale. S’étant enfermé à plusieurs reprises dans le mensonge (« Je ne dis pas cela, » vv. 352, 358, 368), le protagoniste ne parvient pas à maîtriser l’art de feindre face à Oronte et se permet même d’interrompre ce dernier (vv. 352, 376). Sa longue tirade (vv. 376-416) renferme une critique vétilleuse du sonnet. Mû par l’irascibilité, sa passion maîtresse, Alceste tombe alors dans l’incivilité. Il convient de noter, enfin, que son recours au discours oblique de la politesse - un pur mensonge - évoque une certaine nostalgie vis-à-vis de l’idéal latent de la civilité propre à l’honnêteté mondaine en France dans les années 1660. Quant au rapport entre Alceste et Célimène, on peut avancer que le misanthrope vit en quelque sorte dans l’attente de la coquette. Se montrant désireux d’apprendre ses vrais sentiments à son égard, le protagoniste cherche avant tout à s’éclaircir (vv. 561-562). Aussi s’évertue-t-il à pousser Célimène à se déclarer. En raison de son aveu impersonnel - « Le bonheur de savoir que vous êtes aimé » (v. 503) - Célimène l’engage à se contenter de cet aveu (vv. 505-506). Face au scepticisme d’Alceste - il accuse sa maîtresse de duplicité (vv. 507-508) et se révèle donc désobligeant à son égard. Cette démarche accusatrice vis-à-vis de Célimène relève de sa rectitude morale. Celle-ci finit par se dédire en désavouant son aveu (v. 512) et révoque ainsi sa parole donnée. Ayant été interrompu par une suite de visites impromptues - à commencer par Acaste - Alceste s’avère de plus en plus consterné de ne pas se trouver seul avec sa maîtresse et se heurte alors à l’impossibilité de s’entretenir avec elle (v. 533). Si leur conversation est constamment remise - voir à ce sujet l’intrigue des Fâcheux - c’est que des importuns empêchent Alceste d’obtenir de la part de Célimène la réponse désirée, c’est-à-dire, l’aveu Ralph Albanese PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0019 292 de son amour (vv. 533-534) 10 . Les fâcheux servent donc à faire obstacle au projet d’Alceste. L’échange discursif entre les deux se trouve alors perpétuellement interrompu et Alceste supporte mal cette multiplication des fâcheux, ce qui met en valeur le théâtralisme farcesque de la pièce : (II, 4, Acaste ; Philinte, Eliante, Clitandre lors de la scène des portraits [II, 4] ; les Maréchaux en rapport à Arsinoé [II, 6] ; et, enfin, Du Bois [IV, 4]). Par ailleurs, la souffrance du protagoniste augmente en fonction de ces multiples interruptions. Remarquons que le désir d’Alceste qui « témoigne s’en vouloir aller » (II, 3) - mais finit par rester dans le salon de Célimène démontre son impossibilité physique de quitter le salon - qui sert en quelque sorte de métaphore du monde. Cette volonté paradoxale, chez Alceste, de rester en présence de Célimène doit servir à pousser celle-ci à choisir entre lui et ses rivaux. En proie a de nombreuses contradictions, Aleste fait preuve d’une personnalité marquée par la complexité. À cela s’ajoutent les rapports conflictuels entre lui et Célimène. Bien qu’elle ne manque pas de profondeur, celle-ci se montre coquette et pleinement extravertie. La médisance représentant, chez elle, la forme principale de l’art de plaire, elle brille dans la conversation mondaine. De plus, son caractère enjoué et passablement hédoniste lui permet de se réfugier souvent sous le masque de l’ironie (vv. 462, 509-510, 526). Cette jeune femme mondaine témoigne non seulement d’esprit - qualité indispensable à tous ceux qui veulent réussir dans la vie mondaine - mais aussi d’un esprit de repartie qui caractérise sa compétence discursive (vv. 707-710). En ce qui concerne son activité linguistique, il est évident que Célimène use du langage stylisé de la préciosité. Se refusant à la résolution univoque, elle s’avère obligée, on le sait, de refuser un aveu direct de son amour pour Alceste. Selon J. Guicharnaud, la langue précieuse faisant partie intégrante de l’identité de Célimène, elle coïncide alors « trop exactement » à cette langue qu’elle utilise 11 . Dans la mesure où la jeune veuve s’inspire tout à fait du discours précieux, elle prend plaisir à se cacher dans les équivoques. Puisqu’elle se fait aussi un idéal du « parfait amour » (v. 709) qui relève de l’éthique précieuse, elle s’inspire vraisemblablement du féminisme du XVII e siècle. Par ailleurs, elle adhère aux restrictions propres à la pudeur féminine (« l’honneur du sexe ») (vv. 1401-1406). Tout se passe, enfin, comme si l’héroïne se dérobait derrière une façade précieuse discursive insondable tout 10 On peut soutenir que le vœu le plus profond du protagoniste se manifeste dans sa quête de « l’aveu direct illuminateur » qui aura pour effet de le lier affectueusement à la personne de Célimène (Y. Kermanach, Molière ou la double tentation, Paris, Galilée [1980], p. 96). 11 Molière, une aventure théâtrale, Paris, Gallimard, 1963, p. 400. Les Enjeux du discours oblique dans Le Misanthrope PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0019 293 au cours de la pièce, et il convient de se reporter ici au jugement de C. Mazouer : « (Célimène) n’est heureuse que dans la réticence, les demi-aveux, les déclarations contradictoires et simultanées, donc mensongères, recule indéfiniment le moment du choix et de l’engagement unique » (94). Tout se passe alors comme si elle vivait dans la peur de se donner. C’est dans la scène des portraits (II, 4) que Célimène fait valoir sa supériorité discursive. Maîtresse de salon, elle se situe au centre de la conversation et dispose en plus d’un grand talent de portraitiste. Il faut tenir compte du fait que l’on assiste dans cette scène au discours indirect qui sous-tend les portraits, puisqu’elle excelle à railler les absents en signalant chez eux un défaut préjudiciable. Se livrant à la plupart des portraits satiriques dans Le Misanthrope, Célimène s’occupe de son univers social. Il importe de noter, d’autre part, qu’elle règle le jeu mondain des portraits en disposant du pouvoir de commencer ou de mettre fin aux descriptions orales (v. 731). Elle s’emploie en particulier à porter des jugements sur le style discursif des membres de son salon : Damon le raisonneur, « parleur étrange » qui ne dit rien « avec de grands discours » (vv. 579-580) ; Géralde, « l’ennuyeux conteur » (v. 595) ; et Bélise, dont « le sec entretien » et « le stupide silence » … « font mourir à tous coups la conversation » (vv. 601, 608-609). Force est, dans cette perspective, de ne pas alanguir la conversation et mieux vaut en l’occurrence relancer la discussion. Insistons aussi sur le fait que le « dire » de Célimène sert principalement à provoquer autrui en faisant rire son public. Aussi Clitandre lui demande-t-il à propos du jeune Cléon : « que dites-vous de lui ? » (vv. 623-624). Ceux que Célimène dénonce dans ses portraits sont marqués par une forme particulière de l’ennui et par un usage inadéquat du discours mondain. Remarquons aussi que les petits marquis estiment que Célimène est, dans ce contexte mondain, « sans défaut » et qu’ils tendent donc à l’idolâtrer (vv. 695-698). Ajoutons, enfin, que l’on approuve Célimène pour lui faire la cour en vue d’obtenir une faveur. Dans une scène d’affrontement verbal (III, 4), Molière montre à quel point les deux femmes rivales, Célimène et Arsinoé, brillent dans l’art de la parole. À en croire J. Brody, celles-ci représentent, dans Le Misanthrope, « les deux personnages les plus déloyaux entre tous 12 . » Elles échangent des coups de plus en plus directs et agressifs. Remarquons qu’au départ Arsinoé rejette l’offre de civilité que lui fait Célimène (vv. 878-879). Désireuse d’humilier la coquette, Arsinoé recourt à un détour rhétorique afin de dissimuler son amour-propre. Mettant en jeu un lexique moral et religieux, elle s’en remet aux valeurs dévotes (vv. 906-912). Quant à Célimène, elle s’en prend à la 12 « Dom Juan et Le Misanthrope, ou l’esthétique de l’individualisme chez Molière, » in J. Cairncross, éd., L’Humanité de Molière, Paris, Nizet, 1988, p. 130. Ralph Albanese PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0019 294 duplicité de sa rivale (vv. 913-916) et s’identifie plutôt aux valeurs mondaines (vv. 927-928). Contrairement au récit d’Arsinoé, elle cite le discours d’autrui pour renforcer l’authenticité de son récit (vv.937-944). Elle parvient alors à lui transmettre la vérité par le biais de la fiction. Dans la mesure où les deux femmes emploient le « on dit » venimeux de même que la formule « disaientils », on peut discerner, dans leurs discours, le passage brusque de l’expression oblique à l’expression directe. Agissant dans les coulisses, Arsinoé témoigne d’un caractère odieux. De plus, elle se montre bégueule, c’est-à dire, d’une pruderie affectée. À l’instar d’Alceste, la prude estime que le discours direct représente la base de la vraie amitié (vv. 879-884). Ainsi, elle fait valoir, face à Célimène, son « sincère avis » (v. 964). Arsinoé s’impose donc en rivale de Célimène, d’où leur duel verbal hargneux. Son discours est marqué par le franc-parler, c’est-à-dire, qu’elle se révèle tour à tour malicieuse, agressive et discourtoise. On ne saurait trop insister sur le fait que la méchanceté de ces deux personnages se manifeste par leurs échanges brutaux de vérités personnelles. S’interrogeant davantage sur les rapports conflictuels entre Célimène et Arsinoé, on s’aperçoit que, lors de leur confrontation à l’Acte III, la coquette a recours à la même syntaxe utilisée par Arsinoé. Passant alors à une attaque brutale (vv. 975-978), elle se livre à un portrait direct de son adversaire et insiste en l’occurrence sur son hypocrisie fondamentale. Elle use, du reste, de la litote pour mieux condamner la prude (vv. 959-960). Par ailleurs, conformément à la démarche d’Alceste face à Oronte (I, 2), les deux femmes tirent parti d’un point de référence fictif afin de valider leur critique. Dans son attaque acerbe contre la fausseté d’Arsinoé, Célimène réussit à démontrer que sa rivale, bien qu’elle se proclame dévote, s’avère dépourvue de charité : « Elle est à bien prier exacte au dernier point ; / Mais elle bat ses gens, et ne les paye point » (vv. 939-940). S’adressant à cette dernière franchement, elle arrive à retourner les arguments d’Arsinoé contre celle-ci. Du reste, face à Arsinoé, Célimène montre qu’elle s’y connaît dans l’art de la rhétorique. On assiste ici, selon R. Zuber, à deux interlocutrices chevronnées qui se combattent avec férocité 13 . En s’engageant dans une attaque directe contre Arsinoé, Célimène laisse tomber alors le masque de la politesse, de l’ironie respectueuses de la civilité. Les deux femmes s’adonnent ainsi à l’expansion rhétorique ; il s’agit, en somme, d’une série de répliques progressivement agressives : Indirect language gives way to direct, again with similar technique and effect, in two well-known scenes: Alceste’s outburst concerning Oronte’s 13 « Célimène parle clair, » in P. Aquilon, et al., éds., L’Intelligence du passé. Mélanges J. Lafond, Université de Tours, 1980, p. 267-274. Les Enjeux du discours oblique dans Le Misanthrope PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0019 295 sonnet, and the point … at which Célimène finally turns to a direct attack upon Arsinoé. In both cases we sense that the moment for direct expression has come : either Alceste’s indirect responses to Oronte’s questions have come as close to directness as they can without crossing the borderline, or the insinuations of Célimène and Arsinoé have become as patent as may be conceived while still retaining the verbal overlay of objective politeness 14 . On a affaire alors à des insinuations perfides lancées par les deux rivales. Leurs tirades se modelant l’une sur l’autre, il s’agit d’un cas de symétrie rhétorique. Molière réussit alors à mettre en pleine lumière cette bataille discursive entre la coquette et la prude. Remarquons d’autre part que Célimène et Arsinoé s’engagent toutes deux dans la parole fielleuse, et la jeune veuve ne se trompe pas quant à la possibilité d’adopter un jour la pruderie de sa rivale. Mentionnons, enfin, qu’Arsinoé ne manque pas de mettre en cause la réputation de Célimène, à savoir, sa vertu (vv. 1061- 1064) ; épuisée et vaincue, c’est la prude qui met fin à l’entretien (v. 1027). Célimène reproche ensuite à sa rivale de ne pas savoir plaire aux autres (v. 1026). Dans cette bataille vigoureuse, on s’aperçoit sans peine que la politesse a bel et bien servi à la fois d’arme d’attaque et d’arme défensive (vv. 984, 989-990). Il s’ensuit que l’art de plaire dissimule mal l’agressivité du moi : … l’art de plaire de l’honnête homme est conçu ici comme l’art de déguiser les appétits du moi, et c’est en ce sens que Le Misanthrope prolonge la réflexion des pièces précédentes. C’est un indice de la profondeur de la réflexion de Molière qu’il conçoive le masque, l’hypocrisie, l’imposture comme le fondement même de l’art de plaire qui caractérise la philosophie sociale de l’honnête homme 15 . Nous voudrions maintenant mettre en évidence quelques scènes saillantes tirées des Actes IV et V qui font ressortir non seulement la dialectique discours oblique/ discours direct mais aussi les relations conflictuelles qui continuaient à mettre aux prises Alceste et Célimène. Au début de l’Acte IV, le protagoniste souffre sous le coup d’une terrible révélation et cette scène fait penser à L’Ecole des Femmes où Arnolphe suffoque face à Horace (I, 4). De plus, à l’instar d’Arnolphe, Alceste entend diriger Célimène à sa guise. Normalement, usant du discours indirect, Alceste s’évertue à maîtriser sa colère, comme on l’a vu dans la scène du sonnet (I, 2). Après s’être livré à une suite d’attaques exclamatives (IV, 3, vv. 1277, 1330, 1336, 1415 et 1422), il dénonce le « détour » de Célimène, l’accusant explicitement de se dérober ici (v. 1346). Notons aussi que son discours se faisant grandiloquant, il recourt au langage 14 J. Cameron Wilson, « Expansion and Brevity in Molière’s Style, » in W. Howarth et al., éds., Molière: Stage and Study, Oxford, Clarendon, 1973, p. 102-103. 15 A. McKenna, Molière, dramaturge libertin, Paris, Champion, 2005, p. 81. Ralph Albanese PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0019 296 tragique (vv. 1311-1314). Adoptant une approche autoritaire vis-à-vis de Célimène (vv. 1357-1358), Alceste fait des récriminations devant elle et témoigne aussi d’un caractère agité, voire bouillonnant. Il va donc s’avérer en proie à la tyrannie du moi face à Célimène (IV, 4, vv. 1424-1432). Faisant preuve dans cette scène de multiples outrances de langage, le protagoniste s’emploie à s’exprimer directement à Célimène. Aussi s’empêtre-t-il dans un égocentrisme contraire aux règles de la bienséance. Passionnément épris de l’idéal de sincérité, il va finir par se contenter des apparences de fidélité de la part de Célimène : « Efforcez-vous ici de paraître fidèle, / Et je m’efforcerai, moi, de vous croire telle » (vv. 1389-1390). Dans leur deuxième tête-à-tête (IV, 3), Célimène refuse de se disculper face à Alceste et coupe court à toute discussion. Désireuse de se dérober, elle reste interdite face à ses accusateurs, Alceste et Oronte, qui la poussent à se déclarer (V, 3). À l’instar du poète précieux, Alceste s’évertue à rendre compte du silence de Célimène (vv. 1645-1646). Tous deux attendent patiemment alors la déclaration de celle-ci. Elle se révèle incapable de persuader les deux rivaux de ses sentiments réels, et son échec discursif s’avère problématique ici ; elle échoue là où Dom Juan réussit. Il convient de faire remarquer que la souffrance de Célimène relève de son incapacité réelle à se prononcer dans la scène précédente (V, 2, vv. 1629-1630). Ayant du mal à dévoiler ses sentiments, elle va se trouver coincée sur les plans physique et discursif (I, 4). C’est ainsi qu’elle exploite la présence des fâcheux afin de se défendre contre Alceste : « Que vous me fatiguez avec un tel caprice ! / Ce que vous demandez a-t-il de la justice ? / Et ne vous dis-je pas quel motif me retient ? / J’en vais prendre pour juge Eliante qui vient » (vv. 1649-1653). Célimène se plaint du fait que sa situation n’est guère normale : « Dites-moi si jamais cela se fait ainsi » (v. 1659). Soucieuse de l’idéal de la communication directe, la vertueuse Eliante refuse d’être la complice de sa cousine et réclame ici un idéal de sincérité. Humiliée, Célimène finit par se trouver démasquée et, par la suite, obligée de quitter son salon. Les petits marquis mettant en évidence la duplicité de Célimène, on laisse tomber alors le masque de la politesse. Après la lecture des billets compromettants, ses divers soupirants se retournent contre elle, et l’on assiste au départ progressif des dénonciateurs de la coquette. Elle échoue là où Tartuffe « réussit ». Dans la mesure où Le Misanthrope débouche sur la solitude de Célimène, le dénouement est marqué par le silence énigmatique de l’héroïne. Répugnant à laisser tomber le masque de la coquetterie, elle garde un ton équivoque au moment de sa « confession » à Alceste (vv. 1736-1747) 16 . Repoussant l’invi- 16 Se reporter ici à N. Peacock, « Lessons Unheeded : the Dénouement of Le Misanthrope, » Nottingham French Studies, 29 (1990), p. 19-20. Les Enjeux du discours oblique dans Le Misanthrope PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0019 297 tation d’Alceste de se retirer avec lui dans son désert, elle quitte la scène, et cette sortie illustre la rupture définitive du couple. Champion de l’amour exclusif, Alceste connaît un revirement décisif et finit alors par la rejeter catégoriquement : « Non : mon cœur à présent vous déteste » (v. 1779). Il ne lui reste, enfin, que de s’exiler, bien que ses amis veuillent lui faire changer d’avis. Au terme de cette étude, nous avons vu que, dans Le Misanthrope, l’atmosphère de la mondanité plane sur les rapports des personnages, d’où la primauté de la comédie sociale dans cette pièce. De plus, nous avons montré que ces personnages s’engagent dans un débat sur l’importance sociale de la civilité. Il va de soi alors que le rôle du langage oblique dans une société civilisée a été mis en évidence ici. Le discours indirect faisant partie intégrante des relations sociales dans Le Misanthrope, il suit de là que la vérité se communique de manière oblique dans cette comédie. Les normes sociomorales auxquelles se soumettent les gens du monde font contraste avec l’inadaptation sociale du protagoniste. Contrairement à Célimène, Alceste s’avère dépourvu de l’art de plaire et celui-ci prend conscience alors de son « faible » (v. 230). Puisque Molière prend à partie l’hypocrisie sous-jacente aux normes de l’honnêteté mondaine, il fait ressortir les problèmes inhérents à la société de cour, tel l’hédonisme. Si Alceste, lui, s’en prend aux intrigues de la Cour (vv. 1091-1098) et, par la suite, à la politique hypocrite des Grands, il juge sans doute que Célimène a été corrompue par les exigences de la sociabilité. S’insurgeant alors contre l’art du paraître, le salon représenterait pour lui le lieu suprême de la politique hypocrite. Étant perçue comme un univers inauthentique, la société de cour témoignerait de l’égocentrisme de tous, notamment les petits marquis et leur comportement mensonger. Dans la mesure, enfin, où Alceste refuse de se plier aux mots d’ordre de l’éthique mondaine, il s’attaque au code de la politesse (vv. 43-47) et condamne les éléments constitutifs des pratiques mondaines. Jean Mesnard a raison d’affirmer que l’ensemble des personnages du Misanthrope se conduisant sous le couvert des règles mondaines, se définissent par l’art de plaire 17 . Selon lui, la politesse étant un élément essentiel de la sociabilité, il s’agit de louer les présents en blâmant les absents (p. 869) ; il s’agit donc de plaire en dénigrant autrui. La civilité étant de rigueur dans le salon de Célimène, on s’aperçoit de la valeur tyrannique de la sociabilité, voire de la politesse. 17 « Le Misanthrope, mise en question de l’art de plaire, » Revue d’Histoire Littéraire de la France, 72 (1972), p. 863-889. Ralph Albanese PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0019 298 À en croire O. Ranum, les règles de courtoisie s’avèrent soutenues par l’absolutisme monarchique. 18 On assiste à cette époque à un règne de courtoisie : à la cour de Louis XIV, les divers comportements - vêtement, danse, gestes - sont dès lors minutieusement réglés. Grâce à la maitrise de soi, les courtisans de Versailles parviennent à intérioriser le code de politesse. Puisque l’art de plaire visait avant tout à dissimuler le moi, il convient de ménager l’amour-propre des autres. Les diverses formes de la vie sociale en France mettent en valeur ainsi le rôle primordial de la « dissimulation honnête 19 . » Il convient de faire remarquer, en dernière analyse, que Molière prend à partie, au cours de sa carrière de dramaturge, les mœurs du siècle, notamment la comédie du monde. Qu’il ait continué à démasquer l’imposture après Tartuffe et Dom Juan, cela paraît fort vraisemblable. Dans cette optique, Le Misanthrope serait l’ultime stade de la comédie politique chez Molière. 20 On peut envisager alors cette comédie comme une pièce de combat à la suite de Tartuffe et Dom Juan. C’est ainsi que R. Monod montre, en fin de compte, à quel point le « mensonge indirect » d’Alceste prend une valeur socio-politique dans les années 1660 en France 21 . 18 « Courtesy, Absolutism, and the Rise of the French State, 1630-1660, » Journal of Modern History, 52 (1980), p. 426. 19 « C’est le rôle de la ‘dissimulation honnête’ que de contraindre l’individu et de manifester dans des gestes, dans un maintien, dans des attitudes, le primat absolu des formes de la vie sociale. Le paraître doit devenir une façon d’être », J. Revel, « Les Usages de la civilité, » in P. Ariès, et al., éds., Histoire de la vie privée, III, Paris, Seuil (1986), p. 194. 20 Voir à ce propos R. Horville, Molière, Le Misanthrope, Paris, Hatier, 1981, p. 16. 21 « La comédie du Misanthrope ne joue pas tout à fait franc jeu. Tous les personnages sont des courtisans, égaux dans leur asservissement au culte du Roi. Mais on ne les voit pas ‘faire leur cour’. La censure royale ne l’eût pas permis. Molière s’est autocensuré pour que cette troisième grande pièce de combat fût jouée » (R. Monod, « Un ‘Misanthrope’ sans autocensure et sans héros, » Europe, [‘Gloire de Molière’], 523-524 [1972], p. 130). Je tiens à remercier Denis Grélé de ses excellentes suggestions lors de l’élaboration de cet essai. PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0020 From an Enclosed Universe to the Cartesian Vortex: Pascal’s, La Fontaine’s and Fontenelle’s Literary Representation of the Universe 1 J IANI F AN T SINGHUA U NIVERSITY , B EIJING Introduction In Pascal’s Pensées, the silence of the plural worlds after the concealment of God from the universe instills human beings with a sense of transcendental homelessness. Pascal’s sections embody the obsoleteness of an anthropocentric arrogance that humans can endow the universe with transcendental structure through their form-giving perception. Instead, from an anthropological perspective, Pascal witnesses an ungraspable explosion of the created cosmos into plurality in the wake of Copernicus’ and Bruno’s affirmation of new cosmologies. From a psychological perspective, humans undergo a distressing shift from a self-conceit based on a geocentric and a concomitant anthropocentric perception of the universe to some kind of existential crisis. From a soteriological perspective, after God conceals Himself from the universe, humans suffer from a nihilistic anguish, since contemplation of the universe no longer gives them any access to God. This is due to the decentralized views of the earth since the Copernican heliocentric system and other cosmic pluralisms and the consequential de-anthropocentrism and the potential absence of God in the universe. This paper demonstrates that this kind of existential crisis for humanity has been evidenced in Pascal’s depiction of alienation, and other philosophical and religious nuances. As a rigorously trained scientist who later converted himself to Christianity, Pascal dismantled supremacy of scientific knowledge on human conditions and devoted himself more to apologetics. Therefore, he is very savvy in giving a meticulous and convincing description of the cosmos in his Pensées 1 My research on this article was supported by Tsinghua University Initiative Scientific Research Program. Jiani Fan PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0020 300 and in echoing contemporaneous scientific discourses. These discourses constitute a psychological and even a spiritual direction for his readers. In other words, through demonstrating the unfathomable plurality of worlds and the infinite universe, his readers go through fear and shuddering. Only Christian discourses of cosmogeny and soteriology can solve the existential predicament for his readers. Different from Pascal, this cosmic pluralism does not trigger any sense of alienation for La Fontaine and he is nonchalant regarding its potential existential crisis depicted by Pascal. Subsequent to cosmic pluralism advocated by Bruno and other contemporary scholars, La Fontaine’s fable resorts to Democritean atomic cosmology in a composed manner. La Fontaine, a freethinker and libertine among atheists, a modern Epicurean, cherishes freethinking related to religious and moral issues. Since he does not cherish a staunch belief in God as the ultimate Creator in the cosmogony, La Fontaine endorses Democritus’ atomic components of the universes. Moreover, fable as a fictional literary genre and the parodic tone of his fable on Democritus render his attitude towards pagan cosmic plurality less objectionable for church authorities. Fontenelle, a skeptic regarding cosmic pluralism and the subsequent soteriological discourses, well versed in Descartes’ Vortex theory and astronomy, prefers to suspend his judgment on religious discourses and embrace scientific methods. Fontenelle’s accessible treatment of scientific disputes under the disguise of gallant literature facilitates him to disseminate hard-core cosmic pluralism based on Cartesian vortex among a large public. Intriguingly, he gives several accounts of the potential existence of extraterrestrial inhabitants in the register of probabilism instead of empirical evidence, which is unavailable or limited. Regarding this probabilism, Aristotle maintains that a probabilistic argument is the most pertinent method: “unlike the historian, the poet is not obliged to render truthfully what happens or has happened: he rather depicts what is probable and may happen” (Poetics,1451a-1451b5). His recourse to probabilism regarding plural worlds is very ingenious, because many issues related to cosmology are not demonstrable but can only be grasped by speculation, due to the limitation of human and mechanical organs. Thus, he justifies his application of fictional dialogues in the mode of probability to a scientific inquiry. Section one: “Center Everywhere, Circumference Nowhere” in the Infinite Universe In this section, we investigate Pascal’s cosmological conception of an infinite universe with center everywhere and circumference nowhere. From an Enclosed Universe to the Cartesian Vortex PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0020 301 Ancient and early modern theorists contend that God, instead of the universe, has center everywhere and circumference nowhere, because they believe in an omnipresent and infinite God. They adhere to Ptolemy’s geo-centrism and his conception of an enclosed and finite universe. Inspired by the Hermetic writer Hermes Trismegistus, many ancient, medieval, and early modern writers, such as the Neoplatonist Iamblichus, Rabelais, and Madame de Gournay, contend that the phrase “an infinite sphere whose center is everywhere and circumference nowhere” refers to the omnipresent God. They deem God as a perfect and infinite circle, because He situates Himself beyond the confines of time and space. Since this circle is immense and boundless, everywhere can be considered its center and therefore it is not enclosed by any circumference (De Gandillac 1943: 32-34). The Neoplatonists cherish a very optimistic view of humans, because they contain the sparks of divine immanence in their soul. Therefore, the infinite divinity is intelligible and accessible to us, as His most outstanding creatures, through contemplating the marvelous universe. Nevertheless, appropriating this banal phrase inherited from his predecessors, Pascal attributes the infinite sphere to Nature, instead of God Himself (De Gandillac 1943: 35-44). Pascal’s own account of the hidden God (deus absconditus) can be used as a justification for his refusal to ascribe the infinite universe to God. Impenetrable for human beings, after concealing Himself in the infinite universe and from human sight, God scarcely reveals Himself to humans. He imposes on humans an existential anxiety of solitude in the infinite universe. In consequence, humans will reject their previously overconfident assumption of themselves as privileged creatures compared to other beings. Therefore, they should humbly engage themselves with the constant search for Him and relish the merit in believing Him. Pascal explains this idea in his letter to Mademoiselle de Roannez: If God could be discovered Himself continually by men, there would be no merit in believing Him; and if He never discovered himself, there would be little faith. But He usually hides Himself, and rarely reveals Himself to those He wants to engage in his service. This strange secret, in which God has withdrawn, impenetrable in the sight of men, is a great lesson to carry us to loneliness far from the sight of men (Pascal, Lettres à Charlotte de Roannez, 1656, Pascal 1991: 1035-1036 2 ). Although nature still retains the intelligible marks of the omnipotent and omnipresent God, our perception and even our imagination can no longer grasp nor decipher this sublime and enigmatic image of God only through 2 This English translation is my own. Most of the English translations of the quotations from Pascal’s work are Honor Levi’s (Pascal 1999), expect those otherwise indicated. Jiani Fan PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0020 302 contemplating the universe. Many Christian apologists reject earthly pleasure that eudaimonia refers to. Instead, they direct human sights towards contemplation of God for other-worldly consolation. In Pascal’s view, different from Christian apologists, many ancient pagan philosophers indulge themselves in this eudaimonia, but never seek for other-worldly consolation. Pascal finds fault with the correlation between contemplation (theoria) and eudaimonia among many Greek and Roman philosophers, especially the Stoics and the Epicureans: Without this divine knowledge how could men help feeling either exalted at the persistent inward sense of their past greatness …? For unable to see the whole truth, they could not attain perfect virtue. With some regarding nature as incorrupt, others as irremediable, they have been unable to avoid either pride or sloth, the twin sources of all vice … For if they realized man’s excellence, they did not know his corruption, with the result that they certainly avoided sloth but sank into pride, and if they recognized the infirmity of nature, they did not know its dignity, with the result that they were certainly able to avoid vanity, only to fall headlong into despair. Hence the various sects of Stoics and Epicureans, Dogmatists and Academicians, etc. (Lafuma 208 / Sellier 240). Through contemplating the universe or the divine for their own selfinterested human flourishing and this-worldly happiness, for Pascal, the Stoics and the Epicureans, are complacent about their insights into natural laws and cosmological principles. They adopt, in fact, a nonchalant attitude towards the theory of the universe per se. These philosophers brandish the slogan of humans as the measure of all things that they inherited from Protagoras. They address anthropocentric concerns such as how to achieve a tranquil life and how to soothe our fear and anxiety through gripping the essence and laws of the universe. Thus, they can avoid natural disasters by virtue of this knowledge. Regarding this, Pascal disparages the ancient Epicureans’ smugness and self-aggrandizement. He casts his skepticism on their devotion to scientific investigation for the purpose of laying bare the enigmatic nature and subjugating the nature to human wellbeing. Under the banner of Francis Bacon’s “torturing nature in order that the nature reveals itself,” 3 this self-confidence of subjugating the universe through scientific 3 About Bacon’s claim of the torture of nature, Carolyn Merchant contends that for Bacon, early modern science “treats nature as a female to be tortured through mechanical inventions” and “strongly suggests the interrogations of the witch trials and the mechanical devices used to torture witches.” Through putting torturing nature and the witch trials in parallel, “the interrogation of witches as symbol for the interrogation of nature, the courtroom as model for its inquisition, and torture through mechanical devices as a tool for the subjugation of disorder were funda- From an Enclosed Universe to the Cartesian Vortex PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0020 303 inquiry has also been embraced and even augmented among many early modern scientists, especially by resorting to mechanical inventions such as telescopes and microscopes. Because of this fatal arrogance of conceiving the nature as corrupted and disregarding its dignity, in Pascal’s view, these ancient philosophers and early modern scientists boastfully inflate their own self-confidence, but they are unaware of their own corrupted nature. Sarcastically, using a similar geometrical metaphor of centers and circumferences to depict conflicting desires as clashing spheres, Pascal also alludes to a puffed-up pride and an insatiable lust for domination (libido dominandi) among postlapsarian human beings: It is unjust in itself for making itself center of everything: it is a nuisance to others in that it tries to subjugate them, for each self is the enemy of all the others and would like to tyrannize them (Lafuma 597 (série XXIV) / Sellier 494). When everyone wants to be the unique center, multiple selves cannot tolerate the existence of other centers. This concupiscence causes conflicts among selfcentered selves. For this reason, early modern libertines, such as Mitton, adopt a psychological and rhetorical tyranny to subjugate others. Mitton conceals his own egoistic motivations for the purpose of being loved by all, under the guise of flattery in his dialogues with his interlocutors. More lamentably, many inquisitive scientists are stirred by a self-obsessed curiosity (libido sciendi) and an intemperate conceit of the human consciousness. Libido sciendi, one type of concupiscence that Augustine condemns, refers to the transgression of human cognitive boundary. Tempted by an excessive curiosity, scientists engage themselves with natural science, and deviate their attention from religious devotion, which can remedy their disordered desire to know. 4 As Jean Mesnard insightfully remarks, this curiosity impels humans to unravel recklessly the secrets of nature, which ought to be contemplated silently and with an awestruck reverence (Mesnard 1993: 237). mental to the scientific method as power.” See Carolyn Merchant. “The Violence of Impediments: Francis Bacon and the Origins of Experimentation.” Isis 99.4 (2008), p. 732, n.3. 4 See Philippe Sellier. Pascal et saint Augustin. Paris : Colin, 1970, p. 175 and Saint Augustin, De vera religione, XXXVIII, 71, p. 129. Jiani Fan PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0020 304 Section Two: Pascal’s Epistemological Skepticism About Ptolemaic, Copernican and Bruno’s Cosmology and His Alternative Apologetic Cosmology Under the pretext of the will to truth but actually motivated by the lust for domination, Scientists and Catholic Church authorities investigate the universe and relentlessly accuse each other’s theories of the universe. In this section, we investigate how Pascal adopts an epistemological and even psychological skepticism against these conflicting discourses on cosmology, be they Ptolemy’s geocentric model of universe which has been fanatically embraced by the Church authorities, Copernican conception of Heliocentrism, or Bruno’s decentered multiple universes. After Pascal has dismantled these secular scientific accounts of cosmology, facing the invisible hidden God, his interlocutors are in the confrontation of the eternal silence of the plural worlds in the universe. This unsettling sublimity not only causes his interlocutors to fear and to tremble due to their dethronement from anthropocentrism and their feeling of transcendental homelessness, but also triggers them to marvel at the microscopic and microscopic cosmoses as a preliminary condition for apologists’ therapy of their desire. First, we probe into Pascal’s epistemological skepticism with regard to the dominant cosmological discourses of his epoch: When we humanly discuss the movement or the stability of the earth, all the phenomena of the movements and retrogradations of the planets follow perfectly from the hypotheses of Ptolemy, Tycho, Copernicus and many others who can do, of which only one can be true. But who will dare to make such a great discernment, and who will be able, without danger of error, to support one to the detriment of the others, ... without making himself ridiculous? (Pascal, Lettre au P. Noël, Pascal 1990: 524 5 ). In this paragraph, Pascal employs the Academic Skeptic’s method of arguing pro and con and thus cancels his predecessors’ arguments by exposing and opposing each other’s arguments. Undeniably, we conceive both geocentric model of the universe and the Heliocentrism from our self-centered view resulting from our own specific standpoint. Pascal exposes his readers to equally convincing pro and con arguments, creating an intellectual impasse. The reader becomes confused about their previous conviction in these dogmatic principles. This Academic Skeptic method stirs up a desire for true certainty in his readers’ soul. This intellectual impasse introduced by the Academic Skeptics has a “protreptic function,” which refers to “an utterance designed to instruct and persuade” (Force 2001). The impasse therefore opens 5 This English translation is my own. From an Enclosed Universe to the Cartesian Vortex PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0020 305 a space in readers’ mind for the introduction of new perspectives. Before delving deeply into Pascal’s new apologetic perspective, we should take a glance at the cosmological models which are susceptible to Pascal’s objection. In Ptolemy’s geocentric account of the enclosed universe, stars move around the earth. Moon is the closest to earth, then Mercury, Sun, and Mars are also circling around the earth, either clockwise or counterclockwise. In this world picture, the earth is static in the center, the other stars are also containers of the entire universe, and the spheres are solid and not transparent. Celestial map of the Ptolemaic system From Andreas Cellarius’ Harmonia Macrocosmica, 1660 On the contrary, in the Copernican heliocentrism, the earth revolves around its own axis and moves around the sun. Consequentially, Copernicus decenters earth in the cosmological narrative and attributes the illusion of its previous central position to our own quest for human sovereignty out of our own self-love. For Copernicus, our specific perception and conception of the cosmological system are derived from our position of observing the stars on Jiani Fan PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0020 306 the earth. This perception ignores the intrinsic spheric movement of the earth for twenty-four hours daily. Celestial map of the Copernican system From Andreas Cellarius’ Harmonia Macrocosmica, 1660 The shift of how one explains the phenomenon demonstrates the contingency of our self-claimed scientific and objective account of the universe. The observational data derived from where one stands constitutes only some circumstantial evidence. In other words, they are based on the relationality between a spectator and her observed spheres. This arbitrary deployment of the center caused by different observers’ perception in the whole universe can also be substantiated by fictional narratives contemporary to Pascal, such as the viewpoints of the extraterrestrial creatures fabricated by Kepler in his Somnium (1634) and the cosmic journey by Cyrano de Bergerac in The Other World: Comical History of the States and Empires of the Moon (1657). In these narratives, through optical geotropism of space travel and exchanging perspectives with alien creatures, these authors create an effect of defamiliarization of the world. This contingency of our observation makes Pascal’s phrase “an infinite sphere whose center is everywhere and circumference nowhere” susceptible to a shift from the physical multicentral universe to a polycentral universe perceived by scattered epistemological centers. Never- From an Enclosed Universe to the Cartesian Vortex PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0020 307 theless, in Pascal’s assessment, these two opposed models are both confined by the limitedness of our organs, even if telescope is applied as an extension of them and as a remediation of our defected corporeal organs. These two models demonstrate the expansion of our insatiable desire to comprehend and to grasp all after our downfall caused by relishing the Apple of Wisdom. Regarding this downfall, in the only existing fragment that Pascal mentions Copernicus in his Pensées, Pascal devaluates any investigation into the Copernican doctrine: Beginning. Dungeon. I agree that Copernicus’ opinion need not be more closely examined. But this: It affects our whole life to know whether the soul is mortal or immortal (Lafuma 164 / Sellier 196). The two points of view, from the earth and from the other planets, for Pascal, are only staging the interplay of the two perceptions, but cannot grasp nor demonstrate the intrinsic properties of the universe as they are. In this deanthropocentric world, when deviating themselves from the omniscient God, human beings can only obtain some pseudo-knowledge of the universe constructed by our own limited perceptions imprisoned in the dungeon. After evacuating Copernicus’ idea from his interlocutors, especially those who advocate for Aristotelian and Ptolemian geo-centrism and the concomitant egocentrism, Pascal introduces a new conception of the universe and a new perspective of evaluating the universe. He draws on and then supersedes Giordano Bruno’s cosmic picture of an infinite universe and multiple worlds. Bruno’s cosmology rejects the Copernican enclosed and finite universe with fixed numbers of stars, although in Copernicus’ conception, these stars are extending the limited numbers of existing spheres infinitely outwards. Instead, Bruno envisages an explosion of the centers of the multiple spheres scattered in the infinite universe. Consequently, given the multiple centers dispersed in the whole universe, Bruno also repudiates to attribute the sovereign ontological status to Sun or Earth as the center of the spheres, around which previously in the Copernican model other planets rotate. Therefore, he deprives Earth or Sun of any ontological supremacy or exceptional finality, since God has also created infinitely analogous planets in the multiple spheres. Bruno claims, God as the primary mover of this genesis of the universe, infuses the universe with His own intelligent soul, “as a principle of motion” (Copernicus 1985: Chap. I,8) . Jiani Fan PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0020 308 Frontispiece to Johann Christoph Gottsched’s Erste Gründe der gesamten Weltweisheit (First Foundations of Philosophy in its Entirety, 1 st edition, 1733), which is modeled after Bruno’s multiple spheres in the infinite universe In his short story, Jorge Luis Borges contends that after Bruno had delivered his fervent eulogy of the infinite universe, “seventy years later there was no reflection of that fervor left and men felt lost in space and time… the absolute space which had meant to liberation to Bruno, became a labyrinth and an abyss for Pascal.” Universe became “a fearful sphere, whose center is everywhere and whose circumference nowhere” (Borges 1964a: 189-192; Harries 1975: 5). Because of the omnipresence of God’s intelligent soul in the universe, Bruno, echoing Pascal’s phrase, affirms that the universe has multiple centers, but circumference nowhere. With a pantheistic vision, Bruno identifies God From an Enclosed Universe to the Cartesian Vortex PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0020 309 with the universe by diffusing the universal soul equally into each individual sphere. Contrarily, Pascal announces God’s concealment from the universe. This causes a nihilistic despair, fear and trembling among his interlocutors, due to the sudden collapse of their mainstay of existential significance. Imitating his interlocutors’ reaction to the aftermath of the cosmological and epistemological shift from an enclosed universe to an infinite cosmos, Pascal depicts the psychological shock caused by the labyrinths and abysses of infinity and nothingness in the macroscopic cosmos and the microscopic realms: Anyone who considers himself in this way will be terrified at himself, and, seeing his mass, as given him by nature, supporting him between these two abysses of infinity and nothingness, will tremble at these marvels … (Lafuma 199/ Sellier 230). We are floating in a medium of vast extent, always drifting uncertainly, blown to and fro … We burn with desire to find a firm footing, an ultimate, lasting base on which to build a tower rising up to infinity, but our whole foundation cracks and the earth opens up into the depth of the abyss (Lafuma 199/ Sellier 230). These “abysses of infinity and nothingness” correlate with the abysses and irremediable apertures in human beings’ faculties of perception and consciousness, as finite and ephemeral beings, compared to the eternal and omnipresent God. As Augustine confesses the human weakness regarding her consciousness: “To Your (God’s) eyes, the abyss of human consciousness is naked.” (55 Cf. ibid. 4.14.23: grande profundum est ipse homo. Conf. 10.2.2; trans. Chadwick). Because of our limited perceptive and rational faculties, we cannot grasp the two infinites of the infinitesimal and the undefinable magnitude. Therefore, we lose our firm foothold in front of the downfall of the previously self-claimed anthropocentric framework of the cosmology. In confrontation with the two unseizable infinities in the post-Copernican epoque, we fall into the pitfalls of vacancy and fail in the ambitious pursuit of building the Babel tower. Previously, we attempted to build the tour to reach the heaven and standardize human languages that God confused as a punishment of human arrogance. Nevertheless, the infinite universe indicates the impossibility of attaining the heaven and the multiple worlds predetermine the estranged status of languages not only among human beings but also between human beings and extraterrestrial creatures. Facing the inevitable downfall of the tower, we lament that “our whole foundation cracks and the earth opens up into the depth of the abyss” (Lafuma 199/ Sellier 230). Dismayed at the transition from the closed world to the infinite universe, without a stable anchoring or a shelter, we are in permanent exile in the infinite universe after being dethroned from a collapsing anthropocentric Jiani Fan PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0020 310 kingdom into abysses. Disoriented, we undergo a distressing experience of transcendental homelessness. In this post-Bruno context of the infinite universe, the transcendental homelessness refers to a kind of nihilism caused by the banishment of a geocentric universe from the cosmological narratives and the accompanying devaluation and even annihilation of previously human-oriented teleological narratives. Therefore, libertines, who are freethinkers in matters of religion and morality and one of the main targets of Pascal’s apologetics, utter an awe-inspired cry of their anguish “the eternal silence of these infinite spaces frightens me” (Lafuma 201 / Sellier 233). Now, new infinite numbers of spaces were affirmed by Giordano Bruno, in which the infinite universes were created by the supersubstantial God, who is unknowable and cannot be grasped directly through our senses (BOL I.1, 242- 247; Knox 2019). Confronted with this super-substantial principle and cause of all things, the libertines were intimidated by the collapse of their cosmological system and anguished about the silence. The silence is a symptom of the banishment of their own Epicurean gods from the universe who previously “give utterance with voices of a dignity to match their splendid appearance and great strength” (Lucretius 5.1161-1225; Long & Sedley 1987: 139) to attentive human ears. Regarding literary registers, this transcendental homelessness also harbingers the invalidation of “the old parallelism of the transcendental structure of the form-giving subject and the world of created forms” (Lukács 1987: 46). In other words, the explosion of the geocentric cosmos into an infinite universe also leads to an indefinite universe. The form of the universe, although not necessarily being amorphous, cannot be given a clear structure nor a definite circumference, although a disqualified human subject always harbors a compulsion for a form-giving and all-comprehensive narrative from her own narcissistic perspective. In term of this, Pascal’s fragmentary sections give a most appropriate account of humans’ expatriation from their sovereignty in a human-centered universe fabricated by their previously false consciousness. Therefore, human beings feel a kind of solitude and alienation. As Pascal cherishes a naturalistic account of the things in the universe, he inveighs against our anthropocentric impulse of tainting things with “our qualities and stamp(ing) our own composite being on all the simple things we contemplate” (Lafuma 199 / Sellier 230), because this mistake contaminates the purity of the things that we contemplate, in this context, the universe. Due to the abyss in human consciousness, in Pascal’s view, the abyss of the two infinites in the universe, causes us not only to tremble, but also to marvel. Following the transcendental impulse to Platonize the universe, as James Porter claims, many Christian authors also use natural sublimity as a sacred psychological technique for spiritual guidance towards Christian From an Enclosed Universe to the Cartesian Vortex PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0020 311 beliefs (Porter 2016: 115). In several paragraphs of Pascal’s section “Disproportion of Human Beings” cited above, Pascal depicts the transformative effects for humans in their confrontation with abyss from a sensation of depression to a sense of elevation to sublimity by the divine Grace. It is noteworthy that the section “Disproportion of Human Beings” belongs to the liasse “Transition of Knowledge of Man to Knowledge of God” (« Transition de la Connaissance de l’Homme à Dieu ») and is located before the constellation of fragments entitled “God” in Pascal’s own table of contents. Human anthropological status is situated in the transitional position from an inconstant miserable creature to a blessed receiver of divine Grace. Pascal elaborates on it further, especially through the psychological transcendence of sublimity: I want to show him a new abyss. I want to depict to him not only the visible universe, but all the conceivable immensity of nature enclosed in this miniature atom … For whom will not marvel that our body, a moment ago imperceptible in a universe, itself imperceptible in the bosom of the whole, should now be a colossus, a world, or rather a whole, compared to the nothingness beyond our reach? … I believe that with his curiosity changing into wonder he will be more disposed to contemplate them in silence than investigate them with presumption. (Sellier 230) The miniature atom, as a mirroring image of the macroscopic universe, encloses multiple worlds and an infinite universe like the celestial constellations. As James Porter penetratingly points out, the idea of God’s sublimity, which is embodied in abyssal realms, has far resonance with some late antique Church Fathers. In his Funeral Oration on Basil of Caesarea, Gregory of Nazianzus proclaims: “I am persuaded not to stand still at the letter nor simply to gaze at the things above, but to penetrate further and advance into the depth ( β θ χωρ β θ ) of the depth, calling one abyss after another abyss, and finding light through light, until I reach the farthest one.” A glimpse into the subterranean and infinitesimal realms 6 See Laurent Thirouin. « Transition de la connaissance de l’homme à Dieu : examen d’une liasse des Pensées ». In Dominique Descotes, Antony McKenna et Laurent Thirouin (dir.). Le rayonnement de Port-Royal. Paris : Champion, 2001, p. 351-368. 7 Translated by Papaioannou, S. Michael Psellos: Rhetoric and Authorship in Byzantium. Cambridge: Cambridge University Press. 2013, p.93. See James I Porter. The Sublime in antiquity. Cambridge University Press, 2016, p. 22, n.63. As Porter observes, this can be the Church Father’s appropriation of Lucretius’ abyssal and atomic cosmology: For as soon as thy philosophy, springing from thy godlike soul, begins to proclaim aloud the nature of things, the terrors of the mind fly away, the walls of the world part asunder, I see things moving on through all the void. The majesty Jiani Fan PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0020 312 exposes our sensual faculties to the abundance of incalculable elements. These infinitesimal elements constitute firmaments, earth, and stars and echo the celestial bodies, which human mind cannot fathom. It is the grandeur of the multitude of divine creation surpassing our comprehension that fascinates and shocks us. Nevertheless, at the same time, when we zoom out, we feel reassured because our body can be perceived as an imposing colossal in comparison with the infinitesimal worlds. And thus, we gain a sense of our own dignity. Referring to the sublime, Pascal delivers a eulogy of Christianity: For it teaches the righteous, whom it exalts, even to participation in divinity itself, that in this sublime state they still bear the source of all corruption, which exposes them throughout their lives to error, misery, death and sin … it so nicely tempers fear with hope through this dual capacity, common to all men, for grace and sin, that it causes infinitely more dejection than mere reason, but without despair, and infinitely more exaltation than natural pride, but without puffing us up. (Lafuma 208 / Sellier 240) In confrontation with the physical and existential abysses, Pascal ardently asserts two bolstering anchorages of certainty in our floating existence, God of Jesus Christ and intriguingly, the greatness of the human soul: Certainty, certainty, heartfelt, joy, peace. God of Jesus Christ. God of Jesus Christ. My God and your God. “Thy God shall be my God.” The world forgotten, and everything except God. He can only be found by the ways taught in the Gospels. Greatness of the human soul (Lafuma 913/ Sellier 742). Jean Mesnard asserts a connection between the last two versets, because the greatness of the human soul contains sparks of divinity, and it is an endowment by God’s mercy (Pascal 1991: 44-46). This grandeur of human soul cannot be confused with the human presumption which deems human beings has an equal force and ontological status as God. As a rational faculty attributed to human beings by God, Pascal asserts that “thinking makes the grandeur of a human being,” as embodied by the metaphor of the thinking reed: of the gods is revealed . . . At these things, as it were, some godlike pleasure and a thrill of awe seizes on me” (3.14-29; trans. Bailey,1910). From an Enclosed Universe to the Cartesian Vortex PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0020 313 Thinking reed. It is not in space that I must seek my human dignity, but in the ordering of my thought. It will do me no good to own land. Through space the universe grasps me and swallows me up like a speck; through thought I grasp it. (Sellier 231) In French moralists’ teachings, reed is a moralized metaphor, which refers to “a listless and feeble human, who yields easily, who has no firmness in his resolutions, who is a reed that bends to all winds” (Dictionnaire de L’Académie française). Pascal’s spiritual director, Monsieur de Sacy admitted that human beings, in their postlapsarian miserable condition, are swinging with wind and are agitated by their insatiable and disconcerting concupiscence. More deplorably, the whole universe, due to its unlimited spatial extensiveness and its eternality, cannot only engulf an ephemeral human as a speck, but can also crush him. Even without enlisting the whole universe to “take up arms to crash him,” although man is “a thinking reed,” “a vapor, a drop of water is enough to kill him” (Lafuma 200 / Sellier 231). Because of his own inconstancy, a human being is easily susceptible to any agitation. An inconsequential cause can reshuffle the whole geopolitical landscape, such as the imagined deformation Cleopatra’s nose by a bit would deprive her of Mark Antony’s love and would then decisively change the destiny of the Roman empire. Nevertheless, this figurative image embodying human feebleness can be transformed into a metaphor of a sturdy pillar in a soteriological narrative, thanks to the sacrifice of Jesus Christ for humans: “It is true that they are themselves nothing but reeds, which can be stirred by the slightest wind. But if a reed is only weakness in the hand of a man, it becomes firmer than a pillar in the hand of God” (De Sacy 1724: 316). Owing to the soteriological intention and the attentive hand of God, our intellect undergoes a transformative sublimation from the status of a wavering and fragile reed to a steadfast pillar. Our intellect, as a divine spark mirroring omniscience God, is urged by the Platonic impulse to transcend our confined corporeal status. In Pascal’s case, this intellect conceives purified and eternally valid geometrical forms when accounting for the infinite universe by the imagery of multiple centers and ever-extending circumference. At the same time, it purges sensual elements due to their contingency and malleability. Significantly, thanks to “a godlike power to transcend the finite” contained in her soul (Harries 1975: 10), human beings possess the competence of conceiving the nature as the infinite sphere without any fixed center. This competence indicates that they have already been endowed with the power to transcend their own perspectival restraints and to possess an a-perspective vision that can encompass the views from multicentral standpoints simultaneously. Jiani Fan PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0020 314 Section Three: Jean de La Fontaine and Pascal’s Assimilation of Democritean Atomic Cosmology Besides the prevalence of Ptolemy, Copernicus, and Bruno’s cosmological narratives, Democritus’ atomic cosmology has also triggered many criticisms in the early modern France. Many humanists and moralists attempt to appropriate it. In the fable “Democritus and the people of Abdera,” (Book 8, Fable 26) in the vein of a sarcastic praise of Democritus’ folly, Jean de La Fontaine caricatures laymen’s accusation of Democritus’ madness and their amateurish but revealing apprehension of his cosmology in front of Hippocrates: “Our citizen,” said the spokesman with tears in his eyes, “has lost his wits, alas! Study has corrupted Democritus. If he were less wise, we should esteem him much more. He will have it that there is no limit to the number of worlds like ours and that possibly they are inhabited with numberless Democrituses. Not satisfied with these wild dreams, he talks also of atoms—phantoms born only in his own empty brain …” (La Fontaine 2010: 78) The laymen’s lampoon of Democritus lies in a parody of his cosmology: since Democritus claims the multiple worlds like the earth, by deduction, there should also be numberless Democrituses dwelling on these worlds. According to W. K. C. Guthrie’s survey, Democritus is commonly considered the first Greek philosopher to attribute microcosm to human beings in ancient times. This Greek term microcosm connotates a well-organized world in contrast with a disordered chaos. The only attested literature that bears witness to this argument, according to Guthrie’s investigation, is a Christian Neoplatonist, David the Armenian’s text, “even so in man, who according to Democritus is a little world” (David, Prol. 38.14(Democri.fr.34); Guthrie 1962: 471). In light of Democritus’ own atomic assumption of the universe, this statement is well grounded, because the universes and Democrituses are consubstantial cosmoses composed of atoms and follow the same atomic laws in their cosmogony and ontology. Therefore, in Democritus’ conception, the multiple universes not only juxtapose with each other in parallels, but also interlock with each other. Ridiculing the people of Abdera as fools, as the foolishness of the Abderians was proverbial among the ancients and even assented in some nineteenth-century texts (cnrtl.fr), La Fontaine insinuates the theory of multiplicity worlds and the possible inhabitants in other universes into his fable. Meanwhile, as a fictional genre, fable also rescues him from the persecution due to the religious and scientific conflicts about these theories at that time. From an Enclosed Universe to the Cartesian Vortex PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0020 315 In the section “Disproportion of Human Beings,” Pascal speculates on and depicts this corresponding and interlocking status between multiple microcosmoses and microcosmoses in a more realistic and elaborated fashion: Let him see there an infinity of universes, each with its firmament, its planets, its earth, in the same proportions as in the visible world, and on that earth animals, and finally mites in which he will find again the same results as in the first; and finding the same thing yet again in the others without end or respite, he will be lost in such wonders, as astounding in their minuteness as the others in their amplitude. (Lafuma 199/ Sellier 230) In the same vein of Democritus, Pascal demonstrates that microcosmoses encompass similar microcosmoses and microcosmoses containing infinitely small universes, like Russian nesting dolls. These universes contain the same creatures. Unlike Democritus’ pure speculation, this observation has been attested by the empirical evidence provided by the mechanical extension of human organs, such as telescopes and microscopes, in Pascal’s time. In Jorge Luis Borges’ estimation, Pascal may instead draw on Anaxagoras’ everythingin-everything principle that “in everything there is a share of everything” and thus these identical universes include each other (Borges 1964b: 100). Nevertheless, as a Christian apologist who believes in God as the ultimate Creator in the cosmogony, Pascal does not endorse Democritus’ atomic components of the universes. Jiani Fan PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0020 316 Section Four: Cartesian Vortex and Extraterrestrial Creatures in Bernard le Bovier de Fontenelle’s Plural Worlds Plurality of Worlds. Frontispiece from Entretiens sur la pluralité des mondes (Conversations on the Plurality of Worlds, 1686), by the French writer and philosopher Bernard le Bovier de Fontenelle (1657-1757). Analogous to Bruno’s model of cosmos and atomic cosmology, Fontenelle’s fictional dialogue Conversations on the Plurality of Worlds also asserts the explosion of plurality of worlds in an infinite universe. Nevertheless, harboring a dissident scientific theory from his two predecessors, Fontenelle adduces the Cartesian theory of vortices to account for the plurality of worlds. More intriguingly, his assumption of the existence of extraterrestrial creatures which are not susceptible to the Christian soteriological narrative, causes conflicts with orthodox church doctrines about the salvation of Adam and his postlapsarian offspring by Jesus Christ. Moreover, From an Enclosed Universe to the Cartesian Vortex PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0020 317 although his epistemological skepticism which judges the veracity of an argument is strictly based on empirical evidence, his probabilistic argument unfolded in the conversations makes his scientific conviction about the cosmology more malleable and open to dispute. The Grand Cosmic Theatre, frontispiece of the 1686 Fontenelle’s Entretiens. Bibliothèque de l’Observatoire de Paris Fontenelle accuses many philosophers, probably implicitly referring to Aristotle, Plato, and Ptolemy, of purely speculating on Natural Philosophy based on the invisible and of devaluing what are visible, due to their curiosity and poor eyesight. Instead, Fontenelle compares the universe to an opera house. As the frontispiece of the 1686 edition of his Entretiens shows, Fontenelle strives to “draw back the curtain” (Fontenelle 1990: 11-12) and to reveal the hidden wires causing the movements of the universe in the watchlike mechanical systems behind the scenes. Intriguingly, Fontenelle no longer attributes these wires to the prime mover of a Christian God, nor to other mechanic systems in the Copernican heliocentric world, but to the Cartesian vortex. Pierre Connes assumes that the cumulus-like clouds, which create an effect of the irregular shape of the stars in the frontispiece “the grand cosmic theater,” only have a decorative function (Connes 2020: 313). Different from Jiani Fan PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0020 318 his supposition, I contend that through the art technique of -l’ these cumulus clouds embody three-dimensional vortices, ever-evolving constellations of stars and assembles of subtle and small air particles, instead of singular stars. The illustration in Descartes’ Principles, Pr. III 53, shows Descartes’ conception of the universe composed of vortex and the meandering line from N to 8 and upwards as a trajectory of a comet. The comets are merely planets that belong to a neighboring vortex. Their motion was toward the outer edges, but that vortex perhaps being differently compressed by those that surround it, is rounder on the top and flatter on the bottom, and it’s from the bottom that we see it. Those planets which have begun to move in a circle at the top do not foresee that at the bottom they’ll run out of vortex, because it’s as if it were crushed there. To continue their circular motion, they must enter into another vortex, which we’ll suppose is ours, and cut across its outer edges (Fontenelle 1990: 84). The uneven edges of the vortices are caused by the unequal pressures from other vortices adjoining one vortex. These pressures disfigure their form that is configured usually by their constant circular movements around the rotating central planet. This distortion of edges leads to the propensity of the From an Enclosed Universe to the Cartesian Vortex PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0020 319 matters, such as comets which are highlighted here, moving from one vortex to another due to the centrifugal force. This centrifugal force is resulted from the matter’s natural tendency to follow a straight force in a circular movement. When comets come to a vortex band after being pushed by this centrifugal force, a “radially-directed, outward tendency to flee the center of rotation” (Slowik 2017), they can be pulled into the circular movements of other vortices. The plural worlds composed of vortices are undergoing dynamic and perpetual reconfiguration. In the frontispiece illustrating the Entretiens above, we can see many smaller vortices insert themselves into the little empty space between two adjacent large vortices. Fontenelle’s text witnesses to this phenomenon: When two vortices that connect by their adjacent faces leave some slight void beneath where they meet, as must often happen, then Nature, who manages her territory well, will fill the void for you with a little vortex or two, perhaps with a thousand, that don’t inconvenience the others and still remain one, two, or a thousand systems more…I bet that although these little systems were only made to be thrown into the corners of the universe which could otherwise have been useless, and although they’re unknown to the other systems that touch them, they’re nonetheless quite content with themselves (Fontenelle 1990: 67). These little constellations of vortices constitute self-sufficient systems. Meanwhile, Nature keep on proliferating them, in order to immediately occupy the void. Because Descartes identifies extension with matter, he embraces the idea of the plenitude of the universe and the absence of void, which Fontenelle also advocates. These subtle and tiny matters which immediately fill the void, in the cartesian vortex theory, refer to ether. This theory of ether and vortices dispersing and occupying whole universes can find justifications in the Christian doctrine - the potentia or plenitude principle of God. Lovejoy explains this principle in detail: “no genuine potentiality of being can remain unfulfilled, that the extent and abundance of the creation must be as great as the possibility of existence and commensurate with the productive capacity of a ‘perfect’ and inexhaustible ‘Source,’ and that the world is better, the more things it contains” (Lovejoy 1960: 52). In the Fontenelle’s passage quoted above, Fontenelle capitalized the term, Nature. As the fountain of the genesis and the prime mover of the universe, the Nature can be referred to God. Thanks to His inexhaustible capacity of production, He fulfills this potentiality of His that should be fully fulfilled. That is why He fills the void between adjoining vortices with other matters and vortices to render the space useful. Nevertheless, these ever-proliferating vortices constitute mul- Jiani Fan PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0020 320 tiple worlds that potentially transgress the orthodox perception of the existence of only one geocentric enclosed universe in Christian soteriology. Like many theories of multiple worlds from ancient times to the early modern period, such as that of Democritus and Nicolas of Cusa, Fontenelle’s conception of plural worlds triggers controversies among Christians, especially due to his assumption of the existence of extraterrestrial creatures. Fontenelle delivers this message through the Marquise’ conjecture of the existence of creatures on Mercury, Venus, and Jupiter. The Marquise becomes more and more well versed in the subject of the plurality of universe after the male protagonist’s didactic inculcation (although this fiction of mansplaining is also questionable): “I understand,” said the Marquise, “that the weights of things regulate the ranks very well. Would to God that there were something similar to regulate us, which would fix people in those positions to which they’re suited by nature” (Fontenelle 1990: 54). The Marquise’s assumption has been approved by the male protagonist of the dialogues later, although neither the Marquise nor does he consent that these extraterrestrial creatures are necessarily human beings. Fontenelle admits the existence of extraterrestrial creatures, when he mocks Aristotle and Alexander’s attitude towards the potential inhabitants on the Moon. Aristotle’s geocentric universe asserts the finite space and eternal time, but rejects the idea of the existence of inhabitants in other planets. This vision has also been advocated by Christian Church Fathers for long time. Fontenelle teases Aristotle’s depletion of extraterrestrial inhabitants on the Moon on the grounds of ideological, instead of scientific concerns. Aristotle should have grasped all truth related to natural philosophy and should have rationally embraced the idea of an inhabited moon based on his predecessors’ serious and convincing argument. Nevertheless, catering to Alexander’s desire for domination and not frustrating his blind conceit that no patch of land is unconquerable by him, Aristotle keeps his conviction of lunar inhabitants in the back of his mind (Fontenelle 1990: 64). This allusion to an unwarranted political interference in scientific inquiry may also trigger Fontenelle’s contemporaries’ reflection on whether Christian ideology should override the empirical evidence derived from scientific investigations. Fontenelle’s Dialogues situate themselves within the framework of a series of fictional dialogues on cosmology. They are replete with many mythological and anecdotal elements. In these dialogues, Fontenelle conveys the messages of and his speculations on the potential existence of extraterrestrial inhabitants through the argumentative method of probabilism instead of scientific demonstration, although the protagonists cherish a very rigorous scientificism in their investigations. The signposts of probabilistic arguments, such From an Enclosed Universe to the Cartesian Vortex PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0020 321 as the terms, “fantasy,” “confide fantasies to the Moon and stars,” “something that resembled what one sees here on Earth”, and “imagination,” are manifests in the beginning paragraphs of the three dialogues held from the second to the fourth evening. These signposts in the general settings of each dialogue render them as verisimilar and probable, instead of being verifiable. It is remarkable that in the dialogue of the second evening, the male protagonist proposes the existence of inhabitants on the Moon through an analogy between the Moon and Earth: “The Moon is a world like the Earth, and apparently she is inhabited” (Fontenelle 1990: 23). This reasoning by analogy draws on the existing and accepted similarities between two propositions (the Earth and the Moon have similar physical features) and deduces further conclusion of similarities (Moon accommodates inhabitants just like the Earth) based on these accepted analogies. As ampliative reasoning, literarily to extend and add to something already known, the analogical argument boosts the probability of some hypotheses and urges us to take the conjecture more seriously (Bartha 2019). “Apparently” here can mean manifest to sight or so far as evidence indicates. It can also function as an indicator of probability since the conclusion may be altered, once we obtain a different optical perception or some amplified evidence. Fontenelle conducts his scientific skepticism by appealing to probability. He deters the dogmatic tendency in his way of speaking, by adding specific categories of modifiers and thus introduces a probabilistic mode of argument. This restrictive adverb also confines the legitimacy and veracity of the conclusion deduced from the analogy between the Moon and the Earth, which requires further empirical and optical evidence. The Marquise, contaminated by the previously authoritative false conception, believes that the inhabited Moon is only “a fantasy and a delusion” (Fontenelle 1990: 23). The male protagonist does not categorically deny the Marquise’s conviction, but partially consents to it by saying “This may be a fantasy too” (Fontenelle 1990: 23). Then, in the vein of ancient Skepticism, he assumes that he would suspend his judgement and not take sides in this issue, because “the uncertainty of what might happen makes one maintain contacts on the opposite side,” that is to say, the equipollence of equally convincing arguments and counterarguments. He confesses that he would shift to his opponents’ opinions honorably if their evidence could gain upper hand over his. This scientific skepticism testifies to his constant shifts of opinions about whether extraterrestrial creatures exist in the subsequent dialogues, based on optical or other scientific evidence. This strategy of arguments pro and con on one specific subject also constitutes one of the salient features of the probabilistic reasoning. Nevertheless, he temporarily assumes that their inhabitants dwell on the Moon based on the analogy Jiani Fan PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0020 322 between the Earth and the Moon, as well as a further analogy between the perception of Saint-Denis from Paris and the one of the Moon from the Earth. The probabilistic argument has been adopted by many writers, rhetoricians, and philosophers in the seventeenth century. It has been developed by Pierre Gassendi through his conception “libertas philosophandi (freedom of thought).” Libertas philosophandi aims to liberate humanist rhetoric from “perverse effects of dogmatism and the excessive obscurantism of the dialectics” that Gassendi elaborated on in the book I and II of his Exercitationes (Darmon 2006: 671). Aristotle distinguishes argument by probability from an apodeictic argument. The latter designates a demonstrative mode of syllogism producing scientific knowledge, which is justified and universally acknowledged. Aristotle explains how we obtain true scientific knowledge that is not subject to exception through a “scientific deduction” (apodeixis): we investigate “the cause why the thing is, that it is the cause of this, and that this cannot be otherwise” (Posterior Analytics I.2; Smith 2020). It is this kind of knowledge that the dogmatic philosophers would translate the dialogues into. As for moral and political issues, Aristotle maintains that probabilistic argument is the most pertinent method: “unlike historians, a poet is not obliged to render truthfully what happens or has happened: he rather depicts what is probable and may happen” (Poetics,1451a-1451b5). Intriguingly, Fontenelle transplants the probabilistic reasoning which is appropriate to arguing moral and historical issues to the domain of scientific inquiry, which should be regulated by apodeictic discourses. This probabilistic argument is also indispensable, because many new scientific fields that have been exploited in the seventeenth century, such as the questions of the features of alien creatures in other planets, are non-demonstrable (Aït- Touati 2011: 57). This shift also indicates the hybrid nature of the dialogues, which are simultaneously a quasi-scientific discourse and a fictional genre. The fiction adopts a probabilistic mode, so that it can replace the demonstrative mode due to lack of empirical evidence, and can also enhance the status of fiction to a scientific inquiry. As Frédérique Aït-Touati observes: “the probable discourse is not judged to be definitively either true or false, but rather according to the degrees on the scale of probability” (Aït-Touati 2011: 57). Moreover, this shift of rhetorical registers is conducive to disseminate scientific knowledge to laywomen and laymen, who are not strictly trained on syllogism. Later, the male protagonist furnishes further evidence to substantiate his probabilistic conviction of the existence of inhabitants in other planets, such as investigating their volatile movements, the genesis of vapor, and the potential existence of water on these planets. In the dialogue of the third evening, the male protagonist describes the potential scene of pervasive expansion of imperceptible animals on the Moon. From an Enclosed Universe to the Cartesian Vortex PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0020 323 He makes an analogue of the wide-spreading mites and other invisible animals, resembling the Pascaline depiction of the infinitely small worlds, to the existence of invisible and even subterraneous animals on the Moon. Due to the limited power of the telescope and microscope at the same time, the conviction of the invisible inhabitants on the Moon cannot be bolstered by optical evidence. Fontenelle once again substantiates this idea through the plenitude principle of God or Nature: “Can you believe that after she had pushed her fecundity here to excess, she’d been so sterile toward all other planets as not to produce anything living? ” (Fontenelle 1990: 45). The debates on whether extraterrestrial creatures exist and whether these alien inhabitants are human beings are recurring. They are involved with scientific and theological elaborations. In the Christian soteriology, Christ sacrificed Himself for the Original Sin committed by Adam and thus makes atonement for his offspring’s sins. If multiple extraterrestrial creatures exist in the plural worlds, are they also sinful? Should Christ be crucified and die many times both for human beings and other kinds of creatures? Bishop Wilkins (1641-1672), an Anglican clergyman and amateur scientist, attempts to find a solution to solve this dilemma, referring to Campanella’s Apologia pro Galileo: He (Campanella) cannot determine whether they were men or rather some other kind of creatures. If they were men, then he thinks they could not be infected with Adam’s sin; yet perhaps they had some of their own, which might make them liable to the same misery with us; out of which, it may be, they were delivered by the same means as we, the death of Christ; and thus he thinks that place of the Ephesians may be interpreted, where the Apostle says, God gathered all things together in Christ, both which are in earth, and which are in the heavens (Ephes. I, 10; Campanella 1662: Proposition VIII; McColley 1936: 427) Fontenelle’s probabilistic modes of argumentation and his implicit reference to the Plenitude Principle of God facilitate him to evade religious Inquisition. Nevertheless, controversially, in his preface to the Dialogues, he straightforwardly defies the legitimacy of the interference of religious authority with the conception of the plurality of worlds, because religion and scientific inquiry are two irrelevant domains. This blatant manifesto irritates church authorities, such as Bishop Wilkins’ reconciliation of the plurality of world theory and the Christian soteriology. Fontenelle does not subscribe himself to the soteriological doctrine, such as that of Bishop Wilkins, that God gathered all creatures, terrestrial and extraterrestrial, in Christ. More audaciously, he denies that the descendants of Adam have arrived at the Moon or sent colonies there. He further claims that the inhabitants on the Moon are not human beings, but other types of creatures. Therefore, Fontenelle’s con- Jiani Fan PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0020 324 tention of plurality of worlds and the existence of extraterrestrial beings make this book susceptible to put into the Catholic Church Index Librorum Prohibitorum, although it has been taken off from the Index several times later. Works Cited Aït-Touati, Frédérique. (2011). Fictions of the Cosmos. Chicago: University of Chicago Press. 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Comptes rendus PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0021 Constance Cagnat-Debœuf, Laurence Plazenet et Anne Régent- Susini (éds.) : « Je ne vois qu’infini ». Littérature et théologie à l’âge classique, Mélanges en l’honneur de Gérard Ferreyrolles. Paris, Champion, 2022. 703 p. Les éditrices rangent les contributions de ces Mélanges sous cinq rubriques qui correspondent aux domaines traités dans les publications de l’honoré : 1. « Fictions de l’âge classique » (29-126), 2. « Spiritualité : Bible et littérature » (127-260), 3. « Pascal et l’univers des Pensées » (261-462), 4. « Spiritualité : morales du monde » (463-610), 5. « Au plus près de la vérité : Port-Royal » (611-696). Les auteurs ne cessent d’évoquer ses publications et quelques-uns font même imprimer une communication prononcée dans un de ses séminaires, par exemple François Cassingena-Trévedy qui traite brillamment Pascal (« Je te suis présent par ma parole dans l’Écriture… » : Clair-obscur et géométrie dans les Pensées de Pascal », 281-312) et Michel Jarrety (« Cioran moraliste ? », 495-508), qui n’est pas l’unique à dépasser la période de l’âge classique. Selon Olivier Jouslin, Houellebecq « partage beaucoup avec les augustiniens du XVII e siècle et Pascal en particulier » (« Échos pascaliens dans l’œuvre de Michel Houellebecq », 388). Maria Vita Romeo confesse que chaque fois qu’elle a eu « l’occasion de lire Rousseau, son esprit a été ramené à Pascal » (« Rousseau et le jansénisme », 561), et elle rappelle que le dialogue rousseauiste avec le jansénisme s’explique probablement par le fait qu’il « fréquentait des milieux jansénistes durant son séjour à Turin » (567). Amiel a puisé dans les Pensées « sa représentation de l’homme comme oxymore, chimère, énigme, comme manque ontologique, séparé de Dieu comme de luimême » (Emmanuelle Tabet, « Les abîmes de l’âme de Pascal à Amiel », 447). Selon Benedetta Papasoli, Manzoni, qui a lu le Télémaque « en héritier des Lumières », méprise son « style » tout en étant fasciné « par sa modernité » (« L’ange et le capucin : métamorphoses de Mentor dans la littérature moderne », 86). L’âge classique est un des centres d’intérêt des contributions. Philippe Sellier énumère « plusieurs des arguments de Pascal [qui] se trouvent ruinés » en soutenant que son « erreur de congédier la recherche philosophique de Dieu » est fatale puisqu’aujourd’hui ses « preuves apparaissent comme beaucoup moins péremptoires qu’il ne le pensait » (« Pascal au défi de l’aventure humaine », 416-418). Mais heureusement, ses analyses « sur l’énigme que constitue chaque homme, sur sa présence inquiète et rêveuse au sein de cet univers […] ressortent désormais dans toute leur jeunesse et leur éclat » (422). Pierre Force analyse les réserves avancées par L. Thirouin et Chr. Lazzeri contre l’explication pascalienne de la loi naturelle par Ferreyrolles en situant son interprétation dans le contexte historique. Dès qu’on se tourne Comptes rendus PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0021 330 vers les sources, il est évident que « Pascal n’a guère de mal à montrer, usant d’exemples tirés de Sextus Empiricus via Montaigne, qu’aucune loi humaine n’est véritablement universelle, et que les lois et coutumes les plus généralement acceptées souffrent toutes des exceptions » (« Scepticisme cicéronien et loi naturelle dans les Pensées de Pascal », 357). L’interprétation de Ferreyrolles, tenant compte de ces données, est donc plus valable que celles de ses critiques. Constance Cagnat-Debœuf évoque avec beaucoup de connaissance le « jeu avec la matière proverbiale » de Mme de La Fayette (« La cheminée de la Reine : pour une lecture proverbiale de La Princesse de Clèves », 31) qui donne raison à une remarque de Ferreyrolles sur ce roman, dont l’écho dans une revue est analysé par Camille Esmein-Sarrazin (« ‘Ce livre continue à faire bruit’ : La Princesse de Clèves dans le Mercure Galant au cours de l’année 1678 »). Selon Laurent Thirouin, la princesse ne réussit pas « à mettre en harmonie son cœur et son devoir, mais à faire prévaloir sa raison » (« La raison de la princesse », 105). Patrick Dandrey éclaire le dénouement du Tartuffe et du Misanthrope dans la perspective de la rivalité entre comédie et tragédie comme « transition du registre et du plan familiaux et moraux à ceux de l’ordre politique et social » (« Molière ‘tragique’ ? Sur les dénouements de Tartuffe et du Misanthrope », 59). La section consacrée à Bible et littérature contient une étude sur Hippolyte Clément que l’honoré a invité Laurence Plazenet à entreprendre. Cette analyse lui permet de révéler « de quelle façon immédiate, tragique, la question spécifique de la traduction du Cantique des cantiques put affecter la vie de la communauté entre 1684 et 1699 » (« Main basse sur la Bible : à propos d’un inédit d’Hippolyte Clément (1615-1691) », 201). Mme Clément, « femme très pieuse » (205), victime des représailles contre Port-Royal et contrainte en 1679 à s‘exiler, s’installa à Pomponne chez Le Maistre de Sacy et tint « un répertoire scrupuleux des allées et venues qui y avaient lieu » (204), où elle signale l’arrivée à Pomponne, le 2 janvier 1684, de Pierre Lombart » (205). Ce traducteur des Œuvres de Saint Cyrien (1672) et de La Cité de Dieu de saint Augustin, dont la publication ne mentionne pas le nom, est englouti dans le silence après 1684 étant taxé de « fou » (209). Jean Mesnard a montré qu’il souffrit « d’hypocondrie et de dépression […] liées à un vif sentiment de culpabilité d’ordre sexuel » (209). En élucidant le drame de Lombart hanté par des préoccupations religieuses et des angoisses psychiques, Mme Plazenet attire l’attention sur l’évaluation du Cantique des cantiques par les porteparoles de Port-Royal. Elle prouve qu’il « versa quelques gouttes de poison dans la carafe de mauvais vin que Sacy réservait par pénitence à son usage personnel » (225) parce que le traducteur de la Bible voulait exclure ce livre du canon biblique. Dans la préface précédant la publication du Cantique des cantiques en 1689 et 1693, elle juge possible de « voir [la] main » de Lombart, Comptes rendus PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0021 331 qui « y ait travaillé à titre anticipatoire avant 1684, ou après sa sortie de Charenton en 1686 » (233). Elle l’implique également dans les décès de Du Fossé (241) et de Racine (244). L’histoire de P. Lombart peut donc « transformer notre vision des événements qui se produisirent à Port-Royal au cours des dernières années du XVII e siècle » (246), mais cette contribution n’est pas située dans la section sur Port-Royal parce que le drame se concentre sur un livre de l’Ancien Testament. Dans la section sur l’abbaye, Jean Lesaulnier présente les mères Élisabeth- Marguerite et Marie-Anne de Harlay, nommées par l’archevêque de Paris François de Harlay à la tête du monastère de Port-Royal de Paris après la séparation de celui des Champs en 1668. La première, une des sœurs de l’archevêque et assez âgée, n’accepte cette tâche qu’avec réticence et la seconde, une de ses nièces, « ne perdit pas de temps pour tenter d’obtenir du monastère des Champs ce que sa tante n’avait pas voulu ou avait renoncé à demander » (« Les mères de Harlay, abbesses de Port-Royal de Paris 1685- 1706 », 630). Elle est qualifiée d’abbesse « aux folles dépenses » et « poussée à la démission » (633) en 1706. C’est là qu’on trouve un chapitre sur l’abbaye peu connue de Paris. Béatrice Guion montre que le mot acédie « n’apparaît jamais sous la plume des Messieurs de Port-Royal, ni dans leurs écrits spirituels ni même dans les traductions qu’ils donnent des textes antiques les plus classiques sur l’acédie » (« Paresse, ennui, langueur : figures de l’acédie à Port-Royal », 637). Il est « absent des traductions que donnent les Messieurs de Port-Royal de deux des plus importants textes antiques consacrés à cette notion » (654-655), L’Échelle sainte (1652) et les Institutions de Cassien (1667). Elle avance l’hypothèse selon laquelle « la volonté de mettre des écrits spirituels antiques à la disposition du public de leurs temps […] les a amenés à écarter un terme qui aurait pu le dérouter » (658). Selon Jean-Louis Quantin, « la vénérable tradition, classique, biblique et patristique, de la mort des impies continuait de marquer la plupart des esprits » (« Port-Royal et la mort des persécuteurs », 679) et « Port-Royal est prompt à conclure que ses ennemis ont subi la mort réservée aux impies » (670), mais il « fut plutôt athanasien ou chrysostomien dans ses combats et sa résistance » (680) qu’adhérant au texte important De mortibus persecutorum de Lactance redécouvert et publié en 1679. La fascination qu’Antoine Arnauld a exercée sur les milieux mondains et littéraires, retient l’attention de Delphine Reguig qui renvoie au chapitre 28 du traité des Vraies et Fausses Idées vantant l’utilité de l’art d’écrire pour « se faire entendre aux personnes absentes, qui pourraient par même moyen nous rendre réponse sur ce que nous leur aurions écrit » (cité dans « L’Écriture chez Antoine Arnauld, lieu théologique, lieu poétique », 685). Selon Arnauld, « l’écriture est bien une des modalités de la vie de l’homme » (693), c’est pourquoi il riposte à Goibaud-Dubois bannissant la Comptes rendus PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0021 332 rhétorique de la prédication que l’imagination y est nécessaire pour garantir « la transparence » (695) du discours. Christian Belin ouvre la partie consacrée à Pascal par la thèse d’après laquelle on « ne parlait guère de ‘théologie’ pendant le premier millénaire du christianisme » (« ‘L’œil du hibou en face du soleil…’ : saint Thomas, Pascal et la théologie », 261) et affirme en note que la « tradition orthodoxe réserve le titre de ‘théologien’ à trois personnes seulement : l’apôtre Jean, Grégoire de Nazianze et Syméon le Nouveau Théologien » (261). Il mentionne Origène dont l’orthodoxie est contestée, et ignore complètement Denys l’Aréopagite, très apprécié en France, dont La Hiérarchie Céleste développe une doctrine de théologie qui insiste sur le lien entre celle-ci et la sainteté. Ce lien se marginalise par le triomphe de la scolastique au XVI e siècle auquel Pascal s’oppose. Frank Lestringat explique mieux comment Pascal réagit à l’absence de la distinction venue de Ptolémée des différents degrés intermédiaires de la géographie. « Il n’y a plus de juste milieu entre l’infiniment grand et l’infiniment petit, mais un abîme, un double abîme, pourrait-on dire, vers le haut et vers le bas, vers les hauteurs inaccessibles et vers l’infime » (« Pascal, Montaigne et la sphère du monde », 391). Nathalie Rizzoni attire l’attention sur la « carte de géographie allégorique de L’Empire du Cœur » (« Les cartes de géographie qu’on peut appeler morales », 478) que la Carte de Tendre dans Clélie de Mlle de Scudéry présente au XVII e siècle et qu’une série de cartes des années 1750- 1760 rend plus complexe parce que « pas moins de cinq voies fluviales et onze routes aux innombrables bifurcations traversent l’Empire du Cœur » (484). Dans le domaine de la cartographie « particulièrement renouvelé par la science à l’époque » cette suite offre au public « une fantaisie aussi originale qu’inattendue » (490). Parmi les contributions qui attirent l’attention sur un personnage méconnu, il faut mentionner celle de Dominique Millet-Gérard sur le jésuite Giovanni Stephano Menochio (1575-1655), mentionné par Claudel dans son Journal et « le dernier qui illustre ce grand siècle d’exégèse jésuite (1550- 1650) » (« Menochius : un maître de l’exégèse jésuite au XVII e siècle », 189). Un glossaire de Menochius qui éclaire les noms est repris sans nom d’auteur par de « nombreuses bibles catholiques du XIX e siècle » (195). Son nom est associé par Claudel à celui de Lagrange et rejeté comme précurseur de l’exégèse philologique reniant le sens mystique de la Bible. D’autres se concentrent sur des documents importants. Sur la base d’une édition rare des Lettres spirituelles (1746) de Bossuet Jacques Le Brun reconstitue « le rôle des éditeurs remaniant les textes » (« Les éditions des lettres spirituelles de Bossuet au XVIII e siècle : un document nouveau », 162). Olivier Millet révèle « certaines ambiguïtés à la veille de la dissociation entre l’humanisme chrétien érasmien et la Réforme protestante » (« Ad fontes ! Traditions et ambiguïtés d’un mot Comptes rendus PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0021 333 d’ordre humaniste », 542). Le retour aux sources est une formule connue dès l’Antiquité païenne et chrétienne, mais, dès 1516, Érasme « opère un déplacement » en la transférant « du plan scolaire au plan proprement théologique de l’interprétation de la Bible » (555) et en transformant ainsi « la philologie humaniste en méthode théologique » (558). Anne Régent-Susini montre que, dans le domaine spirituel, « le néologisme, au XVII e siècle, reste indissolublement lié au désordre » (« Néologie et polémique : les ‘mots nouveaux’ dans les controverses religieuses de l’âge classique », 256). La plupart des contributions de ces Mélanges correspondent au rang des publications de Gérard Ferreyrolles. Les éditrices soulignent « la joie avec laquelle tous ont souhaité offrir une étude » (7) en son honneur. Ce volume sera dorénavant un manuel qu’aucune bibliothèque valable ne pourra exclure de ses fonds. Volker Kapp Comptes rendus PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0022 334 Marc Douguet : Composition dramatique et liaison des scènes dans le théâtre français du XVII e siècle. Genève, Droz, 2023. 515 p. Si Jacques Scherer avait consacré à peine quelques dizaines de pages à la question de la liaison des scènes, Marc Douguet choisit d’approfondir le sujet en le liant à l’enjeu bien plus large de la composition dramatique, dans un ouvrage imposant, de plus de quatre-cents pages, issu d’une thèse de doctorat soutenue en 2015 sous la direction de Marc Escola. Pour relever un tel défi, l’auteur n’hésite pas à convoquer et à se servir de plusieurs approches méthodologiques dans une étude qui relève avant tout de l’histoire des formes littéraires. La preuve en est la volonté de cerner le tournant historique au cours duquel cette règle s’impose en se référant à un corpus impressionnant par son exhaustivité, réunissant l’ensemble des pièces représentées ou publiées entre 1630 et 1660. La démarche chronologique adoptée s’accompagne pourtant d’une réelle ambition théorique et poétique visant à catégoriser les différents phénomènes et les techniques multiples à l’œuvre dans la disposition des scènes, revendiquant d’ailleurs un caractère anhistorique, comme l’explicite ouvertement la conclusion : « on peut donc voir dans ce travail une sorte de manuel de composition dramatique qui permettrait aux lecteurs et aux spectateurs de comprendre une des étapes essentielles de l’élaboration d’une pièce de théâtre » (p. 406). En s’inscrivant dans la lignée des travaux de Georges Forestier, l’ouvrage ne renonce pas non plus à adopter fréquemment une démarche génétique, en s’intéressant non pas à la mise en intrigue, mais plutôt à « la transformation de cette mise en intrigue en une forme spécifiquement théâtrale » (p. 31). L’influence de la théorie des textes possibles affleure, enfin, ici et là, ce dont l’auteur ne se cache pas au moment de proposer une séduisante réécriture imaginaire du début de Cinna (p. 376). Le croisement de ces différentes approches explique sans doute le décalage, à première vue surprenant, entre un corpus historiquement bien délimité (1630-1660) et la convocation en parallèle de l’ensemble de la production des grands classiques du théâtre du XVII e siècle (Racine, Corneille, Molière) tout au long des chapitres. Après quelques pages de « remarques préliminaires » très techniques et abruptes mais sans doute nécessaires pour « planter le décor » et guider le lecteur dans le complexe système de formules et schémas qui nourrissent l’analyse, l’ouvrage s’ouvre avec une longue introduction qui se charge d’expliciter les définitions de base (comme la distinction essentielle entre scène dramatique et scène éditoriale) et de faire émerger les six règles de la dispositio des scènes, en s’inspirant essentiellement de D’Aubignac : la règle dite de la liaison des scènes, l’obligation de rupture à l’entracte, le nombre limité d’actes, la taille équilibrée des actes, l’impossibilité pour un personnage Comptes rendus PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0022 335 de sortir et revenir au cours du même acte (rebaptisée liaison-retour), l’impossibilité de sortir du plateau à la fin d’un acte et revenir au début du suivant. La thèse principale est annoncée dès la page 45 et vise à montrer « qu’il est toujours non seulement possible, mais aussi plus facile d’interpréter une rupture comme une discontinuité de la représentation, et que, dans ces moments, cette interprétation permet de décrire beaucoup plus efficacement et économiquement le fonctionnement du texte que celle de la continuité ». Pour paradoxale que cela puisse paraître, il s’agit donc d’un ouvrage qui porte davantage sur la rupture que sur la liaison des scènes. Divisé en deux grandes parties, le volume s’intéresse d’abord aux rapports de continuité ou de discontinuité qu’entretiennent les scènes entre elles, dans ce que l’auteur qualifie de « rapports syntaxiques », en distinguant dans les deux premiers chapitres la « technique » de la liaison des scènes de sa systématisation historique qui la transforme en « règle ». Alors qu’on aurait pu s’attendre à une priorité accordée à une présentation du développement historique du phénomène, l’auteur choisit donc de consacrer le premier et le plus long des chapitres à une tentative de catégorisation théorique, en filant la métaphore grammaticale, et en s’intéressant d’abord à l’aspect perfectif de la liaison (entrée et sortie envisagées comme des événements ponctuels), puis à son aspect duratif (la liaison comme processus). Si l’aspect perfectif permet de faire le point sur les différentes typologies de motivations qui accompagnent les entrées et les sorties des personnages, l’aspect duratif oblige à s’interroger sur les différents degrés de coprésence et sur le processus de transition entre les scènes, qui se nourrit d’amorces, d’annonces, d’attaques statiques ou dynamiques, d’interruptions. Sans oublier certains phénomènes moins fréquents comme la liaison de cachette (lorsque le seul personnage présent entre deux scènes reste caché), la liaison de sommeil (le seul personnage présent sur le plateau est endormi et se réveille au départ des autres) ou la liaison d’objet (lorsque la liaison n’est assurée que par la permanence en scène d’un objet inanimé), le chapitre se concentre ensuite sur les liaisons de perception, c’est-à-dire les liaisons assurées non pas par la traditionnelle continuité de présence et parole, mais par un contact visuel ou auditif qui se produit même si les personnages qui entrent et qui sortent ne se trouvent pas sur le plateau au même moment. Les pages consacrées à la liaison de fuite et à la liaison de recherche constituent l’occasion de montrer les incohérences des analyses de D’Aubignac et Corneille et de proposer une nouvelle terminologie bien résumée par le tableau de la page 155. Si le premier chapitre s’appuie largement sur la production des grands auteurs, avec notamment de belles pages consacrées aux liaisons raciniennes, le deuxième chapitre, de nature plus historique, revient pleinement sur le corpus 1630-1660 afin de cerner les grands mouvements de fond : après une Comptes rendus PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0022 336 rapide incursion dans le théâtre antique, l’auteur accompagne le lecteur dans l’évolution du rapport au vide de la scène chez les théoriciens et les praticiens du théâtre en France et par moments au niveau européen. Si dans les années 1630 le respect de la liaison des scènes est encore fortement minoritaire, les données quantitatives et des graphiques fort éclairants (par exemple à la p. 212 et à la p. 237) montrent que c’est véritablement dans les années 1640- 1650 qu’une révolution s’impose, c’est-à-dire avec un temps de retard par rapport aux trois grandes règles d’unités. Ce qui n’était perçu que comme un « ornement » devient une véritable règle, s’imposant d’abord dans le corpus comique puis dans le théâtre sérieux. Sans assurer systématiquement une « liaison des chapitres », la deuxième partie de l’ouvrage change totalement de perspective en s’intéressant à ce que l’auteur appelle les « rapports sémantiques », c’est-à-dire à l’influence directe que la liaison des scènes exerce sur les événements qui constituent la pièce, et notamment par rapport à la focalisation adoptée (ch. 3), la durée (ch. 4), les liens de causalité (ch. 5) et l’inscription dans l’espace (ch. 6). Le troisième chapitre insiste donc sur la notion de focalisation interne, c’est-à-dire celle qui garantit un éclairage plus fort de la psychologie d’un personnage en introduisant une scène de confidence. Comme le prouve le cas de Racine par rapport à celui de Corneille, plus un auteur a recours à ce type de focalisation et à ce type de scènes, plus il lui sera difficile de garantir une parfaite liaison des scènes, l’obligeant à y pallier par des liaisons plus superficielles (de fuite, de recherche, etc.) Le chapitre 4, plus descriptif et moins innovant, s’intéresse en revanche aux continuités et surtout aux ruptures entre scènes, en montrant que la liaison des scènes est justement ce qui produit le plus de distorsions temporelles dans la représentation, alors que la rupture permet de gérer de façon plus vraisemblable l’écart entre la durée des actions hors champs et la durée du spectacle. Le chapitre 5 s’intéresse quant à lui à la succession logique des scènes, en distinguant les typologies de rupture possible (fixes, flottantes, semi-flottantes, semi-fixes) en fonction du degré d’interchangeabilité dans la dispositio. L’aspect le plus original des pages consacrées aux rapports logiques tient sans aucun doute à la mise en exergue de la possibilité d’un rapport de simultanéité entre deux scènes, lorsqu’il s’agit de deux scènes indépendantes séparées par une rupture et contraintes de se suivre dans la représentation alors qu’au niveau de l’histoire elles peuvent très bien se dérouler en même temps. Le dernier chapitre, consacré aux rapports spatiaux, est peut-être le plus original, et tente de montrer que l’unicité de décor n’implique pas nécessairement celle de lieu, et n’est au contraire qu’une manière de rendre les changements moins visibles. En d’autres termes, le décor tout comme les marqueurs textuels de nature scénographique ne soulignent pas l’unité de lieu, ils la créent, en imposant au spectateur une certaine interprétation, en Comptes rendus PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0022 337 lui interdisant d’interpréter la pièce comme une succession de lieux distincts, alors même que le texte et l’intrigue poussent souvent dans cette direction. L’analyse, entre autres, de l’acte III d’Andromaque montre par exemple que l’action peut commencer dans l’appartement d’Hermione mais difficilement y héberger l’entrevue finale de Pyrrhus et Oreste, celle de l’acte IV que si la première scène peut se dérouler dans l’appartement d’Andromaque, il serait plus logique de situer les scènes suivantes chez Hermione. La liaison des scènes est donc nécessaire au respect de l’unité de lieu absolue mais exige au préalable de choisir des lieux qui ne soient pas nécessairement différents entre eux (le cabinet d’Andromaque et celui d’Hermione par exemple, ce qui facilite le passage de l’un à l’autre sans presque que le spectateur s’en aperçoive). La courte conclusion qui achève l’ouvrage revient sur les deux principaux enseignements récoltés en cours de route, d’une part l’idée qu’une rupture fonctionne comme une interruption de la représentation, d’autre part que la continuité se pense sur le mode de la transformation, « comme si la discontinuité des ruptures, qui permettent de passer d’un repère focal, temporel, logique ou spatial à un autre, était remplacée par un repère unique, mais mouvant, instable » (p. 406). En annexe figurent enfin des schémas retraçant l’intégralité des rapports logiques entre les scènes dans Clitandre, Cinna, Rodogune, Andromaque et Bérénice, les quarante-deux typologies de transitions possibles lors de l’entrée d’un personnage, ainsi qu’un long tableau comportant, pour chaque pièce du corpus, le nombre de scènes, de ruptures et de liaisons de perception. L’apport de l’ouvrage de Marc Douguet est donc majeur pour ceux qui s’intéresseront dorénavant à la question de la liaison des scènes, sans se contenter des pages consacrées au sujet par Jacques Scherer ; les quelques coquilles éditoriales (notamment dans l’introduction) et les quelques regrets qui ressortent de sa lecture ne sauraient en aucun cas remettre en cause la qualité de l'ensemble. Le premier regret tient au choix, compréhensible à la lumière de l’effort demandé, de ne pas aller au-delà de 1660 malgré les incursions fréquentes sur le terrain racinien, cornélien et moliéresque. Un aperçu exhaustif de l’ensemble du XVII e siècle aurait sans doute confirmé les conclusions de l’ouvrage mais dessiné peut-être un cadre plus précis au sein duquel glisser les trois grands auteurs classiques. Le deuxième regret se niche dans la tension (ou l’hésitation) permanente et irrésolue qui parcourt l’ouvrage entre une volonté théorique forte et une tentative de reconstruction historique, au risque de sous-évaluer ou minorer les différences entre genres, périodes et auteurs, et de surévaluer le rôle de la liaison des scènes dans les choix dramaturgiques. Faut-il par exemple considérer que la tragédie renonce progressivement à une présence excessive des scènes de confidences (sources de ruptures) pour devenir régulière (p. 245) ou plutôt inscrire cette transfor- Comptes rendus PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0022 338 mation dans une influence de la tragicomédie et de la comédie, comportant plus d’action et ne favorisant qu’indirectement une liaison plus forte entre les scènes ? D’une façon générale, l’approche théorique semble l’emporter et reléguer la reconstruction historique au chapitre II comme dans un « salon des refusés », alors qu’une tentative d’explication de l’essor de la règle de la liaison des scènes aurait pu faire l’objet d’un approfondissement, en prenant par exemple position par rapport à l’importance accordée par Jacques Scherer à la matérialité du théâtre (présence d’un plateau profond, nécessité pour l’acteur de le traverser depuis le fond tout en étant annoncé par le personnage déjà sur le devant de la scène, etc.). Enfin, le troisième regret part d’un constat rassurant : même une étude en apparence technique ne peut jamais faire l’économie de l’interprétation, elle exige un courage herméneutique préalable. Or, ce courage se révèle parfois insuffisant, comme dans le refus de trancher en faveur de l’hypothèse d’une liaison de fuite à la fin de la scène 4 de l’acte V de Bérénice (liaison pourtant évidente et nécessaire à l’aune de la dramaturgie racinienne et de l’interprétation du personnage d’Antiochus), et parfois excessif, comme au moment de qualifier Eriphile de « personnage inutile » (dont la présence silencieuse à l’acte II et à l’acte IV est pourtant fondamentale pour montrer sa double casquette de confidente et de rivale, et donc pour justifier le dénouement). Bien peu de choses en tout cas à côté de la richesse d’un ouvrage qui obligera dorénavant les commentateurs du théâtre du XVII e siècle à s’attarder bien davantage dans les entractes et pourquoi pas dans les « ruptures » des scènes au sein d’un même acte. Tristan Alonge Comptes rendus PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0023 339 Camille Esmein-Sarrazin : La Fabrique du roman classique. Lire, éditer, enseigner les romans du XVII e siècle de 1700 à 1900. Paris, Classiques Garnier, coll. « Lire le XVII e siècle », série « Romans, contes et nouvelles », 2023. 342 p. Spécialiste incontestée du roman au XVII e siècle 1 , Camille Esmein-Sarrazin livre ici une précieuse étude des conditions de réception et d’appropriation des œuvres de ce temps au XVIII e puis au XIX e siècle, en se penchant sur le « sentiment d’étrangeté ou de familiarité que produit ce corpus dans sa diversité » (p. 89). Par là, C. Esmein-Sarrazin ajoute sa voix aux travaux actuels, en particulier ceux de Stéphane Zékian, qui renouvellent l’histoire littéraire du XVII e siècle en envisageant sa construction et ses usages, surtout idéologiques. De fait il s’agit pour l’autrice de réfléchir « sur la place du roman dans la constitution du classicisme » (p. 19). Les formes et les méthodes de l’appropriation On peut dans un premier temps s’étonner qu’un terme aussi central que celui d’« appropriation » (p. 19) ne soit pas défini précisément : on attendait là au moins une référence aux travaux de Roger Chartier. Cependant, C. Esmein-Sarrazin propose d’autres termes théoriques qui nous permettent rapidement de sortir de notre perplexité : les éditions, anthologies et autres écrits des XVIII e et XIX e siècles portant sur le roman « classique » sont abordés par elle en vertu du « réinvestissement » (p. 19) qu’ils font de ce corpus, et en particulier de « l’actualisation » (p. 19) qu’ils lui font subir, « puisqu’il s’agit de moderniser le corpus romanesque sélectionné pour le rendre conforme au goût du public un ou deux siècles après sa première publication » (p. 19). Dès lors, l’autrice appréhende la dynamique des appropriations à partir du filtre de ces « opérations de modernisation » (p. 174). Il s’agit là d’une approche féconde et structurante, qui produit un rendement certain. L’autrice distingue en effet avec précision et finesse les objectifs et les enjeux des différentes modalités de publication des romans du XVII e siècle : éditions abrégées ; tableaux de la littérature ; bibliothèques ; dictionnaires ; anthologies, autant de formes d’enregistrement et de remaniement des œuvres, qui ne recouvrent pas les mêmes perspectives et qui contribuent chacune à leur façon à en réénoncer le sens, puisque bien souvent les longs 1 On rappellera ces deux importants volumes bien connus des spécialistes : Poétiques du roman : Scudéry, Huet, Du Plaisir et autres textes théoriques et critiques du XVII e siècle sur le genre romanesque, Paris, Champion, 2004 ; L’Essor du roman. Discours théorique et constitution d’un genre littéraire au XVII e siècle, Paris, Champion, 2008. Comptes rendus PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0023 340 romans sont jugés tout bonnement « illisibles » (p. 89) par les critiques du XVIII e et du XIX e siècles. Partant, certains romans sont complètement défigurés : par exemple, dans certaines éditions abrégées, les références historiques de La Princesse de Clèves ont pu disparaître. D’un siècle l’autre Un des apports majeurs de cette étude est son analyse des ruptures et continuités dans l’appréhension de l’objet « roman classique » entre XVIII e et XIX e siècles : en dépit de canevas et de reproductions critiques inévitables, la lecture du corpus montre que « les discours sur le roman, loin d’être unanimes durant cette longue période, permettent d’observer une évolution de la conception du roman et de ce qui est associé à ce genre » (p. 89). Ainsi, il s’avère que « la notion de goût ou de bon goût est toute puissante au XVIII e siècle » mais qu’« elle est détrônée ensuite par le paradigme épistémologique de la science positive » (p. 10) appliquée à l’enseignement en raison de la croyance, au XIX e siècle, en une « utilité de la littérature » (p. 84). Cependant, des constantes demeurent : la construction progressive du canon entre XVIII e et XIX e siècle tisse des ponts entre ces deux siècles, qui s’opposent davantage sur les fins de la littérature que sur le corpus, quasi identique, du Panthéon classique. Cette réflexion sur les ruptures et les continuités d’un siècle à l’autre apparaît également dans l’analyse des travaux de figures particulièrement importantes : Sabatier de Castres est ainsi « la principale référence en matière d’histoire littéraire » au début du XIX e siècle (p. 54), tandis que des historiens de la littérature tels que Taine, Brunetière, Lanson, Sainte-Beuve et d’autres encore promeuvent chacun des gestes critiques différents, dont le cas du roman classique permet de rendre compte avec clarté. On retrouve à cet égard une analyse très intéressante du débat Le Breton-Brunetière (p. 57-60), qui permet de penser l’écriture de l’histoire littéraire en fonction des agendas idéologiques de ses acteurs. De plus, c’est la chaîne de montage progressive de l’histoire littéraire qui se dévoile avec luminosité de la sorte : C. Esmein- Sarrazin remarque à ce titre avec justesse que « les tableaux publiés au XVIII e siècle ont pour conséquence de figer un ensemble de lieux communs sur lesquels s’établit l’histoire littéraire naissante » (p. 54). Une archéologie des réflexes critiques C’est par conséquent aux préjugés et aux constructions utilitaires de l’historiographie que l’autrice nous ramène, pour mieux en analyser le substrat : la galanterie appartiendrait, sous la plume de certains critiques, Comptes rendus PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0023 341 exclusivement à la deuxième moitié du XVII e siècle, cette thèse leur offrant l’opportunité de rejeter Scudéry de ce modèle en la taxant de préciosité et de faire valoir de la sorte le fameux classicisme spontané de la « génération de 1660 », par la grâce d’une « périodisation précise et immuable » (p. 76). De même, l’instrumentalisation de l’étonnant « duo » Boileau-Lafayette place le discours critique sous l’égide d’une « double autorité » qui s’avère « déterminante pour la constitution du panthéon » (p. 295) en ce que « le rôle de Boileau est souvent présenté comme le pendant des propositions neuves de Lafayette : par un véritable coup de force, l’histoire littéraire naissante transforme le censeur des lettres en un acteur majeur de la mutation du genre (…). Il est également associé à Lafayette et considéré comme son prédécesseur dans une histoire littéraire rétrospective et formulant une herméneutique de l’évolution des formes » (p. 50). Présenté comme un théoricien du roman, Boileau trouverait la confirmation parfaite de ses principes dans l’écriture de Lafayette. C. Esmein-Sarrazin remonte ainsi le fil de la construction de ces lieux communs historiographiques, d’autres analyses encore étant particulièrement bien senties, comme celle de L’Astrée considéré comme un manuel de l’honnêteté (voir p. 175), ou encore celle de la « perfection » des Aventures de Télémaque (p. 157), étroitement liée à la question de la moralité. Ce faisant, l’autrice met également en évidence l’un des grands fantasmes de la critique des XVIII e et XIX e siècles : celui du roman comme miroir de la société du temps ; La Fabrique du roman classique démonte avec acuité les mécanismes de cette croyance. Un roman classique non-classique ? Un des paradoxes de cet ouvrage est de nommer « roman classique » sans guillemets un objet qui précisément « résiste à la manière dont on construit le classicisme » (p. 20). Le cœur de l’étude de C. Esmein-Sarrazin est en effet ici : il s’agit de comprendre pourquoi le roman du XVII e siècle ne concorde pas avec la constitution de cette catégorie historiographique. L’autrice apporte plusieurs éléments de réponse à cette problématique, la suivante étant à mes yeux de toute première importance : Le régime expérimental de ce genre littéraire vient contredire le fantasme d’une doctrine classique caractérisée par le goût, la mesure et le tempérament, notions que le roman déborde, alors que le théâtre ou la poésie permettent d’en suivre l’élaboration et l’évolution (p. 297). Le fait que La Princesse de Clèves soit un hapax absolu vient confirmer cette hypothèse : il s’agit du seul roman du XVII e siècle considéré comme véritablement classique, en raison de son « regard porté sur l’homme », de son « usage Comptes rendus PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0023 342 de l’implicite » ainsi que de son « dévoilement des passions humaines dans toute leur étendue et leur force » (p. 221). Comparée pour cela à Racine, cette œuvre est intégrée dans le Panthéon classiciste, ce qui a pour effet, conjointement, de masquer l’existence des autres romans, ou de les renvoyer au rang d’œuvres accessoires et/ ou subalternes. Notons au passage que ces qualités prêtées à la Princesse fournissent l’occasion à certains critiques de rapprocher Lafayette du Balzac du Lys dans la vallée en raison d’une « lecture idéaliste » (p. 271) rendant l’ouvrage compatible avec le romantisme. Pareillement, d’aucuns présentent La Princesse de Clèves comme un modèle de Stendhal (voir p. 285 et sq.). La deuxième explication du rejet du roman par l’historiographie classiciste est que cette dernière se révèle tributaire d’une idéologie sexiste. C. Esmein-Sarrazin la résume par cette formule lapidaire et efficace : « la tragédie est réservée aux hommes, alors que le roman est associé aux femmes » (p. 299). Le classicisme est ainsi, du moins au XVIII e et au XIX e siècle, une notion profondément genrée : ce sont les hommes qui le font et le pratiquent, ce point justifiant à lui seul une analyse de ses usages politiques et idéologiques. Ajoutons pour conclure que l’ouvrage est rédigé agréablement, sans affèteries, ce qui amplifie le plaisir de l’enquête. L’index des notions (p. 333- 335) s’avèrera par ailleurs très utile aux poéticiens. En somme, il semble évident que C. Esmein-Sarrazin vient de faire faire un grand pas à la recherche sur le roman du XVII e siècle, cette réflexion sur ses actualisations devant, espérons-le, mener à un prolongement de l’enquête au XX e siècle, ainsi qu’à un approfondissement de la catégorie de « roman baroque ». Maxime Cartron Comptes rendus PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0024 343 Sebastian Lang : Gottes Werk im Handeln des Menschen. Deutungen des Lebens Jesu im Frankreich der ersten Hälfte des 17. Jahrhunderts. Münster, Aschendorff, « Frankfurter theologische Studien, 79 », 2021. 325 p. Cette étude est une thèse de doctorat en théologie dont l’argument concerne un domaine exploité par beaucoup de critiques littéraires. Elle met au centre de la réflexion les propos de Pierre de Bérulle sur la vie de Jésus et explore les rapports de la théologie de la première moitié du XVII e siècle français avec ses idées novatrices. Cette optique est bien justifiée par la nouveauté de sa présentation de la vie de Jésus, élément primordial du christianisme dont la théologie avait toutefois du mal à éclairer les principes puisque, dès les débuts de l’Église, les différentes hérésies nécessitaient une réfutation des efforts aberrants déployés pour comprendre le personnage et sa doctrine. L’intérêt principal de ce livre provient de son appartenance à la discipline théologique pour laquelle les éléments doctrinaux sont au premier plan tandis que les multiples études littéraires consacrées à Bérulle peuvent isoler certains détails des énoncés de l’auteur de ce contexte. Lang aurait pu intituler son livre ‘le retentissement de Bérulle dans la première moitié du XVII e siècle français’, au lieu ‘d’explications de la vie de Jésus’. Son ambition est de fournir une synthèse des études d’une époque marquée par les vues et l’action de Bérulle et de familiariser le lecteur allemand avec les travaux remarquables des spécialistes internationaux en ce qui concerne la présentation de la vie de Jésus en France. Il maîtrise bien la masse impressionnante des données. Les spécialistes les plus importants et leurs publications abondantes sont évoquées et citées en notes dans lesquelles le français prédomine grâce au fait que Lang reproduit toujours les sources bien choisies sur lesquelles se basent ses développements dans le texte allemand. Bérulle se sert surtout du français sans contester la domination du latin dans l’enseignement de la première moitié du siècle. Aussi les citations latines prédominent-elles dans les parties analysant l’enseignement de la théologie scolastique. Le critique littéraire est surpris du « glossaire des personnes » (« Personenglossar », 273-284) où sont notés la date de la vie de chaque personnage ainsi que quelques articles d’encyclopédies qui leur sont consacrés. Leurs œuvres sont enregistrées ensuite (286-289) ainsi que les études citées (289-323). Grâce aux notes, ceux qui ne maîtrisent pas l’allemand, peuvent vérifier facilement la pertinence de l’exposé. Cette structure du livre justifie notre effort d’attirer, dans cette revue, l’attention sur cet ouvrage qui, mettant Bérulle et son influence en son centre, englobe toute la civilisation française de la première moitié du XVII e siècle. Le critique littéraire pourra sauter la première partie (1-74) consacrée à l’horizon herméneutique de cette analyse qui dresse un panorama allant de Comptes rendus PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0024 344 saint Augustin et de saint Thomas d’Aquin aux travaux traitant de Jésus, publiés entre les deux guerres mondiales. Il aimerait toutefois approfondir le renvoi (13-14) à Wilhelm Geerlings (Christus exemplum. Studien zur Christologie und Christusverkündigung Augustins, Mainz 1978) et à Peter Günzel (Christologie im Kontext. Zur rhetorischen Struktur christologischer Texte bei Augustinus von Hippo, Würzburg 2019), qui mettent la christologie augustinienne en rapport avec la théorie oratoire, surtout de l’exemplum, démarche peu exploitée par les rhétoriciens analysant l’influence d’Augustin sur la rhétorique et particulièrement sur l’art de la prédication au XVII e siècle. Malheureusement Lang n’approfondit pas cet aspect dans sa présentation de l’attention consacrée au personnage du Christ, mais les critiques pourraient probablement profiter des études théologiques qu’il évoque. Bérulle est au centre de la deuxième partie (75-165) divisée en une analyse d’histoire théologique de son œuvre (« Theologiegeschichtliche Analyse ») et de son influence sur Charles de Condren et Jean-Jacques Olier ainsi que sur Saint-Cyran et Port-Royal. Les parties cinq et six du livre présentent le contexte qualifié par l’auteur de « scientifique et académique » (« wissenschaftlich-akademischen Kontext », 166-218) et de « spirituel et pastoral » (« spirituellen und pastoralen Kontext », 219-262). Le statut du contexte académique, que les critiques littéraires ont peu approfondi, est abordé ces derniers temps par Silvio Hermann de Franceschi qui se penche plus sur la deuxième que sur la première moitié du siècle sans négliger cette dernière époque. Lang ignore les études de Franceschi, et c’est une lacune regrettable dans sa documentation très riche. Bérulle retient le nom de Jésus pour la congrégation de prêtres qu’il fonde et l’élève ainsi en modèle de la prêtrise tandis que les ordres existants préféraient couramment le nom de leur fondateur (80). Il est influencé par Denis Aréopagite, dont les théologiens de l’époque soulignent le lien avec la France. Ses écrits centrés sur le Christ, surtout sa Grandeur de Jésus (1623), entrent dans la catégorie des ouvrages spirituels (83) sans développer une « christologie systématique » (« systematische Christologie », 103). Il insiste sur la divinité du Christ en se basant sur la terminologie du concile de Chalcédoine mais récuse l’accusation de monophysisme en exaltant ce que la deuxième personne divine a fait pour la rédemption de l’humanité (111). Selon Lang, après sa mort, les efforts des oratoriens pour le faire ériger en saint ont échoué parce qu’une partie de son héritage avait des affinités avec le jansénisme (126). Rien d’étonnent dès lors, que sa présentation de Charles de Condren (127-130) et de Jean-Jacques Olier (131-136) soit plus brève que celle de Saint-Cyran (136-156). L’organisation de l’enseignement théologique est évoquée par Lang pour éclairer l’attention consacrée à Jésus. La théologie positive de Denis Petau Comptes rendus PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0024 345 (175-177) s’enracine encore dans l’héritage de l’humanisme, mais les ordres religieux, surtout les jésuites et les dominicains, adhèrent plus à la théologie scolastique qu’à la Bible. La création de « professeurs royaux » (Lang écrit « royales ») (168) renforce l’influence de Duns Scotus en tant que concurrent de Thomas d’Aquin. Charles-François d’Abra de Raconis s’en inspire particulièrement (192-194). Pour un théologien, les professeurs de la Sorbonne importent plus que pour les critiques littéraires. Pierre de Gamaches et Nicolas Ysambert commentent les parties de la Somme théologique de Thomas d’Aquin traitant du Christ en s’intéressant moins au rapport des deux natures formant sa personne qu’à l’importance de l’hypostase divine pour la nature humaine (185). Eustache de Saint-Paul reste plus fidèle à Thomas d’Aquin et organise ses développements en adoptant la structure de la Philothée de François de Sales (190). La partie consacrée à François de Sales (220-225) note que la christologie lui importe moins qu’à Bérulle (222). On lit avec intérêt la mise en relief des nuances qui détachent les scolastiques du XVII e siècle de leurs maîtres du Moyen Age. La présentation de la théologie en français ne peut contourner François Garasse (205-212) que le critique littéraire connaît en tant que polémiste mais dont Lang analyse les Éloges d’honneur donnez à Jésus Christ par le S. Esprit : de ses Mystères, de ses Miracles, & de ses Actions capitales du troisième livre de sa Somme théologique (1625). Plus que Bérulle, Louis Bail (213-217) met au premier plan « l’exemplarité de l’action du Christ » (« die Beispielhaftigkeit des Handelns Jesu », 217) en adaptant la Summa theologica de Thomas d’Aquin aux besoins de la prière dans La Théologie affective (1638-1650, 4 vol.). Richelieu entre dans le domaine par son Traité de la perfection du chrétien (225-227), mais Amable Bonnefon (227-230), Louis Lallement (230- 25) et Séverin Rubéric (225-239) importent plus. La prédication est illustrée par Pierre de Besse (240-247). Le domaine spécifiquement littéraire n’est pas non plus ignoré. Même chez Jean-Pierre Camus, le roman ne thématise pas explicitement la vie de Jésus, dont s’inspirent les poètes Jean de La Ceppède (248-253), Anne Picardet (253-256) et Robert D’Andilly (256-260). Mais Bérulle reste marginal chez ces auteurs et Lang n’apporte rien de nouveau aux études consacrées à leurs poésies. La conclusion sommaire (263-271) relève de nouveau plus du domaine de la théologie que de la critique littéraire. Volker Kapp Comptes rendus PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0025 346 Charles Mazouer : La transcendance dans le théâtre français. Tome I. De l’origine aux Lumières. Paris, Champion, « Convergences (Antiquité - XXI e siècle), 6 », 2021. 406 p. Après avoir publié un volume sur Le Théâtre français du Moyen Age (1998, 2 2016), un autre sur Le Théâtre français de la Renaissance (2002, 2 2013) et trois volumes sur Le Théâtre français de l’Âge classique (2006-2014), Charles Mazouer est bien préparé pour se pencher cette fois-ci sur le thème de « la transcendance », dans l’histoire du théâtre français. Ce premier volume consacré aux époques allant des débuts jusqu’au siècle des Lumières commence par « La source antique » (13-44), pour passer ensuite aux Pères de l’Église « Des dieux au Dieu des chrétiens. Transcendance tragique et transcendance chrétienne » (45-60) et au théâtre du Moyen Âge sous le titre « Dieu sur la scène » (61-110). Il traite « Le conflit des transcendances » jusqu’à Montchrestien (111-164), le théâtre classique dans le long chapitre « Présence et effacement des transcendances » (165-312) pour finir par celui des Lumières « L‘éloignement de la transcendance » (313-380). À la fin de chaque chapitre se trouve une bibliographie qui énumère un certain nombre d’études et surtout les nombreuses publications de l’auteur lui-même sur chaque période. Ces renvois à ses travaux précédents peuvent rassurer le lecteur du fait que Mazouer est familier de l’abondance des sources qu’il analyse. La « Préface » (9-12) part d’un « petit ouvrage qui a nourri des générations d’étudiants » (9), Le théâtre et l’existence (1952) de Henri Gouhier pour rappeler que « le théâtre interrogea le mystère de la vie humaine, s’efforçant de poser, sinon de résoudre, l’énigme de la condition des hommes » (9). Ce « mystère » et non une définition de la notion de transcendance, sert de base à un panorama des différents efforts s’efforçant de déterminer la condition humaine par une action théâtrale. Il est raisonnable de commencer par un regard rapide sur l’Antiquité gréco-romaine dont s’inspirent beaucoup de dramaturges des époques traitées dans les chapitres suivants. Au début de la partie sur les Pères de l’Église, il avertit ne pouvoir fournir un exposé « en forme de la dogmatique chrétienne » mais se contenter de montrer « la distance entre les deux transcendances - la grecque et la chrétienne » (46). « Toute la patristique, grecque et latine, s’acharne » (48) contre la tragédie antique, parce que la « Providence chasse la fatalité et, regard et volonté d’amour, ouvre une histoire de la liberté, comme le dit un des plus grands théologiens catholiques du XX e siècle » (50). Une note revoie à Joseph Moingt, absent toutefois de la bibliographie de ce chapitre mais présent dans celle du chapitre suivant. Péguy mentionné (253) à propos de Polyeucte et honoré d’une note concernant Phèdre (299) ne figure Comptes rendus PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0025 347 dans nulle bibliographie, pas plus que Chateaubriand, Sainte-Beuve ou Claudel mentionnés plusieurs fois. Selon Mazouer, il faut attendre Boèce « à la charnière des V e et VI e siècles, pour que la question métaphysique ressurgisse, par un biais tout à fait original » (54), il aurait pu se référer à Edgar de Bruyne pour noter qu’il fournit les bases pour ce que le Moyen Âge qualifiera d’esthétique. Le chapitre sur cette époque commence par un renvoi au volume de Mazouer sur Le Théâtre français du Moyen Âge et par son étonnement face à « la volonté de ce théâtre religieux médiéval de récapituler en quelque sorte le plan divin sur le cosmos et sur l’humanité » (64). Les « mystères » traitant le monde juif « contribuent singulièrement à resserrer et à ordonner dans une unité plus profonde les histoires disparates du Viel Testament » (76). L’auteur renonce à « analyser les aspects humains de Jésus » pour mettre en évidence « les signes et les manifestations de sa divinité » (77). Il peut invoquer les données littéraires puisque « les mystères n‘hésitent pas à limiter, à circonscrire le Dieu transcendant, à faire de lui un personnage de théâtre, qui apparaît assez systématiquement sur la liste initiale des personnages » (102). Le christianisme autorise à présenter « un Dieu proche des hommes » puisque l’Incarnation du Fils « renforce encore cette proximité » (105). Mais « le Dieu incompréhensible et terrible devient par trop proche des spectateurs, trop familier » (107), surtout chez « les fatistes les plus médiocres » (107) que Mazouer dépiste partout. Les jugements sur ce théâtre sont souvent négatifs, par exemple sur les mystères consacrés aux saints où la mise en scène théâtrale de la transcendance est « devenue banale » (93). L’Homme juste et l’Homme mondain présente « son encyclopédisme dogmatique de façon plus intellectuelle que visuelle et scénique, ce qui rend cette moralité particulièrement indigeste » (96). L’interdiction de la représentation des mystères de la Passion à Paris et la publication de la Défense et illustration de la langue française de Du Bellay en 1548 marquent des « ruptures » (111) et « la double culture des dramaturges de la Renaissance - chrétienne et antique » entraîne « deux visages de la transcendance » (113) qui se contredisent. Quatre personnages de l’Ancien Testament - Abraham, Saul, David, Esther, retiennent l’attention des dramaturges. Le David de Montchrestien « déporte terriblement l’intérêt sur sa passion pour Bethsabée » (127), mais son Esther « avec le plus d’art, va le plus loin et le plus profond » (130) et il illustre la « thématique de l’inconstance des choses humaines, typique de l’automne de la Renaissance » où se rencontre « plus d’une image poétique de goût baroque » (157). Les Juives est selon Mazouer le « chef-d’œuvre de Garnier et probablement de toute la tragédie de la Renaissance » (136). Les développements du chapitre 5 sur le théâtre classique sont familiers au spécialiste parce qu’ils reproduisent ce que l’auteur a déjà publié dans ses Comptes rendus PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0025 348 nombreux livres et articles sur cette époque. J’ai été toutefois surpris du renvoi à « l’étude fondamentale » (212) d’Hélène Baby sur La Tragi-comédie de Corneille à Quinault (2001), renvoi que je ne connaissais pas des ouvrages précédents de Mazouer. En vérifiant mon hypothèse dans son Théâtre et christianisme j’ai retrouvé la citation de l’exergue du Soulier de Satin de Claudel (ibid., 426) et les mêmes remarques sur ce genre littéraire, mais pas le nom d’H. Baby. Cependant en lisant un alinéa entier sur Bélisaire (ibid., 429 cf. 215) j’ai compris alors la note 91 disant : « Pour Antigone, Le Véritable Saint Genest et Venceslas, je me sers librement des analyses proposées dans mon Théâtre et christianisme. Études sur l’ancien théâtre français, Paris, Champion, 2015, p. 424-436 » (214). La note 193 répète à propos de la question générale de la religion dans le théâtre de Molière : « Nous y reprenons librement quelques idées utiles et quelques formulations pour la présente question de la transcendance » (271). Je n’ai vérifié la reprise des « idées utiles » ni des « formulations » mais je m’en autorise en constatant les qualités connues des publications de Mazouer pour me dispenser de présenter les détails du chapitre sur le classicisme. Le dernier chapitre consacré au siècle des Lumières présente les théories poétiques, les tragédies, les drames bourgeois et les comédies ainsi que les mélodrames. Il souligne des contrastes en notant que « la Fatalité aveugle de Diderot n’est pas la providence assez abstraite à quoi se tient Voltaire, malgré la souffrance humaine » (315). Il apprécie Voltaire mais rappelle le jugement de Chateaubriand d’après lequel avec Voltaire, « l’acquis des Lumières se réalise, au prix d’une pauvreté spirituelle majeure » (361). Le bilan regrette que « le théâtre du XVIII e siècle reste assez décevant » en reconnaissant que « les œuvres théâtrales de ce siècle sont celles de Marivaux ou de Beaumarchais » (377). Volker Kapp Comptes rendus PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0026 349 Giorgio Sale : La nominazione di dotti, filosofi, medici e sapienti nelle commedie di Molière. Pisa, ETS, 2022. 250 p. Cette étude de Giorgio Sale offre une analyse critique des œuvres de Molière eu égard au thème de l’onomastique littéraire. Déjà abordé par l’auteur dans d’autres travaux précédents, le phénomène onymique dans les pièces de Molière est ici proposé (révisé et réadapté) dans un ensemble unitaire enrichi d’une vaste bibliographie. La recherche porte spécialement sur les diverses typologies de personnages et en souligne les manies, les faiblesses et surtout la vanité, la présomption et la pédanterie voire les connaissances archaïques, vaines et risibles. L’axe thématique touche notamment à la fonction dramaturgique des pédants (savants, érudits, précieux, poètes, philosophes, médecins…) et aux données onymiques de cette catégorie d’individus. Présentée au travers de personnages qui mêlent dans leurs répliques la langue vernaculaire, les maximes latines et les allusions mythologiques, la figure du pédant est décrite, au fil des chapitres, dans une perspective diachronique relevant de la longue tradition de la farce gauloise et de la littérature latine, italienne et espagnole ainsi que dans une optique synchronique engagée dans le cadre de la querelle des Anciens et des Modernes. Les caractéristiques analysées concernent les aspects d’ordre physique, comportemental et intellectuel et se rattachent aux thèmes discutés dans les cercles mondains, culturels et précieux. Les traits distinctifs des personnages moliéresques sont en effet contextualisés dans le panorama littéraire du XVII e siècle (cf. la catégorie esthétique de la préciosité, la vogue des salons, le code des civilités, la condition féminine, l’instruction) et sont examinés au travers d’analyses sur la situation de la langue au temps de Molière, sur la rivalité entre troupes théâtrales, sur les spécificités de la compagnie de Molière et sur les lieux où Molière mettait en scène ses comédies. En outre, l’auteur focalise sur le rôle de l’Église vis-à-vis du théâtre et de la science et, en s’appuyant principalement sur les comédies Le médecin malgré lui, L’Amour médecin et Le malade imaginaire, il porte l’attention sur la médicine officielle voire sur les travaux médicaux encore fondés sur les théories hippocratiques ainsi que sur les prétentions ostentatoires de scientificité dépourvues de compétences scientifiques adéquates si ce n’est de données expérimentales. De ce fait, il illustre l’adhésion de Molière au système copernicien-galiléen contre le système ptolémaïque-aristotélicien et il met en évidence que, dans les pièces de Molière, la peur de la maladie et de la mort qui s’empare de tout homme est associée aux flatteurs, aux charlatans et aux hâbleurs. C’est pourquoi, reliée tout au long du siècle aux débats sur la fausse science et, par voie de conséquence, sur l’ignorance et sur la supercherie, la figure du pédant Comptes rendus PFSCL L, 99 DOI 10. / PFSCL-2023-0026 350 caractérise aussi, comme l’explique l’auteur, de nombreux discours développés entre autres par les libertins érudits (cf. Académie putéane). Par la lecture de ce livre, le lecteur pourra ainsi découvrir le « sens » caché derrière les noms des personnages moliéresques et apprécier les multiples jeux dissimulés dans l’œuvre du dramaturge. Les thèmes abordés tout au long de cet ouvrage se révèlent d’une grande actualité parce que, via les personnages moliéresques, ils favorisent une réflexion sur la condition de l’homme dans le contexte social et donc sur les divers rôles qu’il joue dans le théâtre du monde. Marcella Leopizzi Livres reçus PFSCL L, 99 Livres reçus CHASSOT, Fabrice, dir. : L’incivilité et ses récits (XVII e -XVIII e siècle), Littératures classiques, n o 111 (2023). 190 p. DUGGAN, Anne E. : The Lost Princess. Women Writers and the History of Classic Fairy Tales. London : Reaktion Books, 2023. 264 p. DUFLO, Colas : Les Aventures de Télémaque de Fénelon ou le roman politique. Paris : Champion, « Champion Commentaires ; 3 », 2023. 144 p. ESMEIN-SARRAZIN, Camille : La fabrique du roman classique. Lire, éditer, enseigner les romans du XVII e siècle de 1700 à 1900. Paris : Classiques Garnier, coll. « Lire le XVII e siècle », 2023. 342 p. GŒURY, Julien (éd.) : Aggripa d’Aubigné, Le Printemps, édition critique établie et annotée par Julien Gœury, Tome IX des Œuvres, sous la direction de Jean Raymond Fanlo, Marie-Madeleine Fragonard, Gilbert Schrenck. Paris : Classiques Garnier, « coll. Textes de la Renaissance ; 248 », 2023. 1496 p. LANG, Sebastian : Gottes Werk im Handeln des Menschen. Deutungen des Lebens Jesu im Frankreich der ersten Hälfte des 17. Jahrhunderts. Münster : Aschendorff, « Frankfurter Theologische Studien ; 79 », 2021. 325 p. LUNGU, Diana : Female Heroism in the Works of Corneille and Racine : Médée, Clytemnestre, Phèdre. Leiden, Boston : Brill, « Faux Titre ; 460 », 2023. 236 p. TURCAT, Eric (dir.) : Femmes-Théâtre-Religions. Actes de la journée d’études virtuelle du 28 juillet 2023 en l’honneur de Perry Gethner. Paris : L’Harmattan, « coll. L’Orizzonte ; 218 », 2023. 182 p. Papers on French Seventeenth Century Literature PFSCL is an international journal publishing articles and reviews in English and French. PFSCL est une revue internationale publiant articles et comptes rendus en français et en anglais. Articles (in two copies) and books submitted for review should be addressed to/ Manuscrits (en deux exemplaires) et livres pour comptes rendus doivent être adressés à: Rainer Zaiser Editor, Papers on French Seventeenth Century Literature Romanisches Seminar der Universität zu Kiel Leibnizstr. 10 D-24098 Kiel Subscription Rates / Tarifs d’abonnement (2023) Individual subscribers/ Particuliers Institutions/ Institutions Standing order print (1 year) € 67.00 € 88.00 Abonnement imprimé (1 an) € 67.00 € 88.00 Standing order print and online (1 year) € 75.00 € 112.00 Abonnement imprimé et en ligne (1 an) € 75.00 € 112.00 Standing order e only (1 year) € 70.00 € 92.00 Abonnement en ligne (1 an) € 70.00 € 92.00 Single issue € 52.00 € 52.00 Prix de vente au numéro € 52.00 € 52.00 postage not included + frais de port Orders / Commandes to be sent to / à adresser à Narr Francke Attempto Verlag B.P. 2567 D-72015 Tübingen Fax: +49 7071 / 9797 11 eMail: info@narr.de The articles of this issue are available separately on www.narr.digital Les articles du fascicule présent sont offerts individuellement sur www.narr.digital Only the authors are responsible for the content of their contributions Les auteurs sont seuls responsables du contenu de leurs contributions Biblio 17 Suppléments aux Papers on French Seventeenth Century Literature Derniers titres parus 224 Michael T AORMINA Amphion Orator. How the Royal Odes of François de Malherbe Reimagine the French Nation (2020, 315 p.) 225 David D. R EITSAM La Querelle d’Homère dans la presse des Lumières. L’exemple du Nouveau Mercure galant (2021, 470 p.) 226 Michael C ALL (éd.) Enchantement et désillusion en France au XVII e siècle (2021, 175 p.) 227 Claudine N ÉDELEC / Marine R OUSSILLON (éds.) Frontières. Expériences et représentations dans la France du XVII e siècle (2023, 507 p.) 228 Bernard J. B OURQUE (éd.) Guillaume Colletet: Cyminde ou les deux victimes (1642) (2022, 154 p.) 229 Christopher G OSSIP (éd.) Claude Boyer : Le Comte d’Essex (2024, 113 p.)