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Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
81
2024
51100
on French Seventeenth Century Papers Literature Editor Rainer Zaiser Vol. LI No. 100 ISSN 0343-0758 ISBN 978-3-381-12641-5 Papers on French Seventeenth Century Literature Review founded by Wolfgang Leiner Editor Rainer Zaiser Editorial Committee Emmanuel BURY - Martine DEBAISIEUX - Richard HODGSON Volker KAPP - Buford NORMAN - Marine RICORD Cecilia RIZZA - Pierre RONZEAUD Dorothee SCHOLL - Maya SLATER Ronald W. TOBIN - Jean-Claude VUILLEMIN Associated Correspondents Marco BASCHERA - Jane CONROY - Federico CORRADI Nathalie NÉGRONI - Phillip J. WOLFE Advisory Board Eva AVIGDOR - Nicole BOURSIER - Paolo CARILE - Christopher GOSSIP Marcel GUTWIRTH - François LAGARDE - Lise LEIBACHER OUVRARD Charles MAZOUER - Sergio POLI - Sylvie ROMANOWSKI - Philippe-Joseph SALAZAR - Jean SERROY Jean-Pierre VAN ELSLANDE - Christian WENTZLAFF-EGGEBERT ***** Papers on French Seventeenth Century Literature is a peer-reviewed journal Articles for publication and books submitted for review should be addressed to/ Prière d’adresser les manuscrits et les livres pour comptes rendus à Rainer Zaiser Editor, Papers on French Seventeenth Century Literature Romanisches Seminar der Universität Kiel Leibnizstr. 10 D-24098 Kiel rzaiser@gmx.de Papers on French Seventeenth Century Literature Papers on French Seventeenth Century Literature Review founded by Wolfgang Leiner Volume LI Number 100 Editor Rainer Zaiser Editorial Staff Béatrice Jakobs, Lydie Karpen Dirk Pförtner PFSCL / Biblio 17 Gunter Narr Verlag Tübingen Papers on French Seventeenth Century Literature / Biblio 17 Editor: Rainer Zaiser © 2024 · Narr Francke Attempto Verlag GmbH + Co. KG P.O. Box 2567, D-72015 Tübingen All rights, including the rights of publication, distribution and sales, as well as the right to translation, are reserved. No part of this work covered by the copyrights hereon may be reproduced or copied in any form or by any means - graphic, electronic or mechanical including photocopying, recording, taping, or information and retrieval systems - without written permission of the publisher. Internet: www.narr.de eMail: info@narr.de Printed in Germany ISSN 0343-0758 ISBN 978-3-381-11011-7 PFSCL LI, 100 Sommaire É DITORIAL ....................................................................................................... 7 E MMANUEL B URY Saint-Évremond ou l’art de bien vieillir....................................................... 15 M ICHÈLE R OSELLINI Le « libertinage » de Sévigné : manières de dire et formes du vivre ....................................................................................... 33 M ARCELLA L EOPIZZI & F ABIO S ULPIZIO Gabrielle Suchon philosophesse de l’égalité des sexes contre l’impérieuse domination des hommes : perspectives émancipatrices pour une anthropologie de la liberté ........................................................... 45 J EAN G ARAPON La corruption politique et morale de la France pendant la Fronde d’après les Mémoires du cardinal de Retz..................................................... 69 P IERRE R ONZEAUD Sentiers battus et chemins de traverse : propositions de lecture du chapitre VI (Des biens de fortune) des Caractères de La Bruyère............ 81 B UFORD N ORMAN Racine and Quinault : two “originaux”...................................................... 103 C HRISTOPHE S CHUWEY Heurts et malheurs de l’histoire littéraire : le cas des « amies » de Molière .................................................................. 121 R OLAND R ACEVSKIS Incivility, Discourse, and Kinetic Interruption in Molière’s Les Fâcheux (1661) ................................................................. 139 B ERNARD J. B OURQUE La mystérieuse « Zénobie » de Jean Chapelain .......................................... 153 PFSCL LI, 100 L AURA R ESCIA « Iste ego sum » et « Similis mea » : Narcisse et Pygmalion dans la narration fictionnelle de l’âge baroque ......................................... 163 P IERRE -É LOI M OREAU La mélancolie dans les tragédies de Tristan L’Hermite : topos dramatique ou poétique tragique ? .................................................. 175 COMPTES RENDUS Colas Duflo, Les Aventures de Télémaque de Fénelon ou le roman politique V OLKER K APP ........................................................................................... 241 Julien Goeury (éd.), Agrippa d’Aubigné, Œuvres, Tome IX, Le Printemps, 2 vols. M AXIME C ARTRON .................................................................................... 244 Pierre Lyraud, Figures de la finitude chez Pascal. La fin et le passage V OLKER K APP ........................................................................................... 248 PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0001 Éditorial Le bilan d’une revue : un demi-siècle d’études sur le XVII e siècle de l’un et de l’autre côté de l’Atlantique Avec la livraison de ce centième numéro des Papers on French Seventeenth Century Literature, je profite de l’occasion pour commémorer l’histoire de notre revue au moment de son cinquantième anniversaire et de rendre hommage à son fondateur, le regretté Wolfgang Leiner, qui a créé les Papers en 1973 et les a dirigés jusqu’à son décès en 2005. Le titre de la revue soulève d’emblée la question de savoir pourquoi un professeur et éditeur allemand, qui a fait ses études de lettres modernes aux universités de Mayence, de Toulouse et de la Sarre, puis son doctorat et sa thèse d’habilitation à cette dernière université et qui était, de 1975 à 1991, titulaire d’une chaire de littérature française à l’Université de Tübingen, a choisi un titre anglais pour une revue consacrée à la littérature française du XVII e siècle. Ce sont peutêtre seulement ses collègues et ses amis de longue date qui savent encore que les Papers ont vu le jour aux États-Unis, plus précisément à l’Université de Washington à Seattle où Wolfgang Leiner a enseigné comme visiting professor de 1963 à 1965, puis comme associate professor et ensuite, à partir de 1967, comme full professor avant de rentrer en Allemagne au milieu des années 1970 pour occuper la chaire de littérature française à Tübingen. Dix-septiémiste de formation - la thèse de doctorat sur Venceslas de Rotrou 1 et celle d’habilitation sur les lettres dédicatoires dans la littérature française du long XVII e siècle 2 - , il s’est alors notamment investi dans la diffusion de la recherche américaine sur la littérature française de l’âge classique. Participant régulièrement aux sections sur le XVII e siècle des congrès annuels de la Modern Language Association of America (MLA), il s’est vite aperçu que les communications 1 Wolfgang Leiner, Étude stylistique et littéraire de « Vencelas », tragi-comédie de Jean Rotrou, dissertation présentée à la Faculté des Lettres de l’Université de la Sarre pour l’obtention du titre de Docteur en Philosophie et Lettres, Saarbrücken, 1955. 2 Wolfgang Leiner, Der Widmungsbrief in der französischen Literatur (1580-1715), Heidelberg, Winter Verlag, 1965. Éditorial PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0001 8 tenues lors de ces conférences resteraient sans grand écho si on ne les diffusait pas sous forme publiée parmi les spécialistes intéressé·e·s. Pour remédier au caractère éphémère de la parole orale de ces rencontres, il s’est donc proposé de fonder une revue ayant pour objectif de publier régulièrement les « papers » présentés dans la section dédiée à la littérature française du XVII e siècle à la MLA 3 et d’animer de cette manière la recherche dans le domaine des sujets choisis. Les études françaises en Amérique du Nord disposaient alors, certes, de journaux prestigieux tels que la French Review, L’Esprit Créateur ou The Romanic Review, mais il manquait dans l’édition américaine un périodique focalisé sur la littérature française de l’âge classique. C’est ainsi que le premier fascicule de notre revue est né des communications tenues à la section du groupe French 3 4 lors du congrès de la MLA à Chicago en décembre 1973. Wolfgang Leiner, président de cette section consacrée au sujet « Literature and the Other Arts » explique leur publication dans sa « Note from the Editor » par les mots suivants : Having the honor of organizing this year’s session of French 3 I thought it my responsibility to present in a single volume at least a selection of papers that were submitted to me to be read in Chicago. Since the limited time reserved for group sessions permits the presentation of only three papers, I am happy to have the opportunity to include here two more equally deserving essays. […] It is my pleasure to thank all those who have collaborated with me on this project. I hope that our first issue of Papers will be well received and will arouse wide interest so that future chairmen of French 3 will be encouraged to transform what is, for the moment, only a sounding into a permanent institution 5 . 3 C’est ainsi que s’explique le titre de la revue, comme Wolfgang Leiner le souligne expressément dans sa « Note éditoriale » introduisant le trentième numéro : « Le premier fascicule des PFSCL paru en décembre 1973 réunissait cinq « papers », textes de communications qui avaient été présentés auparavant sous le titre général « Literature and the Other Arts », devant la section de French 3 (littérature française du dix-septième siècle) de la MLA. D’où le nom choisi pour notre publication […]. » Papers on French Seventeenth Century Literature, vol. XXX, n o 59 (2003), p. 345. 4 À l’époque, les nombres ajoutés à l’adjectif French renvoyaient par ordre chronologique aux différentes périodes de l’histoire de la littérature française : French 1 : Moyen Âge, French 2 : XVI e siècle, French 3 : XVII e siècle etc. 5 Papers on French Seventeenth Century Literature, n o 1-5 (1973-76). Ce volume est une réimpression des cinq premiers fascicules diffusés à l’origine séparément par le Département des langues et littératures romanes de l’Université de Washington. Voir pour la citation le premier fascicule (1973, n o 1, p. 2). Le bilan d’une revue PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0001 9 On note que les articles du premier fascicule des Papers on French Seventeenth Century Literature était peu nombreux - les trois communications tenues et les deux meilleures propositions non retenues pour la présentation en raison du temps limité imparti à une section au congrès de la MLA. On observe en outre que l’éditeur nourrissait, certes, l’espoir que les Papers deviendraient un lieu de publication permanent pour les études dix-septiémistes en Amérique du Nord, mais qu’il savait également que réaliser ce projet dépendrait en grande partie de la future collaboration d’un bon nombre de dix-septiémistes enclins à soumettre leurs travaux de recherche pour publication dans cette nouvelle revue. Aujourd’hui, nous savons que ces premiers tâtonnements pour établir, avec les PFSCL, un forum des études dix-septiémistes ont bel et bien conduit, au fil du temps, à une « permanent institution ». La parution de ce centième fascicule en témoigne suffisamment. Cette continuité s’explique notamment par le fait que Wolfgang Leiner savait constamment élargir le cercle des intéressé·e·s souhaitant publier dans les PFSCL. C’est ainsi que s’ajoutent bientôt aux « papers » du congrès de la MLA les communications tenues à d’autres colloques sur le XVII e siècle, avant tout celles présentées aux réunions annuelles de la North American Society for Seventeenth-Century French Literature (NASSCFL), qui avait été fondée en 1969 à l’Université d’Iowa. Dans son avant-propos aux numéros quatre et cinq, reliés ensemble dans un volume, Wolfgang Leiner souligne cet élargissement du groupe des contributeurs et contributrices potentielles de la revue comme suit : The present issue […] reproduces eight papers presented at different professional meetings form December 1975 to April 1976 and includes, for the first time, papers read at an MLA seminar (La Fontaine), as well as papers delivered at the annual convention of the AATF [American Association of Teachers of French] in New Orleans (Studies on the Seventeenth Century Novel) and at the Eighth Annual Conference of the North American Society for Seventeenth Century French Literature. The success of the three preceding issues encouraged us to take this step. We hope that a favorable reception of this double issue will enable us to transform this tentative summer issue into a permanent one 6 . Ces mots ne montrent pas seulement l’intérêt grandissant des dix-septiémistes américain·e·s de l’époque pour la publication de leurs travaux dans les PFSCL, mais aussi la nécessité d’augmenter pour cette même raison les pages par numéro (« double issue ») ou bien la fréquence de parution par an. Wolfgang Leiner s’est décidé en faveur de la seconde option. La revue annuelle devait 6 Papers on French Seventeenth Century Literature, n o 1-5 (1973-76). Voir pour la citation le fascicule « Summer 1976, n o 4/ 5 », p. 6. Éditorial PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0001 10 devenir semestrielle à partir du double numéro quatre et cinq, comme il l’annonce au début de son avant-propos à ce fascicule : After three years in existence, Papers on French Seventeenth Century Literature accelerates, with the present fascicule, its rhythm of publication: from an annual it becomes a bi-annual 7 . Les modifications conceptuelles qui succèdent à celle de la parution semestrielle de la revue aboutissent finalement au profil des Papers, tel que nous les connaissons encore aujourd’hui. Dans la note éditoriale introduisant le numéro huit de la revue, Wolfgang Leiner attire l’attention de ses lecteurs et lectrices sur le fait qu’il accueille pour la première fois dans ce volume des contributions qui ne font pas partie d’un dossier issu d’un colloque, mais qui lui ont été individuellement soumises par des collègues travaillant sur le XVII e siècle : « In the current issue we are printing, for the first time, articles received directly from individual authors solliciting publication 8 . » À cela s’ajoute dans le numéro suivant une rubrique « Comptes rendus » qui, elle, on le sait, est également devenue usuelle dans les Papers, malgré les doutes et hésitations que l’éditeur fondateur de la revue fait voir au moment de la parution de ce fascicule : « For the first time we are including book-reviews, but are not yet sure if we will be able to transform this new section into a permanent feature of Papers 9 . » Dès lors, les piliers du fonctionnement de la revue sont au complet. À part les communications tenues au congrès de la MLA et aux colloques de la NASSCFL, les PFSCL accueilleront dorénavant aussi des dossiers d’articles issus de petits colloques ou de séminaires liés à un thème spécial ainsi que des articles individuels et des comptes rendus de nouvelles parutions - livres, ouvrages collectifs, éditions de texte - consacrées à la littérature et à la culture de l’âge classique. Rappelons que Wolfgang Leiner est rentré en Allemagne en 1975 et que le « Romanisches Seminar » de l’Université de Tübingen est devenu à partir de ce moment-là le nouveau lieu de publication et de diffusion des Papers. Mais ceci n’a pas empêché leur éditeur de maintenir le contact avec ses collègues américains et américaines 10 et de continuer à participer régulière- 7 Ibid., p. 5. 8 Papers on French Seventeenth Century Literature, n o 8-9 (1977-78), Voir pour la citation le fascicule « 1977-78, n o 8 », p. 5. 9 Ibid., 1978, n o 9, p. 5. 10 Voir à ce propos la « Note from the Editor », Papers on French Seventeenth Century Literature, n o 10, 1 (1978-79), p. 5 : « Expanding the international stature of our publication, we will nevertheless reserve a special place for the “dix-septiémistes” from North America : it was in the United States that Papers was born and it was especially due to the support and collaboration of many American and Canadian friends and colleagues that this publication came to constitute a forum of impor- Le bilan d’une revue PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0001 11 ment aux congrès des dix-septiémistes en Amérique du Nord. En même temps, il n’a pas omis non plus de se tourner vers la communauté des dix-septiémistes en Europe : en France avant tout, puis évidemment en Allemagne, mais aussi en Italie et en Grande Bretagne. Quand Wolfgang Leiner m’a associé à l’équipe des Papers comme « Assistant to the Editor » en 1980 - j’étais alors son étudiant - il m’avait chargé de préparer les manuscrits dactylograhiés pour l’impression et de gérer les abonnements. À l’époque, les Papers disposaient d’environ quatre cents abonné·e·s - moitié bibliothèques, moitié particuliers et particulières. Les colis partaient pour les États-Unis, le Canada, la France, l’Italie, la Belgique, les Pays-Bas, la Grande Bretagne, l’Irlande, les pays scandinaves, l’Australie, le Japon, les pays du Maghreb et l’Afrique du Sud. Les dix-septiémistes lisaient les Papers dans le monde entier. Ceci avait pour conséquence que les demandes de publication allaient se multiplier 11 . Ce fut enfin l’heure de la création de « Biblio 17 » au début des années 1980. Wolfgang Leiner a conçu cette collection comme un « supplément » aux Papers, prévue notamment pour publier les actes de colloque de la NASSCFL, mais aussi pour accueillir toute autre publication destinée à avoir sa place dans la bibliothèque d’un ou d’une bibliophile se consacrant à la littérature du XVII e siècle dans le sens le plus large de l’étymon latin litterae. « Biblio17 » est donc une collection qui se propose de considérer sous différentes formes de publications - monographies, thèses, ouvrages collectifs, bibliographies commentées, éditions critiques - le vaste panorama des études dixseptiémistes consacrées non seulement aux genres de la fiction littéraire, mais aussi aux écrits philosophiques, théologiques, scientifiques, politiques et moraux de l’époque. Il m’importe de souligner que les auteurs mineurs ou contestés en leur temps pour des raisons idéologiques ou esthétiques ainsi que les écrivaines longtemps marginalisées ou ignorées par l’historiographie et la critique littéraire occupent une place importante dans cette collection. En témoignent déjà ses premiers volumes. En 1981, l’année de la fondation de « Biblio 17 », sont parus une monographie sur le philosophe et avocat de l’égalité des deux sexes François Poullain de la Barre 12 et une bibliographie annotée des études sur l’ouvrage satirique Le Moyen de parvenir de François Béroalde de Verville, protestant et humaniste, exilé et converti au cathotance. In the future, Papers will continue to fulfill this function of tribune, serving North American seventeenth-century studies. » 11 Voir à ce propos une remarque de W. Leiner dans sa « Note from the Editor », Papers on French Seventeenth Century Literature, n o 12 (1979-80), p. 6 : « The growing quantity of manuscripts being submitted for consideration to PFSCL has put us in a somewhat difficult position […]. » 12 Madeleine Alcover, Poullain de la Barre: une aventure philosophique, Paris, Seattle, Tübingen, Papers on French Seventeenth Century Literature, « Biblio 17 », n o 1, 1981. Éditorial PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0001 12 licisme, chanoine dans la vie et libertin dans son œuvre 13 . À cela succède en 1983 une étude sur les poètes satirique de la Normandie 14 , en 1985 sur la littérature et la gastronomie 15 , en 1987 sur les présences féminines au XVII e siècle 16 et en 1993 une anthologie de pièces de théâtre nées sous la plume de femmes 17 , pour ne mentionner que quelques exemples qui montrent la politique éditoriale qu’était celle de Wolfgang Leiner : tenir compte non seulement des écrivains et écrivaines, des poétiques, des esthétiques et des thèmes qui s’inscrivent dans ce que l’on est convenu d’appeler le canon de la littérature de l’âge classique, mais aussi mettre en lumière ceux et celles qui ont été oublié·e·s ou mis à l’écart en leur temps et au fil des époques ultérieures. Cette ouverture vers l’autre et vers la diversité des manifestations littéraires et culturelles au XVII e siècle règne, j’ose dire, dans chaque fascicule des Papers 18 , et ceci non seulement sur le plan thématique, mais aussi dans le 13 Michael Giordano, Janis L. Pallister, Béroalde de Verville: « Le Moyen de Parvenir », Bibliographic Notes, Paris, Seattle, Tübingen, Papers on French Seventeenth Century Literature, « Biblio 17 », n o 2, 1981. 14 Claude Abraham, Norman Satirists in the Age of Louis XIII, Paris, Seattle, Tübingen, Papers on French Seventeenth Century Literature, « Biblio 17 », n o 8, 1983. 15 Ronald W. Tobin, Littérature et gastronomie: huit études, Paris, Seattle, Tübingen, Papers on French Seventeenth Century Literature, « Biblio 17 », n o 23, 1985. 16 Ian Richmond, Constant Venesoen, éds., Présences féminines : littérature et société au XVII e siècle, Paris, Seattle, Tübingen, Papers on French Seventeenth Century Literature, « Biblio 17 », n o 36, 1987. 17 Perry Gethner, éd., Femmes dramaturges en France (1650-1750), pièces choisies, Paris, Seattle, Tübingen, Papers on French Seventeenth Century Literature, « Biblio 17 », n o 79, 1993. 18 Je reprends dans la suite les titres de section de plusieurs fascicules des Papers, qui montrent que Wolfgang Leiner était également un promoteur des études féminines dans les décennies où celles-ci ont pris leur essor : « The Heroïne in Seventeenth- Century French Literature » (PFSCL, n o 8, 1977/ 78) ; « Trois études sur l’érotisme et la femme » (PFSCL, n o 10, 1, 1978/ 79) ; « Écrivains femmes » (PFSCL, n o 18, 1983) ; « Autour de La Princesse de Clèves » (PFSCL, n o 23, 1985) ; « The Letter in Seventeenth-Century Literature, with Special Reference to Madame de Sévigné » (PFSCL, n o 28, 1988) ; « La Grande Mademoiselle », « Women and Religion » (PFSCL, n o 42, 1995) ; « La culture des femmes au XVII e siècle et aujourd’hui : de la Précieuse à l’Ecrivaine » (PFSCL, n o 43, 1995) ; « Les femmes, la Libre-Pensée et la pensée libre au XVII e siècle en France » (PFSCL, n o 45, 1996) ; « L’éducation des filles sous l’Ancien Régime : de Christine de Pizan à Fénelon » (PFSCL, n o 46, 1997) ; « Constructing Sexual Identities » (PFSCL, n o 47, 1997). Dans ce contexte, je rappelle que Leiner a également réuni et édité les contributions des deux volumes suivants : Onze études sur l’image de la femme dans la littérature française du XVII e siècle, réunies par Wolfgang Leiner, Tübingen, Gunter Narr, Paris, Jean-Michel Place, « Études Le bilan d’une revue PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0001 13 domaine des approches méthodologiques. Tout en étant un critique littéraire soucieux d’explorer la forme, le style et la rhétorique de l’œuvre littéraire et de questionner le sens que celle-ci transmet sur le plan social, politique et moral, Wolfgang Leiner a accepté en tant que directeur de revue toutes les méthodes d’analyse littéraire qui sont nées au cours des 32 années (1973- 2005) qu’il a dirigé la revue, sachant que l’œuvre littéraire est, du point de vue herméneutique, une « opera aperta », comme le disait jadis Umberto Eco 19 , et que son sens se répercute finalement dans la pluralité des interprétations qu’elle est capable de susciter auprès de ses exégètes. La diversité est donc une maxime qui caractérise parfaitement la politique éditoriale que Wolfgang Leiner a pratiquée comme directeur des Papers et de leur supplément « Biblio 17 » : diversité des perspectives apportées au XVII e siècle en ce qui concerne les thèmes, les écrivains et écrivaines, les idées esthétiques ou les règles poétiques, qui, respectivement, coexistent ou se succèdent, s’harmonisent ou se contredisent, se combattent ou se remplacent ; puis diversité des méthodes que les critiques littéraires appliquent à l’analyse des œuvres littéraires et diversité des pays dont ces derniers et dernières sont originaires et qui les enracine dans des traditions d’études littéraires qui sont parfois très différentes l’une de l’autre ; et enfin, diversité de l’âge des auteurs et autrices dont les contributions sont accueillies dans les Papers : Wolfgang Leiner était toujours soucieux de donner une voix non seulement aux spécialistes avancé·e·s et rénommé·e·s, mais aussi aux jeunes chercheurs et chercheuses, aux doctorantes et doctorants pour leur donner l’occasion de faire connaître leurs travaux de recherche aux collègues solidement établi·e·s dans la communauté des dix-septiémistes et animer un échange avec ces derniers et dernières 20 . littéraires françaises », n o 1, 1978 et Onze nouvelles études sur l’image de la femme dans la littérature française du dix-septième siècle, réunies par Wolfgang Leiner, Tübingen, Gunter Narr, Paris, Jean-Michel Place, « Études littéraires françaises », n o 25, 1984. 19 Voir notamment le chapitre « La poetica dell’opera aperta » dans Umberto Eco, Opera aperta. Forma et indeterminazione nelle poetiche contemporanee, Milan, Bompiani, 1962, p. 31-63. 20 En témoignent une section comportant sept articles rassemblés sous la rubrique « Études de jeunes dix-septiémistes américains » dans le numéro 28 (1988) des Papers (p. 99-219). L’attention que Wolfgang Leiner prête aux travaux de jeunes chercheurs et chercheuses se manifeste également dans les actes du cinquième colloque du Centre International de Rencontres sur le XVII e siècle qui s’est tenu à Bordeaux du 28 au 30 janvier 1999. Il était alors président de la société et a animé ce colloque réservé uniquement à de jeunes intervenants et intervenantes, comme le note Charles Mazouer dans sa préface aux actes parus dans « Biblio 17 » : « Lorsque Wolfgang Leiner, notre Président, m’a demandé d’accueillir à Bordeaux Éditorial PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0001 14 Quand j’ai pris la relève des Papers en 2005 après la disparition de Wolfgang Leiner, c’était dans l’esprit d’« ouverture et de dialogue » qu’était le sien 21 que je me suis proposé de continuer la direction de la revue. Il ne me revient pas de juger si j’ai mené cette entreprise à bien, mais il me revient, pour terminer, de remercier tous ceux et toutes celles qui se sont investi·e·s dans la collaboration à notre revue : les membres de l’Editorial Committee et de l’Advisory Board ainsi que nos correspondant·e·s pour leurs expertises, les contributeurs et contributrices pour leur collaboration, l’équipe de rédaction pour son efficacité, Lydie Karpen pour ses conseils linguistiques, Gunter Narr pour l’accueil des Papers dans le programme de sa maison d’édition à partir du numéro 46 (1997), Kathrin Heyng, collaboratrice des éditions Narr, pour la supervision consciencieuse des dernières étapes de la fabrication des Papers et des volumes de « Biblio 17 », Volker Kapp pour les comptes rendus qu’il est toujours prêt à écrire, les lecteurs et lectrices de notre revue pour leur fidélité et last but not least les auteurs et autrices de ce fascicule, la plupart des amis et amies de longue date qui m’ont fait le plaisir d’accepter de rédiger un article pour ce numéro anniversaire. Le présent numéro reflète la même diversité des thèmes, des méthodes, des nationalités des contributeurs et des contributrices qui se détache comme fil conducteur dans les livraisons des Papers au cours des cinquante dernières années. En l’occurrence, cette diversité se fait également remarquer par la longueur des articles. Comme exception à la règle, je me permets d’accueillir dans ce fascicule anniversaire un très long article d’un jeune chercheur sur le théâtre de Tristan L’Hermite, article d’une soixantaine de pages, normalement trop long pour la publication dans une revue, mais aussi trop court pour remplir les pages d’un livre. Ouvrant une perspective intéressante et originale sur les tragédies de Tristan, cet article mérite en tout cas d’être publié dans les PFSCL dont la mission a toujours été et l’est encore de donner aux jeunes chercheurs et chercheuses l’occasion de présenter leurs travaux. Rainer Zaiser un colloque du C.I.R. 17 dédié exclusivement aux recherches des jeunes dixseptiémistes, […] l’idée m’a immédiatement séduit. » (Charles Mazouer, éd., Recherches des jeunes dix-septiémistes, Tübingen, Gunter Narr, « Biblio 17 », n o 121, 2000, p. 9.) 21 C’est le titre des Mélanges que nous, les disciples de Wolfgang Leiner, lui avons offert à l’occasion de son soixantième anniversaire : Ulrich Döring, Antiopy Lyroudias, Rainer Zaiser, éds., Ouverture et dialogue, Tübingen, Gunter Narr, 1988. PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0002 Saint-Évremond ou l’art de bien vieillir E MMANUEL B URY S ORBONNE U NIVERSITÉ / CELLF La question de la longévité de Saint-Évremond (1613-1703) amène naturellement à s’interroger sur la manière dont cet héritier de Montaigne, adepte des plaisirs et épicurien modéré, a pu envisager la meilleure manière de vieillir 1 . Né en 1613 2 , Saint-Évremond est plus âgé que la plupart de nos « classiques », La Fontaine, Molière (nés respectivement en 1621 et 1622), ou Racine (1639) et contemporain de La Rochefoucauld et de Retz (nés tous deux en 1613) ; pourtant la première édition regroupée de ses œuvres (chez Barbin) date de 1664, et l’ultime recueil que publiera le même éditeur paraîtra trente ans plus tard (Œuvres meslées, 1694). Homme du premier XVII e siècle, pour sa culture, il est un auteur à succès contemporain de l’« âge classique », et le statut que lui confère l’édition posthume londonienne de Pierre Desmaizeaux (1705) 3 , qui offre deux beaux volumes in-quarto au public du XVIII e siècle commençant, et dans un contexte anglais qui semble préfigurer le goût de ce siècle pour l’Angleterre, lui donne une figure de précurseur des Lumières 4 . 1 Je remercie les collègues de l’Université Jean Moulin de Lyon qui m’avaient donné l’occasion de réfléchir sur ce sujet à l’occasion d’un séminaire qui s’est tenu, il y a déjà dix ans, en janvier 2014. 2 Il est né sans doute fin décembre 1613, et la date de 1614 qui figure dans certaines monographies correspond en fait à l’acte de baptême de Saint-Évremond, le 5 janvier 1614. 3 Sur le travail de Desmaizeaux, voir l’introduction des Œuvres en prose, publiées par R. Ternois, Paris, STFM, t. 1 (1962), p. VIII-XI. C’est à cette édition que nous nous référerons désormais (Ternois, 1, 2, 3, 4). 4 Image paradoxale quand on songe à la culture qu’il continue d’afficher, comme le notait René Pomeau : « Epicure, Lucrèce, Pétrone, et même Gassendi : Saint- Évremond à la fin du siècle en est resté à des références quelques peu archaïques. La souplesse de son intelligence, l’agrément de son expression, une remarquable modernité de son esprit maintiennent la présence de l’octogénaire dans une avantgarde de la pensée » (Pomeau, 1971, p. 40) ; voir la mise au point que j’ai proposée Emmanuel Bury PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0002 16 Selon les termes de Roger Zuber, Saint-Évremond peut apparaître à la fois comme participant à « l’ère du goût (1624-1675) » aux côtés du Chevalier de Méré, c’est-à-dire comme un représentant des accents épicuriens que prend la morale de l’honnête homme au milieu du siècle, et comme contemporain de l’âge du « trop d’esprit ? (1675-1715) », où il figure cette fois aux côtés de Pierre Bayle, dans les « vues de l’étranger » qui sont « entre Anciens et Modernes » 5 . Il convient de reconnaître avec Zuber que l’œuvre de Saint- Évremond est publiée amplement à partir de 1684, ce qui lui donne sens dans le contexte des ultimes décennies du siècle, où, s’il est vrai que Saint- Évremond apparaît comme « un homme de 1650 », il est « refaçonné par l’air libre de Londres », c’est-à-dire dans une atmosphère « où le débat intellectuel est plus libre qu’à Paris » 6 . La longévité de l’homme et le rythme de la publication de ses textes amène à se poser légitimement la question du vieillissement de l’œuvre, qui a accompagné la longue maturation de l’écrivain. Prendre la mesure d’une œuvre de longue haleine Desmaizeaux, qui connut Saint-Évremond à Londres à la toute fin de sa vie (1700-1703), fut le témoin de l’effort de mise en perspective que le moraliste âgé essaya de donner à son œuvre. Le jeune éditeur, qui avait d’abord entrepris le projet à l’insu de Saint-Évremond, fit appel à lui, en dernier recours, pour la mise au point d’un manuscrit reconnu par l’auteur, en vue de le confier au libraire Mortier à Amsterdam. Que l’opération de librairie parût si alléchante pour susciter l’intérêt d’un tel éditeur à l’audience internationale atteste que Saint-Évremond avait bien sa place, à 89 ans, dans la République des Lettres des années 1700. Soucieux de procurer une édition fiable des œuvres de son ami, Desmaizeaux dénonce constamment le caractère factice et composite des recueils publiés par Barbin à Paris, et diffusés par la librairie hollandaise ; Saint-Évremond lui-même ne négligeait pas de noter pour ses amis, sur les éditions qu’il ne reconnaissait pas, les ouvrages qui étaient de lui, et ceux que sa renommée lui faisait attribuer à tort 7 . C’est ainsi que les trois dernières années de la vie de notre auteur ont à l’occasion du colloque de Caen en 2003 (Bury, 2005), dont je reprends ici quelques éléments. 5 Zuber, 1993, p. 57 et p. 113-114. 6 Ibid., p. 114. 7 Sur toutes ces questions, voir l’introduction de R. Ternois à son édition, t. 1, p. XLVI - LXVI . Saint-Évremond ou l’art de bien vieillir PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0002 17 été animées par une intense activité éditoriale, qui visait à « fixer » son œuvre authentique pour les lecteurs des années 1700. Selon le témoignage de Desmaizeaux, Saint-Évremond avait entrepris de relire et de corriger les œuvres qui allaient être livrées à l’imprimeur : corrigeant le style ou ajoutant des nuances, il fait donc encore pleinement œuvre d’auteur, plus conscient que jamais sans doute d’avoir écrit une « œuvre », en se retournant, à l’aube du nouveau siècle, vers tout ce qu’il a écrit depuis plus de cinquante ans. À bien des égards, il devient même un « auteur » au sens propre, à cette occasion, ce qu’il avait toujours refusé d’être auparavant. Il n’en reste pas moins que Desmaizeaux, confronté à la mort de l’auteur survenue avant l’achèvement du travail en septembre 1703, fut contraint de tirer parti de manuscrits qui n’avaient pas tous été relus par l’écrivain 8 . Du fait de l’accès à ces nombreuses sources inédites, même si de très nombreuses pièces avaient déjà été publiées, notamment par Barbin, le nouvel éditeur pouvait affirmer que son entreprise témoignait d’un état du texte revu par l’auteur, et il s’efforça, le moins mal qu’il put, d’« arranger chaque pièce selon l’ordre du temps où elle a[vait] été écrite. » 9 Nous avons donc encore aujourd’hui, malgré les efforts de ces éditeurs successifs, affaire à un texte instable, et surtout, marqué par le temps : mettant en garde contre le peu de fiabilité de l’édition de 1705, Ternois affirme que le but de son propre travail a été de tenter de « revenir au vrai Saint-Évremond, à celui qui écrivait au temps d’Anne d’Autriche et de Mazarin et qui, en Angleterre et en Hollande, gardait encore des façons de dire qui avaient été celles de sa jeunesse » 10 . C’est dire que cette œuvre est bien marquée par le sceau du temps ; les écrits sont majoritairement antérieurs à 1675, et certains d’entre eux, et non des moindres, sont antérieurs à l’exil de 1661. C’est ainsi que le recueil Barbin de 1692, livrant au public de nombreux textes de cette première période a fait découvrir des textes écrits en 1647 : le texte « Sur les plaisirs » (Œuvres, 4, p. 12-23) par exemple, a sans doute été écrit à cette date 11 , même si l’auteur le remanie fortement après l’édition de 1692. 8 L’éditeur moderne des Œuvres en prose et des Lettres constate que la collaboration fut plus souhaitée que réelle (ibid, p. L - LI ). 9 Desmaizeaux, cité par Ternois, éd. cit., t. I, p. LXVI . 10 Id., p. LXIX . 11 Sur cette datation, voir la notice sur ce texte, Œuvres, 4, p. 7. Emmanuel Bury PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0002 18 La culture d’un autre temps De fait, les informations que nous livrent les notices de l’édition Ternois montrent que l’activité de Saint-Évremond, dont témoignera Barbin dès son édition de 1664, remonte aux années de la Régence ; son Jugement sur Sénèque, Plutarque et Pétrone témoigne de l’actualité de ce sujet au début des années 1650. La culture dont témoignent ces textes est celle d’un homme lettré, mais sans pédantisme, qui suit l’actualité littéraire de ces années fécondes qu’Antoine Adam a décrites comme celles de « l’école de 1650 ». La comparaison d’Alexandre et de César date probablement de 1653. Ces écrits témoignent des lectures du jeune Saint-Évremond 12 : d’un côté la philosophie morale, comprise dans la lignée de Plutarque, et fixée dans l’opposition contrastée entre Sénèque et Pétrone : critique de Sénèque, admiration pour Pétrone, goût nuancé pour les Moralia de Plutarque, tous ces éléments témoignent de la culture mondaine du temps, notamment à propos de la critique du stoïcisme et de l’émergence de l’épicurisme comme nouveau modèle éthique ; du point de vue de la tradition, il semble évident que ces lectures s’inscrivent dans la lignée de Montaigne 13 . Ce n’est pas sans raison que le Discours sur Épicure, dû en fait à Jean-François Sarasin, emblème de la culture galante, a été alors attribué à l’illustre exilé. Saint-Évremond pratique volontiers aussi l’écriture de l’histoire, à la fois le grand genre en prose (opus oratorium maxime, selon l’expression de Cicéron) et une science utile à l’aristocrate et au soldat ; en témoignent le long essai sur Les divers génies du peuple romain (Ternois, 2, p. 220-365), et les textes où il réfléchit sur l’écriture de l’histoire (Observations sur Salluste et Tacite, 2, p. 58-69 ; Sur les Historiens français, 3, p. 69-95). Tout cela appartient au goût du premier XVII e siècle, et le choix de Salluste contre Tacite témoigne de la distance que prend Saint-Évremond par rapport au tacitisme ambiant de l’époque. L’attachement qu’il montre pour la figure d’Alexandre dénote aussi son ancrage dans la culture historique des années 1640-1650 : si la lecture des Vies des hommes illustres de Plutarque, « best seller » du genre biographique depuis la traduction de Jacques Amyot (publiée en 1559, et constamment rééditée, notamment en 1645) peut expliquer le petit essai Sur Alexandre et César (Ternois, 1, p. 228) - qui date sans doute de 1653 - il est légitime de lier l’intérêt pour Alexandre aux traductions récentes des deux autres grands récits le concernant, l’Histoire de Quinte Curce par Vaugelas (1653), et celle d’Arrien par Perrot d’Ablancourt (1646). Cette dernière avait été dédiée à 12 Pour une analyse plus détaillée de cette culture, voir Bury, 2000, notamment p. 26- 27. 13 Sur ce point, voir Bensoussan, 1993. Saint-Évremond ou l’art de bien vieillir PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0002 19 Condé : on peut supposer qu’elle fit l’objet de conversations entre le Prince et son (encore) protégé Saint-Évremond. Car le monde culturel auquel renvoient ces essais est celui qu’a fréquenté l’auteur à l’époque de la Fronde et dans le Paris de la Régence : il discutait de ces sujets avec Condé, le duc de Candale ou le Maréchal de Créqui. L’intérêt que le public des années 1680 pouvait accorder à son œuvre est sans aucun doute celui que l’on pouvait avoir alors pour le témoignage d’une époque, et surtout d’une culture aristocratique qui était en train de disparaître. L’attachement fidèle de Saint-Évremond à la tragédie cornélienne témoigne d’ailleurs de l’époque où son goût a été formé. Dès lors, quand Barbin reprend ses jugements littéraires, au moment où vient d’éclater la querelle des Anciens et des Modernes, Saint-Évremond semble prendre naturellement place dans les débats en train de se jouer alors : mais les jugements qu’il porte sont indépendants du contexte, comme nous avons essayé de le montrer ailleurs (Bury, 2005a). Loin de prendre parti, il demeure fidèle à lui-même, c’est-àdire à l’indépendance de son goût et à l’originalité d’une culture qui s’est formée loin des collèges (Bury, 2000). Preuve en est cette citation souvent alléguée du petit essai Sur les Anciens, où Saint-Évremond affirme : Il n’y a personne qui aye plus d’admiration que j’en ay pour les ouvrages des anciens. J’admire le dessein, l’économie, l’élevation de l’esprit, l’étendue de la connoissance : mais le changement de la religion, du gouvernement, des mœurs, des manières, en a fait un si grand dans le monde, qu’il nous faut comme un nouvel art pour bien entrer dans le goût et dans le siecle où nous sommes. (3, p. 348) Il est donc frappant de voir comment le goût de Saint-Evremond prend la mesure de la relativité des temps, et que la dimension temporelle, le « vieillissement » du goût, soit un des critères de son analyse. Malgré la difficulté d’établir une chronologie précise de ses œuvres, il se dégage de la lecture cursive de ces « essais » témoignant d’années de lecture le sentiment palpable d’une profondeur temporelle, et de l’évolution d’un goût dont l’écrivain se fait le témoin. Cela prend d’autant plus de sens que la réflexion de Saint-Évremond intègre aussi, comme l’avait fait son maître Montaigne, une méditation sur le temps qui passe. Un art de bien vieillir Dans son essai intitulé A Monsieur le Maréchal de Créqui, qui me demandoit il y a quinze ou seize ans en quelle situation estoit mon esprit et ce que je pensois sur toutes choses (4, p. 103-139), que Ternois date des années 1669-1671 pour Emmanuel Bury PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0002 20 la plus grande part, et achevé vers 1685-1686 14 , Saint-Évremond replace la réflexion montaignienne sur « les trois commerces » dans le cadre d’une méditation sur la vieillesse. On pourrait même dire que Saint-Évremond y esquisse un traité De Senectute beata, « de la vieillesse heureuse ». Après le titre lui-même, les premières lignes témoignent d’emblée de cette conscience du temps qui passe : Quand nous sommes jeunes, l’opinion du monde nous gouverne, et nous nous étudions moins à être bien avec nous, qu’avec les autres ; arrivés enfin à la vieillesse, nous ne trouvons pas ce qui est étranger fort précieux, et rien ne nous occupe tant que nous-mêmes, qui sommes sur le point de nous manquer. (p. 103) Les thèmes sont ceux d’une topique morale, qui avait été amplement développée dans le De Senectute de Cicéron, et dont Montaigne avait su déjà faire son miel (voir Bury, 2005b) ; mais loin de se contenter de récrire ce qui a déjà été dit, Saint-Évremond l’intègre à une méditation personnelle sur son propre devenir : Autrefois mon imagination errante et vagabonde se portait à toutes les choses étrangères ; aujourd’hui mon esprit me ramène au corps et s’y unit davantage ; à la vérité ce n’est point le plaisir d’une douce liaison, c’est par la nécessité du secours et de l’appui mutuel qu’ils cherchent à se donner l’un à l’autre. (p. 104) Méditant ensuite sur son « état languissant » Saint-Évremond reprend un topos de la philosophie morale, à savoir l’idée que la vieillesse est l’âge où la volupté devient moins impérieuse : Cicéron expliquait que, pour autant, les plaisirs corporels ne disparaissent pas, mais ils s’atténuent ; dans le De Senectute, Caton fait notamment l’éloge des banquets, où le plaisir de la conversation se joint à celui de la table, devenu modéré chez les vieillards (§ 46) : Chaque jour, je garnis ma table de voisins et nous prolongeons le repas dans la nuit, le plus avant possible, par des conversations variées. 15 L’âme libérée des passions peut dès lors se livrer plus commodément aux plaisirs intellectuels, et « vivre avec elle-même » (secum vivere, § 49) ; notons que ce passage est souvent rapproché d’un développement des Tusculanes (I, 75), où le repli de l’âme sur elle-même - c’est-à-dire séparée du corps et de ses besoins - est présenté comme une préparation à la mort : à cet égard, le 14 Voir la notice sur le texte, éd. cit., p. 97-98. 15 Conviviumque vicinorum cotidie compleo, quod ad multam noctem, quam maxume possumus, vario sermone producimus; (tr. fr. de P. Wuilleumier, Paris CUF). Saint-Évremond ou l’art de bien vieillir PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0002 21 « bien vieillir » est explicitement une étape vers le « bien mourir ». Saint- Évremond reprend donc le topos, mais en le nuançant d’une interrogation : j’ai perdu tous les sentiments du vice, sans savoir si je dois ce changement à la faiblesse d’un corps abattu, ou à la modération d’un esprit devenu plus sage qu’il n’était auparavant. Je crains de le devoir aux infirmités de la vieillesse, plus qu’aux avantages de ma vertu, et d’avoir plus à me plaindre qu’à me réjouir de la docilité de mes mouvements. (p. 104) Il est en effet difficile, ajoute-t-il ensuite, de savoir « si les passions qu’on ne sent plus sont éteintes ou assujetties ». La constance du sage n’est à ses yeux qu’une « longue attention à nos maux », et seuls ceux qui ne souffrent pas y voient une vertu ; quand on souffre un mal, y résister en ajoute un second, explique-t-il. On voit donc ici le topos cicéronien légèrement décalé, à la manière de Montaigne, non sans ironie à l’égard des leçons de Caton. L’analyse qu’il fait des « erreurs » de la jeunesse, qui sont légitimes à ses yeux, nous éloigne aussi des analyses traditionnelles : un jeune homme ne doit pas « se désabuser trop tôt », explique-t-il, et les passions que l’on connaît alors ne sont pas à rejeter. Il ne faut pas être vieux avant l’âge : Il est certain qu’on connaît beaucoup mieux le vrai des choses par la réflexion quand elles sont passées, que par leur impression quand on les sent. D’ailleurs le grand commerce du monde empêche toute attention, lorsqu’on est jeune. Ce que nous voyons en autrui, ne nous laisse pas bien examiner ce qui se passe en nous-mêmes. (p. 108) Chaque âge a, si l’on peut dire, son mode de tempérance, et il faut vivre, et non juger, selon son humeur. L’état de son esprit est donc lié à l’état actuel de son tempérament (qu’il analyse avec soin dans les pages qui suivent) ; ainsi, la sagesse n’est pas tant possédée de manière intrinsèque par les « vieilles gens » qu’elle est mise à leur portée : ils ont « la liberté d’être sages », et « c’est à eux seulement qu’il est permis de prendre les choses comme elles sont. ». On voit ici comment Saint-Evremond, tout en reprenant des éléments de la topique traditionnelle que la philosophie morale a élaborée au sujet de la vieillesse, prend une certaine distance par rapport à elle. Toutefois, comme pour Montaigne dans l’essai sur « les trois commerces », la valorisation de l’activité intellectuelle, du « loisir lettré », demeure, et Saint-Évremond célèbre, dans les pages qui suivent, le « plaisir de la lecture ». Pour Cicéron, en effet, l’étude devient le principal loisir du vieillard, dans un paradoxal retour à la paideia dont la vie active l’avait éloigné : Emmanuel Bury PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0002 22 Si [l’âme] trouve quelque aliment dans l’étude et la science, il n’est rien de plus doux qu’une vieillesse pleine de loisirs. 16 Mais cette « science » n’est pas celle célébrée par Caton, qui faisait l’éloge du plaisir d’apprendre (qui s’accroît, selon lui, avec l’âge) ; ici, elle est présenté, avant tout, comme la quête d’un agrément : À la vérité je cherche plus dans les livres ce qui me plaît que ce qui m’instruit : à mesure que j’ai moins de temps à pratiquer les choses, j’ai moins de curiosité pour les apprendre. J’ai plus de besoin du fond de la vie que de la manière de vivre, et le peu que j’en ai s’entretient mieux par des agréments que par des instructions. Les livres latins m’en fournissent le plus, et je relis mille fois ce que j’y trouve sans m’en dégoûter. L’exposé des lectures qui lui plaisent le plus rejoint ce que nous avons vu à propos de son goût : il célèbre les auteurs de la latinité classique qu’il a toujours goûtée, avec une analyse bien personnelle des mérites de la poésie (les excellents poètes n’étant pas, selon lui, forcément des « esprits bien faits »). Saint-Évremond insiste sur le fait qu’il ne faut pas être « préoccupé », « prévenu » à l’égard des œuvres que nous lisons ; il en va de même lorsqu’il s’agit de textes modernes, reconnus par tous comme des modèles ; Saint- Évremond le prouve en témoignant de l’intérêt pour un roman moderne (ce qui est rare sous sa plume, tant il préfère la justesse et l’esprit critique de Pétrone à tous les romanciers de son temps) : c’est de Don Quichotte qu’il s’agit, dans la mesure où sa lecture contribue directement à former le goût du « connaisseur » : De tous les livres que j’ai jamais lus, Don Quichotte est celui que j’aimerais le mieux avoir fait, et il n’y en a point à mon avis qui puisse contribuer davantage à nous former un bon goût sur toutes choses. 17 La Bibliothèque idéale qu’il évoque cède toutefois le pas à la « conversation », avec les femmes au premier chef, mais aussi avec les hommes, pourvu que cela lui apporte un agrément. On voit ici les idéaux de l’honnêteté, déjà formulés par Montaigne, mais passés par le tamis d’une expérience personnelle (notamment le séjour en Angleterre, dont il loue l’agréable commerce, condamnant l’illusion que la France serait le seul lieu où peut s’accomplir une telle sociabilité). Ce processus de méditation sur le glissement du temps et son rapport au loisir lettré se poursuit naturellement dans les textes les plus tardifs. Un texte, 16 Si vero habet aliquod tamquam pabulum studi atque doctrinae, nihil est otiosa senectute jucundius (§ 49). 17 Id., p. 116. Saint-Évremond ou l’art de bien vieillir PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0002 23 sans doute rédigé vers 1686 (alors que notre auteur a 73 ans), en témoigne ; il s’agit de l’essai « De la retraite ». Une nouvelle fois les critères d’humeur et de goût sont déterminants pour analyser l’état dans lequel il se trouve : On ne voit rien de si ordinaire aux Vieilles-gens que de soûpirer pour la retraite, et rien de si rare en ceux qui se sont retirés que de ne s’en repentir pas. Leur Ame trop assujettie à leur humeur, se dégoûte du monde par son propre ennui (p. 287) Il s’agit donc de quitter le monde, ne serait-ce que pour éviter le ridicule « où l’âge nous fait tomber presque toujours » ; la retraite du monde est ainsi justifiée par un critère mondain. Loin de nier les plaisirs qu’a apportés le commerce du monde - on retrouve ici l’argument de l’essai à Créqui précédemment allégué -, il s’agit plutôt de savoir saisir le moment où le dégoût risque de remplacer le goût. La « diététique » des plaisirs gouverne donc bien ce nouveau « choix de vie », et Saint-Évremond place ce choix sous le signe de la « Nature » : La Nature nous redemande pour la liberté, quand nous n’avons plus rien à espérer de la fortune. Voilà ce qu’un sentiment d’honnêteté, ce que le soin de nôtre réputation, ce que le bon sens , ce que la Nature exigent de nous. (p. 288) Celle-ci, on le voit, converge avec les autres motifs moraux et mondains (« honnêteté », « réputation ») et la raison (« bon sens »). Le vieillissement s’accompagne donc de l’acquisition d’une plus grande sérénité, et l’on est frappé par la manière dont Saint-Évremond analyse un processus plus encore qu’un état : Nous perdons beaucoup en vieillissant, je l’avoue ; mais parmi les pertes que nous faisons il y en a qui sont compensées par d’assez grands avantages. Si après avoir perdu mes passions, les affections me demeurent encore, il y aura moins d’inquiétude dans mes plaisirs, et plus de discrétion dans mon procédé à l’égard des autres ; si mon imagination diminue, je n’en plairai pas tant quelquefois, mais j’en importunerai moins bien souvent ; si je quitte la foule pour la compagnie, je serai moins dissipé ; si je reviens des grandes compagnies à la conversation de peu de gens, c’est que je saurais mieux choisir. (4, p. 289) De surcroît, explique-t-il, nous vieillissons « parmi des gens qui vieillissent aussi bien que nous » et qui sont donc « sujets aux mêmes infirmités ». Dès lors, le commerce avec des personnes sages demeure un plaisir possible, ce qui est essentiel aux yeux du moraliste : Une plus grande précaution contre l’injure du Tems, un ménagement plus soigneux de la santé, ne scandaliseront point les personnes sages ; et on se doit peu soigner de celles qui ne le sont pas. (p. 289-290) Emmanuel Bury PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0002 24 Toutefois, Saint-Évremond ne perd pas pour autant un regard critique à l’égard des vieillards qui se parent d’une autorité « injuste » ; la vertu dont ils se réclament n’étant pas acquise par elle-même, mais par impuissance, ils dénoncent les douceurs de la vie. On retrouve ici la récriture du topos développé par Caton dans le dialogue cicéronien éponyme, une nouvelle fois décalée par la perspective de Saint-Évremond : Tout ce qu’ils font leur paraît Vertu ; ils mettent au rang des Vices tout ce qu’ils ne sauraient faire ; et contraints de suivre la Nature en ce qu’elle a de fâcheux, ils veulent qu’on s’oppose à ce qu’elle a de doux et d’agréable. (p. 290) La vie retirée, mais dans une honnête société, fût-elle restreinte, devient alors l’idéal qui s’esquisse dans la suite de l’essai ; Saint-Évremond va jusqu’à vanter les plaisirs d’une vie conventuelle, où même une certaine dévotion peut devenir un plaisir ! La « Nature languissante » de l’âge peut en effet y trouver quelque douceur ; mais seule la réalité des couvents actuels, dont les règles austères sont absurdes et inutiles, empêche le sage de s’y retirer, car il y trouverait une « servitude » qui ôterait tout plaisir à cette honnête dévotion. Le moraliste parvient ainsi à faire à la fois l’éloge d’une dévotion « naturelle », à laquelle on parvient par l’âge, et la critique des lieux où elle devrait pouvoir trouver sa place, si l’institution humaine ne les avait pas pervertis. D’où le vœu d’une sorte de « société » conventuelle laïque, destinée aux « honnêtes gens » soucieux de se retirer du monde. La liberté et l’agrément demeurent donc les critères fondamentaux d’une « bonne vie », aux yeux de Saint- Évremond ; l’art de vieillir exige une diététique de la douceur et du repos, où la délicatesse s’intensifie : Pour moi, je m’y passerais volontiers des choses délicieuses, à un âge où le goût des délices est quasi perdu ; mais je voudrais les commodités dans un temps où le sentiment devient plus délicat pour ce qui nous blesse, à mesure qu’il devient moins exquis pour ce qui nous plaît, ou moins tendre pour ce qui nous touche. Ces commodités désirables à la vieillesse doivent être aussi éloignées de l’abondance qui fait l’embarras, que du besoin qui fait sentir la nécessité. Et pour vous expliquer plus nettement ma pensée, je voudrais dans un Convent une frugalité propre et bien entendue, où l’on ne regarderait point Dieu comme un Dieu chagrin, qui défend les choses agréables parce qu’elles plaisent ; mais où rien ne plairait à des esprits bien faits, que ce qui est juste ou tout à fait innocent. (p. 296-297) La vision équilibrée qui se dégage de cette description demeure, on le voit, placée sous le signe de l’agrément et du plaisir, mais ceux-ci doivent être doux et modérés. Comme dans l’essai adressé au Maréchal de Créqui, Saint- Évremond affirme que le commerce de l’amitié devient le meilleur refuge du Saint-Évremond ou l’art de bien vieillir PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0002 25 sage. La nature elle-même y pousse, et c’est suivre sa pente qui est alors la vraie sagesse liée à l’âge : J’avoue qu’il y a des temps où rien n’est si sage que de se retirer : mais tout persuadé que j’en suis, je me remets de ma retraite à la Nature, beaucoup plus qu’à ma Raison. C’est par ses mouvements qu’au milieu du monde je me retire aujourd’hui du monde même. J’en suis encore pour ce qui me plaît ; j’en suis dehors pour ce qui m’incommode. Chaque jour, je me dérobe aux connaissances qui me fatiguent, et aux conversations qui m’ennuient ; chaque jour je cherche un doux commerce avec mes amis, et fais mes délices les plus chers de la délicatesse de leur entretien. (p. 298-299) Dans un portrait de lui-même, sans doute rédigé à la même époque, Saint- Évremond synthétise le mouvement qui l’a mené de la jeunesse à la vieillesse, montrant à quel état il pense s’être fixé : Jeune, il a haï la dissipation, persuadé qu'il fallait du bien pour les commodités d'une longue vie. Vieux, il a de la peine à souffrir l'économie, croyant que la nécessité est peu à craindre, quand on a peu de temps à pouvoir être misérable. Il se contente de la nature, il ne se plaint pas de la fortune. Il ne cherche pas dans les hommes ce qu'ils ont de mauvais pour les décrier, il trouve ce qu'ils ont de ridicule pour s'en réjouir ; il se fait un plaisir secret de le connaître, il s'en ferait un plus grand de le découvrir aux autres, si sa discrétion ne l'en empêchait. (4, p. 307) La question de la libéralité n’est pas secondaire ; on voit ici renversé le topos moral (remontant au moins à l’Éthique à Nicomaque), qui affirmait que les jeunes gens étaient dépensiers et les vieilles gens forcément avares. La règle cardinale est, une nouvelle fois, la nature ; surtout, le goût d’une observation amusée des hommes qui est revendiqué comme un plaisir subtil s’oppose à l’image traditionnelle du vieillard qui blâme le présent pour louer le temps passé. Cette veine satirique n’est pas celle du moraliste vieillissant, et on trouve ici, discrètement formulée, l’idée d’une compréhension indulgente et amusée, qui appartient de plein droit aux plaisirs modérés de l’âge : l’indignation serait en effet hors de propos, et sans doute une passion trop intense pour la délicatesse de cet âge : Saint-Évremond ne saurait devenir un Caton, juge des hommes et censeur des vices de son temps ! Cette distance prise par rapport au modèle classique du sage vieillard est aussi présente dans l’usage de la lecture ; on retrouve ici une affirmation analogue à celle de l’essai à Créqui, où le plaisir de la lecture se distinguait déjà de la quête de science louée par Caton ; s’il convient de lire, c’est plus pour l’agrément que pour l’instruction : La vie est trop courte, à son avis, pour pouvoir lire toutes sortes de livres, et charger sa mémoire d'une infinité de choses aux dépens de son jugement : il Emmanuel Bury PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0002 26 ne s’attache point aux sentiments des savants pour acquérir la science, mais aux plus sensés pour fortifier sa raison ; tantôt il cherche les plus délicats pour donner de la délicatesse à son goût, tantôt les plus agréables pour donner de l'agrément à son génie; et quoi qu'il lise, il fait moins son occupation de sa lecture que son plaisir. (p. 308) Le cœur de l’éthique du vieillard demeure donc bien l’agrément. L’art de vieillir est, à l’évidence, un art subtil de se ménager les plaisirs de l’esprit. On le verra d’autant mieux dans les variantes d’un essai consacré à ce sujet, « sur les plaisirs » ; la caractéristique de ce texte est d’avoir été écrit très tôt par le moraliste (sans doute en 1647), et revu, lors de la préparation de l’édition Desmaizeaux. Les variantes sont ici un indice des variations subtiles de la pensée de l’auteur entre ses jeunes années et ses ultimes méditations. On trouvera ci-dessous le texte sur deux colonnes pour en faciliter la comparaison : Saint-Évremond ou l’art de bien vieillir PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0002 27 édition Barbin 1692 : [première rédaction 1647 (? )] Étrange état où se trouve l’homme ! Pour vivre heureux, il faut faire peu de réflexions sur la vie, mais sortir souvent comme hors de soi ; et parmi les plaisirs que fournissent les choses étrangères, se dérober la connaissance de ses propres maux. Les divertissements ont été ainsi nommés pour la diversion qu’ils font des objets fâcheux aux choses plaisantes et agréables, ce qui montre assez combien il est difficile de venir à bout de la dureté de notre condition par aucune force d’esprit, et que par adresse on peut ingénieusement s’en détourner. En effet, choisissez l’âme la plus ferme : peut-elle digérer sans chagrin la connaissance de ce que nous sommes et de ce que nous devons devenir ? Pour moi, je le crois presque impossible. Mais quand, par une longue habitude ou une forte raison, nous en serions venus jusques au point de regarder indifféremment tant d’objets fâcheux, pour le moins nous donneraient-ils une humeur austère, éloignée de tout sentiment de plaisir et de l’idée même de la joie. Il n’appartient qu’à Dieu de se considérer, et de trouver en luimême sa félicité et son repos. À peine saurions-nous jeter les yeux sur nous sans y rencontrer mille défauts qui nous forcent de chercher ailleurs ce qui nous manque. La gloire, la réputation, la fortune sont de grands secours contre les rigueurs de la Nature et les misères de la vie. Aussi la sagesse ne nous a-t-elle été donnée que pour régler ces biens et notre conduite. Toute considérable qu’elle est, on la trouve d’un faible usage parmi les douleurs et dans les approches de la mort. J’en connais qui s’y préparent par les réflexions les plus judicieuses du monde, et par les desseins les mieux concertés. Mais il arrive presque toujours que la douleur renverse ces belles résolutions au besoin, qu’une fièvre les jette dans l’extravagance, ou que, faisant toutes choses hors de saison, ils conçoivent des tendresses pour la lumière, quand il faut se résoudre à la quitter. Tel de ces discoureurs qui prêchent la constance Ressemble au libertin Qui demandait à Dieu trois ans de pénitence Sur le point de sa fin édition Desmaizeaux, 1705 [texte revu après 1692] Pour vivre heureux, il faut faire peu de réflexions sur la vie, mais sortir souvent comme hors de soi ; et parmi les plaisirs que fournissent les choses étrangères, se dérober la connaissance de ses propres maux. Les divertissements ont tiré leur nom de diversion qu’ils font des objets fâcheux aux choses plaisantes et agréables, ce qui montre assez combien il est difficile de venir à bout de la dureté de notre condition par aucune force d’esprit, et que par adresse on peut ingénieusement s’en détourner. Il n’appartient qu’à Dieu de se considérer, et de trouver en lui-même sa félicité et son repos. À peine saurions-nous jeter les yeux sur nous sans y rencontrer mille défauts qui nous forcent de chercher ailleurs ce qui nous manque. La gloire, les fortunes, les amours, les voluptés bien entendues et bien ménagées sont de grands secours contre les rigueurs de la nature, contre les misères attachées à notre vie. Aussi la sagesse nous a été donnée principalement pour ménager nos plaisirs. Toute considérable qu’est la sagesse, on la trouve d’un faible usage parmi les douleurs et dans les approches de la mort. La philosophie de Posidonius lui fit dire, au fort de sa goutte, que la goutte n’était pas un mal ; mais il n’en souffrait pas moins. La sagesse de Socrate le fit raisonner beaucoup à sa mort ; mais ses raisonnements incertains ne persuadèrent ni ses amis ni luimême de ce qu’il disait. Je connais des gens qui troublent la joie de leurs plus beaux jours par la méditation d’une mort concertée ; et comme s’ils n’étaient pas nés pour vivre au Monde, ils ne songent qu’à la manière d’en sortir. Cependant, il arrive que la douleur renverse leurs belles résolutions au besoin, qu’une fièvre les jette dans l’extravagance, ou que, faisant toutes choses hors de saison, ils conçoivent des tendresses pour la lumière, quand il faut se résoudre à la quitter. ...oculis errantibus alto Quaesivit cado lucem, ingemuit que reperta Pour moi, qui ai toujours vécu à l’aventure, il me suffira de mourir de même. Puisque la prudence a eu si peu de part aux actions de ma vie, il me fâcherait qu’elle se mêlât d’en régler la fin. Emmanuel Bury PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0002 28 Barbin 1692 À parler de bon sens, toutes les circonstances de la mort ne regardent que ceux qui restent. La faiblesse, la résolution, les larmes, l’indifférence, tout est égal au dernier moment ; et il est ridicule de penser que cela doive être quelque chose à des gens qui vont n’être plus eux-mêmes. Il n’y a rien qui puisse effacer l’horreur de ce passage, que de se persuader fermement une autre vie ; et tournant son esprit à la confiance, se mettre dans une assiette à tout espérer et à ne rien craindre. À la vérité, il est impossible de ne pas faire quelques réflexions sur une chose si naturelle ; il y aurait même de la mollesse de n’oser jamais y penser. Il en est de même de la tristesse et de toutes sortes de chagrins : c’est une chimère de vouloir s’en défaire absolument. D’ailleurs, ils sont quelquefois légitimes, et je trouve raisonnable qu’on s’y laisse aller en certaines occasions : l’indifférence est honteuse en quelques disgrâces, la tendresse sied bien dans le malheur des amis fidèles, mais la douleur doit être rare et promptement apaisée. Après avoir observé la plupart des gens qui recherchent leurs plaisirs, j’en ai trouvé de quatre sortes, dont je pense avoir eu tous les sentiments : les sensuels, les emportés, les voluptueux et les délicats. Desmaizeaux 1705 À parler de bon sens, toutes les circonstances de la mort ne regardent que ceux qui restent. La faiblesse, la résolution, tout est égal au dernier moment ; et il est ridicule de penser que cela doive être quelque chose à des gens qui vont n’être plus eux-mêmes. Il n’y a rien qui puisse effacer l’horreur de ce passage, que la persuasion d’une autre vie attendue avec confiance, dans une assiette à tout espérer et à ne rien craindre. Du reste, il faut aller insensiblement où tant d’honnêtes gens sont allés devant nous, et où nous serons suivis de tant d’autres. Si je fais un long discours sur la Mort, après avoir dit que la méditation en était fâcheuse, c’est qu’il est comme impossible de ne pas faire quelques réflexions sur une chose si naturelle ; il y aurait même de la mollesse de n’oser jamais y penser. Il en est ainsi de la tristesse et de toutes sortes de chagrins : on ne sauroit s’en défaire absolument. D’ailleurs, ils sont quelquefois légitimes, et je trouve raisonnable qu’on s’y laisse aller en certaines occasions : l’indifférence est honteuse en quelques disgrâces : la douleur sied bien dans les malheurs de nos vrais amis. Mais l’affliction doit être rare et bientôt finie, la joie fréquente et curieusement entretenue. On ne saurait avoir trop d’adresse à ménager ses plaisirs. Encore les plus entendus ontils de la peine à les bien goûter. La longue préparation, en nous ôtant la surprise, nous ôte ce qu’ils ont de plus vif. Si nous n’en avons aucun soin, nous les prendrons mal à propos, dans un désordre ennemi de la politesse, ennemi des goûts véritablement délicats. Une jouissance imparfaite laisse du regret ; quand elle est trop poussée, elle apporte le dégoût. Il y a un certain temps à prendre, une justesse à garder qui n’est pas connue de tout le monde. Il faut jouir des plaisirs présents sans intéresser les voluptés à venir. Il ne faut pas aussi que l’imagination des biens souhaités fasse tort à l’usage de ceux qu’on possède. C’est ce qui obligeait les plus honnêtes gens de l’Antiquité à faire tant de cas d’une modération qu’on pouvait nommer économie dans les choses désirées ou obtenues. Comme vous n’exigez pas de vos amis une régularité qui les contraigne, je vous dis les réflexions que j’ai faites sans aucun ordre, selon qu’elles viennent dans mon esprit. La Nature porte tous les hommes à rechercher leurs plaisirs, mais ils les recherchent différemment selon la différence des humeurs et des génies. Saint-Évremond ou l’art de bien vieillir PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0002 29 La réflexion sur le « divertissement » renvoie évidemment à la tradition montaignienne de la « diversion » (Essais, III, 4). Elle demeure très topique dans le texte de 1647 ; les éléments généraux (italiques du § 1) sont supprimés en 1705, alors que sont ajoutés « amours » et « voluptés bien entendues » ; les nuances introduites correspondent à la diététique des plaisirs que nous avons vu se construire dans les textes antérieurs du moraliste. Le changement de rôle de la « sagesse », qui passe, d’un texte à l’autre, de la régulation de la « conduite » à l’aménagement des « plaisirs » l’atteste. L’ajout, tout montaignien lui aussi, de références classiques (Posidonius, Socrate) étoffe le texte d’une singularité qui manquait à la première version. La citation latine - qui correspond à l’affirmation du goût pour ces textes que nous avons vu dans l’essai adressé au Maréchal de Créqui - est plus profonde et moins « mondaine » que le quatrain ironique de la première version. La leçon d’expérience (« pour moi... la fin ») montre que le texte de 1705 est « lesté » par le poids d’une vie, non sans conserver une certaine désinvolture de la jeunesse (« qui ai toujours vécu à l’aventure »). Le refus d’une « prudence » qui viendrait avec l’âge va dans le sens de ce que nous avons déjà vu : la sagesse acquise par la vieillesse n’est pas une « conversion » morale, qui amènerait à juger et à condamner les actions de la jeunesse, mais un fait de nature. Saint-Évremond affirme ici sa fidélité à la nature. Le caractère épicurien de cette méditation sur la mort s’enrichit donc des accents d’un moi, plus sensible dans le texte de 1705 que dans celui de 1647 (voir : « Si je fais un long discours... »). L’affirmation d’une joie essentielle et fréquente marque aussi une inflexion par rapport au texte d’origine (où le message était un simple appel à la constance du sage) ; on voit que la sagesse qui s’affirme dans le dernier état du texte correspond à celle que s’est peu à peu construite le moraliste ; les mots clés sont ceux de la morale qu’il énonce dans les textes de 1687 ; l’importance du long ajout (« ménager ses plaisirs » ; « jouissance » équilibrée ; modération dans l’imagination des biens ; Nature (unitaire) vs singularité des hommes) est la marque d’un approfondissement décisif de la méditation. Il resterait à commenter dans le détail ces principales variantes d’un texte cardinal, mais cet examen, même rapide, nous montre que, pour Saint- Évremond, la vieillesse n’est pas un état stable, et qu’il s’agit bien plutôt du processus de vieillissement dont il s’efforce ici de rendre compte. La série de textes que nous avons évoquée ici offre ainsi « l’art de bien vieillir » que l’auteur a élaboré au fil d’une méditation constante et qu’il a fixée, année après année, par l’écriture de ses divers essais. Il semble bien que, conçue comme le relais de la conversation amicale, l’entreprise d’écriture elle-même a été une pièce maîtresse de cet art. Emmanuel Bury PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0002 30 En guise de conclusion, il convient cependant de rappeler que d’autres voies demeuraient ouvertes alors : ce sont elles qui, après coup, semblent ouvrir sur l’idéal moral des Lumières, où le modèle cicéronien retrouvera, mutatis mutandis, une place légitime. Comme il l’écrit dans un passage déjà cité 18 , dont l’analyse fait écho aux conseils de Caton et où il s’agit de définir une véritable « diététique » de la vieillesse sage et bien comprise : Nous perdons beaucoup en vieillissant, je l’avoue ; mais parmi les pertes que nous faisons il y en a qui sont compensées par d’assez grands avantages. Si après avoir perdu mes passions, les affections me demeurent encore, il y aura moins d’inquiétude dans mes plaisirs, et plus de discrétion dans mon procédé à l’égard des autres ; si mon imagination diminue, je n’en plairai pas tant quelquefois, mais j’en importunerai moins bien souvent ; si je quitte la foule pour la compagnie, je serai moins dissipé ; si je reviens des grandes compagnies à la conversation de peu de gens, c’est que je saurais mieux choisir. (4, p. 289) 19 Le délicat équilibre établi par la syntaxe, avec les balancements successifs entre « moins » et « plus » qui orchestrent la quête d’un « tempérament » entre les plaisirs et les peines, est une trace de la présence vivante des philosophies morales antiques en cette fin de siècle : il s’agit moins, pour Saint-Évremond, d’« être vieux » que de « vieillir », ce qui nécessite un calcul et une adaptation mesurée avec soin : à cet égard, la philosophie morale qu’il expose appartient bien à la sphère du bios philosophikos que concevaient les anciens et dont il fut un héritier pleinement conscient. Bibliographie : Bensoussan 1993 : David Bensoussan, « L’Honnêteté chez Saint-Évremond : élégance et commodité », dans L’Honnête homme et le dandy, éd. Alain Montandon, Tübingen, G. Narr, 1993 (« Etudes Littéraires Françaises », 54), p. 77-106. Bury 2000 : Emmanuel Bury, « Saint-Évremond et l’humanisme : une culture dans le siècle », dans Suzanne Guellouz (dir.), Entre Baroque et Lumière : Saint- Évremond (1614-1703), Caen, Presses Universitaires de Caen, 2000, p. 25-40. Bury 2005a : Emmanuel Bury, « Saint-Évremond, ancien ou moderne ? », dans Suzanne Guellouz (dir.), Saint-Évremond au miroir du temps, (actes du colloque du tricentenaire, Caen-Saint-Lô, octobre 2003), Tübingen, G. Narr, 2005 (« Biblio 17 », 157), pp. 137-148. 18 Voir ci-dessus p. 23. 19 Ternois propose comme date de composition pour ce texte l’année 1686 (notice, p. 283). Saint-Évremond ou l’art de bien vieillir PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0002 31 Bury 2005b : Emmanuel Bury, « Fortunes du De Senectute de Cicéron au XVII e siècle », dans Écrire le vieillir, sous la dir. d’Alain Montandon, Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, 2005, p. 33-57. Pomeau 1971 : René Pomeau, L’âge classique III (1680-1720), vol. 8 de la Littérature française, Paris, Arthaud, 1971. Zuber 1993 : Roger Zuber, La Littérature française du XVII e siècle, Paris, Puf, 1993 (« Que Sais-je ? »). PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0003 Le « libertinage » de Sévigné : manières de dire et formes du vivre M ICHÈLE R OSELLINI IHRIM-ENS DE L YON (UMR 5317) Un soir de juin 1671, au milieu de son séjour breton, la marquise de Sévigné écrit à sa fille : « Je suis libertine plus que vous 1 ». Ce qualificatif avait éveillé ma curiosité quand je travaillais les Lettres de l’année 1671 avec les étudiantes et les étudiants candidats au concours de l’agrégation de Lettres pour la session 2013. Il avait en effet de quoi paraître incongru sous la plume d’une épistolière qui regrettait par ailleurs, dans la même période, de se sentir une chrétienne « trop tiède », d’autant qu’il était adressé à une destinataire dont elle ne pouvait suspecter la dévotion. Il ne pouvait donc s’agir que d’une boutade destinée à renforcer la connivence amusée que le récit de la vie quotidienne aux Rochers visait à établir avec une correspondante proche affectivement, mais géographiquement éloignée. Toutefois on ne pouvait ignorer la part de provocation que recélait la connotation idéologique du terme et que, fort probablement, l’épistolière assumait délibérément dans la perspective de la circulation de ses lettres qu’elle savait habituelle dans le cercle provençal des Grignan. Or la qualification de « libertine » appliquée à soi et, par ricochet, à sa fille me semble signaler à notre attention critique le cas singulier que constituent, dans une convergence manifeste, l’écriture et la vie de l’épistolière en son temps et dans son milieu. Je me suis donc lancée dans une enquête sur la piste de ce libertinage autoproclamé. J’en propose ici une présentation en deux temps : du plus immédiatement perceptible, la dynamique de l’écriture épistolaire, à la matière intime et plus secrète du vécu dont cette écriture porte trace et qu’elle contribue à façonner. 1 À Madame de Grignan, aux Rochers, 28 juin 1671 ; Madame de Sévigné, Correspondance, Roger Duchêne (éd.), Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. I, 1976, p. 281. Dorénavant toutes les références aux lettres de Sévigné renverront à cette édition par le seul numéro du tome ; les italiques correspondent à mes soulignements. Michèle Rosellini PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0003 34 Premièrement, à partir d’un relevé des mots de la famille de « libertin », je rendrai compte du réseau sémantique que configurent les emplois qu’en fait Sévigné dans ce qu’on peut considérer comme l’idiolecte de sa correspondance. En second lieu, j’examinerai les rapports qu’entretient l’appropriation sévignéenne de la notion de libertinage avec sa conception de la liberté telle que la dessine la récurrence du terme dans l’ensemble de la correspondance. Que dit cette préoccupation de la liberté - dont le vocable compte plus de cent cinquante occurrences dans l’ensemble de ses lettres - de la délicate négociation que mène l’épistolière avec les normes auxquelles l’astreint sa double condition, sociale et genrée, en dépit de la conscience vive de sa singularité individuelle ? Les mots « libertin », « libertinage » dans les lettres de Sévigné : appropriation sémantique et implication énonciative On peut classer les 12 occurrences des mots de la famille de « libertin » relevés par Frantext dans toute la correspondance (libertin.s : 3 ; libertine.s : 5 ; libertinage : 4) selon leurs modalités d’application : de la plus extérieure, quand ils définissent un tiers, à la plus impliquée quand l’épistolière les applique à son ou sa destinataire et à elle-même. L’examen de ces occurrences semble à première vue nous indiquer qu’en s’appropriant ces termes, elle en édulcore le sémantisme irréligieux. Elle en retient en effet l’idée d’indiscipline, voire de rébellion à l’égard des normes sociales, que celles-ci concernent le protocole épistolaire, l’ordonnance des journées, ou les relations mondaines 2 . Il faut toutefois tenir compte de la résonance de ces termes dans le cadre de la relation épistolaire. Ils n’ont rien d’anodin dans le contexte des années 1670-1690 pendant lesquelles s’accomplit progressivement la conversion dévote de la cour et des salons, tandis que Sévigné se trouve elle-même soumise - de la part de son confesseur, de ses amis jansénistes et de sa propre fille - à l’injonction d’apprendre à « se gouverner » pour « faire son salut ». 2 « Je trouve le petit-fils [de Charles de Beaumont, parrain de Sévigné] fort joli, mais fort joli. Vous avez bien fait de ne lui point parler de votre frère [qui cherche à céder sa charge]. C’est un petit libertin qui dirait comme le loup [de la fable de La Fontaine Le loup et le chien, qui refuse d’être attaché] » (À Mme de Grignan, à Paris, 3 avril 1680 ; II, p. 890) ; « Je serais consolée du petit secrétaire que vous avez perdu, si celui que vous avez pris à sa place était capable de s’attacher entièrement à votre service. Son écriture est fort belle, son style est bon, mais de la façon dont j’en ai ouï parler, il vous manquera à tout moment. Il est libertin ; je sais même que souvent il couche à la ville. » (À Mme de Coulanges, à Grignan, 22 février 1695 ; III, p. 1087) Le « libertinage de Sévigné » : manières de dire et formes du vivre PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0003 35 Les deux occurrences du substantif « libertin » appliqué à des tiers (voir la note 2) vérifient ce partage d’un horizon commun de références idéologiques. Mais celle qui suit se situe sur un tout autre registre : […] si nous étions dans le péché, il ne fallait jamais s’en approcher [de la communion], dit saint Augustin, mais qu’il fallait s’efforcer de se mettre dans l’état où il nous est permis de nous en approcher plutôt que de demeurer tranquilles dans la séparation de ce divin mystère, qui était une fausse paix, et la seule et fausse marque de religion de la plupart des libertins. 3 L’allusion à la « fausse paix » dans laquelle les libertins croient pouvoir se maintenir par leur indifférence aux « mystères de la foi » fait directement écho à l’apologétique pascalienne, que Sévigné connaît bien, en lectrice passionnée des « petites lettres » et des Pensées. Ainsi, dans le contexte culturel mobilisé par l’énonciation épistolaire, la désignation de l’autre et de soi-même comme « libertin·e » relève d’une certaine audace sinon d’une provocation délibérée. Les travaux en linguistique de l’énonciation, notamment ceux de Ruth Amossy, ont mis l’accent sur le fait que toute prise de parole, orale ou écrite, implique la construction d’un éthos de l’énonciateur. Cette idée n’a rien d’une révélation : elle appartient à la plus ancienne rhétorique, celle d’Aristote. Là où les linguistes font un pas de plus, en particulier dans le cadre de la sémantique pragmatique initiée par Oswald Ducrot et perfectionnée par Dominique Maingueneau, c’est quand ils considèrent que toute énonciation construit aussi l’éthos de son ou ses destinataires. Il y a donc co-construction, dans une relative liberté selon le genre du discours. « Si chaque type de discours comporte une distribution préétablie des rôles, le locuteur peut y choisir plus ou moins librement sa scénographie », précise Ruth Amossy à propos de la théorie de Maingueneau 4 . Cette liberté dans la mise en scène de soi et de l’allocutaire sur le théâtre de la parole adressée me paraît éclairante pour l’écriture épistolaire telle que la pratique Sévigné. Tout particulièrement en ce qui concerne l’allégation de libertinage. Nous pouvons en effet remarquer qu’elle est toujours proférée dans une dynamique transitionnelle, impliquant soi et l’autre, je et tu dans un même mouvement. C’est particulièrement frappant dans les adresses à sa fille. Dans sa solitude asociale des Rochers, l’épistolière ne se dit pas libertine en elle-même quand elle écrit « libertine plus que vous ». Elle suggère plutôt une sorte de présupposé axiologique, un univers de croyance partagé avec sa correspondante, dans lequel celle-ci 3 À Guitaut, à Paris, 5 mars 1683 ; III, p. 104 (Sévigné évoque ici un sermon de Bourdaloue). 4 Images de soi dans le discours. La construction de l’éthos, Ruth Amossy (dir.), Lausanne, Delachaux et Nieslé, 1999, p. 17. Michèle Rosellini PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0003 36 détiendrait le privilège de l’indifférence aux normes sociales, que l’épistolière tenterait de lui ravir en préférant la conversation de son jardinier à celle des nobles locaux et en manquant à la politesse élémentaire à l’égard de ses hôtes de passage 5 . Ainsi, dans une fiction de compétition, elle se rapproche imaginairement de sa fille par le partage d’une identité rebelle. Il y a bien coconstruction de deux éthè en miroir. Mais une inversion d’exemplarité est possible, comme dans ce passage d’une autre lettre écrite de Bretagne, dixhuit ans plus tard : Je reçois votre lettre du 16 ; elle est trop aimable, et trop jolie, et trop plaisante. J’ai ri toute seule de l’embarras de vos maçons et de vos ouvriers. J’aime fort la liberté et le libertinage de vos repas, et qu’un coup de marteau ne soit pas votre maître. Mon Dieu que je serais heureuse de tâter un peu de cette sorte de vie avec une telle compagnie ! 6 Quand elle se montre admirative, voire envieuse, du « libertinage des repas » de sa fille, qui ne se laisse pas imposer des horaires - comme l’indique l’usage proverbial du « marteau » -, Sévigné met en valeur sa propre rébellion intérieure contre les contraintes de la vie mondaine qu’elle est forcée de subir à Rennes, où elle est en représentation auprès du gouverneur de Bretagne et de sa femme, le duc et la duchesse de Chaulnes. La solidarité des éthè existe dans d’autres relations épistolaires. Il semble même que l’emploi, en divers contextes, des mots de la famille de « libertin » y fasse particulièrement appel, comme un marqueur de connivence. Sévigné n’ignore pas, quand elle se plaint de sa plume libertine à Bussy, qu’elle s’adresse à un grand seigneur exilé de la cour pour libertinage. Je suis tellement libertine quand j’écris, que le premier tour que je prends règne tout au long de ma lettre. Il serait à souhaiter que ma pauvre plume, galopant comme elle le fait, galopât au moins sur le bon pied. 7 Or de quoi a-t-il été question dans la lettre ? des intrigues de ses amis pour le faire rentrer en grâce auprès du roi en tant qu’historiographe. On est donc invité à entendre cet emploi du qualificatif « libertine » dans ce contexte énonciatif comme un élan de réflexivité non dénué d’ironie à l’égard du destinataire, alors même qu’elle feint de déplorer la licence de sa plume, et 5 « Pilois est toujours mon favori, et je préfère sa conversation à celle de plusieurs qui ont conservé le titre de chevalier au Parlement de Rennes. Je suis libertine plus que vous. Je laissai l’autre jour retourner chez soi un carrosse plein de Fouesnellerie [habitant·e·s de Fouesnant], par une pluie horrible, faute de les prier de bonne grâce de demeurer ; jamais ma bouche ne put prononcer les paroles qui étaient nécessaires. » (À Mme de Grignan, des Rochers, 28 juin 1671 ; I, p. 281) 6 À Mme de Grignan, de Rennes, 25 juillet 1689 ; III, p. 652-653. 7 À Bussy-Rabutin, de Paris, 26 juillet 1679 ; II, p. 660. Le « libertinage de Sévigné » : manières de dire et formes du vivre PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0003 37 de vouloir corriger ce défaut pour lui plaire. Cet exemple, comme aussi celui d’une lettre plaisante adressée à son cousin Philippe-Emmanuel de Coulanges 8 , met en lumière la valeur de test de la relation de confiance que peut avoir l’emploi d’un terme aussi connoté que celui de « libertin » : il faut que l’épistolière puisse compter sur un certain degré de familiarité avec le destinataire et donc de tolérance à la transgression de la bienséance conversationnelle, pour se risquer à placer la relation épistolaire sur le registre du libertinage. En retour, l’audace illocutoire renforce la familiarité, en instaurant un lien de connivence qui confine à la complicité dans la transgression, puisque l’un et l’autre des interlocuteurs sont amenés à se reconnaître dans le partage d’une relation libertine, c’est-à-dire exempte de toute obligation, principalement l’assiduité. Tel est l’implicite du pacte avec l’ami de longue date, Philippe Moulceau, énoncé en ces termes : « demeurons dans ce libertinage 9 ». Or, comme on peut le constater dans quelques-unes des occurrences citées ci-dessus, la dimension religieuse de la transgression, si elle n’est pas toujours explicite, rôde aux alentours de l’emploi du terme. Il en est ainsi de la réflexion suivante, que l’épistolière adresse à sa fille : « Je suis fort aise que la santé de Montgobert soit meilleure. Je la plains de faire des remèdes ; l’expérience va vous rendre bien plus libertine que jamais. Mais que ne raisonnezvous sur les autres comme vous faites pour vous ? 10 ». L’éditeur de la Correspondance, Roger Duchêne, a jugé utile de préciser en note « libertine en matière de médecine ». Mais si Sévigné a laissé en suspens la spécification du domaine ou s’applique le libertinage de sa destinataire, c’est sans doute parce que le contexte des « remèdes » auxquels s’astreint sa dame de compagnie, Mlle de Montgobert, renvoie à la crédulité envers le pouvoir des médecins, qui est une cible comique, tout particulièrement chez Molière, selon un 8 « Quelle triste date auprès de la vôtre, mon aimable cousin ! Elle convient à une solitaire comme moi, et celle de Rome à celui dont l’étoile est errante et libertine, et qui Promène son oisiveté Aux deux bouts de la terre. La jolie vie, et que la fortune vous a traité doucement, comme vous dites, quoiqu’elle vous ait toujours fait querelle ! » (À Coulanges, aux Rochers, 8 janvier 1690 ; III, p. 802) 9 « […] je ne puis jamais comprendre comme, en vous estimant comme je fais, me souvenant que vous avez tant d’agrément, en parlant si volontiers, ayant tant de goût pour votre esprit et pour votre mérite, pour ne rien dire de plus, crainte des jaloux, je puisse, avec toutes ces choses si propres à faire un commerce, vous laisser sept ou huit mois sans vous dire un mot. Cela est épouvantable, mais qu’importe ? Demeurons dans ce libertinage, puisqu’il est compatible avec tous les sentiments que je viens de vous dire. » (À Moulceau, de Livry, 25 octobre 1686 ; III, p. 261) 10 À Mme de Grignan, de Livry, 6 août 1777 ; II, p. 517. Michèle Rosellini PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0003 38 parallélisme audacieux et risqué avec la croyance religieuse. On peut noter d’ailleurs que Sévigné achève son propos sur ce thème par un trait de persiflage envers sa fille : celle-ci s’autorise pour son propre compte à être « libertine » en méprisant les remèdes des médecins, mais se montre intolérante à l’égard de sa mère quand celle-ci refuse de s’y fier et invente ses propres médications ; c’est là sans doute une allusion à l’épisode du rhumatisme qui a occupé la correspondance de l’année précédente. La rébellion à échelle variable a-t-elle encore du sens ? En tout cas l’insinuation ironique est une façon subtile de revendiquer avec sa destinataire le partage d’un éthos et d’une manière de vivre. Plus explicite est l’évocation du « libertinage » de leurs « conversations » dans la lettre qui raille la cour qu’elle aurait dû faire à la maîtresse de l’archevêque de Paris si elle avait eu un second fils à placer dans l’Église : Vous me faites souvenir de cette sottise que je répondis, pour ne pas aller chez Madame de Bretonvilliers, que je n’avais qu’un fils ; je pensais qu’il n’y eût en gros que le mauvais air de mon hérésie (je vous en parlais l’autre jour), mais je comprends que cette parole fut étrange. Dieu merci, ma chère Comtesse, nous n’avons rien gâté ; vos deux frères, ne seraient pas mieux jusqu’à présent quand nous aurions été molinistes [favorables aux jésuites]. Les opinions probables ni la direction d’intention dans l’hôtel Carnavalet ne leur auraient pas été plus avantageuses que tout le libertinage de nos conversations. J’en suis ravie, et j’ai souvent pensé avec chagrin à toute l’injustice qu’on pourrait nous faire là-dessus. 11 Le texte est ici (le sujet s’y prête) saturé de références religieuses, et, sur fond de querelle entre jésuites et jansénistes, Sévigné s’élève avec sa fille jusqu’à la posture héroïque d’opposantes à l’entourage jésuite du roi. La connivence prend ici nettement l’allure d’une complicité exposée à la persécution. L’expression « mon hérésie », qui dénote, dans le cadre restreint de l’acte d’incivilité, l’indifférence de l’épistolière aux normes sociales, résonne dans le contexte plus large de l’interaction complice avec une destinataire sympathisante des idées jansénistes et lectrice passionnée de Malebranche (dont l’épistolière vient justement de se procurer les Conversations chrétiennes, ouvrage risqué paru anonymement) : on peut ainsi l’entendre au sens propre, qui fait miroiter le risque de persécution. L’échange avec Madame de Grignan porte à sa plus haute intensité l’enjeu énonciatif de concurrence-partage autour de la construction de l’éthos. Il s’agit en effet d’investir l’écriture du pouvoir de réparer la séparation effective par la fusion imaginaire. Il y a donc aussi dans la déclaration insolite et insolente : « Je suis libertine plus que vous » la jubilation de renouer l’intimité par la 11 À Mme de Grignan, des Rochers, 15 juin 1680 ; III, p. 974. Le « libertinage de Sévigné » : manières de dire et formes du vivre PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0003 39 singularité partagée, dans le surplomb d’une humanité commune soumise aux normes de la conduite honnête. Les deux éthè, celui de l’épistolière et celui de sa destinataire, se construisent en miroir à partir de ce mot qui désigne leur dissidence. Le jeu des connotations, qui porte la dynamique même de l’écriture, convoque la cohorte des idées scandaleuses attachées au vrai libertinage, celui qui se vit au sens propre : l’athéisme, l’arrogance aristocratique, la poursuite des plaisirs. Mais aucune énonciation n’est sans enjeu. Aussi serait-il erroné de faire des emplois toujours sémantiquement décalés des mots de la famille lexicale de « libertin » des opérateurs de connivence superficiels, limités à la surface de l’échange épistolaire, celle du « commerce » qui se borne à vérifier la distribution des rôles préétablis. Il me semble que ces emplois, qui d’ailleurs sont plus fréquents vers la fin de la vie de l’épistolière, témoignent de la singularité de sa conception de la liberté. Comment saisir cette singularité sinon en observant les usages non conventionnels qu’elle fait du vocable « liberté » ? Cette hypothèse m’a engagée dans une nouvelle enquête, facilitée de nouveau par le relevé de Frantext. La liberté par l’excès : un mode singulier de rapport à soi La Correspondance compte 152 occurrences du terme « liberté ». Ce qui caractérise cette grande masse d’emplois, c’est la rareté des usages objectifs de la notion. La liberté publique ne concerne que 5 occurrences 12 ; quant à la liberté individuelle, politique et juridique, elle est aussi rarement évoquée, et, dans la plupart des emplois, en relation avec l’intérêt que prend l’épistolière ou son/ sa destinataire à la libération d’un prisonnier 13 . On trouve aussi quelques emplois du terme dans son acception métaphysique - au sens de « libre arbitre » et de « liberté de conscience » - en relation avec les débats 12 Le ton n’en est pas nécessairement sérieux, ainsi ce passage d’une lettre à Bussy- Rabutin (à Livry, 26 juin 1655 ; I, p. 28) : « […] je suis trop raisonnable pour trouver étrange que la veille d’un départ on couche chez des baigneurs. Je suis d'une grande commodité pour la liberté publique, et pourvu que les bains ne soient pas chez moi, je suis contente, et mon zèle ne me porte pas à trouver mauvais qu’il y en ait dans la ville. » 13 « J’ai bien à vous remercier des bontés que vous avez eues pour Valcroissant ; il m’en est revenu de grands compliments. Le Roi a eu pitié de lui ; il n’est plus sur les galères, il n’a plus de chaîne, et demeure à Marseille en liberté. On ne peut trop louer le Roi de cette justice et de cette bonté » (À Monsieur de Grignan, à Paris, 28 novembre 1670 ; I, p. 136) ; « Je m’amuse les soirs à lire l’Histoire de la prison et de la liberté de monsieur le Prince ; on y parle sans cesse de notre Cardinal. Il me semble que je n’ai que dix-huit ans. Je me souviens de tout. Cela divertit fort. » (À Madame de Grignan, aux Rochers, 27 novembre 1675 ; II, p. 173) Michèle Rosellini PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0003 40 théologiques du temps entre jansénistes et jésuites 14 . Ce qui est frappant, donc, c’est l’investissement subjectif du terme, dont l’épistolière fait un vocable, c’est-à-dire le marqueur lexical d’un mode de pensée. Même quand il est pris dans des syntagmes figés, comme « en liberté » ou « prendre la liberté de… », il se trouve investi de valeurs fortes et fortement subjectives 15 . La plupart des emplois absolus de liberté renvoient à l’absence de contrainte, de sujétion, de quelque nature que ce soit : sociale, morale et même affective. La liberté, c’est la possibilité illimitée d’être « à soi », d’être soi, elle s’accomplit dans la solitude 16 , dans le silence 17 que l’épistolière ne vit pleinement que dans sa retraite bretonne, où la pratique assidue de la promenade lui permet de se saisir intimement dans l’accord du flux de ses pensées au mouvement de la marche 18 . Dans ces occurrences, le syntagme « la liberté d’être seule » 14 « Les jésuites n’en disent pas encore assez et les autres [les jansénistes] donnent sujet de murmurer contre la justice de Dieu, quand ils nous ôtent ou affaiblissent tellement notre liberté que ce n’en est plus une. » (À Madame de Grignan, à Livry, 28 août 1676 ; II, p. 382) 15 « Permettez-moi, ma bonne, de m’en offenser. Vous le feriez bien, si vous étiez en ma place. Je vous prie aussi de ne point monter aux nues ni me contraindre sur certaines choses. Laissez-moi la liberté de faire quelquefois ce que je veux ; je souffre assez toute ma vie en ne vous donnant pas ce que je voudrais. Quand j’ai rangé de certaines choses, c’est me blesser le cœur que de s’y opposer si vivement ; il y a sur cela une hauteur qui déplaît et qui n’est point tendre. Je ne vous donne pas souvent sujet de vous fâcher, mais laissez-moi du moins la liberté de croire que je pourrais contenter mes désirs là-dessus, si j’étais assez heureuse pour le pouvoir faire. » (À Mme de Grignan, à Paris, 22 avril 1672 ; I, p. 487) ; « Allez vous promener, Madame la Comtesse, de me venir proposer de ne vous point écrire. Apprenez que c’est ma joie, et le plus grand plaisir que j’aie ici. Voilà un plaisant régime que vous me proposez ! Laissez-moi conduire cette envie en toute liberté, puisque je suis si contrainte sur les autres choses que je voudrais faire pour vous, et ne vous avisez pas de rien retrancher des vôtres [lettres]. » (À Mme de Grignan, à Vichy, 1 er juin 1676 ; II, 306) 16 « Je vous avoue que c’est un de mes plaisirs que de me promener toute seule. Je trouve quelques labyrinthes de pensées dont on a peine à sortir, mais on a du moins la liberté de penser à ce que l’on veut. » (À Mme de Grignan, aux Rochers, 29 juillet 1671 ; I, p. 310) 17 « Le chaud est agréable ici, et je vous avoue que les trois heures que je suis dans ces bois toute seule avec Dieu, moi, vous, vos lettres et mon livre, ne me durent pas un moment. Il y a quelque chose de doux et d’aimable à cette solitude, à ce profond silence, à cette liberté. » (À Mme de Grignan, aux Rochers, 6 juillet 1689 ; III, p. 635) 18 Mathilde Vanackere analyse avec justesse la promenade sévignéenne comme épreuve de la liberté intérieure : « Dans cette activité en effet, plus que dans tout autre, l’épistolière semble ressaisir quelque chose d’elle-même, quelque chose qui ne s’éprouverait que dans le dégagement que permet la campagne. Il y a dans le Le « libertinage de Sévigné » : manières de dire et formes du vivre PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0003 41 est caractéristique : il intervient jusque dans le contexte de la plus terrible affliction, celui de la toute première séparation d’avec sa fille : Je m’en allai donc à Sainte-Marie, toujours pleurant et toujours mourant. Il me semblait qu’on m’arrachait le cœur et l’âme, et en effet, quelle rude séparation ! Je demandai la liberté d’être seule. On me mena dans la chambre de Mme Du Housset, on me fit du feu. Agnès me regardait sans me parler ; c’était notre marché. 19 L’extension de cette liberté - dans les emplois déterminés par un complément du nom : « la liberté de notre compagnie », « de notre société » - caractérise les conditions particulières de fonctionnement d’un petit groupe où le sujet social qu’est l’épistolière peut continuer à être elle-même, hors des conventions de la sociabilité mondaine : ainsi « le bel air de la cour, c’est la liberté 20 », « l’aimable liberté des Rochers 21 », « la sainte liberté établie entre Corbinelli et moi 22 », « la liberté de la campagne 23 ». Nathalie Freidel a montré ce que cette conception si particulière, et, en apparence du moins, paradoxale, d’une liberté individuelle qui ne s’accomplit pas dans la déliaison mais se construit dans des liens choisis et librement entretenus doit à la communication épistolaire conçue comme une conversation ininterrompue et susceptible de se disséminer en réseau 24 : Je serai encore ici jusqu' à dimanche, et vous écrirai encore une fois, mais je ne sais si je recevrai de vos lettres. Il y a dans cette maison [de Guittaut] une grande liberté. J’y lis, j’y travaille, je m’y promène. Nous causons fort agréablement, le maître du logis et moi ; je ne sais quel pays nous ne battons point. Il me conte mille choses de Provence, de vous, de l’Intendant, de Vardes, que je ne savais pas. […] Je sens que je ne l’incommode point ; la liberté qui se trouve ici répond de tout ce que je dis. Nous dévidons beaucoup de chapitres, et de tous pays nous revenons à vous. 25 Cette observation confirme mon hypothèse d’une appropriation subjective et singulière de l’idéal de liberté. Mais je m’arrêterai, pour la conforter, sur les emplois paradoxaux de la notion de liberté, qui, par l’incongruité du contexte, mouvement de la promenade sévignéenne une forme pratique et existentielle corollaire de l’inquiétude naturelle qui vibre dans ses lettres. » (Le vivant dans la Correspondance de Sévigné, Hermann, « La République des Lettres », 2023, p. 334) 19 À Mme de Grignan, à Paris, 6 février 1671 ; I, p. 149-150 20 À Mme de Grignan, aux Rochers, 8 juillet 1671 ; I, p. 291. 21 À Mme de Grignan, aux Rochers, 23 août 1671 ; I, p. 329. 22 À Mme de Grignan, aux Rochers, 13 décembre 1684 ; III, p. 166. 23 À Bussy-Rabutin, à Paris, 5 octobre 1685 ; III, p. 235. 24 N. Freidel, La Conquête de l’intime, H. Champion, 2009, III e partie, chap. II : « La toile de l’amitié », p. 431-470. 25 À Mme de Grignan, à Époisses, 25-26 août 1677 ; II, p. 533 et p. 535. Michèle Rosellini PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0003 42 l’ironie du ton, ou l’artifice de la mise en scène, manifestent la conscience qu’a l’épistolière de son abus de langage, et sa détermination à l’assumer comme une singularité existentielle. L’abus de langage peut consister dans la personnification d’une instance menaçante, la maladie ou la mort : les doter de liberté, paradoxalement, les humanise et rend la confrontation pensable, sinon anodine. C’est par ce type de notation railleuse que Sévigné apprivoise la douleur d’accompagner la maladie chronique de son ami, le duc de La Rochefoucauld : « M. de La Rochefoucauld a la goutte ; si elle prend la liberté de revenir tous les ans malgré le lait, ce sera une grande misère 26 ». Corollairement, il y a une liberté humaine à engager dans la confrontation avec la maladie et la mort. Là encore l’ironie prévaut. Évoquant la part qu’a prise sa fille à la maladie de Mademoiselle, elle la félicite de « ne vouloir pas que ceux qui sont nés en 1627 prennent la liberté d’être malades 27 ». L’ironie relève ici de l’antiphrase : cette liberté est une fatalité du vieillissement, et la sollicitude de Mme de Grignan est d’autant plus louable qu’elle ne se résigne pas à cette fatalité. Mais l’ironie est à double entente : Sévigné s’inclut bien évidemment dans la périphrase « ceux qui sont nés en 1627 », étant née elle-même une année plus tôt. Par là ne laisse-t-elle pas entendre qu’il y a quelque chose d’excessif et de pesant dans cette sollicitude, que sa fille a exercée sur elle pendant l’épisode du rhumatisme, trois ans plus tôt ? Être à soi, même dans la maladie, n’est-ce pas la pointe la plus aiguë de la revendication de la liberté personnelle ? La correspondance entre la mère et la fille en fournit un autre exemple, qui touche encore le corps comme siège de l’intimité avec soi. Il se situe justement dans la séquence épistolaire autour du rhumatisme qui a privé l’épistolière de l’usage de ses mains : Il me semble que je n’écris pas trop mal. Dieu merci. Du moins je vous réponds des premières lignes, car vous saurez, ma chère fille, que mes mains, c’est-à-dire ma main droite ne veut entendre encore à nulle autre proposition 26 À Mme de Grignan, aux Rochers, 6 novembre 1675 ; II, p. 153) ; Voir aussi la remarque suivante : « Nous avons la Sybille Cumée toute parée, toute habillée en jeune personne. Elle croit guérir, elle me fait pitié. Je crois que ce serait une chose possible, si c’était ici la fontaine de Jouvence. Ce que vous dites sur la liberté que prend la mort d’interrompre la fortune est incomparable. C’est ce qui doit consoler de n’être pas au nombre de ses favoris ; nous en trouverons la mort moins amère. » (À Mme de Grignan, à Vichy, 8 juin 1676 ; II, p. 313) 27 « J’admire votre amitié d’être si attentive au mal de Mademoiselle, et de ne vouloir pas que ceux qui sont nés en 1627 prennent la liberté d’être malades. Vous avez été plus en peine de cette princesse que toute sa noble famille, et son malheur est tel qu’il faut encore que ce soit moi qui vous en remercie. » (À Mme de Grignan, aux Rochers, 18 septembre 1680 ; III, p. 17) Le « libertinage de Sévigné » : manières de dire et formes du vivre PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0003 43 qu’à celle de vous écrire ; je l’en aime mieux. On lui présente une cuillère, point de nouvelles ; elle tremble et renverse tout. On lui demande encore d’autres certaines choses, elle refuse tout à plat, et croit que je lui suis encore trop obligée. Il est vrai que je ne lui demande plus rien. J’ai une patience admirable et j’attends mon entière liberté du chaud et de Vichy, car comme on m’a assurée qu’on y prend la douche, qu’on s’y baigne et que les eaux y sont meilleures qu’à Bourbon, la beauté du pays et la pureté de l’air m’ont décidée, et je partirai tout le plus tôt que je pourrai. 28 Il s’agit là d’une petite fiction qui met en scène la paralysie partielle et l’effet quasi miraculeux de l’écriture quand elle est destinée à sa fille. Par-delà cette modalité humoristique du lien de connivence, il est intéressant de noter l’emploi de l’expression « mon entière liberté » pour désigner le libre usage de sa main droite : l’excès langagier est significatif d’une identification forte à l’acte d’écrire, mais cette affirmation passe par une forme d’autodérision qui fait de Sévigné la représentante par anticipation de l’humour et qui s’affirme comme une manifestation énonciative de la liberté intérieure, exprimée sur le mode du détachement. Elle manifeste cette indépendance d’esprit en allant jusqu’à nommer liberté une conduite paradoxale qui paraitrait à autrui peu désirable, comme renoncer à recevoir des réponses à ses lettres : c’est pourtant cette liberté de la non-réciprocité qu’elle accorde au comte de Grignan alors que sa fille est près d’elle : « Je vous défends de m’écrire. Écrivez à ma fille, et laissez-moi la liberté de vous écrire sans vous embarquer dans des réponses qui m’ôteraient le plaisir de vous mander des bagatelles 29 ». Dans le même ordre d’idée, il peut s’agir encore de payer les dettes d’autrui sans contrepartie de l’obligé : c’est encore le contrat tacite qu’elle propose à sa fille. Si bien que son goût de la liberté est souvent source de malentendu : qu’elle le prête à autrui par la proposition incongrue de « venir pleurer en liberté dans [ses] bois 30 », ou qu’elle en expose la pratique à des tiers, qui ne peuvent qu’y voir une marque d’incivilité quand ils lui rendent visite aux Rochers, le lieu où la liberté a partie liée avec la solitude 31 . Dans tous les cas, leur incompréhension réjouit l’épistolière, en lui présentant le miroir à ses yeux flatteur de sa singularité. 28 À Mme de Grignan, à Paris, 17 avril 1676 ; II, p. 272. 29 À Mme de Grignan, à Paris, 10 décembre 1670 ; I, p. 138. 30 « Il mourut lundi matin. Je fus à Vitré ; je le vis et voudrais ne l’avoir point vu. Son frère l’avocat général me parut inconsolable. Je lui offris de venir pleurer en liberté dans mes bois ; il me dit qu’il était trop affligé pour chercher cette consolation. » (À Mme de Grignan, aux Rochers, 30 septembre 1671 ; I, p. 356) 31 « Il y a trois jours que cette femme [Mme de La Hamelinière, une visiteuse indésirable] est plantée ici. Je commence à m’y accoutumer, car comme elle n’est pas assez habile pour être charmée de la liberté que je prends de faire tout ce qu’il me plaît, Michèle Rosellini PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0003 44 *** Le libertinage, que Sévigné revendique comme éthos par une forme d’énonciation qui invite l’allocutaire à la rejoindre dans une dissidence joyeuse, elle le met en pratique en s’autorisant non seulement à vivre une liberté toute à elle, mais à nommer « liberté » ce qu’elle décide de vivre, par conviction ou penchant. Si elle peut nous apparaître comme un cas unique parmi les épistoliers et épistolières de son temps, c’est qu’elle s’est délibérément construite, par sa pratique de l’écriture épistolaire, comme un objet d’étonnement, voire de réprobation de son entourage. « Mon fils regarde cette conduite, mais je ne lui en laisse pas faire l’application », explique-t-elle à sa fille, avant de se déclarer « libertine plus que vous ». C’est sans doute cette conscience de sa singularité, aiguisée par une réflexivité constante, qui caractérise son mode singulier d’implication dans l’écriture épistolaire. Cette implication n’est pas - en dépit de ses effets potentiellement scandaleux - purement ostentatoire : elle est l’écho d’une forme de vie qu’elle restitue, dans ses modalités énonciatives, par de puissants marqueurs de subjectivité. Sévigné s’emploie par là à faire entendre sa voix en toute liberté, et c’est cette indépendance à l’égard des normes qui régissent son propre discours comme sa conduite, qu’elle nomme libertinage - d’un terme emprunté sciemment à la langue commune mais approprié à son propre usage. de la quitter, d’aller voir mes ouvriers, d’écrire, j’espère qu’elle s’en trouvera offensée. Ainsi je me ménage les délices d’un adieu charmant qu’il est impossible d’avoir quand on a une bonne compagnie. » (À Mme de Grignan, aux Rochers, 21 juin 1680 ; II, p. 984) PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0004 Gabrielle Suchon philosophesse de l'égalité des sexes contre l'impérieuse domination des hommes : perspectives émancipatrices pour une anthropologie de la liberté M ARCELLA L EOPIZZI & F ABIO S ULPIZIO 1 U NIVERSITÉ DU S ALENTE - L ECCE Avant-propos Par notre étude portant sur l’œuvre de Gabrielle Suchon et tout particulièrement sur le Traité de la morale et de la politique (1693), sur le Petit Traité de la Foiblesse, de la Legereté, et de l’Inconstance (1693) et sur le Célibat volontaire ou La vie sans engagement (1700), nous nous proposons d’examiner la manière dont notre auteure combat par la plume contre l’impérieuse domination des hommes sur les femmes et essaie d’affirmer l’égalité des deux sexes. Notre objectif sera de démontrer que, selon Gabrielle Suchon, les personnes du Beau Sexe sont fortes, constantes et persévérantes et possèdent les mêmes capacités intellectuelles et les mêmes vertus morales que les hommes : d’où leur droit à être éduquées, indépendantes et libres. Ainsi, notre finalité sera de faire ressortir qu’en opposant le « célibat volontaire » au mariage imposé et/ ou à la vie forcée dans un monastère, Gabrielle Suchon élabore avec audace une philosophie de la liberté qui, en même temps, libère les femmes de leur condition de subordination et d’ignorance et élimine le rapport insidieux entre mariage et contrôle social des femmes. 1 Pour la réalisation de ce travail les deux auteurs ont travaillé en collaboration et ont préparé ensemble la bibliographie. Marcella Leopizzi est l’auteure des paragraphes n o 1 (Perspectives émancipatrices pour l’égalité des deux sexes) et n o 2 (Les personnes du Beau Sexe entre liberté, science, autorité et célibat voire nubilité volontaire). Fabio Sulpizio est l’auteur des paragraphes n o 3 (Gabrielle Suchon : Le Traité) et n o 4 (Gabrielle Suchon : philosophe). Marcella Leopizzi & Fabio Sulpizio PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0004 46 1. Perspectives émancipatrices pour l’égalité des deux sexes Divisé en trois parties (De la liberté, De la science et De l’autorité), le Traité de la morale et de la politique est publié en 1693 sous le nom d’Aristophile : Je laisserois le Lecteur en suspens pour sçavoir si c’est un homme qui soutient le parti des femmes, ou si c’est une femme qui deffend toutes celles de son sexe. […] Je le presente au Lecteur sous le nom d’Aristophile étant juste de lui donner ce titre, puisque un amour ardent et passionné pour l’étude et pour les belles connoissances a donné lieu à sa production. [Traité de la morale, Préface, s.p.] Voix féminine qui parle des femmes (voire des filles et des personnes du beau Sexe) en s’adressant en même temps aux femmes et aux hommes, tout au long de l’œuvre, Gabrielle Suchon illustre l’égalité naturelle des deux sexes. Sa pensée se rattache aux revendications débattues au sein de la ‘querelle des femmes’ notamment grâce à l’apport de Christine de Pizan et de Marie de Gournay, et, toute différence gardée, elle présente des points de contact avec les théories de François Poullain de La Barre portant sur le mérite, sur la valeur et sur la capacité des femmes 2 . Comme en témoignent les pages de la Préface du Traité de la morale où Gabrielle Suchon renvoie à La Galerie des femmes fortes de Pierre Le Moyne, à Les Femmes illustres de Madeleine de Scudéry, à Les Dames illustres de Jacquette Guillaume, à L’honneste femme de Jacques Du Bosc et à De l’égalité des deux Sexes de François Poullain de La Barre, les idées de notre auteure s’insèrent dans le processus émancipateur du XVII e siècle : Je n’ay eû garde de negliger les Auteurs modernes, lesquels bien loin de s’opposer aux sentimens que les Anciens ont eû en faveur des femmes ; ils ont écrit à leur loüange, ayant fait une, profession publique de contrarier ceux qui ne s’etudient qu’à les abaisser. Comme l’on peut voir dans les femmes fortes, dans les illustres, dans l’honneste femme, dans l’égalité des deux Sexes, et dans plusieurs autres livres qui sont tous des ouvrages faits par des Auteurs de ce siecle. [Traité de la morale, Préface, s.p.] 2 Derval Conroy, « Engendering Equality: Gynaecocracy in Gournay, Poulain de la Barre, and Suchon », in Derval Conroy, Ruling Women, Volume 1: Government, Virtue, and the Female Prince in Seventeenth-Century France, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2016, p. 83-100. Danielle Haase-Dubosc, Marie-Élisabeth Henneau, Revisiter la « Querelle des femmes » : Discours sur l’égalité / inégalité des femmes et des hommes (1600-1750), Saint-Étienne, Publications de l’Université Saint-Étienne, 2013, p. 17-30. Rebecca Wilkin, « Feminism and natural right in François Poulain de la Barre and Gabrielle Suchon », Journal of the History of Ideas, vol. 80, n o 2, 2019, p. 227-248. Gabrielle Suchon philosophesse de l’égalité des sexes PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0004 47 En s’appuyant sur des contenus tirés de la pensée philosophique et littéraire ancienne et moderne, du monde païen et de la religion chrétienne, Gabrielle Suchon démontre la valeur des femmes et proclame l’égalité intellectuelle et morale des deux sexes. Elle apporte de nombreux exemples (en empruntant, entre autres, à Sénèque) pour soutenir les vertus et les capacités des femmes dans les Lettres et dans les Sciences et, donc, pour solliciter la nécessité d’instruire les femmes : Elles pourroient bien avoir des Coléges, des Universitez et des Academies pour étudier les Langues, la Rethorique, la Philosophie et les autres Sciences sublimes, qui sont à present en vogue dans le monde (II p. 266) de la Philosophie, de la Rethorique, de la Poësie ou autres […] de l’inclination et de l’amour pour les Lettres […] Puisque les femmes sont sçavantes en mille choses inutiles, de Gazettes, de Compliments, de Vers, de Chansons et de Romans, dont leur memoire est chargée, elles pourroient aussi-bien s’appliquer à des choses graves et sérieuses. [Traité de la morale, II, p. 267] Les personnes du Sexe sont capables des Sciences. Par l’éducation, l’étude et le travail elles pourroient se rendre capables des choses les plus grandes. Les femmes sont capables de gouverner. La nature, dit Seneque, n’a point renfermé l’esprit et la vertu des personnes du Sexe, elles ont la puissance aussi libre pour les choses honnêtes, la force du courage aussi grande, et la patience et générosité dans le travail et la douleur aussi puissante et achevée que les hommes. [Traité de la morale, III, p. 53] En discernant seulement des différences biologiques entre les deux sexes, elle avance que si les femmes étaient instruites elles pourraient égaler les hommes et pratiquer tout ce qu’ils font y compris l’art de gouverner ; elles possèdent en effet, dit-elle, non seulement leurs mêmes qualités cérébrales mais aussi leurs mêmes aptitudes spirituelles et, parmi celles-ci, notamment la patience, la prudence, la subtilité, la solidité et la force : La patience des femmes est invincible […] Ce ne sont pas seulement les femmes Chrêtiennes dont la patience s’est fait remarquer au milieu des grandeurs les plus éclatantes, nous en avons des exemples en la personne de plusieurs Païennes. [Traité de la morale, III, p. 58] Le Sexe le plus doux […] Il ne manque jamais d’avoir des connoissances […] embrasser les vertus, Bien supporter les maux [Petit Traité, p. 73] L’on peut tirer une conséquence en faveur des femmes, que si elles avoient une pareille éducation, elles pourroient avoir une aussi grande capacité. Si l’on considére les deux Sexes dans l’égalité de leur origine […] durant le cours, et à la fin de leur vie l’on ne sçauroit jamais prouver que les femmes soient incapables de gouverner comme le prétendent les hommes. [Traité de la morale, III, p. 136] Marcella Leopizzi & Fabio Sulpizio PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0004 48 Qui plus est, en ayant recours à la religion chrétienne et aux versets de la Bible, elle nie toute prétention portant sur la supériorité masculine et elle souligne le concept d’égalité en rappelant que la femme a été créée pour être une compagne et non pas une esclave de l’homme : C’est une chose étonnante que Dieu ayant tiré la femme du côté d’Adam pour lui servir d’aide et de compagne ; comme lui étant semblable et égale en toutes choses : les hommes ont tellement dégéneré de l’estime et de la tendresse qu’ils doivent aux personnes du Sexe, que l’on peut dire avec verité, qu’ils ont renoncé à une partie d’eux mémes, par les mépris qu’ils font continuellement des femmes. [Petit Traité, Préface, s.p.] En condamnant l’usurpation de pouvoir de la part des hommes (« naître du Sexe le moins heureux, que par la sévérité des loix qui les tiennent toûjours dans la contrainte » Traité de la morale, I, p. 117), elle conclut que c’est la coutume, et non pas la loi naturelle ni la raison, qui a engendré, voire causé, les préjudices contre les femmes ; préjudices qui, continue-t-elle, se sont, au fur et à mesure, consolidés et se répandent de plus en plus par tradition : Les personnes du beau sexe sont capables de cette haute et sublime liberté qui éleve les grands cœurs au dessus du commun […] habilles dans les sciences […] ne manquent pas de bonne qualité pour avoir part dans le gouvernement et dans la conduite, et que ce n’est point par insuffisance qu’elles sont privées de toute autorité, mais seulement par les Loix et par les Coûtumes introduites à leur desavantage. [Traité de la morale, III, p. 54] C’est une espece d’injustice de rejetter sur la nature, ce qui n’appartient qu’à la coûtume. [Traité de la morale, III, p. 67] Tout au long de son ouvrage, elle démontre que les femmes possèdent les capacités nécessaires à l’exercice de la science, de l’autorité et de la vertu, et, au travers d’accusations dont le contenu se rapproche des argumentations de Poullain de La Barre 3 , elle affirme que ces capacités ne leur sont pas reconnues à cause du fait que les jugements sur les femmes sont souvent élaborés en toute mauvaise foi par les hommes 4 ; de plus, elle ajoute que cette non- 3 Cf. « les hommes sont juges et parties en cét articles » (Gabrielle Suchon, Traité de la morale, III, p. 12) et « tout ce qu’en ont dit les hommes doit estre suspect, parce qu’ils sont Juges et parties : et lorsque quelqu’un rapporte contre-elles le sentiment de mille Autheurs, cette histoire ne doit estre considerée que comme une Tradition de préjugez, et d’erreurs » (François Poullain de La Barre, De l’égalité des deux sexes, Paris, Jean Du Puis, 1673, p. 90-91). 4 Derval Conroy, « Gabrielle Suchon: The Politics of Exclusion », in D. Conroy, Ruling Women, Volume 1, op. cit., p. 100-118. Derval Conroy, « Society and Sociability in Gabrielle Suchon: Towards a Politics of Friendship », Early Modern French Studies, vol. 43, n o 1, 2021, p. 54-69. Gabrielle Suchon philosophesse de l’égalité des sexes PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0004 49 reconnaissance est tellement enracinée dans les mentalités qu’elle se répand par tradition, au fil du temps et de l’espace, même chez les femmes : par conséquent, constate-t-elle, comme dans une sorte de cercle vicieux, les femmes contribuent inconsciemment à perpétuer leur condition de subordination et d’ignorance. D’où la revendication de faire instruire les femmes, car la seule voie pour éliminer la méconnaissance et pour permettre aux femmes de prendre conscience des préjugés dont elles sont souvent des victimes inconscientes (étant donné que « la plus grande partie des femmes s’imaginent que ces états de contrainte, d’ignorances, et de sujettes leur sont si naturels » Traité de la morale, Préface, s.p.) repose sur la solution de les faire étudier 5 . Pour empêcher la mort intellectuelle, voire pour combattre les idées préconçues, il faut, dit-elle, permettre aux femmes d’accéder au savoir : Les personnes du Sexe ne pourront jamais se relever de cette injuste Privation qu’elles endurent, si elles ne travaillent à détruire l’ignorance […] Les femmes devroient bien prendre courage, afin de se relever de cette bassesse et ignorance que l’on attache à leur Sexe […] L’ignorance est le plus grand de tous les maux qui sont au monde […] L’ignorance n’étant autre chose qu’une absence et privation de lumiére, […] la vie des personnes du Sexe est une espece de mort intellectuelle. [Traité de la morale, II, 151] Esprit novateur et révolutionnaire, Gabrielle Suchon a repensé l’éducation féminine dans une perspective non seulement culturelle mais aussi sociale. En fournissant de nombreux exemples où la femme est un modèle d’intelligence et de force d’âme, elle souligne l’importance de l’instruction féminine en termes d’utilité pour la famille et pour la société, autrement dit dans une optique d’émancipation pour les deux sexes. De même que chez Poullain de La Barre, en effet, chez elle aussi, l’opportunité d’étudier offerte à la femme relève d’une conception qui rend justice à l’intelligence féminine et qui entraîne une occasion d’utilité sociale : Il faut demeurer d’accord, que les personnes éclairées par l’étude, sont plus capables de donner de sages conseils, et d’avoir une conversation utile, que celles qui n’ont nulle connoissance des Lettres, qui n’ont point lû les bons Auteurs, et qui ne savent pas même la forme du raisonnement. [Du celibat volontaire, II, p. 358] Si les femmes estoient bien instruites, les mariages en seroient meilleurs, les familles mieux conduites, et les enfans mieux élevez. [François Poullain de La Barre, De l’éducation des dames, p. 27] Aussi, en dénonçant cet état d’infériorité et de privation où les femmes sont condamnées, Gabrielle Suchon se bat pour la liberté féminine et cette 5 Séverine Auffret, La contrainte : traité de la morale et de la politique (traduction en français moderne, introduction et notes), Paris, Indigo et Côté-femmes, 1999. Marcella Leopizzi & Fabio Sulpizio PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0004 50 bataille se veut une lutte anthropologique finalisée à la liberté de l’être humain ainsi qu’une affaire sociale. Ce qui enclenche des visées éducatives émancipatrices qui s’harmonisent avec les finalités des idéaux de ce siècle fondés sur les notions de civilité, d’honnêteté et de bienséance 6 . 2. Les personnes du Beau Sexe entre liberté, science, autorité et célibat (voire nubilité) volontaire Grâce à ses études et à ses lectures, en s’appuyant sur des sources variées (chrétiennes et non), dans les trois livres du traité publié en 1700 et intitulé Du célibat volontaire ou la vie sans engagement, Gabrielle Suchon repense la pastorale chrétienne et propose une alternative à la vie matrimoniale et conventuelle qui s’avère tout à fait novatrice. Elle attribue à la femme un rôle différent de celui de mère et d’épouse et elle introduit l’idée du « célibat volontaire » : ainsi, à côté des ecclésiastiques et des personnes mariées, elle envisage les « neutralistes », autrement dit ceux qui conduisent une « vie neutre et dégagée 7 ». Elle remarque en effet que la vie monastique et/ ou le mariage ne sont pas des conditions appropriées à tout le monde et, en refusant le préjugé d’après lequel, pour fuir le libertinage, il faut forcément s’engager à des obligations (avec l’église ou avec la famille), elle considère le « célibat » en même temps comme une solution pour ne pas subir la contrainte de s’engager dans une 6 Annick Boilève-Guerlet, Une porte-parole des femmes privées de voix, Suchon, in La Littérature au féminin, par Lina Avendaño Anguita, Montserrat Serrano Mañes, María del Carmen Molina Romero, Comares, Universidad de Granada Servicio de Publicaciones, 2002, p. 127-138. Jacky Beillerot, « Rapport au savoir », in Dictionnaire encyclopédique de l’éducation et de la formation, sous la direction de Philippe Champy et Chrisfione Étévé, Paris, Nathan, 1994 ; 2005, p. 839. Véronique Desnain, « Gabrielle Suchon : De l’éducation des femmes », Seventeenth-Century French Studies, vol. 26, n o 1, 2004, p. 259-269. Myriam Dufour-Maître, Les précieuses. Naissance des femmes de lettres en France au XVII e siècle, Paris, Champion, 1999 ; 2008. Nicole Mosconi, « Gabrielle Suchon : le droit des femmes au savoir et à la philosophie », Le Télémaque, n o 50, 2016, p. 47-52. 7 Véronique Desnain, « Gabrielle Suchon’s Neutralistes », in Relation and relationships, Actes du 36 e congrès de la North American Society for Seventeenth-Century French Literature, (Portland State University, 6-8 mai 2004), par Jennifer R. Perlmutter, Tübingen, Gunter Narr Verlag, 2006, p. 117-131. Lisa Shapiro, « Gabrielle Suchon’s ‘Neutralist’: The status of women and the invention of autonomy », in Women and Liberty, 1600-1800: philosophical essays, par Jacqueline Broad, Oxford, Oxford University Press, 2017, p. 50-65. Julie Walsh, « Gabrielle Suchon, freedom and the neutral life », International Journal of Philosophical Studies, n o 5, 2019, p. 1-28. Gabrielle Suchon philosophesse de l’égalité des sexes PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0004 51 alliance à vie (dans le couvent ou dans le mariage) et comme une opportunité pour se consacrer à la prière, à l’étude et à l’utilité publique. Dans cette perspective, en détachant le célibat de toute forme de libertinage, elle apporte de nombreux exemples d’innocence, de chasteté et de pudeur et elle démontre que ce sont la raison et la vertu qui conduisent à la modération des passions et non pas les grilles et les verrous : Je fais le parallele du Celibat volontaire avec les deux autres Etats ; et aprés avoir remarqué que la Vie Monastique, quoique tres-sainte et tres-parfaite, n’est pas indifferemment propre à tout le monde ; je fais voir que […] l’on peut garder la continence, et mener la vie parfaite. [Du Célibat, Avertissement, s.p.] La fin particuliere de cet état, qui n’est autre que de fuïr le libertinage, sans toutefois s’engager à des obligations severes et difficiles à soutenir : C’est ce bien-vivre qui nous est enseigné par la raison, dont la loi nous conduit toûjours à la moderation de nos passions. [Du Célibat, I, p. 30] Avec cette finalité, dans le Petit Traité de la Foiblesse, de la Legereté, et de l’Inconstance, elle démontre que les « personnes du Sexe » sont fortes, constantes et persévérantes : Je m’attache seulement à montrer que c’est sans sujet que l’on donne en partage aux femmes, la Foiblesse, la Legereté et l’Inconstance ; puisque cette opinion ne peut être soûtenuë par raison, deffenduë par autorité, ni prouvée par exemple. […] quantité d’exemples de femmes et de filles fortes, constantes et persévérantes […] ce petit Ouvrage qui n’est pas un travail de caprice et de phantaisie, mais de raison, de justice et d’équité […] il ne faut jamais faire de distinction, entre les ames, les vertus et les perfections des deux Sexes : cette différence n’étant que pour les corps et non pas pour les esprits. [Petit Traité, Préface, s.p.] Et, en exaltant les qualités que possèdent les femmes, elle ajoute que ce serait même une offense pour l’homme l’idée de soutenir que les filles qu’on lui destine sont chastes et fidèles parce qu’elles en sont obligées : A toutes ces raisons, il en faut encore ajoûter une autre […] c’est que l’on fait injure à l’époux des Vierges de soûtenir que les filles qu’on lui destine pour être ses épouses doivent être renfermées de murailles et de grilles pour être chastes et pures. Qui seroit l’homme mortel tellement privé de raison et si dépourveu de bon sens, qui voulût aimer une épouse à laquelle il faudroit de si fortes gardes pour l’obliger à lui être fidelle. Le moindre de tous les hommes s’en tiendroit offensé. [Traité de la morale, I, p. 200] De la sorte, elle élabore une pensée basée sur la condamnation de la privation de la liberté et déclare que les murailles et la clôture ne sont pas le Marcella Leopizzi & Fabio Sulpizio PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0004 52 présupposé absolu ni la condition indispensable et nécessaire pour garder la virginité, la pureté, la continence, l’honnêteté et la bienséance : La pudeur est comme naturelle aux personnes du Sexe […] elles n’ont rien tant en recommandation ni qui leur soit plus cher que l’honneur [Traité de la morale, I, p. 190]. C’est de tout tems que le beau Sexe aime la chasteté. Plutarque dit, que l’honnêteté des femmes et des filles de son païs, étoit si grande, que dans l’espace de plus de sept cent ans, l’on ne remarqua jamais qu’aucune femme mariée fût soupçonnée d’infidelité, ni qu’aucune fille fût tombée dans quelque faute contre la pudeur [Traité de la morale, I, p. 192]. Je peux dire avec verité, que le plus grand nombre des femmes et des filles ne sont jamais sans pudeur et sans honnêteté, et que si l’amour de la chasteté n’étoit pas assez puissant pour les obliger à la pratique de cette vertu, celui de l’honneur auroit toûjours le pouvoir de les conserver dans la retenuë et dans la bienseance convenable à leur Sexe. [Traité de la morale, I, p. 194] Se souvenir des paroles de Saint Augustin, que la chasteté du corps doit proceder de celle du cœur [Traité de la morale, I, p. 201]. Surquoy il faut remarquer que dans les païs et Royaumes où les femmes sont enfermées et tenuës comme des esclaves il s’y commet de plus enormes pechez témoins celles des Indes et de la plûpart des Provinces du Levant ; où les Maris ne les laissent point voir aux autres hommes ; mais les tiennent dans des chambres et lieux retirez ; et nonobstant de tant précautions, elles inventent mille intrigues par le moyen de leurs Servantes, pour parler à leurs Amans : bien qu’en plusieurs endroits on les punit de mort, quand elles sont convaincuës d’adultere par le témoignage de trois ou de quatre témoins. Les Turcs observant aussi une trés-grande rigueur à l’endroit de leurs femmes […] et dans l’Europe peut-on trouver une Nation plus jalouse de leurs femmes que celle des Italiens qui les tiennent dans une contrainte […] Comme au contraire la liberté que les femmes et les filles ont en France de voir et d’être veuës, les ordinaires et familiéres conversations qui leur sont permises entre elles, et avec les hommes, bien loin de les porter à la licence ; elles en sont plus retenuës et plus reservées. [Traité de la morale, I, p. 202] Loin d’être une vie libertine, la vie sans engagement, explique-t-elle, touche à une condition finalisée au bien de soi et de l’autre ; il s’agit d’un état qui concerne ceux qui, tout en ne s’épousant pas et tout en n’entrant pas dans un couvent, se consacrent au bien commun et tout particulièrement au bien de la « république chrétienne » : Saint Gregoire le Grand nous enseigne la même chose, lors qu’il dit, que toute personne qui joint une bonne vie à une foi orthodoxe, en quelque condition qu’elle soit, est une veritable ouvriere en la vigne du Seigneur. L’on sera bientôt persuadé que la vie dégagée est un ornement à l’Eglise Catholique. [Du Célibat, I, p. 61] Gabrielle Suchon philosophesse de l’égalité des sexes PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0004 53 Le Celibat comme une vocation separée du libertinage [Du Célibat, II, p. 472] Les personnes qui passent leur vie dans le Celibat volontaire, doivent aimer la retraite pour s’avancer dans la vertu ; et que le travail leur est entierement necessaire, tant pour la perfection de leur esprit [Du Célibat, II, p. 586] la Charité est la Reine de toutes les vertus. [Du Célibat, II, p. 594] Trois caracteres singuliers du Celibat volontaire, qui ne sont autres que le dégagement, l’innocence, et la retraite. [Du Célibat, II, p. 651] Le choix du célibat volontaire enclenche en effet, précise-t-elle, un engagement avec soi-même qui dépasse toute promesse faite à l’époux, à la famille et à l’Église et qui ne repose que sur la volonté et sur le sens profond de la responsabilité. La vie sans engagement découle d’une volonté qui ne dépend d’aucune autorité extérieure à soi-même. Voilà donc que le désengagement, envisagé comme affranchissement de toute contrainte et comme engagement volontaire et responsable avec soi-même, devient la condition pour atteindre des buts authentiques en termes d’« utilité commune ». Gabrielle Suchon met en évidence les retombées positives du célibat volontaire dans la « république chrétienne » ainsi que dans la sphère intime eu égard au « repos de la conscience » : Le Celibat est un état sans engagement […] se propose pour sa fin universelle, l’utilité commune ; il est comme un supplément aux autres conditions ou manieres de vivre [Du Célibat, I, p. 29] le repos de la conscience […] j’ai comparé la tranquillité de la vie dégagée, à un paisible repos. [Du Célibat, I, p. 131] Elle affirme par exemple que les personnes libres, étant exemptes des obligations auxquelles sont soumises les personnes engagées dans les mariages et dans les monastères, peuvent se consacrer à l’étude, visiter les prisonniers, servir les malades, consoler les affligés, donner l’aumône aux pauvres, pourvoir à l’éducation des orphelins : Celles qui sont dans l’état du mariage : car étant obligées d’obeïr à leurs maris, de donner de l’éducation à leurs enfans, d’instruire leurs Domestiques, et de se donner toutes entieres à leur famille, elles ne sont pas entierement maitresses d’elles-mêmes, ni de leur temps, parce que toutes ces choses demandent beaucoup d’application [Du Célibat, I, p. 32] La même chose se peut dire des personnes Religieuses, lesquelles, ayant embrassé une Societé, sont obligez necessairement de supporter toutes celles qui la composent. [Du Célibat, II, p. 398] Les personnes qui vivent dans le Celibat, peuvent aisément faire un bon usage du temps […] prier, mediter, lire, étudier à de certaines heures ; elles en destinent d’autres pour travailler, converser, et prendre les repas et le repos necessaire à la conversation de la santé et de la vie. [Du Célibat, II, p. 428] Marcella Leopizzi & Fabio Sulpizio PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0004 54 Or, il en dérive qu’en envisageant le célibat comme la condition la plus favorable pour cultiver la connaissance et pour pratiquer le bien commun de la société, elle insinue entre les lignes que c’est en évitant le mariage que les femmes peuvent acquérir une plus grande autodétermination ainsi qu’un rôle social. De par sa plume audace, elle dénonce cryptiquement la relation insidieuse entre mariage et contrôle social de la femme et, en faveur des femmes, elle revendique une fonction neuve dans la société et même un état civil inédit. En analysant synchroniquement et diachroniquement le Dictionnaire universel d’Antoine Furetière (1690) et les neuf éditions du Dictionnaire de l’Académie française, on comprend aisément que la revendication de Gabrielle Suchon est tout à fait novatrice et que sa pensée constitue une étape fondamentale dans la lutte pour la libération de la figure féminine des contraintes auxquelles la coutume la condamnait. On constate, en effet, que les lemmes « célibat » et « nubile » caractérisent toutes les éditions, alors que le lemme « célibataire » est contenu à partir de la quatrième édition du Dictionnaire de l’Académie (1762) et le lemme « nubilité » n’apparaît qu’à partir de la cinquième édition de ce dictionnaire (1798) : Dictionnaire universel d’Antoine Furetière CELIBAT s.m. Estat d’un homme qui vit hors du mariage. Les Ecclesiastiques sont obligez de garder le celibat. Scaliger tire ce mot du Grec koilips, comme koitolips, qui signifie conjugii expers. Koiti en Grec signifie lit, & leipo signifie linquo, Celuy qui abandonne le lit nuptial, ou qui n’en a jamais voulu. NUBILE adj. Masc. et fem. Terme de Jurisprudence. Qui est en âge de se marier. Les filles sont Nubiles à douze ans ; les garçons à quatorze. En l’Inde Orientale, on marie les enfans dés la jeunesse la plus tendre long-temps auparavant qu’ils soient Nubiles. L'âge Nubile est appellé autrement en Droit la puberté. Dictionnaire de l’Académie 1 ère ÉDITION 1694. CELIBAT s. m. L’estat d’une personne qui n’est point mariée. Vivre dans le celibat. passer sa vie dans le celibat. estre en celibat. garder le celibat. demeurer dans le celibat. 1 ère ÉDITION 1694. NUBILE adj. de tout genre. Qui a atteint l’âge de se marier. Il ne se dit guere que des filles. Cette fille est nu bile. On appelle, Age nubile, L’âge auquel les filles commencent d’estre en estat de se marier. Ce mot est extrait de l’article NOPCE Gabrielle Suchon philosophesse de l’égalité des sexes PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0004 55 2 e ÉDITION 1718. CELIBAT s. m. L’estat d’une per sonne qui n’est point mariée. Vivre dans le celibat. passer sa vie dans le celibat. garder le celibat. demeurer dans le celibat. 3 e ÉDITION 1740. CÉLIBAT s. m. L’état d’une per sonne qui n’est point mariée. Vivre dans le célibat. Passer sa vie dans le célibat. Gar der le célibat. Demeu rer dans le célibat. 2 e ÉDITION 1718. NUBILE adj. de tout genre. Qui a atteint l’âge de se marier. Il ne se dit guere que des filles. Cette fille est nubile. On appelle, Age nubile, l’Age auquel les filles commencent d’estre en estat de se marier. 3 e ÉDITION 1740. NUBILE adj. de tout genre. Qui a atteint l’âge de se marier. Il ne se dit guère que des filles. Cette fille est nu bile. On appelle, Age nubile, L’âge auquel les filles commencent d’être en état de se marier. 4 e ÉDITION 1762. CÉLIBAT s. m. L’état d’une personne qui n’est point mariée. Vivre dans le célibat. Passer sa vie dans le célibat. Garder le célibat. Demeurer dans le célibat. 4 e ÉDITION 1762. CÉLIBATAIRE s.m. Celui qui vit dans le célibat, quoiqu’il soit d’âge & d’état à pouvoir se marier. 4 e ÉDITION 1762. NUBILE adj. de t. g. Qui a atteint l’âge de se marier. Il ne se dit guère que des filles. Cette fille est nubile. On appelle Age nubile, L’âge auquel les filles commencent d’être en état de se marier. 5 e ÉDITION 1798. CÉLIBAT s. m. L’état d’une per sonne qui n’est point mariée. Vivre dans le célibat. Passer sa vie dans le célibat. Gar der le célibat. Demeu rer dans le célibat. 6 e ÉDITION 1835. CÉLIBAT s. m. L’état d’une per sonne qui n’est point mariée. Vivre dans le célibat. Passer sa vie dans le célibat. Gar - 5 e ÉDITION 1798. CÉLIBATAIRE s.m. Celui qui vit dans le célibat, quoiqu’il soit d’âge et d’état à pouvoir se marier. 6 e ÉDITION 1835. CÉLIBATAIRE s.m. Celui qui vit dans le célibat, quoiqu’il soit d’âge à se marier. Il est célibataire. Rester 5 e ÉDITION 1798. NUBILE adj. des 2 g. Qui a atteint l’âge de se marier. Il ne se dit guère que des filles. Cette fille est nubile. On appelle Âge nubile, L’âge auquel les jeunes filles sont en état de se marier. 6 e ÉDITION 1835. NUBILE adj. des deux genres. Qui est en âge d’être marié. Il se dit principalement Des jeunes filles, ainsi que le mot suivant. D’après le code civil, les filles sont 5 e ÉDITION 1798. NUBILITÉ s. f. État de celle qui est nubile. Âge nubile. 6 e ÉDITION 1835. NUBILITÉ s. f. État d’une personne nubile ; Âge nubile. Marcella Leopizzi & Fabio Sulpizio PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0004 56 der le célibat. Demeu rer dans le célibat. 7 e ÉDITION 1878. CÉLIBAT s.m. L’état d’une personne qui n’est point mariée. Vivre dans le célibat. Passer sa vie dans le célibat. Garder le célibat. Demeurer dans le célibat. Le célibat des prêtres. 8 e ÉDITION 1935. CÉLIBAT n. m. État d’une personne qui n’est point mariée. Vivre dans le célibat. Passer sa vie dans le célibat. Garder le célibat. Demeurer dans le célibat. Le célibat des prêtres. 9 e ÉDITION CÉLIBAT n. m. xvi e siècle, coelibat. Emprunté du latin caelibatus, dérivé de caelebs, -ibis, « céliba taire ». État d’une personne adulte qui n’est pas mariée. Vivre dans le célibat. Garder le célibat. Le célibat des prêtres. célibataire. Un vieux célibataire. 7 e ÉDITION 1878. CÉLIBATAIRE s.m. Celui qui vit dans le célibat, quoiqu’il soit d’âge à se marier. Il est célibataire. Rester célibataire. Un vieux célibataire. Il s’emploie quelquefois adjectivement. Un vieillard célibataire. Une femme célibataire. 8 e ÉDITION 1935. CÉLIBATAIRE n. des deux genres. Celui, celle qui vit dans le célibat, quoique d’âge à se marier. Il est célibataire. Rester célibataire. Un vieux célibataire. Il est peu usité au féminin. 9 e ÉDITION CÉLIBATAIRE nom xviii e siècle. Dérivé de célibat. Personne qui vit dans le célibat, bien qu’elle soit d’âge à se marier. Rester célibataire. Un vieux célibataire. Une célibataire endurcie. Adjectivement. Une mère célibataire. MARQUE DE DOMAINE : PHYSIQUE. Électron célibataire, qui n’est pas apparié sur la couche électronique externe, qui est isolé. nubiles à seize ans, et les garçons à dix-huit. Âge nubile, L’âge auquel on est en état de se marier. 7 e ÉDITION 1878 NUBILE adj. des deux genres. Qui est en âge d’être marié. Il se dit principalement Des jeunes filles, ainsi que le mot suivant. D’après le code civil, les filles sont nubiles à quinze ans, et les garçons à dix-huit. Âge nubile, L’âge auquel on est en état de se marier. 8 e ÉDITION 1935 NUBILE adj. des deux genres. Qui est en âge d’être marié. D’après la loi française, les filles sont nubiles à quinze ans, et les garçons à dix-huit. Âge nubile, L’âge auquel on est en état de se marier. 9 e ÉDITION NUBILE adjectif xvi e siècle. Emprunté du latin nubilis, de même sens, lui-même dérivé de nubere, « se marier ». Qui est pubère, formé. Une jeune fille nubile. ▪▪▪▪▪▪▪▪▪▪▪▪▪ MARQUE DE DOMAINE : DROIT. Qui est en âge d’être marié. Selon la loi française, les filles sont nubiles à quinze ans, et les garçons à dix-huit. Par métonymie. L’âge nubile, l’âge auquel on est en état de se marier 7 e ÉDITION 1878. NUBILITÉ s. f. État d’une personne nubile ; Âge nubile. 8 e ÉDITION 1935. NUBILITÉ n. f. État d’une personne nubile ; Âge nubile. 9 e ÉDITION NUBILITÉ n. f. xviii e siècle. Dérivé de nubile. État d’une personne nubile ; âge nubile. Gabrielle Suchon philosophesse de l’égalité des sexes PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0004 57 L’examen de ces entrées révèle qu’à l’époque de Gabrielle Suchon l’image de la femme n’est considérée que par rapport à celle de l’homme. Si la définition de « célibataire » concerne en effet « celui qui vit dans le célibat, quoiqu’il soit d’âge & d’état à pouvoir se marier », par contre l’entrée « nubilité » concerne l’« état de celle qui est nubile » et le lemme « nubile » renvoie aux filles qui ont « atteint l’âge de se marier ». Il s’ensuit que l’idée actuelle de « nubilité » n’existait pas. La « nubilité » comme condition civile ne figurait pas dans l’habitus mental, l’idée de « nubilité » ne renvoyant qu’à l’âge où les filles commencent d’être en état de se marier. La femme n’existait que pour l’homme et sa fonction principale concernait la maternité : voilà pourquoi à douze ans, elle était en âge de se marier (cf. Furetière). Pour envisager la possibilité tout à fait inédite de vivre sans engagements, Gabrielle Suchon utilise le mot « célibat » (qui, chez Furetière, concerne l’« estat d’un homme qui vit hors du mariage ») indistinctement pour renvoyer aux femmes et aux hommes. Et, bien consciente de la charge subversive de sa pensée et du fait que le temps pour révolutionner les paradigmes mentaux, voire pour déposséder les hommes de leur autorité, n’était pas encore venu (les âmes des femmes et des hommes n’étant pas encore mûres pour accueillir des expériences novatrices), elle confie ses idées et ses espoirs à l’écriture. Dans ses pages, elle trace une voix/ voie d’émancipation et la laisse en héritage pour ceux et celles qui pourront/ voudront la parcourir. Malgré les conditions prohibitives dans lesquelles elle vivait et donc malgré les oppositions subies à son époque (cf. Bossuet), Gabrielle Suchon a apporté une contribution importante à la vie intellectuelle et est devenue une protagoniste du processus de déconstruction de la mentalité misogyne 8 . Avec audace, en opposant le célibat volontaire au mariage imposé ou à la vie forcée dans un monastère, elle développe une philosophie de la liberté. Grâce à sa clairvoyance, elle a parcouru un chemin mental novateur apte encore aujourd’hui à contribuer à la construction d’une pensée moderne et d’une intelligence critique. Pendant plus de trois siècles, ses idées ont eu large écho et, en traversant la pensée des philosophes des Lumières, sont arrivées jusqu’à nos jours. 8 Rebecca Wilkin, « Impact, influence, importance : comment ‘‘mesurer’’ la contribution des femmes à l’histoire de la philosophie », XVII e siècle, 2022, n o 296, p. 435- 450. Marcella Leopizzi & Fabio Sulpizio PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0004 58 3. Gabrielle Suchon : Le Traité De même que François Poullain de La Barre, Gabrielle Suchon aussi a connu une ‘fortune’ tardive, car son œuvre, étroitement reliée à celle de Poullain de La Barre, est restée longtemps dans l’ombre. En revanche, pendant ces dernières années, de nombreux critiques portent leur attention sur sa vie exemplaire et sur ses œuvres qui sont de plus en plus étudiées du point de vue historique, littéraire et philosophique 9 . Dans la suite de ce travail, nous désirons mettre en lumière certains aspects de la philosophie de Gabrielle Suchon qui relèvent du Traité de la morale, dans le but de faire ressortir les aspects d’une anthropologie philosophique fondée sur la réconciliation entre la pensée rationnelle et le message chrétien 10 et finalisée à soutenir le droit de la femme à mener une vie aussi digne que celle de l’homme. Si François Poullain de La Barre a développé des thèmes novateurs, jamais abordés ouvertement jusqu’alors par d’autres écrivains 11 , en ayant recours aux auctoritates classiques, Gabrielle Suchon vise, tout d'abord, à affirmer la 9 Il suffit de songer aux études de Derval Conroy, Véronique Desnain, Mary Jo MacDonald, Wallace Kirsop, Julie Walsh, Rebecca Wilkin. Pour plus d’approfondissements, voir notre bibliographie. 10 « Female freedom, as conceived by Suchon, is predicated on a religious stance both in its genesis and in its raison d’être. Yet some of the critics who have looked in depth at Gabrielle Suchon’s œuvre have expressed surprise, unease or disappointment about the fact that Suchon’s apparently orthodox attachment to religion is at the forefront of her argument. Christine Fauré, for example, states that ‘contre toute attente, c’est dans le sillage des Pères de l’Église que Suchon situait sa réflexion.’ [Christine Fauré, La Démocratie sans les femmes : essai sur le libéralisme en France, Paris, PUF, 1985, p. 128]. This ‘contre toute attente’ is in itself surprising given the predominance of religion in both contemporary social life and in the whole debate around women’s attributes and place in society. It also chooses to foreground one (‘Les Pères de l’Église’) of the many authorities Suchon calls upon to support and articulate her examination of, and attack on, the subjugation of women. As we will see, not all of these are religious, and of those which are, not all are as orthodox as Fauré’s statement would have us believe, firstly because not all patristic sources were deemed orthodox, and secondly because notions of what is considered orthodox at the time can be quite fluid. What may be surprising is that on some subjects Suchon is closer to more modern developments within the Church than to the Fathers she cites, while at other times, she uses patristic texts to counter modern interpretations ». Véronique Desnain, « The paradoxes of religion in Gabrielle Suchon », Early Modern French Studies, vol. 43, n o 1, 2021, p. 70-87, cit. p 71. 11 Marie-Frédérique Pellegrin et Florence Lotterie, « Le cartésianisme est-il un féminisme ? Autour de Poullain de La Barre, Entretien avec Marie-Frédérique Pellegrin », Littératures Classiques, 2016, vol. 90, n o 2, p. 165-170. Gabrielle Suchon philosophesse de l’égalité des sexes PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0004 59 liberté fondamentale de l’être humain et, par la suite, à proclamer l’égalité intrinsèque que cette liberté implique pour les deux sexes. Le premier objectif de Gabrielle Suchon est de mettre en évidence l’injustice de l’état d’infériorité et de privation auquel est soumis le sexe féminin : La privation est un champ si fertile et si abondant en toutes sortes de miseres que ses productions vont à l’infini ; et qui voudroit parler de tous les mauvais fruits qu’elle fait manger aux personnes du Sexe entreprendroit un travail qu’il ne pourroit jamais achever. [Traité de la morale, Préface, s.p.] Convaincue tout comme Poullain de La Barre que l’idée de l’infériorité féminine a des origines culturelles 12 , Gabrielle Suchon est consciente qu’elle doit bouleverser une tradition séculaire : C’est pour éviter la confusion dans la multitude de tant des choses differentes que je les ay voulu renfermer en trois principaux articles ; qui ne sont autres que la privation des trois plus grand biens que l’on peut jamais avoir dans la Morale et dans la Politique. [Traité de la morale, Préface, s.p.] La Morale et la Politique sont les deux catégories qui semblent définir, à partir d’Aristote (et en passant par Spinoza et par Rousseau), les limites et les insuffisances du sexe féminin. Les femmes ont la tâche essentielle d’élever les enfants et de se charger du foyer domestique. Leur autonomie est très limitée. En revanche, dans la perspective de Gabrielle Suchon, c’est précisément l’historicité de la privation, c’est-à-dire du préjugé qui disqualifie le rôle des femmes, qui permet de dépasser cette condition. Loin d’être une blessure dans la nature des femmes, d’après elle, la privation suppose dans le sujet qui la souffre une capacité naturelle pour acquérir le bien dont il est privé : Et comme la privation suppose toûjours dans le sujet qui la souffre une capacité naturelle pour acquerir et pour posseder le bien dont il est privé ; je montre par bonnes et solides raisons, par autoritez, et par exemples que les femmes sont capables de Liberté, de Science, et d’Autorité. [Traité de la morale, Préface, s.p.] 12 Voir les passages suivants de François Poullain de La Barre contenus dans De l'égalité des deux sexes, op. cit., p. 142 : « Les deux Sexes ont un droit égal sur les sciences » ; p. 164 : « Elles sont capables d’enseigner […] si les femmes avoient étudié dans les Universitez, avec les hommes, elles pourroient entrer dans les degrez, et prendre le tiltre de Docteur et de Maître en Theologie et en Medecine, en l’un et en l’autre Droit. Elles ont un esprit comme le nostre, capable de connoistre et d’aimer Dieu, et ainsi de porter les autres à le connoistre et à l’aimer » ; p. 166-168 : « Elles peuvent estre Reines […], elles peuvent estre Generalles d’Armée […] Vice-reynes, Gouvernantes, Secretaires, Conseilleres d’Estat, Intendantes des Finances » ; p. 171 : « Il faut reconnoistre que les femmes sont propres à tout ». Marcella Leopizzi & Fabio Sulpizio PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0004 60 La structure de son argumentation renvoie aux stratégies rhétoriques traditionnelles, mais dans le nouveau contexte philosophique dans lequel s’insère Gabrielle Suchon ce sont « les bonnes et solides raisons » qui deviennent pertinentes. La veine cartésienne que l’on retrouve dans sa pensée et qui découle de sa lecture de Poullain de La Barre dessine la condition naturelle de la femme dans sa perfection, comme elle l’est aussi pour l’homme. De la sorte, la liberté humaine n’a que la limite, extérieure, de l’éducation. C’est pourquoi, consciente des objections que l’on pourra lui présenter, Gabrielle Suchon précise : Comme cette matiere est fort delicate et que j’ay préveu qu’elle pourroit être exposée à la censure, je me suis formé moy mème deux grandes objections, dans la premiere desquelles je montre que l’Eglise a tellement institué l’état Religieux pour la vertu et la sainteté de la vie qu’elle n’en n’a point banni la liberté et le choix, et dans la seconde j’ay justifié autant qu’il m’a été passible l’innocence et la pudeur du Sexe feminin, contre ceux qui pretendent que la clôture est absolument necessaire aux femmes pour garder la chasteté. [Traité de la morale, Avant-propos, s.p.] Et elle souligne : « le regne de la liberté qui est essentiellement dans l’interieur de l’ame, est bien d’une autre consequence que tout ce qu’elle produit au dehors ; c’est pourquoy j’en fais le plus fort de mon ouvrage » (Préface, s.p.). Elle attire donc l’attention sur la définition, peu précise mais fonctionnelle pour son argumentation, de liberté, pour aboutir à la notion d’émancipation fondée sur le désengagement de la femme : Le Lecteur pourra étre surpris de ce qu’aprés avoir mis la privation de liberté pour la premiere de toutes celles qu’endurent les personnes du Sexe, au lieu d’exposer promtement ce que l’on peut dire des femmes à ce sujet ; je fais un long discours de l’essence, de la nature, des differentes especes, des proprietez et des avantages de la liberté. [Traité de la morale, Avant-propos, s.p.] Gabrielle Suchon considère la femme comme un être capable d’identifier de manière autonome sa propre dimension et de jouer un rôle dans la vie intellectuelle ainsi que dans les sphères publiques et privées. Elle l’envisage dans une perspective de désengagement et donc dans une optique de capacité de refuser d’adhérer exclusivement aux thèmes les plus traditionnels centrés principalement sur les vertus de la chasteté et de l’amour. Les conclusions du Concile de Trente qui définissent la liberté comme « l’élement de l’esprit humain, auquel il n’est pas moins naturel d’être libre qu’à toutes ces brûtes de voler dans l’air, de nager dans l’eau, et de marcher ou ramper sur la terre » (Préface, s.p.) sont à la base de la revendication de Gabrielle Suchon. C’est justement en partant de cette thèse du Concile (ce qui implique sa tentative, au moins apparente, de s’appuyer sur l’orthodoxie Gabrielle Suchon philosophesse de l’égalité des sexes PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0004 61 catholique) qu’elle postule la liberté en termes de droit absolu pour tout être doué de raison : Je dis, pour définir la liberté, que c’est un don pretieux que la liberalité Divine fait aux creatures raisonnables et intelligentes, par le moyen duquel elles sont renduës maîtresses de toutes leurs actions. [Traité de la morale, I, p. 1] Vécue à un moment crucial de l’histoire culturelle de la France, Gabrielle Suchon a non seulement prôné une éducation féminine ouverte à une vie intellectuelle active, mais elle a aussi été l’initiatrice d’un programme d’éducation finalisé à la citoyenneté 13 ; elle s’inscrit dans une vision philosophique et théologique dans laquelle la différence entre les sexes est effectivement éliminée : Que la créature raisonnable soit une merveille entre les œuvres de Dieu, cela ne reçoit point de doute, non plus que la noblesse de facultez qui lui sont propres et attachées : entre lesquelles l’entendement et la volonté, qui établissent la perfection de sa nature et produisent en elle le prétieux ouvrage de sa liberté, sont tout à fait admirables, d’autant que la raison la conduit par ses lumieres, et la volonté lui sert de sujet d’inhérence comme étant le lieu propre où elle réside et fait sa demeure. [Traité de la morale, I, p. 3] Entendement, volonté, raison, lumières sont des termes qui se réfèrent à l’âme et non pas au sexe. Ainsi, il n’y a aucune explication face au fait de considérer l’âme féminine d’une nature différente de l’âme masculine et, donc, de la considérer comme inférieure. L’objectif de Gabrielle Suchon est par conséquent de démontrer que les femmes peuvent exercer pleinement cette liberté qui appartient à tout être rationnel : L’homme étant composé d’ame et de corps, la liberté exerce diversement son pouvoir sur ces deux parties si différentes. Les opérations de l’ame ne dépendant aucunement du corps, qui est formé du limon de la terre, pendant qu’elle est créé à l’image de Dieu. De sorte que la liberté qui ne se pratique que par l’intelligence, la raison, le jugement et la volonté demeure absolument dans l’interieur de l’ame, comme dans son regne et domaine souverain : mais quant aux actions exterieures il est necessaire qu’elle se serve de l’aide du corps qu’elle gouverne absolument. [Traité de la morale, I, p. 16] Absolument : dans ce contexte, le terme est révélateur et renvoie à l’un des articles les plus célèbres (et les plus importants) des Passions de l'âme de Descartes, dans lequel ce philosophe affirme de manière décisive que, pour 13 Conroy Derval, « Society and Sociability in Gabrielle Suchon », op.cit. ; Linda Timmermans, L’accès des femmes à la culture sous l’Ancien Régime, Paris, Champion, 2005. Marcella Leopizzi & Fabio Sulpizio PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0004 62 ce qui est des hommes, il n’y a pas de différence entre les hommes et les femmes parce que « ceux même qui ont les plus faibles âmes pourraient acquérir un empire très absolu sur toutes leurs passions, si on employait assez d’industrie à les dresser et à les conduire » 14 . Il s’ensuit que l’exercice de la raison permet aux femmes de prétendre le même prestige social et culturel que possèdent les hommes. L’œuvre de Gabrielle Suchon s’inscrit donc pleinement dans la perspective d’évolution culturelle féminine qui fermente à cette époque dans les Salons , où, l’état de servitude du Sexe était évident : La servitude est le plus grand de tous le maux, par ce que non seulement elle prive les hommes de la liberté qui est le plus pretieux de tous les biens ; mais encore elle renferme les services les plus pénibles, les plus vils et le plus abjets, et reduit les hommes à l’usage des choses les plus basses et le plus grossieres. [Traité de la morale, I, p. 17] 4. Gabrielle Suchon : philosophe Dans son ouvrage le plus célèbre, Du Celibat Volontaire (1700), Gabrielle Suchon franchit une autre barrière mentale : elle inscrit les thèmes abordés dans le Traité dans un parcours qui est aussi celui d’une vie qui reste emblématique de par son caractère insaisissable d’après les catégories historiographiques habituelles. En effet, la vie présentée par Gabrielle Suchon est avant tout une vie pleine de possibilités qui ne se réalisent pas de manière programmatique. La plénitude de la vie désengagée réside précisément dans le refus de la réalisation de ses possibilités : Le Celibat […] c’est une condition sans engagement, qui renferme tous les autres états en puissance, sans neanmoins les mettre en pratique. [Du Célibat, I, p. 2] 14 René Descartes, Qu’il n’y a point d’âme si faible, qu’elle ne puisse, étant bien conduite, acquérir un pouvoir absolu sur ses passions, in Opere. 1637-1649, par Giulia Belgioioso, testo francese e latino a fronte, Milano, Bompiani, 2009, p. 2380-2382. 15 Roger Duchêne, Les Précieuses ou comment l’esprit vint aux femmes, Paris, Fayard, 2001 ; Roger Duchêne, Être femme au temps de Louis XIV, Paris, Perrin, 2004 ; Henriette Goldwyn, « L’éducation des femmes au dix-septième siècle », Cahiers du XVII e siècle, 1991, vol. 5, p. 249-262 ; Danielle Haase-Dubosc, « Intellectuelles, femmes d’esprit et femmes savantes au XVII e siècle », Clio. Histoire, Femmes et société, n o 13, 2001, p. 43-67 ; Richard Hodgson, La femme au XVII e siècle, Tübingen, Gunter Narr, 2002. Gabrielle Suchon philosophesse de l’égalité des sexes PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0004 63 Ces préjugés auxquels Geneviève Fraisse 16 faisait allusion à propos de François Poullain de la Barre, caractérisent l’œuvre de Gabrielle Suchon dans la mesure où son œuvre se situe à la croisée de multiples chemins philosophiques, théologiques et politiques qui s’entrecroisent au XVII e siècle. Dans cette optique, nous tenterons une confrontation philosophique et théologique entre Suchon et Fénelon eu égard au rôle du Sexe. Le point de départ est précisément celui de la fonction du sexe dans la société et de la façon dont il semble impossible d’échapper à une forme de contrainte sociale. Gabrielle Suchon revendique cependant la possibilité de dissoudre tous ces liens qui ne sont pas fondés sur la nature : Il y a deux sortes d’engagemens ; les uns sont naturels, et necessairement attachez à la condition generale de tous les hommes ; et les autres dépendent de leur choix et de leur élection. Les premiers sont tellement universels, que jamais personnes ne peut s’en exemter : c’est ainsi que toute creature raisonnable est engagée, d’une necessité absoluë, d’aimer et de reconnoître Dieu, de garder ses divines Loix, et surtout celle du Décalogue, qui n’a point d’autre principe, que la Loi éternelle. [Du Célibat, I, p. 3] Et le caractère vague de ces contraintes permet à notre philosophe de gagner en autonomie dans les autres espèces d’engagements, qui dépendent des choix influencés par l’éducation. L’éducation n’est jamais une obligation privée, elle est au contraire la clé de voûte de tout l’édifice de la société humaine ; et le fait que l’on néglige l’éducation des femmes, même si elles veulent jouer un rôle dans le monde, concerne le contenu sur lequel Fénelon a porté l’attention dans son Traité : Pour les filles, dit-on, il ne faut pas qu’elles soient savantes, la curiosité les rend vaines et précieuses ; il suffit qu’elles sachent gouverner un jour leurs ménages, et obéir à leurs maris sans raisonner. […] Rien n’est plus négligé que l’éducation des filles. La coutume et le caprice des mères y décident souvent de tout : on suppose qu’on doit donner à ce sexe peu d’instruction 17 . Fénelon condamne la prétendue inutilité de l’éducation des filles basée sur l’idée d’infériorité féminine. Les causes qui devraient pousser à garantir une certaine formation culturelle aux filles sont intéressantes surtout si elles sont considérées par rapport aux idées de Gabrielle Suchon : Il est vrai qu’il faut craindre de faire des savantes ridicules. Les femmes ont d’ordinaire l’esprit encore plus foible et plus curieux que les hommes ; aussi n’est-il point à propos de les engager dans des études dont elle pourroient 16 Geneviève Fraisse, « Poullain de la Barre, ou le procès des préjugés », Corpus. Revue de philosophie, 1985, n o 1, p. 27-41. 17 François de Salignac de La Motte de Fénelon, De l’éducation des filles [1687], in Œuvres de Fénelon, Paris, Lefèvre, 1858, 5 tomes, tome 3, p. 480. Marcella Leopizzi & Fabio Sulpizio PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0004 64 s’entêter. Elles ne doivent ni gouverner l’état, ni faire la guerre, ni entrer dans le ministère des choses sacrées ; ainsi elles peuvent se passer de certaines connoissances étendues, qui appartiennent à la politique, à l’art militaire, à la jurisprudence, à la philosophie et à la théologie […]. Leur corps, aussi bien que leur esprit, est moins fort et moins robuste que celui des hommes ; en revanche, la nature leur a donné en partage l’industrie, la propreté et l’économie, pour les occuper tranquillement dans leur maisons 18 . Les femmes savantes et ridicules sont, d’après Fénelon, celles qui brisent les engagements protégés par la société masculine. En effet, à la différence de Bossuet, pour qui l’Église catholique (liée au trône de Louis XIV) constitue le pilier le plus solide du Siècle et le mariage représente l’origine de l’empire 19 , Fénelon soutient que le mariage est avant tout une relation qui ne concerne pas un domaine vertical (tel que l’empire de Bossuet) mais une union fondée sur la distinction des rôles utile à l’équilibre de la société. Fénelon écrit que : Le monde n’est point un fantôme ; c’est l’assemblage de toutes les familles : et qui est-ce qui peut les policer avec un soin plus exact que les femmes, qui, outre leur autorité naturelle et leur assiduité dans leur maison, ont encor l’avantage d’être nées soigneuses, attentive au détail, industrieuses, insinuantes et persuasives ? […] Voilà donc les occupations des femmes, qui ne sont guère moins importantes au public que celles des hommes, puisqu’elles ont une maison à régler, un mari à rendre heureux, des enfants à bien élever. [Fénelon, Œuvres, III, p. 481] Pour Fénelon donc, le Sexe ne peut réaliser sa nature que dans la famille ; en revanche, les propos de Gabrielle Suchon montrent qu’une autre vie que celle illustrée par Fénelon est possible et que le célibat volontaire permet d’atteindre la liberté qui permet de se consacrer exclusivement à Dieu. 18 Ibid., p. 480-481. 19 Jacques Benigne Bossuet, Histoire des variations des Eglises protestantes, Paris, veuve de Sebastien Mabre-Cramoisy, 1688. Cf. aussi : Jacques Benigne Bossuet, Quatrième avertissement aux protestants sur les lettres du Ministre Jurieu contre l’Histoire des variations. La sainteté et la concorde du mariage chrétien violées [1690], in Œuvres de Bossuet, 4 tomes, tome 4, Paris, Didot, 1866, p. 366-368 : « attaque encore les fondements que Jésus-Christ a donnés à l’union des familles et au repos des empires ; et ce ministre n’a rien épargné […]. Il ne fallait donc pas dire si absolument que les lois du mariage sont des lois positives, et que le mariage est de pure institution : comme s’il n’était pas fondé sur la nature même, ou que la sainte société de l’homme et de la femme, avec la production et l’éducation des enfants, ne fût pas au fond de droit naturel, sous prétexte que les conditions en sont réglées dans la suite par les lois positives ». Gabrielle Suchon philosophesse de l’égalité des sexes PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0004 65 Si c’est une marque de prédestination, lors qu’on a un saint empressement pour entendre la Parole de Dieu ; n’est-ce pas un grand avantage aux personnes, qui peuvent, sans aucun empêchement, l’écouter, la mediter, et s’en servir pour la santification de leur ame ? [Du Célibat, II, p. 331] En rappelant l’enseignement d’Érasme, on pourrait avancer l’importance de méditer la parole de Dieu sans choisir le couvent, c’est-à-dire sans se lier à des contraintes imposées voire à des engagements artificiels, mais en se consacrant totalement au seul engagement qui est le propre d’une vie bienheureuse : à savoir celui de la relation avec Dieu. La conception d’une vie sans engagement n’a pas trouvé immédiatement un large écho et est restée longtemps une perspective minoritaire dans les mentalités et dans les créations littéraires. La réalisation la plus aboutie du projet de Gabrielle Suchon pourrait être considérée la figure de Roxanne des Lettres persanes de Montesquieu : le rejet de l’autorité masculine conduit l’une et l’autre à construire, au sein des institutions patriarcales, une enclave de libre réalisation de soi. Longtemps négligée, la pensée de Gabrielle Suchon a donné un apport important à la philosophie et aux Lettres et fascine de plus en plus le lecteur de par la portée moderne de ses idées eu égard à la revendication de l’autonomie intellectuelle - et spirituelle - du sexe féminin dans le cadre d’une émancipation biopolitique. Bibliographie Dictionnaires Dictionnaire françois, contenant les mots et les choses, plusieurs nouvelles remarques sur la langue françoise, ses expressions propres, figurées et burlesques, la prononciation des mots les plus difficiles, le genre des noms, le régime des verbes : avec les termes les plus connus des arts et des sciences, le tout tiré de l’usage et des bons auteurs de la langue françoise, par Pierre Richelet, Genève, Jean Herman Widerhold, 1680. Dictionnaire universel, contenant generalement tous les mots françois tant vieux que modernes, et les termes de toutes les sciences et des arts, sous la direction d’Antoine Furetière, La Haye-Rotterdam, Arnout-Reinier Leers, 1690. Dictionnaire de l’Académie Françoise, dedié au Roy, Paris, veuve de Jean-Baptiste Coignard et Jean-Baptiste Coignard, 1694 (et les huit éditions suivantes). Dictionnaire de la langue française classique, par Jean Dubois et René Lagane, Paris, Belin, 1960. Dictionnaire du Grand Siècle, sous la direction de François Bluche, Paris, Fayard, 1990. Œuvres littéraires Bossuet, Jacques Benigne, Histoire des variations des Eglises protestantes, Paris, veuve de Sebastien Mabre-Cramoisy, 1688. Marcella Leopizzi & Fabio Sulpizio PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0004 66 Bossuet, Jacques Benigne, Quatrième avertissement aux protestants sur les lettres du Ministre Jurieu contre l’Histoire des variations. La sainteté et la concorde du mariage chrétien violées [1690], in Œuvres de Bossuet, 4 tomes, tome 4, Paris, Didot, 1866. Chappuzeau, Samuel, L’Académie des femmes, comédie, Paris, Augustin Courbé et Louis Billaine, 1661. Chappuzeau, Samuel, Le cercle des femmes, entretien comique, Lyon, Michel Dunan, 1656. Descartes, René, Qu’il n’y a point d’âme si faible, qu’elle ne puisse, étant bien conduite, acquérir un pouvoir absolu sur ses passions, in Opere. 1637-1649, par Giulia Belgioioso, Milano, Bompiani, 2009. Du Bosc, Jacques, L’honneste femme, Pierre Billaine, 1632. Fénelon, François de Salignac de La Motte de, De l’éducation des filles [1687], in Œuvres de Fénelon, Paris, Lefèvre, 1858, 5 tomes, tome 3. Guillaume, Jacquette, Les Dames illustres, Paris, Thomas Jolly, 1665. Le Moyne, Pierre de, La Galerie des femmes fortes, Paris, Antoine de Sommaville, 1647. 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Prélat très partisan lui-même comme évêque coadjuteur de Paris pendant la Fronde, emprisonné sur ordre de Mazarin, évadé, exilé de longues années, il ne doit son retour en France en 1660 qu’à sa renonciation définitive au siège épiscopal parisien, et de là, à tout rôle politique et religieux d’importance. C’est un homme d’Église à tout jamais en disgrâce, ancien factieux devenu inoffensif, mais prestigieux dans la mondanité littéraire parisienne, un prélat sous-utilisé (tout juste bon pour exercer son habileté diplomatique au service de Louis XIV lors des conclaves romains, ce qu’il fait avec grande réussite), qui va prendre soudain la plume lors de sa surprenante retraite dans l’abbaye de Saint-Mihiel, en Lorraine, en 1675. Retraite spirituelle en apparence, motivée en réalité et en secret par des raisons personnelles et esthétiques, même si l’on ne peut jamais percer le secret des consciences : loin de renoncer au « monde », l’ancien frondeur veut en profondeur, par la puissance à long terme de l’écriture, le retrouver une dernière fois, et par la même occasion se retrouver lui-même, se recréer tel qu’il aurait voulu être, tel qu’il a été au moins en rêve, tel qu’il souhaite que le voie la postérité. C’est dans sa retraite en effet que le vieux cardinal écrit ses Mémoires, mémoires d’historien et de peintre de la Fronde, mais aussi mémoires de moraliste et d’observateur exceptionnel (quel champ d’observation que la Fronde ! ), mémoires-apologie d’une figure héroïque obsédée par son 1 Cardinal de Retz, Mémoires, éd. Simone Bertière, La Pochothèque/ Classiques Garnier, 1998. On lira aussi la biographie de référence due également à Simone Bertière, La vie du Cardinal de Retz, Éditions de Fallois, 1990. Jean Garapon PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0005 70 autoportrait. Pareille diversité de motivations simultanées ne va pas, à la lecture attentive, sans entraîner de contradictions. « Ce grand livre a plus d’une voix », écrivait avec perspicacité le critique Gaétan Picon 2 . Dans cette vaste improvisation de plume, Retz entend avant tout justifier une action pour le moins controversée, en déployant toute une description du royaume qui légitime sa propre rébellion, laquelle ne se reconnaît jamais pour telle : à royaume corrompu, celui de la France de Richelieu et de Mazarin, une réponse légitime, celle, sur un mode cornélien, de cette forme supérieure de l’intégrité qu’est la résistance héroïque. Et les Mémoires apparaissent comme un grand texte, sous des modulations variées, de dénonciation des formes diverses de la corruption des élites du royaume, dans une vision crépusculaire que vient à peine éclairer le courage de quelques-uns, qu’éclaire surtout l’intelligence étincelante du narrateur, avocat de son propre personnage, qui domine le récit. Ce tableau premier de la corruption du royaume, sur le fond duquel trancherait la vertu du héros, ne doit cependant pas tromper ; raisonnant sur les causes de pareille évolution collective, Retz ne se montre qu’à moitié convaincant, même si la thèse d’ensemble qu’il propose (la perversion généralisée des esprits dont se rend coupable un pouvoir monarchique devenu tyrannique) semble profonde et prometteuse dans l’histoire des idées. Les Mémoires, ouvrage à multiple fond, révèlent alors leur plus profonde ambition, celle d’opposer à la médiocrité de l’humanité commune (toutes naissances confondues) le génie de quelques-uns, d’ordre héroïque, moral et esthétique à la fois. Aux yeux de Retz, le clivage ultime entre les hommes échappe d’une certaine façon à la morale, entendons à la morale commune, en tout cas à la sanction des faits ; et les critères d’intégrité et de corruption se trouvent en quelque sorte dépassés. Une remarque s’impose au passage, pour conclure ces préliminaires : celle de l’absence totale, à propos de la notion de corruption, de tout augustinisme sous la plume d’un narrateur proche pourtant des jansénistes pour de multiples raisons, plus politiques et familiales que proprement spirituelles 3 ; aucune image chez Retz de l’homme corrompu par le péché. Ces Mémoires d’un cardinal sont - au moins très largement - étrangers à toute préoccupation religieuse, Retz selon un usage courant à l’époque, dissociant clairement les différents plans de sa vie personnelle. C’est l’esprit exaltant d’une aventure lointaine qu’il entend faire revivre, dans des Mémoires qui, pour n’être pas totalement unifiés sur un plan éthique et politique, n’en sont pour nous que plus profondément vivants. 2 Gaëtan Picon, L’Usage de la lecture, Mercure de France, 1960, t. 1, p. 37. 3 Le jansénisme lorrain était particulièrement vivant durant la retraite de Retz. De plus, les anciens frondeurs (Mme de Longueville, La Rochefoucauld, etc…), avec des nuances diverses, se retrouvèrent dans l’esprit de Port-Royal, ce qui contribue à expliquer les mesures de rétorsion de Louis XIV envers le mouvement. La corruption politique et morale de la France pendant la Fronde PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0005 71 La corruption du royaume d’abord, dont Retz nous offre un tableau extrêmement spirituel et d’une inquiétante diversification dans ses formes, sous la plume d’un auteur étranger pourtant à tout pessimisme systématique. À la lecture, l’allégresse du récit compense pareille noirceur, et l’écart temporel entre l’écriture et les faits rapportés allège la dureté du trait sous l’effet d’une impalpable émotion, celle d’un passé retrouvé et partagé pour le regard de l’interlocutrice (l’ensemble du récit est en effet adressé, ce n’est pas la moindre de ses originalités, à une destinataire amie, peut-être Mme de Sévigné 4 ). Retz nous montre les mille visages d’une corruption multiforme, qu’il adoucit en conteur qu’il est en l’associant souvent (pas toujours) à l’ironie, voire au ridicule 5 . Sous l’effet de cette parole écrite qu’est la narration de Retz, la corruption tend à se faire comédie, tout autant qu’occasion de dénonciation. Et fort habilement, le mémorialiste nous en montre les manifestations avant de nous en donner les causes, sur lesquelles nous reviendrons plus loin. Cette corruption généralisée ferait presque des Mémoires une œuvre annonciatrice des Caractères de La Bruyère, au chapitre « des Grands », publiés en 1688, treize environ ans après la rédaction de Retz 6 , tant on y trouve les pièces d’un procès de la haute aristocratie dans son ensemble, à quelques exceptions notables près. Je lis un passage significatif du récit de l’accession insensible et inexplicable de Mazarin au pouvoir, en 1643 : Les princes et les grands du royaume, qui, pour leurs propres intérêts, devaient être plus clairvoyants que le vulgaire, furent les plus aveuglés. Monsieur se crut au dessus de l’exemple ; Monsieur le Prince, attaché à la cour par son avarice, voulut s’y croire (…). M. de Longueville ouvrit les yeux, mais ce ne fut que pour les refermer ; M. de Vendôme était trop heureux de n’avoir été que chassé (…). M. de Retz, de Vitry et de Bassompierre se 4 La question est discutée. Le dernier éditeur des Mémoires, Jacques Delon, propose comme destinataire de l’œuvre Madame de Caumartin, épouse du parlementaire Caumartin, ami très proche de Retz. Voir Jacques Delon, in Retz, Œuvres complètes, Honoré Champion, Paris, 2015, tome VIII, vol. 1, préface, p. 26-91, « Identité de la destinataire ». Certains même, comme naguère Roger Duchêne, estiment que le mémorialiste ne pensait à aucune femme en particulier, et que cette destinataire n’était que commodité narrative. 5 Je me permets de renvoyer à mon article « Le ridicule, une notion-clé des Mémoires du cardinal de Retz » in Cahiers d’Histoire culturelle, n°13, Université de Tours, 2003. Article reproduit dans Cardinal de Retz/ Mémoires, dir. P. Ronzeaud, Klincksieck, « Parcours critique », 2005, p. 217-225. 6 Rappelons que, rédigés en 1675-1677, ces Mémoires ne seront publiés pour la première fois, et imparfaitement, qu’en 1717. Jean Garapon PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0005 72 croyaient, au pied de la lettre, en faveur, parce qu’ils n’étaient plus ni prisonniers ni exilés 7 . La flèche la plus terrible, sous la plume d’un homme d’Église mémorialiste, est pour la fin : Le clergé, qui donne toujours l’exemple de la servitude, la prêchait aux autres sous le titre d’obéissance. Voilà comment tout le monde se trouva en un instant mazarin. Toutes les variantes de la corruption par la faveur, l’avarice ou la servilité sont ici réunies dans un tableau en raccourci à l’accent pré-saint-simonien. C’est un royaume malade dans ses élites traditionnelles qui va tolérer, par une cascade de lâchetés, l’accession au pouvoir d’un imposteur, d’un nouveau favori au pouvoir peu à peu exorbitant et qui va rompre, tout comme son prédécesseur Richelieu, la répartition traditionnelle de l’autorité en France. L’intention profonde du mémorialiste est alors d’instruire un procès en insuffisance, de montrer comment la conjugaison des égoïsmes à courte vue creuse un vide du pouvoir, favorable à toutes les usurpations. De la tête de la société, explique-t-il dans une métaphore médicale usuelle à l’époque 8 , le mal insidieux de la corruption gagne le corps entier du royaume, ruinant la bonne foi, acclimatant insidieusement à la bassesse des comportements, développant une léthargie morale collective propice à toutes les gangrènes, ou aux crises imprévisibles et fatales. Une des idées les plus fines (oserai-je dire les plus modernes ? ) de Retz est alors de montrer comment à la longue l’exemple de la corruption au plus haut niveau endort le sens moral collectif, élève le seuil de tolérance de l’indignation morale du public jusqu’à le rendre dans la pratique inexistant. Indigné par exemple de l’indifférence scandaleuse avec laquelle le ministre accueille la très jeune Henriette d’Angleterre, la future Madame (la fille de Charles 1 er ), récemment réfugiée en 1648, et qui ne sort plus de son lit faute de feu dans sa chambre, il a ces paroles : Les exemples du passé touchent sans comparaison plus les hommes que ceux de leur siècle. Nous nous accoutumons à tout ce que nous voyons ; et je ne sais si le consulat du cheval de Caligula nous aurait autant surpris que nous nous l’imaginons. 9 7 Op. cit., p. 283-284. Monsieur : Gaston d’Orléans ; M. le Prince : Henri de Condé, père de Louis de Condé, le Grand Condé ; M. de Longueville, beau-frère du Grand Condé ; M. de Vendôme, fils d’Henri IV et de Gabrielle d’Estrées ; MM de Retz, de Vitry et de Bassompierre : figures de la cour de Louis XIII, dont le père du mémorialiste. 8 Op. cit., p. 307-308. 9 Op. cit., p. 412. La corruption politique et morale de la France pendant la Fronde PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0005 73 Suétone nous apprend en effet que Caligula voulait élever son pur-sang préféré à la dignité consulaire… Une autre image structurante traverse les Mémoires, du début à leur fin, qui renvoie à un lieu commun antique et renaissant, étudié jadis par Ernst Curtius 10 , c’est l’image du monde renversé, sous les modulations de l’ironie railleuse, le plus souvent, mais aussi de l’indignation la plus véhémente. Retz s’inscrit ici dans une tradition qui, dans sa version française, va d’Agrippa d’Aubigné à Chateaubriand ou Hugo. L’allégorie vivante de cette inversion scandaleuse des valeurs, c’est évidemment Mazarin, Trivelin au pouvoir, l’homme qui « porta le filoutage dans le ministère, ce qui n’est jamais arrivé qu’à lui 11 . » Je cite une phrase unique de ce morceau de bravoure qu’est le portrait du ministre, lequel en dépit de son brio appellerait de la part de l’historien examen critique 12 . Aux yeux de Retz, avec sa couardise et sa duplicité, son avidité, son mépris de la parole donnée, et son accent italien inénarrable, Mazarin symbolise, au sommet de l’État, ce renversement généralisé de toutes les valeurs qui suscite et légitime la guerre civile. Une scène impressionnante, et des plus talentueuses, illustre ce frisson d’effroi sacré, adouci d’ironie, éprouvé par le narrateur revivant le première journée de la Fronde, le 26 août 1646, alors que Paris, révolté par les arrestations de parlementaires, se couvre soudain de barricades 13 : entraîné par une foule hurlante déchaînée contre Mazarin, et fondamentalement affamée, Retz, évêque transformé en tribun du peuple, est chargé par les Parisiens de porter la vérité à la reine et à son ministre ; dans le silence du Palais-Royal, il ne rencontre alors que légèreté, mensonge et soupçon, basse courtisanerie de la part des uns, esprit de jeu de la part des autres. La corruption d’un ministre au pouvoir usurpé a déteint sur le gouvernement de la royauté dans son ensemble : l’État est au bord du précipice. Seul, dans la perspective apolégétique du récit, le personnage du coadjuteur semble assumer par sa démarche, que rend légitime la dimension politique de son rang d’évêque, une conception saine de l’autorité : « Je ne laissai pas de prendre le parti, sans balancer, d’aller trouver la Reine, et de m’attacher à mon devoir préférable- 10 Voir E. R. Curtius, La Littérature européenne et le Moyen-Âge latin, trad. fr. 1956, réédition Presses-Pocket, 1991, p. 170-176 (« Le monde renversé »). Voir également L’Image du monde renversé et ses représentations littéraires et paralittéraires, Actes du colloque de Tours, Paris, Vrin, 1979. Les articles d’Y. M. Bercé et de J. Lafond y sont particulièrement suggestifs. 11 Op. cit., p. 306. 12 La biographie de Simone Bertière (Mazarin. Le maître du jeu. Éditions de Fallois, 2007) démontre sans discussion possible que ce portrait relève de la pure polémique. Le nom de Mazarin s’impose au contraire comme celui d’un maître de la diplomatie européenne au milieu du siècle. 13 Op. cit., p. 325-333. Jean Garapon PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0005 74 ment à toutes choses », dit-il en préalable au récit 14 . Face à la lèpre d’une corruption généralisée, la vertu héroïque, mécomprise, d’un prélat qui en dépit des apparences ne s’insurge qu’au nom d’une défense des libertés collectives : telle est l’image que le mémorialiste veut dans une certaine mesure donner de lui-même, celle d’un révolté malgré lui, qui n’a en rien suscité une guerre civile très compréhensible, sinon légitime. Les Mémoires sont traversés d’un hymne au courage, à l’héroïsme sous toutes ses formes, de Turenne, à Condé, au président du Parlement Mathieu Molé 15 , à toutes ces grandes figures qui sont pour Retz des résurgences modernes de l’héroïsme antique. Le narrateur à l’évidence y inclut le personnage central de son récit, c’est-à-dire lui-même. En face, nous avons par contraste la fameuse galerie des portraits qui clôt le récit des premières journées de la Fronde, galerie contrastée où sous les plus grands noms du Royaume l’emportent en réalité médiocrité et comme le dit Retz « gueuserie », c’est-à-dire rapacité 16 . Après cette première lecture du texte, toute en contrastes vifs, une lecture approfondie à présent, celle qui passe des effets dénoncés aux causes, laisse la parole au théoricien politique, et essaie de soupeser la cohérence d’une action, celle du personnage central, avec la théorie qu’il proclame. Les idées politiques de Retz sont réunies en quelques pages, en préalable au récit de la Fronde, au début de la Seconde Partie des Mémoires 17 , et s’offrent comme une clé de lecture politique de ce qui suit, pages dont le ton majestueux et comme désincarné tranche avec l’habituelle vivacité du reste des Mémoires. Retz, avec à l’appui un ample tableau historique, y développe une conception résolument modérée et tempérée de la monarchie française, centrée sur la pérennité des lois, et le respect nécessaire de ce corps intermédiaire essentiel à leur conservation qu’est l’institution des parlements, rempart indispensable contre toute dérive tyrannique du pouvoir royal. Le Parlement enregistre la loi, et contrôle la conformité de celle-ci avec les lois fondamentales du royaume. Il dispose donc objectivement d’un droit de regard sur les décisions du pouvoir royal, qui par ailleurs (Retz le souligne avec soin) demeure absolu ; tout le secret, tant bien que mal observé depuis Saint Louis, réside dans le respect mutuel du roi et des magistrats du Parlement. La corruption du pouvoir commence quand celui-ci refuse d’écouter les doléances légitimes du peuple, 14 Op. cit., p. 325. 15 Les références seraient ici très nombreuses. Pour Molé, voir particulièrement p. 408 (son portrait), et p. 506-507. 16 Op. cit., p. 401-409. Le terme de « gueuserie » est appliqué au duc d’Elbeuf. 17 Op. cit., p. 298-303. Sur les idées politiques de Retz, voir l’introduction de S. Bertière à son édition des Mémoires, op. cit., p. 31-43. On lira aussi dans Le Labyrinthe de l’État. Essai sur le débat politique en France au temps de la Fronde (1648-1653) d’Hubert Carrier (Champion, 2004), les pages 181-191, qui analysent les vues de Retz. La corruption politique et morale de la France pendant la Fronde PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0005 75 transmises par cette caisse de résonnance sociale qu’est le Parlement, et quand ce pouvoir imprime à son autorité un « mouvement de rapidité 18 » néfaste pour la liberté collective. C’est ainsi que Richelieu, secondé par les circonstances, « forma dans la plus légitime des monarchies, la plus scandaleuse et la plus dangereuse tyrannie qui ait peut-être jamais asservi un Etat » 19 . Brillamment développée, cette vision d’une monarchie idéale, traditionnelle dans les milieux dévots auxquels appartenait Retz, proche aussi de ce que l’on a pu appeler le « libéralisme aristocratique » du premier XVII e siècle 20 , n’innove guère sur le fond. Elle enracine le politique dans l’éthique, et porte la nostalgie d’une pratique « sage » de la royauté, dont le symbole serait le gouvernement d’Henri IV. Indirectement, elle offre l’avantage d’excuser par avance les désobéissances collectives qui vont suivre dans le récit, globalement légitimées par une rupture de contrat entre la monarchie et ses sujets, plus exactement entre celui qui entend parler en son nom, le ministre, et ceux-ci. Lecteurs de L’Esprit des lois, nous sommes sensibles à cette analyse de l’évolution de la monarchie en termes de corruption de son principe vital, en l’occurrence ici celui d’une bonne foi mutuelle et patriarcale, orientée vers le bien commun 21 . Très régulièrement, le narrateur fera par la suite allusion au despotisme du ministre, à l’influence dissolvante sur les mœurs collectives de cet « outrage public à la bonne foi » dont en permanence se rend coupable Mazarin 22 . Nul doute que l’indignation de Retz ne soit pas feinte, ni qu’il ait été sincèrement révolté par le comportement de Mazarin. Il est même permis d’aller plus loin encore, et de nous demander si, au-delà de la condamnation du « gredin de Sicile » et de son système de gouvernement, qui expliquent la Fronde, le mémorialiste ne pense pas secrètement à l’actualité du moment en 1675, c’est-à-dire à ce pouvoir écrasant de Louis XIV, en filiation directe avec celui de Mazarin, pouvoir asservissant comme on le sait envers les corps intermédiaires que sont la noblesse et le clergé. Sur ce point, les confidences 18 Le terme est appliqué par Retz à Richelieu, op. cit., p. 298. 19 Op. cit., p. 300. 20 La notion est discutée. On se reportera aux travaux d’Yves-Marie Bercé, ainsi que, beaucoup plus lointainement, à la célèbre préface de De la démocratie en Amérique de Tocqueville (1835). Voir aussi les analyses de Marc Fumaroli dans la préface qu’il donne aux Trois Entretiens sur divers sujets… d’Alexandre de Campion, qu’il publie à la suite des Mémoires d’Henri de Campion (Mercure de France, coll. « Le Temps retrouvé », 1967, p. 227-229), ainsi que les travaux de Jean-Marie Constant (Les Conspirateurs. Le premier libéralisme politique sous Richelieu, Hachette, 1987). 21 Voir De l’Esprit des lois, Première Partie, Livres II et III. La modération est chez Montesquieu le principe des gouvernements aristocratiques (l’honneur celui des gouvernements monarchiques). Retz applique davantage ce principe de modération à la monarchie juste. 22 Op. cit., p. 1023. Jean Garapon PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0005 76 de Retz nous font défaut, mais peut-être pas ce que j’appellerais volontiers les allusions subliminales, ou cryptées, de son récit. Par nature confidentiel et de diffusion différée, le genre des mémoires porte en lui-même une vocation à l’écriture d’opposition 23 . Derrière la corruption dénoncée des pouvoirs de Mazarin comme de Richelieu, peut-être est-il permis d’englober le pouvoir du roi vivant en 1675, dont le nom même est entouré par le mémorialiste d’un silence de plomb. Il n’en demeure pas moins que cette vision idéale de la monarchie selon Retz, corrompue par l’ambition des ministres, oublie la dimension historique essentielle de leur action, qui est d’ordre diplomatique et militaire. Le point aveugle des Mémoires, c’est le refus d’admettre que le gouvernement de Mazarin soit un gouvernement de guerre, avec les besoins financiers que cela entraîne. La Paix de Westphalie de 1648, éclatant succès pour une politique extérieure ? Elle n’est pas une fois mentionnée. Dénonçant la corruption d’un gouvernement sans prendre en compte les contraintes qui pèsent sur lui, rançon d’une politique extérieure couronnée de succès, Retz fait preuve d’une myopie, volontaire ou non, qui appellerait l’analyse. Mais, sur la cohérence entre la vision politique et morale de la monarchie qu’il propose et le comportement de son personnage central, il y a plus grave à relever pour nous, lecteurs modernes. Tout se passe comme si le mémorialiste, théoricien sincère mais ponctuel dans le texte, oubliait assez vite la grave vision de la monarchie qu’il nous expose, et les devoirs qu’elle impose à tous, pour retrouver bien vite et avec délices la saveur de son comportement de l’époque, comportement d’un artiste de l’action, d’un « glorieux », très émancipé envers la morale commune. Peut-être même les pages théoriques dont nous parlions précédemment sont-elles simplement les réflexions du mémorialiste âgé, non celles du frondeur. Écoutons-le ainsi, par contraste, nous livrer ses réflexions lors de la retraite préalable à son ordination, et à son élévation à l’épiscopat, en 1643 ; s’avouant incapable, vu ses multiples aventures féminines, d’observer la règle des mœurs, pourtant indispensable à un évêque, il décide avec innocence dans le cynisme de ne rien changer à ses habitudes : « Je pris, après six jours de réflexion, le parti de faire le mal par dessein, ce qui est sans comparaison le plus criminel devant Dieu, mais ce qui est sans doute le plus sage devant le monde 24 . » Prélat de son propre aveu sans vocation, il ne nous appartient pas de le déclarer corrompu. Avouons cependant que pareil jeu sur les apparences, même tranquillement avoué, empêche de le trouver irrépro- 23 Voir à ce sujet L’Idée d’opposition dans les mémoires d’Ancien régime, Actes du colloque de mai 2004 édités par Marie-Paule Pilorge, Cahiers d’Histoire Culturelle n° 16, Université de Tours, 2005. Cette dimension des Mémoires de Retz comme dénonciateurs de l’époque où il écrit (celle de Louis XIV) serait une piste d’étude. 24 Op. cit., p. 276. La corruption politique et morale de la France pendant la Fronde PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0005 77 chablement intègre … En Mazarin, il voit un suppôt de Machiavel (« un Italien politique par livre 25 ») ; mais à son tour, n’est-il pas infecté de machiavélisme, lui qui avouera, lors de son passage à la sédition en 1648, que « les vices d’un archevêque peuvent être, dans une infinité de rencontres, les vertus d’un chef de parti 26 » ? Ne lui arrive-t-il pas de commettre des entorses à la bonne foi, lui qui se dit contraint de jouer plusieurs personnages simultanés devant l’opinion, de manipuler le parlement, de se transformer malgré lui en tribun du peuple, de négocier déguisé, de nuit, avec Mazarin ? En réalité, vivant de son propre aveu une époque extravagante, « où tous les sots deviennent fous 27 », un vaste psychodrame collectif où tous les repères habituels d’ordre éthique sont brouillés, Retz vit en vraie grandeur une vaste scène de fiction, de roman d’aventure ou d’épopée, où les catégories de l’intégrité et de la corruption, sans être oubliées, laissent dans le récit la place à une autre logique, celle du rêve, celle de l’affirmation éblouissante et retrouvée de la « grande âme » qu’il est sûr avoir été. Le clivage le plus sensible entre les hommes, dans cette vaste résurrection d’une société évanouie que sont les Mémoires, est aux yeux de Retz celui qui sépare les faibles des héros, l’innombrable foule des médiocres et la fine élite des « grandes âmes », que révèlent les guerres civiles avec leurs passions déchaînées, leurs perpétuelles situations d’urgence. Dépassées alors, les catégories tout à fait recevables, et revendiquées, d’intégrité et de corruption. Les temps exaltants de la Fonde appelaient des hommes et des femmes d’une autre trempe… C’est le sens de la réserve profonde que Retz nourrit envers les parlementaires, dont il est pourtant proche politiquement, ces magistrats appliqués mais timorés, nourris d’éloquence latine mais non de l’héroïsme d’un César. Évoquant une des grandes figures de cette assemblée, le conseiller Broussel, arrêté par Mazarin, le mémorialiste a cette évocation dédaigneuse : « Le bonhomme Broussel était vieilli entre les sacs, dans la poudre de la Grande Chambre… 28 ». Même divisé politiquement, le parlement est intègre ; en revanche, il se montre totalement dépassé par les enjeux politiques et historiques de cette crise de la monarchie. La situation réclame à l’évidence un chef de parti, un homme capable de s’élever momentanément au-dessus de la morale courante, de réunir en lui des qualités exceptionnelles d’ordre intellectuel (puissance d’anticipation, art de la manipulation des masses, éloquence) et moral (audace et résolution, affinité avec l’extraordinaire, 25 Op. cit., p. 297. 26 Op.cit., p. 337. 27 Op. cit., p. 543. Retz évoque « l’extravagance des ces sortes de temps, où tous les sots deviennent fous, et où il n’est pas permis aux plus sensés de parler et d’agir toujours en sages. » 28 Op. cit., p. 346. Les dossiers à traiter étaient à l’époque empilés dans des sacs. Jean Garapon PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0005 78 magnétisme personnel). « Je suis persuadé qu’il faut plus de grandes qualités pour être un bon chef de parti que pour faire un bon empereur de l’univers » 29 , dit Retz comme une profession de foi, la tête toute pleine des Vies de Plutarque, comme des tragédies de Corneille toutes proches. Ce qui est très notable chez lui est que si les grandes âmes se recrutent dans l’aristocratie, l’aristocratie elle-même en compte en revanche très peu. On ne perçoit aucunement chez Retz ce respect a priori de la naissance aristocratique que l’on trouverait davantage chez un Saint-Simon ou un Chateaubriand, pourtant fortement critiques envers leur milieu. L’aristocratie de Retz, historiquement plus récente, se ressent de ses origines italiennes. Elle est moins « fille du temps », pour parler comme Chateaubriand, qu’elle n’appartient au rêve, ou qu’elle n’annonce la sensibilité d’un Stendhal. Elle est moins héritière d’un sang qu’elle ne se définit par la vertu éclatante attachée à un être d’exception, qui tranche avec l’universelle médiocrité de la cour, des maisons princières, pour ne pas parler des ministres ou des parlementaires. C’est un romancier bien postérieur, l’auteur du Rouge et le noir, qui se révélerait éclairant pour comprendre la radicale originalité d’un aristocrate qui cite bien peu ses ancêtres 30 , et se reconnaît surtout des ancêtres rêvés … Retz se montre ici iconoclaste, dans l’insolence sans limite que lui inspirent les plus grands noms du royaume, y compris les membres de la famille royale, le prince de Conti (« un zéro qui ne multipliait que parce qu’il était prince du sang 31 »), la Reine Anne d’Autriche, Gaston d’Orléans, le propre fils d’Henri le Grand, prince d’une poltronnerie inénarrable, véritable personnage de comédie à qui un de ses conseillers, sur ordre de Richelieu, arrache un jour un bouton en ajoutant : « Monsieur le Cardinal vous fera sauter, quand il voudra, comme je fais sauter ce bouton 32 . » C’est l’idée d’une dégénérescence de l’aristocratie qui s’impose tout au long des Mémoires de Retz, sous la plume d’un mémorialiste qui entend faire revivre par son action une lignée d’hommes d’exception, à laquelle n’appartiennent plus que quelques rares figures comme Condé, son adversaire pourtant, ou encore Turenne. Les guerres civiles, en rebrassant l’humanité, font jaillir une nouvelle élite. Et le véritable héroïsme n’est pas nécessairement héréditaire… Dans ses paroles comme dans ses actes, Retz revendique l’appartenance à la catégorie du sublime. Citant le Traité du Sublime de Longin, lors de son évasion de Nantes, il évoque un « divin 29 Op. cit., p. 246. 30 On sait que, de son côté, Stendhal se passionna à la lecture de Retz. 31 Op.cit., p. 405. 32 Op.cit., p. 751. Précisons que cette caricature de Gaston d’Orléans n’est pas tout à fait conforme à la vérité historique. La corruption politique et morale de la France pendant la Fronde PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0005 79 ouvrage 33 . » Nul doute que celui-ci ne soit pour les Mémoires et leur héros une clé de lecture décisive. Comme on l’a vu, l’œuvre de Retz apparaît riche de sens multiples, voire contradictoires, sources de vie profonde à nos yeux. Une logique de la morale politique, que Retz n’abandonne jamais tout à fait, s’y trouve combattue par une autre logique, celle de l’ivresse éblouissante de l’héroïsme, légitimée par les « grandes affaires » du moment, qui doit savoir s’affranchir de la morale, et peut à l’occasion manquer à une stricte intégrité. Ces deux logiques, qui ne renvoient pas aux mêmes facultés de l’écrivain (ni peut-être même aux mêmes époques de sa vie), sont dans leur antagonisme l’occasion pour Retz d’un imperceptible travail sur soi, dans le sens d’une plus grande lucidité. Jamais cependant le mémorialiste ne reconnaîtra si peu que ce soit le génie politique de Mazarin, très supérieur au sien aux yeux de l’historien, comme le prouve la biographie de Simone Bertière. La logique profonde des Mémoires, livre ambivalent, archaïque mais aussi prophétique et semeur de liberté pour l’avenir, tient en définitive de la protestation, teintée de nostalgie, contre la monarchie absolue : c’est la faiblesse universelle des hommes qui suscite la tentation d’un pouvoir tyrannique, même auréolé de succès ; c’est la victoire des Mazarin qui explique la vraisemblable fadeur, aux yeux de Retz, de l’époque où il écrivait. Fades, ses Mémoires en revanche ne le sont pas, pas plus que l’héroïsme dont le mémorialiste rêve, si fragile soit-il. Chateaubriand s’en souviendra, qui dans les Mémoires d’Outre-Tombe, fera du souvenir de Retz, entre beaucoup d’autres, depuis Gracchus jusqu’aux « grands factieux célébrés par Dante », une des composantes de son portrait de Mirabeau, tous poursuivant « une succession d’hommes extraordinaires 34 . » 33 Op. cit., p. 1124. 34 Chateaubriand, Mémoires d’Outre-Tombe, éd. J. C. Berchet, La Pochothèque, 1998, Tome I, Livre V, ch. 12, p. 296. PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0006 Sentiers battus et chemins de traverse : propositions de lecture du chapitre VI (Des biens de fortune) des Caractères de La Bruyère P IERRE R ONZEAUD CIELAM, A IX M ARSEILLE U NIVERSITÉ Introduction La Bruyère distingue, dans la remarque 49 du chapitre « De la Cour », deux types de cheminements : « Il y a pour arriver aux dignités ce qu’on appelle la grande voie ou le chemin battu ; il y a le chemin détourné ou de traverse, qui est le plus court 1 . » C’est sans doute vrai pour les courtisans, mais en va-t-il de même pour tout trajet, par exemple pour celui de la lecture d’un chapitre des Caractères ? Sa lecture cursive, au fil du texte, est-elle la seule légitime pour la compréhension et l’appréhension du texte ? Pour tenter de répondre à cette question saugrenue, il importe de sortir des « sentiers battus » des commentaires suivis d’une version actuelle (et laquelle ? ), sans les ignorer, pour emprunter des « chemins de traverse », décalés, sinueux, parfois sans issue, permettant de mettre le chapitre choisi, non pas « dans son point de vue », comme la cour vue de la province, de la remarque 6, mais plutôt dans celui des couleurs changeantes de la remarque 3 « qui sont diverses selon les divers jours dont on les regarde ». Même si, à l’opposé de la topographie curiale, ces chemins ne seront pas les plus courts, bien au contraire. Surtout si l’on choisit, comme terrain de promenade buissonnière, un chapitre au titre antiphrastique, à la construction chaotique et à la signification problématique : le chapitre VI, « Des Biens de fortune », par ailleurs un des moins commentés des Caractères. 1 La Bruyère, Les Caractères, éd. Emmanuel Bury, Livre de poche, 1995, p. 325. Édition citée. Les numéros des remarques du chapitre « De la Cour » seront indiqués après chaque mention ou citation. Pierre Ronzeaud PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0006 82 Et ceci à partir d’une double approche. En s’attachant, dans un premier temps, au chapitre pris dans son ensemble, à sa constitution, à ses structures, à sa place dans le livre, puis, dans un deuxième temps, en tentant de replacer ses remarques dans l’économie d’une « livre de mœurs » dont l’auteur se voulait, avant la lettre, « moraliste », c’est-à-dire à la fois observateur, anatomiste, peintre, critique, dénonciateur, voire réformateur. Première partie : Le chapitre dans son ensemble Le premier parcours, pour qui veut s’aventurer dans une lecture du CH VI, « Des Biens de fortune », est éditorial, il invite à s’interroger sur la nature du texte qui va être lu. Je me limiterai, pour cette question, à quelques considérations à partir des éditions modernes de référence, Servois, Garapon, Soler, Bury, Van Delft, Escola 2 , toutes ayant été établies à partir du texte de la 9 e édition (1696). Dans l’élaboration de leurs éditions, les éditeurs ont ensuite procédé selon des choix différents, qu’il peut être intéressant d’envisager rapidement. Pour Van Delft les éditions modernes, saturées de chiffres (numéros des remarques, dates d’entrée de ces remarques, appels de notes), de notes (de La Bruyère, de l’éditeur) et de variantes, dénaturent la présentation originelle et constituent une forme de commentaire interférant dans l’appréhension du texte. C’est pourquoi il a procuré, en 1998, à l’Imprimerie Nationale, une édition avec une seule note personnelle (PTS =partisans, 14), et deux notes de La Bruyère (pancartes =billets d’enterrement, 21 et Zombaye =les relations du Royaume de Siam, 71, là où Bury explique ce cérémonial de la réception des ambassadeurs). Cette dénudation facilite, en effet, la lecture suivie du texte, mais, celleci, même si elle lui ressemble plus, ne peut s’apparenter à celle d’un Michallet, son éditeur du XVII e siècle, tout simplement, comme l’a fait remarquer Marc Escola, dans son édition de 1999, parce que les lecteurs ne sont plus les mêmes et parce que nous avons besoin de notes pour comprendre certains éléments du texte, comme La Bruyère le pensait sans doute, puisqu’il en a mis dans son édition. 2 Éd. Gustave Servois, Grands Écrivains de la France (1865-1818) 3 vol., éd. Robert Garapon, Garnier, 1970, éd. Patrice Soler, dans Les Moralistes classiques (dir. Jean Lafond), Laffont, « Bouquins », 1992, éd. Emmanuel Bury, Librairie générale française, Livre de Poche, 1995, éd. Louis Van Delft, Imprimerie Nationale, 1998, éd. Marc Escola, Champion, 1999. Sentiers battus et chemins de traverse PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0006 83 L’édition de Garapon (Garnier, 1970) comporte, en outre, des notes donnant de nombreuses clés du XVII e siècle tandis que Bury n’en conserve que quelques-unes et qu’Escola préfère donner en appendice (p. 696-706) les clés de toutes les époques, dont certaines, pour les partisans surtout, nous intéresseront pour le chapitre VI. La séparation des remarques, si l’on excepte l’édition 10/ 18, préfacée par Roland Barthes, qui procure le texte de chaque chapitre en continu comme un chapitre de roman (ce qui est une absurdité) est, dans les éditions Van Delft et Escola comme dans l’édition Michallet, marquée par un interligne formé par l’alinéa, le pied de mouche, et un petit espace, avec les numéros de remarques et d’éditions en marge. Dans les éditions Garapon et Bury elle est marquée par un espace blanc entre les remarques, avec leurs numéros et ceux des éditions, ce qui les isole bien plus, et a pu jouer un rôle dans les commentaires modernes sur la fragmentation renvoyant à la parole « en lambeaux » (Francis Ponge) ou « en archipel » (René Char), tendance contre laquelle Marc Escola s’insurge, à juste titre : « rien de moins insulaires que les remarques de La Bruyère 3 ». Dans toutes ces éditions l’orthographe est modernisée, les erreurs typographiques sont corrigées, la ponctuation originale est globalement conservée, ce qui permet de prendre en compte le tracé rythmique des phrases. On notera ainsi le rôle essentiel du point-virgule pour créer un suspens et un effet de surprise, par exemple : « s’il réussit ils lui demandent sa fille », 7, « les rieurs sont de son côté », 10. Et surtout le rôle particulier des deux points, qui sont souvent le moyen d’un renversement ironique ou d’une conclusion lapidaire : « quel partage ! » 26, Phédon : « il est pauvre », 83. Pour la capitalisation, les majuscules ont été rétablies dans leur intégralité, par Van Delft et Escola, ce qui n’est pas sans intérêt, en particulier pour la hiérarchie sociale. Par exemple Garapon et Bury, à la remarque 5, conservent la majuscule à « Église », mais ne restituent pas celles qu’avaient « Épée » et « Robe », ce qui efface la marque de la tri-fonctionnalité médiévale et de son évolution moderne, même chose pour « Seigneur » « Paroisse » et « Page », 19, « Financier », 34, ou « Partisans », 56. Même effacement pour les termes religieux comme « Saints » , 30, « Cloîtres », 36, dont les majuscules rendaient plus scandaleuses les transgressions des prêtres accapareurs. Ce qui peut même aboutir à des possibles erreurs de lecture comme pour « États » et « Chambres », 72, qui désignent des assemblées officielles, locales ou parlementaires. 3 Éd. Escola, p. 64. Pierre Ronzeaud PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0006 84 Comme le signale judicieusement Bérengère Parmentier, dans Le siècle des moralistes 4 , on doit aussi être attentif à des effets de typographie, par exemple aux italiques, qui concernent les noms de personnages comme Clitiphon, 12, les mots techniques comme « huitième denier », 16, ou produisent des effets de soulignement critique, ainsi dans des paroles citées comme entendues : « un homme de ma sorte », « un homme de ma qualité », 21, « chétifs », 56 ou même supposées écrites « ici l’on trompe de bonne foi », 74. À la différence de Garapon et d’Escola, Bury donne peu de variantes, or certaines omises pourraient nous intéresser, comme à la remarque 34 où « un financier » remplace « un partisan » (IV-VI), peut-être pour élargir ou varier, car les PTS ont déjà été évoqués dans la remarque 32, ou comme à la remarque 42 où « L’on ferme » remplace « L’on se retire » pour succéder à « L’on ouvre », procurant un renforcement des effets rythmiques et sémantiques. Il donne, par contre, le changement quasi complet de la remarque 36. J’en viens donc à mon deuxième point, concernant la genèse et l’organisation globale du chapitre. Une fois identifié le terrain à explorer, il convient en effet d’en examiner la création, l’évolution (génétique), et la structure interne globale. I) Constitution au fil des éditions Notre chapitre comportait 29 remarques, dans la première édition de 1688 qui en totalisait 420. 17 s’y ajoutent dans la 4 e édition de1689, par séries, comme 19-23, portraits de partisans ou 32-34, remarques sur diverses formes de misère. 22 s’y ajoutent dans la 5 e édition de 1690, dont une série sur la pauvreté 47-48. 17 complètent la 6 e édition de1691, avec l’ajout d’une série sur le jeu, 71-72 et le final Giton/ Phédon, 83. La 8 e édition de 1694, la dernière augmentée du vivant de La Bruyère, accueille 4 nouvelles entrées, le chapitre comportant finalement 83 remarques, sur 1120, ce qui le situe dans la zone médiane entre le plus court : « De la ville », 22 et le plus long « De l’homme », 159. Ce simple résumé, avec la mention des contenus principaux des séries ajoutées, fait apparaître l’accroissement de la représentation des iniquités et de la misère. Je voudrais donc proposer quelques remarques au sujet de ces évolutions 5 . 4 Bérengère Parmentier, Le Siècle des moralistes, Seuil, « Points, n° 406 », 2000. 5 Voir pour une étude plus complète en matière d’analyse d’évolutions d’un chapitre : Pierre Ronzeaud, « Scénographie de l’ébranlement d’un monument idéologique : les avatars des lectures politiques du chapitre X, “Du Souverain ou de la République” », Sentiers battus et chemins de traverse PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0006 85 1) L’ouverture et la clôture du chapitre En ouverture du chapitre la remarque 1 est conservée jusqu’au bout, à l’intérieur d’une séquence initiale 1-3-4-5 (actuelles) présentant plusieurs points de vue moraux (vivre content) ou sociaux (mérite usurpé, ridicule) sur les possesseurs des biens de fortune. Ce qui peut faire écho à la fin du chapitre V (De la Société), où le sage apprend à éviter le monde, 83 et où Elise refuse de sacrifier son aptitude au bonheur en épousant le riche Nicandre, 82. La clôture du chapitre est dès le départ déceptive avec pour final la remarque 76 sur l’affliction pérenne liée à la perte des « biens ». Ce mouvement de dépossession se retrouve dans l’édition IV, avec la remarque 82, où la « fortune » est présentée comme une source de malheur et évidemment avec l’édition VI qui fait définitivement se clôturer le chapitre sur le portrait Giton/ Phédon, et, encore plus terriblement sur le mot « pauvre. » 2) Dramatisation Cette dramatisation du constat au fil d’un temps marqué par les grandes famines des années 1691-1693, est confirmée par plusieurs indices : le renforcement de la séquence sur la misère 44-50 dans les éditions V et VII, la mise en place, dans l’édition VIII, d’un « Je » témoin/ acteur dans un théâtre social corrompu par l’argent, voir 12 (Clitiphon) et 55 (le mépris) et des grandes remarques critiques et satiriques : Zénobie, 78, Giton/ Phédon, 83. Je voudrais m’attacher maintenant aux structures du chapitre pris dans sa version définitive. II) Structures du chapitre dans notre édition 1) Le titre Ce titre se retrouve dans la remarque 53, combinant observation et dénonciation, par comparaison implicite avec la mine de gens moins fortunés : « la mine désigne les biens de fortune ; le plus ou le moins de mille livres de rente se trouve écrit sur les visages ». Les termes employés méritent une étude précise. En effet, si, dans le Dictionnaire de Furetière on lit, à l’entrée « Bien » : « Biens : en termes de jurisprudence, signifie toutes sortes de possessions & de richesses », c’est l’entrée « Fortune » qui nous donne la formulation de La Bruyère, « Biens de fortune », où le pluriel a une fonction multiplicatrice potentiellement porteuse d’effets critiques. La définition qui en est faite in La Bruyère, Le métier de moraliste, colloque du Tricentenaire de 1996, Champion, 2001, p. 83-94. Pierre Ronzeaud PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0006 86 pourrait même servir de commentaire moral du chapitre VI pris dans son ensemble : « les richesses, et, par extension, des honneurs, des dignités et autres choses inconstantes et périssables. » En effet, si le mot « bien », dans ce sens matériel, a six occurrences dans notre chapitre, elles sont toutes négatives : ces biens font partie des choses dont Dieu fera peu de cas, 24, celui qui s’en gorge les a obtenus aux dépens de tous, 35, celui qui les conserve pour lui en prive sa famille, 77, et surtout ils se perdent, 4, 76. 81. Les occurrences positives de « bien » renvoient en effet à un sens moral relevant d’un comportement opposé à celui des hommes d’argent : tel celui de l’« homme de bien » n’espérant pas la mort de son père pour hériter, 68, ou celui du charitable allant « faire du bien » dans les chaumières, 59 . Pour le mot « fortune », dont on trouve dix-sept occurrences dans le chapitre, on retiendra trois acceptions données par Furetière. La première, « divinité païenne qu’on croyait être la cause de tous les événements extraordinaires » n’apparaît pas dans notre chapitre, mais la symbolique de la roue de fortune qui lui est associée y trouve des échos : « jouet de la fortune », « bonne ou mauvaise fortune », par exemple remarque 49. La seconde acception ; « ce qui arrive par hasard, qui est fortuit et imprévu » peut être directement illustrée par l’exemple du jeu : « la fortune du dé ou du lansquenet », 73, et par tous les exemples d’incertitude de la destinée humaine qui parsèment le chapitre, comme dans la remarque 80, dont voici le début : « L’on ne saurait s’empêcher de voir dans certaines familles ce qu’on appelle les caprices du hasard ou les jeux de la fortune » et la fin « La fortune enfin ne leur rit plus, elle se joue ailleurs… ». La troisième acception : « signifie aussi l’establissement, les richesses, le crédit, les biens acquis par son mérite ou par hasard », inclut donc la deuxième, dans une opposition classique. On la rencontre par exemple dans le chapitre VII du Prince de Machiavel : « Ceux qui de simples personnes deviennent Princes par le moyen seulement de fortune n’ont pas grande peine à y parvenir mais beaucoup à s’y maintenir 6 », ou dans la Première décade de Tite-Live, où Machiavel oppose constamment les possessions acquises par Virtù à celles reçues de la fortune pour montrer la fragilité des secondes 7 . On pourrait d’ailleurs, en extrapolant un peu, rapprocher cette opposition de celle des titres de chapitre de La Bruyère : « Du Mérite personnel » et « Des Biens de fortune ». Mais si, l’indéchiffrable instabilité des choses que traduit l’image de la fortune ouvre, chez Machiavel, comme chez Gracián ou même 6 Machiavel, Œuvres Complètes, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1952, p. 306. 7 Ibid., p. 509, 956. Sentiers battus et chemins de traverse PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0006 87 chez La Rochefoucauld, sur une théorie et une pratique de l’« Occasion », rien de tel ou presque dans notre chapitre où les cinq occurrences de « faire fortune » s’opposent à une telle vision : voir par exemple la remarque 38, qui montre qu’un individu stupide peut y parvenir ou la remarque 61 qui indique qu’il suffit d’épouser une veuve pour cela. En effet, qu’elle soit « grande », 2, 3, immense ou « monstrueuse », 16, la fortune est toujours acquise, chez La Bruyère, par des moyens humains, très souvent malhonnêtes, comme le montre l’étude du vocabulaire employé dans notre chapitre. 2) Le champ sémantique des biens de fortune Je me contenterai, à ce sujet, d’un chemin de traverse auditif virtuel, comme celui que Molière dessine dans le monologue initial du Malade imaginaire, quand Argan énumère ses ordonnances et le nombre de sols qu’elles lui ont coûté. Notre chapitre est en effet saturé de mentions de richesses, de sommes, de termes de finance : on entend les « biens de fortune » ! Quelques exemples dans un relevé qui ne prétend pas à l’exhaustivité : six occurrences de « biens », dix-sept de « fortune », douze de « riche » ou « richesses », deux d’« opulent », trois d’« or » et quatre d’« argent ». On entend tinter des pièces de monnaie, 5, des deniers, 19, des « médailles d’or » qui, dans une première version étaient des « pièces d’or », 26. On entend compter des « deniers comptants », 78, le huitième denier, le denier 10, 26, parler de « décri des monnaies », 58, de « grosse somme », 74, de livres de rente : mille, 53, deux mille, 27, cinquante mille, 9, cent-vingt mille (sixvingt mille), 26 et même cinq cent mille et deux millions, 49 ! Ce qui s’accompagne d’une sorte de métamorphose anthropologique, l’homme de La Bruyère revêtant souvent l’habit du gagneur d’argent : avec deux occurrences de « Financier », 7, 34, une de « manieur d’argent », une d’« homme d’affaires », 22, une de « Partisan », 25 et deux de PTS, 14, 32, une de marchand, 43, deux de « marguillier »,15, 16 et même des potentiels receveurs d’argent : six occurrences d’héritier, une d’hériter, une de hoirie, 27. Anthropologie fondée sur un savoir technique, comme en témoigne le vocabulaire financier et juridique : deux occurrences de contrat, 37, 77, une de « fonds et revenus », 60, de « successions » et « acquisitions », 39, de « concussion », de « recette et sous ferme »,15, de « mettre en parti », 28, et, deux de « droit de péage », 28, 78, et de « bénéfices » d’abbayes, 33, 34. On pourrait d’ailleurs se servir de ces énumérations pour s’engager dans une proposition de lecture du chapitre par biographèmes, en se référant à l’appartenance familiale de La Bruyère au monde des procureurs, à son oncle Pierre Ronzeaud PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0006 88 Jean, manieur d’argent et prêteur à gages, à ses thèses de droit soutenues à Orléans en 1665, et à l’unique voyage qu’il fit, en 1674, pour recevoir sa charge de trésorier de France dans la généralité de Caen. Mais on s’en abstiendra, d’autant que son testament n’était pas celui d’un homme très fortuné (deux mille livres, soit six mois du revenu de sa charge chez les Condé), en se contentant de signaler la prégnance de sa culture judiciaire et économique dans notre chapitre. Car il faut compléter cette approche lexicale de la fortune par le soulignement de la présence, corollaire d’un champ sémantique inverse : celui de la ruine (trois occurrences, 81, 7, 32), de la « perte » (trois occurrences, 74, 75, 76), et celui de la misère (quatre occurrences, 6, 33, 34, 39) et de la pauvreté : trois occurrences, 26, 44, 49). Je voudrais maintenant emprunter un sentier plus hasardeux : celui de la recherche de la structure interne de notre chapitre. III) Ordre interne du chapitre Deux importants commentateurs de La Bruyère, André Stegmann 8 et Robert Garapon 9 , ont donné leurs lectures de cette organisation, mais en trois pages l’un et en quatre pages l’autre, ce qui trahit sans doute la difficulté, voire la vanité, de la chose, étant donnée la nature des compositions et des recompositions de notre chapitre. Aussi me contenterai-je de faire apparaître quelques aspects repérables par-delà l’ouverture et la clôture que j’ai déjà commentées. De 1 à 11 les remarques mettent l’accent sur « le caractère implacable et fragile de la réussite par l’argent » (Stegmann), réussite sans relation avec le mérite et créant des disproportions terribles entre les hommes. La remarque 12, opposant l’inatteignable Clitiphon au philosophe disponible, apparaît ensuite comme un morceau isolé. Les remarques 13 à 38 mettent en avant les causes, souvent malhonnêtes, de l’enrichissement, et ses conséquences sociales et économiques, avec des séquences plus ciblées, comme 14-25 sur les partisans, ou 31-38 sur la misère du peuple. Les remarques 39 à 70 mettent en scène les rapports des biens de fortune à la vie, à la mort et à la famille (mariages, héritages), avant une séquence sur le jeu (71-72). Après un nouveau morceau isolé, le portrait de Zénobie (78), les remarques 79 à 82 annoncent des ruines et des pertes, tirant ainsi, comme le 8 Les Caractères de La Bruyère, Bible de l’honnête homme, Larousse, 1972, p. 57-59. 9 Les Caractères de La Bruyère, La Bruyère au travail, SEDES-CDU, 1978, p. 164-167. Sentiers battus et chemins de traverse PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0006 89 diptyque final, Giton/ Phédon, le chapitre vers la dissolution dramatique des faux « biens » de la fortune. On a donc manifestement une progression dans la critique (au fil des éditions comme au fil du chapitre). Je voudrais enfin, pour clore ces premières déambulations autour de notre chapitre, m’attacher à sa place dans les Caractères. IV) Place du chapitre dans le livre Quand on lit les Caractères de manière suivie, on sent, comme l’écrivait, il y a longtemps Thérèse Goyet 10 , que la suite des seize chapitres de l’ouvrage correspond à « une progression intellectuellement hiérarchisée ». On sait, en outre, que La Bruyère lui-même, dans une addition à la Préface de la VIII e édition, invoquait les « raisons qui entrent dans l’ordre des chapitres, et dans une certaine suite insensible des réflexions qui la composent 11 ». Et qu’il affirmait, dans la Préface de son Discours à l’Académie (1693), que les quinze premiers chapitres ne servent qu’à préparer le seizième : « où l’athéisme est attaqué, et peut-être confondu, où les preuves de Dieu sont apportées… 12 ». Cette profession de foi apologétique, qui intervient après le très grand accroissement du chapitre « Des Esprits forts » dans la 6 e édition, et qui répond à des critiques, est sans doute pieusement motivée par la foi de son auteur, ou, plus diaboliquement, par ses haines circonstancielles, contre Lucile/ Fontenelle par exemple. Mais cela n’interdit pas de chercher à savoir quel serait, dans un tel schéma, le rôle dévolu à notre chapitre, étant données les marques des convictions chrétiennes déjà présentes dans les éditions antérieures. Je crois, que l’on pourrait proposer une composition globale des Caractères amenant, en deux parties inégales, du monde à Dieu. La première partie de l’ouvrage (chapitres I à X) est, en effet, entée sur le monde, avec un mouvement ascensionnel de l’individu à la société, puis des catégories inférieures de celle-ci au Souverain, tandis que la seconde partie s’élève vers le divin, de l’homme naturel et universel du chapitre XI au chrétien possiblement rédimé et sauvé du chapitre XVI. Peut-être peut-on encore dire que notre chapitre est le premier d’une séquence VI-X, qui conduit, sociologiquement parlant, de la roture ancillaire des valets devenus partisans, au monde de la bourgeoisie citadine (« De la 10 L’Information littéraire 1955, n°2, p. 9. 11 Éd. Bury, p. 118. 12 Ibid., p. 613. Pierre Ronzeaud PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0006 90 Ville »), puis aux courtisans et aux Grands, jusqu’au Souverain (persona en qui s’incarne la res publica). Et qu’il peut être mis en relation antithétique, avec le chapitre II, « Du Mérite personnel », ou avec le chapitre V, qui évoque des liens sociaux dont il met en scène la destruction par l’argent. Je m’en tiendrai là pour m’intéresser maintenant, à ses constituantes particulières (remarques, maximes, portraits, dialogues etc.) en les considérant des différents points de vue du moraliste, du « philosophe », du spectateur, de l’observateur, du peintre, du contempteur et pourquoi pas du réformateur de la société. Deuxième partie : le chapitre « Des Biens de fortune », élément du « livre de mœurs » 13 de La Bruyère Lu en termes actuels le titre de l’ouvrage de La Bruyère, Les Caractères ou les mœurs de ce temps, désignerait une représentation anthropologique, ethnographique ou sociologique du monde contemporain, comme le rappelle la Préface : « ce sont les Caractères ou les mœurs de ce temps 14 », et ceci sans aucune mention d’intentionnalité morale. Mais, comme le suggère Louis Van Delft, dans son beau livre, Les Moralistes, Une apologie 15 , « mœurs », de « mores » pluriel du latin « mos » désignant la manière de se comporter, la façon d’agir (physique ou morale) déterminée non par la loi, mais par l’usage, et « morale », du latin « moralis », relatif aux mœurs », d’abord et qui évolue ensuite dans un sens éthique : « conforme aux bonnes mœurs » (Dictionnaire de l’Académie, 1694), ont beaucoup en commun à l’époque de La Bruyère. En effet, si, dans ce même Dictionnaire de l’Académie, la morale est définie comme la « doctrine des mœurs », « mœurs » reçoit en retour des qualifications morales : « habitudes naturelles ou acquises pour le bien ou pour le mal », tout comme dans le Dictionnaire de Richelet : «la manière bonne ou mauvaise dont vit une personne 16 ». Furetière, lui, définit « mœurs » sans référence à la morale : « habitudes naturelles ou acquises, suivant lesquelles les peuples ou les particuliers conduisent leurs actions de vie », mais, parallèlement, il définit la « morale » comme « la doctrine des mœurs, science qui enseigne à conduire sa vie, ses actions ». Le cousinage entre les termes réapparait ainsi, avec une invitation 13 Discours à l’Académie, ibid., p. 614, 616. 14 Préface, ibid., p. 118. 15 Louis Van Delft, Les Moralistes. Une apologie, Gallimard, « Folio », 2008, p. 89. 16 Cf. Le Robert Historique de la langue française, p. 2263 et 2284. Sentiers battus et chemins de traverse PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0006 91 à s’arrêter sur la notion commune de « conduite » et sur le mot « enseigne », corollaire. Le mot « moraliste », nouveau à l’époque et que La Bruyère n’emploie pas, évolue en sens inverse, en diminuant sa charge éthique : « un auteur qui enseigne à conduire sa vie, ses actions » (Richelet, 1690), « un auteur qui écrit, qui traite de la morale » (Furetière 1694), puis « un écrivain qui traite des mœurs », (Académie 1762). Dans son cas, on voit que l’on est passé du prescriptif au descriptif. Ainsi, comme le montre très bien Bérengère Parmentier 17 , le moraliste de la fin du XVII e siècle n’est-il plus un moralisateur qui dit ce qu’il faut faire, qui répète et conforte une morale admise, qui prescrit des règles, mais plutôt quelqu’un qui interroge ces règles et leur application, un esprit critique. La Bruyère se trouve donc à la croisée de ces deux chemins, la prescription et la description, que l’on empruntera dans cet ordre pour explorer notre chapitre, d’abord en fonction de l’optique ancienne qui faisait de l’auteur moral un prescripteur avant de l’explorer à partir de l’optique critique actuelle qui voit dans le moraliste, un « spectateur », un « observateur », « un anatomiste » et surtout « un peintre » pour prendre des termes chers à Louis Van Delft. I) Conduire, réformer En effet, si l’on veut rester dans la logique de la genèse des Caractères, selon les mœurs de leur temps, il nous faut d’abord considérer notre chapitre d’un point de vue éthique, puisque La Bruyère évoque à plusieurs reprises la visée morale première de son livre. Dans son Discours sur Théophraste il rappelle que « toute doctrine des mœurs doit tendre à les réformer 18 », que les Caractères du moraliste antique « ne tendaient qu’à rendre l’homme raisonnable 19 », étaient « une simple instruction sur les mœurs des hommes » qui visait moins « à les rendre savants qu’à les rendre sages 20 ». Dans la Préface de ses propres Caractères il évoque les livres sérieux et utiles qui visent « le changement des mœurs et la réformation de ceux qui les lisent » et rappelle que « l’on ne doit parler et l’on ne doit écrire que pour l’instruction 21 ». 17 Op. cit., p 7-8. 18 Éd. Bury, p. 61. 19 Ibid., p. 72. 20 Ibid., p. 73. 21 Ibid., p. 118 et 117. Pierre Ronzeaud PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0006 92 Dans le chapitre « Des Ouvrages de l’esprit » il fait l’éloge d’un livre dont la lecture élève l’esprit, « inspire des sentiments nobles et courageux » et fait le portrait d’un philosophe qui agit et écrit pour une fin relevée : « rendre les hommes meilleurs 22 ». C’est donc à partir de cette intentionnalité morale affirmée que je vais d’abord explorer notre chapitre, non pour juger de la sincérité de cette motivation ou pour évaluer son impact potentiel sur autrui, car je ne sais pas sonder les consciences, mais pour analyser les remarques qui relèvent de cette intentionnalité et leur fonctionnement en ce sens. Comme chez Théophraste ou Aristote, l’éthique de La Bruyère, semble avoir, du moins dans les dix premiers chapitres, pour objet le domaine de la pratique humaine, sans dimension théorétique de quête de l’éternel, ce qui évoluera, dans la suite des Caractères, où les traits d’une spiritualité « platonicienne », présente ici dans la seule remarque 12, se feront entendre dans l’apologétique finale. Mais, ici, la visée éthique est plus contingente, c’est la quête d’un bien propre, conforme à la raison et en accord avec des vertus essentielles. Or, quand on cherche les traces d’une telle quête dans notre chapitre, on découvre qu’elles sont rares et significativement négatives. Prenons la quête de l’eudémonie, le bonheur, but final des aspirations de l’homme, la première remarque montre que l’homme riche ne l’atteindra pas, malgré les biens fallacieux qui l’entourent (entremets, palais, équipage, alliances nobles) : « il appartient peut-être à d’autres de vivre contents. » Prenons l’attitude morale de l’homme de bien dont Aristote dit qu’il ne peut l’être sans des vertus éthiques indispensables : la prudence, la modération, la générosité. Notre chapitre mentionne quelques hommes de bien, on l’a vu, mais comme des exceptions qui le sont justement parce qu’ils échappent aux biens de fortune, involontairement : le « pauvre » qui en est plus proche que le riche, 44, ou volontairement : celui qui s’empêche de souhaiter que son père meure, 68. « De belles âmes » éprises de vertu sont évoquées, mais in absentia, comme le contraire des « âmes sales pétries de boue et d’ordure » qui sont omniprésentes, 58. Comme des « âmes nobles et courageuses », ingénieuses à faire du bien, que La Bruyère excepte de son propos accusateur (tous les autres, même les amis sont prêts à devenir nos ennemis si leur intérêt est en jeu) et dont il doute même qu’il « en reste encore sur la terre », 69. Quant aux vertus elles sont absentes dans le cas des personnages qui se sont élevés par les richesses et non par mérite personnel et que l’on admire à 22 Ibid., p. 31 et 34. Sentiers battus et chemins de traverse PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0006 93 tort, 57. Ou elles ne sont qu’apparence trompeuse comme dans le cas de « ce Tryphon qui a tous les vices » et que le « Je personnage » du texte a cru sobre, chaste, libéral, humble et même dévot, jusqu’à ce qu’il fasse fortune et révèle son être véritable, 50. Et il suffit de mentionner toute la séquence sur le jeu, 71-75, pour comprendre que la prudence (phronésis), essentielle à l’éthique aristotélicienne, est absente d’une société idolâtre de l’argent qui fait du hasard sa divinité, 72. Ces constats ouvrent en fait sur une morale empirique, non exprimée, qui invite à considérer ces vices si répandus, ces passions mauvaises alimentées par l’attrait des biens de fortune, comme des choses à fuir. Et c’est là où nous retrouvons, paradoxalement inversé, le rôle de conducteur du moraliste, qui, dans notre chapitre n’indique pas ce que l’on doit suivre, mais ce que l’on doit fuir, dans une étonnante pratique de la prescription négative. Par exemple remarque 13 : « N’envions point à une sorte de gens leurs grandes richesses » : ils ont sacrifié repos, santé, honneur et conscience pour les obtenir, remarque 29 : « Ne traitez pas avec Criton » (…) « il lui faut une dupe » ou la remarque 35 : « Fuyez, retirez-vous : vous n’êtes pas assez loin », qui incite à fuir la cupidité humaine par-delà les continents, jusqu’aux étoiles. Pourtant, à l’intérieur de cet univers sans morale, sans prudence, sans générosité, La Bruyère, par souci de contraste peut-être, a placé, en face de l’insensible, inatteignable et horrible Clitiphon, une sorte de répondant allégorique de lui-même en philosophe,12. Ce « Je personnage philosophe » exerce une autre vertu essentielle aristotélicienne, l’amitié, entendue comme disponibilité à autrui. Mais il « lit les livres de Platon qui traitent de la spiritualité de l’âme et de sa distinction d’avec le corps » et dit « je cherche par la connaissance de la vérité à régler mon esprit et devenir meilleur ». En lui, le dualisme platonicien du Phédon se combine avec l’invitation à aller vers la sagesse et les idées, tel le roi-philosophe de La République qui montre aux autres la bonne manière de conduire sa vie. Cette lecture, qui doit être complétée par le soulignement de la présence de la formule « j’admire Dieu dans ses ouvrages » qui recentre chrétiennement le propos, montre que cette partie de la remarque 12 constitue, par cet aspect, une sorte de hapax dans le chapitre. Mais elle ne doit pas faire oublier la dimension polémique du reste de cette remarque : le portrait charge de Clitiphon, la mise en scène quasi kafkaïenne de la visite du « Je solliciteur », la véhémence du ton de la condamnation de l’homme important, et surtout le soin mis à faire apparaître, en contraste absolu avec cet ours en cage, cette figure aimable du philosophe accessible, ouvert à tous. Et ceci par le biais de comparaisons (« une borne au coin des places »), de contrastes rythmés par le jeu sur le verbe voir (pas vu, Pierre Ronzeaud PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0006 94 vu), d’énumération d’interrogations révélatrices du souci d’autrui, tous éléments qui font de l’échange humain quelque chose d’une bien plus grande valeur que le change de l’or ou de l’argent. Il faut noter cependant, que, si d’autres remarques des Caractères évoquent un tel type de « philosophe » (« Des Ouvrages de l’esprit », 34 : « Le philosophe consume sa vie à observer les hommes » dans le but de « les rendre meilleurs » ou les remarques 66-69 du chapitre « Des Jugements »), on ne trouve, dans notre chapitre qu’une seule autre mention de philosophe, celle ambivalente de Descartes, dans la remarque 56. En effet l’auteur du Discours de la méthode et des Méditations métaphysiques qui sera très présent, mais en creux, dans le chapitre « Des Esprits forts », avec le cogito et la preuve par la contingence de l’être : « je pense donc Dieu existe » (remarque 36) apparaît ici nommément. Sa mention sert d’abord d’étalon de valeur spirituelle pour rendre dérisoire celle, matérielle, des financiers comme Fauconnet, puis elle se fait instrument de critique politique, puisque, né français mais rejeté par son pays, Descartes est mort en Suède. On peut d’ailleurs se demander ce que la Bruyère aurait dit de ce dualisme macabre s’il avait su qu’actuellement le crâne de Descartes est au Musée de l’homme à Paris tandis que son corps repose à l’Église Saint-Germain. Nous n’en saurons rien, mais il aurait sans doute « remarqué » la chose, à tous les sens de ce verbe qu’à magistralement commenté François Xavier Cuche 23 . II) Observer, anatomiser Comme lui, je partirai du Dictionnaire de Furetière où « remarquer » signifie « observer et considérer ce qui a quelque chose de singulier, d’extraordinaire, de notable » et où « observer » lui fait écho : « Examiner attentivement quelque chose, en bien remarquer la nature, les mouvements, les qualités ou accidents particuliers ». Présent au tout début de notre chapitre, « remarquer », évoque une action moins précise, et surtout lourde de sous-entendus mettant en jeu sa validité : « Une grande naissance ou une grande fortune annonce le mérite et le fait plutôt remarquer », 2, puisque tout le reste du chapitre exposera l’inadéquation absolue du mérite et de la fortune. Comme le dit la fin de la Préface des Caractères, qui se clôt sur un double emploi de ce verbe, bien « remar- 23 François-Xavier Cuche, « Les marques de la remarque », in La Bruyère, Le métier de moraliste, colloque du Tricentenaire de 1996, Champion, 2001, p. 125-142. Sentiers battus et chemins de traverse PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0006 95 quer » suppose une véritable qualité de l’observation et de sa restitution 24 . La vue doit être bien en éveil pour remarquer que les assemblées d’État « n’offrent point aux yeux rien de si grave et de si sérieux » qu’une table de jeu, 55. L’ouïe également comme le montre la remarque 9 sur laquelle je voudrais m’arrêter un instant. La première phrase dépeint l’individu regardé, de manière lapidaire : « Un homme est laid, de petite taille, et a peu d’esprit », tandis que la deuxième phrase rapporte des paroles entendues à son égard : « L’on me dit à l’oreille : « Il a cinquante mille livres de rente. » Mais la suite, dénonçant un possible changement de regard causé par la superposition de l’éclat de la fortune sur la noirceur de ce gnome stupide, met en alerte contre les risques d’altération de l’observation par le prisme social et économique : « si je commence à le regarder avec d’autres yeux, et si je ne suis pas maître de faire autrement, quelle sottise ! ». On a d’ailleurs une contre-épreuve de ce danger dans la remarque 4 qui décrit le processus inverse : le dévoilement de ce que masquait l’apparence opulente : « À mesure que la faveur et les grands biens se retirent d’un homme, ils laissent voir en lui le ridicule qu’ils couvraient, et qui y était sans que personne ne s’en aperçut. » Ceci dit, je voudrais revenir sur l’énonciation de la remarque 9, donc au « Je » du texte, ce personnage qui, comme le dit François Xavier Cuche « assume les remarques énoncées à la première personne, et que toute la ruse de l’auteur consiste à faire ressentir comme son double 25 ». Une telle forme d’autopsie, de vision par soi-même, peut être illustrée, par exemple, par le début de la remarque 5 : « Si l’on ne voyait de ses yeux ». Elle a souvent une fonction testimoniale, comme dans la remarque 55, sur la transformation des relations de civilité par la fortune, qui s’ouvre sur un constat visuel : « Quand je vois de certaines gens », se continue par une réflexion : « je dis en moimême » à laquelle le lecteur est, implicitement, convié à participer, comme il est invité à s’associer à l’ironie du souhait final, faussement généreux : je serai content que ce faux ami incivil me méprise, car ce serait signe qu’il a fait un immense gain. En fait, ce « Je » joue bien d’autres rôles. De petits rôles comme ceux de spectateur dupe des fausses vertus de Tryphon, 50, ou de spectateur critique des joueurs fripons, 75, ou de grands rôles comme celui de philosophe,12. Il nous fait même pénétrer dans son intériorité en nous livrant une fiction de confession sur sa conception de la vie en même temps qu’un message de 24 Sur les problèmes posés par l’optique du moraliste, voir l’article d’Olivier Leplâtre : « De près, de loin : les accommodations du moraliste » in Autres regards sur Les Caractères de La Bruyère, Atlande, 2020, p. 35-54. 25 François-Xavier Cuche, op. cit., p. 126. Pierre Ronzeaud PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0006 96 sagesse, à la fin de la remarque 47, sur le début de laquelle je reviendrai plus tard. En y affirmant fuir les extrémités (grande misère ou immense richesse, Phédon ou Giton) il livre sa philosophie de personnage textuel, peut-être en l’occurrence confident de son auteur : « je ne veux être ni malheureux, ni heureux (entendons ni malchanceux ou chanceux en matière de fortune), je me jette et me réfugie dans la médiocrité », zone médiane pénétrée de sagesse antique et entée sur une forme d’humilité réelle, signalée par plusieurs contemporains de La Bruyère, comme Boileau ou Saint-Simon. Ce « Je », le plus souvent cobaye fictif d’expériences humaines, se fait aussi truchement textuel d’auteur par diverses intrusions, soit par de simples formules en incises : « dirai-je », 34, « j’ose dire », 38, soit par des interventions plus larges, comme dans la remarque 71 où, au sujet du jeu prétendument niveleur des conditions, il répond à une objection qu’il formule lui-même : « Si l’on m’oppose que c’est la pratique de tout l’Occident » etc., sollicitant ainsi un dialogue fictif avec le lecteur, dialogue qu’il instaure bien plus ouvertement d’habitude. D’abord par des questions qu’il lui pose, comme dans la remarque 23 sur les morts qui seraient, s’ils revenaient, scandalisés par les usurpations nobiliaires, où le point d’interrogation final invite le lecteur à partager une expérience cognitive et le jugement qu’elle implique, tout comme dans bien d’autres remarques similaires : 26, 38, 41,56, 75. Ensuite, par l’usage, interpellant, de la seconde personne du pluriel, comme dans la remarque 35 : « Fuyez, retirez-vous » ou dans la remarque 82, parfait exemple de la structuration binaire de certaines maximes brèves : « Si vous n’avez rien oublié pour votre fortune, quel travail ! Si vous avez négligé la moindre chose, quel repentir ! ». Dans la longue « anatomie » que constitue la remarque 25 sur les dessous des cuisines ou des coulisses des théâtres, ce « vous » nous fait découvrir, derrière les apparences élégantes ou spectaculaires, des immondes saletés et des infâmes machineries. Une suite verbale d’injonctions y définit une sorte de protocole de l’observation parfaite : « Entrez, examinez, regardez, voyez, allez derrière ; nombrez, considérez, approfondissez ». La Bruyère est donc un parfait « remarqueur » qui nous convie à l’imiter, mais qui nous donne aussi à examiner, à approfondir le réel de son temps, pour en juger et pour le juger, grâce à un autre de ses talents, celui de peintre, puisque nous dit-il, au début de la Préface de son « Discours à l’Académie » : « tout écrivain est peintre, et tout excellent écrivain excellent peintre 26 ». 26 Éd. Bury, p. 609. Sentiers battus et chemins de traverse PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0006 97 III) Peindre, caricaturer, critiquer, dénoncer Aussi vais-je évoquer maintenant ces portraits qui transforment le lecteur en spectateur de galerie ou de théâtre et qui servent d’arme majeure dans l’entreprise critique et dénonciatrice dans laquelle La Bruyère s’est engagé dans les Caractères. Il y a vingt-sept portraits dans notre chapitre, dix-neuf comportent un nom, dix renvoient à « un homme », d’autres à un garçon, 26, ou à un marchand, 43. Je m’intéresserai, à la manière dont La Bruyère, dans ces portraits, réussit, par une individualisation d’un thème général, non à peindre une personne mais à attirer l’attention du lecteur sur des particularités significatives de la condition ou de la situation qu’il veut représenter à travers cette pseudopersonne, pour nous alerter sur le scandale qu’elle incarne. Et ceci en me limitant à deux thèmes majeurs de notre chapitre : la dénonciation des usurpations de noblesse et la condamnation des malversations des partisans. Je m’arrêterai donc d’abord sur le portrait de Sylvain, 19, dont le nom paysan a remplacé le nom Thersite, de l’édition IV. Le laconisme de son portrait souligne le pouvoir tératologique de l’argent (acheter une naissance), la duperie (un autre nom), et rend abyssal l’écart entre un statut initial de paysan (payer la taille, ne pouvoir devenir page) et un statut final de seigneur apparenté à un noble véritable. Pour donner la mesure de ce scandale, je prendrai une citation de Vauban, cœur généreux s’il en fut, auteur des premières enquêtes sociologiques sur le statut des paysans de l’élection de Vézelay, et auteur d’une Dîme royale révolutionnaire en matière d’imposition. Il écrivait, en 1694, à Pontchartrain : « Je ne puis m’empêcher de prendre la liberté de vous dire encore qu’une des plus grossières fautes que l’on ait faites dans ce pays est la cassation des gentilshommes capitaines de paroisses pour leur substituer à leur place des paysans qui n’ont ni bouche, ni éperons, ni cœur, ni honneur 27 ». Le portrait suivant, celui de Dorus, 20, au nom aussi signifiant que celui de Crésus,17, met en avant, dans un décor romain à la pompe caricaturale quasi impériale, l’usurpation des signes symboliques d’une grandeur antipodique de la bassesse de son père, Sanga. La remarque 23 sur les morts qui, s’ils revenaient au monde, seraient scandalisés de voir leurs terres « les mieux titrées » et leurs châteaux, possédés par les fils de leurs anciens métayers, confirme, dans un contexte actuel, cette épidémie de métamorphoses monstrueuses. J’en terminerai sur ce premier point, en soulignant quelques aspects clés du très long portrait de Périandre, 21. La première phrase, avec « rang, crédit, 27 Cité par Roland Mousnier, in La Dîme de Vauban, CDU, 1966, p. 5. Pierre Ronzeaud PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0006 98 autorité, protection » situe d’emblée le personnage dans une haute sphère de pouvoir, un pouvoir acheté mais, de facto, reconnu. La bande son (« un homme de ma qualité ») introduit le travelling sur les personnages qui le sollicitent, avant un arrêt sur image sur sa maison à la dimension de temple, dont l’éclat architectural est rehaussé d’échos sonores (dorique/ portique). À travers les travestissements antiques, c’est donc tout un système de la mode fondé sur des lois somptuaires datant de Philippe le Bel, mais aggravées par des ordonnances d’Henri III, qui est transgressé, avec l’usurpation d’habits, de bottes, de carrosses ou de demeures nobles, liée à une vanité de paraître qui, comme le déplore Fénelon, au chapitre XVII de Télémaque, « répand sa contagion depuis le roi jusqu’aux derniers de la lie du peuple 28 ». L’habitat, signe social s’il en est, reflète l’écart inouï entre les bâtiments magnifiques édifiés par les roturiers enrichis et les masures misérables des paysans ou les manoirs nobles délabrés, disproportion révélatrice de scandales immobiliers que dénoncent au théâtre Dancourt, dans La Maison de Campagne et Regnard, dans Le Joueur. Et pourtant la « grandeur » de Périandre, qui a été payée, comme les perles du collier de sa femme, restera entachée d’une souillure originelle ineffaçable, son indignité première, dont témoignent les pancartes (les billets d’enterrement) de son père, qui révèlent la condition roturière de celui-ci, même s’il s’affuble du titre aristocratique mensonger de « messire ». Boileau en fera un des thèmes de ses satires, rappelant, par exemple, que tout acheteur de fausses généalogies aura toujours un « ami » qui lui dira l’avoir connu « laquais » avant qu’il ne devienne « commis 29 ». Comme le dirait Saint-Simon la « savonnette à vilains » des charges ou des terres achetées, ne décrasse pas ! Par-delà ce constat général, La Bruyère, vise plus, particulièrement une catégorie financière, dont il dénonce la nocivité pour l’État comme pour le peuple : les partisans que critiquent nombre de pamphlets du temps. La nouvelle école publique des finances ou l’art de voler sans ailes, situe leur origine dans « la lie du peuple », tandis que Les Partisans démasqués stigmatise la bêtise de ceux « qui se laissent éclabousser par tous ces beaux carrosses qu’ils ont payé malgré eux ». Les tours industrieux, subtils et gaillards de la maltote ou Pluton maltotier, dénoncent le moyen mis en œuvre pour leur enrichissement 30 : la maltote, un système d’imposition en tant de guerre remontant à Philippe le Bel, dont le nom (mala tolta = mauvaise prise) résonnait déjà 28 Fénelon, Les Aventures de Télémaque, éd. Jacques Le Brun, Gallimard, « Folio classique, 2689 », 1995, p. 369. 29 Boileau, Satires, éd. Jean-Pierre Collinet, Poésie/ Gallimard, 1985, Satire IX, v. 160- 163, p. 111. 30 Voir Pierre Ronzeaud, Peuple et représentations sous le règne de Louis XIV, Aix-en- Provence, PU de Provence, 1988, p. 104. Sentiers battus et chemins de traverse PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0006 99 négativement au moyen âge, et dont le recouvrement, mis à ferme à l’époque moderne, a fait la fortune de ces intermédiaires, « sangsues du peuple », selon le curé Meslier. Ces partisans s’incarnent en Sosie, 15, au nom d’esclave de Plaute, dont la livrée, signe social de servitude collera à la peau, malgré la succession verbale (a passé, s’est élevé) qui décrit la fulgurance d’un parcours dont les étapes sont énoncées et dénoncées (recette et sous-ferme enrichissantes, charge anoblissante, fonction moralement et religieusement valorisante). À travers lui, ce sont les mythiques valets-financiers du temps qui sont attaqués, non sans vérité historique puisque plusieurs richissimes partisans, dont les clés de 1693, 1697, 1731 donnent les noms : D’Apougny, Delpech, De Révoil, Le Normand, Bourvalais, Gourville etc., ont débuté avec une livrée. Symboles du bouleversement social et économique que condamne La Bruyère, les partisans, apparaissent en effet dès le « Discours sur Théophraste » dans une diatribe contre la vénalité des charges : « c’est-à-dire le pouvoir de protéger l’innocence, de punir le crime et de faire justice à tout le monde, acheté à deniers comptants, comme une métairie ». La Bruyère y stigmatise « la splendeur des partisans, gens si méprisés chez les Hébreux et chez les Grecs 31 ». Et l’on a vu que la remarque 25, anatomisant les ignominies et les iniquités cachées sous le décor des théâtres ou sous les apprêts des cuisines, les dénonçait in fine : « De même, n’approfondissez pas la fortune des partisans ». C’est pourtant ce que fait le portrait d’Ergaste, 28, dont le parcours, à partir des « droits » exigés sur « ceux qui boivent à la rivière » ou marchent sur la terre, amène la fortune (« il sait convertir en or jusqu’aux roseaux, aux joncs et à l’ortie ») et le conduit auprès du prince. Tout comme le « pâtre » de la fin du portrait de Zénobie qui, devenu riche par le péage des rivières, achètera la maison de la Reine de Palmyre, comme l’a montré Yann Deguin 32 . Mais la remarque 14 sur les PTS, qu’on méprise, hait, admire, puis plaint successivement, montre que cette puissance ostentatoire et mal acquise est menacée de ruine pour plusieurs raisons. - Elle est susceptible de condamnation comme pour Champagne, partisan au nom de laquais également, dont l’ordre, signé dans les « douces fumées de vins d’Avenay ou de Sillery », qui aurait affamé une province est arrêté par un « on » ministériel ou royal prometteur de sanctions futures,18. 31 Éd. Bury, p. 67. 32 Yann Deguin, « “Parler à Zénobie”. Énonciation trouble et fabrique de l’hermétisme dans la remarque 78 du chapitre “Des Biens de Fortune” », in Autres regards sur Les Caractères de La Bruyère, op. cit., p. 121-132. Pierre Ronzeaud PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0006 100 - Elle est menacée d’anéantissement, comme l’annonce la remarque 12 : « Le peuple a souvent le plaisir de la tragédie : il voit périr sur le théâtre du monde les personnages les plus odieux, qui ont fait le plus de mal dans diverses scènes et qu’il a le plus haï ». La question qui se pose alors est celle de l’origine de cette probable tragédie : trouve-t-elle sa source dans une logique de multiplication des spéculations et des faillites, comme le redoutait l’économiste Boisguilbert, ou relève-t-elle d’une action providentielle punitive ? Je tenterai d’y répondre, en posant, in fine, la question des rapports de Dieu et du monde, présente en arrière-plan du chapitre « Des Biens de fortune » qui, à première vue, ne lui fait pas de place. Conclusion : Dieu et le monde dans le chapitre VI Dieu est en effet mal servi, dans notre chapitre, par ceux qui se réclament de lui. Symboliquement les biens de l’Église y sont plus évoqués pour ce qu’ils rapportent que pour leurs fonctions religieuses, car, comme l’indique la remarque 36, le désir de « faire fortune » « a percé les cloîtres et franchi le mur des abbayes de l’un et l’autre sexe ». Les ecclésiastiques sont aussi mal représentés, ne serait-ce que par ceux que met en scène la remarque 16, une des plus féroces du chapitre, du carme qui relègue Arfure au fond de l’église quand elle est pauvre, à l’orateur sacré qui s’interrompt quand elle arrive, riche et parée au milieu de la messe, et enfin au curé qui emporte la compétition des prêtres pour la confesser. Ce qui est le plus reproché aux hommes de Dieu c’est de manquer à un devoir de charité devenu urgent devant les misères dont témoigne la remarque 47 : « Il y a des misères sur la terre qui saisissent le cœur ; il manque à quelques-uns jusqu'aux aliments, ils redoutent l’hiver, ils appréhendent de vivre […] de simples bourgeois, seulement à cause qu'ils étaient riches, ont eu l'audace d'avaler en un seul morceau la nourriture de cent familles ». Comme le fait le garçon « si frais », « au teint si fleuri » de la remarque 26, détenteur d’abbayes et de bénéfices ecclésiastiques lui rapportant sixvingt mille livres de revenu, tandis qu’il laisse sans habit, sans pain et sans chauffage, sixvingt familles pauvres, et pour qui s’annonce « un avenir » qui ne saurait être qu’infernal. Le ton de La Bruyère, ici, est aussi virulent que celui de Bossuet, qui, dans son « Panégyrique de Saint François d'Assise », rappelait aux riches que Dieu écoutera les cris des pauvres du plus haut des cieux et que « comme ce qui Sentiers battus et chemins de traverse PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0006 101 est dû aux pauvres ce sont ses propres deniers, il en a réservé la connaissance à son tribunal ». En effet le procès qu’il intente aux affameurs du peuple, ici, comme dans la célèbre remarque 128 du chapitre « De l’homme » sur les « animaux farouches », rejoint ceux, instruits à la même époque, dans les œuvres, de finalité et de tonalité bien différentes, de Fénelon, Vauban, Boisguilbert ou Saint-Simon 34 . Notre chapitre illustre ainsi la destruction contemporaine de l’équilibre des ordres, castes et dignités, correspondant au plan divin, qu’évoque la remarque 48 du chapitre « Des Esprits forts », dont voici la fin : « Si vous établissez que de tous les hommes répandus dans le monde, les uns soient riches et les autres pauvres et indigents, vous faites alors que le besoin rapproche mutuellement les hommes, les lie, les réconcilie ; ceux-ci servent, obéissent, inventent, travaillent, cultivent, perfectionnent ; ceux-là jouissent, nourrissent, secourent, gouvernent ; tout ordre est rétabli, et Dieu se découvre 35 ». Harmonie sociale, économique et politique dont la remarque suivante du même chapitre, qui est significativement au présent et authentifiée par le verbe « remarquer », dénonce la destruction par les hommes. Entendons, par le désir de posséder des biens de fortune ou des privilèges de grandeur disproportionnés : « Une certaine inégalité dans les conditions, qui entretient l'ordre et la subordination, est l'ouvrage de Dieu ou suppose une loi divine : une trop grande disproportion, et telle qu'elle se remarque parmi les hommes, est leur ouvrage, ou la loi des plus forts 36 . » Mais, quand Dieu est en jeu, on ne peut considérer les choses uniquement d’un point de vue terrestre, en fonction de l’ici-bas. Il me faut donc revenir à la question posée à la fin de la remarque 26 de notre chapitre : « Quel partage ! Et cela ne prouve-t-il pas clairement un avenir ? » Pour le jeune abbé accapareur et affameur cet avenir sera infernal, mais qu’en sera-t-il de la vie éternelle pour les six-vingt familles qu’il a réduites à la misère ? Certains donnent la réponse, comme Bossuet dans son « Sermon sur l'éminente dignité des pauvres dans l'Église » : ils seront les « citoyens » du 33 Bossuet, « Panégyrique de Saint François d’Assise », in Œuvres choisies, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1961, p. 246. 34 Voir Pierre Ronzeaud, « Le peuple dans les Caractères de La Bruyère », in Autres regards sur Les Caractères de La Bruyère, op. cit., p. 35-54. 35 « Des Esprits Forts », 48, éd. Bury, p. 604. 36 Ibid., 49, p. 604. Pierre Ronzeaud PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0006 102 royaume du Christ, « les héritiers de ses promesses », « les premiers membres de son corps mystique 37 », placés à sa droite pour toujours. Mais il n’y a rien de tel dans notre chapitre, sauf à interpréter en ce sens le choix d’avoir appelé « Phédon » le pauvre de sa dernière remarque, en y voyant une allusion au traité de Platon sur l’immortalité de l’âme et en extrapolant, à partir de là, sur l’élection des pauvres au Paradis. Aucune réponse théologique ou eschatologique n’est en effet explicitement donnée à cette question dans Les Caractères. Mais on y trouve, comme on l’a vu, en la personne de leur auteur, que l’on présente parfois seulement comme un styliste mondain plaisant, un dénonciateur véritable de certains des scandales de son temps. Ce qui m’amène, en guise d’épilogue à cette longue errance, par sentiers battus ou chemins de traverse dans son chapitre VI, à évoquer, exemple parmi d’autres possibles, les paysans révoltés de Rouen, les Nu-pieds, qui se soulevèrent parce qu’ils ne souhaitaient sans doute pas attendre l’éternité pour vivre moins mal. Et qui, sans le savoir, par leur nom, et en signant certains de leurs manifestes, « Jean sans semelle », faisaient écho à l’observation de La Bruyère, et à sa peinture d’une société où les « Biens de Fortune » des uns, contrastaient tant, avec les « Maux », plus répandus et plus durables hélas, « de l’Infortune » des autres, tels Giton et Phédon. 37 Bossuet, « Sermon sur l’éminente dignité des pauvres dans l’Église », in Œuvres complètes, Paris-Lille, Maquignon et Leroux, 1945-1946, t. III, p. 192. PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0007 Racine and Quinault: two “originaux” B UFORD N ORMAN U NIVERSITY OF S OUTH C AROLINA It is fitting that what is likely to be my last article appear in a journal founded by Wolfgang Leiner. He was the first dix-septiémiste I met, other than my professors, and his dedication, his erudition, and his generosity have been a model for me “pendant un demi-siècle”. * * * When writing about Quinault there is, as William Brooks has so aptly put it, “the problem of Racine”. Brooks is speaking of criticisms by Boileau and others of Quinault’s spoken theatre, but the same problem exists concerning the tragédie en musique and the tragédie racinienne. Since we have what Étienne Gros calls “l’habitude de juger tout le théâtre du XVII e siècle d’après Racine et à travers lui” (368), how can we evaluate Quinault’s works objectively while situating them in the context of a theatrical scene dominated by Racine? One way is to insist on similarities in their careers and in their works, in particular Racine’s mature tragedies and Quinault’s libretti. Comparisons between Quinault and Racine have of course been common since the seventeenth century; they were, after all, two of the most successful playwrights of the period after Corneille and Molière. For example, at the time when Quinault was writing his first libretti, Chappuzeau includes Racine and Quinault among the “Auteurs qui soutiennent présentement le Théâtre” (98). There is frequently a clear preference for Racine among writers who criticized Quinault for overly complex plots, for taking liberties with historical sources, for catering to the taste of the galant - and often feminine - public, and especially for according too much emphasis to love. Most of these criticisms concern Quinault’s spoken theatre. Many, such as those of Boileau, were hardly objective, and the success of many of Quinault’s plays is an indication that his contemporaries did not always share them. Later, other criticisms are in the context of the Quarrel of Ancients and Buford Norman PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0007 104 Moderns. After all, Racine was a champion of the Ancients, and Quinault’s second libretto, Alceste (1674) can be seen as the opening salvo in the Quarrel. As Charles Perrault wrote that year in his Critique d’Alceste, many people seemed determined not to like certain works, depending on where they stood in the Quarrel: “sans savoir assurément pourquoi et seulement pour ne se pas départir du dessein formé qu’ils avaient de trouver tout mauvais” 1 . My point here is not to challenge these criticisms, these differences, nor to deny Racine’s greatness. It is rather, first, to point out how difficult it is to compare authors who wrote at different times and in different genres, and then to discuss a few examples of how their contemporaries saw them as similar and of how their works often treat similar subjects. * * * A brief sketch of their careers will be useful here. Quinault (1635-1688), four years older than Racine (1639-1699) and quite precocious, was already well known in theatrical circles by the end of the 1650s, while Racine was still a student and before he left for Uzès. He returned to Paris in 1663 and had his first play, La Thébaïde, performed in 1664. His second play, Alexandre le Grand, was performed in 1665, and as we shall see, some observers found similarities between it and one of Quinault’s greatest successes, the tragedy Astrate, premiered the same year (or very late in 1664). Quinault would write five tragédies en musique from 1673 to 1677, while Racine was creating some of his greatest tragedies. In 1677, both began a fairly long period of time before their next works for the stage, two years for Quinault (he had written at least one work almost every year since 1653) and twelve for Racine. By this time, both were members of two prestigious academies and held important posts, Quinault as Auditeur dans la Chambre des comptes and Racine as royal historiographer. Quinault retired from the theatre after Armide in 1686 and died two years later. Racine would return to the stage in 1689 with Esther and Athalie, including choruses set to music. One can see that, although they were contemporaries, Racine and Quinault rarely wrote plays of the same type at the same time. If one compares their spoken plays, there are only two by Quinault at the time of Racine’s first successes, Pausanias (1668) and Bellérophon (1671, two months after Bérénice). The former obviously has as plot similar to that of Andromaque¸ since it was commissioned to appeal to the public that had applauded Racine’s play. The plot of Bellérophon, curiously, contains numerous 1 P. xi. See Norman, Quinault 95-96, 100-02, and Viala 157. More information about this and about many of the topics discussed here can be found at www.quinault.info. Racine and Quinault : two “originaux” PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0007 105 parallels with that of Racine’s last spoken play, Phèdre, to which I will return in the context of Quinault’s most “Racinian” libretto, Atys. Racine also wrote words to be set to music. I will consider L’Idylle sur la paix (1685) below, but it is important to point out here that it was only after Quinault’s death that the great tragic playwright wrote words to be sung on stage. Furthermore, he wrote only choruses, rather than dialogue to be set in recitative as in the Quinault-Lully operas. During Racine’s “silence” between 1677 and 1689, Quinault wrote some of his best libretti, concluding with Armide, which features a fascinating, powerful woman driven to desperation by her passion for a man she should not love. By the time Quinault’s career as a librettist was complete, critics tended less to compare their plays directly than to consider them as masters of their respective fields - Racine the great tragic playwright, Quinault the inventor and perfecter of texts for the tragédie en musique. For example, Vigneul- Marville wrote in 1699: “Messieurs de Corneille & Racine sont originaux pour le Poème Tragique. Molière pour le comique. Quinault pour les Opéras ou la Poésie qui se chante” (255). Already at the time of Quinault’s death, Regnard felt that he had to make a choice between the two: Que d’autres, plus hardis, dans ces nobles travaux, S’efforcent d’imiter Racine et Despréaux: Mais moi, je n’irai point, trop altéré de gloire, Honorer le triomphe acquis à leur victoire; Content de t’admirer dans un vol glorieux, Je te suivrai, QUINAULT, et du cœur et des yeux 2 . It is hard to say if the fact that both men excelled as authors of tragedies (the typical title page of a Quinault libretto begins with the title followed by the word “tragédie” or, more often beginning with Thésée in 1675, “tragédie en musique”) makes comparisons more simple or more difficult. For Boileau, only “un Homme sans aucun goût” thinks that “nos Opéras sont les modèles du Genre sublime” (“Discours sur l’ode” 227-228). On the other hand, Voltaire, who found Boileau unfair, wrote to Mme du Deffand “Je le [Quinault] regarde comme le second de nos poètes pour l’élégance, pour la naïveté, la vérité et la précision” (259, 26 Nov. 1775); I assume the first poet is Racine. These tragédies en musique are of course in a form very different from that of the spoken tragedies of Racine. They include an encomiastic prologue, something completely absent from Racine’s tragedies. They are much shorter, even though they include danced divertissements in each act, something else 2 “Épître à Monsieur Quinault”. According to Calame in his edition of Regnard’s comedies (21), this epistle was written in 1686-1687. Buford Norman PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0007 106 missing from Racinian tragedies. There are lines from three to twelve syllables in length, with more octosyllables than Alexandrines. They avoid stylistic complexities (such as inversions) that would make the words difficult to understand when sung, and they use mostly sounds that are easy to sing and pleasant to hear - one can imagine the horror of Lully or of his singers when confronted with a line such as “Et l’avare Achéron ne lâche point sa proie”! * * * Before looking at comparable elements in several Quinault libretti and Racine works, I would like to mention briefly several ways in which the paths of the two men crossed. I know of no sources describing in any detail an encounter between Quinault and Racine, but they must have met frequently. It is hard to imagine that they did not interact with each other at theatrical performances, in Paris or at court. For example, on January 26, 1676, Quinault, Charpentier, Benserade, Rose, Furetière, and Racine occupied the six seats reserved for members of the Académie Française at performances at Saint-Germain-en-Laye (Pellisson et d’Olivet 21). They were both members of prestigious academies. Racine was elected to the Académie Française in 1672, two years after Quinault, who had not yet begun his career as librettist. He was one of the most assiduous members, present at about 80% of the meetings from 1674 to 1677, whereas Racine attended only about 10%. They probably did not meet much more than once per month at the Académie during those years, except perhaps when Racine was director, such as during the last quarter of 1678 3 . This included a special session October 31, when the abbé Colbert, son of the minister, was received and, following Racine’s compliment, Quinault read two poems 4 . Racine was named to the Petite Académie (Académie des Médailles et des Inscriptions) in November 1683, nine years after Quinault. It is quite possible that he participated in discussions of Quinault’s subjects for his last three libretti, since this was one of the tasks of the Académie. Amadis was almost finished by the end of 1683, but Racine may have contributed to Quinault’s decision to continue with subjects taken from Ariosto and from Tasso rather than from classical mythology, his own specialty. They must have also worked together on descriptions for medals between 1685 and Quinault’s death in 1688 (Jacquiot xvi, xviii, xxxviii). We know that Racine was involved in this work in 1694-1696, when the Académie 3 The Registres are incomplete for this period. 4 Mercure galant, November 1678, p. 176. See also Registres 195. Racine and Quinault : two “originaux” PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0007 107 approved descriptions for several medals written earlier by Quinault: Les Placets, Le Passage du Rhin, and Les Conquêtes du Roy en Hollande 5 . The two men were in contact near the end of Quinault’s life, when Boileau wrote to Racine that he and the librettist were presently on good terms, in spite of the satirist’s harsh criticisms of Quinault’s plays in the 1660s: “Dites bien à Mr Quinault que je lui suis infiniment obligé de son souvenir […]. Vous pouvez l’assurer que je le compte présentement au rang de mes meilleurs Amis et de ceux dont j’estime le plus le cœur et l’esprit” (19 août 1687). Racine responded five days later “Je ferai tantôt à M. Quinault celles [honnêtetés] que vous me mandez de lui faire” 6 . A financial arrangement in 1696 suggests that there had been contact between Quinault’s family and that of Racine for some time. On February 13 of that year, Racine and his wife Catherine de Romanet established a rente of 750 livres for Quinault’s widow, Louise Goujon, in exchange for 15,000 livres. The full amount was repaid on February 3, 1698, which suggests that the Racine family had been temporarily short of cash 7 . If Racine and his wife turned to Quinault’s widow for this loan, the two families must have been on good terms. * * * The important thing is not so much where they might have met, but that they lived in a rather restricted social and artistic world and produced works that are more comparable than the stereotypical contrast between the tragic playwright and the tendre librettist suggests. Before examining some of these works, it will be useful to look at some examples of how they reacted to various literary trends and of how their contemporaries saw them in a similar light. The success of Racine’s Andromaque in 1667 prompted the Hôtel de Bourgogne to commission Quinault to write a tragedy in a similar vein, while Racine was working on Britannicus and the comedy Les Plaideurs. Pausanias premiered in November 1668, shortly after Racine’s comedy. Both plays feature a conquering hero willing to break his vows with a princess from his native country (Sparta in this case) in order to marry his captive. The princess decides to have vengeance, but the later acts of the plays are rather different, 5 Registre Journal, 14 December 1694, 30 August 1695, 7 February 1696. Picard suggests that Racine was one of the names of academicians working on medals that were forgotten by Mabillon in his letter of 29 August 1684 (Nouveau Corpus Racinainum 160). Other possibilities include Boileau and Quinault. Boileau 745. Racine, Oeuvres II, 492. Paris, Archives Nationales, Minutier Central, ET/ LXXV/ 413. For a summary, see Jurgens et Fleury 375. Buford Norman PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0007 108 and the last features a scene of confusion in the dark that results in the death of both the hero and his captive. One can see that, although Racine and Quinault took different approaches, they were obviously considered as comparable authors of tragedies 8 . This exercise in taking Racine’s basic dramatic situation and adapting it for a galant public is of course five years before Quinault’s first tragédie en musique, Cadmus et Hermione. Before then, Quinault worked with Lully, Molière, and Pierre Corneille on the tragédie-ballet Psyché in 1671. Racine did not participate, but it is possible that he was invited to propose a subject. According to Lagrange-Chancel, Louis XIV consulted Molière, Quinault, and Racine, “que parmi les plus grands génies de son siécle il regardait comme les plus capables de contribuer, par leurs talents, à la magnificence de ses plaisirs” (63) 9 . Georges Forestier, in his biography of Racine, points out that no contemporary source confirms this account and suggests that Lagrange- Chancel may have confused the 1671 Psyché with Racine and Boileau’s later project for an opera, La Chute de Phaéton. Be that as it may, Lagrange- Chancel’s text is an indication of the esteem in which Quinault and Racine were held. The date of the projected Chute de Phaéton by Racine and Boileau is not clear. Many historians place the project, and Racine’s inability to write a libretto, in 1677-1678, after Quinault was replaced by Thomas Corneille for the libretto of Psyché in 1678 and for that of Bellérophon in 1679. (Note that Psyché was adapted from the Molière-Quinault-Corneille tragedy-ballet of 1671 and that Quinault had written a spoken tragedy Bellérophon the same year.) The reasons for this replacement are equally unclear, but we know that Lully considered other collaborators at this time, as he had in 1674. I have argued elsewhere that this date is more likely for Racine and Boileau’s efforts to create a libretto (Quinault 126-27), but once again, the main point is that Louis XIV and Lully considered Racine a likely candidate. Quinault and Racine were also considered for the task of devising inscriptions for the Galerie des Glaces at Versailles. Racine, with Boileau and Rainssant, revised Charpentier’s French texts in 1685 (Milovanovic). In April 1686, Quinault decided to end his career as librettist, a choice confirmed by 8 For Brooks, “it must have seemed an ingenious idea [for the Hôtel de Bourgogne] to re-create the opening situation of Andromaque, trusting in his gallant heroes and sighing heroines to attract the paying public” (Philippe Quinault, dramatist 327). His analysis provides important details about the timing of Pausanias and about how Quinault and Racine influenced each other (325-28). 9 Preface to Orphée. See also Delmas, Mythe et Mythologie 141-42, and Vanuxem, “Racine, les machines et les fêtes” 305. The same account appears in Clément et La Porte, Anecdotes dramatiques 443. Racine and Quinault : two “originaux” PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0007 109 two sources from April 1686, both of which add that he was to “faire une description des peintures de la Galerie des Glaces” 10 . He was certainly qualified for this kind of work, after his years designing medals in the Petite Académie, but I know of no record of this work, and it is possible that Quinault was already too ill to perform it. As a result of this decision by Quinault not to write any more libretti, Lully, needed a poet for an opera to be performed later in 1686 at Anet, the residence of the duc de Vendôme. Racine was a natural candidate, but according to the Parfaict brothers, he excused himself and suggested Campistron, who indeed wrote the libretto 11 . Forestier points out that one cannot be sure that this offer was made, but the Parfaicts’ account is one more indication that the contemporaries of Racine and Quinault, or at least well-informed historians of the theatre a few decades later, thought they had similar talents. Another indication of how Quinault and Racine were viewed by their contemporaries is the pensions they received from Louis XIV. Quinault was included in Chapelain’s 1662 list of gens de lettres who would be worthy of a pension, but not Racine. However, both men received a pension in 1663, 800 livres for Quinault and 600 for Racine. They would both receive 800 livres in 1666-1667, then Racine began to receive several hundred livres more. They both received 1500 in 1675-1678, but Racine began to receive 2000 in 1679, whereas Quinault continued to receive 1500 12 . The reasons for these pensions vary. In the early 1670s, for both men it is most frequently something similar to “en considération des belles pièces qu’il donne au public”. After that, for Quinault it is most often “en considération de son application aux belles-lettres”, as for Racine in 1677-1678. Before that, however, for Racine it is often “pour ses beaux ouvrages de théâtre”, then “en considération des ouvrages de poësie qu’il compose et donne au public” and, after 1680, “en considération des ouvrages qu’il compose et donne au public”. It seems that the administration was not sure how to describe the work of a librettist, but that it followed Racine’s career from playwright to historiographer 13 . A special payment in 1683 is a more specific indication that Quinault’s and Racine’s contemporaries thought of them as working in similar fields. Quinault received “20.000 livres pour récompense de ses services, & Mess. 10 Dangeau 319. Mémoires inédits 64-65. 11 P. 230. A marginal note reads: “Note de M. Grandval le père” (Grandval, Nicolas Racot de, dit Grandval le père). Vanuxem (“Racine, les machines et les fêtes” 313- 14) points out that the Parfaict were probably following Niceron’s account in his Mémoires, p. 163. See also Forestier 658-59. 12 Clément, passim. Quinault also received payments from Lully and from Louis XIV. 13 On Racine’s “stratégie du caméléon", see Viala. Buford Norman PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0007 110 Racine & de Préaux en ont eu 10.000 chacun pour un petit Opéra qu’ils ont fait en trois jours, & qui a eté un des divertissements de la Cour pendant le Carnaval” 14 . It is interesting that, in this case, it is Racine, not Quinault, who is responsible for a libretto. As Forestier suggests (617), it is not as if Racine was about to become a librettist, and this work written in three days could not be “La Chute de Phaéton”. Still, it is clear that Racine, like Quinault, was working “pour le divertissement de sa majesté”. A final example would occur two years later, when Quinault and Racine both wrote a text set to music by Lully, in celebration of the Treaty of Ratisbonne: Racine’s Idylle sur la Paix in July for a fête organized by Colbert’s son Seignelay, Quinault’s Le Temple de la Paix in November for the court at Fontainebleau and later at the Académie Royale de Musique 15 . Both are pastorals, different in form and in content from the opera libretto of the period, but Quinault’s is considerably more dramatic. Racine’s contains no characters other than allegorical ones, and it is as if he “affecte de marcher sur le terrain de l’opéra tout en s’en démarquant” (Laurenti 25). Sourche’s comment is indicative of contemporary reactions and of the differences between the two poets that I outline here: L’Idylle entière ne m’a point contenté. Racine s’y pique de termes forts, et de rimes riches, au lieu de viser à une douceur coulante dont le Musicien a besoin, et à même temps qu’on y sent un goût naturel, un goût grec que je révère, on sent que Racine a manqué à égayer ce goût-là, à y répandre un air riant, et sur tout un air galant, que demande notre Poésie chantante. De la galanterie, il n’y en a pas un pauvre mot [...]. (269) Le Temple de la Paix premiered four months before Armide, Quinault’s last work for the stage. He died two years after the first performances, one year before Racine returned to the stage with Esther (1689) and Athalie (1691). It is hard to imagine that Madame de Maintenon would have wanted to work with Quinault, even if he were alive, but the fact that Racine wrote choruses to be set to music is one more indication that their careers were not as far apart as many people think. Another example of how Quinault’s and Racine’s contemporaries thought of them in similar terms is found in Bossuet’s Maximes et réflexions sur la comédie. For the Bishop of Meaux, Quinault’s “fausses tendresses” are no worse than Racine’s “passions agréables”: 14 Nouvelles extraordinaires, 16 mars 1683, p. [3], “De Paris le 9 mars”. See also Correspondances politiques 48. In Quinault’s case, the payment could be for the madrigal “L’Opéra difficile”. 15 It is not clear why Lully chose Racine; see my edition of Le Temple de la Paix, p. 16- 21. Racine and Quinault : two “originaux” PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0007 111 Songez encore, si vous jugez digne du nom de Chrétien et de Prêtre, de trouver honnête la corruption réduite en maximes dans les Opéras de Quinault, avec toutes les fausses tendresses, et toutes ces trompeuses invitations à jouir du beau temps de la jeunesse, qui retentissent partout dans ses Poésies. Pour moi, je l’ai vu cent fois déplorer ces égarements […]. Mais il n’est pas nécessaire de donner le secours du chant et de la musique à des inclinations déjà trop puissantes par elles-mêmes ; et si vous dites que la seule représentation des passions agréables dans les tragédies d’un Corneille et d’un Racine, n’est pas dangereuse à la pudeur, vous démentez ce dernier, qui, occupé de sujets plus dignes de lui, renonce à sa Bérénice 16 . Bossuet is of course careful to point out that, late in their lives, both poets regretted their earlier works. This is impossible to verify, since it was commonplace at the time to renounce what could be seen as one’s earlier failings. * * * Exactly what were these tendresses, these passions for which Quinault and Racine were known, that they were called upon to portray in various genres? Are they very different? Are the subjects and themes of their works very different? To attempt to answer these questions, we must look not at when they might have met, or what their contemporaries thought of them, but at their works. I have chosen several plays and libretti by Quinault that contain remarkable similarities to plays by Racine written at about the same time. I pointed out above that Racine’s second play, Alexandre le Grand, was premiered in the same year as one of Quinault’s greatest successes, Astrate. It is obvious that a young, aspiring playwright would have in mind the works of a writer who had had great success since 1653, aiming both to please the same public and to distance himself from his rival. For Racine’s friend Boileau, the distance was clear; he puts these words in the mouth of his compagnard ridicule: Je ne sais pas pourquoi l’on vante l’Alexandre: Ce n’est qu’un glorieux qui ne dit rien de tendre: Les Héros chez Quinault parlent bien autrement, Et jusqu’à je vous hais, tout s’y dit tendrement. (Satire III) However, a rival playwright, Pradon (1632-1698), insisted on the similarities: […] jamais Quinault n’a tant répandu de sucre & de miel dans ses opéras, que le grand Racine en a mis dans son Alexandre, nous faisant du plus grand Héros de l’Antiquité, un ferluquet amoureux […]. Peut-être méme qu’il n’y a 16 P. 173-75. A very similar text is found in Bossuet’s 1694 letter to Père Caffaro, p. 123-124. See also Forestier 758-60. Buford Norman PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0007 112 rien qui soit plus dans le genre de la vraie Tragédie que l’est Astrate. Je ne sais si l’Anneau Royal est plus mauvais que l’Épée de Phèdre […] 17 . The truth is somewhere in between; as Forestier wrote, Alexandre is a “heureux composé de Corneille et de Quinault” (232). Racine’s contemporaries referred to the “tendre Racine,” and his Alexandre is a conqueror as concerned with the power of those “aimables tyrans,” the “beaux yeux” of Cléofile, as with military power and political tyrants (III.4.893-901). Could one be more galant (and less what we think of as Racinian) than Alexandre near the end of the play, “Souffrez que jusqu’au bout achevant ma carrière, / J’apporte à vos beaux yeux ma Vertu tout entière” (V.3.1517-18) 18 ? The two plays are in some ways very different - Astrate is more romanesque, for example, with the tablettes that reveal the hero’s true identity - but it is clear that, at this point in his career, Racine has much in common with Quinault (Cornic, Sweetser). We have already seen that the troupe of the Hôtel de Bourgogne thought that they had enough in common to commission Quinault to write Pausanias in 1668 to play off of the success of Racine’s Andromaque the previous year. I will not go into more detail about these two plays, preferring to concentrate on pairs of plays in which one could say that the similarities were not imposed on one writer by exterior circumstances. After Pausanias, comparisons involve Quinault’s libretti rather than his spoken tragedies. Racine would certainly have observed closely Quinault’s collaboration with Lully’s Académie Royale de Musique, thinking perhaps that a tragédie en musique such as Cadmus et Hermione, with its evil giant, monsters, secondary - even comic - characters, and lovers who have only one major scene together (II.4) would not constitute a serious threat. He obviously changed his mind after seeing Quinault’s Alceste in 1674, based on a famous classical model 19 . He devoted the second half of the preface to his Iphigénie to a criticism of Charles Perrault’s Critique d’Alceste, of the “dégôut” shown by the “Modernes” toward Euripides. Quinault is not mentioned, and most of Racine’s scorn is for Perrault’s misreading of the famous scene between 17 Le Triomphe de Pradon 84. See also Picard, Nouveau Corpus Racinainum 166 and Carrière 116. 18 Gros says that at the end of the seventeenth century, “on mettait encore Racine sur le même plan que Quinault et […] on lui reprochait, comme à Quinault, d’avoir affadi à l’excès les héros antiques” (444). See also Pelous 128, 404 and the reference to the “tendre Racine” in Picard, Carrière 230 (concerning Bérénice). 19 According to his son Louis and to Lagrange-Chancel (preface to Alceste, 1735), Racine wrote at least part of a tragedy based on the Alceste myth (Oeuvres, ed. Mesnard I, 96). Vanuxem suggests, with little justification, that Quinault stole the subject from Racine (“Sur Racine” 79-80). Racine and Quinault : two “originaux” PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0007 113 Admète and Alceste because of a faulty translation, but Racine, like some other “poètes qui composent pour le Théâtre” (80), clearly did not like this new sort of tragedy. Or rather, as Perrault said, they had decided from the beginning not to like it. Even though Racine does not mention Quinault, the first half of his preface is devoted to the precise questions at the heart of these comparisons: the handling of the plot and the expression of the passions. It was certainly common in prefaces to mention sources, and Quinault had done this in his to Astrate, citing several ancient historians who mention the reign of Astrartus. Racine takes great pains to justify the introduction of Ériphile, the “autre Iphigénie” who will be sacrificed instead of the daughter of Agamemnon and Clytemnestra. He thus rejects the version of the myth in which this Iphigeneia is killed and that in which she is replaced in extremis by a doe provided miraculously by Diana. He justifies his decision in the latter case by what is obviously a criticism of the tragédie en musique and its use of the supernatural and of stage machinery: Et quelle apparence encore de dénouer ma tragédie par le secours d’une déesse et d’une machine, et par une métamorphose qui pouvait trouver quelque créance du temps d’Euripide, mais qui serait trop absurde et trop incroyable parmi nous? In what seems almost an afterthought, he mentions that Euphorion de Chalcide - so little known that he has to point out that Virgil and Quintilian thought highly of him - wrote of Achilles’ conquest of Lesbos “et qu’il y avait même trouvé une princesse qui s’était éprise d’amour pour lui”. The account of Euphorion given by Parthenius (Racine’s source) says only that Pisidice, daughter of the king of Lesbos, fell in love with him and offered to turn over the city to him if he would marry her, which he did not do. As Mesnard says at the end of his note quoting Parthenius, “Cette histoire diffère plus de celle d’Ériphile que ne pourrait le donner à croire l’allusion qu’y fait Racine” (III, 142). Jean Rohou is more blunt, refering to the sacrifce of Ériphile and her love for Achilles as “pures inventions de notre dramaturge” (1025). This is the only justification for what is after all a major addition to the Euripides version of the myth, the love between a great hero and a young princess “prêts à confirmer leur auguste alliance” (V.6.1790). This “happy end”, with the great warrior who says to Iphigénie “mon bonheur ne dépend que de vous” (III.4.851) and the princess who later (after several misunderstandings that are not unworthy of the younger Quinault) tells him “il me semblait qu’une flamme si belle / M’élevait au-dessus du sort d’une mortelle” (III.6.1041), is obviously designed to please the same public who enjoyed the Buford Norman PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0007 114 marriage of Cadmus and Hermione and the reunion of Admète and Alceste at the end of Quinault’s first two libretti 20 . Similarly, the choice of a play with a sacrifice at the heart of the plot seems clearly influenced by the sacrifice of Alceste. Racine had first planned to write a play about Iphigeneia in Tauris, for which he completed an outline, but as he began writing in late 1673 and early 1674, it was probably the success of Alceste in January 1674 that caused him to choose the version of the myth that involved a sacrifice. I am hardly the first to suggest this influence 21 , but it is important to insist on what one could call Racine’s mauvaise foi, not only in trying to justify a love interest that is completely absent from the Euripides play, but also in rejecting the version of the myth in which Iphigeneia is replaced by a doe because it would be “trop absurde et trop incroyable parmi nous” before saying three paragraphs later that “le bon sens et la raison étaient les mêmes dans tous les siècles”. The second of these two quotations deals with the passions, as opposed to “l’économie et la fable d’Euripide”, as Racine put it in the Preface (699). The distinction is important, as the author of the Remarques sur les Iphigénies points out (794) and as critics have often repeated, but it is as if Racine is trying to claim that the spectators at the Opéra accepted things that the audiences of his plays did not, when we know that many people attended and enjoyed both. The main scene that Racine mentions as having brought tears to the eyes of his audiences is that of the adieux of Admète to Alceste. There is no precise equivalent of this dialogue in Quinault’s libretto, but the penultimate scene of act II presents their grief, when they think Admète is about to die of his wounds, in simple but touching words, with “Alceste vous pleurez” and “Admète vous mourez” repeated several times. I doubt that there were any fewer tears during this scene than during the scenes - Racine does not say which - that brought tears to ancient Greek and to modern Parisian audiences. In short, Racine wanted to have his cake and eat it too, in presenting himself as the defender of ancient tragedy against the moderns while adapting Euripides to work in a galant, loving hero but preserving, in the exchanges between Achilles and Agamemnon, for example, “le bouillant Achille” of antiquity. It seems safe to say that we would not have had Iphigénie without Alceste. 20 “[…] un siècle […] qui ne peut plus souffrir des héros s’ils ne sont pas pleins de tendresse” (Remarques sur les Iphigénies 808). It is interesting, if perhaps a coincidence, that the only occurrence of “une flamme si belle” in Racine’s tragedies occurs in Iphigénie, a year after it occurred in Cadmus et Hermione (IV.1.580). 21 Rohou 1018-24. Racine and Quinault : two “originaux” PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0007 115 It is also quite possible that we would not have had Phèdre without Atys. Just as Racine was pondering Racine’s successes in the early 1670s, Quinault was aware that his first libretti were criticized not only for the presence of comic scenes, but also for the numerous secondary roles, for excessive use of the supernatural, and for the absence of truly tragic (in the sense of ancient tragedy) characters, situations, and dialogues. His next libretto, Thésée (1675) still contains some secondary characters who are sometimes somewhat comic, but it also features a major role for Médée. Whereas in his first two operas Hermione and Alceste had very few lines, especially in the final acts (Hermione none, Alceste four alone), the famous sorceress has three monologues and several important scenes with Égée, Thésée, and Eglé. Her magic powers overwhelm the other characters, and it only the intervention of Minerva that saves the Athenians from what they see as “Une mort inévitable” (V.6.1117), paving the way for praise of “Un roi digne de l’être” and for “une espèce de fête galante” (V.8.1129, V.9), mainstays of the Académie Royale de Musique. Médée is the first of several remarkable Quinault heroines, culminating in the title role of his last and, for almost all critics, greatest libretto, Armide, to which I will return shortly. For his next libretto, he chose a rather obscure mythological character, Atys, whose death at the hands of a jealous goddess is featured briefly in Ovid’s Fastae. It is as if he did not want to invite comparison with well-known Greek and Roman plays, but still come close to classical tragedy and, in so doing, create his most Racinian libretto. Comic and secondary characters are eliminated, and the tragic situation is one from which there is no escape. The magical powers of the goddess Cybèle enable her to warn Atys in a dream and to cause the death of her rival, but there is no happy end, no hero who overcomes obstacles with divine help. In fact, there is no hero similar to Theseus or Pyrrhus, but rather a young man who is thought to have no interest in love but who declares what he mistakenly thought was unrequited love in a touching scene, only to learn that a goddess is in love with him and is so jealous that she will cause his death when she learns that he loves another woman. As Jacques Truchet put it, “L’amour, en cette tragédie en musique, apparaît, en fait, aussi cruel qu’il apparaîtra, l’année suivante, dans Phèdre” (Théâtre 1050). Atys is not the only Quinault work with a plot similar to that of Phèdre. Bellérophon, his last spoken play, contains numerous parallels with Racine’s last secular tragedy. Both men said goodbye to the spoken theatre with the story of a fiancée/ queen, in love with her fiancé’s/ husband’s friend/ son, who becomes jealous when she learns that he is in love with another woman and invents a story to cause her fiancé/ husband to banish the young man, who is Buford Norman PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0007 116 attacked by a monster. At the end, the finacée/ queen exculpates the friend/ son and commits suicide. Phèdre was Racine’s first play since Iphigénie, thirty months previously. This was the longest interval between plays in his career, and it would be his last spoken play. “Voici encore une tragédie dont le sujet est pris d’Euripide”, he wrote at the beginning of the preface. As in the case of Iphigénie, he took pains to remain faithful to his sources, Euripides and Seneca, pleased that his Phèdre was as successful in modern times as in ancient. He nonetheless introduced a love interest through the character of Aricie, who is present in neither source, as if this was something that his modern public demanded but was not deemed necessary by his models. The success of the tragédie en musique must have been in his mind as he chose the subject of his masterpiece, adapted his sources, and then ended his career in the spoken theatre. Was he frustrated, or confident that he had shown the Modernes how it should be done? Quinault could hardly be the only cause of the “silence de Racine” 22 , but it is quite possible that the author of Phèdre no longer wished to write for a public that insisted on tendresse and galanterie, that enjoyed dance, lavish sets and machinery, and was content with the graceful and elegant, yet relatively simple, poetry of Quinault. The latter would write six more libretti after 1677, using a wide variety of sources and of plots, in the last three of which a woman is clearly in charge. He ended his career with Armide, featuring a character whom - and I say this with enormous admiration for Racine - one can compare favorably to Phèdre. One of several ways to approach this comparison is through the concept of gloire. Just as Alexandre says, near the end of Racine’s second play, “J’apporte à vos beaux yeux ma Vertu tout entière”, Renaud says to Armide, “Je fais ma gloire de vous plaire” (V.1.622). This is, however, under the spell of Armide’s enchantment, and the Christian knight, who had said in the first act “La seule gloire a pour moi des appas”, will soon escape from the spell and return to the army. For Armide, love is less important than glory (“il faudra que ce soit la Gloire / Qui livre mon coeur à l'Amour”; I.2.101-02), yet she too gives in to love and transports Renaud to a remote place where she can hide her shame. There is no literal enchantment in Racine’s play, but Phèdre is nevertheless under the power of Venus, “tout entière à sa proie attachée”. Like Armide and Renaud, glory and reputation are all-important for her: after learning that Thésée has returned, she says “Mourons […]. Je ne crains que le nom que je laisse après moi” (III.3.860), and just before the avowal to 22 Pommier. See also Gros 730-41; Picard, Carrière 256-57, 302-03; Forestier 535-53. Racine and Quinault : two “originaux” PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0007 117 Hippolyte, she asks him, “Prince? Aurais-je perdu tout le soin de ma gloire? ” (II.5.666). There are obvious differences between the two plays, yet this conflict between glory and love, between vertu and passion, is at the heart of both. For a variety of reasons, each character is “ni tout à fait coupable ni tout à fait innocent”, and both playwrights have created remarkable women who suffer at the hands of love. Is it any wonder that at the end of each play, the heroine has a similar desire to keep her regrettable actions secret? Armide’s last lines are “Partons, et s’il se peut, que mon amour funeste / Demeure enseveli dans ces lieux pour jamais”, and Thésée reacts to Phèdre’s confession with “D'une action si noire / Que ne peut avec elle expirer la mémoire! ” (V.7.1645-46). Phèdre’s final words, though they express a more definite desire for death (Armide decides to seek vengeance at the end), are remarkably similar to what Armide had said at the beginning of the last scene: Armide: Il me laisse mourante, il veut que je périsse. / À regret je revois la clarté qui me luit. Phèdre: Et la mort, à mes yeux dérobant la clarté, / Rend au jour qu'ils souillaient toute sa pureté. In his final work, it is as if Quinault, like Racine in his last profane tragedy, wanted to show his contemporaries how powerful and how moving a play could be if love is portrayed in a rather negative light, after having frequently moved their audiences with the plights of young lovers. It is true that Renaud sounds very much like a galant lover while he is under Armide’s spell (“Puisje rien voir que vos appas? ”; V.1.596), and that Hippolyte and Aricie “suivaient sans remords leur penchant amoureux” (IV.6.1239) before his violent death, but the impression that lasts with the spectator is an Aristotelian one of fear and pity, of a kind of admiration 23 for these two women in spite of their faults. One could apply Lecerf’s comment about Armide to Phèdre: the spectator “s’en retourne chez lui pénetré malgré qu’il en ait, rêveur, chagrin du mécontentement d’Armide” (16). * * * My title refers to the quotation from Vigneul-Marville, for whom both Racine and Quinault are originaux, in the sense of excellent, outstanding, having set a standard that no one could match (Furetière). He, as we do, placed them in different categories, yet I hope to have shown that, living in the same world and writing for the same public, their works have much in common. We need to understand both, in order to understand either. 23 For Descartes, admiration is “la première de toutes les passions” (Les Passions de l’âme, art. 53). Buford Norman PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0007 118 Bibliography Boileau, Nicolas. Œuvres complètes. Ed. Françoise Escal. Bibliothèque de la Pléiade. Paris: Gallimard, 1966. Bossuet, Jacques Bénigne. Maximes et Réflexions sur la Comédie. 1694. L’Église et le théâtre. Ed. Charles Urbain et Eugène Levesque. Paris: Grasset, 1930. Brooks, William. Philippe Quinault, dramatist. Bern: Peter Lang, 2009. Brooks, William. “Quinault Criticism, Boileau, and the Problem of Racine”. Biblio 17 60 (1991): 37-48. Chapelain, Jean. “Liste de quelques gens de lettres français vivants en 1662”. Paris, BnF, Ms. Fr. 23.045, f. 104-113. Chappuzeau, Samuel. Le Théâtre françois. Lyon: M. Mayer, 1674. Clément, Jean-Marie-Bernard, and Joseph de Laporte. Anecdotes dramatiques. Vol. 3. Paris: Veuve Duchesne, 1775. Clément, Pierre, ed. 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Elle permet en effet de réévaluer la position d’un individu - qui plus est, un Classique - au sein de son réseau social et d’interroger les interprétations que produit sa position, en l’occurrence, une position centrale. En étudiant deux amitiés féminines de Molière, cet article analyse la façon dont l’histoire littéraire a instrumentalisé ce lien pour minorer, voire effacer le rôle des femmes et assurer la centralité du Grand Auteur 2 . Le phénomène n’est malheureusement pas un cas isolé. Michèle Rosellini a étudié en détail la manière dont l’histoire littéraire avait galvaudé l’amitié entre Madame Ulrich et La Fontaine : Madame Ulrich, qui a publié des textes inédits de La Fontaine selon une démarche qui permettait de lui accorder le statut d’éditrice - au sens de l’édition savante - […] a pourtant été totalement invisibilisée, voire escamotée par les biographes et les éditeurs de La Fontaine 3 . 1 « “L’amitié demande un peu plus de mystère.” Molière et ses amis », colloque international à l’Université Libre de Bruxelles, 9-10 décembre 2022. 2 Cet article a été écrit quelques jours après le décès de Georges Forestier. Que la réflexion développée ici, qui s’appuie aussi bien sur ses travaux que sur son enseignement et sa philosophie de la recherche, soit une forme d’hommage. 3 Michèle Rosellini, « Madame Ulrich, une éditrice de La Fontaine invisibilisée par l'histoire littéraire », in S. Abdela, M. Cartron et N. Dion, Histoire de l’édition. Enjeux et usages des partages disciplinaires (XVI e -XVIII e siècle), Paris, Classiques Garnier, 2023, p. 347. Christophe Schuwey PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0008 122 Au début du XIX e siècle encore, Madame Ulrich était considérée avec une « neutralité bienveillante » comme « une dame de ses amies [de La Fontaine] 4 ». Ce n’est qu’à partir du milieu du XIX e siècle, en particulier à partir des élucubrations de Charles Anasthase Walckenaer, qu’elle devient une catin nymphomane dont les charmes auraient soutiré une poignée de fables supplémentaires au grand auteur 5 . Les trajectoires historiographiques de Madeleine Béjart et Marie-Catherine Desjardins, deux amies de Molière qui font le sujet de cet article, rejoignent à bien des égards celle de Madame Ulrich. Après un premier XIX e siècle, certes moliérocentré, mais qui témoigne d’un intérêt scientifique réel et sérieux pour ces personnalités majeures 6 , des écrits de la fin du XIX e siècle confinent progressivement ces vedettes, intellectuelles et femmes d’affaires de premier ordre, à des rôles subalternes et à un profil de « courtisane[s] des lettres 7 » en leur inventant de toutes pièces une vie sexuelle. En tant que Classique, Molière cristallise ainsi une opération récurrente qui mérite d’être observée. En effet, si la recherche récente a largement réévalué le statut et l’importance de Madeleine Béjart et de Marie- Catherine Desjardins 8 , il paraît essentiel d’identifier les mécanismes à l’origine de ces errances. Parce qu’elle est source de malentendus et d’anachronismes, l’amitié fournit un terrain propice à ces manipulations. Or, dans son étude sur la correspondance entre Valentin Conrart et Lorenzo Magalotti, Nicolas Schapira a bien montré qu’au XVII e siècle, « la relation amicale est fondée sur l’échange de services » et que, corollairement, « l’échange de service est 4 Ibid., p. 350. D’autres autrices occidentale ont connu un sort comparable, notamment Aphra Behn. Ainsi vaudrait-il la peine de s’interroger sur la manière dont la critique anglo-saxonne, allemande, italienne et espagnole a réagi aux autrices nationales du XVII e siècle. Les comportements outrageusement sexistes sont-ils propres au pays qui a inventé la galanterie ? 5 Ibid. 6 Sur cette histoire du moliérisme, voir le récent article de Louise Moulin qui, à partir d’une archive des travaux de moliéristes, retrace les différentes options méthodologiques retenues : « Retrouver Molière dans les archives au XIX e siècle : réflexions à partir d’un fonds documentaire inédit », in Claude Bourqui, Georges Forestier, Lise Michel et Bénédicte Louvat (éds.), Retours sur Molière, Paris, Hermann, « Hors collection », 2022, p. 297-308. 7 Voir ci-dessous, p. 133. 8 Sur Marie-Catherine Desjardins, voir en particulier les travaux d’Edwige Keller- Rahbé et de Nathalie Grande. Voir plus généralement le volume de Martine Reid (dir.), Femmes et littérature : une histoire culturelle, t. I, Paris, Gallimard, « Folio », 2020. Heurts et malheurs de l’histoire littéraire : le cas des « amies » de Molière PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0008 123 constitutif du lien amical 9 ». L’amitié n’est donc pas nécessairement ce lien sensible, valeur cardinale du XVIII e siècle, qui se fonde sur des affinités électives transcendant les conditions sociales. Si l’amitié au XVII e siècle est avant tout une affaire de services que l’on se rend mutuellement, elle présuppose d’emblée une forme d’égalité entre Molière et ses interlocutrices, ce qui implique que ni Madeleine Béjart ni Marie-Catherine Desjardins ne sont, à l’époque, des minores dans l’ombre du Grand Dramaturge. En réétudiant la relation de Molière avec Madeleine Béjart et Marie- Catherine Desjardins, nous espérons contribuer modestement aux recherches qui, depuis trois générations de travaux individuels et collectifs, rétablissent le rôle primordial et central d’une multitude d’autrices, d’éditrices et d’actrices dans l’histoire littéraire du XVII e siècle et réinterrogent l’historiographie qui les ont invisibilisées 10 . Une preuve que le problème n’est pas neuf, c’est qu’en 1885 déjà, un article entièrement consacré à Madeleine Béjart travaillait à « substituer des images vraies » aux « parti-pris », à l’« à-peuprès » qui menaçaient son histoire 11 . En éclairant des mécanismes qui ont permis la minorisation des amies de Molière, on espère à la fois déconstruire le procédé et, in fine, démontrer une nouvelle fois la nécessité d’une approche décentrée de la littérature, qui ne remplace pas un centre par un autre, mais qui aborde les objets du XVII e siècle dans toute leur complexité. Madeleine sans Jean-Baptiste En 1661 paraît le second tome d’Almahide, le nouveau roman de Georges et Madeleine de Scudéry. Parmi les aventures de ce volume, le galant Abindarrays se rend à la comédie où il s’éprend passionnément de la Jébar, anagramme transparente de Madeleine Béjart. Cet épisode qui s’étend sur plusieurs pages fournit l’occasion de brosser un portrait élogieux, souvent cité par la critique : 9 Nicolas Schapira, Un professionnel des lettres au XVII e siècle : Valentin Conrart, une histoire sociale, Seyssel, Champ Vallon, 2003, p. 273. 10 Outre le travail fondamental de Linda Timmermans (L’accès des femmes à la culture) et l’ouvrage collectif Femmes et littérature : une histoire culturelle (op. cit.) dirigé par Martine Reid, on peut par exemple citer les travaux sur le théâtre de femmes (Henriette Goldwynn, Perry Gethner et Deborah Steinberger), sur Marie-Catherine Desjardins et sur Catherine Bernard (Edwige Keller-Rahbé, Nathalie Grande et Mathilde Bombart) et sur l’histoire intellectuelle du féminisme et des femmes (Derval Conroy et Marie-France Pellegrin). 11 Gustave Larroumet, « Une comédienne au XVII e siècle Madeleine Béjart », Revue des deux mondes, t. 69, mai 1885, p. 123-124. Christophe Schuwey PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0008 124 Elle était belle, elle était galante, elle avait beaucoup d’esprit, elle chantait bien ; elle dansait bien ; elle jouait toute sorte d’instruments ; elle écrivait fort joliment en vers et en prose et sa conversation était fort divertissante. Elle était de plus une des meilleures actrices de son siècle 12 […]. En 1661, Madeleine Béjart est donc présentée comme une femme de lettres de premier ordre (« Jébar qui, après avoir récité tant de vers et en avoir fait tant elle-même, n’a pas manqué de venir à s’y connaître fort finement 13 […] ») dont le théâtre n’est que l’une de ses compétences, parmi d’autres talents sociaux, intellectuels et artistiques. Ce portrait, comme les documents mis à dispositions par Madeleine Jürgen et Elisabeth Maxfield-Miller dans Cent ans de recherches sur Molière, ont contribué à conserver l’idée d’une femme de lettres, mais aussi d’affaires et de réseaux, idée que l’on retrouve d’ailleurs dans la biographie de Georges Forestier et dans un récent dossier de Claudine Nédelec 14 . Pourtant, du fait de sa liaison avec Molière, Madeleine demeure prise dans une narration qui la dessert. Une biographie universitaire de 2013 souligne l’angle habituellement adopté : Femme brillante et cultivée, Madeleine Béjart […] fut la maîtresse de Molière et l’une des comédiennes les plus réputées du XVII e siècle. Elle partagea la vie du grand dramaturge durant plus d’un quart de siècle, l’aida à diriger L’Illustre Théâtre 15 […]. La centralité de Molière fait que Madeleine Béjart est avant tout son amante et sa collaboratrice : c’est ce qui intéresse, et ce qui la définit, c’est par lui qu’elle existe et c’est pour cela qu’on lit son histoire. Ses autres compétences et dimensions sont comme absorbées dans le théâtre, parce que Molière, c’est le théâtre 16 . La proposition selon laquelle elle « l’aida à diriger l’illustre 12 Paris, Courbé, Partie II, tome II, 1661 p. 1536. Graphie modernisée. 13 Ibid., p. 1540. 14 Madeleine Jürgen et Elizabeth Maxfield-Miller, Cent ans de recherche sur Molière, Paris, Archives nationales, 1963 ; Claudine Nédelec, « Madeleine Béjart (1618- 1672) », SIEFAR, 3|2022, http: / / siefar.org/ 32022-c-nedelec-madeleine-bejart- 1618-1672/ . Dans sa récente biographie de Molière (Paris, Gallimard, 2018), Georges Forestier restaure également le rôle capital, l’envergure intellectuelle et l’importance des actions de Madeleine Béjart. Par le jeu même de la biographie, il est néanmoins amené à mettre Molière au centre, créant des effets d’optique auxquels nous essayons de remédier dans les pages qui suivent. 15 Richard Goodkin, Les magnifiques mensonges de Madeline Béjart, Beaufour-Druval, La Feuille de thé, 2013, p. 9. 16 La chose est d’autant plus frappante que le portrait de Scudéry insiste sur ses différentes qualités, alors que, dans les années 1650, le passage que lui consacre Heurts et malheurs de l’histoire littéraire : le cas des « amies » de Molière PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0008 125 Théâtre » révèle la longue tradition de la téléologie : elle présuppose que Molière dirigeait l’Illustre Théâtre comme on l’imagine diriger la troupe du Palais-Royal. Or, s’il prend une place croissante dans la troupe 17 , rien ne permet de penser qu’il la dirige. Si direction il y eut, ce qui ne va pas de soi 18 , il est bien plus probable que ce soit la famille Béjart - Madeleine en premier lieu - qui soit aux commandes, comme on le verra ci-dessous. C’est Madeleine qui, selon toute vraisemblance, offre à ses compagnons la prestigieuse protection de Gaston d’Orléans, les pièces d’auteurs de premier ordre, et les soutiens (prince de Conti compris) dont ils bénéficient jusqu’à leur retour à Paris 19 . L’absence de Molière dans le portrait de la Jébar nous rappelle ainsi que Madeleine Béjart existe sans lui en 1661, et qu’elle est une vedette de tout premier ordre. De fait, si la critique a beaucoup cité le passage de l’Almahide, elle n’a pas pris la mesure de ce que son existence même signifie. Une référence aussi transparente à une personne réelle dans les romans des Scudéry est extrêmement rare, sinon unique. Dans Artamène ou dans Clélie, les références aux personnes réelles sont allusives, se font sous forme de clés et concernent généralement les grandes figures de la Cour, ce qui indique d’emblée le statut privilégié dont jouit Madeleine Béjart 20 . Apparaître dans l’Almahide de manière aussi claire est une forme de consécration et une excellente publicité : dans l’« actualité virevoltante 21 » du XVII e siècle, entre Gazette, lettres en vers, pamphlets et écrits d’actualité sur différents supports, les médias ne sont pas égaux. Or la réputation des Scudéry n’est plus à faire, et leur nouveau roman est une œuvre littéraire attendue 22 , promise à un grand succès en France et en Europe et qui doit être vue par des milliers de lectrices Tallemant des Réaux (éd. Antoine Adam, Paris, Gallimard, 1961, t. II, p. 778) ne concerne que ses talents d’actrice. 17 Georges Forestier, op. cit., p. 52. 18 Ibid., p. 51. Voir aussi Jan Clarke, « Democracy versus Autocracy: a Re-examination of the Role of the Company Leader », Décentrer Molière, à paraître. 19 Ibid. 20 C’est l’interprétation célèbre de Sainte-Beuve et de bien d’autres après lui, notamment Alain Niderst. Pour une synthèse efficace de cette question complexe, voir René Godenne, Les Romans de Mademoiselle de Scudéry, Genève, Droz, 1983, ainsi que la préface de C. Bourqui et A. Gefen à leur anthologie d’Artamène, Paris, GF, 2005, p. 18-24. 21 Christian Jouhaud, Mazarinades : la Fronde des mots [1985], Paris, Flammarion, 2009, p. 29. 22 Preuve en est par exemple la lettre de Jean Chapelain à Georges de Scudéry le 8 novembre 1660, voir éd. Camille Esmein, Poétiques du roman, Paris, Champion, p. 606-611. Christophe Schuwey PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0008 126 et lecteurs jusqu’aux cours princières 23 . Le portrait accorde donc une visibilité et une distinction uniques à Madeleine Béjart. En comparaison, la promotion dont Molière fait l’objet avant L’École des femmes, dans la préface de La Cocue imaginaire (1660), est beaucoup moins légitime 24 . Il en découle deux conclusions intermédiaires. Premièrement, en 1661, Madeleine Béjart est encore la vedette établie de la troupe, en parallèle de la star montante qu’est Molière. Deuxièmement, elle travaille activement à sa propre célébrité, car on ne paraît pas sur un support aussi en vue sans actionner les bons leviers. Même si Molière acquiert un rôle important dans la troupe au cours des années en province et même si le triomphe des Précieuses ridicules l’a fait connaître du Tout-Paris, Madeleine n’a manifestement aucune intention de se mettre en retrait ou de devenir « l’amante » du Grand Homme. Pour apprécier la place de Madeleine Béjart sans Molière, il faut replacer son profil et celui des Béjart dans une pratique plus générale de l’écrit et du théâtre au XVII e siècle. La charge du père, Louis, « huissier ordinaire du roy ès eaux et forêts de France » situe la famille dans cette bourgeoisie officiant dans l’orbite de la cour. Les « eaux et forêts » de France évoquent bien sûr la charge de La Fontaine, mais la trajectoire des Béjart évoque également celle de la famille Perrault. Oded Rabinovitch a montré comment l’écriture, la capacité à faire des vers et à rendre des services de plume permet aux Perrault de naviguer dans le milieu des affaires en fréquentant les hauts cercles de la Cour et de la finance 25 . Pour les Perrault comme pour les Béjart, les lettres ne sont donc pas seulement un talent, mais un plan de carrière. Et pour la famille Béjart, le théâtre apparaît et constitue manifestement un moyen de parvenir, d’autant plus envisageable après l’édit de Louis XIII sur les comédiens 26 . 23 L’Almahide n’a jamais connu de fin, mais les raisons de cette interruption n’ont pas été élucidée. Est-ce par manque de succès ? Par des coûts trop importants ? Rien ne me permet en tout cas d’affirmer que le volume - et donc, le portrait qu’il contient - a moins circulé que Clélie ou Artamène. Il n’y a guère que le Mercure galant qui offrira plus tard une telle visibilité, voir Christophe Schuwey, Un entrepreneur des lettres au XVII e siècle, Paris, Classiques Garnier, 2020, p. 282-301. 24 On omet ici des ouvrages comme le Récit en prose et en vers de la farce des précieuses de Marie-Catherine Desjardins (1660), celui-ci se concentrant sur la pièce et non sur Molière. Sur le sens publicitaire de Molière, voir Claude Bourqui, « La critique d’actualité et le tournant moliéresque » dans S. Harvey, La Critique au présent, Paris, Classiques Garnier, 2018, p. 127-145. 25 Oded Rabinovitch, The Perraults: A Family of Letters in Early Modern France, Ithaca, Cornell University Press, 2018. 26 L’attention portée par la critique à la condamnation des comédiens par l’Église ne doit pas faire oublier la portée de l’édit de Louis XIII : en déclarant en 1641 que comédien est désormais une fonction fréquentable, il transforme le théâtre en lieu d’ascension sociale possible, en dépit de toutes les condamnations religieuses. Heurts et malheurs de l’histoire littéraire : le cas des « amies » de Molière PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0008 127 Madeleine Béjart cultive ainsi ce savoir écrire, jouer et chanter dans un système qui valorise suffisamment les services de plume, les talents d’écriture et la représentation pour en faire un plan de carrière. Il ne s’agit évidemment pas de réduire ses talents à du simple calcul, mais seulement de comprendre que, lorsque le portrait de L’Almahide les souligne, il contribue directement à cette trajectoire. Comme dans le cas de Madame Ulrich cité plus haut, la fin du XIX e siècle et le début du XX e siècle ont réduit Madeleine Béjart à une courtisane à partir de fantasmes et d’interprétations proprement débilitantes des textes et des documents. Les vers d’escorte publiés dans l’Hercule Mourant de Rotrou, première trace écrite de la stratégie qu’adopte Madeleine, offre un cas frappant de cette réécriture de l’histoire. Dans l’édition de la pièce figure un quatrain dont la signature, « Magd. Béjart », rompt avec la pratique habituelle des initiales. Le détail n’est pas anodin. Pour cette entrée en lettres, il s’agit pour Madeleine Béjart d’imposer son nom et son esprit le plus visiblement possible, en s’insérant dans l’ouvrage d’un dramaturge en vue. Or plutôt que d’étudier cette signature et ces quatre vers comme une action dans une stratégie sophistiquée, Léopold Lacour les réduit à n’être que le signe de relations intimes. L’identité du biographe est frappante : professeur d’université, socialiste, Léopold Lacour est considéré comme l’une des figures éminentes du féminisme de la Belle Époque, au point d’être traité de « vaginard » par Zola 27 . Ce féminisme est toutefois celui de l’égalité des droits et de l’éducation, certainement pas de l’abolition d’un système patriarcal. La Femme et les maîtresses de Molière (1914) s’inscrit manifestement dans la tendance de la deuxième internationale à « remettre […] les femmes “à leur place” 28 » et prolonge la « misogynie croissante qui semble suivre l’émancipation des femmes 29 » au tournant du XX e siècle. Ainsi, après avoir assuré que « ce n’est pas sur ses talents d’actrice naissante qu’elle aurait pu thésauriser » la somme qui lui permet d’acquérir sa première demeure ; après avoir raillé son prédécesseur, Gustave Larroumet, pour être l’« historien [de Madeleine Béjart] le plus chevaleresque » parce qu’il a refusé de lire les choses au prisme 27 Angus McLaren, The Trials of Masculinity, Chicago, University of Chicago Press, 1997, p. 32. 28 Marc Angenot, L’Utopie collectiviste. Le grand récit socialiste sous la Deuxième Internationale, Paris, PUF, 1993, p. 245. Voir également Françoise Thébaud, Socialisme, Femmes et féminisme, Paris, Fondation Jean-Jaurès, 2010, p. 9-24 et Charles Sowerwine, Les Femmes et le socialisme, Paris, Presses de la FNSP, 1978, p. 9-19. Nous remercions vivement Héloïse Cornelius pour l’échange et les références qui ont permis cette analyse. 29 « Misogyny seemed to advance with women’s emancipation. » (Angus McLaren, op. cit., p. 32. Christophe Schuwey PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0008 128 de sa sexualité ; après avoir écrit, en parlant d’Esprit Rémond, partenaire de longue date de Madeleine, « je n’oserais jurer, d’ailleurs, que ce gentilhomme […] n’ait pas eu un devancier dans les bonnes grâces de l’adorable et industrieuse enfant », il explique les vers parus dans la pièce de Rotrou de la façon suivante : Mais voici donc, après le gentilhomme, amant sérieux et non moins séduisant […] l’homme de théâtre, protecteur spécial qu’on peut enivrer de compliments… payer, au besoin, de plus tendres complaisances 30 . Non seulement Madeleine aurait acheté la publication de son quatrain par « de plus tendres complaisances », plutôt que par son talent et ses réseaux, mais elle ne serait même pas capable de l’avoir écrit : […] il serait presque admirable qu’à peine sortie de l’enfance l’ambitieuse et spirituelle jeune fille eût pu composer ce bouquet de jolies “pointes” toute seule ; et l’on aurait le droit de se demander si quelqu’un ne l’aide pas. Quelqu’un ? Rotrou lui-même 31 . À la page suivante, Lacour affirme encore que le portrait de L’Almahide existe parce qu’« il n’est pas douteux qu’à un moment quelconque - assez souvent, plutôt - le “poète et guerrier” [Georges de Scudéry] ne l’ait approchée, ne l’ait vue familièrement dans sa loge 32 ». Aucune source ne soutient cette hypothèse. Lacour transforme simplement les aventures d’Abindarrays, qui fréquente la loge de la Jébar dans le roman, en récit imaginaire de Georges de Scudéry. On jugera du sérieux de la démarche. Or l’ouvrage est présenté par son préfacier, Maurice Donnay, comme une compilation sérieuse de l’érudition moliéresque des décennies précédentes, à destination de « l’honnête homme 33 ». Ainsi un professeur d’université reprend-il le patient travail d’archives et de documentation historique réalisé avant lui pour relire toute la carrière de Madeleine Béjart au prisme de relations fantasmées, et diffuser un récit vrai de la vie amoureuse des maîtresses de Molière. L’opération est manifestement un succès, et n’est pas sans conséquences sur l’histoire littéraire. Elle profite notamment à Henri Poulaille, qui ravive en 1957 la thèse complotiste d’un Corneille auteur des pièces de Molière. Dans son ouvrage Molière sous le masque de Corneille publié chez Grasset - soit un éditeur à large diffusion - Poulaille reprend les élucubrations de Lacour (preuve que l’ouvrage est lu) pour lui opposer le sérieux 30 Léopold Lacour, La Femme et les maîtresses de Molière, Paris, Arts et Littérature, 1914, p. 10-11. 31 Ibid., p. 11. 32 Ibid., p. 33 Ibid., p. IX - XII . Heurts et malheurs de l’histoire littéraire : le cas des « amies » de Molière PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0008 129 de sa démarche en citant longuement plusieurs passages de l’ouvrage. Ainsi sur l’affaire des vers : C’est alors que se placerait, en attendant la liaison avec le duc de Modène, puis celle avec Poquelin, la liaison avec Rotrou, qu’autorise à croire le quatrain de l’actrice inséré dans l’Hercule mourant du jeune auteur dramatique déjà en vogue 34 . En réalité, la présence de vers d’escorte dans l’édition d’un dramaturge confirmé n’est pas le signe d’une liaison, mais une pratique bien courante pour diffuser autant que légitimer le nom, l’esprit, et la position du dédicateur. En 1660, Henriette Donneau de Visé, la sœur de Jean Donneau de Visé, publie, elle aussi, un quatrain dans les recueils de Délices de la poésie galante du libraire Jean Ribou. On le devine, ce n’est pas parce qu’elle a des relations avec le libraire. En réalité, ses vers participent d’une opération de promotion plus large : son frère Jean lui dédie un portrait flatteur dans sa Cocue imaginaire (Lacour aurait-il imaginé une relation incestueuse ? ), et Robinet lui donne une place spéciale dans ses Lettres en vers - autant de relais de visibilité à la Cour et à la ville, qui immortalisent notamment le fait qu’elle tient la jeune Marie de France sur les fonts baptismaux 35 . Ainsi, lorsque l’on reprend les éléments du dossier Madeleine Béjart, on retrouve une femme d’affaires et de réseaux dont l’action est centrale. Loin d’« aider Molière » à diriger les troupes auxquels ils appartiendront tous deux successivement, elle en est à la fois la tête pensante et la condition de possibilité. Bien qu’elle n’évolue pas directement à la Cour, à la différence de Molière, elle évolue indirectement dans l’entourage de Gaston d’Orléans via sa proximité avec Esprit Rémond, seigneur de Modène, « chambellan des affaires » du frère du roi 36 . En découle toute une série d’opérations qui bénéficient aussi bien à sa fille, Armande, qu’à la troupe. C’est ce que l’on observe lorsqu’on représente les différentes actions Madeleine en réseau. 34 Henri Poulaille, Corneille sous le masque de Molière, Paris, Grasset, 1957, p. 65. 35 Schuwey, op. cit., p. 50-51 et 457. 36 Forestier, op. cit., p. 39-40. Christophe Schuwey PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0008 130 Source : Clara Dealberto, Jules Grandin et Christophe Schuwey, L’Atlas Molière, Paris, Les Arènes, 2022, p. 55. Or, Georges Forestier et, plus récemment encore, Fabrice Preyat l’ont souligné : de L’Illustre Théâtre à la troupe de Monsieur, les différents protecteurs de la troupe, à Paris et en province sont toujours issus de la clientèle et de l’entourage de Gaston d’Orléans 37 . La protection du comte d’Aubijou puis de Conti, les lucratives représentations lors des États généraux du Languedoc, tout cela est l’œuvre de Madeleine. C’est probablement elle aussi qui explique qu’une vedette comme Tristan L’Hermite offre sa nouvelle création à L’Illustre Théâtre : non seulement la famille L’Hermite est proche de celle des Béjart, mais Tristan évolue lui aussi dans la clientèle de Gaston d’Orléans 38 . Et lors 37 Fabrice Preyat, « Réseaux et mécénat autour du prince de Conti », communication au colloque « “L’Amitié demande un peu plus de mystère” : Molière et ses ami·es », Université Libre de Bruelles, 9-10 décembre 2022. Forestier, op. cit., p. 103-118. 38 Forestier, op. cit., p. 39-40. Heurts et malheurs de l’histoire littéraire : le cas des « amies » de Molière PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0008 131 de la faillite de L’Illustre Théâtre, c’est encore elle qui fait jouer ses relations pour sauver ce qu’il reste de la troupe et la joindre avec celle de Dufresny 39 . Et Molière dans tout cela ? Lorsque Jean-Baptiste Poquelin prend son nom de scène, il ne fait que suivre l’exemple des Béjart. En d’autres termes, Molière est une création de la famille Béjart. En remettant ces éléments au premier plan, Madeleine apparaît alors sous un jour bien différent que celui d’« amante de Molière ». Il y aurait à écrire une histoire qui commence avant L’Illustre Théâtre, qui se poursuit avec la fondation d’une troupe par les Béjart, troupe qui compte notamment un certain Jean-Baptiste Poquelin parmi ses membres, puis toute une carrière en province écrite à partir des actions de Madeleine Béjart ; dans cette histoire, Molière, aux côtés d’autres personnalités, prendrait progressivement sa place, comme principal collaborateur et vedette aux côtés de Madeleine, et cela jusqu’au retour à Paris. Car il ne s’agit pas de substituer un centre pour un autre et d’annuler le rôle qu’il acquiert progressivement : il est reconnu dès L’Illustre Théâtre, il pourvoit la troupe en capitaux lors de sa faillite et, durant les années en province, c’est sa signature qui remplace progressivement celle de Dufresny 40 . Mais, dans l’amitié entre Molière et Madeleine, c’est Madeleine qui, pendant longtemps, pourvoit à la troupe et tient le rôle de première vedette. En 1657 encore, lors du séjour de la troupe à Rouen, Thomas Corneille ne mentionne que Madeleine Béjart lorsqu’il écrit à Michel de Pure : Au moins ai-je remarqué en Mlle Béjart grande envie de jouer à Paris, et je ne doute point qu’au sortir d’ici, cette troupe n’y aille passer le reste de l’année. Je voudrais qu’elle voulût faire alliance avec le Marais, cela en pourrait changer la destinée. Je ne sais si le temps pourra faire ce miracle 41 . Pareille configuration dans la correspondance de deux figures aussi influentes du monde des lettres n’est pas anodine. Lorsque l’on n’écrit pas Madeleine du point de vue de Molière, que l’on ne présuppose pas que Molière est le chef de la troupe dès le départ, il devient alors tout naturel que ce soit elle qui signe le bail du jeu de paume du Marais pour préparer le retour à Paris, avant que la troupe ne devienne celle de Philippe d’Orléans et qu’elle ne s’installe au Petit-Bourbon. En réévaluant ainsi la relation de Molière et Béjart, apparaît enfin l’hypothèse d’une relation de rivalité. Le fait que l’on dispose de documents sur Madeleine, que l’on dise, chez Tallemant comme chez les Scudéry, qu’elle est une actrice extraordinaire, tout cela marque une vedettisation réussie, antérieure, parallèle et concurrente à celle de Molière, sur d’autres supports 39 Forestier, ibid., p. 69. 40 Ibid., p. 71-86. 41 BnF, ms.fr.12763, f°169v°, cité sur NCD17, ncd17.unil.ch. Christophe Schuwey PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0008 132 et d’autres médias. Comment Madeleine a-t-elle réagi à l’ascension de Molière ? On peut ainsi se demander si les contenus plus scandaleux sur Madeleine ne relèvent pas, en partie du moins, d’une stratégie de communication en phase avec le paradigme galant des années 1660. Car les fantasmes des biographes trouvent quelques appuis dans les discours du XVII e siècle, notamment dans la chanson de la coquille 42 . Tout le problème réside dans l’interprétation de ce type d’écrits. Depuis les travaux de Claude Bourqui et Georges Forestier, on sait que la querelle de l’École des femmes est une affaire de publicité 43 . Or il n’y a pas de mauvaise publicité, et si la chanson est insultante, elle joue également avec l’érotisme de la France galante. De fait, après avoir fait l’éloge de la Jébar, le portrait de L’Almahide en vient également à lui suggérer des amants. Rien n’indique pourtant que ce jeu avec les limites du libertinage tiendrait plus d’un quelconque reflet de la réalité que d’un rebranding de Madeleine Béjart dans le contexte érotico-galant des années 1660. L’hypothèse suggère surtout la fécondité d’un tel décentrement. Sex sells. Madeleine ne serait pas la première à en faire usage. C’est en effet la stratégie avérée d’une autre vedette et « amie » de Molière, Marie- Catherine Desjardins. De vedette à vedette : Marie-Catherine Desjardins En 1665, lors de l’une des fêtes galantes au château de Versailles, la troupe de Molière offre à la cour un grand spectacle composé d’intermèdes, de danse, de musique, dans un décor sublime et avec une affiche de vedettes. Parmi ces divertissements, la troupe représente Le Favori de Marie-Catherine Desjardins, tragi-comédie créée quelques semaines plus tôt au Palais-Royal. Molière fait le prologue de la pièce, sous les traits d’un marquis fâcheux. Compte tenu de la place longtemps accordée par l’histoire littéraire à Marie-Catherine Desjardins (devenue Madame de Villedieu à partir de la promesse de mariage de 1664), le choix d’une telle pièce paraît pour le moins surprenant, d’autant plus que la troupe privilégiait des pièces de Molière dans ces occassions. Comment comprendre cette programmation ? Est-ce donc le fait de son amitié avec Molière ? Les frères Parfaict ne disent que peu de choses des conditions de représentations, Bathélémy Hauréau dans son Histoire littéraire du Maine (1851) loue la pièce et Paul Lacroix reconnaît à 42 Cité par Georges Mongrédien dans la notice au Portrait du Peintre, dans La Querelle de L’École des femmes, Paris, Didier, 1971, vol. I, p. 94 43 Georges Forestier et Claude Bourqui, « Comment Molière inventa la querelle de L'école des femmes... », Littératures classiques, vol. 81 (2), 2013, p. 185-197. Heurts et malheurs de l’histoire littéraire : le cas des « amies » de Molière PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0008 133 Desjardins son statut d’« Illustre 44 ». Mais à la fin du XIX e siècle, Auguste Louis Ménard se saisit d’une historiette de Tallemant des Réaux qui fait se rencontrer Desjardins et Molière à Lyon pour expliquer cette représentation du Favori. Dans un ouvrage de 1882, il essaie de démontrer que les Fables galantes de Desjardins sont en réalité de La Fontaine (! ) en s’assurant de retirer tout le mérite intellectuel que ses prédécesseurs avaient pu trouver à l’autrice. La représentation du Favori est l’occasion d’instrumentaliser l’amitié entre Desjardins et Molière : […] ce Favori, qui eut la faveur d’être joué par la troupe de Molière, faveur à laquelle il faut reporter toutes les explications données au sujet du Récit des Précieuses [c’est-à-dire, avoir coché avec Molière] […] Mais voyons son Favori. Elle en avait tant ! On allait enfin savoir lequel. […] si M. Hauréau, avec raison, « y trouve des vers dignes » de Molière, c’est qu’ils ont été refaits par lui aux répétitions. […] La courtisane des lettres n’était prise pour une Muse qu’en raison des douceurs qu’elle accordait aux poètes 45 . Le passage, qui rejoint une fois encore le traitement accordé à Madame Ulrich, parle de lui-même : Desjardins est une « courtisane des lettres », sans talent aucun sinon celui de prodiguer des « douceurs » aux poètes et ce qui est bon dans sa pièce ne peut venir que du Grand Homme qu’est Molière. Ainsi ne peut-elle avoir écrit ces fables galantes, qui doivent être « restituées » à La Fontaine. Ménard applique au passage un geste courant de la critique moliéresque, celui de replier la pièce sur la vie de l’autrice : Desjardins écrit sur les favoris, parce qu’elle avait des favoris. Aurait-on eu l’idée de dire que, si Corneille écrit la Sophonisbe, c’est parce qu’il est passionné de poisons ? Mais Desjardins est une femme, c’est donc qu’elle doit avoir des favoris. Si la misogynie et la vulgarité de Ménard ne font pas école, la représentation versaillaise du Favori apparaît ensuite comme l’histoire d’une petite autrice qui bénéficierait de l’aide du grand dramaturge 46 . Ainsi, pour la réhabiliter dans l’ouvrage collectif Women in European Theatre, Elisabeth Woodrough choisit d’« […] évaluer ses talents de dramaturges en fonction du travail de l’un des plus grands génies du théâtre de son temps 47 ». 44 François et Claude Parfaict, Histoire du Théâtre français depuis son origine jusqu’à présent, Paris, Le Mercier, 1746, t. 9, p. 350-359 ; Barthélémy Hauréau, Histoire littéraire du Maine, Paris, Julien, Lanier et co., 1851, p. 236-241 ; Paul Lacroix, cité par Louise Moulin, art. cit. 45 Auguste-Louis Ménard, Les Fables galantes présentées à Louis XIV le jour de sa fête. Essai de restitution à La Fontaine, Paris, Charavay, 1882, p. xvi-xvii. 46 Sur ces processus, voir Alain Viala, « Qui t’a fait minor ? » Galanterie et Classicisme, Littératures Classiques, n o 31, 1997, p. 115-134. 47 Elizabeth Woodrough, « Aphra Behn and the French Astrea : Madame de Villedieu », E. Woodrough (éd). Women in European Theater, Oxford, Intellect Books, 1995, Christophe Schuwey PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0008 134 Est-ce vraiment pour rendre service à une « courtisane des lettres » que Molière joue sa pièce à Versailles ? Est-il vraisemblable qu’il choisisse Le Favori pour les « douceurs » qu’elle lui aurait accordé, alors qu’une représentation versaillaise revêt un enjeu crucial pour la troupe et pour le pouvoir, au point d’être relatée tout au long par la Gazette 48 ? Le « faste » et la « féerie » que Delphine Amstutz relève lors de la création de la pièce 49 dit bien qu’il s’agit d’un événement majeur et qu’elle ne peut donc avoir été choisie à la légère. Dans sa thèse fondatrice sur Desjardins, Micheline Cuénin remarquait déjà que Molière « ne prenait […] aucun risque particulier, car la réputation de Mlle Desjardins […] s’affermissait 50 . » Rien n’assure en outre que Molière ait décidé seul de la pièce représentée, les divertissements royaux étant la responsabilité du duc de Saint-Aignan 51 . Autant de points facilement escamotés par un récit partagé obsédé par Molière. Car, quel que soit le détail des négociations qui conduisent à la représentation du Favori à Versailles, il y a manifestement deux biais téléologiques qui empêchent de s’interroger sérieusement sur le sens de cet épisode. On présuppose à la fois que Molière jouit déjà de la centralité qui est la sienne aujourd’hui et que Desjardins est déjà une minor, le tout menant naturellement à l’idée que c’est la petite autrice qui rencontre le grand auteur. En 1665, Marie-Catherine Desjardins est une vedette des lettres et du théâtre. Le fait qu’elle fasse l’objet d’une notice entière chez Tallemant des Réaux, que l’on conserve un portrait d’elle et des frontispices qui la mettent en scène sont autant de signes forts d’une réputation établie et d’une promotion efficace. Sa carrière connaît alors un premier sommet : elle a donné deux tragédies à l’Hôtel de Bourgogne - la troupe n’est pas connue pour représenter des gens par amitié -, elle a été éditée par les plus grands éditeurs, elle a écrit un carrousel du dauphin, des recueils de poèmes et elle a été promue par les lettres en vers de Loret et de Robinet. Son entrée dans le p. 45. « […] evaluate her talent as a dramatist against the work of one of the greatest theatrical geniuses of her day » 48 À la différence des lettres en vers puis du Mercure galant, la Gazette n’évoque le théâtre que lorsque la représentation revêt un enjeu politique fort : dans le cadre d’une fête galante ou en tant que pièce à machine événement. Voir notamment Marine Roussillon, « Raconter les fêtes de cour : publier, archiver, agir », Bulletin du Centre de recherche du château de Versailles, n o 16, 2019, https: / / doi.org/ 10.4000/ crcv.17441 et Benoit Bolduc, La Fête imprimée : spectacles et cérémonies politiques,1549-1662, Paris, Classiques Garnier, 2016. 49 Marie-Catherine Desjardins, Le Favori, éd. D. Amstutz, Paris, Hermann, 2017, p. 8. 50 Micheline Cuénin, Roman et société sous Louis XIV. Madame de Villedieu (Marie- Catherine Desjardins 1640-1683), Paris, Champion, 1979, vol. 1, p. 123. 51 Voir Marine Roussillon, art. cit. Heurts et malheurs de l’histoire littéraire : le cas des « amies » de Molière PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0008 135 monde des lettres se fait de manière particulièrement audacieuse, par le biais du sonnet « Jouissance », dans lequel elle décrit littéralement un orgasme. Non seulement le sonnet est publié à de multiples reprises dans les recueils du temps, mais elle en donne des lectures publiques particulièrement provocatrices si l’on en croit Tallemant 52 . Elle exploite ainsi idéalement le paradigme galant des années 1660 et son statut de femme pour construire sa position et sa visibilité dans le champ. Bien loin d’une « courtisane des lettres », elle joue ainsi, en virtuose des lettres et de la publicité, avec les frontières du désir et de la galanterie 53 . En somme, la représentation du Favori à Versailles est l’histoire d’une troupe vedette représentant la pièce d’une vedette. Indépendamment de l’intervention possible de Saint-Aignan, c’est au moins autant Desjardins qui rend service à Molière que l’inverse. Car la saison 1665-1666 est une saison difficile au Palais-Royal. Passés les excellents revenus du Festin de pierre, l’interdiction du Tartuffe prive la troupe de sa principale nouveauté. La téléologie du succès moliéresque fait oublier le danger que présente cette situation. Confrontée à la concurrence croisée du Marais et de l’hôtel de Bourgogne, la troupe du Palais-Royal se retrouve dans une situation qui, vingt ans plus tôt, avait mené L’Illustre Théâtre à sa faillite 54 . Le Favori que leur confie Marie- Catherine Desjardins arrive donc à point nommé. Le nombre de représentations dont la pièce fait l’objet dit bien qu’il ne s’agit pas d’un choix par défaut, mais d’une pièce vedette, d’autant que les recettes sont médiocres. Elle est d’abord représentée seule, comme pour une grande nouveauté, et reste à l’affiche treize soirs d’affilé. Elle est ensuite reprogrammée seule pour trois représentations, puis cinq encore, tout d’abord avec L’École des maris puis avec la création de L’Amour médecin 55 . Le Favori jouit donc d’un statut privilégié, signe de son importance, alors même que d’autres pièces nouvelles et plus rentables, telles que La Mère coquette de Donneau de Visé, sont déprogrammées après moins de représentations. Outre les contraintes matérielles probables, l’explication de ce statut tient à la célébrité de Marie-Catherine Desjardins. Sa réputation galante attire l’attention, en témoignent la promotion que Mayolas et Loret font de la pièce dans leurs lettres en vers respectives. Ils mettent tous deux l’autrice au centre, en insistant sur sa célébrité, son talent poétique, sa « main savante » et son identité de « fille », tout en lui prêtant un « esprit masculin » pour légitimer 52 Éd. cit., t. II, p. 901. 53 Sur ces stratégies, voir en particulier Alain Viala, La France galante, Paris, PUF, 2008. 54 Forestier, op. cit., p. 61-67. 55 Respectivement 24 avril au 22 mai ; 7 au 11 août ; 20 au 29 septembre. Voir le Registre de La Grange. Christophe Schuwey PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0008 136 sa pièce 56 . En d’autres termes, le nom de Marie-Catherine Desjardins relève de ce que le marketing qualifie de « marque 57 », ce que l’anecdote de Tallemant des Réaux corrobore : […] elle querella Molière de ce qu’il mettait dans ses affiches Le Favori de Mademoiselle Desjardins et qu’elle était bien Madame pour lui, qu’elle s’appelait Madame de Villedieu ; car elle a bien changé d’avis sur cela. Molière lui répondit doucement qu’il avait annoncé sa pièce sous le nom de Mademoiselle Desjardins ; que de l’annoncer sous le nom de Madame de Villedieu, cela ferait du galimatias 58 . Molière doit profiter de la marque « Desjardins », alors beaucoup plus célèbre que le nom de mariage « Villedieu ». Quatre ans plus tard, le libraire Jean Ribou trouvera lui aussi une parade lorsqu’il éditera ses Pièces galantes, en précisant sur la page de titre qu’elles sont de « Madame de Villedieu, autrefois Mlle Desjardins 59 ». L’amitié entre Molière et Desjardins n’est donc pas une affaire de coucherie, mais de service réciproque, au sens où nous l’avions défini en introduction. En 1660, Desjardins avait contribué au succès des Précieuses ridicules grâce à son Récit de la Farce des précieuses ; ce faisant, elle profitait de l’actualité de la pièce de Molière pour publier quelque chose. En 1665, la visite versaillaise de la troupe offre à Desjardins la possibilité de jouer devant toute la Cour, tandis que la troupe de Molière crée la tragi-comédie d’une autrice de premier plan. *** Outre leur misogynie, ces épisodes peu glorieux de l’histoire littéraire relèvent une véritable naïveté. À bien des égards, les biographes sont en effet tombés dans le piège tendu par les autrices elles-mêmes, en reprenant à la lettre des postures et des stratégies virtuoses. Cette naïveté fait alors apparaître les « amies » de Molière comme des courtisanes de peu de talent : le centre est ainsi à Molière. In fine, tout le monde perd à ce jeu. Preuve en est, d’une part, les hypothèses et pistes que l’on rate, faute de regarder vraiment 56 La Gravette de Mayolas et Charles Robinet, lettres en vers du 21 juin 1665, éd. Naissance de la critique dramatique, https: / / ncd17.unil.ch/ index.php? extractCode=765. 57 Christophe Schuwey, « Titres et marketing : positionnement, attention, marque », in Carine Barbafieri et Delphine Denis (éds.), Rubricologie. ou de l'invention des titres et sous-titres, Paris, Hermann, 2023, p. 63-80. 58 Éd. cit., t. II, p. 908. 59 Marie-Catherine Desjardins, Nouveau recueil de quelques pièces galantes faites par Me de Villedieu, autrefois Mademoiselle Desjardins, Paris, Ribou, 1669. Heurts et malheurs de l’histoire littéraire : le cas des « amies » de Molière PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0008 137 toutes ces personnalités que l’histoire littéraire a fait minor 60 . Preuve en est, d’autre part, la récupération du discours de Léopold Lacour par Henry Poulaille, qui sert la thèse de Corneille, auteur des œuvres de Molière. Ces théories, comme celles sur Shakespeare, découlent directement de ce type d’obsessions culturelles à tendance psychotique : à forcer de regarder encore, et encore, et encore la même chose, on en vient à avoir des hallucinations. Ainsi les biais déconstruits dans cet article illustrent-ils le problème fondamental de la centralité dans la recherche en littérature, un problème auquel la critique féministe s’est attaquée depuis longtemps. Ce biais, particulièrement présent dans les études littéraires du fait des phénomènes de canonisation, considère comme des satellites, des planètes de tailles égales ou supérieures, empêchant ainsi d’en comprendre les mouvements. Le constat plaide pour une révolution copernicienne qui tarde à venir : comme l’écrivait Donna Haraway à propos de l’histoire des sciences 61 , il ne s’agit pas de substituer un centre pour un autre - de passer de l’obsession moliéresque à l’obsession pour Madeleine Béjart ou à Marie-Catherine Desjardins - mais d’abolir l’approche par centres. À ce titre, la question de l’amitié ouvre une piste féconde. Parce qu’elle implique au moins deux personnes et une certaine égalité entre elles, elle invite à aborder chaque entité, non pour son statut de majeur ou de mineur, mais pour ce qu’elle permet d’observer et d’expliquer. 60 Alain Viala, art. cit. 61 Donna Haraway, « Situated Knowledges: The Science Question in Feminism and the Privilege of Partial Perspective », Feminist Studies, vol. 14 (3), p. 575-599. PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0009 Incivility, Discourse, and Kinetic Interruption in Molière’s Les Fâcheux (1661) R OLAND R ACEVSKIS T HE U NIVERSITY OF I OWA Talk is cheap; its excess, impolite. Now more than ever in human history, words can be generated in enormous quantities, calibrated to any context, their ultimate attachment to any verifiable truth increasingly questionable, as the very ability to generate discourse emerges as a value in itself. Our sense of discursive decorum, of our place as speaking subjects in a noisy world, becomes destabilized the more we are surrounded by words unmoored from clear reference or purpose. Although the capacity of artificial intelligence to hypertrophize language pushes us into new territory as we approach the second quarter of the twenty-first century, logorrhea as a social problem is nothing new. Molière looked at the issue in a comically pointed way within the social formation of court life under Louis XIV. In this essay I propose to look closely at an early play (and indeed pioneering example of the new comedy-ballet form) by Molière, entitled Les Fâcheux [The Bores], which debuted at Vaux-le-Vicomte, Finance Minister Nicolas Fouquet’s lavish château in 1661, the year of the inception of Louis XIV’s personal rule. As a guide to understanding some of the behaviors in evidence in this farcical comedy, I look to Antoine de Courtin’s Nouveau traité de la civilité qui se pratique en France parmi les honnêtes gens, an ambitious project to codify what was seen as polite behavior in seventeenth-century French high society. What is specific about Les fâcheux is that the characters represented by that insulting term set an incivil example specifically through certain misuses of language in social life. Claire Goldstein gives a concise summary of the play’s minimalist plot: “Molière’s comedy-ballet tells the story of a young noble, Eraste, constantly foiled in his attempts to pursue his beloved Orphise by the interminable interruptions of bores” (41). The device is inherited from an Italian commedia dell’arte tradition, dubbed the interrompimenti, in which “un personnage (un barbon) qui désire en rencontrer un autre (une jeune fille qui le repousse) est arrêté en chemin par des individus de toutes sortes postés Roland Racevskis PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0009 140 par ceux qui ont intérêt à empêcher le rendez-vous” (Forestier and Bourqui 1274). A series of pantalone interrupt and delay an increasingly frustrated man of a certain age (a senex Erastus? ) who is thus prevented from speaking to a lady love interest. In the case of Molière’s play, Eraste has great difficulty securing his conversation with Orphise. The frustration grows to the extent that, as Golstein explains, speech and frustration replace action and development. This structure evacuates from dramatic time any significant drama, a technique that attenuates the divide between theatrical time (from which we expect action, intensity, and progression) and the real time the spectators inhabit. A moment of action at the play’s end (Eraste saves the guardian from attackers) functions not as a dramatic motor but as an exit strategy out of the potentially infinite ancillary structure of the play. (42) More like a tragedy, the comedy sets itself up as a trap, and the rare bit of action toward the fall of the curtain provides a way out. As we will see, Molière’s “exit strategy” has potential social meanings with far-reaching implications. Along with commedia dell’arte tradition, Molière likely drew from comic writer and poet Paul Scarron as a source. As Forestier and Bourqui point out, Scarron’s two “Epîtres chagrines” from June 1660 present a parade of some 50 bores of various kinds (1267-68). Interestingly and revealingly, along with presenting this host of social annoyances, Scarron makes the point that the injured party who complains about them always runs the risk of joining their ranks: “Tel est Fâcheux, et Fâcheux diablement, / Qui de Fâcheux se plaint incessamment” (qtd. in Forestier and Bourqui 1274). So ubiquitous are the fâcheux that one risks becoming one of them, paradoxically, in the very act of decrying their vanity. Hence the need for the side door that Eraste eventually finds to close out the comedy. Without it, he would be caught in the indeterminate logorrhea that the vain fops generate and that as Goldstein astutely observes evacuates dramatic action from the stage while disrupting dramatic time. A fundamental problem is that, in the world where Eraste finds himself, the only way to get rid of a bore is to stumble onto another one, “type de personnage envahissant dont seul vous délivre un second importun qui entraîne le premier à sa suite” (Forestier and Bourqui 1272). In total, nine bores assault Eraste’s sensibilities while he is looking for his next conversation with Orphise, each of them obsessed with a different topic related to their narcissistic concerns. But what exactly makes them fâcheux, or as Bourqui and Forestier inquire, “pourquoi ces fâcheux-là plutôt que d’autres, quand il en est tant à la Cour comme à la Ville? ” (1272). Courtin provides some answers, which will guide us further into our discussion of the play. Incivility, Discourse, and Kinetic Interruption in Molière’s Les Fâcheux PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0009 141 First of all, in order to speak appropriately in polite society, one shouldn’t fall into excesses of gesture: “Il ne faut pas quand on parle faire grands gestes des mains; cela sent d’ordinaire les diseurs de rien, qui ne sont pathétiques qu’en mouvements, et en contortions de corps” (50-51). Here I want to pay attention to what Courtin calls “diseurs de rien.” Literally, the risk of speaking bombastically and gesticulating wildly is that you might end up saying nothing. La Rochefoucauld famously observed that, “Comme c’est le caractère des grands esprits de faire entendre en peu de paroles beaucoup de choses, les petits esprits au contraire ont le don de beaucoup parler, et de ne rien dire.” (Maximes #142). Interestingly for the inaugural comedy-ballet, a sayer of nothing sacrifices their verbal ability by resorting to bodily contorsions and movements. The danced interludes that interrupt the action or non-action of the play exemplify this substitution. Not only excess hand gesture but also the use of too many words can paradoxically lead to an evacuation of meaning parallel to what Goldstein sees in the erosion of comic action at the hands of interruption and frustration in Les fâcheux. Further, Courtin cautions agains the use of hyperbole: “Ainsi ceux-là se trompent fort, qui mettent tous leurs compliments en hyperboles, et en grandes exaggérations, qui se détruisent d’elles-mêmes” (74). Courtin traces a process by which, in betting too heavily on exaggeration as a means of impressing the other in society, the bore arrives at a radical lack of meaning in their discourse, paradoxically by mobilizing too much of it. Other deleterious side effects ensue, including a considerable waste of time: Mais si les grands parleurs qui parlent longtemps, et ne disent que des bagatelles: si ceux qui ne sauraient parler de rien sans auparavant faire un prelude; si ceux qui contestent sur tout ce que l’on leur pût dire, quand ce ne serait que des choses très-indifférentes: que ceux-ci sont les Oracles et assurent hardiment comme véritable tout ce qu’ils disent, quoi qu’eux-mêmes ne sachent pas si cela est vrai ou faux; si ceux qui ne parlent jamais sans s’échauffer et sans se mettre en colère, quoi que personne ne leur en donne sujet, et seulement pour contredire, et vouloir par une présomption et une opiniâtreté insupportable, obliger tout le monde à suivre leur avis. Si tous ces gens, dis-je, sont incommodes et insociables: ceux qui ne sauraient parler sans élever le ton de la voix, jusqu’à donner la migraine à ceux qui les écoutent, le sont encore davantage. (58-59) A synonym of “diseurs de rien,” the “grands parleurs” do so excessively because they do so “longtemps,” detaining their interlocutor and derailing their plans. A term frequently associated with the vacuity that results from conversational incivility, in Courtin as in Molière, is “bagatelles,” where impolite discourse frequently leads its practitioner. Two other aspects merit Roland Racevskis PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0009 142 attention here: first the failure of discourse to achieve veracity when the speaker remains unaware of whether the referentiality of the discourse leads to truth or falsity, and the uncouth raising of the voice that is so characteristic of the incivil interlocutor. Above all, the polite discussant should never interrupt their counterparts: “Que si quelqu’un parlait et faisait quelque récit, il ne faut pas l’interrompre pour dire mieux que lui, parce que c’est une marque de vanité qui est choquante” (35). Through the three acts of Les fâcheux, the protagonist Eraste is incessantly interrupted in his search for conversation with Orphise: Les fâcheux à la fin se sont-ils écartés? Je pense qu’il en pleut ici de tous côtés. Je les fuis, et les trouve; et, pour second martyre, Je ne saurais trouver celle que je désire. (2.1.293-96) The ubiquity of bores makes court life seem like a rainstorm of incivility. It all starts with the loudmouth theatergoer who interrupts Eraste’s appreciation of a performance with an unwelcome critical interrogation: Il m’a fait à l’abord cent questions frivoles, Plus haut que les acteurs élevant ses paroles. (1.1.47-48) The terms “frivoles” and “paroles” in rhyming position drive home the point that the first bore’s discourse remains devoid of meaning, even as he shouts down the performers onstage, doubling down on incivility in speech in the way that Courtin would have seen it. Eraste refers to him revealingly as “un pareil éventé” (1.1.42). The uncouth spectator is an annoying wind bag, an “éventé.” If he were a beer, he would be flat, or stale; a wine, musty and past its prime. The French term in its various uses contains the idea of entropic loss of value and energy. 1 In this context, the idea is applied to the behavior of the bore at the theater. Responding to Eraste’s frustration, his servant La Montagne observes that: Le Ciel veut qu’ici-bas chacun ait ses fâcheux, Et les hommes seraient sans cela trop heureux. (1.1.109-10) In order to avoid an excess of happiness—which seems an unlikely emotional situation for the frustrated Eraste—we count on the inevitable bores in our lives to drain some of it off, entropically to rid life of some of its carbonation as we navigate our way through it. Perhaps it is a corrective to our own potential tendency to be wrapped up in our own egos. Rather than overinflate our own happiness, we fall victim momentarily to other, competing narcissists. The problem, as Martine Desfougères notes, is that “[o]n est toujours 1 Robert McBride articulates this phenomenon as “deflation” in the play (53-71). Incivility, Discourse, and Kinetic Interruption in Molière’s Les Fâcheux PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0009 143 le fâcheux de celui dont on fait échouer le plan, en jouant un rôle qu’il n’avait pas prévu” (91). We want others to play the role that is convenient in our own life’s itinerary, but, like the pantalone in the interrompimenti, they place themselves in our path in all their otherness, thwarting our forward movement toward the objects of our desires: “Hé! Quoi! Toujours ma flamme divertie! ” (2.2.303). The hubris of the boorish theater spectator is exceeded by Molière’s satire of the pedant in the character Caritidès. Hilariously, this bore’s obsession is ensuring the rhetorical appropriateness of merchants’ storefronts. His initial approach toward Eraste points to the ontological issue at stake in the excessive discourse of pedantry that feeds his ego: Caritidès Enfin, j’aurais voulu que des gens bien instruits Vous eussent pu, monsieur, dire ce que je suis. Eraste Je vois assez, monsieur, ce que vous pouvez être, Et votre seul abord le peut faire connaître. (3.1.637-40) Pointing to the very act of pretentious self-introduction through which Caritidès interrupts his day’s itinerary, Eraste reveals the incivility and vacuity underlying the pedantic persona. It is “votre seul abord,” the clumsy social act, that shows Caritidès’s hand. The ironic “Je vois assez, monsieur, ce que vous pouvez être” reveals that Caritidès is in fact a cipher, a void hiding behind flourishes of falsely scholarly language. The placet that Caritidès wishes to present is lengthy and elaborate, symptomatic of nonproductive hyperglossia at court: “Ce placet est fort long, et pourrait bien fâcher…” (3.2.669). Undaunted, the pedant brings the spectator’s attention to the poetic form in which Molière is operating: J’en veux faire un poème en forme d’acrostiche Dans les deux bouts du vers et dans chaque hémistiche (3.2.679-80) Caritidès doubles down on the pretentiousness of his discourse, allowing Molière to accomplish a sly metadiscursive act to indicate to the spectator that the refinement of this apparent farce is amply generative of the dramatic irony required for actors and spectators alike to laugh at the parade of nine bores that traverses the stage. Proving the rule observed by Bourqui and Forestier that the only way to divest oneself of a bore is to encounter another one, Ormin appears in the following scene to condemn not only Caritidès but scholars in general: Et des gens comme vous doivent fuir l’entretien De tous ces savants qui ne sont bons à rien (3.3.693-94) Roland Racevskis PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0009 144 The deflating force of line 694 runs through the conventionally elevated term “savants,” to the negation of “bons,” to the final descent into nothingness, “rien.” In a chiasmatic reversal, Eraste a few lines later places the notion of the good and goods, of productive content, in opposition to the nothingness that he perceives in all of the bores: Voici quelque souffleur, de ces gens qui n’ont rien, Et vous viennent toujours promettre tant de bien. (3.3.697-98) Like the term “éventé” cited earlier, “souffleur” suggests deflation and loss of energy and potential good, and it does so precisely in referring to the discursive practice of the fâcheux Ormin, whose obsession is with turning all seacoasts into ports, in an impossible and ridiculous financial proposition. In his outlandishness, Ormin ironically raises the issue of actual knowledge, of real content to discourse, a referentiality which continues to elude the practice of language in the dialogue of the comedy. Denying the obvious, Ormin claims to bring solidity to the discussion: Je ne me repais point de visions frivoles, Et je vous porte ici les solides paroles (3.3.703-04) As we saw earlier, the rhyme between “frivoles” and “paroles” serves as a clear signal to the spectator/ reader that language in Les fâcheux is by and large empty. Ormin claims to bring real financial possibilities and worthy ideas, but in expressing himself he unwittingly draws a clear opposition between plenitude and vacuity, to his own disadvantage: Non de ces sots projets, de ces chimères vaines, Dont les surintendants ont les oreilles pleines; (3.3.707-08) The objective of covering every centimeter of French seacoast with ports is indeed a “sot projet,” if there ever was one, and the only plenitude ringing in Eraste’s ears right now is the foolishness of Ormin’s hubristic claims. Courtin advises members of society to express themselves in such a way that indeed does lead to solid content in the referentiality of discourse. It is by combining the useful and the pleasing that the speaker can accomplish this: C’est pourquoi il faut encore observer, que cet air soit toujours le milieu entre l’enjoué et le sérieux, c’est-à-dire, qu’il soit modeste et selon les règles de bienséance que nous avons marquées: de même parce que ces sortes de conversations dégénèrent souvent en bagatelles, il faut se proposer de joindre toujours l’utile et l’agréable, je veux dire, que quoi qu’on dise, il y ait toujours du solide. (81) There is a utilitarianism in Courtin’s advice, whereby discourse in society should blend the useful and the pleasing, and there needs to be some solid Incivility, Discourse, and Kinetic Interruption in Molière’s Les Fâcheux PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0009 145 content in it, appropriate to the social situation. What Molière dramatizes is of course the complete opposite. The potential for discourse in civil society to lead to truth is undermined by the excess of egotistic self-expression in interruptive time frames. While Courtin advises the speaker to maintain an equilibrium between the useful and the pleasant, in parallel he sets up a bipolar opposition between saying something (presumably with solidity and appropriateness) and saying nothing: Mais, demandent quelques-uns, que dire à ces grands seigneurs et aux dames de qualité, quand on les va visiter? Quelque chose ou rien. Quelque chose, si vous vous proposez quelque fin dans votre visite: et rien si vous allez seulement pour vous montrer et dire sans parler à ce grand seigneur, que vous n’êtes pas mort. Et alors le conte que l’on fait pour rire d’un courtisan, qui disait: Je suis venu, Monseigneur, pour vous faire la révérence, et du seigneur qui répondit brusquement: Faites-la, est tout-à-fait à propos; car il ne s’agit que de cela, et ce serait importuner le grand seigneur, et sortir des règles de la bienséance, que d’en faire et dire davantage. (71-72) Less is more: if you don’t need to extend your discourse, say nothing. Here, gesture is beneficial. Do your révérence. By doing only what is necessary to the social situation, you stay in the bounds of bienséances, and you do not waste the privileged interlocutor’s time ("importuner le grand seigneur"). La Montagne proves sensitive to this issue, in managing his conversations with Eraste. As is typical for the protagonist, hearing nothing from his servant only annoys him further: La Montagne Monsieur, je ne dis rien, de peur d’être fâcheux. Eraste Et c’est l’être en effet que de ne me rien dire (1.2.158-59) La Montagne distinguishes himself significantly from other characters in the play by proving to be self-aware, even at a minimum. In the quick rhythm of a pair of lines of verse, Molière ingeniously creates a chiasmus that outlines the stakes of conversation in this social setting. La Montagne’s use of the verb “dire” conjugated as “dis” is followed by the negation “rien,” followed by the anxiety of being annoying (“être fâcheux”). Eraste then reverses the order: the direct object pronoun in “l’être” points to the ontological problem of the bore with the being verb. Then in the second hemistich, the fall toward the negation “ne me rien dire” ends on the infinitive of the verb “to say.” For Eraste, La Montagne fails in the opposite direction of the bores, who as in La Rochefoucauld’s observation say a lot on the surface to reveal an utter vacuity of meaning. Instead, La Montagne says, simply, nothing. You can say nothing Roland Racevskis PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0009 146 by saying too much, and you can say nothing by saying nothing. Both are incivil and both inconvenience Eraste as interlocutor. In the rest of Eraste’s reply, the focus is completely on utterance: “Fais donc quelque réponse . . . Parle, qu’en penses-tu? . . . Dis-moi” (1.2.161-63). La Montagne replies “Je veux me taire” (1.2.163). Eraste swears: “Peste l’impertinent! ” (1.2.165), thus adding to the lexical field of rudeness and incivility while also raising his voice with the exclamation, in imitation of the boorish theatergoer in the first scene. Like in Scarron’s admonition, Eraste through his frustration has become just as incivil as the bores who accost him. In a brief exchange with Orphise, she recognizes this and chides him for it: Je vous trouve fort bon de tenir ces paroles, Quand je me justifie à vos plaintes frivoles! (1.5.251-52) Orphise has Eraste dead to rights as she redeploys the rhyme matching utterance with frivolity. Perhaps she is a key to the potential self-awareness that might lead Eraste out of this maze of narcissistic vacuity? Is she, as her name suggests, an Orphic character, one who may hold the key to a crossing to a different dimension, where speech might be backed up with solid content, knowledge, and civil relationality? Eraste would love to find out, but he still can’t get to speak with her as he continues to encounter the various bores on his path. Unique among these characters is the one reportedly suggested by Louis XIV, the courtier obsessed with hunting. His name is Dorante, and ironically he shares with Eraste the frustration of dealing with a fâcheux, in the process of making himself a fâcheux vis-à-vis Eraste! Dorante recounts his frustration with a bumpkin who imposes himself on an otherwise enjoyable hunt. His only wish was to get rid of his insolent presence, “Sans vouloir dire un mot à ce sot ignorant” (2.6.586). Eraste drives home the irony of what Dorante is saying: Tu ne pouvais mieux faire, et ta prudence est rare : C’est ainsi des fâcheux qu’il faut qu’on se sépare. Adieu. (2.6.587-89) The ironies are acerbic. Rather than proving himself prudent, Dorante has inefficiently used the language of the redundant “sot ignorant.” He uses two times as much language as is necessary to designate the hunting companion’s stupidity. With a meta-remark on the narrative motor of the play, the attempt to separate oneself from bores in society, Eraste ends on the word “sépare,” as he moves to get away from Dorante with a final “Adieu.” At this moment, there is a brief exchange, after which the ballet interlude occupies the stage. The dance as described in the scenic indications refers to the words “arrêtent” Incivility, Discourse, and Kinetic Interruption in Molière’s Les Fâcheux PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0009 147 and “interrompre.” The delays and interruptions that define the dialogue in the play continue into the danced interludes. In the first comedy-ballet, significantly, dance constitutes interruption. The hunter is a fâcheux complaining about a fâcheux. Eraste’s attempt to evade him leads into a danced interlude, which models itself on interruption. As McBride states, “[t]he ballet which intervenes at the end of each act ironically embodies the theme of the uninterrupted and unstoppable flux of courtly bores from whom he cannot divest himself” (55-56). 2 This may be the most intense moment in the play in which Eraste realizes that the world of bores is a trap. McBride’s analysis of the alternating dynamics of inflation and deflation in the comedy underscores the apparent inescapability of a social realm structured by egos that are fragile in their inflation and yet protected from the salutary pin that might pop them down to size: “Molière’s refinement on this ultra-common pattern is to constrain Eraste to listen to the vapid outpourings of jejune egos which instinct impels him to puncture and which etiquette constrains him to leave intact” (55). It is by his adherence to codes of basic civility that Eraste fails to protect himself against the bores’ outer shell of egotism. Thus he is impelled into further repetition of the same patterns: “But suitor and fâcheux are forever in transit, the former to pursue his quest and the latter to catch up with Lulli to promote the latest effort in their musical partnership. As Eraste ruefully reflects, egotism and rank reinforce each other to paralyse one’s instinctive wish to puncture the bubble of self-esteem” (57). Ridiculous each in their individual form, the fâcheux have a formidable cumulative impact as building blocks of a seemingly inevitable social structure: “Although as separate creations they have little depth, the fâcheux are wedded by rank to their self-importance and thus cumulatively illustrate the powerful reinforcement which court and class give to the invincible endurance of amour-propre” (58). This La Rochefoucauldian insight shows that self-love is ubiquitous and creates the trap from which Eraste struggles to escape: “De quelque part qu’on tourne, on ne voit que des fous” (2.2.346). McBride points to the epistemological stakes involved: “the same amour-propre which is so seismographically sensitive to injury is also permanently inoculated against self-knowledge” (63). Eraste’s failure to 2 Similarly, the danced interlude in the first act is analyzed by Bourqui and Forestier: “Suivant un procédé voisin, la longue danse en sol mineur des curieux (deuxième entrée du ballet du premier acte), qui ‘tournent aoutour de lui [Eraste] pour le connaître, et font qu’il se retire encore pour un moment’, dépeint les mouvements hésitants de la curiosité et de l’indiscrétion. En dépit d’un phrasé régulier, la mélodie descendante répétitive, traitée en décalage entre les voix, crée l’illusion d’un mouvement continu ou incessant, peut-être agaçant.” (1273). Roland Racevskis PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0009 148 pierce the veneer of egotism equates to a failure to provide salutary selfknowledge to the courtly bores who accost him. In the value system developed in the play, this self-knowledge, which it is the task of Molière the moraliste to impart, aligns itself with solidity of discourse, with civility as knowledge, and with the right balance recommended by Courtin between the useful and the pleasing. On the other side, we have verbal excess, loudness of voice, excessive gesture, and constant interruptions that waste our time. As in the above example, the most clearly concretized interruptions in the play come in the form of ballets at the end of each act. I would like to propose that dance in the new form of comedy-ballet both concretizes the inescapability of falsity and vacuity in social discourse (and the attendant intractable nature of the courtly society taking shape in the first years of Louis XIV’s personal reign) and points the way toward forms of expression beyond civility and incivility, in the esthetics of movement and music combined with theater. As each act comes to a close, a ballet interlude stages dancers who further interrupt Eraste’s quest for conversation with Orphise. 3 The danced interludes stage game-playing, interruption, annoyance, rudeness, and the passing of 3 BALLET DU PREMIER ACTE PREMIERE ENTRÉE Des Joueurs de Mail, en criant gare, l’obligent à se retirer, et comme il veut revenir lorsqu’ils ont fait, DEUXIEME ENTRÉE Des Curieux viennent qui tournent autour de lui pour le connaître, et font qu’il se retire encore pour un moment. BALLET DU SECOND ACTE PREMIERE ENTRÉE Des Joueurs de Boule l’arrêtent pour mesurer un coup, dont ils sont en dispute. Il se défait d’eux avec peine, et leur laisse danser un pas, composé de toutes les postures qui sont ordinaires à ce Jeu. DEUXIEME ENTRÉE De petits Frondeurs les viennent interrompre qui sont chassés ensuite. TROISIEME ENTRÉE Par des Savetiers et de Savetières, leurs pères, et autres qui sont aussi chassés à leur tour. QUATRIEME ENTRÉE Par un Jardinier qui danse seul, et se retire pour faire place au troisième Acte. BALLET DU TROISIEME ACTE Incivility, Discourse, and Kinetic Interruption in Molière’s Les Fâcheux PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0009 149 time. In practical terms, Molière’s troupe made use of the interludes to change costumes and characters offstage, as the troupe’s numbers were limited in the performance of the play at its premieres. 4 Whether a happy accident or an intentional practice, the combination of music, dance, and comedy constitutes a major generic innovation, as Bourqui and Forestier explain: “l’occasion d’un entremêlement inédit entre théâtre parlé et théâtre dansé, qui fraya la voie à un genre mixte dont Molière et Lully allaient se faire une spécialité pendant toute la décennie, la comédie mêlée de danse et de musique, désignée par la postérité sous le terme de comédie-ballet” (1266). Indeed, Molière along with choreographer and violinist Pierre Beauchamp (Goldstein 31) can be considered “l’inventeur d’une nouvelle esthétique comique.” Something significant happens on the level of form here. Whereas previously there had been juxtapositions of the different performance genres, in the case of the Vaux performance, “l’invention originale consista à passer de l’association à la fusion de la comédie et du ballet en un tout organique, un véritable ballet en comédie, que par la suite les contemporains nommeront indifféremment ballet ou comédie” (1267). The significance of this multi-generic innovation cannot be overstated, as we try to understand what is at stake in Les fâcheux, as this hybrid work made its way from Vaux to Versailles and gained increasing popularity in a number of venues, eventually appearing in published form the following year in 1662. 5 True, it appears as though after the initial forays of Vaux-le-vicomte, where “Molière’s troupe make their entrance out of machines engineered to look like garden statues and trees” (35), the actors at Versailles and beyond dispose of more limited options. 6 They seem to be immobilized in a trap of 4 See Bourqui and Forestier’s “Notice” for a discussion of La Grange’s register, which shows how the troupe tried to reduce the costs associated with the interludes in dance, as the play gained popularity and went through performance cycles in the city of Paris (1270-72). 5 Les fâcheux was “Molière’s third most performed play of the period (it was staged 106 times during Louis XIV’s lifetime)” (Goldstein 32). After the 1664 courtly performance, “[w]ithin the month, the play was performed twice for the king at Fontainebleau, and it arrived in Paris at the Palais-Royal in November of the same year. The following winter, Molière was granted a five-year publishing privilege, and the comedy of his comedy-ballet appeared in print on February 18, 1662” (Goldstein 45). 6 Also at the Vaux premiere Molière appears onstage in a moment of dramaturg’s block, unable to begin the performance, lamenting the time and other constraints that have made the task so difficult. A mythic shell then opens up to break this paralysis. Thus from the outset the problem of stasis in constraint is present in the framing of performance. It is miraculously broken in the first staging. Subsequently Roland Racevskis PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0009 150 unproductive court activity: “The nobles on stage create very little but speak very much. Ironically, it is these immobilizing pastimes and systems of etiquette that, three years after Molière’s occasional comedy, the court at Versailles began to impose in earnest” (Goldstein 51). It is a place “[w]here they will be trapped in the unproductive cycle of courtly pursuits, routines, and etiquette.” One of the main reasons there has been so little written about Les fâcheux has been the perceived paucity of the plot: “Already by the eighteenth century, critics such as Riccoboni found the work devoid of narrative thread” (Goldstein 40). As Martine Desfougères points out, dans les pièces où dominent les fâcheux, l’intrigue choisie est toujours très mince, parce que la véritable action réside, semble-t-il, dans l’avortement de toute action; la vérité de l’action c’est qu’il ne peut y en avoir. Une telle gageure dramaturgique n’est réalisable que dans la peinture d’un milieu susceptible d’engendrer une telle paralysie. C’est pourquoi l’arrière-plan social, où se déploie l’activité des fâcheux, est celui de la haute noblesse qui hante les salons, les jardins ou la salle de la comédie à Versailles. (99) At this point we may be tempted to summon the familiar narrative of a nobility increasingly domesticated by absolutist monarchical practices. As Goldstein underscores, “[t]hese nobles do not engage in fighting or acts of feudal valor—rather, they talk (on and on), posturing and acting in a court system based on the theatrical prestige of stylishness and wit” (44). For Desfougères, in the end they confiscate one another’s time, theatrical time, and time itself: “Ce sentiment que le temps est confisqué, que l’action devient impossible, la tension dramatique et le comique qui en résultent prennent une intensité beaucoup plus grande lorsque l’on a affaire aux ‘fâcheux spécifiques,’ ceux qui ont donné leur nom à la comédie de Molière” (95). Like Alain and Georgette in L’école des femmes, servants like La Montagne (or Sganarelle in Dom Juan) reverse power relations as their master becomes enmeshed in their delay tactics: Dépendant d’un maître souvent autoritaire, ils retrouvent une forme de pouvoir en le faisant enrager, c’est-à-dire généralement en lui faisant perdre son temps. C’est leur manière à eux de lui faire antichambre. Par leurs retards, leur incurable maladresse, leur sottise dont on ne sait pas toujours si elle est réelle ou affectée, ils révèlent la vulnérabillité de ce maître qui, privé de leur collaboration, se trouve dans l’embarras et réduit à l’impuissance. (94) Further, “Assurés de l’impunité, les fâcheux s’implantent dans une action, où ils n’ont rien à faire, précisément au moment où ils gênent le plus leur victime pressée par le temps, et ce sans prendre conscience—ou sans vouloir prendre Eraste needs the “exit strategy” to get out of the plot; as it shifts to Versailles culture, more exit strategies are required and are provided by Orphise and the dancers. Incivility, Discourse, and Kinetic Interruption in Molière’s Les Fâcheux PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0009 151 conscience—de la perturbation qu’ils entraînent” (96). 7 For servants and for fellow nobles, the pattern hews closely to the origins of the interruption plot in the commedia dell’arte. Wherein lies Molière's comic innovation? This is where we have to return to generic experimentation to find clues for how Molière manages to find those exit strategies, such as the one that Goldstein locates in Eraste’s altercation toward the end of the play. Perhaps this is not the only way out of the trap of courtly society. As dance becomes incorporated, or as Bourqui and Forestier say fused with the comedy in new ways, the kinetic art form is also becoming more strictly codified. The royal academy of dance was founded during this time and imposed significant technical constraints on the esthetics of bodily movement within the emerging social formation at court. On the other hand, dance held the potential for disruption of dramatic action in the interludes of Les Fâcheux. Eraste is accosted by game-players, curious onlookers, frondeurs, and eventually annoying masks at the close. The performance moves out of spoken discourse and into movement and music, and there appears to be a perfect continuity between the speeches of the nine bores throughout the play and the interludes that separate the acts and bring the curtain down at the end. Paradoxically, however, this continuity is guaranteed only by the practice of what Walker calls “interruptions in the form of dance” (26), or, to take the analysis one step further, dance as interruption. 8 Even within the codified practices of the royal academy, dance in the emerging comedy-ballet takes a subversive form. As Bourqui and Forestier observe, music and movements are at times repetitive, at times disjunctive, even annoying. It recalls what Eraste calls the convulsions of a court member’s civility (see also Courtin’s use of the term) (1.1.102). But it is this very convulsion, this disruption, that holds the potential to reverse the power relations that constrain the courtier. What is at stake when language fails us in its excess, when it paradoxically reveals a fundamental vacuity beneath the incivil performance of civility? Our very freedom. It is only by deconstructing the binary opposition between civil and incivil that one can navigate one’s way out of the trap of courtly etiquette in its stasis and paralysis. The deconstruction and evasion of the binary occurs through creativity, esthetic experi- 7 As McBride points out, they are protected—the senex iratus cannot burst their egocentric bubble because he must uphold the basic tenets of civility, to the point where he ends up apparently trapped. 8 Bourqui and Forestier recall Le Ballet Royal de l’impatience by Benserade and Lully, arguing that Les fâcheux serves as a reverse echo of the ballet of 1661, which is full of burlesque dancing characters embodying impatience; whereas with Les fâcheux you have one protagonist who is rendered impatient by the multiplicity of the bores (1268). Roland Racevskis PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0009 152 mentation, of the sort that La Fontaine endorsed when he recounted the events at Vaux. If for La Fontaine it is “diversité,” so it is also for Molière in the new hybrid form of the comedy-ballet. Rather than seeing Les Fâcheux closed down in its signifying potential by the transfer of performance from Vaux to Versailles (and then Paris), my reading shows that the new interruptive practice of dance in the play provides the exit strategy that the critically thinking subject viewing the play needs in order fully, freely to laugh at what is ridiculous in the characters onstage, in the character who is infuriated with them, and indeed in all of us. Molière the moraliste shows us new angles on both our limitations as egocentric beings with limited control over our discursive effervescence (we can easily become deflated) and our enduring potential for freedom, even at the inception of an authoritarian regime. The counterimpulse to increasing social constraint, as well as to accelerating artificial forms of discursive self-generation, leads the artist to continue creating and experimenting with forms, even from within the limitations more strictly imposed by civil society. It is not incivility that unlocks this new vista on generic innovation moving into the future, but rather a dialectical tension between the civil and the incivil. This tension is initially a constraint that binds us into paralysis, but it is also a spur to find something new, to find the Ariadne’s thread that leads through the labyrinth of the salon, the court, or the city. When faced with social constraint, the emerging comedy-ballet form finds that way out, comically, in the disruptive kinetics of dance. What a society buried under its own aimless signifiers must most urgently create, then, is ironic self-awareness manifested in productively disruptive movement. Works Cited Courtin, Antoine de. Nouveau Traité de la Civilité qui se Pratique en France, Parmi les Honnêtes Gens. Amsterdam: Henri Schelte, 1708. Martine Desfougères, “Sur les fâcheux dans le théâtre de Molière,” in Thématique de Molière. Six études suivies d’un inventaire des thèmes de son théâtre. Ed. Jacques Truchet. Paris: SEDES, 1985. 889-104. Felman, Shoshana. Le scandale du corps parlant: Dom Juan avec Austin ou la séduction en deux Langues. Paris: Seuil, 1980. Goldstein, Claire. Vaux and Versailles: The Appropriations, Erasures, and Accidents that Made Modern France. Philadelphia: University of Pennsylvania Press, 2008. McBride, Robert. “From Inflation to Deflation: Molière’s Changing Vision of Court Life.” Seventeenth-Century French Studies 10.1 (1988): 53-71. Molière. Œuvres complètes. Vol. 1. Ed. Georges Forestier and Claude Bourqui. Paris: Gallimard, 2010. —. Œuvres complètes. Ed. Pierre-Aimé Touchard. Paris: Seuil (Intégrale), 1963. Walker, Hallam. “Les Fâcheux and Molière’s Use of Games.” L’Esprit Créateur 11.2 (Summer 1971): 21-33. PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0010 La mystérieuse « Zénobie » de Jean Chapelain B ERNARD J. B OURQUE U NIVERSITY OF N EW E NGLAND , A USTRALIA Dans sa lettre du 6 avril 1640 à François de Maynard 1 , Jean Chapelain écrivit : « Monsieur, j’ai vu votre lettre en allant à Zénobie 2 ». Ce dernier mot a été interprété par Henry Carrington Lancaster (et par de nombreux historiens de la littérature après lui 3 ) comme une référence à la dernière pièce de l’abbé d’Aubignac, publiée en 1647 : Zénobie. Tragédie. Où la vérité de l’histoire est conservée dans l’observation des plus rigoureuses règles du poème dramatique. Selon Lancaster, il n’y a aucune indication d’une autre œuvre dramatique portant ce titre dans les années 1640. Il affirme qu’il s’agit probablement de la tragédie de François Hédelin : 1 François de Maynard (1582-1646), poète français et membre de l’Académie française, devint président au présidial d’Aurillac. Nommé conseiller d’État, il fut chargé de plusieurs missions diplomatiques. Un recueil de sa correspondance fut publié en 1652. 2 Jean Chapelain, lettre à François de Maynard du 6 avril 1640, dans Lettres de Jean Chapelain, de l’Académie française, éd. Philippe Tamizey de Larroque, 2 volumes, Paris, Imprimerie Nationale, 1880-1883, t. I, p. 598. 3 Par exemple, Jacques Scherer écrit : « En 1640, le procédé [celui du combat auquel on assiste du haut des murailles d’une ville assiégée] permet, pour la première fois dans la tragédie, de réduire le lieu de l’action à une seule salle d’un palais ou d’une maison. Ce résultat est atteint par deux tragédies jouées cette année-là [...]. La première est Zénobie, tragédie en prose de l’abbé d’Aubignac [...]. L’autre pièce est Horace de Corneille [...] (La Dramaturgie classique en France, Paris, Nizet, 1950 ; réimpr. 1964, p. 189). S. Wilma Deierkauf-Holsboer affirme à l’égard de Zénobie de l’abbé d’Aubignac : « Chapelain écrit le 6 avril 1640 qu’il est sur le point d’assister à la représentation de cette pièce » (Le Théâtre de l’Hôtel de Bourgogne, 2 volumes, Paris, Nizet, 1970, t. II, p. 29). Bernard J. Bourque PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0010 154 In a letter of April 6, 1640, Chapelain speaks of going to see ZÉNOBIE. He must refer to the prose tragedy of the abbé d’Aubignac, for no other play of this name is known to have been composed at about this time 4 . Dans une lettre du 6 avril 1640, Chapelain parle d’aller voir ZÉNOBIE. Il doit faire allusion à la tragédie en prose de l’abbé d’Aubignac, car aucune autre pièce de ce nom n’a été composée vers cette époque. [La traduction est la nôtre.] L’éditeur des lettres de Jean Chapelain, Philippe Tamizey de Larroque, aurait été le premier à proposer cette théorie dans une note de bas de page de la lettre du 6 avril : S’agit-il, comme je le crois, de la Zénobie de l’abbé d’Aubignac, laquelle ne fut imprimée que sept ans plus tard (Paris, 1647, in-4 0 ) ? Est-ce à l’occasion de la représentation dont Chapelain parle avec tant de brièveté, que le duc d’Enghien dit bien spirituellement qu’il savait bon gré à l’abbé d’Aubignac d’avoir si bien suivi les règles d’Aristote, mais qu’il ne pardonnait point aux règles d’Aristote d’avoir fait faire une si mauvaise tragédie à l’abbé d’Aubignac 5 ? Selon S. Wilma Deierkauf-Holsboer, il est probable que la pièce fut jouée par la troupe royale à l’Hôtel de Bourgogne 6 . Il est regrettable que nous n’ayons pas de répertoire de cette troupe entre 1638 et 1641 7 et que le registre des performances des autres années soit incomplet. Il faut donc s’en remettre aux historiens du théâtre français qui publièrent leurs ouvrages au dix-huitième siècle pour connaître les dates des représentations, même si leurs informations ne sont pas toujours totalement fiables. Or, des détails concernant la première représentation de Zénobie sont fournis par les frères Parfaict (François et Claude), par Antoine de Léris, ainsi que par Jean-Marie-Bernard Clément et Joseph de Laporte, qui indiquent tous que la pièce fut jouée pour la première fois en 1645 : 4 Henry Carrington Lancaster, A History of French Dramatic Literature in the Seventeenth Century, 5 parties en 9 volumes, Baltimore, Johns Hopkins Press, 1929-1942, t. II, vol. I, p. 338. Les trois autres tragédies de ce titre au dix-septième siècle sont : Zénobie, reine d’Arménie de Jacques Pousset de Montauban, représentée en 1650, Zénobie, reine de Palmyre de Jean Magnon, mise au théâtre en 1659, et une Zénobie qui fut représentée en 1693 et dont l’auteur n’est pas connu. Selon Léris, l’auteur de cette dernière pièce serait Claude Boyer (Antoine de Léris, Dictionnaire portatif historique et littéraire des théâtres, Paris, Jombert, 1763, p. 460). 5 Tamizey de Larroque, Lettres de Jean Chapelain, t. I, p. 598, note 1. 6 Deierkauf-Holsboer, Le Théâtre de l’Hôtel de Bourgogne, t. II, p. 29. 7 Ibid. La mystérieuse « Zénobie » de Jean Chapelain PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0010 155 1645. Zénobie, Reine des Palmyréniens, Tragédie en prose, par M. l’Abbé d’Aubignac 8 . Zénobie, Reine des Palmyréniens, Tragédie en prose de M. l’Abbé d’Aubignac, représentée en 1645. in-4 0 , Paris, Sommaville, 1647 9 . Nous avons quatre Trag. de ce titre ; la première est en prose, et traitée dans les règles les plus exactes de l’art, par l’Abbé D’Aubignac ; elle fut donnée, sans aucun succès, en 1645 10 . Zénobie, tragédie en prose, par l’Abbé d’Aubignac, 1645 11 . De plus, la notice de l’éditeur qui accompagne l’édition originale de Zénobie déclare que, bien que la pièce ait été demandée par Richelieu, la mort empêcha le cardinal d’assister à toute représentation : Cette pièce avait été faite par le commandement d’un des plus glorieux Ministres d’État qui jamais ait conduit les affaires de nos Rois, et dont les plaisirs innocents ont engagé plusieurs grands hommes en des travaux d’esprit dont ils se pouvaient dispenser, ou par leur condition, ou par leur profession […]. Mais la mauvaise issue d’une longue maladie ravit au premier [Richelieu] les divertissements qu’il avait attendus de sa représentation 12 . Richelieu mourut le 4 décembre 1642. Si la Zénobie de d’Aubignac avait été jouée pour la première fois en 1640, l’éditeur n’aurait pas fait référence à « la mauvaise issue » de la maladie du cardinal comme étant la cause de son absence à la représentation de la pièce. Un autre élément de preuve potentiel, cette fois dans la pièce elle-même, sape également la crédibilité de 1640 comme étant l’année de la première représentation. À l’acte V, scène 4, d’Aubignac semble faire allusion à l’ouvrage de Madeleine de Scudéry Les femmes illustres dont la première partie ne fut publiée qu’en 1642. Dans un monologue, l’héroïne affirme : 8 François et Claude Parfaict, Histoire du théâtre français, depuis son origine jusqu’à présent, 15 volumes, Paris, Morin, 1734-1749, t. VI, p. 386. 9 François et Claude Parfaict, Dictionnaire des théâtres de Paris, 7 volumes, Paris, Lambert, 1756, t, VI, p. 320. 10 Léris, Dictionnaire portatif historique et littéraire des théâtres, p. 459. 11 Jean-Marie-Bernard Clément et Joseph de Laporte, Anecdotes dramatiques, 3 volumes, Paris, Duchesne, 1775, t. II, p. 281. 12 « Avis des libraires au lecteur », Zénobie. Tragédie, Paris, Courbé, 1647 ; dans Abbé d’Aubignac, Pièces en prose, éd. Bernard J. Bourque, Tübingen, Narr Verlag, 2012, p. 218. Bernard J. Bourque PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0010 156 […] je veux être un exemple en faveur de notre sexe. Oui, oui, la Reine de Palmire sera mise au rang de ces Illustres Femmes dont les charbons ardents et le poignard ont éternisé la mémoire 13 . De plus, l’intervalle entre l’année probable de la première représentation (1645) et la date de la publication de la pièce (1647) est plus conforme à la pratique de l’époque que l’écart de sept ans qu’implique une première représentation en 1640 14 . La prépondérance de la preuve soutient donc la position selon laquelle la pièce de d’Aubignac a effectivement été jouée pour la première fois en 1645. Cela soulève la question de l’identité de la « Zénobie » à laquelle Chapelain fait référence dans sa lettre. S’agit-il d’une pièce de théâtre oubliée depuis longtemps ? Ou s’agit-il de quelque chose de tout à fait différent ? Le but de cet article est de remettre en question la croyance largement répandue selon laquelle Zénobie a été jouée en 1640 et de proposer des théories plausibles sur la signification de la référence mystérieuse de Chapelain. L’énigmatique allusion de Chapelain à « Zénobie » se trouve dans la première phrase de sa lettre à François de Maynard : Monsieur, j’ai vu votre lettre en allant à Zénobie et parce que l’on m’a dit qu’il serait encore temps d’y répondre vers le soir, j’ai fait le reste de ma dévotion par préférence, et suis venu, après, achever le jour avec vous 15 . Comme le souligne l’éditeur des lettres de Chapelain, le 6 avril 1640 était le Vendredi saint : 13 Zénobie, acte V, scène 4 (p. 319 dans l’édition de Bernard J. Bourque). Voir Madeleine de Scudéry, Les femmes illustres, ou Les harangues héroïques (première partie : Paris, Sommaville et Courbé, 1642 ; seconde partie : Paris, Quinet et Sercy, 1644). Il s’agit d’une collection de portraits fictifs de femmes dans l’histoire, dans le mythe et dans la légende. L’ouvrage fut publié sous le nom de Georges de Scudéry, mais fut probablement écrit par sa sœur. Parmi les femmes qui y sont louangées est la reine de Palmyre. 14 Au dix-septième siècle, une pièce fut habituellement publiée un ou deux ans après sa première représentation, comme l’affirme Jacques Scherer : « Le plus souvent, d’ailleurs, l’intervalle entre les deux dates ne dépasse pas un an ou deux » (La Dramaturgie classique en France, p. 16). 15 Chapelain, lettre à François de Maynard du 6 avril 1640, dans Lettres de Jean Chapelain, t. I, p. 598. La mystérieuse « Zénobie » de Jean Chapelain PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0010 157 Le jour de Pâques, en 1640, fut le 8 avril. Les dévotions dont parle Chapelain seraient donc celles du Vendredi Saint, s’ils [sic] ne s’agissait là plutôt, ainsi que me le suggère M. Marty-Laveaux, de la dévotion à Zénobie 16 . Il manque la preuve qu’une représentation théâtrale eut lieu à Paris en 1640 en ce jour anniversaire de la mort de Jésus-Christ. En fait, la saison théâtrale allait généralement « du lundi de Quasimodo d’une année jusqu’au vendredi précédant le dimanche de la Passion de l’autre 17 ». La saison 1639-1640 était donc du 2 mai 1639 jusqu’au 30 mars 1640 ; celle de 1640-1641 était du 16 avril 1640 jusqu’au 22 mars 1641. Cela signifie qu’en 1640, il y avait une interruption des spectacles du 31 mars jusqu’au 15 avril. Cette pause permit l’observance religieuse et donna aux troupes l’occasion d’embaucher de nouveaux comédiens ou de renouveler des contrats 18 . Par conséquent, il est très douteux que Chapelain ait pu assister à une représentation théâtrale à Paris le 6 avril. Deierkauf-Holsboer affirme que Chapelain était « sur le point » 19 d’assister à cette pièce, ce qui laisse entendre que la représentation eut lieu peut-être plus tard. Dans ce scénario, Chapelain assista aux offices du Vendredi saint en allant voir Zénobie et répondit à la lettre de Maynard après avoir fait ses dévotions. La représentation aurait eu lieu peu après le 6 avril. Cependant, cette interprétation ne change rien au fait que la saison théâtrale fut fermée jusqu’au 15 avril. D’ailleurs, il est très peu probable que Chapelain se soit contenté de mentionner la tragédie Zénobie sans faire de commentaires sur l’identité de l’auteur. Tout aussi significative est la lettre que Chapelain avait écrite au marquis de Montausier un mois plus tôt, dans laquelle il déclarait : L’abbé d’Aubignac ne prêche plus et fait des sujets de ballet et des règles pour la comédie. Il compose maintenant un traité qu’il nomme la Pratique du théâtre que le s r de la Mesnardière attend impatiemment afin de faire contre, de quoi je me réjouis pour ce que cela sera délectable, et peut-être utile aussi 20 . Dans cette lettre, d’Aubignac n’est pas qualifié de dramaturge. Et dans une lettre écrite à l’abbé lui-même, datée du 28 juin 1640, Chapelain ne 16 Tamizey de Larroque, Lettres de Jean Chapelain, t. I, p. 598, note 2. Il s’agit de Charles Joseph Marty-Laveaux (1823-1899), historien de la littérature et grammairien français. 17 Christopher Gossip, Samuel Chappuzeau. Le Théâtre françois, éd. C. J. Gossip, Tübingen, Narr Verlag, 2009, p. 104, note 124. 18 Voir C. J. Gossip, An Introduction to French Classical Tragedy, Totowa, N. J., Barnes and Noble Books, 1981, p. 43. 19 Deierkauf-Holsboer, Le Théâtre de l‘Hôtel de Bourgogne, t. II, p. 29. 20 Chapelain, lettre au marquis de Montausier du 8 mars 1640, dans Lettres de Jean Chapelain, t. I, p. 581-582. Bernard J. Bourque PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0010 158 mentionna pas avoir assisté à une représentation de Zénobie. Il s’agit plutôt d’une réponse à une lettre de d’Aubignac dans laquelle l’abbé avait demandé des assurances de l’amitié de Chapelain 21 . La paternité de la pièce par d’Aubignac aurait été bien connue de Chapelain, qui était « en grande faveur auprès de Richelieu 22 ». Est-il possible que Chapelain ait assisté à une lecture ou à une représentation privée de la pièce ? On peut en douter, car le dramaturge, qui aurait probablement été présent à l’événement, n’est pas mentionné, ni le lieu exact de cette réunion d’ailleurs. Revenons à la lettre de Chapelain du 6 avril 1640. Pourquoi mentionner Zénobie comme lieu de destination ? L’emploi de la locution « aller à », suivie du nom d’une pièce de théâtre, est une façon inhabituelle de communiquer l’action d’assister à une représentation. Notons aussi que Tamizey de Larroque ne met pas le mot « Zénobie » en italique dans la lettre de Chapelain, renforçant peut-être son manque de confiance à l’égard de la référence à l’œuvre de d’Aubignac 23 . Cela contraste avec le titre des pièces de théâtre et des ouvrages mentionnés dans les autres lettres de l’ouvrage. Pour toutes les raisons données ci-dessus, la prémisse selon laquelle Chapelain parle d’aller voir une pièce de théâtre est discutable. Il est plus probable que Chapelain assista à un rassemblement religieux pour commémorer le Vendredi saint et qu’il rentra suffisamment à l’avance pour répondre à la lettre de François de Maynard. Nous ignorons l’identité du « on » qui avait assuré Chapelain qu’il aurait suffisamment de temps pour écrire sa réponse en fin d’après-midi. Ce que nous pouvons dire avec certitude est que cette personne devait être au courant pour estimer la durée de l’événement en question. La locution faire sa dévotion/ ses dévotions signifie accomplir ses 21 Chapelain, lettre à l’abbé d’Aubignac du 28 juin 1640, dans Lettres de Jean Chapelain, t. I, p. 651-652. Le ton de cette réponse communique un certain agacement de la part de Chapelain à l’égard de la lettre de l’abbé : « Pardonnez à ce petit ressentiment que je ne vous pouvais dissimuler, ayant été touché en une partie trop sensible, et croyez, s’il vous plaît, à l’avenir, que je ne suis point votre ami depuis peu et que, quand j’ai mandé à M r Conrart que je vous estimais, je ne lui ai point dit une chose nouvelle. Vous faites, il y a longtemps, partie de ceux auxquels vous vous réjouissez que je vous associe. Ainsi je vous donne vous-même pour compagnon dans mon estime et par là vous voyez que vous avez grande raison de vous en réjouir, puisque je vous mets en la meilleure compagnie que vous pouviez souhaiter » (p. 651). 22 « Jean Chapelain », sur le site de l’Académie française. URL : www.academie-francaise.fr/ les-immortels/ jean-chapelain. Article consulté le 11 janvier 2024. 23 Nous rappelons que dans sa note de bas de page, l’éditeur demande : « S’agit-il, comme je le crois, de la Zénobie de l’abbé d’Aubignac, laquelle ne fut imprimée que sept ans plus tard (Paris, 1647, in-4 0 ) ? » (Tamizey de Larroque, Lettres de Jean Chapelain, t. I, p. 598, note 1). La mystérieuse « Zénobie » de Jean Chapelain PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0010 159 devoirs religieux. La « dévotion » mentionnée dans la lettre serait donc de nature religieuse, et elle n’aurait rien à voir avec la tragédie de d’Aubignac, ni avec aucune autre pièce d’ailleurs. Dans sa lettre du 6 avril 1640, Chapelain parle d’avoir fait le « reste » de sa dévotion avant de rentrer, laissant entendre que son voyage à « Zénobie » n’était que la première partie de cette manifestation de piété. Au dix-septième siècle, il y avait un service de trois heures le Vendredi saint, de midi à quinze heures 24 , afin de méditer sur les sept dernières paroles de Jésus. Mais quel lien existe-t-il entre « Zénobie » et la commémoration catholique du Vendredi saint ? Bien qu’il y ait une sainte Zénobie 25 dans l’Église catholique, il n’y a aucun lien entre cette sainte et la France du dix-septième siècle. Il n’y a pas non plus de lien spécifique entre sainte Zénobie et les dévotions du Vendredi saint. Alors, où cela nous mène-t-il ? La locution « aller à » peut être suivie du nom d’un lieu sans l’utilisation d’un article défini ou indéfini, ce qui soulève la question : quel est cet endroit mystérieux appelé Zénobie ? Il ne s’agit pas d’une personne puisque la préposition « chez » n’est pas utilisée. Cependant, une recherche exhaustive n’a révélé aucun endroit (place, quartier, village, ville) nommé Zénobie en France au dix-septième siècle. Cette connaissance a conduit à une lecture du manuscrit des copies des lettres de Chapelain, transcrites par l’auteur lui-même, afin de déterminer si Tamizey de Larroque avait correctement identifié le mot en question. Le manuscrit numérique de ces copies, disponible sur le site Gallica de la Bibliothèque nationale de France 26 , révèle que la première lettre du mot peut être lue, en effet, comme un « z ». Les autres lettres sont, sans aucun doute, « e », « n », « o », « b », « i », « e ». 24 Hans J. Hillerbrand, « Vendredi saint », sur le site Encyclopædia Universalis. URL : www.universalis.fr/ encyclopedie/ vendredi-saint. Article consulté le 15 janvier 2024. 25 Il s’agit de la sœur de saint Zénobe de la ville d’Egée, ancienne province romaine située dans l’actuelle Turquie. Ils furent tous deux martyrisés en 285 sous l’empereur Dioclétien et le gouverneur Lysias. 26 Lettres et poésies de Jean Chapelain. Années 1639-1640, sur le site Gallica. URL : https: / / gallica.bnf.fr/ ark: / 12148/ btv1b10090062t? rk=64378. Document consulté le 15 janvier 2024. La lettre se trouve aux pages 341-343. Les lettres de ce recueil, ainsi que celles des quatre autres recueils disponibles sur le site Gallica, sont des copies des lettres originales, transcrites par Chapelain lui-même. Bernard J. Bourque PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0010 160 Extrait de la lettre de Jean Chapelain à François de Maynard du 6 avril 1640. (Bibliothèque nationale de France) Le fait que Chapelain ne mentionna Zénobie qu’en passant suggère que Maynard avait une connaissance préalable du sujet et n’avait besoin d’aucune explication. Malheureusement, un survol des lettres qui furent publiées de Maynard ne révèle aucune allusion à Zénobie 27 . Par conséquent, nous nous retrouvons avec plus de questions que de réponses. Est-il possible que le nom de Zénobie soit utilisé métaphoriquement par Chapelain pour représenter un certain lieu ? Si c’est le cas, il s’agit d’une métaphore comprise par Maynard. Est-il possible qu’il s’agisse d’un monastère, par exemple, où Chapelain s’était rendu pour remplir ses obligations religieuses ? En général, une abbaye avait une église sur son territoire où le public pouvait assister à la messe et participer à d’autres observances religieuses. Or le mot « cénobie » signifiait autrefois une résidence de moines. Pour croire que « Cénobie » est le mot en question, il faudrait supposer que Chapelain avait mal transcrit cette partie de sa lettre : « Zénobie », plutôt que « Cénobie ». Cette théorie est certes tirée par les cheveux, mais il est également difficile de croire que Chapelain ait assisté à une pièce de théâtre au sujet d’une reine du monde antique en plein Vendredi saint (ou peu après) alors que la saison théâtrale était fermée. Notre question peut sembler triviale : la tragédie Zénobie a-t-elle été jouée pour la première fois en 1640 ou en 1645 ? Mais il y a une question plus importante en jeu ici, à savoir celle des erreurs potentielles qui se perpétuent en raison de l’acceptation de ce qui a été théorisé précédemment. Au fil du temps, la théorie devient un fait. À titre d’exemple, considérons la paternité souvent répétée de d’Aubignac de la tragédie Le Martyre de S te Catherine. Comme nous l’avons démontré dans un article publié en 2013 28 , la paternité 27 François de Maynard, Lettres du Président Maynard, Paris, Quinet, 1652. 28 Bernard J. Bourque, « La paternité du Martyre de S te Catherine (1649) », Papers on French Seventeenth Century Literature, XL, 78 (2013), p. 129-141. La mystérieuse « Zénobie » de Jean Chapelain PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0010 161 de l’abbé de cette pièce est invraisemblable et il y a une forte accumulation de preuves que St. Germain, l’auteur du Grand Timoléon de Corinthe, en fut le créateur. Dans le présent article, nous avons présenté des éléments de preuve selon lesquels 1640 est une date improbable pour la première représentation de Zénobie. La théorie proposée à l’origine par Tamizey de Larroque a été généralement acceptée au fil des ans comme étant factuelle, alors qu’elle ne devrait être considérée que comme une pure conjecture, comme le suggère l’auteur lui-même : « S’agit-il, comme je le crois, de la Zénobie de l’abbé d’Aubignac, laquelle ne fut imprimée que sept ans plus tard (Paris, 1647, in- 4 0 ) 29 ? » *** La lettre de Chapelain du 6 avril est le seul élément de preuve à l’appui de la théorie selon laquelle Zénobie fut jouée pour la première fois en 1640. Elle constitue la seule source contemporaine indiquant que la pièce fut représentée sept ans avant sa publication. Cependant, la référence de Chapelain à la reine de Palmyre n’est pas une preuve irréfutable qu’il s’agit de la tragédie de d’Aubignac. En fait, il existe plusieurs raisons pour lesquelles cette théorie devrait être remise en question. Il y a sans doute des dix-septièmistes qui pourraient contribuer à cette discussion en contestant les arguments présentés dans cet article. De telles contributions seraient les bienvenues. La mystérieuse Zénobie « dont Chapelain parle avec tant de brièveté 30 » peut bien être à propos de la tragédie de d’Aubignac, mais nous en doutons fort. Nous espérons que les idées avancées dans cette étude encourageront d’autres chercheurs à se pencher davantage sur la question. Bibliographie Académie française, « Jean Chapelain », sur le site de l’Académie française. URL : www.academie-francaise.fr/ les-immortels/ jean-chapelain. Aubignac, François Hédelin, abbé d’, Zénobie. Tragédie. Où la vérité de l’histoire est conservée dans l’observation des plus rigoureuses règles du poème dramatique, Paris, Courbé, 1647 ; dans Abbé d’Aubignac, Pièces en prose, éd. Bernard J. 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À partir d’une lecture très fine et articulée de deux mythes apparentés, ceux de Narcisse et de Pygmalion, Rosati esquisse une fresque reliant toutes les narrations mythiques des Métamorphoses, pour affirmer la centralité du thème de l’illusion dans l’ouvrage ovidien. Dans son opinion, la question essentielle pour Ovide ne serait pas le désir, quand plutôt l’instabilité des apparences, qui constituerait le circuit thématique portant du poème, dont les deux mythes seraient emblématiques. Giorgio Agamben les avait déjà mis en rapport dans son essai sur l’amour fantasmatique, affirmant qu’ils partagent le mythème de l’illusion, dont ils sont pris au piège, se débattant pour chercher une solution au même dilemme : comment sortir de l’illusion, sans renoncer au désir, mais en trouvant une possibilité de jouissance 3 ? Par ailleurs, cette affinité n’est pas que le résultat de l’élaboration critique contemporaine : il est déjà possible de constater son émergence, en particulier dans la littérature française du XVII e siècle, où le syncrétisme des deux histoires mythiques se révèle fréquent et significatif. 1 Cet article reprend, avec des ajouts et des remaniements, une partie du chapitre V de notre essai Il mito di Narciso nella letteratura francese barocca (1580-1630), Alessandria, ed. dell’Orso, 1998, p. 83-94. 2 Gianpiero Rosati, Narciso e Pigmalione: illusione e spettacolo nelle « Metamorfosi » di Ovidio, Pisa, ed. Scuola Normale di Pisa, 2017 (1 ère éd. 1983). 3 Giorgio Agamben, Stanze. La parola e il fantasma nella cultura occidentale, Torino, Einaudi, 1977, p. 130-145. Laura Rescia PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0011 164 À partir d’un échantillon de la présence de ces deux héros ovidiens dans la narrative fictionnelle de l’époque baroque, nous voudrions ici démontrer que, loin de constituer un simple motif ornemental, dans deux romans français des trente premières années du siècle ils sont évoqués en stricte connexion l’un à l’autre, et que leur fonction dans le système narratif nous permet de les considérer en tant qu’éléments de l’imaginaire capables d’engendrer la morphogénèse de structures et objets narratifs profonds. Autrement dit, non seulement les romanciers pris en examen les considèrent comme des mythes apparentés, mais aussi ces figures mythiques démontrent de ne pas avoir perdu leur attribut de « machines mythologiques 4 », douées d’une force générative interne, une énergie transmise à la structure narrative du texte. Le mythos, entré dans le logos, ne serait pas inactif, même dans une dimension littéraire déritualisée, et continuerait donc à exprimer des questionnements significatifs 5 : grâce à leur présence, le lecteur serait sollicité à faire expérience du mythe, celui-ci n’étant pas une simple broderie de la narration, mais un mécanisme capable d’exprimer des conflits, comme nous le verrons, sans forcément offrir des solutions. Emblématiques de l’illusion amoureuse, et extrêmement exploités dans la littérature française de l’époque que nous continuons à appeler baroque, (1580-1630 environ), Narcisse et Pygmalion ont été évoqués par la critique dix-septièmiste beaucoup plus pour leurs composantes antithétiques que pour leurs similarités. Gisèle Mathieu-Castellani, prenant en examen la poésie lyrique entre 1570 et 1630, a parlé d’un Eros baroque, dont Pygmalion serait exemplaire, visé à la persuasion et au dépassement de l’illusion, opposé à l’Eros maniériste, dont Narcisse exprimerait l’essence en tant que héros de l’illusion. Pour soutenir son hypothèse, elle souligne les différentes attitudes de l’amant, ainsi que les différentes postures du locuteur dans les discours : L’Eros baroque diffère de l’Eros maniériste, car l’objet d’amour est le produit d’un « étayage » différent : l’amant baroque, Aubigné, Sponde, Beaujeu, se heurte à l’Autre, tout dissemblable, veut le posséder sans nier sa différence (…) Le poète-amant maniériste craint toute violence, qu’il fait rimer volontiers avec insolence, et qu’il souhaite vaincue par le silence. Incertain de lui-même et de son propre sexe, il est attiré par le même (…) l’effet Pygmalion travaille le discours baroque, qui veut croire et donner à croire. 4 Sur le concept de machine mythologique, voir Furio Jesi, Letteratura e Mito, Torino, Einaudi, 1968. 5 Nous partageons la position exprimée par Philippe Sellier dans son article « Qu’estce qu’un mythe littéraire ? », Littérature, n. 55, 1984, p. 112-126, où il légitime la possibilité de parler de mythe en littérature, à partir des caractéristiques qu’il partage avec le mythe ethno-religieux, à savoir la saturation symbolique, le tour d’écrou et l’éclairage métaphysique. « Iste ego sum » et « Similis mea » : Narcisse et Pygmalion PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0011 165 Narcisse est le héros de la vaine semblance, du vano desio, de l’illusion qui triomphe du réel : « l’effet Narcisse » travaille le discours maniériste, qui s’attache à faire semblant, à proposer des simulacres, et s’éprend des ombres délicates 6 . Sans entrer dans la question, encore discutée, de la distinction entre maniérisme et baroque 7 , et en admettant la possibilité d’évoquer ces deux mythes comme spéculaires, nous voudrions remettre en question l’affirmation que Pygmalion conçoit le désir sans négation de la différence : comme nous le constaterons, aux yeux de l’époque prise en considération et dans le genre romanesque, les deux héros apparaissent beaucoup plus apparentés qu’antinomiques 8 . 2. L’influence des Métamorphoses sur l’art maniériste et baroque européenne est un phénomène bien connu et étudié : on a parlé d’une nouvelle aetas ovidiana pour les XVI e et XVII e siècles, quand, à partir des premières traductions vernaculaires en France 9 , le poème ovidien redevient un réservoir d’inspiration. La présence d’éléments mythologiques à l’intérieur de la narrative fictionnelle se fera pourtant problématique au fur et à mesure que le siècle avance, avec l’avènement du critère de vraisemblance, uni à la contestation du merveilleux païen faite au nom de la spiritualité chrétienne. On rappellera les mots de Boileau, qui dans sa doctrine du Classicisme admet les mythologismes uniquement dans les poèmes épiques ; D’un air plus grand encor la poésie épique, Dans le vaste récit d’une longue action, Se soutient par la fable, et vit de fiction. Là pour nous enchanter tout est mis en usage ; 6 Gisèle Mathieu-Castellani, « Vision baroque, vision manieriste », Etudes Epistémè, n. 9, printemps 2006, 33 ; URL : http: / / journals.openedition.org/ episteme/ 2515 ; cette distinction avait déjà été proposée dans l’article « Discours baroque et discours maniériste : Pygmalion et Narcisse », Questionnement du baroque, dir. A. Vermeylen, Louvain la Neuve, Collège Erasme, Bruxelles, éd. Nauwelaerts, 1986, p. 51-74. 7 Sur cette question, on se rapportera à Didier Souiller (dir.), Maniérisme et littérature, Paris, Orizon, 2013 ; Daniela Dalla Valle, qui a travaillé aux années 1980 sur cette problématique, y revient plus récemment dans son article « Strumenti e assimilazioni per “ampliare” il Secolo d’Oro. Barocco, manierismo », dans B. Innocenti (dir.), La Fortuna del Secolo d’Oro. Per Marco Lombardi, Firenze, UP, 2018, p. 17-25. 8 Par ailleurs, Mathieu-Castellani même nuance ses propos, en admettant que « on ne saurait cependant exclure la “mixité” d’œuvres qui semblent se partager entre ces deux postulations », cit., 50. 9 La première traduction française est notamment Le Grand Olympe, Lyon, Romain Morin libraire,1532. Laura Rescia PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0011 166 Tout prend un corps, une âme, un esprit, un visage. Chaque vertu devient une divinité. (…) Sans tous ces ornements le vers tombe en langueur, La poésie est morte, ou rampe sans vigueur 10 . Suivant les genres littéraires, les mythes seront utilisés ou proscrits : pour ce qui est du roman baroque, bien qu’admis, l’emploi de la mythologie n’est pas simple à déchiffrer, comme le relevait déjà Molinié : (…) l’utilisation de la mythologie dans les romans de la première moitié du XVII e siècle n’obéit pas à des statuts simples ni fixes. Toujours attiré vers sa transformation en mythologisme, pour des raisons idéologiques et théoriques, le motif mythologique, en réalité, n’est ni malléable ni neutre. Il fait sauter les catégories, révèle des tentations permanentes et détermine les conditions d’une véritable délectation des ambiguïtés et des équivoques 11 . Si le roman, par définition même, naît à une époque de démythification, on ne pourra nier que, flexible et antidogmatique par vocation, il est capable de reconfigurer les structures mythologiques, les mettant au service de la narration : c’est ce que nous constaterons dans nos textes. 3. Dans la littérature française la connexion dont il est question ici remonte au Moyen-Âge : c’est notamment dans le Roman de la Rose, et plus précisément dans la deuxième partie du poème, attribuée à Jean de Meun, à l’intérieur d’une longue digression sur Pygmalion d’environ cinq cent vers, qu’on trouve une référence explicite à Narcisse, pendant la lamentation de Pygmalion sur l’impossibilité de vivre son désir : Si n’ain je pas trop folement Car se l’escriture ne ment, Maint ont plus folement amé. N’ama jadis au bois ramé, A la fonteine clere et pure Narcisus sa propre figure Quant cuida sa saif estanchier 12 ? 10 Nicolas Boileau, Art poétique, dans Oeuvres complètes, éd. Adam-Escal, Paris, Gallimard (« Bibliothèque de la Pléiade »), 1966, Chant III, v. 160-165 ; v. 189-190 (p. 172-173). 11 Georges Molinié, « Mythologie et mythologisme dans les romans baroques », dans La Mythologie au XVII e siècle, Actes du XI e colloque du Centre Méridional de Rencontres sur le XVII e siècle, Marseille, Imprimerie Robert, 1982, p. 113-118, p. 118. 12 Guillaume de Lorris, Jean de Meun, Le Roman de la rose, éd. F. Lecoy, Paris, Champion, 1965-75, 3 vol. v. 20843-49. « Iste ego sum » et « Similis mea » : Narcisse et Pygmalion PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0011 167 Il est curieux de constater que Pygmalion évoque Narcisse précisément en tant que mythe, appartenant au temps déshistoricisé du jadis. Le caractère pervers de l’amour pour une image ou une statue met les deux héros en correspondance directe, en tant que symboles du fol amour : cette tradition médiévale française est destinée à une longue continuation. Et c’est précisément sur ce point que leur parentèle se fonde, et plus précisément sur le fait que l’image ou la statue suffisent à soutenir leur désir : aucun des deux ne désire l’Autre, mais uniquement ce qui leur est semblable - l’un adore son reflet, l’autre s’adore dans ce qu’il a fait : le jeu d’amour est devenu solitaire 13 . Par ailleurs, la solitude et le refus de l’Autre sont ancrés dans leur propre configuration mythémique dès la narration ovidienne. Narcisse est un beau jeune, orgueilleux (« Sed fuit in tenera tam dura superbia forma 14 ») et indifférent à l’amour, responsable de la mort de la nymphe Echo, éprise du jeune mais qu’il dédaignait. Quand il se penche sur l’eau et découvre son reflet, il est d’abord convaincu qu’il s’agit d’un Autre : loin de se tarir, son désir s’intensifie après le moment de la reconnaissance. La tradition folklorique et mythique qui semble avoir été à la base de l’écriture ovidienne 15 , ne fait aucune place à la réaction du jeune après ce moment, alors que dans les Métamorphoses cette phase est cruciale : Iste ego sum ! sensi, nec me mea fallit imago; Uror amore mei, flammas moveoque feroque. (…) Quod cupio mecum est ; inopem me copia fecit 16 . La cause de la mort de Narcisse réside dans la continuation de l’amour pour son image après avoir pris conscience de son erreur, un élément souligné par le poète latin dans les Fastes : Tu quoque nomen habes cultos, Narcisse, per Hortos : Infelix, quod non alter et alter eras . Ce paradoxe est au centre de sa folie amoureuse, un labyrinthe obsessionnel, un piège mortel. 13 Maurizio Bettini, Narciso e le immagini gemelle, dans La maschera, il doppio, il ritratto, Bari, Laterza, 1992, p. 49. 14 Ovide, Métamorphoses, III, v. 354. 15 Cfr. Albert Wesselski, « Narcissos oder des Spiegelbild », Archiv Orientalni, 7, 1935, p. 37-45; Lancelot Patrick Wilkinson, Ovid recalled, Cambridge University Press, 1955; Louise Vinge, Narcissus theme in Western European Literature up to the Early 19th century, Gleerups, Lundt, 1967. 16 Ovide, cit, III, v. 463-466. 17 Ovide, Fastes, V, v. 225-226. Laura Rescia PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0011 168 Pour ce qui est de Pygmalion, la source la plus ancienne de son histoire serait à faire remonter à Philostéphanos de Cyrène et à son De Cypro, composé probablement au III e siècle av. J.-C., aujourd’hui perdue, mais dont parlent Clément d’Alexandrie et Arnobe 18 . Roi de Chypre tombé amoureux d’une statue de Venus, Pygmalion, comme le précise Arnobe, aveuglé dans sa raison et dans sa faculté de jugement, avait l’habitude de se conjoindre charnellement avec elle. Ovide 19 transforme le roi en artiste, qui a décidé de vivre en célibataire après avoir constaté la luxure et les vices des femmes cypriotes : Quas quia Pygmalion aevum per crimen agentis Viderat, offensus vitiis quae plurima menti Femineae natura dedit, sine coniuge caelebs Vivebat thalamique diu consorte carebat 20 . Il est l’« artefix 21 » de la statue, réalisée en ivoire, dont la blancheur symbolise la pureté et la perfection, et dont il tombe amoureux : elle est la projection de son idéal de l’Autre, et son désir s’exprime dans un rapport hallucinatoire mais charnel, longuement décrit par Ovide 22 : il lui donne des caresses et des baisers, lui offre des cadeaux, la agrémente de beaux vêtements, mais aussi la contemple nue : « Cuncta decent ; nec nuda minus formosa videtur 23 ». Cette poupée ne peut que correspondre à son fantasme érotique : en effet, il priera les Dieux de lui donner une femme, mais non pas n’importe laquelle : (…) “Si di dare cuncta potestis, Sit coniunx, opto” (non ausus “eburnea virgo” Dicere) Pygmalion “similis mea” dixit “eburnae” 24 . La connexion entre les deux mythes en Ovide se fait donc en raison de cet Autre illusoire et narcissique, l’altérité réelle ne pouvant pas les satisfaire, tous les deux étant plongés dans leur fantasme, un « processus obsessionnel de désir de l’image 25 ». Ce fol amour deviendra un amour « monstrueux » dans le premier de nos romans. 18 Clément d’Alexandrie, Protrepticum, IV, 57; Arnobe, Adversus nations, VI, 22, 3. 19 Ovide, Métamorphoses, X, v. 243-297. 20 Ivi, X, v. 243-246. 21 On se souviendra que Narcisse a été évoqué en tant qu’inventeur de la peinture par Leon Battista Alberti, Della pittura, éd. Mallé, Firenze, Sansoni, 1950, t. II, p. 77-78 ; à ce propos voir C.L. Baskin, « Echoing Narcissus in Alberti’s Della Pittura », Oxford Art Journal, vol. 16, n. 1, 1993, p. 25-33. 22 Ovide, cit., X, v. 254-269. 23 Ivi, X, v. 266. 24 Ivi, X, v. 274-276. 25 Agamben, cit., p. 98. (notre traduction) « Iste ego sum » et « Similis mea » : Narcisse et Pygmalion PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0011 169 4. C’est un bel ouvrage typiquement baroque que La Caritée ou la cyprienne amoureuse de Pierre de Caseneuve, un théologien toulousain épris de langues anciennes et féru de grammaire, qui ne se soustrait pas à la tentation de la narration amoureuse : son roman répond parfaitement à la nécessité de « tourisme romanesque » de l’époque, permettant à ses lecteurs d’amples voyages entre différentes terres et époques 26 . L’action principale se situe sous le règne de Pipin le Bref, et s’articule autour d’un amour contrasté, narration sur laquelle se greffent en abyme de nombreuses histoires secondaires. Dès l’incipit, le roman évoque implicitement Narcisse grâce au thème du reflet : on assiste au réveil de la protagoniste et à son habillement, pendant lequel elle contemple sa beauté au miroir. Le reflet est décrit comme possible rival de son amoureux Liriande : « si (…) il luy feut resté de l’amour pour quelqu’autre chose, elle eust peut-estre trouvé dans cette glace assez de feu pour devenir amoureuse de sa ressemblance qu’ell’y voioit representée 27 » ; plus tard, en se promenant dans le jardin de sa maison, elle étend sa main sur un narcisse, auquel elle adresse des mots tendres 28 . Ce début, où le mythe a une fonction carrément ornementale, ne reste pourtant pas isolé. À quelques pages de distance, une dispute théorique s’engage concernant la qualité de l’amour, entre Philémon et Ménandre, deux frères aimant respectivement une femme muette et une aveugle. Philémon l’emportera dans la querelle, grâce à des arguments qui reprennent la conception de la supériorité de la vue sur les autres sens, et qui mettent en évidence l’impossibilité d’aimer sans connaître - la connaissance se faisant exclusivement par la vue 29 : Car n’est-il pas vray, Menandre, que les hommes comm’ils ne peuvent estre cogneus sans estre veus, ne peuvent aussi estre aimez sans estre cogneus. (…) ainsi pauvre abusé ton amour doit estre mise au rang de ces monstres d’amour de Xerxez envers une Plane, & de Pigmalion envers une image, puisque comme eux tu aimes sans une raisonnable esperance de pouvoir estre aimé 30 . Le dialogue entre les deux frères s’articule autour de la Gestalt de l’objet du désir, soit-il imaginaire, concret ou reproduit dans une peinture ou une 26 Pour une description détaillée de l’intrigue, ainsi que pour les références bibliographiques, nous renvoyons à la fiche contenue dans F. Greiner (dir), Fiction narratives en prose de l’âge baroque. Répertoire analytique (1611-1623), Paris, Classiques Garnier, 2014, p. 275-280. 27 Caseneuve, abbé Pierre de, Caritée ou la Cyprienne Amoureuse, Tolose, Dominique et Pierre Bosc, 1621, p. 3. 28 Ivi, p. 14. 29 Pour cet aspect voir Agamben, cit., p. 94-95. 30 Caseneuve, cit., p. 32-33. L’amour de Xerxes pour un platane est relaté par Hérodote, Histoires, VII, 27. Laura Rescia PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0011 170 statue. Le double est une catégorie de l’imaginaire à travers laquelle fonctionnent des mécanismes figuratifs, tels que le regard, le portrait, les masques et les miroirs ; les doppelgänger, matérialisation parfois monstrueuse de son propre côté obscur, impliquent toujours un miroir, réel ou virtuel, qui renvoie sa propre image ou celle de son désir. L’amour pour son image est ici évoqué en relation à Pygmalion, et non pas à Narcisse : l’époque baroque peut donc concevoir ce mythe lui attribuant la même folie du beau chasseur, et surtout posant le mythème de l’illusion comme étant commun aux deux héros. On sait que dans la narration ovidienne l’histoire de Pygmalion s’achève sur la récompense qu’il obtient grâce à sa prière à Vénus, qui transforme sa statue en femme réelle. Ce dénouement est dans ce roman totalement effacé : cette modification de la configuration mythique est significative de sa réception à cette époque, ainsi que de l’affinité qui est établie entre les deux, Pygmalion pouvant être utilisé à l’instar de Narcisse. L’histoire de Philémon et Ménandre est reprise et développée dans la suite du roman 31 : dans une longue histoire enchâssée le lecteur apprend les événements qui ont causé leur dispute théorique. Combattants pour la prise de Constantinople, ils rejoignirent Nicosie, où ils donnèrent preuve d’être de parfaits exemplaires de vaniteux, croyant que les louanges qu’on leur adressait démontraient leur capacité de séduire et d’enchaîner à jamais le cœur des jeunes filles. Deux sœurs, appelées Polixène et Mélisse, déjà promises à deux jeunes garçons, mais ambitieuses et visant toujours à accroître le nombre de leurs prétendants, réussirent à les attraire : « la bonne opinion que Philémon et Menandre avoient d’eux-mesmes, aveuglant leur esprit, ne leur permit pas de voir la tromperie dont elle trahyssoient leur affection et se persuadèrent qu’ils en étaient aiymez avec la plus véhemente passion qui se puisse imaginer 32 ». Les deux filles les persuadèrent même à changer de nom et d’identité, pour assumer celle de leurs fiancés. Le mythème du reflet est ici présent dans la duplicité de l’histoire d’amour, le thème du double se multipliant encore grâce à la présence de deux antagonistes. Les deux dupes devront faire face à la réalité dans une rencontre occasionnelle avec les fiancés de Polixène et Mélisse : après avoir fui un duel, ils seront abandonnés par les deux sœurs. Les garçons feront donc un serment réciproque, celui de n’aimer jamais plus que des femmes n’ayant jamais eu d’autres prétendants : les seules à remplir cette condition seront donc une sourde et une aveugle, un lien que le narrateur définit « une amour monstrueuse 33 ». 31 Ivi, p. 181-206. 32 Ivi, p. 188-189. 33 Ivi, p. 205. « Iste ego sum » et « Similis mea » : Narcisse et Pygmalion PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0011 171 Le thème de la double identité dans cette histoire n’est pas une simple répétition du stylème du double, si répandu à l’époque baroque, puisqu’il fait référence à deux différents niveaux : la vérité historique et le jeu de mystification dans laquelle les personnages sont plongés. Accepter de changer son nom et son identité - renoncer donc à soi-même - ne sera pas une stratégie utile pour réaliser le désir des deux frères, dont la psychologie, ainsi que celle de leurs aimantes, s’encadre parfaitement dans la personnalité narcissique 34 . La présence des deux mythes est aussi témoignée par la résolution finale, la liaison avec deux femmes privées d’une partie de leurs sens, un amour défini « monstrueux », un repli par rapport à la plénitude du rapport amoureux, un simulacre de rencontre avec l’Autre, les deux frères étant incapables d’instaurer une véritable relation amoureuse. Après cette histoire insérée, on revient à l’histoire-cadre, celle Caritée, plongée cette fois-ci dans une autre contemplation, celle du portrait du bienaimé, auquel elle adresse un discours plein de consonances avec celui du Narcisse ovidien à son image, avant de la reconnaissance 35 : Ie vous voy donc, mes delices, ie vous voy mes cheres amours, enfin vous voilà de retour et avec vous mon contentement et ma ioie : venez donc mon cher Liriandre, venez accoler vostre Caritee, et par un doux baiser luy rendre l’ame que vous aviez emportée avec vous. Mais quoy ? Il semble que vous mesprisiez cette douce semonce et que vous ne daignez pas bouger du lieu où vous estez 36 . Quand elle abandonne son « agréable tromperie » elle se réveille et retrouve la dimension du réel : Revenuë à soy elle se retrouva dans sa raison, la voila tout à coup aussi estonnée que celuy-la qui ayant possedé en songeant de grandes richesses, se trouve à son resveil aussi pauvre que devant 37 . Il s’agit du moment que suit l’illusion, la chute de la même, dans laquelle on retrouve l’écho de la considération de Narcisse : « inopem me copia fecit ». 34 Pour encadrer la notion psychanalitique de narcissisme cfr. Sigmund Freud, Œuvres complètes, dir. J. Laplanche, Paris, PUF, 1989-2010 ; vol. VI, Trois essais sur la vie sexuelle (1905) ; vol. X, Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci (1910) ; vol. XI, Totem et tabou (1912-13) ; vol XII, Pour introduire le narcissisme (1914) ; et l’élaboration de la notion par Béla Grunberger, Le narcissisme, Paris, Payot, 1972, qui postule l’idée que la personnalité narcissique ne fait que projecter son Idéal du Moi sur l’Autre, ce dernier n’étant qu’un miroir complaisant de cet Idéal. 35 « Quisquis es, huc exi ! Quid me, puer unice, fallis ? », Ovide, Métamorphoses, III, v. 454. 36 Caseneuve, Caritée, cit., p. 209. 37 Ivi, p. 211. Laura Rescia PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0011 172 Parsemée de renvois explicites et implicites à Narcisse et Pygmalion, cette histoire associe les deux mythes, en mettant en évidence le mythème de l’illusion qui les caractérise, et en soulignant l’échec auquel ils sont, tous les deux, destinés. 5. On donne à nostre Autheur un Ouvrage plus relevé, où l’on void des Histoires de Princes & de Princesses, c’est l’Orphize de Chrisante, Histoire Cyprienne, écrite sur le modele des Histoires Grecques 38 . Ainsi Sorel évoque ce roman à l’intérieur de sa Bibliothèque française : composé en 1625 et imprimé l’année suivante 39 , il contient une connexion entre Pygmalion et Narcisse, réélaborée de façon significative et singulière. Notamment Sorel sera un fustigateur des romans et des romanciers baroques : sa posture de moderne l’amène à condamner les inventions des Anciens tout comme l’emploi des mythes dans le discours romanesque. Pourtant, il maintient une certaine fascination envers nos deux héros, qui font leur apparition dans ce roman, dont le protagoniste Orphize, revenu d’un voyage à Chypre, relate ses aventures et des histoires cypriotes à ses amis, pendant six jours. Dans ce cadre sont insérées une série de nouvelles, appartenant à différents registres stylistiques, et dont les thèmes sont courants dans ce genre de narration : antagonismes politiques et sociaux, conflits d’amoureux, et même conflits entre dieux et mortels 40 . Un double circuit mythologique parcourt le roman : l’un, plus explicite, occupe le livre IV, dédié entièrement à l’histoire de Venus et Cupidon ; l’autre, plus implicite, est disséminé par plusieurs renvois cachés aux mythes, tissus dans les narrations secondaires. Dans le livre II on trouve l’histoire de Cenostrate, l’un des protagonistes de la narration-cadre, qui a conduit une vie libertine, culminant dans l’épisode ici narré. 38 Charles Sorel, La Bibliothèque françoise (1667), p. 396 ; éd. critique par F. D’Angelo et alia, Paris, Champion, 2015, p. 420. 39 Charles Sorel, L’Orphize de Chrysante, Paris, Toussainct du Bray, 1626. Nos citations se refèrent à l’editio princeps ; l’édition critique moderne du roman, qui a comparé les trois éditions (1626, 1633, 1637) est la suivante : Marcella Leopizzi, Olivier Roux (éds), Charles Sorel, L’Ingratitude punie. Histoire cyprienne où l’on voit les aventures d’Orphize, Classiques Garnier, Paris, 2022. 40 A l’heure actuelle, les seuls essais dédiés à ce roman sont Gabrielle Verdier, « “Tradition” and “Textuality” in a Baroque Romance : Charles Sorel’s L’Orphize de Chrysante », Kentucky Romance Quarterly, 26, 1979, p. 491-508 ; Marcella Leopizzi, Olivier Roux (éds), Introduction à L’Ingratitude punie, cit., p. 7-111. « Iste ego sum » et « Similis mea » : Narcisse et Pygmalion PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0011 173 Cenostrate est le roi de la Crète : marié avec Iris, fille du roi d’Egypte, il devient très tôt las de ce lien, et cherche des amantes, qu’il change souvent, sortant travesti de sa cour pour poursuivre ses projets lubriques. Pour justifier son comportement, il diffuse la rumeur de la stérilité d’Isis, qui pour l’instant n’a pas réussi à lui donner une descendance, malgré l’intervention des médecins. Le roi pense donc de la répudier pour se remarier avec la jeune Narcize, fille du roi d’Arcadie, dont il possède un portrait : son projet se transforme en décision au moment où il considère les avantages économiques que cette affaire lui apporterait. La luxure du roi est telle que, dans l’attente de rencontrer la jeune fille, il fait réaliser une statue en cire ressemblant au portrait de la princesse, qui devient l’objet de son désir : Il le fit jetter en cire au naturel, avec le corps revetu d’un habillement que Narcize avoit coutume de porter, et en cet estat il le fit mettre sur une chaire dans son cabinet, où il passoit tous les jours beaucoup de temps à le contempler, et à joindre sa bouche à la sienne, si bien qu’il le faloit souvent refaire, ses baisers en faisans tousjours fondre quelque partie 41 . De plus, un de ses Courtisans lui apprend qu’il existe à Crète une certaine Lyside, qui est tout à fait semblable à Narcize : le roi s’adonne donc à la fréquentation de cette jeune fille, partageant son temps entre le portrait, la statue et cette femme. Le jeu du double, devenu ici vertigineux, se propose à nouveau quand on découvrira que Lyside est enceinte au même temps que la reine Isis. Venue à connaissance de cette situation dès son arrivée à Crète, Narcize rebrousse chemin, non sans avoir promis sa vengeance à Cenostrate pour l’avoir injuriée. Une longue guerre éclate entre les royaumes d’Arcadie et de Crète, prolongée pendant douze ans. Entretemps les deux enfants de Cenostrate sont élevés ensemble, puisque le roi avait encore envie de voir le visage de Narcize dans celui de son fils ; et Iris accepte de ne pas distinguer l’un de l’autre. Mais le destin des deux enfants est tragique : l’un meurt des suites d’une chute de cheval, l’autre dans un combat militaire. Iris meurt de douleur, laissant le roi dans le deuil pour ces morts multiples. L’ironie sorélienne dont est parsemée la narration n’empêche pas aux renvois mythiques intra textuels de fonctionner et de structurer l’intrigue de façon significative. Le roi Cenostrate est présenté comme un homme volage : son caractère lui impose de changer d’objet d’amour assez rapidement, révélant son incapacité de se lier dans un rapport d’amour réciproque et réel ; sa quête continuelle d’un amour irréalisable est révélatrice du trait de l’amour de soi qui semble dominer son comportement : par ailleurs, dans un long dialogue, sa femme lui reprochera cette inconstance, représentée dans la posture dans 41 Sorel, L’Orphize, cit., p. 331-332. Laura Rescia PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0011 174 le mythe ovidien au moment où Narcisse plonge ses bras dans l’eau sans jamais pouvoir se rattraper : Inrita fallaci quotiens dedit oscula fonti ! In mediis quotiens visum captantia collum Bracchia mersit aquis, nec se deprendit in illis 42 ! Les trois femmes dont Cenostrate s’éprend ont des noms floraux, dont l’un est évidemment évocateur du mythe. La reproduction de l’image en statue et de la statue en jeune femme est un jeu de miroirs dans lequel s’insère l’évocation de Pygmalion. Mais la statue de Cenostrate est réalisée en cire : un particulier qui n’est pas tout simplement ironique, mais qui renvoie à une matière souple, modelable, instable, un élément qui rappelle la modification de l’Autre, le changement continuel témoignant de la volubilité du roi, à qui sa position de pouvoir lui permet une stratégie de mutation continuelle de l’objet d’amour. La double substitution (Iris avec Narcize, Narcize avec Lyside) est préliminaire à l’événement qui permettra la transformation de la situation de départ : la grossesse de deux femmes sera à la base de l’éviction de la troisième, la seule qui demeure stérile en tant qu’expulsée du lit conjugal avant même d’y arriver. Le reflet - le portrait, la statue et Lyside, et aussi la double descendance de Cénostrate (l’un des fils étant voulu surtout par rapport à sa ressemblance à la mère Lyside) - associé à l’illusion, explicitée dans le rapport avec les simulacres du réel, et à la stérilité, présente au début, puis transformée en mort de la descendance, rendent cet épisode une allégorèse du pouvoir royal qui, malgré ses privilèges, n’arrive pas à réaliser son désir : ici, encore une fois, Narcisse et Pygmalion sont ancrés à un destin où Eros, dans toutes ses déclinations vitales, est exclu. Le fol amour des deux héros ovidiens est repris et modifié dans les deux narrations baroques que nous avons considéré en fonction de la sensibilité de cette époque : ces mythes se démontrent encore vivants et actifs, l’un et l’autre ( mais aussi l’un est l’autre ) ancrés à un destin négatif, sans possibilité de sortir d’un impasse illusoire, à la recherche d’un Autre idéal, une tension qui trouvera dans la deuxième partie du siècle son incarnation la plus moderne dans un nouveau héros destinée lui-aussi à devenir un mythe, ce champion de l’inconstance que Molière rendra immortel et incomparable. 42 Ovide, Métamorphoses, III, v. 427-429. PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0012 La mélancolie dans les tragédies de Tristan L’Hermite : topos dramatique ou poétique tragique ? P IERRE -É LOI M OREAU Conçue comme une maladie physique et psychologique, la mélancolie est certes un thème majeur de l’écriture de Tristan L’Hermite : vivier d’images pour le poète et de péripéties pour le médecin, elle fournit à la littérature du temps une « matière vive » 1 . Or cette mélancolie, dans les tragédies tristaniennes, ne se pose plus (classiquement) comme une déraison, mais se présente encore (poétiquement) comme la raison même de l’intrigue, son principe régulateur : elle fait fonctionner la fable tragique et module les rapports entre les personnages, réclamant ainsi une étude partant du texte envisagé comme un monde cohérent et non seulement comme un reflet du temps. Faut-il en effet s’étonner de ce que les intrigues de trois pièces du répertoire dramatique tristanien, devant notamment leur réussite à cette cohérence esthétique et dramaturgique, présentent une même circularité fondée sur les effets symptomatiques d’une humeur biliaire ? La Mariane (1636-1637), La Mort de Sénèque (1644-1645) et Osman (1646-1656), rassemblées à l’occasion du concours de l’agrégation des Lettres en 2023, s’ouvrent chacune sur une vision macabre et s’achèvent par une mort, associée à une vision hallucinée (Hérode contemplant dans les nues Mariane qu’il vient de faire exécuter ; Néron poursuivi par des figures furieuses après avoir ordonné la mort de Sénèque ; la Fille du mufti prise d’une pulsion scopique ressuscitant l’image d’un Osman glorieux) 2 . Convoquer alors le motif mélancolique est 1 Véronique Adam, Images fanées et matières vives. Cinq études sur la poésie Louis XIII, Grenoble, ELLUG, 2003. 2 Nous donnons ici l’année de leur création suivie de celle de la première publication (posthume, dans le cas d’Osman, et assurée par les soins de Philippe Quinault). Les trois pièces seront référencées dans le corps du texte par les abréviations suivantes : LM (La Mariane), MS (La Mort de Sénèque) et Os (Osman), suivies de l’acte, en chiffre romain, de la scène, en chiffre arabe, et des numéros de vers cités quand il y a lieu. Pierre-Éloi Moreau PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0012 176 pourtant loin d’être original. D’une part, songes et visions animent couramment le théâtre de l’époque Richelieu, comme autant de motifs certes irréductibles à un symptôme de pathologie mélancolique et davantage à des fins spectaculaires et pathétiques qu’en raison d’une véritable poétique dramaturgique 3 . D’autre part, la mélancolie a trouvé un regain d’intérêt au tournant des XVI e et XVII e siècles, puisque le développement d’une lecture médicale d’inspiration galénique, aristotélicienne et hippocratique a confirmé la forte ambiguïté de sa définition et, partant, son potentiel poétique. Dans Les Tréteaux de Saturne, Patrick Dandrey opère le tour de force rhétorique de résumer le nœud que constitue cette affection, dont la complexité véritablement dramatique confine à l’intrigue étiologique, oscillant d’une impression psychologique à un désordre pathologique dont elle est l’expression, d’un malaise de l’âme à une maladie du corps dont ce malaise est le symptôme, mais dont il peut constituer aussi, dans un trouble rapport, la matière, s’il ne doit même en être tenu, par un retournement subtil, pour la cause 4 . Pour le dire autrement, on ne sait si le corps reproduit le trouble de l’âme (manifestation somatique d’un tempérament) ou si l’âme se fait le reflet d’un dérèglement de l’organisme (symptôme psychique d’une pathologie). En cette équivoque fondatrice d’une littérature inépuisable en rebondissements spéculatifs, Tristan adjoint à la célèbre dualité corps-âme le troisième terme de la parole, tant il est vrai qu’elle apparaît, en régime tragique, comme la principale modalité de réflexion des états psychiques ou physiques d’un personnage. Si Patrick Dandrey proposait ainsi de lire dans la tragi-comédie La Folie du Sage (1644) une « dramaturgie de la mélancolie », il s’agit désormais de se demander si cette formule ne s’applique pas aussi aux tragédies de Tristan, non seulement à partir des personnages manifestement mélancoliques, d’un point de vue médical ou psychologique, mais aussi et surtout à partir du L’édition utilisée est une réimpression des Tragédies, publiées en 2001 chez Honoré Champion (coll. « Champion classiques », série « Littératures », 2022). 3 Dans son étude L’Œuvre nocturne. Songe et représentation au XVII e siècle, Florence Dumora montre que le songe donne lieu à de multiples représentations poétiques mais aussi à une vaste exploration théorique, ce qui témoigne du poids anthropologique attribué au motif (Florence Dumora, L’Œuvre nocturne. Songe et représentation au XVII e siècle, Paris, Honoré Champion, coll. « Lumière classique », n° 60, 2005). 4 Patrick Dandrey, Les Tréteaux de Saturne. Scènes de la mélancolie à l’époque baroque, Paris, Klincksieck, coll. « Le génie de la mélancolie », 2003, p. 8. La mélancolie dans les tragédies de Tristan L’Hermite PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0012 177 réseau métaphorique et rhétorique que suscite un tel motif 5 . P. Dandrey achève en effet son article sur la tragi-comédie de Tristan en remarquant : la mélancolie alors a rempli son contrat : elle a organisé la dramaturgie de part en part - logique des caractères et des comportements, création d’une intrigue par l’interdépendance des fureurs déclenchées réciproquement, résolution des problèmes et des méprises dans une thérapie théâtrale et médicale. La substance même de l’écriture lui doit beaucoup ; par métaphore, hyperbole ou quiproquo, l’humeur noire ne cesse de faire image dans le texte […] 6 . Le critique conclut alors sur un possible « jeu » de la part de Tristan qui maintient toujours ses personnages dans une certaine lucidité en laquelle ils achèvent leur parcours scénique. Si l’organisation mélancolique de la dramaturgie tristanienne est claire, comme on le verra, il semble toutefois que la proposition d’un « jeu » convienne moins aux figures tragiques de cet univers singulier. En effet, la chute d’Hérode et de Néron dans la folie, le suicide de la Fille du mufti, la mort d’Osman en un dernier combat (sans parvenir toutefois à effacer sa déchéance dans une ombre qu’il rejette sans cesse) renvoient à une mélancolie dramatique qui rendrait une autre couleur aux oripeaux de la mort tragique, tout en dessinant une vision du monde aux tons certes plutôt sombres mais ô combien féconds pour l’imagination et le divertissement du spectateur. En ce sens, l’enjeu qui se dessine n’est pas d’identifier un cas de pathologie médicale en chaque personnage dont le propos évoque un imaginaire mélancolique, ni d’envisager une nouvelle fois la contribution théorique ou historique de Tristan à l’étude de l’humeur noire, mais plutôt de comprendre la manière dont la tragédie tristanienne s’attache à déplier habilement le motif mélancolique à travers un réseau lexical et symbolique (la « noire » couleur n’étant pas le moindre de ses effets), de telle sorte qu’à l’imagination des personnages répond celle du dramaturge, pour que le spectateur décèle en chaque intrigue « les indices secrets de son tempérament » (LM I, 2, v. 62) 7 . En effet, si l’imagination représente encore dans la pensée du XVII e siècle le 5 Patrick Dandrey, « “La Folie du Sage” : une dramaturgie de la mélancolie », Cahiers Tristan L’Hermite, n° VIII [« Tristan et la mélancolie (1). Autour de La Folie du Sage »], 1986, p. 9-16. 6 Patrick Dandrey, « “La Folie du Sage” : une dramaturgie de la mélancolie », art. cit., p. 14. 7 Quant à l’attribution du possessif de « son tempérament », maintenons le doute : il s’agit en effet de quêter le tempérament du dramaturge (déterminant l’organisation de la tragédie par des motifs récurrents), du personnage (amenant sur scène des images rhétoriques singulières à son état pathologique ou moral) et du spectateur (recevant une hypothèse substantielle sur sa propre condition d’homme). Pierre-Éloi Moreau PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0012 178 pan extravagant, et, partant, déréglé de l’esprit humain, en ce qu’il s’éloigne ainsi de la nature harmonieusement réglée par la raison, elle semble bien former un des piliers de l’intrigue et de l’écriture tragiques chez Tristan 8 : le motif mélancolique ne concerne pas seulement un tempérament spécifique ou une pathologie médicalement attestée, selon une visée mimétique, mais se diffuse dans le discours des personnages et suscite une attitude tragique singulière, en une perspective poétique. On pourrait alors envisager la mélancolie comme le nœud principal de l’intrigue tristanienne et ce au plan rhétorique et stylistique comme et par conséquent au plan actantiel : sans se démarquer de l’efficacité dramatique de l’image présentée par le personnage, mais loin de ne dire qu’un goût baroque pour le spectaculaire, le recours au climat mélancolique au fil des tragédies gagne moins en fréquence thématique qu’en intensité rhétorique, au point de bâtir une structure qui, pour expérimentale qu’elle soit, pourrait bien former une authentique poétique tragique dont certains motifs verbaux seraient le véritable symptôme 9 . On distingue alors bien l’enjeu dramaturgique qui se dessine pour un théâtre français en pleine élaboration théorique, si l’on relit un propos ultérieur de Corneille dont le dialogue avec la doctrine aristotélicienne trouverait dans nos textes certaines prémisses tout autant qu’une subtile nuance : […] Les mœurs ne sont pas seulement le principe des actions, mais aussi du raisonnement. Un homme de bien agit et raisonne en homme de bien, un méchant agit et raisonne en méchant, et l’un et l’autre étale de diverses 8 L’imagination n’est tolérée qu’en tant que la guide le « génie » d’une part, et que la tempèrent l’imitation de la « Nature » ou le jugement d’autre part, comme peut notamment le rappeler René Rapin : « Cette élévation de génie, qui ne dépend ni de l’art, ni de l’étude, et qui est un don purement du ciel, doit être soutenue d’un grand sens et d’une grande vivacité. […] Comme le jugement sans génie est froid et languissant, le génie sans jugement est extravagant et aveugle. […] Car enfin, pour faire un poète accompli, il faut un tempérament d’esprit et d’imagination, de force et de douceur, de pénétration et de délicatesse, et il fait par-dessus toutes choses une souveraine éloquence, et une profonde capacité » (René Rapin, Réflexions sur la poétique de ce temps et sur les ouvrages des poètes anciens et modernes [1675], Paris, Honoré Champion, coll. « Champion Classiques », série « Littératures » [éd. de Pascale Thouvenin], 2011, I, 2, p. 346-349). 9 Pour prendre le terme en son sens médical. Alain Viala fonde ainsi l’originalité de Tristan sur la « cohérence très forte » de son œuvre entier, assurée par le « principe d’unité » qu’est « la mélancolie » : « L’œuvre module ses nuances consciemment, depuis les analyses physiologiques (des annotations sur les Plaintes d’Acante renvoient au médecin Du Laurens), jusqu’à la découverte que la vie intérieure a plus de puissance que la vie réelle » (Alain Viala, article « Tristan L’Hermite » du Dictionnaire des littératures de langue française dirigé par Jean-Pierre de Beaumarchais, Daniel Couty et Alain Rey, Paris, Bordas, 1984, p. 2342). La mélancolie dans les tragédies de Tristan L’Hermite PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0012 179 maximes de morale suivant cette diverse habitude. C’est donc de ces maximes, que cette habitude produit, que la tragédie peut se passer, et non pas de l’habitude même, puisqu’elle est le principe des actions, et que les actions sont l’âme de la tragédie, où l’on ne doit parler qu’en agissant, et pour agir 10 . Si Tristan ne se prive pas d’émailler ses pièces de nombreuses maximes, c’est pourtant bien l’évolution de l’« habitude » (le mode d’action) du personnage, d’une part, et l’imprégnation mélancolique de son discours, d’autre part, qui font « l’âme de la tragédie », comme si les « mœurs » des personnages étaient précisément liées à leur état de figures tristaniennes et non à leur disposition morale propre 11 . De fait, classé parmi les anomalies de la nature, l’imaginaire mélancolique se rangeait de facto parmi les extravagances dramaturgiques qui dé-réglaient une intrigue proprement menée, malgré l’efficace captatio qu’elle permettait. Tristan réintroduirait donc cet imaginaire, non seulement comme source de spectaculaire, selon une atmosphère baroque, mais comme principe de régulation de son intrigue et de son verbe, selon un imaginaire propre. Déportant la bienséance interne d’un cadre extérieur (des personnages fidèles à leur état social, politique ou moral) à une logique intérieure (des personnages reliés à des ressorts propres à la tragédie tristanienne), la mélancolie se déplacerait chez Tristan du caractère (mos), déréglé dans sa nature, à l’attitude (habitus), réglée par la tragédie. Il s’agirait dès lors de prendre au sérieux une des premières rimes de La Mariane, où Hérode se tient prêt à narrer la vision la plus mélancolique Qui puisse devancer un accident tragique. (LM I, 2, v. 19-20) La signifiante ligature par la rime du motif mélancolique à un de ces « effets tragiques » qu’évoque La Mort de Sénèque (V, 1, v. 1436) peut nous amener à lire dans les trois tragédies le fonctionnement du tempérament mélancolique et des motifs qu’il suscite (visions, troubles de l’humeur) au sein de l’élaboration d’une poétique tragique qu’on a souvent lue, chez Tristan, comme plus expérimentale que théorique. L’on souhaitera en ce sens proposer une approche résolument stylistique de cette œuvre, postulant la singularité d’une écriture fondée sur un radical mélancolique commun aux divers personnages 10 Pierre Corneille, Discours de l’utilité et des parties du poème dramatique [1660], Paris, Flammarion, coll. « GF », 1999, p. 84. Nous soulignons. 11 L’« habitude » dont parle Corneille est, au sens étymologique, la manière d’être, l’état, l’attitude, mais peut aussi désigner la physionomie et la complexion du corps. Assumée par le discours, cette habitude recrée alors sur scène l’actio de l’orateur rhétorique en sa dimension dramatique, glissement qu’observe Marc Fumaroli dans son étude sur Corneille intitulée Héros et orateurs. Rhétorique et dramaturgie cornélienne (Genève, Droz, 1990). Pierre-Éloi Moreau PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0012 180 du monde tristanien. Prenant appui sur le travail d’une optique de la mélancolie, nous verrons d’abord que les diverses formes que lui donne Tristan, entre songes et visions obsessionnelles, se traduisent autant par une pulsion scopique que par une diffusion du motif pathologique dans le discours tragique [1 ère partie - « Le trouble de l’image : d’optiques mélancoliques en choix dramaturgiques »]. Cette première étude se veut le prélude à un examen rhétorique des tragédies : en effet, ce sont à la fois l’intrigue et la parole des personnages qui se trouvent contaminées par le dérèglement humoral, pour donner lieu à un dispositif rhétorique affirmant la singularité de l’écriture tristanienne [2 e partie - « Le trouble du verbe : de la rhétorique mélancolique au dispositif tragique »]. Finalement, ce dispositif dramaturgique nous montrera que la tragédie tristanienne s’affirme avant tout comme un « poème dramatique » élargissant la plainte mélancolique du personnage à une vision du monde tragique [3 e partie- « Le trouble de l’âme : des modulations de la mélancolie à la psychomachie poétique »] 1 ère partie - Le trouble de l’image : d’optiques mélancoliques en choix dramaturgiques Qu’elle soit tempérament ou pathologie, la mélancolie est un outil dramatique d’une grande efficacité en ce qu’elle affecte d’abord son sujet de visions, déclinées dans nos tragédies à partir du modèle du songe, qui en est l’archétype spectaculaire. Proposant une esquisse de différenciation des « visions » tristaniennes, Jérôme Laubner remarquait déjà une dichotomie entre songe et vision intérieure, la seconde relevant du « versant diurne » du premier. Il précise ainsi combien ce trouble du regard et de l’image fait « peser une véritable menace sur la possibilité d’une juste appréhension du réel » et que cela rencontre le champ d’une lecture épistémique baroque où le tissu du monde est constamment fragilisé 12 . Il s’agirait ici de radicaliser cette typologie en précisant encore ses motifs, afin d’envisager, outre l’exploration d’une « scène intérieure » qui crée « un espace de partage avec le spectateur », une véritable poétique de la mélancolie en tant que tempérament tragique et pathologie verbale 13 . Dans cette tentative de parcourir les motifs employés par Tristan en ses tragédies, où l’on pourra souligner la position programmatique de La Mariane, il s’agira donc de cerner les premières nuances du 12 Jérôme Laubner, « “Tant de chimères et de monstres fantasques” : les visions intérieures dans les tragédies de Tristan L’Hermite », Cahiers Tristan L’Hermite, n° XXXIX [« Tristan et le regard »], 2017, p. 41-42. 13 Jérôme Laubner, « “Tant de chimères et de monstres fantasques”… », p. 42. La mélancolie dans les tragédies de Tristan L’Hermite PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0012 181 monde tragique en lequel s’insère chacune des intrigues, tout en présentant le tremplin concret qu’est le ressort dramatique de la vision pour le dispositif verbal d’une pièce. L’évidence de l’humeur : les visions tristaniennes Tout d’abord, les différentes visions de l’univers tragique de Tristan se présentent moins sous le signe de la diversification que sous celui de la variation : autour de la constante de la manie, caractérisée par une manifestation immédiate et obsédante de l’image dans l’esprit et le discours du personnage, se déclinent les causes et les symptômes de chacune de ces pulsions scopiques dont on peut évoquer ici les figures. SONGE Hérode (le songe d’Aristobule) [LM I, 1] Sabine (la conjuration déjouée par Auguste) [MS III, 2] La Sultane sœur (la mort d’Osman) [Os I, 1] Osman (le chameau) [Os I, 3] VISION Folie Hérode (l’apothéose de Mariane) [LM V, 3] Néron (le triptyque spectral : une Érine infernale [Épicaris], un fantôme sanglant [Sénèque], des bour reaux inhumains [les conjurés] - en une vision suscitée par le récit du Centenier) [MS V, 4] La Fille du mufti (la vision finale d’Osman mort - en un déni de réalité où la victime (Osman) se transforme en bourreau et inversement : celle qui s’est vengée de vient alors à son tour persécutée) [Os V, 4] Mémoire Obsession portée par un devoir de mémoire Mariane (ses parents assassinés, « le vieux Hircane et [s]on frère meurtris ») [LM II, 1] Épicaris (Rome en flammes : « Ne nous souvient-il plus… ») [MS II, 2] Obsession pure / Aveuglement / Fantaisie 14 Hérode (Aristobule qui le hante à travers Mariane dans toute la pièce) [obsession] Osman (le portrait de la Fille du mufti évoqué en I, 3) [aveuglement] La Fille du mufti (la première vision qu’elle eut d’Osman, narrée en V, 3) [fantaisie] 14 Le terme est ici entendu en son sens classique, préféré au terme moderne de « fantasme ». Furetière fait de la fantaisie une puissance imaginative, mais aussi « la détermination de l’esprit à croire ou à vouloir les choses selon les impressions des sens », ou encore « ce qui est opposé à la raison, et signifie caprice, bizarrerie » Pierre-Éloi Moreau PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0012 182 Outre les effets d’écho et de symétrie entre les pièces et leurs personnages, c’est un motif obsédant de l’œuvre tragique tristanien qui nous apparaît ici. On remarque en premier lieu que le récit des images immédiates ou rémanentes, sous la forme d’un songe ou d’un spectre, est mis dans la bouche d’un personnage essentiel à l’action (Hérode évoquant le songe qu’il a fait ou Mariane se rappelant le meurtre de ses parents ; Épicaris racontant son souvenir de Rome en flammes ; la Fille du mufti ressassant son immortel souvenir d’Osman triomphant). Cette mise en récit d’une image présente à l’esprit semble relayer d’un point de vue dramaturgique la tirade en hypotypose traditionnellement confiée à une utilité du théâtre ou à un confident (chez Tristan, la mort de Mariane est narrée par Narbal, la mort de Sénèque par le Centenier, la mort d’Osman par Mamud). En trouvant cette fois son objet dans l’intériorité du personnage, la reprise de ce procédé narratif et figuratif tend alors à représenter l’état d’âme des principaux actants. C’est en ce sens que l’on peut, en second lieu, décliner la typologie proposée plus haut, puisque si l’ombre obsédante flotte partout, l’écriture tragique de Tristan semble établir une différence nette entre le songe, clef de l’intrigue par apparition imposée et dérangeante - il suscite ce qu’on pourrait nommer une obsession hallucinatoire ; la vision, autre clef de l’intrigue mais plus directement soumise au regard (des yeux et de l’esprit) du spectateur par le récit qu’en fait le personnage qui en est au même moment saisi - on peut alors parler de performativité, puisqu’elle suscite une hypotypose éloquente qui contribue cette fois à l’actualisation de l’obsession ; le souvenir horrible, à l’origine de l’action des conjurés 15 - en ce sens, il s’agit d’une autre obsession (qui entrave moins l’action qu’elle ne la guide) qu’on peut comprendre comme le revers réaliste de la fantaisie ; enfin, le récit a posteriori de la mort du personnage principal de la tragédie, qui, de procédé dramatique topique, se fait ressort original dès lors qu’il déclenche une vision chez le personnage affaibli par ses passions. Cette typologie nous fait singulièrement quitter les simples effets physiques et médicaux de la pathologie mélancolique, concrètement observés chez Hérode puis tardivement révélés chez Néron pris de fureur, puisque l’optique désemparée caractérise divers personnages, qu’ils soient tyran, (Dictionnaire universel [1690], Paris, SNL - Le Robert, 1978, « Fantaisie »). Largement investi par l’imaginaire tristanien, le phénomène trouve une dimension inquiétante et proprement tragique chez la Fille du mufti. 15 Epicaris est ainsi galvanisée par son souvenir de Rome en flammes et Mariane est suspecte aux yeux d’Hérode puisqu’elle lui rappelle sans cesse le meurtre de ses parents dont il est coupable ; Osman semble faire exception, mais on peut considérer que l’offense faite par le sultan à la Fille du mufti crée en elle un souvenir qui se fait moteur de sa vengeance. La mélancolie dans les tragédies de Tristan L’Hermite PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0012 183 conjuré, martyr ou confident. Or il nous semble que cette variation trouve son exposition dès l’ouverture de La Mariane : si la conversation d’Hérode et de Phérore (LM I, 2) déploie précisément une théorie des humeurs, elle oscille en réalité entre un exposé sérieux incitant à conserver une grille de lecture étiologique pour comprendre la tragédie, et une mise à distance sceptique de ce même exposé (d’ailleurs judicieusement placée dans la bouche du cas clinique qu’est le roi) invitant à lire autrement cette pathologie : Ces expositions ne me contentent guère, Ces principes communs ont des effets vulgaires […] Quoi qu’il en soit Phérore, écoute un peu le mien [de récit], N’importe qu’il promette, ou du mal ou du bien. (LM I, 2, v. 75-76 et 81-82) Coupant court (un peu tardivement néanmoins, après une soixantaine de vers) au propos de son frère, Hérode critique les « effets vulgaires » de ses « expositions » pour leur préférer ce qui deviendra des « effets tragiques » dans La Mort de Sénèque (MS V, 1, v. 1436), à savoir une mise en récit dramatique du songe (« écoute un peu le mien »), qui n’en attend pas une interprétation morale ni philosophique (« N’importe qu’il promette, ou du mal ou du bien »). En soulignant par la diérèse un terme qui renvoie heureusement à l’utilité des premières scènes d’une pièce de théâtre (« Ces expositions ne me contentent guère »), pour un propos qui semble plutôt avoir interrompu une action pourtant à peine (et magistralement) lancée, Tristan donne l’illusion d’alourdir son intrigue par un dialogue qui fait justement office d’exposition du caractère d’Hérode. De fait, il semble bien que le roi transforme cette conversation en débat platonicien où la doxa des « principes communs » exposés par Phérore trouve une double fonction : rafraîchir la mémoire du spectateur sur le potentiel psychique et physiologique de l’humeur, et susciter par ce décor de fond une attente à l’égard de la mise en dramaturgie nuancée qu’en propose Tristan dans sa pièce. La réplique d’Hérode trouve ainsi une signification à la fois rhétorique et stylistique. Rhétorique, d’abord, parce que le roi souligne l’originalité effrayante du songe reçu qui ne se réduit pas à un simple symptôme médical, dont il balaie les généralités par les formules « Quoi qu’il en soit » et « N’importe », dupliquant la double chute péjorative des hémistiches du vers 76 : « Ces principes communs ont des effets vulgaires ». Stylistique, ensuite, puisque la syllepse sur le terme « expositions », encore accentuée dans le vers par une double allitération en sifflantes et en dentales, éveille l’attention du spectateur, par ailleurs lui-même convoqué dans l’impératif « écoute un peu le mien », de telle sorte que le songe diffuse son caractère original à l’échelle entière d’une pièce qui promet un traitement spécifique des effets mélancoliques. Renouant Pierre-Éloi Moreau PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0012 184 avec une construction rhétorique consistant à exposer des « principes communs » pour en mieux réfuter ou nuancer la teneur, Tristan fait donc de cette conversation initiale une scène de captatio benevolentiae où s’annonce le déploiement tragique de la mélancolie, en une mise en intrigue qui vise à consacrer tout ensemble sa maîtrise et son dépassement esthétique du motif. Les symptômes d’une poétique en élaboration : La Mariane, pièce protatique Le cas pathologique d’Hérode nous incite dès lors à entrer dans la vision tristanienne par La Mariane, pour mieux comprendre les implications dramatiques et dramaturgiques d’un modèle original de mélancolie. Si l’auteur dit de Panthée qu’il a voulu donner une « sœur » à sa première pièce, on peut certes aussi l’entendre pour la suite de sa production tragique afin de mieux lire le reste de la famille à l’image de cette aînée 16 . Il s’agira ainsi de voir que la mélancolie d’Hérode ne se réduit pas à une affection pathologique et que les « effets tragiques » (MS V, 1, v. 1436) qu’elle produit s’observent tant au plan de l’intrigue qu’à celui de la parole : si aux troubles de la vision sont liées les intermittences du cœur, aux équivoques de la parole sont liées les fantaisies de la manie - l’obsession d’Hérode pour sa femme permettant alors de cerner les enjeux tragiques du ressort mélancolique. - Le poids de l’obsession Première tragédie de Tristan, La Mariane semble être avant tout la pièce d’une conscience tourmentée. Ayant éliminé la famille régnante pour parvenir au trône, le roi Hérode en a cependant épousé une fille qui lui rappelle incessamment son crime en se refusant à lui ; cette pression mémorielle trouve en outre un écho onirique, puisque le roi est hanté par le spectre du frère de Mariane qu’il a assassiné. Le cri liminaire d’Hérode saisi par ce rêve se change alors en un chant de déploration qui file à travers toute la pièce et flotte en arrière-plan des conflits : le spectre s’incarne dans les discours et les personnages, tour à tour évoqué par Hérode (habité par sa mauvaise conscience et son attirance pour Mariane) et par Mariane elle-même (débordée par sa fidélité à la mémoire de sa famille). Le songe s’avère alors être l’image de la mauvaise conscience du roi, et le blason spirituel qu’il offre de Mariane en apothéose à la fin de la pièce (V, 3) correspond en fait au dévoilement de ce qui l’a obsédé tout au long de l’intrigue, à savoir Mariane et le spectre qu’elle lui rappelait - et qu’elle devient elle-même. Ne pouvant 16 Tristan L’Hermite, « Avertissement à qui lit », Panthée [1639], Les Tragédies, coll. « Champion classiques », série « Littératures », 2022, p. 152. La mélancolie dans les tragédies de Tristan L’Hermite PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0012 185 plus désormais s’affranchir de sa mauvaise conscience en faisant de son épouse l’incarnation du reproche, Hérode se voit livré à une vision hallucinatoire qui se traduit par une nouvelle somatisation, comme pour le songe initial (en un encadrement d’ailleurs patent : l’exclamation initiale du roi « Mais quoi ? Le front me sue, et je suis hors d’haleine » [I, 1] se retrouve dans la réplique finale de Tharé : « La force lui défaut, et le teint lui pâlit, / Il est évanoui, portons-le sur un lit » [V, 3]) 17 . En ce sens, La Mariane identifie dès le premier essai tragique de son auteur une dramaturgie du clair-obscur, où les obsessions suscitent un espace autre : celui de l’ombre, intérieur d’une psychè tourmentée ou d’un corps mélancolique. Cette tragédie serait donc non seulement première mais encore liminaire et protatique, puisque fondatrice d’une poétique tristanienne. On remarque d’ailleurs que chaque titre de pièce ne désigne pas toujours le personnage principal de l’action, étant entendu que ce dernier est à chaque fois le plus spectaculaire parce que le plus troublé : Hérode, Néron et la Fille du mufti 18 . Le titre dramaturgique, en ce sens, évoquerait davantage la figure qui obsède le personnage principal (qui est moteur de l’action), tout en formant un perpétuel décor de fond (verbal et mental, et verbal parce que mental, comme de juste au théâtre) : la double figure de Mariane/ Aristobule pour Hérode 19 , celle de Sénèque pour Néron, celle d’Osman pour la Fille du mufti. Il s’agit donc moins du personnage principal de la tragédie (celui qui doit concentrer sur son caractère l’attention et les 17 C’est également l’hypothèse de Florent Libral : « Si l’apothéose de Mariane après sa mort (M, v. 1763-1770) semble sacraliser le personnage, elle pourrait n’être que l’illusion d’un Hérode au comble du mal noir : sa mélancolie érotique dégénèrerait alors en mélancolie religieuse, une forme maladive de superstition que les traités du XVII e siècle associent à des hallucinations délirantes, où apparaissent des êtres surnaturels » (Florent Libral, « Le Roi soleil aveuglé : d’une optique du politique dans La Mariane, La Mort de Sénèque, Osman », Cahiers Tristan L’Hermite, hors-série Agrégation 2023, 2022, p. 152). Il se réfère lui-même à Robert Burton pour ses exemples. 18 Dans Osman, le sultan concentre seul véritablement, du début à la fin de l’action, l’attention du spectateur, tandis que l’avancée et le dénouement de la pièce en font progressivement un objet de fascination, tant pour les mutins que pour la Fille du mufti. Or cette dernière pourrait bien être la véritable héroïne de l’intrigue, l’ayant hantée de l’ouverture (le projet de mariage d’Osman et le portrait) au dénouement (sa mort sanglante sur le cadavre du sultan), et ayant mené l’action de conjuration à laquelle elle entrelace une passion qui la conduit à la mort. 19 Cette superposition des personnages est notamment développée par Véronique Adam dans un article intitulé « Le mythe de l’androgyne dans l’œuvre de Tristan L’Hermite » (Cahiers Tristan L’Hermite, n° XIX, 1997, p. 5-15), où cette possible identité fantasmatique du frère et de la sœur est proposée comme source de la mélancolie d’Hérode. Pierre-Éloi Moreau PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0012 186 émotions du spectateur) que de la figure poétique au cœur de l’intrigue (celle qui éclaire l’action et s’en fait le moteur par son attitude) : une voix spectrale (Mariane), une conscience morale (Sénèque), une image fascinante (Osman). Il est par ailleurs notable que la mort de ces trois personnages obsédants, suivie de la pulsion scopique et visionnaire des trois autres personnages qu’ils hantent, permet la fixation mythique, parce qu’hallucinatoire, de ces figures de morts tragiques - ce qui institue un spectacle efficace et une réelle cohérence dramatique (s’achevant ainsi sur une « pointe »). Dès lors, imprégnant l’action d’Hérode, la mélancolie infuse encore l’atmosphère de La Mariane toute entière et révèle la présence obsédante de figures en arrière-plan des discours. Le songe liminaire est à ce titre doublement prophétique ou protatique, annonçant d’emblée l’issue de l’actio du personnage (sa mort psychique) et celle de l’intrigue de la tragédie (la frénésie). Il n’est alors pas anodin que dans « le trouble de son âme » qui, au dénouement, « offusque sa raison » (LM V, 3, v. 1734), Hérode dénonce sa propre « bouche sanguinaire » (LM V, 2, v. 1593), en un amalgame rhétorique où prévaut la concinnitas frappante de l’image, puisqu’on retrouve le teint sanglant et la « bouche morte » du spectre entrevu initialement (« Il semblait […] que de sang meurtri tout son teint se couvrît, / Et sa bouche était morte encor qu’elle s’ouvrît », LM I, 2, v. 123-125) : la condamnation d’Aristobule, obsessionnellement redoublée dans celle de Mariane, se mêle donc au désir incessant du roi d’être uni à sa femme, vœu tragiquement réalisé dans une interversion des visages. De fait, en repoussant inconsciemment la vision macabre par la condamnation de la figure vivante qui la lui rappelle, Mariane, le roi entérine au contraire sa propre obsession : imprégné de sa hantise, il confond les visages et finit par endosser lui-même le masque sanglant du spectre (sa sentence de mort rend sa bouche « sanguinaire ») en voulant le conjurer - ironie et fatalité proprement tragiques où le personnage réalise le contraire de ce qu’il veut (héritage des intrigues antiques) et se trouve contaminé par sa propre confusion (création d’une intrigue mélancolique). Ainsi, la réponse de Soesme, condamné à tort comme complice du faux complot ourdi par Mariane, fait entendre des mots étonnamment proches de ceux d’Aristobule : « On répandra du sang qui doit crier vengeance » (LM III, 3, v. 1063) - ce second innocent persécuté par le furieux prolonge ainsi l’accusation de « l’ombre » et ravive la mauvaise conscience du roi entraîné dans une frénésie de condamnation et dont l’action trouve dès lors son sens dramatique non dans un caractère de tyran illustré par le personnage mais dans une complexion de mélancolique modulée par la tragédie. La mélancolie dans les tragédies de Tristan L’Hermite PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0012 187 - La réversibilité des figures De la présence obsédante de figures tragiques découle leur entrelacement dramatique, cette confusion trouvant son origine en un magnétisme qui fait du roi un cas de mélancolie érotique avéré 20 . De fait, aimanté par sa femme, Hérode l’est de ce fait par le spectre à travers lequel il la retrouve, et l’on n’oublie pas que dans le récit du songe, il se dit interpellé par une voix qui dit précisément le nom de Mariane (en une première occurrence qui la relie donc d’emblée au fantôme et se trouve d’ailleurs soulignée par la diérèse) : Lorsqu’une voix plaintive a percé les ténèbres, Appelant MARIANE avec des tons funèbres. J’ai couru vers le lieu d’où le bruit s’épandait, Suivant dans ce transport l’Amour qui me guidait. (LM I, 3, v. 95-98) Évoquant déjà la mort à venir de la reine, cette voix aux « tons funèbres » hante Hérode comme son épouse puisqu’elle souligne pour chacun que Mariane n’est pas, sur scène, dans son vrai « lieu » ; si c’est bien le propos d’une tragédie de la grâce d’achever son intrigue sur un retour de l’âme au ciel qui l’a conçue (« ton origine vient des cieux », dit Sénèque à son âme, dans ses stances funèbres ; MS V, 1, v. 1426) comme cela semble advenir pour Mariane élevée au ciel à l’acte V, c’est bien le jeu d’une dramaturgie de la mélancolie que de semer le trouble dans l’esprit d’un Hérode en proie à la confuse impression que Mariane n’est pas, et dès le début de la pièce, à sa place auprès de lui. La justification convoquée par le roi pour expliquer son rêve en devient alors touchante d’impuissance : le vers « Suivant dans ce transport l’Amour qui me guidait » emploie en effet à la césure le terme « transport » en un double sens sentimental et physique, puisque l’élan de la passion transporte littéralement et magnétiquement le roi vers un autre « lieu » (littéral, dans le songe, comme psychique : le songe lui-même) où il rencontrera le visage terrifiant du spectre. Obsédé par sa passion, le monarque suit donc la voix macabre à cause du nom qu’elle prononce - ce qui se donne en outre comme un présage de mort puisque Hérode et Mariane sont tous les deux attirés par cette voix d’Aristobule 21 : le nom obsédant de 20 Jacques Ferrand, De la maladie d’amour ou Melancholie érotique. Discours curieux qui enseigne à cognoistre l’essence, les causes, les signes, & les remèdes de ce mal fantastique. Par Jacques Ferrand Agenois, Docteur en la Faculté de Medecine, Paris, Denis Moreau, 1623 (repris par les éditions Classiques Garnier, coll. « Textes de la Renaissance », n° 153, 2010). 21 Mariane est moins hantée par les figures sanglantes de ses parents que par leurs « pitoyables cris » (LM II, 1, v. 382) et « leur plainte » (v. 384). Pierre-Éloi Moreau PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0012 188 Mariane devient alors le véritable spectre qui hante le roi, en une imagerie tragique où la tension est avant tout portée par la parole 22 . En ce sens, de même que Mariane se fait image vivante du spectre, Aristobule s’impose inversement comme une figure fantomatique de l’épouse. En effet, les sentiments du roi face au spectre du jeune homme se troublent, comme le signale une réécriture du mythe ovidien d’Orphée dans le récit du songe (LM I, 3) 23 . Le « sentier en pente, abrupt, obscur, plongé dans les ténèbres épaisses » 24 que parcourt chez Ovide Orphée ramenant Eurydice à la surface de la terre est changé dans le récit d’Hérode en « un bois écarté / Où l’horreur habitait avec l’obscurité » (v. 93-94), décor tout aussi infernal, locus horribilis dans lequel retentit la voix du spectre. C’est du reste la seule manière par laquelle Hérode reconnaît ce dernier (« Je ne l’ai reconnu qu’à la voix seulement », v. 117), ce qui amène à penser que, dans l’esprit du roi qui déjà « forcène » (comme Néron à l’acte V de La Mort de Sénèque), le frère est une hypostase de la sœur. Furieux des imprécations du fantôme, le roi tente alors de riposter : À la fin j’ai levé le bras pour le frapper, Mais pensant de la main repousser cet outrage, Je n’ai trouvé que l’air au lieu de son visage. (LM I, 3, v. 134-136) Le réseau métonymique du « bras », de « la main » et du « visage » signale bien la fragmentation d’un personnage déstabilisé par cette vision. En outre, cette déstructuration de l’être prend place dans un autre réseau, sonore quant à lui, scandant de manière précise ce court échange gestuel entre le roi et le 22 Roland Barthes montre dans le Sur Racine la manière qu’a l’auteur de Bajazet de suspendre l’existence scénique (et, partant, physique) d’un personnage au seul mot d’un autre : « […] dans la tragédie on ne meurt jamais parce que l’on parle toujours. Et inversement, sortir de la scène, c’est pour le héros, d’une manière ou d’une autre, mourir : les sortez de Roxane à Bajazet sont des arrêts de mort, et ce mouvement est le modèle de toute une série d’issues où il suffit au bourreau de congédier ou d’éloigner sa proie pour la faire mourir […] » (Roland Barthes, Sur Racine, Paris, Seuil, coll. « Essais », 1963, p. 18). 23 En 1639, Tristan convoque explicitement la figure du poète légendaire dans un poème de circonstance intitulé « L’Orphée », adressé à son ami Blaise Berthod, pièce où il récrit notamment la catabase désespérée de l’amant espérant retrouver Eurydice ; Alain Génetiot en propose une étude sous le titre évocateur « Harmonie et tragédie : le lyrisme mélancolique de “L’Orphée” », où il relève notamment que les paroles d’adieux d’Eurydice « sont structurées en une véritable tirade de tragédie riche d’émotions variées » (Cahiers Tristan L’Hermite, n° XXIII [« Tristan : poésie »], 2001, p. 23). 24 Ovide, Métamorphoses, X, 53-54 : « accliuis trames, / arduus, obscurus, caligine densus opaca » (nous traduisons). La mélancolie dans les tragédies de Tristan L’Hermite PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0012 189 spectre (« fin » et « frapper », « bras » et « frapper » dans le premier vers ; « pensant » et « repousser » dans le deuxième ; « trouvé » et « visage » dans le troisième ; et l’unité sonore du / ou/ les relie en une même image avec « pour », « repousser », « outrage », « trouvé »). Le déploiement de ce petit tableau épique mène d’ailleurs à un effacement progressif des motifs, passant du « bras » à la « main » puis à « l’air », par lequel le roi est comme projeté dans un monde baroque où l’optique vacille. Or ces trois vers stylisés récrivent précisément le geste d’Orphée qui, s’étant retourné trop tôt vers Eurydice, tente de saisir son ombre qui fuit définitivement vers les enfers, tel du moins que le raconte Ovide : « et tendant les bras, luttant pour être saisi et pour la saisir, le malheureux n’embrasse que l’air qui s’évanouit » 25 . Il est remarquable qu’un même geste structure deux textes symétriquement antithétiques : Hérode tente de frapper un mort qu’il hait et jalouse là où Orphée tente d’embrasser une défunte qu’il adore et regrette. L’obsession du roi l’habite ainsi jusque dans ses gestes qui, inconscients, montrent que le spectre n’est pas une image morale du passé figée mais bien une figure du dispositif hallucinatoire dramatique mettant en scène un dérèglement de l’attitude et de l’optique. Ainsi, sous le fantôme apparaît l’épouse 26 . Il s’agit dès lors pour Tristan d’exposer cet entrelacement des figures dans l’esprit d’Hérode, confusion qui dit le sens tristanien de l’aporie tragique, dont le point culminant est sans doute cette permutation baroque des figures et des gestes qu’elles suscitent, exemplaire de l’ironie tragique telle que sait la manifester le tragédien : voulant chasser le spectre, Hérode fait le geste d’un amant mythologique tandis qu’à l’inverse, poussé à bout à l’acte suivant, il chasse sa femme « avecque violence », réalisant contre elle ce qu’il eût voulu faire contre le fantôme. Au demeurant, ce mouvement d’attirance et de répulsion envers Mariane, provoqué par l’amour et la jalousie, se situe au plan physique et fantaisiste du regard comme au plan verbal : le procédé discursif de la prosopopée, consistant à faire parler une image ou une figure par sa simple mention, se redouble dans le cadre de l’intrigue dès lors que toute mention de Mariane dans la bouche d’Hérode re-suscite (et ressuscite) le spectre d’Aristobule qui le hante. En effet, les « mots si fort injurieux » prononcés par Aristobule sont aussi ceux par lesquels sa sœur offense Hérode, en une invective qui n’est pas seulement verbale mais révèle toute une attitude imprécatoire, si l’on en croit 25 Ovide, Métamorphoses, X, 58-59 : « bracchiaque intendens prendique et prendere certans, / nil nisi cedentes infelix arripit auras » (nous traduisons). 26 Alain Génetiot poursuit son analyse du poème tristanien « L’Orphée » en remarquant que les effets somatiques de la passion chez le personnage (il perd sa voix) avaient été préparés dans La Mariane (« Harmonie et tragédie… », art. cit., p. 25-26). Pierre-Éloi Moreau PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0012 190 ces deux descriptions que produit Hérode des échanges qu’il a eus avec Aristobule puis Mariane : Ses propos dès l’abord ont été des injures, Des reproches sanglants, mais tout pleins d’impostures. Il a fait contre moi mille imprécations ; Il m’est venu charger de malédictions. (I, 3, v. 127-130) Ses yeux étincelaient d’une injuste colère, Et dans ces mouvements cruels et furieux, Elle m’a dit des mots si fort injurieux Que, ne pouvant souffrir une telle insolence, Enfin je l’ai chassée avecque violence. (II, 5, v. 674-678) Ainsi la manie d’Hérode, par la pratique du polyptote (injures/ injurieux) et de la variation synonymique et sonore (propos/ mots, impostures/ injuste), réactive-t-elle sans cesse l’imprécation du spectre à travers les injures essuyées. Du discours rapporté au personnage transposé, le roi relaierait alors le processus créateur du dramaturge tel que l’entendait Marc Fumaroli sous la formule de « polyphonie rhétorique » reprise par Emmanuelle Hénin dans une analyse de La Mariane : La création de personae fictae caractérise précisément le travail du dramaturge, compris comme « polyphonie rhétorique », puisqu’il donne voix à une série de dramatis personae, autant de types, d’images conservés dans les magasins de la mémoire et réactivés par la force de l’actio de l’acteur et de l’evidentia scénique. Mais l’acteur lui-même devient parfois cet orateur polyphonique, quand il utilise des figures qui créent un théâtre dans le théâtre en faisant apparaître des visions ou des personnages imaginaires : prosopopée, éthopée, hypotypose. Au théâtre, les personae fictae créées par le seul verbe de l’acteur s’opposent aux dramatis personae incarnées physiquement par lui ; mais comme les personnages du drame sont eux-mêmes faits de mots, il n’y a entre ces deux réalités qu’une différence de degré dans la visibilité et non de nature. 27 Il est clair que la « création de personae fictae », comme le propose Emmanuelle Hénin en reprenant la formule par laquelle Quintilien désignait 27 Emmanuelle Hénin, « “La tragédie est la lice des passions” : rhétorique et dramaturgie dans les monologues de Médée et d’Hérode (Corneille, Médée V, 2 ; Tristan, Mariane, V, 1) », in Béatrice Jakobs et Volker Kapp (dir.), Seelengespräche, Berlin, Duncker & Humblot, coll. « Schriften zur Literaturwissenschaft » n° 31, 2008, p. 133- 134. La formule de « polyphonie rhétorique » est empruntée à Marc Fumaroli (Héros et orateurs, op. cit., p. 301), qui évoque justement les personae fictae comme des personnages « possibles » inclus dans le plus réel personnage dramatique qui les suscite par sa réplique. La mélancolie dans les tragédies de Tristan L’Hermite PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0012 191 le procédé rhétorique de la prosopopée, n’est pas explicite chez Hérode, puisque celui-ci n’établit pas de comparaison stricte entre Aristobule et sa sœur à partir des « mots si fort injurieux » de cette dernière 28 . Pour autant, l’identité quasi textuelle de l’attitude des deux antagonistes politique et domestique à son pouvoir révèle dans le rapport verbal qu’en fait le roi une véritable obsession par laquelle le songe parle incessamment à travers lui - on rejoint alors la « prosopopée » quintilienne, puisque le roi fait parler un autre personnage et suscite malgré lui la « polyphonie rhétorique ». Par ailleurs, Aristobule est par excellence le personnage du drame qui est « fait de mots », comme l’évoque Emmanuelle Hénin, tant par son existence dramatique que par sa manifestation auprès d’Hérode : il apparaît d’abord par sa voix (appelant Mariane) et se répand ensuite en « imprécations ». Cette parenté d’Aristobule et Mariane, à la fois génétique et rhétorique (de telle sorte que la seconde supplante même la première), constitue donc un Janus qui se donne surtout sous l’aspect d’une image tour à tour agressive et agréable pour un Hérode dont l’optique, en proie à ses passions, est déréglée, comme l’illustre cette description de Mariane : Il n’est point de rubis vermeils comme sa bouche, Qui mêle un esprit d’ambre à tout ce qu’elle touche, Et l’éclat de ses yeux veut que mes sentiments Les mettent pour le moins au rang des diamants. (LM I, 3, v. 275-278) Si ce blason manifeste la passion d’Hérode pour sa femme, on a pu voir que la fureur en renverse les topoï maniéristes à l’acte suivant : les « rubis vermeils » de la bouche de Mariane lancent des « mots fort injurieux » (II, 5, v. 676), « l’éclat de ses yeux » les fait « étincel[er] d’une injuste colère » (v. 674), et les « sentiments » du roi eux-mêmes se transforment en « violence » (v. 678). Or cet équilibre précaire, non tant des sentiments que du discours, où l’on voit que Tristan s’ingénie à manier les images poétiques et à révéler parfois leur réversibilité (en une perspective baroque qui affirme le vacillement des repères), trouve en réalité une origine dans une identification gémellaire revendiquée par Mariane elle-même dans une évocation de son frère aux vers 405 à 411. Ce portrait d’Aristobule, vantant « sa grâce, sa beauté, sa parole et son port », offre une proximité lexicale troublante avec les deux blasons de Mariane formulés par Hérode d’un bout à l’autre de la pièce, surtout lorsque le roi observe de Mariane que « sa grâce est augmentée ainsi que sa beauté » (LM V, 3, v. 1766) et loue « Et [s]es grandes vertus et [s]es rares beautés » (v. 1785). L’énumération initiale, presque répétitive en son rythme scandé (« Sa grâce, sa beauté, sa parole et son port »), prépare l’élancée maniériste des symétries physiques et poétiques aux vers 407-408, 28 Quintilien, Institution oratoire, IX, 2, 29. Pierre-Éloi Moreau PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0012 192 où l’identité des figures est soulignée par les doublets binaires et la mise en miroir du « il » et du « je ». C’est donc à nouveau un véritable blason que présente cette éthopée. Or, en faisant ainsi écho aux descriptions passionnées produites par Hérode, le portrait d’Aristobule par sa sœur est logiquement aussi affecté de son envers tragique : de même qu’Aristobule est un sosie de la beauté de Mariane, cette dernière propose ailleurs un discours qui est le sosie des injures du spectre au roi. Cette identité génétique et obsessionnelle se révèle donc productive au plan dramatique, en superposant les figures dans l’imagination du roi et dans les discours, comme au plan anthropologique, en soutenant l’hypothèse d’un monde incessamment réversible et déstabilisant : sous l’effet d’une mélancolie érotique, les dramatis personae que sont Mariane et Aristobule deviennent alors des personae fictae, tant il est vrai que l’imagination du royal maniaque remodèle les personnalités selon sa propre intrigue intérieure - de telle sorte que l’imaginaire fictionnel règle l’action tragique à partir de l’attitude optique du personnage. De ce fait, la « voix plaintive » aux « tons funèbres » qu’Hérode a entendue une première fois en songe le poursuit désormais incessamment à travers sa femme et « trouble son repos » à tous les niveaux - Aristobule inquiète sa conscience : Fantôme injurieux qui troubles mon repos, Ne renouvelle plus tes insolents propos (I, 1, v. 1-2) Mariane inquiète son ménage : La mort émoussera tous ces piquants propos, Qui, blessant mon honneur, traversent mon repos. (III, 2, v. 773-774) la Jalousie inquiète son amour : Ne m’importune plus, conseillère indiscrète, Infidèle espionne, et mauvaise interprète, Qui troubles mon repos en me troublant le sens. (V, 1, v. 1411-1413) et les trois figures inquiètent son pouvoir. Le mouvement de désir qui attire le roi vers son épouse le rapproche donc tragiquement de son juge et redouble sa passion, de telle sorte que la solution qu’il adopte, fuir le « spectre » (Aristobule) ou le « Dragon » (la Jalousie), correspond à fuir celle qu’il aime : l’aporie tragique prend ainsi appui sur une parole troublée et produit une reconnaissance paradoxale (voir le spectre derrière sa femme, et sa Jalousie obsessionnelle derrière ce Janus) où l’anagnorisis aristotélicienne ne concerne que le spectateur et non le personnage aveuglé par sa « manie ». En effet, dans le personnage d’Hérode, à la fois juge et partie, roi et amant, donc puissant et faible, victime d’un complot imaginaire et victime réelle de l’amour, la tension tragique atteint un point de complexité qui trouble le propre processus de reconnaissance du roi : le discours de ce dernier permet une identi- La mélancolie dans les tragédies de Tristan L’Hermite PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0012 193 fication stylistique de la figure qui se manifeste à lui (le spectateur reconnaît Mariane derrière son frère ou Aristobule derrière sa sœur) mais il ne la réalise pas lui-même sur le plan rhétorique (il ne s’adresse alternativement qu’à Mariane, au spectre ou à sa Jalousie, sans comprendre leur surimpression) ; il oscille dès lors de manière passionnée entre l’amour et l’accusation sans voir que, Prométhée mélancolique, il est enchaîné à une « roche » qui l’aveugle 29 . L’exemple de La Mariane manifeste ainsi l’importance du lien entre pulsion scopique et discours tragique, et montre bien comment la complexion mélancolique imprègne l’attitude optique. L’échange imaginaire entre le personnage recréant une figure qui l’habite et le dramaturge suscitant un être qu’il compose permet alors une mise en abyme où c’est moins l’action évidente qui compte que le déploiement d’une parole polysémique et imagée. Or l’image étant une production rhétorique - du dramaturge écrivant et du personnage agissant -, c’est selon un fonctionnement proprement verbal qu’il s’agira de poursuivre cette étude pour entrer dans le dispositif initié par La Mariane, en lequel l’optique mélancolique, de visuelle, se fait verbale. 2 e partie - Le trouble du verbe : de la rhétorique mélancolique au dispositif tragique Envisagée comme une maladie dramatique et rhétorique, la mélancolie emprunte certes son lexique aux discours médicaux du temps, qui rivalisent de lyrisme sur le sujet. Or Tristan L’Hermite fait encore le choix d’en imprégner ses tragédies, de telle sorte que les trois intrigues de La Mariane, de La Mort de Sénèque et d’Osman semblent s’être façonnées autour d’une pathologie qui s’avère bientôt tourner en un tempérament propre aux personnages, tant l’enjeu dramatique paraît se déplacer du plan de l’action vers celui de la parole. L’ombre flottant partout en cette dramaturgie du clair-obscur, elle affecte en effet jusqu’au discours des personnages en se faisant image rhétorique, de telle sorte que la mélancolie ne caractérise pas seulement les cas pathologiques déjà avérés mais explique encore les figures tragiques ainsi révélées. Cet écart voulu par rapport à une tradition théâtrale mimétique (mettre en scène un caractère connu - mos - à des fins didactiques) devient création résolue d’un modèle rhétorique original (rendre compte d’une attitude singulière - habitus - à des fins esthétiques), tant il est vrai que la voix de la mélancolie se fait entendre partout en une authentique prosopopée dramatique. En ce sens, Tristan nous éloigne tout autant d’une simple assimi- 29 C’est ainsi que Salomé désigne Mariane dédaignant les faveurs du roi (LM I, 3, v. 268). Pierre-Éloi Moreau PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0012 194 lation de la topique mélancolique à un excès baroque que de la réduction de l’esthétique baroque à un pur excès (qu’illustrerait alors cette déraison faussement marginale ou transgressive) puisque l’orientation résolument rhétorique de ce choix dramatique tend en effet à ressaisir un topos lexical au cœur même d’une figure théâtrale. Dès lors, la mélancolie fondant aussi son efficacité scénique sur une authentique présence verbale du personnage, elle rend compte, au-delà d’une simple désorientation de l’optique, de l’éthos chaotique de l’être humain en la figure tragique qui l’énonce. C’est ici le lieu, après avoir établi dans un premier temps le caractère programmatique de La Mariane en ce domaine, d’étudier les « effets tragiques » (MS V, 1, v. 1436) que permet cette modulation rhétorique de la mélancolie dans les trois pièces que nous voulions interroger. En effet, en tant qu’elle concerne un corps et suscite une typologie, la mélancolie donne lieu à un nuancier où se côtoient bile jaune, bile noire, échauffement cramoisi du sanguin ou pâleur du flegmatique. Ce jeu de variation ne pouvait alors manquer de rencontrer le poids symbolique de la couleur noire, associée à l’énigme ou à l’incompréhensible, à ce qui suscite la méfiance ou rend compte d’une dissimulation. Aussi pourrait-on entrer plus précisément dans le réseau rhétorique du clair-obscur par lequel l’ombre n’est plus simplement opposée au réel (comme image du hors-scène) ou au vivant (comme synonyme du spectre) mais représente une arrière-scène présente au cœur même du réel inquiétant (comme signe d’une parole faite de revers et de replis). De telle sorte que l’humeur, dont viennent la couleur noire et ses teintes sombres, ne demeure pas tant un thème omniprésent qu’elle ne devient un authentique ressort rhétorique et dramatique affiné d’une tragédie à l’autre et contribuant à la singularité du style tragique de Tristan. « La teinture est une vérité des profondeurs » 30 ou la rhétorique humorale - Dans l’ombre du pouvoir ou le trouble intérieur Principe régulateur des intrigues tragiques, la mélancolie impose tout d’abord un vocabulaire qui contamine le discours. On observe ainsi dans les tragédies tristaniennes que chaque acte d’opposition au pouvoir, suscitant ainsi la méfiance, est associé au noir, couleur topique du mal comme de la 30 Gaston Bachelard, La Terre et les rêveries du repos, Paris, José Corti, 1948, p. 33. Le philosophe évoque une dialectique de la couleur (franche) et de la teinture (nuancée) pour proposer une approche oblique et toujours complexe d’un phénomène intérieur jamais uniforme (« On sent tout de suite que la couleur est une séduction des surfaces alors que la teinture est une vérité des profondeurs »). La mélancolie dans les tragédies de Tristan L’Hermite PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0012 195 mélancolie 31 . De la même manière, le complot comme la méfiance sont désignés de manière récurrente comme un « poison », dont Ariste dans La Folie du Sage dit aussi qu’il est une « matière noire » 32 . Or aux troubles de la parole sont liées les intermittences de la passion : la noirceur révèle moins la perfidie de celui qui en est accusé que le trouble mélancolique de celui qui l’en accuse. Au dispositif dramatique insistant sur l’inadéquation des passions de l’âme et de la réalité correspond donc cette couleur noire, dont l’ombre est la teinte dramatique, de telle sorte que Jérôme Laubner peut parler d’une « intériorisation de la fatalité » du fait de « l’importance prise par […] les dérèglements physiologiques 33 ». Au dispositif hallucinatoire régi par des « visions » correspond ainsi un dispositif rhétorique constitué de termes chroniques. Ces derniers révèlent à la fois la structure de l’espace tragique, entre scène agonistique et arrière-scène fantasmatique, et l’ambivalence de la parole dramatique, entre ressort impuissant à établir une communication et modalité d’expression de l’être profond. Si l’on pouvait voir en effet que des figures spectrales hantent les personnages principaux 34 , on peut encore se rappeler que le terme d’« ombre » (comme l’« esprit ») est un synonyme de « spectre » à l’époque classique : cet usage rhétorique tend donc à souligner que la « noire action » est intériorisée sous la forme d’une image obsédante mais aussi que toute mention adjacente d’un des termes susdits (ombre, spectre ou esprit) pourrait bien rendre compte d’une métaphore obsédante qui placerait le monde tristanien sous le signe d’un désordre de l’esprit. Aussi Furetière cite-t-il précisément un des premiers vers de La Mariane, dans son Dictionnaire de 1690, pour appuyer sa définition de l’ombre comme ce qui « se dit aussi d’une pleine obscurité, telle que celle de la nuit » : « Va dans l’ombre éternelle, ombre pleine d’envie » (LM, v. 3) - le lexicographe ne précise pas pourtant auquel des deux emplois se rapporte sa définition, le doublet formant d’ailleurs une belle antanaclase dont Tristan sait tirer profit. De fait, en déployant précisément un vaste spectre des sens du terme 31 Dans La Mariane, par exemple, la « noire intention » ou « noire perfidie » de la reine est ce qui régit le « noir attentat » qu’elle fomente (LM I, 3, v. 302 ; II, 6, v. 717 ; III, 2, v. 777). 32 Tristan L’Hermite, La Folie du sage (1644), III, 4, v. 864. Sabine instille par exemple chez Néron l’idée que Sénèque complote et que « ce dangereux poison s’entretient et sommeille » (MS I, 1, v. 17) ou qu’à tout instant « quelque nouveau poison va couler de [l]a langue » du philosophe (MS I, 1, v. 170). 33 Jérôme Laubner, « “Tant de chimères et de monstres fantasques” », art. cit., p. 53. 34 Nous renvoyons à notre première partie sur le traitement tristanien de la mélancolie, intitulée « Le trouble de l’image : d’optiques mélancoliques en choix dramaturgiques ». Pierre-Éloi Moreau PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0012 196 « ombre » tels que désignés par Furetière 35 , le poète dramatique s’attache ainsi à réunir ces différents sens en un même réseau baroque où le vacillement des apparences se pose comme règle épistémique de fonctionnement du monde tragique. Les ombres renvoient alors aux visions intérieures et aux fantaisies des personnages, en un réseau de figures construites par une imagination affectée d’une vision spectrale (Hérode, dans La Mariane) ou sujette à une préscience funèbre (Sabine, dans La Mort de Sénèque, et la Sultane sœur, dans Osman), idéalisant la réalité (la Fille du mufti, dans Osman) ou en restant à jamais hantée (Mariane, dans la pièce éponyme, ainsi qu’Epicaris, dans La Mort de Sénèque). Aussi l’ombre est-elle à la couleur symbolique du noir ce que la vision hallucinatoire est à la réalité qu’on supposerait une et harmonieuse : un rapport de nuance s’établit, en lequel la surface uniforme de la couleur ou du monde, initialement attendue, se trouble en une teinte suggestive. En ce sens, si Hérode peut dire « Ma gloire n’est qu’un songe, et ma grandeur une ombre », c’est moins par renvoi topique à la vanité du pouvoir politique que parce qu’il doit ces qualités à une intervention de Mariane en sa faveur : Quand le Parthe inhumain prit Hyrcane et Phaselle, Je dus ma délivrance à son conseil fidèle. Sans cet insigne effet de sa secrète amour, Je perdais à la fois et le Sceptre et le jour. (LM I, 3, v. 283-286) En ces vers, il n’exprime pas tant l’inanité de son pouvoir que la véritable origine de son maintien : les mobiles de Mariane à l’extraire de cette situation sont certes mystérieux, le roi voulant les attribuer à une « secrète amour » redoublant par hyperbole la mention passionnée de l’« insigne effet », mais il reste qu’y sont suspendus à la fois son trône et sa vie (« et le Sceptre et le jour »). À ce titre, le réseau sonore sait réunir aux césures des vers 285-286 l’« effet » de la « secrète amour » et la formule « à la fois », annonçant l’effective perte du « Sceptre » et du « jour » dans la folie finale du roi, tandis que « Sceptre » reprend significativement l’adjectif « secrète », minant le pouvoir d’une présence obscure, et que la rime relie tragiquement « amour » et « jour », puisqu’Hérode ne vit que par son épouse. Dès lors, issue directe- 35 Antoine Furetière, Dictionnaire universel [1690], Paris, SNL - Le Robert, 1978, rubrique « Ombre ». On trouve par exemple les définitions suivantes du terme : « l’âme d’un mort » (« ombre pleine d’envie », LM, v. 3) ; ce qui « se dit figurément de ce qui est opposé à effectif, réel & corporel » (« Ma gloire n’est qu’un songe et ma grandeur une ombre », LM, v. 224) ; « ce qui est vain, qui passe, qui est peu solide » (Osman « n’est plus que l’ombre / De ce grand empereur qu’il fut auparavant », Os, v. 1246-1247) ; ou encore la vaine apparence (Osman refuse de sa sœur un « songe décevant / Dont la solidité n’est rien qu’ombre et que vent », Os, v. 371-372). La mélancolie dans les tragédies de Tristan L’Hermite PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0012 197 ment de cette « mélancolie érotique », la folie finale du roi montre que son pouvoir ne repose que sur un « nom » spectral (« un songe », « une ombre ») qui, s’évanouissant quand il cherche à le saisir, le rend fou 36 . Cette méditation sur la vanité du pouvoir renvoie donc moins, par ces allusions, à une tournure sentencieuse du propos dramatique qu’à un ancrage mélancolique de la rhétorique tragique qui, rencontrant un écho auprès des deux cousins tragiques d’Hérode, quitte le topos dramatique pour devenir une métaphore obsédante : chacun à leur tour, Néron et Osman se trouvent désemparés par le même ressort du complot intérieur qui, de simple conjuration politique, se fait le prélude (pour Néron) ou la matérialisation (pour Osman) d’un espace intérieur obsédant, en sa double dimension dramatique et psychique. Le propos de Néron transpose ainsi celui d’Hérode dans le champ politique : En vain nos légions sur les bords de l’Euphrate Ont vaincu Vologèse et soumis Tiridate, Si les filles à Rome osent en trahison Venir m’assassiner jusque dans ma maison (MS III, 1, v. 723-726) Bien que cette réplique soit prononcée par un souverain confronté à une conspiration, un « indice secret de son tempérament [tragique] » (LM I, 2, v. 62) est encore semé à travers l’opposition spatiale des confins de l’Empire (« les bords de l’Euphrate ») et du lieu familier désigné en des termes domestiques plutôt qu’officiels (« ma maison », autrement dit le palais impérial). L’empereur ainsi déstabilisé frôle le burlesque, puisque l’on passe des frontières de l’Empire à la « maison », et d’ennemis prestigieux (Vologèse et Tiridate) aux « filles » de Rome ; mais on devine encore, à travers l’insulte manifeste à Epicaris, que c’est jusque dans sa « maison » psychique que Néron voit cette « nouvelle Alecton » (MS V, 3, v. 1727) venir l’« assassiner » : à l’éclat extérieur d’une victoire guerrière répond le trouble intérieur d’une accusation vainement étouffée, annonçant déjà l’« Erinne infernale » qui poursuit l’empereur à l’issue de la tragédie. Néron, dans un propos qui n’est certes ni humoral ni amoureux mais cette fois explicitement politique, se rapproche autant d’Hérode que le fait un Osman qui, également poursuivi de la menace intérieure des mutins dont il ne soupçonne pas qu’elle est doublée de la vengeance personnelle de la Fille du mufti, emploie le même vocabulaire que le roi de La Mariane pour dire sa chute : Aurais-tu [ô Fortune] pour Osman des outrages sans nombre ? Il est si fort changé que ce n’est plus que l’ombre De ce grand Empereur qu’il fut auparavant. (Os V, 1, v. 1245-1247) 36 On peut relire en ce sens la réécriture du mythe d’Orphée aux vers 134-136 de La Mariane (LM I, 3), que nous analysons dans le premier volet de notre étude. Pierre-Éloi Moreau PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0012 198 De la vanité du pouvoir, relevant d’une réflexion topique en régime tragique, on glisse à l’évanescence du personnage qui se trouve aussi « fort changé » qu’un Hérode au « teint tout pâle et les yeux égarés » lorsqu’il apprend la mort de Mariane (LM V, 3, v. 1665), ou qu’un Néron au récit de la mort de Sénèque (« César, à ce récit tu parais tout changé », MS V, 4, v. 1845). Au dénouement de chaque pièce, les troubles se rejoignent rhétoriquement pour dessiner une communauté de visages défaits par l’infortune, et réunis sous le signe de la confusion intérieure que Tristan, fût-ce par réflexe de poète en quête d’une image frappante, décrit sous une même crainte du noir complot et de la décomposition de soi. Le trouble intérieur rend alors vain l’éclat extérieur, et si cette fragilisation est ordinaire dans le cadre tragique, elle prend ici sens dans un discours médical où l’humeur suscite autant le trouble physique que la culpabilité morale. - Au cœur du personnage d’Hérode ou le démon Salomé De fait, la dimension politique rend manifeste le trouble intérieur du personnage, comme si le traitement de la tyrannie devenait prétexte à une plongée plus précise dans l’univers psychique et rhétorique de la figure tragique. C’est ce à quoi nous introduit la rime « rigueur/ cœur » qui trouve une récurrence chronique dans La Mariane (sept usages de la rime pour dixhuit mentions uniques de « rigueur »). Dans la première tragédie, l’usage galant et poétique du terme très classique de « rigueur » se transforme pour Hérode en une véritable métaphore de son obsession pour Mariane : l’amour est indissociable de la souffrance qu’elle exerce sur lui, à tel point que le « cœur » se trouve perdu lorsque la « rigueur » ne lui pèse pas. En témoignent ces vers prémonitoires d’Hérode contre son épouse : Ingrate, mon amour se transforme en furie ; Et déjà tous ses traits, qui sortent de mon cœur Se changent en serpents pour punir ta rigueur. (LM II, 4, v. 642-644) Le personnage étant entraîné par sa propre humeur, c’est sous l’effet rhétorique de l’apostrophe produisant une coupe lyrique, « Ingrate », que l’amour « se transforme en furie » - le vers condense même toute la dynamique de la pièce puisque c’est bien de « furie » que sera pris Hérode en condamnant Mariane, puis de « frénésie » à l’annonce de la mort de la jeune femme (en une circularité de la pièce où le célèbre monologue inaugural annonce non seulement l’issue de la pièce mais énonce encore son climat). Cette « transformation » de l’amour rappelle d’ailleurs une certaine energeia baroque en trouvant une application très concrète dans « ses traits » qui eux aussi « se changent en serpents », suscitant alors une image saisissante du furor amoureux. Par la structure maniériste des hémistiches très symé- La mélancolie dans les tragédies de Tristan L’Hermite PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0012 199 triques - « traits/ serpents » à la césure, « cœur/ rigueur » en guise de chute - , la métaphore évoque une contamination du réel par l’humeur : le « cœur » bouleversé par la « rigueur » produit l’image des « serpents » pour dire la fureur des « traits », en une psychomachie qui se fait éminemment performative. Or cette métamorphose stylistique de la parole tire moins ses images d’un vivier exogène et topique que du réseau rhétorique établi par l’intrigue elle-même et amorcé dès le cri liminaire d’Hérode sortant du sommeil - endogénie rhétorique qui reflète d’ailleurs le réflexe métaphorique des personnages puisque l’action tragique produit à l’échelle de l’intrigue les formules que l’humeur sécrète à l’échelle du personnage qui en ressent les effets. En outre, un véritable réseau lexical est à mettre au compte des « effets tragiques » de l’intrigue mélancolique, élargissant ainsi ses enjeux du plan de la réplique à celui des relations entre les personnages. Par exemple, les vers imprécatoires d’Hérode précédemment cités recoupent étonnamment la machination de Salomé qui voulait, par l’échanson, lancer au roi Un trait noir qui portant la tristesse et la crainte, Donne à l’âme crédule une mortelle atteinte, Trouble les sentiments, & fait qu’en un instant L’ardente amour se change en courroux éclatant. (LM II, 2, v. 539-542) La stratégie de Salomé consiste à raviver une humeur déjà présente : en évoquant le « trait noir […] portant la tristesse et la crainte », la sœur du roi rappelle plus spécifiquement une réplique de Phérore au cours de la conversation philosophico-médicale qu’il mène avec Hérode au sujet des sources et des effets des humeurs, puisque le frère du roi évoque justement « la mélancolie à la noire vapeur / Où se logent toujours la tristesse et la peur » (I, 2, v. 57-58). Cette reprise quasi textuelle du traité de Guillaume Rondelet, définissant la mélancolie comme « une folie, sans fièvre, mais mêlée de crainte et d’un triste abattement », établit ainsi un double écho à la fois intra et inter-textuel, pour souligner l’action parfaitement lucide et perverse de Salomé qui sait manipuler son frère par l’humeur 37 . Qu’elle soit alors désignée par Dina, la confidente de Mariane, comme un de ces « esprits méchants et curieux » (LM II, 1, v. 473) n’aura rien pour nous étonner, puisqu’elle convoque ainsi le sens fort de ce synonyme de l’ombre en désignant à la fois un personnage inquiétant et la noirceur morbide d’un « fantôme » insaisissable (LM I, 1, v. 1). De telle sorte que, saisi par cette manipulation, le roi 37 Guillaume Rondelet, Methodus curandorum omnium morborum corporis humani in tres libros distincta, Paris, Charles Macé, 1573, t. I, p. 108a : « desipientia sine febre cum timore et moestitia » (cité par Carine Luccioni, Les Rencontres d’Apollon et de Saturne, Paris, Classiques Garnier, coll. « Lire le XVII e siècle », n° 17, p. 40). Pierre-Éloi Moreau PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0012 200 peut constater lui-même son enfermement dans un monologue ouvrant l’acte V par une duplication des termes phares de la mélancolie : Et par quelque sentier que mon penser s’adresse, J’y rencontre toujours la crainte ou la tristesse. (LM V, 1, v. 1427-1428 ; nous soulignons) Lucidité qu’il n’avait certes pas en chassant de sa chambre une épouse « ingrate », à laquelle il adresse pour finir ces vers dont l’ironie tragique est palpable après que l’on a entendu la stratégie de Salomé : Et s’il advient jamais que dans cette humeur noire, Tu lances quelque trait qui ternisse ma gloire, Je le repousserai d’un air qui fera foi Qu’on ne doit pas manquer de respect à son Roi. (LM II, 4, v. 649-652) Dans « ce grand aveuglement où chacun est pour soi » dont Molière exploitera magistralement le ridicule 38 , Hérode projette sur sa femme cette même « humeur noire » qui le rend illusoirement confiant en sa propre force à « repouss[er] » la menace imaginaire - ce qui le réduit ainsi à se réfugier derrière « un air » de pouvoir dont la double généralisation de part et d’autre du dernier vers souligne le caractère factice : « Qu’on ne doit pas manquer de respect à son Roi ». Que la menace de Mariane prenne pour son époux la forme d’un « trait », rappelant précisément celui que prépare Salomé et ceux qui « sortent [du] cœur » d’Hérode, achève alors de tisser le réseau mélancolique autour d’une rhétorique agonistique d’origine humorale. En se reconnaissant passible aux « traits » de Mariane, le roi, amant malheureux confronté à une « roche » (LM I, 3, v. 268) et se dissimulant désespérément derrière le masque du « Roi » confronté à un « on », révèle en fait que toute action de sa femme se change pour lui en « quelque trait », qu’il soit flèche d’amour - venu du cœur - ou pique perfide - preuve de rigueur. Dès lors, à partir d’une image topique (celle des « traits ») endossant progressivement une profondeur herméneutique, on peut recomposer un réseau dramatique qui fait quitter le simple cadre de l’action et complexifie les rapports entre les personnages tout en entrelaçant les discours 39 . En considérant ainsi que Salomé, dans l’ordre choisi de l’intrigue, attise l’humeur royale et suscite un tel discours aveuglé où les traits portés sont en 38 Molière, Le Misanthrope, III, 4, v. 968. 39 Dans la préface de Panthée, on découvre d’ailleurs que le changement des « traits » du fait d’un cœur agité fut observé par Tristan jusqu’en l’acteur Mondory : « Les changements de son visage semblent venir des mouvements de son cœur » (Tristan L’Hermite, « Avertissement à qui lit », Panthée, op. cit., p. 153). La somatisation dramaturgique (de l’acteur) tire son efficacité de son efficience sur le plan dramatique (du personnage). La mélancolie dans les tragédies de Tristan L’Hermite PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0012 201 réalité d’ores et déjà assimilés par la victime, il apparaît de ce fait que la sœur du roi est le véritable « Démon diligent » (IV, 1, v. 1087) qu’Hérode croit voir veiller à la préservation de sa couronne. Désignant en fait cette maléfique conseillère adepte des malédictions (envers Mariane, aux vers 529-532) ou des machinations (envers l’Échanson, qui est « [s]a créature », au vers 543), ce démon se changera ensuite en « serpent » de Jalousie dans l’ultime monologue à double-entente que prononce le roi désemparé (V, 1), reprenant encore une métaphore par laquelle celui-ci désignait les traits qui, orientés en sous-main par Salomé, « sortent de [s]on cœur » pour punir Mariane (LM II, 4, v. 644). Le confident perfide dont Salomé reprend le modèle suscite donc une intrigue dans l’intrigue, puisque la sœur du roi se fait metteur en scène interne en exploitant l’humeur du roi à des fins machiavéliques, de telle sorte que le ressort mélancolique n’est plus seulement dramaturgique (il suscite une répétition plaisante d’images topiques) mais se fait authentiquement dramatique (la rhétorique est outil et symptôme de la stratégie de Salomé 40 ). Il n’est de cette manière pas anodin que la sœur d’Hérode « entre » à l’acte I, selon la didascalie, au moment même où le roi va commencer le récit d’un songe qui substituera aux « effets vulgaires » des humeurs exposées par Phérore une intrigue authentiquement tragique : Quoi qu’il en soit Phérore, écoute un peu le mien, N’importe qu’il promette, ou du mal ou du bien. Salomé entre. (LM I, 2, v. 81-82) Si cette réplique d’Hérode signale l’originalité de la pièce tristanienne dans son traitement de la mélancolie, la régie dramaturgique affine encore par la didascalie l’agencement tragique : à l’instant même où le personnage du roi fait entrer le thème médical topique dans les rouages d’une dramaturgie originale qui s’apprête à en sublimer les « indices secrets » (LM I, 2, v. 62), la perfide Salomé fait sa première apparition pour nouer à l’hallucination première du roi les ressorts du mensonge et de la manigance. Elle se trouve ainsi, en une attitude proprement rhétorique, liée à l’humeur par son actio - le plan scénique (elle apparaît pour entendre le songe et suscite l’intrigue mensongère) - et par son elocutio - le plan verbal (elle connaît les images proprement mélancoliques et les convoque pour intriguer). L’effet performatif de la réplique tragique est dès lors saisissant, suscitant à la fois une image rhétorique (le récit du songe) et une image dramatique (la dramatis persona de Salomé) en un double plan spectaculaire parfaitement huilé par le filtre mélancolique. 40 Dans la lignée de ces « artisans de l’illusion » dont parle Jacques Morel dans Jean Rotrou, dramaturge de l’ambiguïté, Paris, Armand Colin, 1968, p. 214. Pierre-Éloi Moreau PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0012 202 - Le mouvement d’humeur du stoïcien ou la véritable conversion de Sénèque Au demeurant, cette contamination tragique de l’intrigue et du discours par la mélancolie pourrait bien susciter une lecture renouvelée de La Mort de Sénèque. En effet, la rhétorique tragique semble y rendre les personnages équivoques et les placer ainsi dans un régime de l’instable caractéristique d’une conception mélancolique du monde. Le tempérament troublé se présente dès lors comme un possible inscrit dans l’être et révélé par le prisme de la contagion pathologique, dont rend notamment compte la rhétorique dramatique. Sabine fuit par exemple Sénèque comme un songe obsédant qui l’affecte physiquement : Mais le voici ce savant personnage. À son funeste abord je change de visage (MS I, 1, v. 165-166) 41 Jugeant le philosophe incapable de contenir « l’humeur qu’il a reçue » (MS I, 1, v. 118), l’épouse de Néron pourrait bien, sous sa haine visible, suggérer aussi au spectateur (et ce dès l’ouverture de la pièce) une lecture plus nuancée du philosophe, en suscitant comme une intrigue secondaire autour du futur martyr et converti de cette autre tragédie de la grâce qu’on a voulu lire en La Mort de Sénèque. On pourrait en effet interroger la figure du Stoïcien sous l’angle d’une « folie du sage », celle-là même qui mêle dans le personnage d’Ariste la défaillance humorale et la sagesse néo-stoïcienne, et dont le philosophe donne précisément « mille indices divers » (MS I, 1, v. 95), selon un double sens heuristique (l’indicium, une trace révélant une vérité) et médical (les « indices » permettent de saisir des symptômes et l’adjectif « divers » désigne encore à l’époque classique un caractère bizarre et fantasque) 42 . Il semble pour commencer que la chute de La Mort de Sénèque révèle un partage de la folie entre un Néron furieux et un Sénèque sage (d’autant plus sage qu’il se convertit au christianisme en un baptême sanglant). En effet, le philosophe ne laisse pas de perturber la lecture moralisée de son personnage au cours de 41 La Sultane sœur repoussera quant à elle le songe revenant (unique cas, dans le corpus tristanien, d’une réactivation du songe après sa première mention, qui témoigne donc de son rôle rhétorique accru dans cette dernière tragédie) par des mots similaires : « Songe plein de terreur, épouvantable histoire ! / Dont le funeste objet repasse en ma mémoire » (Os II, 1, v. 313-314). 42 Rappelons que La Mort de Sénèque et La Folie du Sage ont été créées la même année 1644, bien que la tragédie ait vraisemblablement vu le jour en premier (en janvier). Sans doute s’agissait-il de proposer en cette écriture simultanée les deux faces d’une même figure : le sage philosophe d’une part, d’aspect tragique et édifiant, et le sage mélancolique d’autre part, d’aspect plus ludique mais non moins instructif. La mélancolie dans les tragédies de Tristan L’Hermite PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0012 203 la pièce : il ne dédaigne pas les flatteries courtisanes auprès de l’empereur 43 ; il se laisse affecter par l’injustice, hors du hiératisme stoïcien qu’il revendique, comme le montre le geste qui consiste à rejeter ses tablettes (signe de son aveuglement ou de son impuissance à l’égard de Néron) 44 ; Sénèque accapare encore la gloire de la mort en chassant sa femme par des termes singulièrement autoritaires et étonnamment proches de ceux de Néron, qui n’admettait pas davantage de réplique en lui refusant de se retirer de la cour à l’acte I (MS V, 1, v. 1591-1594 et 1599) ; le philosophe, enfin, montre à sa mort une « constance » dont la cohérence n’est pas flagrante, si l’on en croit la remarque de Sabine au récit du Centenier : « C’est mourir dans la pompe et dans la bonne odeur » (MS V, 4, v. 1794), venant à la fois interroger la valeur purement décorative de la longue description du riche intérieur de Sénèque et ironiser sur sa mort « en odeur de sainteté » - en un double niveau de lecture qui, en soulignant encore le lien de la rhétorique au bâti de l’intrigue, suscite un encadrement de la pièce par de suggestives répliques de Sabine (du sage débordant d’« humeur » à sa mort odorante) 45 . Toutefois, on peut encore mettre au crédit du philosophe la doctrine stoïcienne du sage délirant et, de ce fait, incompris du monde, de telle sorte que la faiblesse dont il est atteint pourrait n’être que pathologique, si l’on en croit la singulière parenté du trouble exprimé ailleurs par Ariste devant le roi : Le roi Mais vous n'avez-vous pas vu Palamède ? Ariste Non, Sire. 43 Stéphane Lojkine propose déjà une double lecture possible du personnage en rapprochant le frontispice de l’édition originale et l’épître dédicatoire au comte de Saint-Aignan (Stéphane Lojkine, « Construire Sénèque », in Nadine Kuperty-Tsur, Jean-Raymond Fanlo et Jérémie Foa [dir.], La construction de la personne dans le fait historique, 16 e -18 e siècles, Aix-en-Provence, Presses de l’Université de Provence, coll. « Le temps de l’histoire », 2019, p. 183-220). 44 En un mouvement d’humeur, au sens à la fois courant et mélancolique du terme puisque c’est un geste d’Ariste lui-même, le bilieux de La Folie du Sage, face à l’injustice de la mort supposée de sa fille. 45 On peut entendre cette réplique en un double sens : la rancune de Sabine peut faire allusion à cette « odeur » du saint mourant et ainsi pointer par avance l’apothéose de Sénèque dans la suite du récit ; mais elle apparaît également comme une maxime dans la tradition du théâtre humaniste, venant frapper le spectateur de sa rhétorique sententiaire un instant détachée de l’intrigue, pour élargir la lecture à une certaine méditation. La question demeure néanmoins : à quelle méditation, spirituelle (la conversion d’un philosophe) ou existentielle (le trouble des passions), le spectateur est-il réellement appelé ? Pierre-Éloi Moreau PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0012 204 Le roi Il vous cherche partout. Ariste Ses soins sont superflus. Je me cherche moi-même et ne me trouve plus. 46 puis par Sénèque devant l’empereur : Sénèque [à Néron] Mon jugement s’égare en ces biens superflus, Je m’y cherche moi-même et ne m’y trouve plus. (MS I, 2, v. 223-224) Cet auto-pastiche de Tristan, loin de n’être qu’un trait topique doublant l’expression d’un égarement du sage face à la politique mondaine, pourrait bien se révéler motif rhétorique affirmant explicitement la position d’un sage délirant, selon une tradition que rappelle Patrick Dandrey au sujet d’Ariste : L’ambivalence inhérente à l’imaginaire de la mélancolie, écartelé entre une ontologie des délires sans fièvre et une expression analogique de la dérive morale, aura de la sorte permis à Tristan de combiner le modèle stoïcien de la folie du sage, héros parfait inaccessible à toute autre faiblesse que pathologique, et le modèle tragique du héros moyen, dont la faute s’inscrit dans le contexte de méprise et d’illusion propres à la tragi-comédie, et que résout une reconnaissance (l’anagnorisis aristotélicienne) qui est à la fois dissipation de l’erreur et reprise de soi par le personnage égaré 47 . Or le cadre cette fois pleinement tragique, et non plus tragi-comique, de La Mort de Sénèque trouble la simple « dissipation de l’erreur », en laquelle s’abolirait toute fatalité. En effet, il ne s’agit plus de dire que Sénèque sauve son éthos de sage stoïcien par la « reconnaissance » d’un certain délire philosophique qui l’affecte, mais qu’il n’acquiert cette posture purement « pathologique » (donc moralement acceptable) qu’en tant qu’il transmet, au seuil de sa mort, son humeur à un autre personnage. Le suicide du philosophe, en germe dans le titre et courant ainsi tout au long de la tragédie, se donne en effet comme le point culminant de l’action tyrannique de Néron, de telle sorte qu’il s’agit moins d’une volontaire hémorragie mortelle que d’une « saignée » purgative qui transfère la noire mélancolie du maître à l’élève - doublant ainsi, pour le dire avec les mots de P. Dandrey, la « dérive morale » (la tyrannie) d’un « délire » réel (la « frénésie » finale de l’acte V). Le sang du philosophe, plein d’« humeur » selon Sabine, viendrait alors se substituer à 46 Tristan L’Hermite, La Folie du Sage (1644), III, 2, v. 698-700. 47 Patrick Dandrey, « La Folie du sage entre mélancolie et stoïcisme », Littérales, numéro spécial n° 3 [« Actualités de Tristan », J. Prévot (dir.), actes du colloque international des 22, 23 et 24 novembre 2001 tenus à l’Université Paris X - Nanterre], Nanterre, Centre des Sciences de la Littérature, 2003, p. 193-194. La mélancolie dans les tragédies de Tristan L’Hermite PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0012 205 celui de Néron, si l’on en croit encore sa perfide compagne : « cette avide sangsue […] par le moyen de ses secrets ressorts / Te veut avec le sang ôter l’âme du corps » (MS I, 1, v. 117-120). De physiologique, l’enjeu de ces vases communicants devient ainsi spirituel, la folie de Néron n’étant certes pas celle d’Hérode, puisque l’empereur romain n’est pas atteint de la « mélancolie érotique » de Jacques Ferrand comme son cousin de Judée - ce n’est pas la complexion physique mais l’âme de son élève que Sénèque a (dé)formée, au point d’ailleurs que Néron devient pour son maître une figure symbolique (persona ficta) du châtiment : « C’est un fléau des Dieux ; / C’est la punition de mes fautes passées » (MS II, 4, v. 612-613). Au simple délire stoïcien succède à la fin de la pièce la folie furieuse, et à la « faiblesse pathologique » du maître l’exemplaire psychomachie de l’élève. En ce déplacement, le seul furor cicéronien ne suffirait pas à expliquer, comme pour le roi de Sardaigne de La Folie du Sage, le « forcènement » d’un empereur plein d’hybris : l’afflux massif de motifs hallucinatoires et mélancoliques dans la réplique « furieuse » de Néron (MS V, 4, v. 1846-1861) rappelle cette fois un « arrière-plan physiologique » 48 qui n’est certes pas propre au tyran, puisque ce dernier ne présente aucune pathologie patente avant de constater lui-même que « tous [s]es sens sont troublés » (v. 1847), mais qui pourrait bien venir de son maître, en une translatio humorium où la transmission pédagogique de la rhétorique (MS I, 2, v. 245-252) se double d’une transmission spirituelle de la mélancolie. Les effets pathologiques de la « folie du sage » deviennent ainsi effets psychomachiques du furor du tyran, eux-mêmes doublés de manifestations somatiques chez l’empereur qui « paraî[t] tout changé » (MS V, 4, v. 1845), « brûle de colère et frissonne d’effroi » (v. 1849). De ce fait, le spectateur perçoit un monde à double-fond puisque la sagesse d’une constance ou d’un dépassement de soi cache la complexité des relations mondaines (le philosophe est aussi un habile courtisan qui modalise son discours par une réflexion pleine de sagesse) et la complexion des réalités humaines (le stoïcien est aussi plein d’une humeur en laquelle il « se cherche lui-même et ne se trouve plus »), de même qu’en amont de la subite fureur d’un tyran se dit l’arrière-plan humoral d’un sage qui aurait su se débarrasser de sa pathologie 49 . 48 Patrick Dandrey, « “La Folie du Sage” : une dramaturgie de la mélancolie », art. cit., p. 12 : « Plaidant pour une “mélancolie” sans arrière-plan physiologique, Cicéron définit le furor comme maladie de l’âme, passion indépendante de la complexion humorale, folie dans la tradition tragique de l’hybris, folie du tout-puissant, du vainqueur absolu qui ne supporte pas de limites à son pouvoir ; le roi de Sardaigne [dans La Folie du Sage] est de ceux-là ». 49 Rien d’extraordinaire à cette guérison, puisqu’elle est celle d’Ariste lui-même lorsqu’il apprend la « résurrection » de sa fille Rosélie, ainsi que l’atteste le médecin : Pierre-Éloi Moreau PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0012 206 Dès lors, cette part d’ombre d’une tragédie de la grâce, dont Tristan purge in extremis le personnage-titre en déportant son délire stoïcien vers l’empereur, mène à relire la folie finale de ce dernier, poursuivi par les figures de ses accusateurs : Je ne sais ce que j’ai ; Tous mes sens sont troublés, et mon âme inquiète Ne peut plus se remettre en sa première assiette. Je brûle de colère et frissonne d’effroi ; Je forcène, j’enrage et je ne sais pourquoi. Une Erinne infernale à mes yeux se présente ; Un fantôme sanglant me presse et m’épouvante. Ne vois-je pas venir des bourreaux inhumains Qui tiennent des serpents et des fouets en leurs mains ? (MS V, 4, v. 1846-1854) Outre le visage « tout changé » (v. 1845) que lui trouve Sabine à l’orée de cette élancée visionnaire et qui reprend les données topiques d’une métamorphose d’origine humorale, Néron se montre ici dans une mauvaise « assiette » 50 où les métaphores physiologiques ne sont plus de simples tropes (l’alternance oxymorique « Je brûle de colère et frissonne d’effroi » manifeste le trouble des sens et de la complexion) et dont l’extravagance trouve ses contours dans l’intrigue elle-même. En effet, l’empereur se décrit poursuivi par les personnages mêmes qu’il a persécutés : l’« Erinne infernale » est Epicaris, qu’il nommait « nouvelle Alecton que l’Enfer a vomie » (v. 1727) et Son père [Ariste] à qui les maux altéraient la raison, A de ce rare effet reçu sa guérison ; Il a perdu dès lors cette humeur inquiète, Et son âme a repris son ordinaire assiette (v. 1291-1294) Le commentaire de Patrick Dandrey à ce sujet est à nouveau lumineux : « Facilité dramatique ? Non pas, du moins dans la forme et l’expression : allusion au contraire à des méthodes curatives traditionnelles et patentées, celles du “réveil” et de la “réalisation théâtrale” » (Patrick Dandrey, « “La Folie du Sage”… », p. 13 ; les citations dans le texte sont de Michel Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Gallimard, 1972, p. 348 et 354). Le « réveil » spirituel de Sénèque lui fait en effet quitter son tempérament de Sage fou pour en faire un Sage sage. 50 L’emploi courant du terme se retrouve aussi dans le Traité de la melancholie de La Mesnardière, qui décrit cette affection comme « une tristesse incurable, une peur continuelle, des extravagances dans le discours, et des conséquences si mal tirées qu’elles témoignent que l’esprit n’est pas dans une bonne assiette » (H.-J. Pilet de la Mesnardière, Traité de la Mélancholie, La Flèche, 1635, p. 14 ; cité par P. Dandrey, « “La Folie du Sage”… », art. cit., p. 9). La mélancolie dans les tragédies de Tristan L’Hermite PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0012 207 qu’il interrogeait déjà sur son acharnement à son égard (« Qui de ta cruauté me rend ainsi l’objet ? », v. 1729) ; le « fantôme sanglant » figure le spectre de Sénèque dont l’empereur a mandaté la mort ; enfin, les « bourreaux inhumains » mobilisent à nouveau un cercle de conspirateurs conjurant cette fois contre le repos psychologique du tyran. En outre, et en une singulière inversion, celle qui de son vivant poursuivait Néron de sa rage ne fait après sa mort que « se présente[r] » à ses yeux, tandis que le stoïque précepteur se change au contraire en un spectre qui « [l]e presse et [l’]épouvante », comme si la transmission de l’humeur affectait même l’ordre d’un monde qui se renverse selon la logique de la folie. Par ailleurs, si l’on a déjà évoqué l’usage concerté des « serpents », motif topique des Furies poursuivant le criminel mais aussi image choisie du « trait noir » porté par Salomé au tempérament fragile d’Hérode, ils se retrouvent ici dans les mains de « bourreaux inhumains », ceux-là mêmes qu’appelait Néron pour « gêner » Epicaris à la scène précédente (« Ah ! c’est trop ! qu’on la livre aux bourreaux inhumains ! », v. 1745). Rien d’étonnant, certes, en une tragédie à la fois antique et chrétienne, à ce que le criminel se trouve lui-même persécuté par l’instrument de son crime (qui a vécu par l’épée périra par l’épée 51 ), mais cette cohérence s’inscrit dans un réseau psychologique et tragique qui en renforce la fatalité, matérialisant le poids de l’obsession tout en l’intériorisant, au point de doubler la scène tragique (Epicaris, Sénèque et les conjurés) d’une scène de psychomachie dans le seul esprit de Néron, proprement intrigué (« Je ne sais ce que j’ai »). En ce sens, la « folie du sage », qui rendait Sénèque singulièrement ambigu, si elle s’abolit dans sa conversion finale, n’est dépassée qu’au prix d’une transmission tragique de l’humeur dont les « effets tragiques » (notamment et surtout la fureur tyrannique grandissante de Néron) semblent bien être le véritable sujet de cette Mort de Sénèque. De la complexion psychique au huis-clos tragique : le cas d’Osman C’est dans Osman, tragédie de la fuite impossible, que le dispositif rhétorique tristanien atteint sans doute un sommet tragique en son incarnation dramatique (la vision hallucinatoire) et son option dramaturgique (la soumission de l’intrigue à l’humeur réelle ou métaphorique). Le sultan Osman, cherchant à fuir sa ville menacée que ne défendront pas des soldats mutinés, prépare son départ vers l’Égypte en sollicitant du mufti la main de sa fille pour sceller leur alliance. Or à l’espace du sérail, étouffant pour le sultan, s’ajoute encore l’espace de la parole, qui enferme le souverain turc dans une image rhétorique issue de la fascination qu’il exerce sur les autres. En ce sens, la rhétorique tragique redouble de puissance dans le huis-clos, tout autant 51 Mt 26, 52 : Omnes enim qui acceperint gladium gladio peribunt. Pierre-Éloi Moreau PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0012 208 spatial que verbal, et l’hallucination fascinée devient alors le véritable moteur de l’intrigue. - Structure centripète de la pièce : le huis-clos mélancolique En premier lieu, se dessine un huis-clos structurant un espace tout imaginaire mais véritablement oppressant. Tout d’abord, si l’unité de lieu semble régir la tragédie, au détail près d’un judas et d’un balcon qui permet à Osman de surplomber les mutins au moment où ils s’adressent à lui (l’attestent le vers 1062, en IV, 2, puis la didascalie au vers 1081, en IV, 3), l’espace tragique se divise de manière claire entre un dehors synonyme de puissance et de salut pour Osman, et un intérieur qui s’avère pour lui mortifère. À ce titre, on pourrait interpréter la didascalie liminaire d’Osman (la seule indication, parmi les trois tragédies, qui soit aussi détaillée 52 ), faisant de la scène « la façade du palais ou sérail », comme un renvoi implicite, par contraste, à la psychè troublée des personnages, matérialisant quant à elle l’intérieur du sérail (où, selon l’imaginaire classique de l’Orient, bouillonnent les passions) 53 . Habitant justement cet espace du dedans, la Sultane sœur est encore prise dans un songe, autre dedans, dont elle n’arrive pas à se défaire, quand bien même deux personnages feraient irruption sur scène (Fatime et Léontine), qui restent impuissants à en briser le charme (la Sultane sœur reste « travaillée » de cette vision après leur entrée, comme l’évoquent le cri « Achevez inhumains ! », au vers 8, puis l’interpellation « Ô sommeil outrageux… », aux vers 11 et suivants). Cette imbrication, faisant de la scène réelle la « façade » de l’arrière-scène hallucinatoire, peut en outre se retrouver chez Osman : si l’empereur verse dans la fantaisie à partir d’un portrait dont la véritable image est encore en-dehors de la scène (le dehors renfermant ainsi une potentielle beauté qu’il quête tout au long de l’intrigue), il est prisonnier, sur scène, de cette image. L’entrée de la Fille du mufti semble alors briser l’illusion du simulacre en crevant un espace fantasmatique qui ménageait une issue rêvée : Osman aspire depuis le début à quitter un espace qui le 52 Elle pourrait d’ailleurs être due à Philippe Quinault, qui s’est chargé de l’édition posthume de la pièce en 1656. Cette disposition scénique associe de manière intéressante la structure spatiale des pièces à sujet ottoman (l’intérieur d’un sérail, et la présence d’un judas ou d’un balcon matérialisant la disposition panoptique) et celle des tragédies classiques (l’espace, extérieur ou intérieur, devient toujours oppressant pour le héros tourmenté, tout en matérialisant le propre espace étouffant de sa psychè). 53 Selon ce dédoublement de la scène physique en scène imaginaire qu’observe notamment Emmanuelle Hénin à travers la création rhétorique de personae fictae reprise à Quintilien (Emmanuelle Hénin, « “La tragédie est la lice des passions” », art. cit., p. 133-134). La mélancolie dans les tragédies de Tristan L’Hermite PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0012 209 condamne (les mutins), et ce par le biais d’une illusion (le portrait suggérant la beauté de la Fille du mufti). Or ce départ se transforme en fuite, car à l’enfermement de l’image se substitue l’enfermement fatal de l’action (une illusion en remplace une autre en un système baroque efficace) : le sultan refuse le dedans (la vraie Fille du mufti) tout en voulant se réfugier au-dehors (l’Égypte) ; l’espace intérieur lui est opposé (les mutins lui interdisent de partir, brisant à nouveau le rêve d’un commandement glorieux à l’extérieur) tout en lui étant imposé (le portrait ne correspond pas à la vraie Fille du mufti qui lui impose sa vision passionnée, tandis que le songe de la Sultane sœur révèle déjà au sultan l’issue tragique de sa tentative). Osman se constitue donc autour d’une double dynamique : une conquête de la parole, comme le relève Nicole Mallet pour la Fille du mufti, mais aussi une tentative d’ouverture de l’espace tragique pour en fuir l’intérieur oppressant pour Osman 54 . Cette double quête, dont les enjeux se concentrent rapidement autour de la Fille du mufti, signe sans doute l’évolution de la technique dramaturgique tristanienne, de La Mariane à Osman, dernière tragédie qui conjoint adroitement intrigue verbale et intrigue gestuelle autour du motif de l’extravagance hallucinatoire : il s’agit pour le personnage féminin de conquérir la parole pour parvenir à communiquer verbalement avec Osman, et de conquérir l’espace (intérieur - le cœur d’Osman - et scénique - le sérail) pour parvenir à communiquer physiquement avec le sultan - ne fût-ce qu’en étant simplement sur scène avec lui, tant il est vrai qu’il cherche toujours à (la) fuir. La Fille du mufti se constitue peu à peu, pour Osman et malgré lui, en vision intérieure (elle incarne l’impossibilité de fuir) dérangeante (elle s’oppose à sa fuite) : « Cieux ! qu’est-ce que je vois ? cette fille importune / Accroît par son objet ma mauvaise fortune » (V, 2, v. 1314-1315), dit-il avant de lever son mouchoir en un geste de tragi-comédie. S’ensuit une tentative de fuite que fait avorter l’exclamation de la Fille du mufti : « Arrête ! digne prince autant que misérable », qui reprend celle de la Sultane sœur à l’ouverture de la pièce : « Demeure, parricide, arrête, sacrilège ! » (I, 1, v. 1). La vision s’en trouve ainsi renversée : saisi lui-même comme une figure de songe, Osman est logé de force dans un espace intérieur, qui est à la fois la scène (la Fille du mufti l’incite à demeurer près d’elle) et la psychè du personnage (elle conserve ce « digne prince » dans l’image originelle qu’elle a de lui). Le jeu hallucinatoire ordonne donc l’intrigue tragique autour du motif de la vision déformée, de telle sorte que la communication verbale s’en trouve elle-même affectée. 54 Nicole Mallet, « Les plaintes de la mal aimée : passion et scénographie dans la tragédie d’Osman », Cahiers Tristan L’Hermite, n° XX [« Tristan poète de l’amour »], 1998, p. 21 : « […] face à la chute inéluctable du jeune conquérant trop impétueux, la trajectoire de la Fille du Mouphti est celle d’une conquête de la parole ». Pierre-Éloi Moreau PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0012 210 Le long déni du sultan, vassal fanatique du personnage glorieux qu’il s’est lui-même forgé, prend fin dans ses stances, en une anagnorisis qui se révèle moins topique - un tyran détrôné par son hybris - qu’originale : c’est l’aimantation fatale du désir de la Fille du mufti qui attire progressivement Osman, sultan solaire, dans « l’ombre » d’une hallucination, et ce d’autant plus aisément qu’il jouait lui-même d’une glorification de son personnage. Pour le dire autrement, la propension orgueilleuse du sultan à se bâtir une posture souveraine ne le fait chuter (selon une traditionnelle dynamique morale) qu’en tant qu’il chute d’abord dans l’ombre d’une fantaisie marquée par la mort (selon une originale dynamique mélancolique). Le songe initial de la Sultane sœur annonçait donc à la fois la mort de son frère et le motif mélancolique de la vision (celle de la Fille du mufti) qui en est cause, en une exclamation à la fortune textuellement et thématiquement reprise par les stances d’Osman : Ô fortune inconstante, et de qui les caprices Élèvent et font choir les plus grands édifices ! (Os II, 1, v. 333-334) Ô Fortune ! nymphe inconstante, Qui sur une conque flottante Fait tourner ta voile à tout vent, Aurais-tu pour Osman des outrages sans nombre ? Il est si fort changé que ce n’est plus que l’ombre De ce grand Empereur qu’il fut auparavant. (Os V, 1, v. 1242-1247) La même apostrophe à la fortune « inconstante », d’un bout à l’autre de la pièce, achève de dessiner le huis-clos où se débattent les personnages (Osman avec les mutins, la Sultane sœur avec son rêve, la Fille du mufti avec sa passion). Si quitter l’espace scénique est mortel pour les personnages raciniens, comme l’observe Roland Barthes 55 , y rester est plutôt fatal pour Osman, qui se trouve encore pris dans une spirale de l’inachèvement consacrant le huis-clos : il ne parvient pas à s’enfuir avec l’épouse escomptée, puis à s’enfuir tout court ; la Fille du mufti ne parvient pas à se faire aimer ; la Sultane sœur ne parvient pas à faire adhérer son frère au songe qui la hante. Seule la conjuration trouve son accomplissement (contrairement à la fausse conjuration déjouée par Hérode, ou à la vraie conjuration déjouée par Néron), précisément parce que la passion y est liée et la conduit, à travers un amour se muant en vengeance. 55 Roland Barthes, Sur Racine, op. cit., p. 17-18. La mélancolie dans les tragédies de Tristan L’Hermite PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0012 211 - Dynamique centrifuge de l’intrigue : la Fille du mufti « artisan de l’illusion » En second lieu, le huis-clos tragique est délimité par une véritable obsession fantaisiste où la Fille du mufti, formant le centre d’un réseau rhétorique rendant visible à fleur du texte, par un mouvement centrifuge, l’origine mélancolique de l’intrigue, acquiert peu à peu la stature d’un personnage principal. Contrairement à la Sultane sœur, il est patent que la fiancée bafouée d’Osman veut demeurer dans sa vision imaginaire du sultan. Elle rejoint certes ainsi la complexité d’Hérode, qui était partagé entre un rejet du spectre d’Aristobule et un aveuglement obstiné à l’égard de Mariane. Toutefois, la vision qu’a la Fille du mufti du sultan n’est pas un effet de sa seule passion : cette posture lumineuse est bien calculée par Osman, quoiqu’il n’ait pas imaginé la communiquer de cette manière. Un contemporain de Tristan, Gabriel Naudé, voit comme un procédé politique de la part du souverain de se montrer au peuple comme une divinité : Or entre les secrets de la monastique je ne pense pas qu’il y en ait de plus relevés, eu égard à leur fin, que ceux qui ont été pratiqués par certaines personnes, qui pour se distinguer du reste des hommes, ont voulu établir parmi eux quelque opinion de leur divinité 56 . C’est donc moins le procédé lui-même que son traitement tristanien qui le lie proprement à la mélancolie et à la construction imaginaire. La rencontre entre la fascination de la Fille du mufti et la propension d’Osman à entretenir cette posture de chef de guerre n’est en ce sens pas hasardeuse 57 : la majesté d’Osman repose sur la captation des regards dont il ne soupçonne pas la potentielle dérive fantaisiste révélant chez la Fille du mufti fascinée un cas de mélancolie érotique. Le récit de Musulman, à la scène 2 de l’acte III, fait par exemple du regard magnétique d’Osman la cause de l’échec de la première révolte ; le commentaire de la Fille du mufti (« Pour conjurer bientôt cette grande tempête, / Osman n’aura qu’à faire un signe de la tête. / L’avantage, Sélim, n’est point donné des Cieux / De pouvoir soutenir un regard de ses yeux » ; III, 3, v. 903-906) la révèle alors victime facile d’une stratégie dont le sultan se montre lui-même conscient (« Quand ils s’assembleraient, cette canaille émue / Ne pourrait soutenir un éclat de ma vue » ; IV, 1, v. 985-986) 56 Gabriel Naudé, Considérations politiques sur les coups d’État (1639), précédé d’une étude de Louis Marin, Pour une théorie baroque de l’action politique, Paris, Les Éditions de Paris, coll. « Le Temps et l’Histoire », 1988, p. 93. 57 Elle advient d’ailleurs dans le cadre d’un dispositif optique explicitement politique étudié par Florent Libral autour des trois procédés de l’œil de prudence, de l’ostentation et de la dissimulation (Florent Libral, « Le Roi soleil aveuglé », art. cit., p. 141-156). Pierre-Éloi Moreau PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0012 212 tout en confirmant ce pouvoir d’Osman à l’égard des mutins. Or ce transfert de sa fascination sur les mutins vient notamment de ce que la Fille du mufti déifie clairement le sultan (comme en témoignent ses stances à la scène 1 de l’acte III, puis ses deux tirades à la scène 3 de l’acte V, aux vers 1400 à 1431 et 1437 à 1485). Hantée par le souvenir du souverain (v. 1470-1477), elle voit sa vision se prolonger d’un « mal » qu’elle décline en une logorrhée dramatique particulièrement soulignée par la construction des répliques : Tristan lui attribue à la fois des stances et deux tirades. On peut d’ailleurs tirer quelques vers notables de cette obsession visuelle : d’une part, le vers 1414, « Pourquoi t’ai-je revu, prince trop glorieux ? », mêle la plainte à l’affirmation irréductible de l’admiration (« revoir » Osman ne peut retirer le sentiment qu’il est « glorieux » : il l’est « trop » pour pouvoir le réfuter) ; d’autre part, la volonté de se sacrifier pour celui qui est ainsi définitivement perçu comme une divinité, aux vers 1424-1427, inscrit la dynamique politique formulée par Gabriel Naudé dans un climat d’hallucination mélancolique ; enfin, le vers 1439, « Tout ce mal m’est venu d’avoir ouvert les yeux ! », intervient comme un épiphonème résumant l’attitude de la Fille du mufti, sentence tragique que suit la déclinaison d’une isotopie du voir aux vers 1444 à 1457. L’obsession ne peut être plus affirmée, de telle sorte que ce lexique visuel devient finalement anaphorique à l’issue de la pièce lorsque la Fille du mufti est saisie par la vision d’Osman post mortem : « Je l’aperçois encore noblement dépité… », « Je le vois, ce grand prince… », « Je l’aperçois qui m’aime et qui me persécute… », « Je vois son port auguste et plein de majesté… Et vois même briller… ». Tristan transpose l’hallucination finale d’Hérode devant Mariane en apothéose dans un cadre plus complexe (Osman est loin d’incarner un martyr à l’image de Mariane), redoublant l’effet de tyrannie intérieure : le désir obsédant à l’égard d’un personnage aimé, dont la rigueur et le refus font de lui un bourreau, transpose l’intrigue politique du cadre de la scène à celui de la psychè, inversant le rapport tyrannique, dans le cas de La Mariane, mais le rendant plus précis et travaillé dans celui d’Osman. Dès lors, dans l’ultime réplique de la Fille du mufti, l’anaphore « je vois » rappelant les visions de l’Apocalypse pourrait souligner une même hallucination spectaculaire qui agit à la fois comme une révélation (c’est le point culminant de la fascination qu’éprouve la Fille du mufti) et comme une destruction (la réplique litanique précède immédiatement le suicide du personnage sur le corps du sultan). Au demeurant, ce cas de mélancolie érotique n’aurait rien d’assurément neuf s’il n’infusait toute l’intrigue de sa dynamique obsessionnelle : la Fille du mufti transfère sa fascination sur les autres personnages, redoublant ainsi l’effet diffusif de la fantaisie hallucinatoire dans l’économie tragique lorsqu’elle se fait image rhétorique. En effet, le portrait de la Fille du mufti La mélancolie dans les tragédies de Tristan L’Hermite PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0012 213 qui a été envoyé à Osman en gage de fiançailles paraît suggérer la dynamique sous-jacente à l’intrigue : cette « fatale et funeste peinture » (v. 1484) saisit le sultan, gagné par la beauté de l’image (« Cette jeune beauté de charmes si pourvue, / Qu’on m’a représentée et que je n’ai point vue » ; I, 3, v. 177-178) ; or la Fille du mufti semble avoir transposé dans cette peinture matérielle le portrait imaginaire et passionné qu’elle conserve d’Osman, après l’avoir vu pour la première fois : « Un bruit avantageux en ma triste mémoire / Avait déjà tracé mille traits à sa gloire, / Lorsque par sa présence et sans aucun dessein / Il se grava lui-même au milieu de mon sein » (V, 3, v. 1440-1443 ; nous soulignons), vers auxquels succède l’isotopie du voir dont on a mentionné les traits ci-dessus ; on comprend ainsi que la Fille du mufti tente de faire ressentir au sultan la fascination qu’elle a pour lui (« Tout ce mal m’est venu d’avoir ouvert les yeux ! » ; V, 3, v. 1439) pour le faire entrer dans l’espace de sa propre fantaisie. On serait presque tenté, en reconstituant ainsi la chronologie de l’action, d’inverser le rapport du littéral au métaphorique : la Fille du mufti ayant vu le sultan avant de lui envoyer son portrait, l’image rhétorique qui « se trace » en elle est plus réelle que cette image matérielle. La Fille du mufti crée donc une relation fondée sur deux visions hallucinées : toute à sa propre manie (Osman en sultan glorieux), elle incite le prince à adhérer au portrait transformé d’elle-même pour s’autoriser à son tour à adhérer à la vision qu’elle a de lui. D’où son exclamation : « Pourquoi t’ai-je revu, prince trop glorieux ? » (v. 1414) : paradoxalement, la vraie vision d’Osman, en brisant le charme de la fausse, qui est un souvenir, rétablit la distance déchirante sans annuler la fascination. Par la rencontre directe qui brise le souvenir, la rhétorique dramatique passerait alors de l’hypotypose (le récit de la rencontre avec le sultan qui évoque un souvenir obsédant et cryptotragique) à l’ekphrasis (le portrait mémoriel figé du « prince trop glorieux ») - tant il est vrai qu’Osman, déjà mort au moment de la tirade à la scène 3 de l’acte V, ne vit plus qu’à travers ce portrait rhétorique puisqu’il n’est déjà plus qu’un souvenir pour le spectateur. - La fixation hallucinatoire comme source du cérémonial tragique Du portrait matériel défigurant la Fille du mufti en un sens stratégique au portrait halluciné amplifiant Osman en un sens tragique, l’intrigue se déploie autour du doublet baroque image-métamorphose qui, loin de n’être qu’un prétexte à spectacle pour Tristan, se révèle éminemment inquiétant et édifiant. Comme l’Hermione de Racine pour Roland Barthes, la Fille du mufti convoque à cette occasion la « Loi » pour faire de l’affront subi non plus seulement un affront personnel mais un vrai sacrilège (qui est aussi une infraction aux lois de la galanterie : Osman refuse de diviniser la femme qu’il devrait aimer) : Pierre-Éloi Moreau PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0012 214 Mais je voudrais savoir d’où lui vient ce caprice, De joindre à m’enlever la force à l’artifice, Et m’honorer si fort pour se rire de moi, Et se moquer ainsi du Ciel et de la Loi. (Os II, 3, v. 477-480) Piquée au vif par le refus du sultan, la Fille du mufti cherche dans l’irrespect et l’irréligion la cause qui justifierait son courroux naissant. Mais elle ne produit pas tant une accusation ad hominem qu’un fragile réquisitoire où la succession des infinitifs (« joindre », « m’enlever », « m’honorer », « se moquer ») et la disparition de l’accusé derrière le simple pronom « lui » révèlent son incapacité à incriminer directement le sultan, tandis qu’elle trouve un refuge rhétorique derrière des généralités. Aussi cette réplique pourrait-elle se comprendre à la lumière de l’analyse barthienne du personnage d’Hermione qui peut particulièrement s’adapter à la dramaturgie tristanienne : La jalousie d’Hermione est d’ailleurs ambiguë : c’est une jalousie d’amoureuse, mais c’est aussi, au-delà d’Hermione elle-même, la revendication ombrageuse d’une Loi qui réclame son dû et condamne à mort quiconque la trahit […]. Hermione concentre en elle des fonctions différentes mais qui sont toutes de contrainte : amoureuse, elle se donne sans cesse pour une "fiancée", une amante légale, solennellement engagée, dont le refus n’est pas un affront personnel mais un véritable sacrilège […] 58 . Fille d’une autorité religieuse, la Fille du mufti se présente comme une « amante légale » et de juste rang (à l’inverse des étrangères et quasi prostituées qui feraient sans doute mieux l’affaire du sultan, comme elle l’insinue quelques vers auparavant). La fascination qui l’habite se change alors en fantôme de sacrilège qu’exacerbe la frustration d’une promesse bafouée, suscitant ensuite la pulsion de mort sous couvert de conjuration. La chimère de sacrilège présente en fait en son déploiement rhétorique un symptôme évident de mélancolie érotique. Or la Fille du mufti s’en trouve d’autant plus marquée qu’elle interpelle Osman à l’acte V en lui criant « Arrête ! digne prince autant que misérable » (V, 2), usant ainsi du même Roland Barthes, Sur Racine, op. cit., p. 79-80. Suivre le propos de Barthes permet d’ailleurs de retrouver le réseau métaphorique tristanien en lequel la Fille du mufti fait écho à l’« Erinne infernale » qui poursuit Néron à la fin de La Mort de Sénèque : « […] morte enfin, [Hermione] est Érinye, tourmenteuse, répétition incessante de la punition, vendetta infinie, triomphe définitif du Passé » (p. 80). Si la promesse de mariage s’est faite à distance dans Osman, il suffit à la Fille du mufti d’avoir vu le sultan une seule fois pour la convaincre d’un engagement sûr. Ce qui sera psychologie chez Racine est complexion chez Tristan : Néron « forcène », tourmenté par une Erinne, tandis qu’Osman plonge dans « l’ombre », poursuivi sans le comprendre par la Fille du mufti. La mélancolie dans les tragédies de Tristan L’Hermite PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0012 215 impératif qu’employait la Sultane Sœur pour arrêter son songe avec ces mots : « Demeure, parricide, arrête, sacrilège ! ». S’il est devenu évident qu’Osman n’est vu par la Fille du mufti qu’à travers une vision extravagante (donc une forme de songe), il est aussi sacrilège à l’échelle de la pièce en ce qu’il ne croit pas aux songes (celui de sa sœur, ceux de Mustafa, et le sien propre) ; or c’est là un ressort tragique essentiel qu’institue une dramaturgie de l’imaginaire et qui entraînera donc la perte fatale du sultan puisqu’il se voile la face (l’aveuglement sur l’action, forme d’impiété dramaturgique, étant une des premières causes de chute pour le personnage tragique). On peut d’ailleurs aisément reconnaître en Osman un « parricide » puisqu’il « tue le père » en évacuant les conseils de Mustafa, son mentor (qualifié de « dervis frénétique »), et s’oppose au mufti (désigné comme un « vieil hypocrite ») en renvoyant sa fille. On lit d’ailleurs dans La Mort de Sénèque que Néron est pour Epicaris à la fois « parricide » et « sacrilège », comme l’était aussi Hérode, double meurtrier d’un beau-frère et d’un grand-prêtre en la seule personne d’Aristobule, et « parricide » pour sa femme (LM II, 1, v. 468) - ce qui restitue dans les trois tragédies une mise en scène constante du tyran sous cette double caractéristique de parricide et sacrilège. La manie dramatique (au sens mélancolique) de la Fille du mufti reflète ainsi une manie dramaturgique qui recourt au motif du sacrilège non plus à l’égard d’une règle exogène mais à l’égard d’un ordre interne, induisant ainsi une hypothèse épistémologique de Tristan : l’homme fige le réel qui l’entoure en une forme rassurante, puisqu’il le sacralise de telle sorte que tout contrepoint à son jugement épistémique faussé devient sacrilège. Non plus thème suscitant des images mais emblème révélant des figures, la mélancolie s’avère véritable ressort dramatique dès lors qu’elle se déplace du plan purement mimétique (le personnage furieux illustre le caractère du bilieux) au cadre nouvellement esthétique (la rhétorique du personnage est affectée par l’humeur qui sourd au cœur de l’intrigue). On voit bien ce que cette option a de fécond en régime tragique : laissant entrevoir une arrièrescène gouvernée par la fantaisie, l’intrigue mélancolique nécessite un véritable choix dramaturgique où ce n’est certes plus le caractère qui décide du déroulement de la fable tragique mais l’intrigue même qui module les écarts langagiers et psychomachiques des figures. 3 e partie - Le trouble de l’âme : des modulations de la mélancolie à la psychomachie poétique Ressaisie comme une maladie verbale et esthétique, la mélancolie trouve certes sa richesse métaphorique chez les poètes de l’époque Louis XIII : son exploitation chronique en fait tout autant une affection du « je » poétique Pierre-Éloi Moreau PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0012 216 qu’une manie de son créateur. Connu pour ses recueils en vers, lors de la création de La Mariane, Tristan L’Hermite a forgé sa posture d’écrivain à l’école d’un certain maniérisme et d’une certaine élégie qui ne laissent pas d’informer encore son style dramatique. L’insertion de morceaux poétiques (comme la tirade inaugurale de La Mariane qui s’apparente à la structure d’un sonnet ou le modèle des stances repris dans chacune des tragédies), de procédés lyriques (comme la pointe ou la narration d’un songe) ou de motifs topiques (comme les métaphores galantes utilisées par Hérode pour décrire son épouse ou la rime rigueur-cœur, tuilant le thème galant et l’action tragique) témoigne d’un ancrage particulier du propos dramatique en la sphère poétique qui découle autant de l’intérêt porté à la variation métrique que de la mise en scène éclatante des états d’âme du personnage. Or l’aspect proprement poétique de cette reprise du lyrisme en régime tragique n’a rien d’un simple transfert de goût, tant il est vrai qu’il s’agit moins là d’une question de forme (le caractère - mos - du plaintif dont un personnage reproduit la rhétorique) que d’une importance de matière (l’attitude - habitus - du mélancolique dont une figure endosse la personnalité). De fait, l’introduction de Carine Luccioni à son éclairant propos sur la poésie mélancolique baroque, Les Rencontres d’Apollon et de Saturne, donnait déjà le ton d’une poésie Louis XIII consciente de ses réflexes intertextuels, au risque du poncif : Si la mélancolie a été reconnue comme un thème de prédilection chez nos poètes, son rôle a par là même été restreint à celui d’un sujet fréquemment abordé, au lieu d’être compris comme le vecteur d’une sensibilité et le fondement d’une poétique . Allons même plus loin : s’il est donc plausible que la mélancolie soit le « véritable étymon sémantique » de la poésie du premier XVII e siècle, comment ne pas envisager la pesanteur anthropologique plus générale que revêt cet « étymon » en son transfert concerté en tragédie 60 ? Pour le dire autrement, comment le passage de la plainte du cœur à l’état d’âme, ou du sonnet lyrique à la tirade psychomachique, suggère-t-il dans les tragédies de Tristan l’approfondissement d’une sensibilité esthétique en option anthropo- 59 Carine Luccioni, Les Rencontres d’Apollon et de Saturne, op. cit., p. 22-23. 60 La formule d’« étymon sémantique » choisie par C. Luccioni (Les Rencontres d’Apollon et de Saturne, op. cit., p. 23) entre en écho avec celle du critique Leo Spitzer qui évoque le style propre à un auteur à travers l’identification d’un « radical spirituel », d’une étymologie psychologique propre à cet écrivain (Leo Spitzer, « Art du langage et linguistique » [1948], repris dans Études de style [Stilstudien, 1928], Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des idées » [trad. Éliane Kaufholz, Alain Coulon et Michel Foucault], 1970, p. 54 sqq.). Cette réflexion nous semble pouvoir trouver chez Tristan un sens si l’on envisage moins la mélancolie comme un thème hérité et reproduit que sous la forme d’une sensibilité propre et morphogène. La mélancolie dans les tragédies de Tristan L’Hermite PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0012 217 logique, de telle sorte que la figure rhétorique du « je » mélancolique devient authentique figure dramatique d’un homo melancholicus ? Le choix de cette translatio d’une production à une autre ne relèverait alors pas tant d’une « prédilection » ou du goût pour un « sujet fréquemment abordé » que d’une véritable « poétique », consolidant, en régime tragique, une hypothèse substantielle selon laquelle tout homme est un mélancolique en germe 61 . La lyre tragique ou l’inspiration poétique des personnages Poétique ou dramatique, l’univers tristanien est certes caractérisé par le déséquilibre, reflétant la vision d’un monde dont le trouble aspect a été plusieurs fois observé. Soutenue par la conviction épistémologique d’un monde fragile aux apparences toujours changeantes, la poétisation des personnages tragiques nous fait encore saisir le sombre chromatisme de l’anthropologie de Tristan 62 , puisque tout personnage est fou ou mélancolique, si l’on entend ce que nous dit Ariste sur l’homme dans La Folie du Sage : Un mixte composé de lumière et de fange […] Un vaisseau plein d’esprits et de mouvements Qui se mine à toute heure et se détruit sans cesse […] Un jouet de la mort et du temps. […] Un rocher au milieu de l’onde 63 . Un « composé de lumière et de fange », un « vaisseau » ballotté par la fortune qui « se détruit » lui-même, perdu « au milieu de l’onde » : non seulement le propos d’Ariste nous transporte tout droit dans un régime tragique dont on reconnaît la métaphore maritime (« Ô Fortune ! nymphe inconstante ? / Qui 61 Hors du cadre poétique, la thèse aristotélicienne interrogeant la coïncidence entre le génie et la mélancolie se trouverait alors élargie à l’humanité en tant que possible anthropologique - ce que l’on peut certes rapprocher d’une certaine épistémologie et d’un contexte historique singulier. 62 Anthropologie qui n’a certes rien d’une rigoureuse psychologie mais demeure inséparable d’une représentation esthétique : l’homme mélancolique est une figure, ce qui lui confère certes toute sa profondeur humaine dont il ne s’agit pas de démontrer médicalement ou philosophiquement les données. C’est ainsi que Patrick Dandrey ajoute après avoir énoncé toute la complexité qu’il y a à vouloir définir la mélancolie : « Étrange et vicieuse circularité [du corps à l’âme et inversement], induite par un bien troublant transfert, on le voit. Les Grecs désignaient ce que nous appelons “transfert” par un terme que leur a emprunté notre langue en le spécialisant : celui de métaphore. Dans la mélancolie s’immisce toute l’ambiguïté de la métaphore : le corps s’y fait-il simple image de l’âme en peine, ou si le malaise de l’âme reflète (voire suscite) par transfert et implication un dérèglement réel de l’organisme ? » (Patrick Dandrey, Les Tréteaux de Saturne, op. cit., p. 8). 63 Tristan L’Hermite, La Folie du Sage, IV, 1, v. 1005 et suivants. Pierre-Éloi Moreau PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0012 218 sur une conque flottante / Fait tourner ta voile à tout vent » s’écrie le sultan Osman ; Os V, 1, v. 1241-1243) mais il fait encore valoir un chaos principiel par lequel la mélancolie se fait paradigme anthropologique et ses effets marque de la finitude humaine. Que le discours tragique reprenne ses images à l’univers poétique ou que la plainte poétique trouve une dimension fondamentalement tragique en son expressivité, l’entrelacement des deux régimes fait sens dans une vision tristanienne où la poésie donne à la scène tragique son horizon intérieur. Disparaît alors en régime tragique le risque d’enfermer le plaintif sur ses maux ou de singulariser la mélancolie, puisque tout dérèglement humoral trouve une conséquence dans le verbe dramatique et, partant, dans l’intrigue et la marche de l’action. De ce fait, le changement de cadre du poétique au tragique correspond à la transposition du tourment lyrique en authentique psychomachie. - Le cœur sous la rigueur de la cuirasse : l’aveu mélancolique Que la scène théâtrale duplique la scène intérieure ou qu’elle y renvoie par un régime de l’image formulant une arrière-scène régie par la fantaisie, voilà qui avait été observé dans l’enjeu proprement rhétorique de figuration des états d’âme. Or ce dispositif révèle encore la gravité du regard tristanien sur les tourments intérieurs, lorsque, comme dans Osman, l’extériorisation de l’intime signe la perte du personnage dévoilé. En effet, la Fille du mufti est victime du sultan qui la répudie sans ménagement, de telle sorte qu’ellemême favorise sans hésiter la mutinerie pour le punir. Or cette mutinerie semble moins orchestrée pour reproduire le sort politique d’un tyran réellement renversé que pour venger un amour bafoué et participer de la dynamique tragique, comme le manifeste le singulier échange entre deux mutins : Mamud […] que ses conseillers, ces lâches hypocrites, Soient reconnus d’un prix digne de leurs mérites. Il faudra les traiter avec toute rigueur. Sélim Je serai des premiers à leur manger le cœur. (Os II, 4, 589-592) La reprise d’une rime chère à Tristan, « rigueur/ cœur », déjà visible dans les propos passionnés d’Hérode dans La Mariane, étonne doublement le lecteur d’Osman en trouvant ici son unique occurrence : d’une part, elle place un lexique amoureux et galant dans la bouche de deux mutins se concertant pour renverser un tyran ; d’autre part, elle surgit au détour d’une expression d’une crudité très baroque : « manger le cœur ». La mutinerie se trouve alors étrangement régie par une rhétorique entremêlant l’amour et la violence - ce qui nous place bien au cœur du régime tragique de la passion. Or la dernière La mélancolie dans les tragédies de Tristan L’Hermite PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0012 219 formule, « manger le cœur », apparaît déjà sous la plume de Tristan dans Les Plaintes d’Acante, lorsque le poète mélancolique mis en scène, possédé par « la noire vapeur / Qui s’esleve tousjours de [s]a mélancolie », voit en songe un rival auprès de sa maîtresse ; il l’invite au combat : « Et l’ayant terrassé, je lui mange le cœur ». Dans ses « Annotations », Tristan précise qu’Acante parle ici dans le « songe » dont sont pris les amoureux, faisant que « les passions règnent confusément dans son esprit ». Dès lors, reprendre la formule de manière plus cruelle encore dans Osman donne au coup d’État une atmosphère confuse où tout est certes guidé par la passion. Sélim attend du reste des faveurs de la Fille du mufti en cas de succès de la conjuration, comme elle semble le lui promettre : Marche à cette entreprise et que rien ne t’arrête. Je connaîtrai ton cœur quand je verrai sa tête (Os II, 3, v. 557-558) À première lecture, le mutin, pris de jalousie à l’égard d’Osman, agit donc selon un double but et laisse voir que son action politique est contaminée par sa propre passion : derrière le tyran, il attaque un rival (il y aura d’ailleurs bien combat, au désavantage de Sélim, dont Osman « met le corps en deux comme une herbe qu’on fauche », v. 1541). Le rôle que s’attribue Sélim est autant espéré, sur un plan dramatique, qu’il lui sera fatal, sur un plan dramaturgique, puisqu’il sera plutôt « des premiers » à mourir sous le fer d’Osman. La transposition d’Acante en régime tragique montre ainsi que le traitement dramatique d’un motif poétique peut avoir une grande efficacité à la fois rhétorique (dire et galvaniser la passion) et stylistique (soutenir et révéler le dispositif tragique). Or cet accomplissement ironiquement inversé du vœu du mutin, tué par celui dont il fait en rêve sa victime, trouve ensuite une plus grande ampleur tragique dans les stances de la Fille du mufti, qui, s’adressant virtuellement à Osman, file la métaphore cordiale : Il faut qu’il [Sélim] ait tiré ton cœur de tes entrailles Pour avoir quelque part au mien. (Os III, 1, v. 641-642) La dentale martèle la cruauté, revers désespéré de la passion qui suscite une antanaclase sur le terme « cœur », à la fois organe physique (à tirer des « entrailles ») et siège des faveurs (auquel on peut « avoir part ») 64 . Il apparaît 64 L’offrande d’un cœur tiré des « entrailles » a encore une valeur sacrificielle que convoque la Fille du mufti pour épaissir le voile rhétorique lui dissimulant sa propre extravagance amoureuse. Cette valeur se renverse d’ailleurs à la fin de la pièce lorsque la jeune femme tente elle-même, par un ultime sacrifice à sa divinité, de tirer l’image d’Osman de son propre cœur : Avec son insolence, avec son injustice, Il subsiste en mon cœur ; mais il faut qu’il périsse. (Os V, 4, v. 1600-1601) Pierre-Éloi Moreau PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0012 220 ici que la suggestion de la Fille du mufti au vers 558 (« Je connaîtrai ton cœur quand je verrai sa tête ») s’avère moins promesse d’entendre la requête du mutin, à l’échelle rhétorique, que filage d’un réseau cordial propre à contaminer le discours de Sélim, à l’échelle stylistique. Tout à la fois victime de la force d’Osman (il perd son combat contre lui à l’acte V) et de l’intrigue sousjacente de la Fille du mufti (qui dessine déjà un chemin fatal où le cœur du mutin n’aura aucune place), Sélim tentait ainsi par sa formule crue (« manger le cœur ») de se rapprocher de la Fille du mufti en empruntant la rhétorique amoureuse dont elle a fait, en cette pièce, son idiolecte. De ce fait, sous le pluriel visiblement ciblé (« leur manger le cœur ») s’entend finalement un singulier réellement visé (« lui manger le cœur »), en un pastiche d’Acante révélant un élan poétique désespéré qui, par son surgissement incongru en régime tragique, chute dans un ridicule rhétorique plus pitoyable que véritablement risible. Débordé par son propre discours, noyé par la mélancolie érotique dont il ne saurait maîtriser le verbe, le mutin « n’en finit pas de se perdre », comme l’énonce Véronique Adam, prolongeant sa lecture de la réplique d’Ariste sur l’homme « jouet de la mort et du temps » : […] cette perpétuelle mort fait de l’homme un être toujours en proie à la douleur et à la perte de soi. […] Que la mélancolie soit en fait intimement liée à l’homme dès sa naissance, nous fait comprendre que la perte à venir de l’objet est pour toujours irrémédiable. À cette mélancolie primitive s’ajoute une autre douleur : l’humain n’en finit pas de se perdre et de perdre ce qui lui est intimement nécessaire […] 65 . L’avancée de la fatalité dramatique s’ordonne autour de cette perte « irrémédiable » qui est celle de l’objet aimé, en régime poétique, mais se trouve élargie à une même perte des repères, qu’ils soient politiques ou existentiels, en régime tragique : Osman avance d’une perte de confiance de ses soldats à la perte de la vie au cœur de sa fuite (achevant d’ailleurs la perte de sa crédibilité de souverain) ; la Fille du mufti est entraînée dans une chute allant de la perte de l’espoir matrimonial à la perte de sa propre vie sur le corps de l’amant lui-même physiquement perdu ; Sélim lui-même, pourtant acteur secondaire, va vers une perte imprévue et même contraire à ses attentes. Si la structure des intrigues autour d’un songe et de la crédibilité que ce rêve sait ou non inspirer à chaque personnage instaurait déjà ce régime d’équilibre précaire qui caractérisait le climat mélancolique et dont le réseau poétique sait ici entériner la valeur anthropologique fondamentale, le déroulement de l’intrigue tragique veut encore qu’à toute énonciation mélancolique soit liée la perte de soi, ce qu’affirme par excellence l’écart du verbe tragique versant dans la rêverie poétique. 65 Véronique Adam, Images fanées et matières vives, op. cit., p. 284. La mélancolie dans les tragédies de Tristan L’Hermite PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0012 221 - La construction rhétorique d’une figure martyre : l’hagiographie mélancolique Au demeurant, ce propos lyrique du personnage tragique pourrait bien encore et ailleurs appesantir l’intrigue lorsque l’élancée poétique vient aussi nuancer la distinction de surface entre personnage tyrannique et victime innocente que le canevas d’une tragédie de la grâce tendrait cette fois à instaurer. L’observation en Sélim d’une posture lyrique nous renvoie en effet à l’archétype tristanien du mélancolique érotique qu’est Hérode, dans La Mariane. Tyran sanguinaire parvenu au trône par ses crimes, sombrant dans une jalousie folle qui l’amène à faire exécuter son épouse et le moindre suspect, le personnage assombrit certes violemment la langueur d’un Acante. Toutefois, c’est bien ce dernier dont le roi de Judée prolonge la faconde humorale en proposant au dénouement de la pièce un blason poétique spiritualisé de Mariane morte. Par cette illustration de son forcènement, on passe des plaintes d’Acante à celles d’Hérode, et du poète mélancolique au mélancolique poétisé. Il faut certes convenir qu’il s’agit là d’une mélancolie plus théâtralisée qui, si elle donne lieu à des descriptions ou à la reprise de formules poétiques, trouve bien sa place et sa mise en scène dans l’engrenage dramatique. En effet, c’est par exemple à travers la folie du roi (entérinée par sa vision) que Mariane accède à une assomption de martyre. Pas plus que cette folie n’est accidentelle dans l’intrigue (elle procède de l’humeur d’Hérode), la vision de Mariane en martyre n’est indépendante de l’amour d’Hérode (elle n’est pas le simple ressort d’un genre, celui de la tragédie de la grâce). Si l’apothéose de Mariane procède aussi (sinon surtout) de cet amour, Hérode devient alors lyrique en devenant fou - en une métamorphose de soi qui est moins un devenir que la révélation d’un tempérament latent, de telle sorte qu’au dévoilement de la mélancolie correspond une mutation du verbe tragique en logorrhée poétique. Répondant à l’hypotypose hyperbolique de Narbal racontant l’exécution de Mariane, en une structure symétrique où le récit tragique davantage destiné au public (le récit de la mort physique hors scène du personnage-titre) produit un récit poétique suggérant une arrière-scène plus subtile (le récit de la mort psychique sur scène du personnage principal), Hérode propose un tableautin gravé qui se présente comme un autre morceau poétique tristanien : Mais j’aperçois la Reine, elle est dans cette nue, On voit un tour de sang dessus sa gorge nue, Elle s’élève au Ciel pleine de Majesté, Sa grâce est augmentée ainsi que sa beauté. Des esprits bienheureux la troupe l’environne, L’un lui tend une Palme & l’autre une Couronne, Pierre-Éloi Moreau PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0012 222 Elle tourne vers moi ses regards innocents, Pour observer l’excès des peines que je sens. (LM V, 3, 1763-1770) On rencontre en ces vers une description pétrarquisante dont le lyrisme quasi allégorique entremêle au blason amoureux un portrait de martyr par ailleurs dans le goût de ceux que proposera par la suite Tristan dans L’Office de la Vierge (1646) : dans la « nue », s’élevant « au Ciel », entourée d’anges qui lui tendent l’un « une Palme », « l’autre une Couronne », en une symétrie relevant à la fois de la poésie maniériste et de la gravure pieuse, et tournant « ses regards innocents » vers le fidèle, Mariane mobilise à son compte un discours théologique topique qui consacre sa mort exceptionnelle par une augmentation de « grâce » (la syllepse sur le terme, à la fois galant et théologique, vient en outre spiritualiser la « beauté » qui s’y conjoint). Cette éthopée post mortem est un complet renversement de la Mariane terrestre, puisque Mariane n’y est plus « ingrate » mais « pleine de majesté ». Or la contamination humorale du propos vient miner l’hagiographie : d’une part, les nuages, image du songe mélancolique pour Phérore (« Ces apparitions sont comme les images / Qu’un mélange confus forme dans les nuages », I, 2 ; v. 31-32), deviennent la « nue » où s’élève la reine ; d’autre part, au « fantôme injurieux » assaillant Hérode à l’ouverture de la pièce se substituent des « esprits bienheureux » qui couronnent Mariane, nous laissant soupçonner la présence, dans l’atmosphère spectrale, d’une vision mélancolique définitivement avérée par les « regards » tournés vers Hérode, qui, bien qu’« innocents », n’enlèvent étonnamment rien à « l’excès des peines » qu’il ressent. La vision de Mariane reviendrait donc moins à en faire une martyre désormais spiritualisée qu’à consacrer le poids de rigueur (très matériel quant à lui) dont elle charge Hérode par sa transformation en spectre - comme Aristobule. En fin de compte, la pièce avance vers la confirmation de l’humeur d’Hérode : Tristan semble préférer à l’apothéose qui consacre une tragédie de la grâce la « noire vision » (selon les mots de Phérore) qui clôt une tragédie de l’humeur. Ce choix passe paradoxalement par une stylisation poétique où la pratique de la miniature tient une place essentielle : Hérode y confirme qu’il idolâtre l’objet même de ses maux, spectre ou épouse récalcitrante, en un paradoxe propre aux états d’âme poétiques d’un « je » mélancolique. Ainsi autre successeur d’Acante en régime tragique, le roi de Judée trouvera d’ailleurs un écho en la Fille du mufti, qui narrait sa fascination pour Osman en des termes picturaux redoublant la « fatale et funeste peinture » à l’initiative de l’intrigue turque : Un bruit avantageux en ma triste mémoire Avait déjà tracé mille traits à sa gloire, Lorsque par sa présence et sans aucun dessein Il se grava lui-même au milieu de mon sein. (Os V, 3, v. 1440-1443 ; nous soulignons) La mélancolie dans les tragédies de Tristan L’Hermite PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0012 223 Ce réinvestissement du vocabulaire pictural en régime tragique ne se contente pas de reprendre le procédé de la miniature rhétorique déjà employé par un Hérode hanté par sa femme : il produit encore, dans l’intrigue d’Osman, une conjuration (entendue, cette fois, non plus comme complot politique mais comme rejet symbolique) du portrait réel offert par le mufti au sultan. Ce dernier en ayant repoussé le modèle, la peinture se trouve donc reprise en miroir dans le discours de la Fille du mufti offensée, qui, tout en redisant sa passion pour le sultan glorieux, tente de reproduire le même geste de mépris en suscitant l’objet de transfert qu’est cette nouvelle « gravure ». On retrouve alors la tragique tentative d’un Hérode tour à tour suppliant et rejetant son épouse au visage de spectre, en une Fille du mufti adorant puis maudissant un bourreau à la posture de dieu solaire. Par le biais d’un objet qu’on pourrait dire ici transitionnel, puisqu’il opère un transfert à plusieurs niveaux (la Fille du mufti y projette la violence de sa passion et Tristan y investit l’intensité du discours poétique), sont ainsi mis au jour les « indices secrets » (LM I, 2, v. 62) du tempérament de la jeune femme : partant d’une humeur poétique, « l’entrée dans la sphère du tragique s’identifie ainsi à la chute dans l’abîme de ses propres conflits » 66 . - La représentation poétique de l’obsession : l’hypotypose mélancolique De fait, cette prégnance de l’image fascinante par laquelle se dit la manie poétique du personnage mélancolique en tragédie culmine dans la dernière tragédie de Tristan, où la Fille du mufti entérine l’incorporation de la figure du sultan en elle par son propre suicide : Il nage dans mon sang, il court dans mes esprits ; […] Il subsiste en mon cœur […] (Os V, 4, v. 1599-1601) Si le recours à la métaphore « il nage dans mon sang » lie très concrètement la vision au champ médical de l’humeur, le pendant juxtaposé « il court dans mes esprits » n’est pas seulement topique en tant qu’il formulerait dans le texte une obsession psychologique, mais encore poétique en tant qu’il anime sur scène une fantaisie onirique - et s’inspire d’une autre folie érotique initiée 66 Benedetta Papasogli, « Erfahrung des Tragischen im Warnungstraum », in Béatrice Jakobs et Volker Kapp [dir.], Seelengespräche, op. cit., p. 156 : « Für diesen kommt der Eintritt in die Sphäre des Tragischen dem Sturz in den Abgrund der eigenen Konflikte gleich » (trad. Philippe Richard). Elle propose encore, pour prolonger la formule d’objet transitionnel, de préférer celle des « indices secrets » au terme moderne d’« inconscient » (id.). Nous souscrivons à ce choix élégant. Pierre-Éloi Moreau PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0012 224 en Didon abandonnée par son amant, dans les vers de Virgile 67 . La transposition de la poésie latine en régime tragique opère en effet un déplacement énonciatif projetant sur la scène la psychè mélancolique : la Fille du mufti, assumant désormais la narration, intériorise sa propre attitude lorsque, folle amoureuse, elle était partie consulter des « démons » au sujet de sa passion. En de tranquilles nuits vingt fois je suis allée Conduite de l’amour, nus pieds, échevelée, En des antres obscurs, aux entrailles des monts, Pour demander avis et secours aux démons (Os V, 3, v. 1472-1475) Ne semble-t-il pas, en ces vers, que cette nouvelle Didon « court dans [ses propres] esprits » ? Tandis que la mention nocturne (« de tranquilles nuits ») se fait moins décor hyperbolique qu’« indice secret » (LM I, 2, v. 62) d’une mélancolie en acte, l’hypotypose est saisissante : le rejet de l’apposition « Conduite de l’amour » mime cette course éperdue, tandis que l’anaphore des circonstants temporel (« En de tranquilles nuits ») et spatial (« En des antres obscurs ») accuse le contraste de leurs climats tour à tour calme et inquiétant, en un clair-obscur encore souligné par la structure du chiasme (« tranquilles nuits », « antres obscurs »). Le monde ne s’accorde d’ailleurs pas non plus à la passion tourmentée : les nuits demeurent « tranquilles » quand le personnage est « échevelé ». Le récit se déploie en outre selon une forte symétrie binaire : « en des antres obscurs, aux entrailles des monts », « avis et secours » sont demandés, ce qui contribue aussi à révéler la recherche désespérée de soutien en divers lieux, redoublés parce qu’insatisfaisants, pour une passion brûlante. On peut même identifier un bel encadrement sonore de cette double sollicitation, puisque « demander » trouve un écho en « démons », d’un bout à l’autre du vers 1475, de telle sorte qu’on se demande si ces figures inquiétantes sont réelles ou simplement imaginées. De fait, cette image du conseiller pernicieux et maléfique qu’incarnait pour Hérode son propre « démon » intérieur ne se déplace qu’apparemment à l’extérieur de la psychè de la Fille du mufti, dans ce décor inquiétant : le retour du terme de « démon » en contexte amoureux mais aussi en contexte d’égarement psychologique signale bien que les « antres obscurs » et les « entrailles des monts » où s’élance la Fille du mufti sont en fait des figurations métaphoriques de son esprit tourmenté - à la perte des repères s’adjoint ainsi une perte des repaires. Entraînée par une course où le physiologique (« nus pieds, échevelée ») conduit le métaphorique (« aux entrailles des monts »), en une incarnation du propos qui sait nous ancrer en une pure figuration mélancolique, le personnage convoque sur scène la persona ficta du démon, comme Hérode celle de son double spectre (Aristobule et sa jalousie). Ainsi s’établit un portrait de la 67 Virgile, Énéide, IV, 54-82. La mélancolie dans les tragédies de Tristan L’Hermite PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0012 225 psychè qui donne lieu à une authentique psychomachie - si la mélancolie est la marque d’une existence humaine soumise au vacillement du monde, la descente en l’état mélancolique s’identifie en ce passage à une catabase, qui vaut plongée poétique et tragique dans ce trouble profond de l’être. Le choix de Tristan est alors d’incarner cette anthropologie dans un éthos amoureux dont on reconnaît, pour le dire avec Barthes, le discours : Dis-cursus, c’est, originellement, l’action de courir çà et là, ce sont des allées et venues, des “démarches”, des “intrigues”. L’amoureux ne cesse en effet de courir dans sa tête, d’entreprendre de nouvelles démarches et d’intriguer contre lui-même 68 . L’afflux d’images sombres et la construction maniériste de l’hypotypose produit chez Tristan un discours de mélancolie érotique où les « démons » condamnent par avance celle qui fera de sa passion le moteur de sa vengeance. La fureur amoureuse de l’amante pourrait bien alors détrôner le « forcènement » des tyrans, en ravivant le thème éminemment poétique de l’amant désemparé pour lequel le monde devient un espace de signes où se plonger « pour demander avis et secours ». Or ces démons sont précisément ceux que consulte l’illustre pasteur de Tristan en sa « Plainte », recueillie dans La Lyre : Ministres des choses funebres, Demons, noirs Amis des ténèbres, Qui voyez la peine où je suis ; Dite moy de mon sort l’Ordonnance future, Ne dois-je plus goûter apres cette avanture, Ny la douceur des jours, ny le repos des nuits ? Auray-je tousjours l’humeur noire Dans le soin d’élever la gloire De l’Ingrate qui me détruit ? […] (v. 97-102) Le propos des deux personnages, théâtral et poétique, est identique : il s’agit de quêter un repos rendu impossible par l’obsession amoureuse. Si le discours de la Fille du mufti aux démons n’est pas rapporté, dans la tragédie d’Osman, on peut supposer que « l’illustre pasteur » l’a prononcé pour elle (qui eût certes parlé de « l’Ingrat qui [la] détruit »). L’hypotypose que la Fille du mufti offre au spectateur investit alors l’élégie plaintive du pasteur tristanien d’une forte dynamique théâtrale : elle reproduit au plan rhétorique (dans le rythme haletant des vers hachés et des redoublements binaires) la somatisation de sa désorientation psychique (en une course éperdue et un état de désemparement physique), et si « l’humeur noire » n’est plus explicitement évoquée, elle 68 Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux, Paris, Seuil, coll. « Tel Quel », 1977, p. 7. Pierre-Éloi Moreau PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0012 226 semble bien régir cette course éperdue dans une nature dès lors non plus seulement axiologique (en tant qu’elle dit l’état d’âme du personnage) mais bien aussi artialisée (en tant qu’elle convoque un imaginaire dramatique et, cette fois, poétique). On n’a d’ailleurs garde d’oublier, en ce sens, que la Fille du mufti avait reçu la vision d’Osman comme d’un burin d’aquafortiste (« Il se grava lui-même au milieu de mon sein » ; Os V, 3, v. 1443) : la description du sultan qui suit cette remarque se fait donc moins simple hypotypose qu’ekphrasis dramatisée et la jeune femme, de relais dramaturgique d’une situation anté-fabulaire, se fait orateur poétique d’une expérience infrascénique au même titre que l’illustre pasteur chante les remous de son humeur. Par ailleurs, l’artialisation du lieu naturel des « antres » et des « monts » repose bien sur une poétique tragique puisque c’est une même désorientation qui conduit Hérode à consulter Salomé et Phérore sur la conduite à tenir à l’égard de Mariane - ce dont il se dégagera en un ultime élan de lucidité à la fin de la pièce : Ministres de mes maux à me nuire obstinés ! Vous m’osez consoler, vous qui m’assassinez ? (LM V, 3, v. 1709-1710) Les « ministres des choses funèbres » de « l’illustre pasteur » étaient donc déjà présents dans La Mariane, tandis que Salomé figurait le « Démon » intérieur sous la protection duquel se place Hérode à l’ouverture de l’acte III 69 . La reformulation prend une tournure plus poétique dans le sombre tableau tourmenté de la Fille du mufti, et les motifs mélancoliques se rassemblent pour appesantir la parole tragique. Les plaintes de l’âme ou les stances d’Acante Dès lors, la mélancolie se fait véritable étymon tragique, pour reformuler Carine Luccioni, tant il est vrai qu’elle n’est pas seulement cause d’une réalité déformée mais encore symptôme d’un réel déformant, ce que sait rendre chez Tristan la modulation fantaisiste voire onirique de la vision et du discours. Comme leur nom l’indique, les stances se font alors le lieu d’une mélancolie qui se tient verbalement devant le spectateur. Avec le songe, de tradition ancienne, Jacques Morel voit dans le monologue en stances, de facture plus moderne, un des deux « genres intérieurs » auxquels recourt l’écriture tragique de Tristan, rappelant d’ailleurs ainsi la figure baroque de l’enchâssement 70 . Reprenons l’heureuse justesse de l’appellation « genre intérieur » qui 69 « Un Démon diligent […] veille pour mon salut » (LM III, 1, v. 1087-1089). 70 Jacques Morel, Agréables mensonges. Essais sur le théâtre français du XVII e siècle, Paris, Klincksieck, coll. « Bibliothèque de l’âge classique », 1991, section « Tristan poète tragique » (p. 197-204). La mélancolie dans les tragédies de Tristan L’Hermite PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0012 227 désigne la forme verbale donnée à un état d’âme, ainsi particulièrement adaptée à la poétique tristanienne. Si tout usage des stances en tragédie tend à proposer une mise en forme poétique de la parole tragique 71 , leur insertion relève donc à la fois du goût d’une époque (on peut en circonscrire l’usage au théâtre de l’époque Richelieu) et du goût d’un auteur (on y lirait un certain souci de la stylisation du verbe tragique, à travers des morceaux choisis, prenant occasion auprès des états d’âme d’un héros). Lieu probable d’une déclinaison de la mélancolie érotique, les stances manifestent en effet une parole introspective qui atteint une acmé pathétique particulièrement travaillée, relayant le simple monologue 72 . Il est notamment significatif, en ce sens, qu’en suivant le parcours tragique de l’écriture tristanienne, l’on passe d’une attribution des stances au personnage principal, innocent persécuté à l’orée de son exécution et du dénouement de l’intrigue (Mariane et Sénèque), à un double usage du procédé, dans Osman, qui complexifie l’adhésion affective du spectateur au personnage (Osman et la Fille du mufti, en formulant chacun des stances, se disputent la prééminence héroïque) et relaie la structure anaphorique des actes, qui s’ouvrent tous par un « seul en scène » (la Sultane sœur ouvre les deux premiers actes, Osman les deux derniers et la Fille du mufti celui du milieu) 73 . On peut sans doute lire la poétique tristanienne à l’aune de cette progression esthétique vers un approfondissement des conflits de l’âme qui saisissent le personnage dramatique, où l’on voudra entendre le choix résolu d’une expression poétique de la psychomachie 74 . Or si l’on considère que cette variation mobilise une stylisation 71 Comme l’entend d’ailleurs François d’Aubignac, pour qui les stances sont aux alexandrins ce que, dans la vie courante, les vers ou la chanson sont à la prose (François d’Aubignac, La Pratique du théâtre [1657], Paris, Honoré Champion, coll. « Sources classiques », n° 26, 2001, section « Des stances », p. 383-385). 72 Guillaume Peureux relevait déjà que le schéma strophique choisi par Tristan pour faire parler ses personnages dramatiques se rapproche de plusieurs de ses poèmes recueillis dans La Lyre (1641) ou dans Les Vers héroïques (1648). Voir en ce sens son article intitulé « Stances poétiques et stances dramatiques : les enjeux d’une réécriture » (Littérales, numéro spécial n° 3 [« Actualités de Tristan »], op. cit., 2003, p. 153-165). 73 Tristan semble avoir été conquis par cet effet spectaculaire du monologue inaugural, qui scandait déjà La Mort de Chrispe (1644) où quatre actes sur cinq sont ouverts par un personnage seul (voir notamment l’étude de Clotilde Thouret, Seul en scène. Le monologue dans le théâtre européen de la première modernité (1580-1640), Genève, Droz, 2010, p. 169-172). 74 Aurélia Sort-Jacoto souligne cette évolution de l’usage des stances chez Tristan en la rapprochant de l’évolution des pratiques dramaturgiques du temps, des conventionnelles stances en prison ou en captivité, dans La Mariane et La Mort de Sénèque, à une « esthétique tragique renouvelée » dans Osman où elles trouvent une « parole Pierre-Éloi Moreau PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0012 228 particulière des mots et, partant, de l’état d’âme qu’ils expriment et incarnent, on rejoint alors l’hypothèse d’une détermination de l’attitude tragique par le verbe qui la porte 75 . Non que la Fille du mufti et Osman se changent en Acante ou en « illustres pasteurs » - bien que la première exprime sa passion dans sa tirade - mais le travail de l’expression amoureuse confère à Tristan une acuité particulière dans la verbalisation de la désorientation de l’âme, état éminemment lié au climat mélancolique dont on va retrouver quelques motifs. - Le clair-obscur de la conscience : Osman au royaume des ombres Tout d’abord, Osman, pris dans les rets de la passion guidant les mots de la Fille du mufti, n’en est-il pas réduit à formuler sa déchéance en une forme poétique (les stances) entendue par la poésie Louis XIII comme un mode d’expression privilégié de l’amant mélancolique ? La chute dans « la nuit la plus obscure » du fait de sa passion transforme en effet « l’illustre pasteur » en précurseur d’Osman : Durant la nuit la plus obscure, Le vif éclat de sa peinture Vient de nouveau m’inquiéter, Je voy mon beau Soleil dans l’ombre la plus noire ; Car mille esprits de flame ocupans ma mémoire, Empruntent ses apas pour me venir tanter 76 . Le sultan est certes obsédé par l’ombre qui envahit le lumineux périmètre de sa gloire : du songe de sa sœur, « la solidité n’est rien qu’ombre et que vent » (Os II, 2, v. 372), et le souverain demande aux mutins : « L’ombre est-elle en état d’éclairer le soleil ? » (Os IV, 4, v. 1084). Mais l’on a pu voir qu’en incitant sa sœur à se tenir « assurée à l’ombre de [s]a gloire », le sultan ne croyait pas dire parole à la fois si juste et si risquée : si juste, car sa gloire ne plus agissante » avec le sultan et la Fille du mufti (Aurélia Sort-Jacoto, « Poésie et dramaturgie : les scènes en stances dans La Mariane, La Mort de Sénèque et Osman », Cahiers Tristan L’Hermite, Hors-série Agrégation 2023, 2022, p. 241-244). 75 Aurélia Sort-Jacoto relève notamment, avec les stances de la Fille du mufti, « la volonté nette de Tristan de conjuguer un rôle rythmique et tonal de ces passages poétiques avec un enjeu dramatique et éthique plus appuyé ; l’action se trouve en partie relancée dans ce moment poétique, du fait de l’exposé moral » (Aurélia Sort- Jacoto, « Poésie et dramaturgie : les scènes en stances dans La Mariane, La Mort de Sénèque et Osman », art. cit., p. 244). Il nous semble cependant qu’il s’agit moins d’exposer un caractère face à un dilemme, comme elle le suggère plus loin, que de plonger dans « l’abîme » des conflits intérieurs (pour reprendre la formule de B. Papasogli) pour mieux envisager une situation existentielle exemplaire étouffant dans le cadre d’un monde aux repères déstabilisés. 76 Tristan L’Hermite, « La Plainte de l’illustre pasteur », v. 67-72 (La Lyre). La mélancolie dans les tragédies de Tristan L’Hermite PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0012 229 sera plus qu’ombre dans ses stances (V, 1), et si risquée, car celui ou celle qui « s’y tient » se trouve justement rien moins qu’assuré. En ouvrant l’acte final, les stances du conquérant déchu confirment donc à la fois cette dynamique d’obscurcissement de son habitus et de sa posture, et leur cause tragique qu’est la mélancolie fanatique de la Fille du mufti. Intervenue précisément dans l’action par le « vif éclat [d’une] peinture » qui « vient de nouveau [l’]inquiéter », cette passion provoque chez le sultan le rejet que l’on a vu et qui tente de profiter de la transposition théâtrale de la vision de l’illustre pasteur pour s’en dégager : Cieux ! Qu’est-ce que je vois ! Cette fille importune Accroît par son objet ma mauvaise fortune. Ne prenons pas la route où ses pas sont tournés. (Os V, 1, v. 1315-1317) « Durant la nuit la plus obscure » (sa chute politique), Osman transpose la « peinture » inquiétant l’illustre pasteur dans l’« objet » de sa « mauvaise fortune », énonçant son dégoût autour du même recours au regard (« Je voy », « Qu’est-ce que je vois ») nous indiquant sans doute qu’à travers les yeux de la Fille du mufti se manifeste pour lui sa propre chute (« Je voy [en elle] mon beau Soleil dans l’ombre la plus noire » dit la rhétorique précocement osmanienne du pasteur). L’issue de la pièce révèle que cette fuite avorte, ce qui tend à affirmer le pouvoir supérieur de l’apparition dérangeante et obsédante (puisée à une source poétique) sur le choix épistémique d’une pure confrontation physique (traditionnellement présentée en contexte théâtral) qui, pour s’accorder au caractère toujours frontal et direct de l’action d’Osman, en révèle en fait l’inadéquation au monde (tel que mis en scène par Tristan). Ainsi le sultan se trouve-t-il réduit à vivre ce que le pasteur formule en ces termes : « Je voy mon beau Soleil dans l’ombre la plus noire ». L’expression du paradoxe consistant à voir dans le noir est en fait parfaitement adaptée à cette vision particulière qu’est l’introspection mélancolique : l’ombre qui s’y associe produit la vision d’un monde à double-fond, auquel on a accès par l’acuité que permet l’intensité d’un sentiment, qu’il soit amour - comme pour l’illustre pasteur - ou déréliction - comme pour Osman -, les deux allant d’ailleurs souvent de pair - comme pour la Fille du mufti. En outre, le motif de la vision frappante qui décide de l’attitude de la jeune femme à l’égard d’Osman ouvre la voie à un déploiement verbal qui confirme une obsession là encore accordée aux « Plaintes de l’illustre pasteur » : Ses regards dont la vive flame Sçait penetrer jusques dans l’ame Sont la cause de ma langueur (v. 37-39) O qu’il m’eust été desirable Pour n’estre pas si miserable Pierre-Éloi Moreau PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0012 230 […] que j’eusse esprouvé les éclats de la foudre Alors que je soutins l’éclat de ses beaux yeux ! (v. 109-114) Nous ne reviendrons pas sur les vers explicitement tournés vers ce regret d’avoir « ouvert les yeux » (Os V, 3, v. 1439), abordés dans le deuxième moment de cette étude, mais nous pouvons nous rappeler le monologue qui suit les stances de la Fille du mufti pour comprendre qu’elle est bien plus pesamment enfermée dans sa vision que « l’illustre pasteur » : Je trouve que sa mine éblouit tous les yeux, Qu’il semble que ce prince est descendu des cieux, Comme un brillant éclair, comme un foudre de guerre. (Os III, 1, v. 669-671) Si l’on compare les deux discours, on observe qu’à la différence de son modèle poétique qui souhaite (et parvient donc rhétoriquement à) s’échapper d’un regard brûlant en se jetant dans la métaphore des « éclats de la foudre », le personnage tragique ne peut pas même espérer un autre régime d’image (la « foudre ») pour échapper à celui qui l’obsède (l’éclat des yeux), car les deux régimes se confondent pour elle (Osman est « un foudre de guerre », happant donc aussi en ce sens figuré le sens littéral endossé par la métaphore poétique) en un monde où la dynamique hallucinatoire referme tous les points de fuite. Si Carine Luccioni attribuait au poète mélancolique la capacité de s’extraire de son mal en se pensant autre (ce que saurait réaliser l’illustre pasteur en introduisant une échappatoire métaphorique par la formule du souhait au subjonctif, « j’eusse esprouvé… »), l’impossible refuge de la métaphore n’instaure-t-il pas pour la Fille du mufti, en sa désorientation tragique, une plus authentique « dramatisation lyrique » de l’humeur que la posture consciente de la mise en abyme 77 ? L’inimaginable mise à distance de son propre conflit intérieur qui caractérise l’être mélancolique surgit donc au cœur de la transposition tragique d’un motif poétique : paradoxalement, le sens figuré du mot (« un foudre de guerre ») réintroduit plus efficacement le sens littéral (la Fille du mufti est foudroyée par le sultan), puisque l’image n’est pas employée en un sens topique (les « éclats de la foudre » reproduisant pour l’illustre pasteur les éclats des yeux) mais passe par l’oblique détour d’un sens belliqueux (par ailleurs souvent employé pour Osman en sa posture de combattant) - ainsi le véritable combat est-il amoureux et la passion est-elle authentiquement agonistique. La reprise d’un même hypotexte poétique entre deux personnages opposés dans l’intrigue tend finalement à manifester la mise en tension tragique d’un motif verbal. 77 Carine Luccioni, Les Rencontres d’Apollon et de Saturne, op. cit., p. 27-29. La mélancolie dans les tragédies de Tristan L’Hermite PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0012 231 - Les palinodies de la passion : le récit psychomachique de la Fille du mufti Au demeurant, les stances de la Fille du mufti modulent de manière plus frappante encore son obsession, au point qu’elle ne se réduit plus à un système d’images ou à un récit narratif mais rencontre le mode poétique dans sa capacité à exposer sur scène l’état du personnage. Il faut ici redire que, si la Fille du mufti précipite la chute d’Osman, elle ne l’étoffe en rien d’une critique dont se satisfont ailleurs les mutins, puisque le sultan est à jamais consacré en son cœur et son âme. Les stances de la jeune femme, prononcées à l’ouverture de l’acte III, sont une preuve éclatante de la tension intérieure où se trouve celle qui veut se venger d’un homme qu’elle ne cesse de porter au pinacle, comme en témoigne le portrait glorieux qui s’y retrace et que n’amenuisent pas les menaces : Prince grand, mais trop orgueilleux Des dons rares et merveilleux Que le Ciel fit à ta naissance, Ne présume pas tant d’un glorieux destin ! Tu connais ta valeur, tu connais ta puissance, Mais tu ne connais pas ta fin. (Os III, 1, v. 613-618) L’invocation initiale prend la double allure d’un « Envoi » de poème, lieu d’évocation de l’enseignement poétique à tirer des vers qui précédaient, et d’une exclamation propitiatoire du type de celle que prononce la Sultane sœur à l’ouverture de l’acte II : « Songe plein de terreur, épouvantable histoire… » (Os II, 1, v. 313). Or le propos de la Fille du mufti se veut justement à la fois un avertissement et une répétition monomaniaque de la vision glorieuse qui ne saurait la quitter. Ainsi, la menace de ces premiers vers (« Mais tu ne connais pas ta fin ») ne peut intervenir qu’en chute d’une strophe réaffirmant pourtant sans cesse l’éthopée d’Osman : un « Prince grand », plein de « dons rares et merveilleux » du Ciel, pourvu d’un « glorieux destin » que manifestent sa « valeur » et sa « puissance ». Or par une ironie tragique, si sa « fin » surprend effectivement le sultan en pleine tentative d’extradition, elle confirme aussi l’aveuglement de la Fille du mufti dont la menace réalisée se retourne en quelque sorte contre elle-même, puisqu’elle non plus « ne connaî[t] pas [sa] fin » à ce moment de la pièce : elle ne réalisera qu’ensuite qu’elle ne peut supporter la mort du sultan et souhaitera l’y accompagner en se poignardant. Son obsession la mène ainsi dans ses stances à se réfugier derrière des vers gnomiques pour mieux assurer une menace qui peine à étouffer sa passion : Pierre-Éloi Moreau PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0012 232 […] Le Ciel abhorre les superbes. C’est avec trop d’orgueil aujourd’hui t’élever. La foudre bien souvent met plus bas que les herbes Les cèdres qui la vont braver. (Os III, 1, v. 621-624) […] Le bonheur des plus grands dont on craint le pouvoir Peut être traversé par les plus misérables, S’ils sont armés du désespoir. (Os III, 1, v. 628-630) Le refuge dans un discours sententiaire, tout en dupliquant le refuge derrière la « Loi » que nous observions plus haut, dit la fragilité d’un verbe inquisiteur qui manque moins de mots pour accuser que d’énergie rhétorique pour s’assumer. Ainsi habitée par sa passion, la Fille du mufti ne peut que la ressasser en usant de ses propres mots, ou faire le choix d’un discours commun pour tenter de sortir du cercle obsédant de l’image et de la parole. En ce sens, elle désaxe aussi (par anticipation) le propos théorique de Corneille : « Un homme de bien agit et raisonne en homme de bien, un méchant agit et raisonne en méchant, et l’un et l’autre étale de diverses maximes de morale suivant cette diverse habitude » 78 . La maxime n’est plus « morale » mais devient cette fois un masque, ce qui n’invalide certes pas sa signification mais réoriente son usage pour la charger d’une pesanteur tragique plus forte : sa destination rhétorique (avertir Osman) se double d’une valeur stylistique qui n’est pas loin de l’antiphrase, puisque l’amante formule à travers un discours gnomique les mots qu’elle ne peut et ne veut elle-même proférer 79 . Le déploiement des stances la guidera ainsi jusqu’à l’explicite palinodie qui les clôt en manifestant la désorientation profonde suscitée par l’hallucination : Cieux ! Des sentiments incertains Font secrètement que je crains Un effet que je sollicite. Puisqu'au destin d'Osman mon triste sort est joint, Faites qu'absolument il ait ce qu'il mérite. Ou ce qu'il ne mérite point. (Os III, 1, v. 649-654) 78 Pierre Corneille, Discours de l’utilité et des parties du poème dramatique [1660], op. cit., p. 84. 79 Si la sentence était d’ailleurs à la mode dans le théâtre humaniste, elle perd moins en vigueur qu’elle ne gagne en cohérence dramatique avec le théâtre des années 1630 (cf. François d’Aubignac, La Pratique du théâtre, op. cit., p. 313 [IV, 5]). Le lien des sentences à l’action vaut également pour révéler les sentiments du personnage, sans recourir toujours à une référence extérieure et générale (cf. Jacques Scherer, La Dramaturgie classique, Paris, Armand Colin, 2014, p. 463). La mélancolie dans les tragédies de Tristan L’Hermite PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0012 233 La pointe, attendue à la fin d’une strophe en stances, crée subitement une alternative là où le personnage voulait dire sa détermination vengeresse. Ce retournement final opère comme un pivot à partir duquel Nicole Mallet peut relever la « fragilité » de la rhétorique développée tout au long du monologue qui s’ensuit 80 . Or il faut se rappeler que l’intrigue est ici à son acmé : l’acte III s’ouvre sur cet aveu spectaculaire de la passion, comme et surtout de la tension interne qui affecte dès lors tout un discours et troublera ainsi toute réplique susceptible de condamner Osman à première lecture. D’ailleurs, la Fille du mufti délègue même le geste meurtrier, lorsqu’elle se fait simple complément dans la phrase qui réaffirme l’action à venir de Sélim : Une assez grande passion, Va faire à ma discrétion Cette vengeance désirée. (Os III, 1, v. 631-633) L’action à venir se trouve à nouveau énoncée car le spectateur la connaît déjà : Sélim a non seulement fomenté son coup avec Mamud et Orcan à l’acte précédent (II, 4) mais il en a aussi informé la Fille du mufti sur scène (II, 3), profitant de cette proposition pour demander des faveurs spéciales en récompense ; il s’agit donc ici d’un approfondissement qui révèle une posture de ressassement et sème donc un indice sur la manie qui caractérise la Fille du mufti. Nous avons du reste déjà commenté, dans les vers qui suivent ce passage, la crudité du « cœur » tiré des « entrailles » du sultan qui engendre l’antanaclase entre cet organe physique et le « cœur » de la Fille du mufti, en un sens plus figuré (et désigné par le possessif « le mien »), auquel aspire vainement Sélim : « Il faut qu’il ait tiré ton cœur de tes entrailles / Pour avoir quelque part au mien » (Os III, 1, v. 641-642). Toutefois, la réunion, même en syllepse, des deux « cœurs » en une seule strophe, prolonge aussi l’imaginaire halluciné des épousailles avortées, tout en retirant à Sélim le droit d’y accéder puisque la Fille du mufti n’évoque son cœur qu’en une désignation possessive : « le mien ». Ce cœur appartient certes à un autre et l’évocation 80 Nicole Mallet, « Les plaintes de la mal aimée… », art. cit., p. 23 : « Mais n’essaie-telle pas surtout de se convaincre de la noblesse de son dessein ? L’aria s’achève sur un singulier point d’orgue : une suite d’imprécations martelées par neuf fois (689- 704) par la répétition de la conjonction “que” et qui résonnent comme autant de malédictions solennelles mais dont les harmoniques sont loin d’être pures. On sent percer sous la rhétorique grandiloquente une certaine fragilité, une vulnérabilité, une conviction tragiquement ouverte à la souffrance. Il suffira qu’elle se trouve en présence d’Osman pour que ce bel échafaudage moral s’effondre ». Le titre de l’article, rappelant les intitulés des poèmes de Tristan, fait heureusement écho à ce trouble permanent du discours tragique : à partir de la rupture qu’opère la scène du portrait, tout peut de fait s’entendre, dans la bouche de la Fille du mufti, comme une « plainte » d’amante délaissée. Pierre-Éloi Moreau PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0012 234 morbide des « entrailles », tout à fait dans le ton d’un verbe mélancolique n’éludant pas les formules crues, vient en outre situer le cœur d’Osman en cet endroit même où, pour la Fille du mufti, il palpite : l’épigastre, lieu de l’humeur et des remous mélancoliques. On se rappelle encore qu’elle racontera à l’acte V sa course « aux entrailles des monts » (Os V, 3, v. 1474) : cette coïncidence d’image entre le littéral (les entrailles d’Osman) et le métaphorique (les entrailles des monts) convoque à chaque fois un lieu intérieur par lequel se dit la manie du personnage (d’origine physique) et en lequel le sultan se trouve donc inscrit de force. En ce transfert d’image obsessionnel et d’après nos observations précédentes, il semble ainsi que les stances de la Fille du mufti, plus encore que ses évocations d’Osman dans le reste de la tragédie, se donnent comme une répétition monomaniaque de sa vision première du sultan (narrée, rappelonsle, en V, 3). Il s’agirait alors d’un récit dramatique intérieur qu’elle ne peut que redire, en un discours mélancolique itératif confinant à la folie. Or le « drame » du discours amoureux est justement d’être, selon Roland Barthes, une manie narrative : Comme Récit (Roman, Passion), l’amour est une histoire qui s’accomplit, au sens sacré : c’est un programme, qui doit être parcouru. Pour moi [l’amoureux], au contraire, cette histoire a déjà eu lieu ; car ce qui est événement, c’est le seul ravissement dont j’ai été l’objet et dont je répète (et rate) l’aprèscoup. L’énamoration est un drame, si l’on veut bien rendre à ce mot le sens archaïque que Nietzsche lui donne : "Le drame antique avait en vue de grandes scènes déclamatoires, ce qui excluait l’action (celle-ci avait lieu avant ou derrière la scène)." Le rapt amoureux (pur moment hypnotique) a lieu avant le discours et derrière le proscenium de la conscience : l’"événement" amoureux est d’ordre hiératique : c’est ma propre légende locale, ma petite histoire sainte que je me déclame à moi-même, et cette déclamation d’un fait accompli (figé, embaumé, retiré de tout faire) est le discours amoureux 81 . La transposition du « Récit » en « drame », par le biais de « grandes scènes déclamatoires » où l’action se joue à l’arrière-plan (« derrière le proscenium de la conscience »), c’est tout l’enjeu d’une mélancolie éminemment dramatique dont la théâtralité se fait avant tout verbale et poétique : c’est la répétition incessante (« je me déclame à moi-même », ce qui est le propre des stances) d’un « fait accompli », ainsi érigé au rang d’événement sacré en un rituel déclamatoire confinant à la manie, comme on pouvait le lire plus haut à travers le schème du sacrilège (la Fille du mufti s’offusquait de ce qui conduisait Osman à « se moquer ainsi du Ciel et de la Loi », v. 480) et la fixation obsessionnelle sur l’instant de la vision du sultan glorieux. Il est donc 81 Roland Barthes, « Drame », Fragments d’un discours amoureux, op. cit., p. 109-110. La mélancolie dans les tragédies de Tristan L’Hermite PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0012 235 patent que l’usage des stances évolue de La Mariane à Osman : d’une insertion souvent identifiée comme formelle souhaitant souligner le port majestueux d’une victime de l’injustice (Mariane en prison) et de la mélopée philosophique d’un sage impatient de fuir un monde qui le déstabilise (Sénèque au seuil de la mort), on parvient aux plaintes existentielles de personnages où les ennuis poétiques d’un « je » mélancolique deviennent le mode d’expression de la psychomachie sur scène. Tout écart de langage rend alors compte de l’intériorité d’un personnage tourmenté, celle-là même qui fait sa personnalité tout en le replaçant dans le sort commun aux hommes décrits par Ariste comme des « vaisseau[x] plein[s] d’esprits et de mouvements / Qui se mine[nt] à toute heure et se détrui[sen]t sans cesse ». À lire cette transcription d’un régime en un autre, non par la reprise de topoï à la mode mais par l’infusion de motifs accommodés au monde tragique, on comprend que l’enjeu poétique de la tragédie ne relève plus tant de l’inventio (rassembler des formes littéraires connues pour enrichir le texte tragique) ou de la dispositio (affiner la réplique en un morceau poétique éclatant) que de l’elocutio (susciter par l’intrigue l’émergence de l’émotion proprement liée à l’univers mélancolique, dans le discours du personnage) voire de l’actio (animer un topos jusque-là figé, en une dramatisation de la figure convoquée) : c’est l’attitude du texte et du personnage qui retient l’auditeur. Or le caractère, pour n’être plus en amont de cette dramaturgie concentrée sur le dessin d’une action, revient finalement en aval de cette élaboration puisque l’on quitte le substantif - le mélancolique comme caractère singulier et type pathologique - pour mieux revenir à l’adjectif - l’homme mélancolique comme caractère universel et potentialité intrinsèquement humaine. Conclusion générale : du topos dramatique à la poétique tragique Au terme de ce billet d’humeur, on peut comprendre pourquoi, dans le panégyrique de Tristan formulé dans L’Autre Monde ou Les États et Empires de la Lune (1657), Cyrano de Bergerac ne fait aucune référence au dramaturge, ne pouvant « rien ajouter à l’éloge de ce grand homme, si ce n’est que c’est le seul poète, le seul philosophe et le seul homme libre que vous ayez 82 ». Jamais, en effet, la tragédie n’aura sans doute mieux mérité son appellation classique de « poème dramatique », puisque la stylisation de l’imaginaire atteint un point qui fait du théâtre tristanien le digne héritier du maniérisme et de ses pointes, comme l’annonciateur du théâtre racinien et de ses chutes. En pleine époque d’élaboration des règles dramaturgiques tour à tour affirmées par l’abbé d’Aubignac (La Pratique du théâtre, en 1657) et Corneille (ses 82 Cyrano de Bergerac, Les États et Empires de la Lune, Paris, Gallimard, coll. « Folio classique », 2004, p. 79. Pierre-Éloi Moreau PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0012 236 trois Discours, en 1660), l’écriture dramatique de Tristan témoigne de manière exemplaire de la fluctuation esthétique de cette régulation. Tenons-nous-en aux fameuses « trois unités » : l’espace perd de sa clarté avec une arrière-scène hallucinatoire, formant un espace intérieur vampirisant ou tyrannique qui culmine dans Osman par sa mise en tension avec le mouvement de fuite ; l’action est troublée par un bouillonnement humoral qui vient affecter jusqu’au geste politique de confidents (Sabine et Salomé) ou de conjurés (Soesme et Sélim), suscitant presque une intrigue seconde ; le temps, enfin, se trouve parfois singulièrement figé dès lors que, en une tragique manie, le personnage fixe incessamment un passé qui l’obsède. De ce fait, dramaturgie de l’ombre ou du clair-obscur, tragédie de l’enfermement ou de l’humeur visionnaire, intrigue de sérail physiologique ou d’obsession psychologique, le théâtre tragique de Tristan L’Hermite se pose moins comme un ordonnancement rationnel des passions en vue de parler des vertus, à l’imitation de Corneille, que comme une poétique de l’imaginaire en vue de dire un monde vacillant. Le passage par la mélancolie en est une illustration spectaculaire : en glissant de la reproduction topique d’un caractère (mos) préétabli, dramaturgique ou poétique, à la construction endogène d’une attitude (habitus) du personnage, l’écriture tristanienne emmène la mélancolie « de la métaphore obsédante au mythe personnel », pour reprendre des termes de Charles Mauron 83 . En ce sens, si ce motif se partage traditionnellement entre un tempérament (de sage, de poète) et une pathologie (d’un personnage atrabilaire, flegmatique, sanguin ou triste), il revient à Tristan d’avoir su en faire le tempérament de son écriture tragique et une pathologie aussi verbale susceptible de contaminer tous les personnages. Finalement, on peut remarquer que ce choix poétique annonce déjà un autre écrivain classique qui se ressaisira de l’atrabile pour couronner une « hypothèse substantielle » formulée sur l’homme 84 : Molière pose en effet, dans son théâtre en général, mais dans 83 Charles Mauron propose dans sa thèse Des métaphores obsédantes au mythe personnel (1962) une étude psychocritique de la littérature, au sein de laquelle on peut notamment trouver une lecture de Racine et du schéma structurel de l’oppression du père dans ses tragédies. En ce qui nous occupe, s’il n’est pas toujours nécessaire d’en venir jusqu’à l’inconscient de l’écrivain, il reste qu’on a souvent associé la mélancolie à la posture personnelle de l’auteur de La Mariane en poète qui choisit son pseudonyme de « Tristan » pour mieux incarner son tempérament (cf. notamment l’article de Sandrine Berrégard intitulé « Tristan ou le poète mélancolique », Cahiers Tristan L’Hermite, n° XXIV [« Le quatrième centenaire »], 2002, p. 15). 84 Thomas Pavel avance cette idée dans le champ du roman mais elle nous semble convenir pour toute œuvre littéraire si l’on en croit son propos : « Étant donné que les œuvres narratives en général et les romans en particulier ne se contentent pas de décrire la réalité mais la réinventent toujours dans une certaine mesure afin de mieux la comprendre, […] l’intérêt de chaque œuvre vient de ce qu’elle propose […] La mélancolie dans les tragédies de Tristan L’Hermite PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0012 237 Le Misanthrope (1666) en particulier, l’équation fondamentale que nous sommes tous des êtres d’imagination 85 . À travers Alceste, véritable Hérode en comédie pour son obsession unique (la nouvelle Mariane, certes plus coquette, qu’est Célimène), censeur du monde aux maximes hallucinées (comme un Ariste pris de délires), maniaque poursuivi par ses marottes vertueuses (comme un Néron par ses furies), et chevalier des Temps modernes taillant dans le « monde » des marquis qui, auprès de son amante, font de l’ombre au soleil noir de son amour (comme un Osman héroïque), Molière pourrait bien avoir transposé dans le champ comique, par une « esthétique du ridicule », ce que Tristan avait instillé dans le champ tragique, par une poétique de la mélancolie 86 . une hypothèse substantielle sur la nature et l’organisation du monde humain » (La Pensée du roman, Paris, Gallimard, coll. « Folio-essais », 2003, p. 46-47). 85 L’auteur du Misanthrope a d’ailleurs créé La Mort de Sénèque en 1644, avec Madeleine Béjart et « l’Illustre Théâtre ». 86 La première formule est due à l’éminent ouvrage de Patrick Dandrey, Molière ou l’esthétique du ridicule, Paris, Klincksieck, coll. « Bibliothèque d’histoire du théâtre », 1992. Comptes rendus PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0013 Colas Duflo : Les Aventures de Télémaque de Fénelon ou le roman politique. Paris, Champion, « Champion Commentaires, 3 », 2023. 145 p. Le titre « roman politique » pourrait irriter ceux qui connaissent les quiproquos de la discussion historique sur le genre auquel il faut inscrire cette œuvre destinée à l’éduction du petit-fils de Louis XIV. Mais le chapitre, dont le titre reproduit l’énoncé fénelonien selon lequel il s’agit d’une « narration fabuleuse en forme de poème héroïque » (20), constate que le modèle littéraire est bien « l’épopée antique », mais « Fénelon ne parle pas d’épopée, ne serait-ce que parce que le Télémaque est en prose » (21). Se référant à la Télécomanie de Faydit, Duflo rappelle que le genre du roman « en son entier, encore mal identifié, est considéré comme de la sous-littérature sans véritables normes et sans goût, composé de fictions invraisemblables et faciles pour le rêve et le divertissement » (22). Reconnaissant ici le résumé d’un débat complexe, on est satisfait du don de synthèse qui se manifeste dans toute la présentation d’un ouvrage qui a marqué la littérature tant française qu’européenne aussi bien que la pensée politique. Duflo ne semble pas disposé à confronter les lecteurs français de son commentaire avec la critique écrite en langue étrangère. C’est pourquoi il renvoie à l’étude bien connue d’A. Cherel Fénelon au XVIII e siècle (1917, 2 1970) mais non à Ch. Schmitt-Maaß, Fénelons ‘Télémaque’ in der deutschsprachigen Aufklärung (1700-1832), Berlin- Boston 2018, 2 vols., dont le titre annonce une étude des Lumières de langue allemande, mais dont les analyses abondantes englobent toute l’Europe des Lumières et dont la bibliographie complète admirablement celle de Cherel. Mais les notes de ce commentaire illustrent bien les approches multiples de la critique en ce qui concerne le Télémaque et la présentation éclaire les facettes nombreuses de sa signification et de son influence. Les quatre chapitres commencent par l’intitulé « Pour Télémaque… » (11- 28) cherchant à saisir l’enjeu de l’ouvrage adressé primordialement au duc de Bourgogne, et l’auteur y prend ses distances vis-à-vis du « catalogue un peu borgésien » (25) de Langlet-Dufresnoy. Duflo aborde ensuite les trois éléments centraux de la « Mythologie, pédagogie, mystique » (29-64), passe à l’enjeu du « roman politique » (65-94) et aboutit au thème « Apprendre à gouverner » (95-133) englobant ainsi la vaste gamme des domaines dans lesquels le Télémaque suscite un débat concernant des préoccupations des contemporains et des philosophes du XVIII e siècle. L’épilogue (133-135) part de « la fin abrupte » du Télémaque interprétée comme une invitation à « différentes lectures possibles » (133) et présente le discours de Mentor dans le livre XVIII ainsi que la réforme de Salente en tant que récapitulation des « enseignements sur le bon souverain » (133), mais aussi en tant qu’inquiétude Comptes rendus PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0013 242 « sur l’inadéquation entre l’idéal et la réalité politique » (134), thème qui préoccupera Terrasson dans Sethos et Pechméja dans Télèphe. Se référant à Palimpsestes de Genette, Duflo étudie les emprunts à l’Odysée et à l’Énéide et s’enthousiasme de l’épisode du livre I où Mentor et Télémaque passent au milieu de la flotte troyenne : « Grand moment de jeu littéraire, très post-moderne dans sa façon d’écrire et d’agencer une intrigue : le lecteur est invité dans un monde entièrement référencé culturellement, livresque et fictionnel, et qui se dit comme tel » (34). Il souligne donc la modernité de Télémaque en reconnaissant toutefois que cette « mosaïque de sources antiques est sans doute l’aspect du texte de Fénelon qui nous est aujourd’hui le plus difficile à apprécier » (38). La mythologie gréco-latine est, à l’époque, « un objet esthétique dont l’usage est en soi un signe de littérarité du texte » (40), qui, à la différence de notre époque, faisait alors « partie de l’éduction du jeune homme » (40). Duflo cite François-Xavier Cuche qualifiant le Télémaque de « sans doute le seul manuel pédagogique jamais élevé à la dignité de chef-d’œuvre littéraire » (44). Fénelon recourt à la fiction parce que, grâce à l’imagination, le « mécanisme d’adhésion fictionnelle permet une expérience par procuration » (45) et sa tentative de modifier la mode de la pastorale « s’accorde avec l’éloge de la simplicité, la condamnation du luxe et de la fausse grandeur » (48). Les amours plaisantes des bergers, qui prévalent dans le genre galant, sont abordées dans l’épisode de Calypso en relation avec le modèle de Didon dans l’Énéide, mais Fénelon « se sert de la mythologie païenne pour exprimer un discours chrétien » (59) et grâce à la mythologie grecque, il supplante la vision lascive du plaisir « par une bonne image féminine représentant la pureté » (59). Abordant le thème du roman politique, Duflo reconnaît que le Télemaque n’est pas uniquement un texte « palimpseste », « pédagogique », « mystique », mais « avant tout, un grand livre de philosophie politique narrative » (65). « Sur le plan diégétique comme sur le plan extradiégétique, la finalité du récit est de former un futur roi » (66). Ses personnages sont inventés pour énoncer des « propos de manière vraisemblable et légitime » et la fiction est « organisée comme la mise en scène d’un ou de plusieurs problèmes philosophiques » sous « forme d’expérience de pensée organisée et narrative » (67). Le charme de son récit provient du « répertoire d’exemples auxquels rattacher des conduites possibles » (70) en faisant « émerger la leçon politique de l’examen de cas particuliers » (78). Le Télémaque est évoqué par les historiens de l’utopie, mais les cités visitées comme par exemple l’île de Crète « ont une histoire, et la raison politique […] travaille sur un donné, qu’elle améliore » (81). La Bétique est un « témoignage lointain sur un âge d’or pré-politique » (82) et Salente incarne « une réforme réussie » (83). Fénelon s’approprie Comptes rendus PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0013 243 toutes les ressources stylistiques de l’épopée antique pour thématiser la guerre, dont il flagelle l’horreur exaltant la paix selon l’idéal d’une politique chrétienne. Selon Duflo, l’épisode des jeux organisés sur l’île de Crète est « le plus proche de ses modèles antiques », mais tellement modifié qu’il est « un refus complet des valeurs épiques » (95). Parmi les souverains bons ou mauvais, Idoménée est « à la fois le cobaye de la politique éducative de Mentor et un Télémaque de substitution » qui illustre « les bons effets de son éducation politique » (109). Les « doubles tiennent une fonction significative » (110). Leur multiplicité, par exemple dans Mentor et Termosiris, autoportraits de Fénelon, est « un élément du travail de philosophie narrative à l’œuvre dans le texte » (113). Le choix des conseillers et leurs côtés positifs ou négatifs est l’occasion de montrer qu’il « faut une force surhumaine pour surmonter la faiblesse humaine dans les rois » (118). Fénelon adhère au principe selon lequel le bon roi « doit être un père pour ses sujets » (122) et se propose « de préparer un futur roi pour la France » (128). Colas Duflo commente magistralement le Télémaque et met ainsi à la disposition du lecteur un instrument qui permet de ressentir le plaisir que procure le texte. Volker Kapp Comptes rendus PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0014 244 Julien Goeury (éd.) : Agrippa d’Aubigné, Œuvres, Tome IX. Le Printemps, 2 vols. Paris, Classiques Garnier, coll. « Textes de la Renaissance, 248 », 2023. « Il y a une forme de donjuanisme éditorial dans cette façon de multiplier les conquêtes manuscrites en les abandonnant aussitôt à leur triste sort », écrit Julien Goeury à propos des éditions de la fin du XIX e siècle du Printemps d’Agrippa d’Aubigné (p. 69). Le moins que l’on puisse dire, c’est que sa propre édition est l’antithèse d’une telle pratique, tant le travail présenté ici apparaît titanesque : deux volumes de plus de 1500 pages comportant une introduction de quelques 200 pages, mais aussi, pour chacun des poèmes édités, une notice, des notes, les variantes complètes ainsi qu’un mot sur la ponctuation ; c’est une édition critique dont les gages de scientificité sont considérables qui s’annonce de la sorte. L’approche de J. Goeury est en effet génétique dans le meilleur sens du terme : se saisissant des archives Tronchin de la Bibliothèque de Genève, le spécialiste des milieux réformés aux XVI e et XVII e siècles étudie avec une méticulosité impressionnante les manuscrits du Printemps, de nombreuses photographies rendant compte de ce travail d’archive, qui sert notamment à présenter une « typologie des mains » (p. 8), c’est-à-dire des copistes et secrétaires, afin de proposer une datation plus fine des différentes étapes de la gestation de ce recueil pour le moins complexe, qui constitue « une véritable énigme sur le plan génétique » (p. 7). En effet, on dénombre plusieurs « états du recueil » tous différents et posant toutes sortes de problèmes bien aptes à donner des maux de crâne au généticien. J. Goeury distingue de la sorte : un « Printemps précoce (c. 1580-1583) » que l’on retrouve « dissimulé » dans « l’album de poésies de Marguerite de Valois conservé à Paris, à la Bibliothèque du protestantisme français » (p. 7) ; un « Printemps tardif » (c. 1602-1605) » (p. 7) (archives Tronchin T159) ; un « dernier Printemps (c. 1623-1624) » (p.7) que l’on retrouve aux archives Tronchin sous la côte T157 ; - « quelques fleurettes printanières, dispersées ici ou là sur plusieurs décennies (1576-1630) » (p. 7). A cet éclatement s’ajoute le rôle capital des éditions critiques précédentes du Printemps dans le brouillage d’une œuvre qui en réalité n’existe pas, ou en tout cas pas sous ce titre puisque ce dernier « renvoie à un recueil à la fois introuvable sous forme imprimée, très largement inachevé sous forme manuscrite, et au sujet duquel Aubigné ne nous donne en réalité que très peu d’indications précises » (p. 20). J. Goeury est par conséquent amené à distinguer « un Printemps imaginé par Aubigné lui-même, mais jamais achevé, et Comptes rendus PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0014 245 un Printemps ensuite largement réinventé par tous ses éditeurs depuis 1874 » (p. 7), ces deux dimensions se superposant, entraînant une difficulté supplémentaire dans l’appréhension d’un objet qui s’affiche par excellence comme mouvant, et dont l’on ferait volontiers de ce fait, si l’on voulait donner dans la mode des années 1970, le recueil paradigmatique du « baroque ». J. Goeury s’attache, avec une patience et une méthode irréprochables, à montrer pourquoi les éditions du Printemps depuis 1874 sont en réalité « des montages habiles, certes séduisants pour l’œil, mais réalisés à partir de données beaucoup trop parcellaires et contradictoires pour être jugées suffisamment fiables sur le plan scientifique » (p. 22). Développant une véritable herméneutique éditoriale, il note que cette insuffisance est imputable à leur nature de « restaurations monumentales » dans le style de Viollet-le-Duc : « rétablir dans un état complet qui peut n’avoir jamais existé à un moment donné » (p. 22). Ceci correspond à la quête d’une « forme idéale » du recueil, laquelle entretient « une représentation figée du recueil de poésies » aux XVI e et XVII e siècles » (p. 22), ce qui révèle la force d’imprégnation des schémas mentaux de la critique dix-neuvièmiste jusqu’à nos jours. Mais pourquoi conserver le titre du Printemps alors ? Pour procéder à une « dérestauration » (p. 23). Il s’agit pour J. Goeury, de « laisser apparaître les états successifs d’un monument inachevé », de « respecter la stratification des époques et surtout » de « faire resurgir des agencements primitifs, que certaines reconstructions avaient dissimulés pour donner un aspect plus “achevé”, plus monumental » (p. 23). De sorte que « ce n’est plus un Printemps entièrement reconstruit que nous donnons à lire (comme tous ceux qui le précèdent), ce n’est pas non plus un Printemps en partie déconstruit (comme notre table des matières pourrait le faire craindre un instant), mais bien un Printemps en construction (work in progress) fidèle aux sources manuscrites et imprimées » (p. 23). Un tel choix, très fort, conduit à une série de principes éditoriaux tout aussi fermes : « reconstitution des trajectoires éditoriales de certaines pièces manuscrites » (p. 8), « respect de la localisation exacte de chacun des poèmes au sein de leurs manuscrits d’origine » (p. 8), mais aussi élimination de la table des matières autographe qui selon J. Goeury a permis aux éditeurs d’inventer le Printemps tout en les fourvoyant. Selon lui, elle est « incomplète », n’a « jamais été relue, et en tout cas jamais corrigée par son auteur » (p. 75) et constitue « un document très tardif » (p. 81). Il faut donc « changer de paradigme éditorial » (p. 82) et pour ce faire mettre en branle une autre pensée du temps de l’écriture, ce qui implique de rejeter « l’illusion d’une complétude figée dans le temps » (p. 8). Pour J. Goeury « une œuvre n’existe pas en soi, mais à travers chacune de ses actualisations imprimées » (p. 64-65), ce qui l’incite à appréhender les éditions du Printemps de 1874 à 2020 comme une « série d’énonciations imprimées », selon la terminologie Comptes rendus PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0014 246 forgée par Alain Cantillon à propos du pari de Pascal et de ses éditeurs. Une telle approche, qui engage un tempo de l’enquête à la fois efficace et captivant, a l’avantage de nous permettre d’« observer un moment décisif du travail de l’écrivain » et d’« assister à l’émergence d’un recueil en train de se faire » (p. 173). L’instabilité est par-là érigée en principe herméneutique d’étude de la poésie des XVI e et XVII e siècles, dans la lignée du De main en main de Guillaume Peureux 1 , que J. Goeury cite. L’objectif visé est similaire : atteindre « la vie réelle des poèmes » (p. 173) en prenant en considération ce fait crucial : au tournant du XVI e et du XVII e « un poème n’est jamais fini » (G. Peureux cité p. 174). J. Goeury prolonge cette intuition en ajoutant : « un recueil non plus n’est jamais fini, car les formes de socialisation du poème rencontrent aussi, mais à une tout autre échelle, celles des recueils » (p. 174). Cette réflexion mène à un vigoureux - et justifié - plaidoyer contre le statisme de certaines pratiques éditoriales qui tiennent absolument à l’idée d’un texte achevé et clos sur lui-même 2 . J. Goeury procède de la sorte à un renversement des perspectives usuelles, en affirmant que l’instabilité du Printemps est « sa force constitutive » (p. 174) et non une faiblesse par rapport au caractère « fixe, fini » (p. 174) d’autres recueils de la même époque. Les apports de cette édition critique à l’histoire de l’histoire littéraire sont conséquents : J. Goeury corrige des idées reçues à la vie dure, comme celle voulant que l’invention du Printemps soit due à Réaume et Caussade en 1874, alors qu’elle est en réalité due à Charles Read la même année. Il s’oppose également de manière convaincante à la lecture téléologique faisant du Printemps un simple premier crayon du chef-d’œuvre qu’est Les Tragiques, en mettant en avant leur rapport de spécularité : la première de ces deux œuvres est composée « pour plaire et pour plaire à tout prix », tandis que la seconde l’est « pour déplaire et pour déplaire à tout prix » (p. 18). J. Goeury signale également l’importance capitale de l’édition Gagnebin-Droz (1948-1952) pour « la réception du recueil dans la seconde moitié du XXe siècle » (p. 70). En raison de son succès dans « les réseaux universitaires, le recueil va pouvoir irriguer les histoires littéraires, les anthologies et toutes les études consacrées à Aubigné et plus généralement à la poésie baroque, qui connaissent un essor à partir des années 1950 » (p. 70). Cette remarque est très importante car elle permet de comprendre à quel point les interprétations d’une œuvre peuvent dépendre de l’édition dans laquelle les exégètes en ont eu connaissance et de remonter par ce biais la chaîne herméneutique les conduisant à formuler leurs 1 Dont j’ai rendu compte dans le vol. XLVIII, n o 94, 2021, p. 204-210 des Papers. 2 Signalons que l’on rejoint ici par la bande un autre courant critique contemporain, dont les travaux de Marc Escola sont emblématiques - et dont la méthode et les fins sont au demeurant tout autres : la théorie des textes possibles. Comptes rendus PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0014 247 hypothèses, lesquelles se fondent bien souvent sur des déterminations éditoriales inconscientes. On ajoutera par ailleurs qu’une telle réflexion donne à espérer une étude du rôle des anthologies dans la construction du Printemps comme recueil. J. Goeury apporte également une contribution majeure à l’étude de la carrière littéraire d’Aubigné, en montrant comment ce dernier « répond à la demande, ou fait comme si » (p. 15) tout en construisant son « mythe personnel » (p. 34), avec notamment le choix de Diane Salviati comme muse car elle est la nièce de la Cassandre de Ronsard (p. 32 et sq.). Mais ce n’est pas tout : d’Aubigné cherche aussi à « faire en sorte que ses poèmes entrent progressivement en recueil, c’est-à-dire échappent au temps qui passe, aux circonstances, pour s’inscrire dans une autre temporalité » (p. 13), ce qui le conduit à éliminer « le social, le politique et l’institutionnel » (p. 13). A l’aide de « pièces très majoritairement déterritorialisées et déshistoricisées » (p. 12), d’Aubigné « privilégi(e) la permanence par rapport à la contingence, la simultanéité par rapport à la succession, et surtout l’éternité par rapport à la fugacité des moments où cette poésie vaine, frivole, aura été écrite au cours des années » (p. 13). On signalera également une belle analyse d’Aubigné poète satyrique, de façon « passive » notamment, par l’apport des recueils collectifs (voir sur ce point p. 171 et sq.). Enfin, il est notable que cette édition ne se contente pas de réaliser une génétique du Printemps, elle en propose une véritable poétique : J. Goeury parle de l’« énergie créatrice sans pareille, qui continue de circuler dans tous ces manuscrits » (p. 174), affirme que « l’essentiel » est « le choc esthétique que constitue encore aujourd’hui la lecture de ces vers » (p. 8), et déploie une ébauche d’analyse de la figuration du « poète amant » tantôt comme « victime entièrement passive livrée aux mains d’une femme dont le pouvoir est (presque) entièrement fantasmé » ; tantôt comme « soudard, violemment misogyne » (p. 15), qui pourrait s’avérer d’une grande utilité pour de prochaines études sur les rapports masculin/ féminin dans la poésie dite « baroque ». En somme, on là une édition d’une rare complétude, qui éclaire d’un nouveau jour les opérations éditoriales ayant donné lieu à l’invention d’un recueil capital pour l’étude de la poésie du tournant des XVI e et XVII e siècles. Maxime Cartron Comptes rendus PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0015 248 Pierre Lyraud : Figures de la finitude chez Pascal. La fin et le passage. Paris, Champion, « Lumières classiques 122 », 2022. 698 p. Cette analyse des figures de la finitude commence par des propos qui pourraient surprendre le lecteur familier de Pascal. L’Introduction (13-42) confronte une analyse d’Ibsen par le psychiatre Binswanger avec le fragment 229 des Pensées (citées d’après l’édition Sellier-Ferreyrolles en abrégeant fr., suivi du numéro du fragment). L’auteur le rapproche d’un dispositif familier des Pères de l’Église, par exemple d’un dossier sur Jean Chrysostome réuni par Laurence Brothier, et de Montaigne dont les Essais sont cités abondamment dans ce livre. D’après lui, l’étude consacrée à la fascination dans le fr. 653 est « irréductible à son seul intertexte biblique, puisqu’il incorpore une analyse, via Montaigne, de l’imagination » (305) et « Pascal rejoint Montaigne […] sans le rejoindre sur l’attitude qu’il faut en tirer » (307). L’auteur des Essais « s’avère le plus décisif pour la pensée pascalienne de la finitude : Pascal et Montaigne pourrait être un autre titre de [son] étude » (32). Les analyses de cet ouvrage se basent souvent sur des catégories linguistiques, par exemple dans la remarque : « la linguistique contemporaine valide doublement la pénétration de Pascal, qui insiste sur ce que la métaphore doit au corps » (99). Lyraud constate « la rareté du lexique de la limite et de toutes ses dérivations chez Pascal […] mais qu’il trouve d’autre voies pour se dire » (19). L’Entretien avec M. de Sacy garantit son « hypothèse » concernant le fr. 457, qui ne lui semble « métalittéraire que de façon oblique, renvoyant non pas à la propre écriture pascalienne, mais à celle de Montaigne » (147). Grâce aux « filtres interposés de Montaigne et de Descartes » et tenant compte « de l’importance de l’intertextualité » (31), il reconnaît « l’ambiguïté de la figure » et propose « un ‘portrait de la finitude’, explorant à la fois l’acuité philosophique de Pascal dans la considération des fins de l’homme, et l’investissement argumentatif de ces dernières dans le corpus pascalien » (34). Les vues pascaliennes ne sont pas seulement rapprochées de celle des théologiens, surtout de saint Augustin, mais aussi de la phénoménologie du XX e siècle, surtout de Merleau-Ponty, qualifié par Sartre de « pascalien avant d’avoir lu Pascal » (cité p. 268). Lyraud soutient que Pascal retient « de Montaigne son écriture pour ainsi dire phénoménologique » (145). Il se distancie de Foucault interprétant la finitude selon l’épistémé classique « comme une chose entièrement négative » (30) à l’opposé de la vision positive dans la modernité et il rapproche, d’autre part, la doctrine selon laquelle « l’homme […] ne saura jamais passer l’homme » d’une vision du corps en tant que « ‘topie impitoyable’, selon le mot parfaitement pascalien de Michel Foucault » (42). Mettant en évidence les efforts de l’anthropologie pascalienne « pour ne pas en rester à sa finitude constitutive » en vue de saisir Comptes rendus PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0015 249 « l’oscillation insulaire entre fermeture et ouverture, entre horizontalité et verticalité, entre impossibilité et possibilité » (24-25), il dépiste le sens rhétorique des figures « à tous les niveaux de textualité » (32) et explore moins les convictions religieuses que « l’acuité philosophique de Pascal dans la considération des fins de l’homme, et l’investissement argumentatif de ces dernières dans le corpus pascalien » (34). L’ouvrage est divisé en cinq parties. Il commence par l’étude de la finitude du corps : « Le discours du vrai homme. L’union et son langage » (43-168), et poursuit par celle de l’esprit : « La finitude de l’esprit. Pascal aux limites du dicible » (169-274) et de la volonté : « La fuite et la découverte. La finitude et sa destination » (275-398). La quatrième partie s’occupe de sa dimension collective « La finitude partagée. Vers une lecture amicale des Pensées » (399- 506), et la cinquième de sa dimension chrétienne « La finitude transfigurée. Rhétorique de l’humilité et de l’histoire » (507-626). Lyraud confronte les écrits spirituels avec une optique philosophique et les associe à l’œuvre scientifique dans laquelle il découvre les présupposés de la dimension religieuse de sa réflexion. Le lecteur qui n’a pas le loisir d’étudier toutes les 698 pages de ce livre volumineux, peut consulter ses interprétations grâce à l’« Index des œuvres commentées » (685-687). L’analyse part du corps, qui distingue l’homme de la bête et de l’ange, pour se concentrer sur un « premier visage de la finitude […] entendue comme mélange d’une âme et d’un corps désormais périssable […] qu’il faut, malgré tout, tenter de dire » (42). C’est l’occasion de situer Pascal dans la discussion qui oppose Montaigne à Descartes en redéfinissant « l’homme comme substantiellement différent de l’animal » (48). La liasse « Grandeur » soutient que ce qui sépare l’homme de l’animal n‘est pas tant « la substance pensante cartésienne que la pensée consciente de la misère » (55). Cette même liasse évoque « le fantasme d’une nature angélique » de l’homme en insistant sur sa « faculté intuitive » (66). « L’ange, la bête et Adam constituent chacun trois figures importantes » qui lient « l’élément physique (le corps) et l’élément moral (la déchéance), en ne permettant pas d’oublier la composition et l’histoire de l’homme » (84). Tandis que l’expérience remplace chez Descartes « la nécessité de la compréhension », elle est, chez Pascal, « le mieux auquel nous pouvons prétendre » (106). Cette divergence marque également la réflexion sur la machine : « Descartes, en physicienmédecin mécaniste, opère une machine pour en montrer scientifiquement la composition ; Pascal, lui, décèle les effets de la machine » (109). Lyraud postule une « grammaire du discontinu » qui « renforce l’effet visuel de la fragmentation, ajoutant des blancs virtuels au blancs typographiques […] en donnant à lire autant de fragments à la fois dialogiquement mis en rapport les uns avec les autres » (157). Il refuse de « confondre Comptes rendus PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0015 250 l’énonciateur avec l’auteur » au lieu d’« exploiter l’ambiguïté de la figure, au carrefour du concept, de la représentation sensible, de l’événement rhétorique et stylistique » (34). Selon lui, « les Pensées se veulent réparatrices autant qu’accusatrices » (160) et cette poétique de la finitude subvertit ce qu’il qualifie de cliché d’un Pascal lugubre. Passant à l’esprit, Lyraud note que « Pascal insiste sur l’impossibilité logique qui habite au cœur du réel, qui met en présence […] de l’énigme d’une présence elle-même énigmatique » (177). Selon le fr. 164, le verbe « passer » annonce que « quelque chose en l’homme échappe logiquement à l’homme » (184). De l’esprit géométrique fait « de l’incompréhensibilité un objet mathématique », c’est l’occasion pour l’auteur de constater que Pascal fixe « à la géométrie un nouvel horizon » (209). Les Écrits sur la grâce font sentir « au sein même des progrès de l’intelligence […] la fondamentale et indépassable dépendance à l’égard de Dieu » (214). La Préface sur le Traité du vide montre que « toute connaissance repose sur le témoignage, qu’elle soit acquise par autorité, ou par raisonnement » (230), mais le « témoignage de la révélation humilie la raison » (231) parce qu’elle apprend à l’homme à reconnaître « sa finitude, et tout ce qui l’excède, et les Pensées rendront très clair qu’il faut apprendre à recevoir l’autorité » (231). Dans ce contexte, Lyraud discute « la force de l’habitude » (239) et « l’union de l’âme et d’un corps dont le sentiment est donné par le cœur » (252). La connaissance du cœur, dont Pascal souligne sa limite « en nombre, et par nature » (260), invalide la raison tentée d’outrepasser la mesure d’homme. Toute l’œuvre pascalienne « semble tendue vers un même but : éduquer à l’accueil de ce qui nous dépasse, à l’exercice d’une raison humaine finie, régionalisée, et interroger ce qui fonde la raison, ce qui en constitue les conditions d’exercice » (266). Le fr. 181 s’occupe du désir de bonheur. L’homme et son expérience du monde sont marqués par l’antithèse entre privation de sa fin « par l’oubli ou par la mémoire, par la fuite ou par la découverte », donc par l’effort d’échapper « à ce qu’on est » ou de « chercher de tout son cœur sa fin » (273). C’est l’occasion d’analyser le concept de la paresse et du jeu avec l’indifférence qui se divertit avec la pensée de la mort dans une « vie attirée par l’inessentiel » (295). Les Lettres provinciales et les Écrits des curés de Paris sont l’objet d’une « lecture existentielle de l’isotopie de la dispersion » (309). Par son ambiguïté, la liste des souverains biens énumérés dans le fr. 181 est « la transcription stylistique de la forme que prend une vie abandonnée au mauvais infini du monde » (317). Il faut adhérer à la pensée de la fin, sinon le monde « perd sa forme, il se perd, à mesure qu’il devient excédentaire, trop fourmillant » (333). La liasse « Commencement » et le « Discours sur la Machine » présentent un « nouvel habitus de l’âme en vertu duquel un Comptes rendus PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0015 251 nouveau monde se fait jour » (354). Le parcours des Pensées et leur « Conclusion » correspondent à l’effet de la grâce qui « ouvre à d’autres commencements, et est elle-même un perpétuel commencement » (356). Selon Pascal, l’homo viator « cherche la présence de Dieu dans le monde » et « voit le monde comme un ensemble d’images qu’il doit apprendre à lire » (366), mais « sans Dieu, le monde est privé de son sens » (378). Lyraud en déduit « un parcours paradoxal des Pensées » qui ramène l’homme « à sa source, comme l’image à son peintre » (390) et en conclut que « la finitude est bien le cœur brûlant de la poétique pascalienne » (391). La quatrième partie passe aux « relations intersubjectives » pour définir « une éthique et une politique de la finitude » (397). L’homme a besoin des autres mais, grâce au pronom « on », cette relation est « effacée » dans l’intention qu’une autre instance « parvient à faire pour nous ce que nous ne pouvons pas faire seuls » (416). C’est le paradoxe de l’amour propre de réclamer de l’amour des autres pour soi de la compléter mais cette exigence « l’aliène toujours un peu plus » (432). L’égoïsme peut dérégler l’amitié, risque contre lequel Pascal « suggère la possibilité d’une honnêteté éclairée » (444) qu’il relie à l’amitié du Christ et à sa « tendresse » (454). Selon Lyraud, il existe dans les Pensées « une juxtaposition de l’Évangile et de Montaigne » (468) parce que Pascal ne convie pas « à dialoguer avec Dieu » mais « à percevoir le dialogue comme rompu et comme réinstaurable » (469). Les Discours sur la condition des Grands propagent « l’anti-modèle » (490) des Provinciales quand ils instruisent le Grand du fait « que sa force lui vient de sa capacité à donner à l’homme ce qu’il désire » (498). Sous ce biais, la poétique pascalienne de la finitude est « une poétique qui, tout en étant entée sur la conscience de la faillibilité et de la fragilité de l’homme, espère pour lui et œuvre avec lui à sa réformation » (500). L’existence chrétienne est mise au premier plan dans la dernière partie dont l’objet est la « transfiguration » (504) de la finitude. L’Abrégé de la vie de Jésus-Christ exalte l’humiliation vécue à Gethsémani en procédant à une « narrativisation de la parole christique » (512) et accentue « la sublimité dans l’humiliation » (514) qui « invite à la découverte d’un autre homme, avec sa sensorialité propre » (522). La Résurrection donne à Pascal la possibilité de ramener, à travers le corps glorieux, « la finitude humaine à ce qu’elle est » (527). Le Mémorial « représente l’exemple le plus intense d’une écriture [… cherchant à] entretenir le rappel d’une joie tremblante, en même temps que le souvenir de sa précarité » (570). Il exprime « un sujet de réjouissance » mais ce moment d’enthousiasme ne se départit jamais, « au sein même de sa joie, du sentiment de sa précarité » (574). Tenant toujours compte « de la finitude intrinsèque des hommes et de leur parole » (583), Pascal reste fidèle à ce terrain quand il « choisit comme preuve admirable Comptes rendus PFSCL, LI, 100 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0015 252 […] le témoignage juif » (583). Selon lui, au lieu de donner au monde des qualités « selon sa propre imagination », il faut restituer « à l’événement son mystère » (615) et « penser à sa dernière fin, remise devant ses yeux dans la « Lettre pour porter à chercher Dieu » (619). D’après le Projet de Mandement, « c’est à la lumière de cette fin seulement que prend sens notre action présente » (619). La finitude chrétienne présuppose que l’homme, en restant « habitant de ce monde » acquiert « un désir transféré du monde vers Dieu », et les textes pascaliens, comme par exemple la Prière pour demander à Dieu le bon usage des maladies, « sont l’occasion de percevoir une autre poétique de la finitude » (622). Lyraud souligne que cette perception chrétienne du monde est « insuffisante pour en penser la plénitude » (623) et qualifie Pascal de « devancier de Saint John Perse […] qui oriente le regard de son lecteur sincère vers les merveilles à hauteur de ses tempes que sont les preuves historiques » (623). Selon lui, la poétique pascalienne de la finitude vise à faire réfléchir sur la lumière « qui lui avait été donnée pour que d’autres, de tout leur cœur, personnellement, se risquent à s’y exposer » (625). La formule pascalienne « L’homme passe l’homme », qui est un fil conducteur de cette analyse, est modifiée dans « La rage de vouloir conclure » (627-636) en : « L’homme est double : ce qu’il est (sujet) et ce qu’il peut comprendre » (634) pour conclure que la « labilité du texte de Pensées ne vient pas tant, alors, de l’aspect ruiniforme des papiers, que du principe endogène qu’il se fixe : pluraliser le monde » (634). Nous n’avons pas insisté sur la familiarité de Lyraud avec les spécialistes de Pascal auxquels il renvoie abondamment. Mais sa lecture accentue les affinités des développements pascaliens sur la finitude avec Montaigne afin de déplacer l’accent sur la philosophie pascalienne et de mettre en évidence celle avec des auteurs du XX e siècle qu’on ne lui rapproche pas. C’est ainsi qu’il cherche à libérer Pascal du cliché d’un personnage enfermé dans ses certitudes religieuses. Volker Kapp Papers on French Seventeenth Century Literature PFSCL is an international journal publishing articles and reviews in English and French. PFSCL est une revue internationale publiant articles et comptes rendus en français et en anglais. Articles (in two copies) and books submitted for review should be addressed to/ Manuscrits (en deux exemplaires) et livres pour comptes rendus doivent être adressés à: Rainer Zaiser Editor, Papers on French Seventeenth Century Literature Romanisches Seminar der Universität Kiel Leibnizstr. 10 D-24098 Kiel Subscription Rates / Tarifs d’abonnement (2024) Individual subscribers/ Particuliers Institutions/ Institutions Standing order print (1 year) € 67.00 € 88.00 Abonnement imprimé (1 an) € 67.00 € 88.00 Standing order print and online (1 year) € 75.00 € 112.00 Abonnement imprimé et en ligne (1 an) € 75.00 € 112.00 Standing order e only (1 year) € 70.00 € 92.00 Abonnement en ligne (1 an) € 70.00 € 92.00 Single issue € 52.00 € 52.00 Prix de vente au numéro € 52.00 € 52.00 postage not included + frais de port Orders / Commandes to be sent to / à adresser à Narr Francke Attempto Verlag B.P. 2567 D-72015 Tübingen eMail: info@narr.de The articles of this issue are available separately on www.narr.digital Les articles du fascicule présent sont offerts individuellement sur www.narr.digital Only the authors are responsible for the content of their contributions Les auteurs sont seuls responsables du contenu de leurs contributions on French SeventePeape nth C rs entury Literature Biblio 17 Suppléments aux Papers on French Seventeenth Century Literature Derniers titres parus 225 David D. R eitsam La Querelle d’Homère dans la presse des Lumières. L’exemple du Nouveau Mercure galant (2021, 470 p.) 226 Michael C all (éd.) Enchantement et désillusion en France au XVII e siècle (2021, 175 p.) 227 Claudine N édeleC / Marine R oussilloN (éds.) Frontières. Expériences et représentations dans la France du XVII e siècle (2023, 507 p.) 228 Bernard J. B ouRque (éd.) Guillaume Colletet : Cyminde ou les deux victimes (1642) (2022, 154 p.) 229 Christopher G ossip (éd.) Claude Boyer : Le Comte d’Essex (2024, 113 p.) 230 Guillaume Peureux / Delphine Réguig (éds.) La langue à l’épreuve. La poésie française entre Malherbe et Boileau (2024, 324 p.)