Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
0120
2025
51101
on French Seventeenth Century Papers Literature Editor Rainer Zaiser Vol. LI No. 101 ISSN 0343-0758 ISBN 978-3-381-12651-4 Papers on French Seventeenth Century Literature Review founded by Wolfgang Leiner Editor Rainer Zaiser Editorial Committee Emmanuel BURY - Martine DEBAISIEUX - Richard HODGSON Volker KAPP - Buford NORMAN - Marine RICORD Cecilia RIZZA - Pierre RONZEAUD Dorothee SCHOLL - Maya SLATER Ronald W. TOBIN - Jean-Claude VUILLEMIN Associated Correspondents Marco BASCHERA - Jane CONROY - Federico CORRADI Nathalie NÉGRONI - Phillip J. WOLFE Advisory Board Eva AVIGDOR - Nicole BOURSIER - Paolo CARILE - Christopher GOSSIP Marcel GUTWIRTH - François LAGARDE - Lise LEIBACHER OUVRARD Charles MAZOUER - Sergio POLI - Sylvie ROMANOWSKI - Philippe-Joseph SALAZAR - Jean SERROY Jean-Pierre VAN ELSLANDE - Christian WENTZLAFF-EGGEBERT ***** Papers on French Seventeenth Century Literature is a peer-reviewed journal Articles for publication and books submitted for review should be addressed to/ Prière d’adresser les manuscrits et les livres pour comptes rendus à Rainer Zaiser Editor, Papers on French Seventeenth Century Literature Romanisches Seminar der Universität Kiel Leibnizstr. 10 D-24098 Kiel rzaiser@gmx.de Papers on French Seventeenth Century Literature Papers on French Seventeenth Century Literature Review founded by Wolfgang Leiner Volume LI Number 101 Editor Rainer Zaiser Editorial Staff Béatrice Jakobs, Lydie Karpen Dirk Pförtner PFSCL / Biblio 17 Gunter Narr Verlag Tübingen Papers on French Seventeenth Century Literature / Biblio 17 Editor: Rainer Zaiser © 2025 · Narr Francke Attempto Verlag GmbH + Co. KG P.O. Box 2567, D-72015 Tübingen All rights, including the rights of publication, distribution and sales, as well as the right to translation, are reserved. No part of this work covered by the copyrights hereon may be reproduced or copied in any form or by any means - graphic, electronic or mechanical including photocopying, recording, taping, or information and retrieval systems - without written permission of the publisher. Internet: www.narr.de eMail: info@narr.de Printed in Germany ISSN 0343-0758 ISBN 978-3-381-12651-4 PFSCL, LI, 101 Sommaire MADAME DE LAFAYETTE HORS LES MURS N ATHALIE G RANDE ET A NDREA G REWE La première réception de Madame de Lafayette hors de France ........................................................................................... 261 M IRIAM S PEYER Une première princesse « ins Teutsche übersetzet » : étude de Die Fürstinn von Monpensier (1680) ............................................. 267 R AINER Z AISER La fortune de La Princesse de Clèves en Allemagne à la fin du XVII e et au XVIII e siècle : les vicissitudes de la réception outre-Rhin de l’œuvre de Madame de Lafayette............................................................... 283 A NNETTE K EILHAUER ET L IESELOTTE S TEINBRÜGGE Les traductions allemandes de La Princesse de Clèves par Friedrich Schulz (1790) et Sophie Mereau (1799) .............................. 301 A NDREA G REWE L’œuvre de Marie-Madeleine de Lafayette en Allemagne aux XVII e et XVIII e siècles - étapes et formes du transfert culturel............ 321 A URÉLIE G RIFFIN Une princesse française à l’aube de la Glorieuse Révolution : The Princess of Cleve de Nathaniel Lee (1680/ 1689).................................. 343 C AMILLE E SMEIN -S ARRAZIN Les belles infidèles d’Elizabeth Griffith, romancière et traductrice de Lafayette .................................................................................................... 361 N ICHOLAS P AIGE Lafayette en Angleterre au XVIII e siècle : Méditations méthodologiques sur une réception manquée ........................................... 373 A LICIA C. M ONTOYA Madame de Lafayette au prisme des catalogues de vente de bibliothèques du XVIII e siècle : une fonction-auteur réfractée, entre roman et histoire .............................................................................. 389 PFSCL, LI, 101 L AURA R ESCIA La première réception italienne de l’œuvre de Mme de Lafayette : La Principessa di Cleves (1691) et Zaida (1740).......................................... 411 J EAN -L UC N ARDONE Sur le manuscrit inédit de La Principessa di Monpensier traduite par Sertorio Orsato, membre de l’académie padouane des Ricoverati............. 427 M ARTINA S TEMBERGER Zayde à Moscou : la réception russe de Madame de Lafayette au XVIII e siècle .......................................................................................... 465 N ATHALIE G RANDE Madame de Lafayette illustrée hors de France (XVII e -XVIII e siècle) .......... 489 B ILAN BIBLIOGRAPHIQUE ................................................................................ 517 Mme de Lafayette hors les murs : la réception internationale de l’œuvre de Mme de Lafayette XVII e -XVIII e siècle Études présentées et réunies par Nathalie Grande et Andrea Grewe PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0016 La première réception de Madame de Lafayette hors de France N ATHALIE G RANDE (N ANTES U NIVERSITÉ ) A NDREA G REWE (U NIVERSITÄT O SNABRÜCK ) Alors que la réception de l’œuvre de Madame de Lafayette en France a fait l’objet de plusieurs travaux importants, et encore tout récemment 1 , la diffusion internationale de son œuvre et l’extension de son aura dans le monde restent encore largement à explorer. Or, les traductions de La Princesse de Clèves publiées à Londres et à Amsterdam en 1679 et à Venise en 1691, ou encore une version dramatique représentée à Londres en 1681, témoignent de l’intérêt que cette œuvre a très rapidement rencontré hors de France. Il est vrai qu’au temps des « Belles infidèles », traduire fait partie des usages savants aussi bien que mondains 2 . Il n’est pas sans intérêt à cet égard de rappeler que les premiers travaux littéraires de celle qui allait devenir par son mariage comtesse de Lafayette ont vraisemblablement été des travaux de traductions. Car si c’est la lecture (des romans de Madeleine de Scudéry en particulier) qui a formé sa première culture de lectrice, c’est l’apprentissage des langues qui lui a donné les premières occasions d’exercer sa plume. C’est en tout cas ce que l’on peut déduire de la lecture des premières lettres qu’elle échange avec Gilles Ménage 3 . On a une autre trace de l’intérêt de Madame de Lafayette pour le genre des traductions grâce à Pierre-Joseph d’Olivet (1682-1768), savant abbé et académicien, traducteur de Cicéron et Démosthène et ami de Nicolas Boileau, qui s’est régulièrement intéressé dans son Histoire de l’Académie française à la question des traductions. Par son truchement, on apprend 1 Maurice Laugaa, Lectures de Mme de Lafayette, Paris, Armand Colin, 1971 ; Camille Esmein-Sarrazin, La Fabrique du roman classique. Lire, éditer, enseigner les romans de 1700 à 1900, Paris, Classiques Garnier, 2023. 2 Voir à cet égard l’Histoire des traductions en langue française 1610-1815, Yves Chevrel, Annie Cointre et Yen-Maï Tran-Gervat dir., Paris, Verdier, 2014. 3 Voir Nathalie Grande, Madame de Lafayette ou les passions subjuguées, 2021, p. 14- 15. En ligne : https: / / lamo.univ-nantes.fr/ IMG/ pdf/ pdf_bio_lafayette.pdf, consulté le 9 juillet 2024. Nathalie Grande et Andrea Grewe PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0016 262 que Boileau se serait référé à Madame de Lafayette pour dire son insatisfaction vis-à-vis de bien des traductions : Savez-vous […] pourquoi les Anciens ont si peu d’admirateurs ? C’est parce que les trois quarts tout au moins de ceux qui les ont traduits, étaient des ignorants ou des sots. Madame de Lafayette, la femme de France qui avait le plus d’esprit, et qui écrivait le mieux, comparait un sot Traducteur à un laquais que sa maîtresse envoie faire un compliment à quelqu’un. Ce que la maîtresse lui aura dit en termes polis, il va le rendre grossièrement, il l’estropie : plus il y avait de délicatesse dans le compliment, moins ce laquais s’en tire bien ; et voilà en un mot la plus parfaite image d’un mauvais Traducteur 4 . Il semble donc, si l’on en croit ce témoignage tardif, que Madame de Lafayette se méfiait des traductions. Et, quand on découvre la manière dont son œuvre a été parfois interprétée, on peut sans doute comprendre pourquoi. En même temps, l’anecdote révèle aussi le besoin profond qu’on a ressenti en tous temps de connaître ce que d’autres civilisations ont produit et l’urgence de se l’approprier. Étudier les voies dont cette appropriation par d’autres cultures s’est faite dans le cas de l’œuvre de Madame de Lafayette est l’objectif de ce volume. Partant du constat de la lacune critique à l’égard de la diffusion internationale de son œuvre, ce volume s’est donc donné pour ambition de proposer un premier tour d’horizon de l’impact suscité par la publication des œuvres de Madame de Lafayette en Europe, en se limitant dans un premier temps aux XVII e et XVIII e siècles. L’étude de l’étendue et de la diversité de sa réception en Europe amène d’abord à tenter d’en mesurer l’expansion et les contours, et pour cela tenter de répertorier les principales éditions à l’étranger 5 et traductions de l’œuvre de Madame de Lafayette ainsi qu’à recenser les discours critiques sur celle-ci. L’aire germanique s’avère à cet égard particulièrement riche. Miriam Speyer, par son étude de la première traduction allemande de La Princesse de Montpensier en 1680 (« Une première princesse “ins Teutsche übersetzetˮ ») et sa comparaison avec son équivalent pour La Princesse de Clèves (1711) pose les premiers jalons de cette réception. Mais l’étude des traductions n’épuise évidemment pas la question de la réception, comme le montre Rainer Zaiser en analysant « la fortune de La Princesse de Clèves en Allemagne à la fin du 4 Abbé d’Olivet, Histoire de l’Académie française depuis 1652 jusqu’à 1700, Paris, Jean- Baptiste Coignard, 1729, tome II, p. 104. 5 Voir Andrea Grewe, « La Princesse de Clèves à Amsterdam - Les Provinces-Unies comme zone de contact entre la France et les pays de langues germaniques », dans Claudine Nédelec, Marine Roussillon dir., Frontières. Expériences et représentations dans la France du XVII e siècle, Tübingen, Narr/ Francke/ Attempto, « Biblio 17, 227 », 2023, p. 367-384. La première réception de Madame de Lafayette hors de France PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0016 263 XVII e et au XVIII e siècle » comme une suite de « vicissitudes » : si, dans un premier temps, certains critiques comme Christian Thomasius et Talander (pseudonyme d’August Bohse) apprécient l’œuvre de Madame de Lafayette en tant que fiction galante, le discours critique allemand, bientôt porté vers le classicisme sous la plume de Johann Christoph Gottsched, ne sait visiblement plus quoi en faire faute d’y trouver de quoi répondre à ses attentes. Il faut alors attendre les années 1780 pour voir se manifester un renouveau massif de l’intérêt pour l’œuvre de Madame de Lafayette outre-Rhin, intérêt qui comprend alors aussi bien ses ouvrages historiques que fictionnels. À la fin du XVIII e siècle, à moins de dix ans de distance, paraissent deux nouvelles traductions de La Princesse de Clèves, analysées et comparées par Annette Keilhauer et Lieselotte Steinbrügge (« Les traductions allemandes de La Princesse de Clèves par Friedrich Schulz (1790) et Sophie Mereau (1799) »). Leur étude met en évidence comment de nouveaux enjeux, politiques et sociaux, ont pu mettre la romancière française au service d’une nouvelle vision du monde : vision politiquement critique de la société de cour d’Ancien Régime pour Schulz, vision avant tout romantique pour Mereau. Enfin, Andrea Grewe propose un premier bilan des « étapes et formes » de la réception de l’œuvre de Lafayette en Allemagne en montrant en particulier le rôle joué par « les ouvrages de vulgarisation tels que la presse périodique ou les bibliothèques des romans » : par l’usage d’abrégés et de choix d’extraits, ils favorisent une diffusion à la fois rapide et élargie, en particulier auprès du public féminin pour lequel l’œuvre de Madame de Lafayette peut devenir une référence tant littéraire que morale, bien loin de la première réception « galante » qu’avaient d’abord suscitée ses nouvelles. L’aire de langue anglaise semble par ordre d’importance la deuxième pour mesurer l’expansion de la réception lafayettienne. Traduite dès 1679 en anglais, soit un an après la parution de l’original, La Princesse de Clèves est en effet adaptée pour la scène par Nathaniel Lee dès 1689. Aurélie Griffin (« Une princesse française à l’aube de la Glorieuse Révolution ») montre comment cette adaptation tient d’une « révision satirique de l’original qui relève de la caricature » plus que de l’hommage : un Nemours libertin sans scrupule, un comique volontiers grivois, la transposition des querelles politiques et religieuses anglaises dans l’intrigue, autant d’éléments d’acculturation qui défigurent La Princesse française, même si cette « transformation radicale », et peut-être ratée, n’en dit pas moins quelque chose d’une lecture possible de l’oeuvre. Autre transposition, moins perturbante sans doute, celle proposée par Elisabeth Griffith qui, avant même de traduire La Princesse de Clèves (1777), s’en inspire assez directement comme romancière, en particulier dans The history of Lady Barton, roman épistolaire publié en 1771. Malgré des différences notables (mode de narration, absence d’éléments historiques, Nathalie Grande et Andrea Grewe PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0016 264 pathétique omniprésent…), Camille Esmein-Sarrazin (« Les belles infidèles d’Elizabeth Griffith ») met en évidence comment de nombreux détails et surtout la représentation du combat entre passion et vertu au sein d’une conscience malheureuse montrent l’influence d’une lecture de Madame de Lafayette. Enfin, Nicholas Paige, par ses « méditations méthodologiques sur une réception manquée » s’appuie sur l’histoire de la réception de Lafayette en Angleterre au XVIII e siècle pour proposer une réflexion sur la fabrique de l’histoire littéraire. En se demandant si on peut imaginer une histoire du roman sans Madame de Lafayette (et en répondant par l’affirmative ! ) ou si ses œuvres ont changé le « système du roman » (et en répondant par la négative ! ), Paige secoue les révérences usuelles pour amener à distinguer la valeur d’un roman de son rôle dans l’histoire du genre. Madame de Lafayette n’a sans doute pas marqué l’histoire de la fiction de son empreinte par une forme nouvelle de narration, quoiqu’on puisse argumenter du côté de la nouvelle historique, car ce n’est pas à une œuvre isolée qu’on peut imputer une telle révolution, mais à une vague d’ouvrages de même type. Ce qui n’empêche pas au demeurant que ses textes continuent à marquer lecteurs et lectrices. Dernière forme d’approche de la présence de Madame de Lafayette dans les sociétés du nord de l’Europe, Alicia Montoya en cherche les traces dans les bibliothèques privées disparues de trois pays : France, Pays-Bas et Angleterre. Grâce à la base de données MEDIATE (Measuring Enlightenment : Disseminating Ideas, Authors, and Texts in Europe, 1665 - 1830), qui s’appuie sur les catalogues de vente des bibliothèques privées, elle est en effet capable de reconstituer présence et absence des œuvres de Madame de Lafayette en original et en traduction dans les bibliothèques européennes au XVIII e siècle, au moment de leur dispersion. En croisant les données propres à Lafayette avec d’autres critères (tels que la fréquence de leur apparition dans les catalogues, leur répartition géographique, l’identité des acheteurs, la présence simultanée d’autres textes…), elle multiplie les angles de vue pour cerner les caractéristiques spécifiques de Lafayette, ce qui l’amène par exemple à constater que la nature de son œuvre est saisie prioritairement comme historique plutôt que comme fictionnelle. Deux autres études permettent de découvrir l’influence de Mme de Lafayette du côté du sud de l’Europe. Laura Rescia analyse ainsi la « première réception italienne de l’œuvre de Mme de Lafayette » à l’aune de la riche tradition italienne de la fiction romanesque. Si Madame de Lafayette est « très peu remarquée au-delà des Alpes, comme coincée entre le déclin du modèle baroque, l’apparition du roman anglais et une attention tournée vers la production des philosophes des Lumières », deux traductions particulièrement fidèles témoignent néanmoins de sa réception : La Principessa di Cleves, La première réception de Madame de Lafayette hors de France PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0016 265 publiée à Venise en 1691, et Zaida, toujours à Venise en 1740. En 1776, Lafayette entre en outre dans la Biblioteca galante avec un abrégé en italien de La Princesse de Clèves et une traduction intégrale de La Comtesse de Tende. Jean-Luc Nardone élargit encore le cercle de cette réception en présentant sa découverte d’un manuscrit inédit d’une traduction de La Princesse de Montpensier conservé à Padoue. Le traducteur, Sertorio Orsato (1617-1678), membre de l’académie padouane des Ricoverati, est connu comme « historien, philosophe, archéologue, professeur en sciences physiques à l’Université de Padoue » : son travail, d’une grande qualité 6 , témoigne de l’intérêt d’un savant pour la fiction française contemporaine. Il confirme d’une certaine façon la fameuse phrase de Fontenelle : « un géomètre comme moi, l’esprit tout rempli de mesures et de proportions, ne quitte point son Euclide pour lire quatre fois une Nouvelle galante, à moins qu’elle n’ait des charmes assez forts pour se faire sentir à des Mathématiciens mêmes, qui sont peut-être les gens du monde sur lesquels ces sortes de beautés trop fines et trop délicates, font le moins d’effet » (« Lettre sur La Princesse de Clèves », Le Mercure galant, mai 1678). Martina Stemberger ouvre enfin une perspective vers d’autres horizons en s’intéressant à « la réception russe de Madame de Lafayette au XVIII e siècle » : une réception originale dans la mesure où c’est Zayde qui bénéficie de l’attention du public, d’abord grâce à une traduction anonyme publiée par l’imprimerie de l’Université impériale de Moscou en 1765, puis par une version abrégée (Moscou, 1785) qui confirme encore le rôle joué par le genre des bibliothèques des romans pour la connaissance des œuvres. Comme elle l’explique, la focalisation sur ce roman n’est pas sans faire écho au goût pour « un orientalisme encore plus prononcé que celui de l’original », « la Russie [étant] elle-même l’objet d’un “euro-orientalismeˮ ». À ce rapide tour d’Europe par les textes, Nathalie Grande ajoute pour finir un complément par l’image. En effet, alors que les éditions originales françaises des œuvres de Madame de Lafayette n’ont pas donné lieu à iconographie, sa diffusion (dans des éditions en langue française parues en dehors de France ou dans des traductions) laisse place régulièrement à des illustrations. Fonctionnant souvent par allégorie ou par synthèse, elles en apprennent beaucoup sur les publics visés par ces éditions et sur la manière dont l’œuvre de l’autrice a pu répondre à l’évolution des goûts. Comme on le voit, les objets d’étude ici rassemblés ressortissent à quatre domaines distincts : l’inventaire éditorial et l’étude stylistique des traductions ; la présence ou l’absence de Madame de Lafayette dans les discours critiques comme dans les histoires littéraires hors de France ; le repérage de 6 Jean-Luc Nardone en propose la transcription en annexe de son article. Nathalie Grande et Andrea Grewe PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0016 266 la présence ou de l’absence de ses œuvres dans le commerce du livre et les bibliothèques ; le rôle de ses œuvres comme éventuel modèle littéraire ou comme occasion de détournement parodique. Nous ne suivons pourtant pas cette organisation dans le plan adopté par ce volume. En effet, selon qu’on s’intéresse aux aires linguistiques où la présence de l’autrice s’est déployée, ou bien selon qu’on privilégie une lecture chronologique pour construire une approche diachronique ou synchronique, ou bien encore selon qu’on choisisse de s’intéresser à la réception d’un titre particulier, la question de la réception se prête à bien des lectures. Nous avons adopté un choix qui permet de parcourir la diversité de cette réception en privilégiant une saisie plutôt spatiale que temporelle et plutôt générale que particulière, dans l’objectif de souligner l’expansion internationale de la présence de Madame de Lafayette qui, à l’époque de la première modernité, est encore une présence exclusivement européenne. Cela met particulièrement en évidence que l’expansion de son œuvre se fait plutôt vers le nord et vers l’est de l’Europe : l’Espagne et le Portugal par exemple semblent l’ignorer. Une enquête portant sur sa présence en langue originale dans les bibliothèques privées pourrait pourtant modifier ce constat, remarque qui vaut aussi pour d’autres pays non représentés ici comme les pays scandinaves. Mais une saisie chronologique amène par exemple à s’interroger sur la flambée d’intérêt pour son œuvre en Allemagne à la fin du XVIII e siècle. Et une enquête selon les différents titres met vite en évidence que Madame de Lafayette a aussi bien été lue, comprise et appréciée comme une historienne que comme romancière. Ainsi les travaux ici rassemblés 7 , qui ne visent aucune exhaustivité, doivent être compris comme autant d’invitations à poursuivre une passionnante enquête, qui ne fait qu’être ébauchée. Un bilan bibliographique des éditions parues à l’étranger et des traductions des œuvres de Madame de Lafayette, établi grâce aux contributions de ce volume et complété par une enquête dans les catalogues des grandes bibliothèques mondiales, vient enfin clore ce dossier en donnant une première idée de l’étendue de la première réception de Madame de Lafayette, ainsi que de son intensité selon les différentes aires culturelles. Un second volume, toujours publié dans les Papers on French Seventeenth Century Literature, viendra prochainement prendre en charge la période moderne de la réception internationale de Madame de Lafayette, du XIX e siècle jusqu’à nos jours. 7 Le volume est issu d’un colloque qui s’est tenu à Nantes en juin 2023. PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0017 Une première princesse « ins Teutsche übersetzet » : étude de Die Fürstinn von Monpensier (1680) M IRIAM S PEYER U NIVERSITÉ DE R OUEN - C ÉRÉDI Œuvre-clé pour le développement de la nouvelle historique et galante en France, et plus généralement pour le renouveau de la fiction narrative qui s’accomplit dans les années 1660, La Princesse de Montpensier jouit d’une fortune éditoriale remarquable en langue française. Du vivant de son autrice, elle est rééditée au moins six fois en France, essentiellement à Paris, mais aussi en 1679 à Lyon. À partir de 1684, elle est, de plus, intégrée au fameux recueil « La Suze-Pellisson » dont les rééditions se succèdent jusque dans les années 1740. En 1671, neuf ans après la première publication à Paris, paraît aussi une édition pirate en Hollande qui connaîtra une diffusion notable en Allemagne. La fortune éditoriale sous forme de traductions, en revanche, est plus inégale : si le texte a été traduit quasi immédiatement en anglais 1 , une traduction imprimée en italien ne verra le jour qu’au XIX e siècle 2 . En allemand, c’est en 1680 qu’est publié le texte, dix-huit ans après la publication de la nouvelle en France. La traduction se fait donc un peu attendre, mais elle est bien plus rapide que celle de La Princesse de Clèves, puisque, en dépit du grand intérêt que suscite le roman dès sa parution en 1678 en France, la première traduction en langue allemande ne paraît qu’en 1711 3 . 1 The Princess of Monpensier, Written Originally in French, and now newly rendered into English, London, s. n., 1666. 2 Au sujet de la fortune de La Princesse de Montpensier en Italie, voir, dans le présent volume, les contributions de Laura Rescia et de Jean-Luc Nardone. 3 Le texte de Lafayette n’était cependant pas inconnu, comme le montre Rainer Zaiser dans sa contribution au présent volume. Miriam Speyer PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0017 268 La nouvelle Die Fürstinn von Monpensier ne semble, jusqu’à présent, guère avoir retenu l’intérêt de la critique 4 . Peu remarquable d’un point de vue matériel, le petit ouvrage l’est cependant pour la traduction - anonyme 5 . L’étude des spécificités de cette traduction de la première œuvre de Lafayette, sur laquelle nous allons centrer notre réflexion, sera précédée d’une brève présentation de l’édition et des exemplaires connus aujourd’hui. Elle sera complétée ensuite par une comparaison avec la première traduction allemande de La Princesse de Clèves, parue en 1711 à Amsterdam. Une édition peu remarquable L’œuvre, un petit in-12 de 72 pages (trois cahiers complets) imprimé en caractères gothiques, paraît sans nom d’éditeur en 1680. Elle n’est pourvue que d’un faux-titre, sur lequel on lit Die Fürstinn von Monpensier, Warhafftige LiebesGeschichte. Aus dem Französischen ins Teutsche übersetzet. Le titre de noblesse « Fürstin » est une traduction possible de « Princesse », les emprunts français « Prinz » et « Prinzessin » existent cependant également dans l’allemand de l’époque 6 . Ce titre est complété par l’indication générique 4 Une recherche du titre Die Fürstinn von Monpensier sur google books donne peu de résultats. Il apparaît seulement dans quelques catalogues de vente aux enchères ou des bibliographies, par exemple le Catalogue d’une collection précieuse de livres parfaitement bien conservés (Halle, 1846, n° 6949 [relié avec d’autres ouvrages]) ; Hugo Hayn, Bibliotheca Germanorum Erotica (Leipzig, A. Unflad, 1885, p. 207). La traduction est aussi mentionnée dans un manuel d’histoire littéraire de 1853 (Johann G.T. Gräße, Lehrbuch einer allgemeinen Literaturgeschichte […] Das siebzehnte Jahrhundert…, Leipzig, Arnold’sche Buchhandlung, 1853, t. 3, p. 253). Il est en outre intéressant de constater que la traduction allemande de1680 n’est pas mentionnée sur les pages allemandes de wikipedia consacrées au film et à la nouvelle (consultée le 05/ 06/ 23). 5 Dans le Lehrbuch einer allgemeinen Literaturgeschichte […] Das siebzehnte Jahrhundert (p. 250), Johann G.T. Gräße attribue la traduction à August Bohse, dit aussi Talander (1661-1730), qui s’est fait un nom à la fin du XVII e siècle comme auteur et traducteur de romans galants. Cette attribution, qui semble apparaître au XIX e siècle et que l’on retrouve dans l’édition de 1912-1913 de la Bibliotheca Germanorum Erotica de Hugo Hayn et Alfred Gotendorf (München, G. Müller, t. V, p. 164), n’est toutefois confirmée nulle part. Il est possible qu’il s’agisse d’une généralisation faite à partir d’un exemplaire de la Fürstinn relié avec le Liebes-Cabinet der Damen (1685), qui provient bien pour sa part de la plume de Talander, qui est mentionné dans le Catalogue de livres rares et curieux d’A. Asher &co. (2 nde partie, 1847, n° 7750). 6 Dès le XIII e siècle existe « Prinz » comme emprunt au français. Il se spécialise au cours du XVI e siècle pour désigner notamment l’héritier d’une couronne. « Fürst », quant à lui, désigne un souverain (cf. Deutsches Wörterbuch von Jacob Grimm und Une première princesse « ins Teutsche übersetzet » PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0017 269 et thématique « Histoire d’amour véritable », visant sans doute à attiser la curiosité des lecteurs potentiels - la maison de Montpensier n’étant pas inconnue en Allemagne. Mais ce sous-titre est tout à fait remarquable dans la mesure où il contredit explicitement l’avis « Le Libraire au lecteur » que l’on trouve dans les éditions françaises, et qui insiste, lui, sur le caractère « fabuleux » et « invent[é] à plaisir » 7 du récit. Le titre allemand se termine par la mention de la traduction, assez habituelle à l’époque. Deux exemplaires de la nouvelle sont aujourd’hui connus, l’un conservé à Munich, l’autre à Hanovre. En raison de sa brièveté, l’œuvre a été reliée, dès le XVII e siècle 8 , avec d’autres ouvrages dans des recueils factices. Exemplaire 1 (Bayerische Staatsbibliothek (BSB) Munich, cote : RAR 4082 [2]) : le bref texte de Madame de Lafayette clôt un recueil qui réunit au total trois œuvres. Il s’ouvre sur une fiction narrative en trois parties (472 pages) intitulée Der Helden-mässigen Carbinen-Reuterin warhafftigen Begebniß, parue à Nürnberg en 1679, qui est en fait la traduction allemande de L’Héroïne Mousquetaire, histoire véritable de Jean de Préchac (1677). L’œuvre est suivie du roman picaresque Jucundi Jucundissimi Wunderliche Lebensbeschreibung 9 , attribuée à Johann Beer et publiée sans nom d’éditeur en 1680. Les trois œuvres sont présentées comme des histoires véritables. Exemplaire 2 (Gottfried Wilhelm Leibniz Bibliothek - Niedersächsische Landesbibliothek Hannover, cote Lh 5062 [2]) : la nouvelle est reliée avec trois autres œuvres, dont deux de nature facétieuse et une brève histoire pastorale 10 . Contrairement à l’exemplaire de Munich, la Fürstinn est la seule Wilhelm Grimm, DWB. En ligne : http: / / dwb.uni-trier.de/ de/ , articles « Prinz » und « Fürst »). 7 La Princesse de Monpensier, Paris, T. Jolly, 1662, « Le Libraire au lecteur », n. p. Pour renvoyer à cette édition, nous nous servirons dans la suite seulement du sigle PdM, suivi de la page. 8 Je remercie Sabine Brügmann (GWLB Hannover) et Claudia Bubenik (BSB München) pour les renseignements sur la reliure des deux exemplaires. 9 [Johann Beer], Jucundi Jucundissimi Wunderliche Lebensbeschreibung / Das ist : Eine kurzweilige Historieines / von dem Glückwunderlicherhabenen Menschens, welchererzehlet / wieundaufwas Weis er in der Welt / unterlauterabentheurlich- und seltsamen Begebenheiten herumgewallet / bis er endlich zur Ruhe gekommen […], s. l., 1680. L’œuvre, écrite à la première personne, s’étend sur cinq parties, chacune illustrée par une gravure (212 pages au total). Selon le catalogue de la bibliothèque de Regensburg (cote 999/ Germ.57 angeb.), l’ouvrage provient de l’atelier de Hoffmann à Nuremberg. 10 Le recueil réunit : (1) [Johann Talitz von Liechtensee,] Viel vermehrter Kurtzweiliger Reÿßgespan, darinnen Schöne Schimpffliche Historien und -geschichten von allenständten der Weltbegriffen […], Ulm, Görlin, 1668 ; (3) Warhafftiger Lebens- und Liebes-Roman gewisser Standes-Persohnen Unter den Namen Chrysanders und Magdalis, s. l., 1687 ; Miriam Speyer PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0017 270 œuvre traduite dans ce recueil. Au XVII e siècle, ce volume a appartenu à Wolter Molanus, abbé de Loccum. Il est cependant difficile à dire si Molanus a fait relier lui-même les quatre œuvres, ou s’il a acheté le recueil tel quel. Les particularités d’une traduction peu canonique La Fürstinn von Monpensier propose une traduction intégrale de la nouvelle française dans un allemand fluide et aisément compréhensible, le traducteur anonyme favorisant la clarté du sens à la fidélité exacte au texte. Son point de départ est la version imprimée du texte de Lafayette : l’analyse de la traduction des passages relevés par Camille Esmein-Sarrazin 11 , qui varient entre les versions manuscrites et le texte imprimé, montre que le traducteur a fidèlement suivi les leçons de la version imprimée 12 . Étant donné que les éditions françaises imprimées du vivant de l’autrice donnent toutes le même texte 13 , il est impossible de dire avec certitude sur quelle édition le traducteur a travaillé. On peut toutefois avancer l’hypothèse qu’il s’agit de l’édition pirate de 1671 (« jouxte la copie »). Celle-ci, bien qu’elle porte l’adresse de Thomas Jolly à Paris sur sa page de titre, est le fait d’un libraire hollandais 14 , et c’est l’édition la mieux représentée dans les bibliothèques allemandes 15 . S’il reste, dans les grandes lignes, fidèle au texte original, le traducteur prend certaines libertés qui témoignent de deux tendances : d’une part, il travaille à faire davantage ressortir le pathos de l’histoire, à la fois du côté des personnages et de celui du lecteur ; de l’autre, ses choix contribuent à créer un texte transparent, facile à comprendre par le lecteur allemand. (4) [Johannes Praetorius], Dulc-amarus Ancillariolus : Das ist süß-wurtzligteund saurampferigte Mägde-Tröster, […], s. l., 1663. 11 Voir Camille Esmein-Sarrazin, « Ménage lecteur et correcteur de La Princesse de Montpensier de Madame de Lafayette », Littératures classiques, n° 88, 2015, p. 85-86 ainsi que la notice consacrée à la nouvelle dans Madame de Lafayette, Œuvres complètes, éd. Camille Esmein-Sarrazin, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2014, p. 1211-1213. 12 Voir à ce sujet PdM, p. 24, Fürstinn, p. 15 ou PdM, p. 35, Fürstinn, p. 20. 13 Voir Esmein-Sarrazin, « Note sur le texte », dans Lafayette, Œuvres complètes, p. 1211. 14 Voir Alphonse Willems, Les Elzevier et annales typographiques, Bruxelles/ La Haye/ Paris, van Tritt / Nijhoff / Labitte, 1880, n° 1857. 15 Cette édition se trouve dans cinq bibliothèques allemandes (Universitätsbibliothek Erlangen-Nürnberg, Provinzialbibliothek Amberg, Staats- und Universitätsbibliothek Hamburg, Herzogin Anna Amalia Bibliothek Weimar, Herzog August Bibliothek Wolfenbüttel). L’édition originale, en revanche, n’est conservée qu’à la GWLB de Hanovre, et à la HAB de Wolfenbüttel. Une première princesse « ins Teutsche übersetzet » PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0017 271 - Accentuer le pathos L’accentuation du pathos et des émotions des personnages passe tantôt par l’ajout d’épithètes de formes adverbiales ou d’adverbes d’intensité, tantôt par le choix de termes ou d’expressions plus explicites : … bien occupée des aventures qui lui étaient arrivées ce jour-là. (56) … dachte dem so ihr diesen Tag wieder fahren ängstiglich (= avec inquiétude) nach. (30) … le voyant troublé (108) … das er ganz bestürzet (= si troublé) war (56) … il y avait quelque mystère dans cette aventure (126) … es müsste ein erschrecklich Geheimnis (= un terrible secret) hierunter stecken (64) …la surprise de trouver & seul & la nuit dans la chambre de sa Femme l’homme du monde qu’il aimoit le mieux, le mit hors d’estat de pouvoir parler (124) kunte nicht ein Wort reden / für grossen entsetzen (= grande horreur) daß er den jenigenbey Nacht und zwar alleine bey seiner Gemahlin finden sollte / auff den er am meisten in der Welt hielte. Les scènes relatées, plus pathétiques en allemand, font de plus parfois l’objet d’une dramatisation. Cet effet est souligné par l’ajout d’épithètes (que nous soulignons ici en gras) pour qualifier les personnages, tout particulièrement la princesse et Chabannes : cette dame (30) diese schöne (= belle) Frau (18) Le dernier [Chabannes] entendant la voix du Prince comprit d’abord… (120) Biß endlich der unglücksehlige (= malheureux) Grafe bey sich selbst bedachte… (62) … donnèrent de mauvaises heures à la Princesse de Monpensier (46) … muste die arme (= pauvre) Fürstinn viel Verdruß außstehen (25) Ces épithètes sont aussi des commentaires du narrateur, qui signale ainsi à son lecteur les personnages à prendre en pitié. En même temps, le traducteur a tendance à supprimer les éléments conférant une certaine théâtralité au texte. Dans plusieurs passages en effet, il omet de traduire des passages qui peuvent se lire comme des didascalies (signalés ici en gras) : Miriam Speyer PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0017 272 Mais quand il ne vit que le Comte de Chabannes, & qu’il le vit immobile, appuié sur la table, avec un visage où la tristesse estoit peinte, il demeura immobile luy-mesme […] (123-124) Als er aber niemand fand / als allein den Grafen von Chabanes, der sich auff den Tisch gelehnet hatte und ganz unbeweglich war / verging ihn selbst gleichfals alle Bewegung […] (63) Et vous, Madame, dit-il à la Princesse, en se tournant de son costé, n’estoitce point assez de m’oster vostre cœur, & mon honneur, sans m’oster le seul Homme qui me pouvoit consoler de ces malheurs. (124-126) Und eure Liebden / sagte er zu der Fürstinn / lassen sie sich nit begnügen mir dero Herze und meine Ehre zu entwenden / wenn sie mich nicht auch noch des Menschen beraubten / der mich allein in dergleichen Unglücke hätte trösten können? (64) - Pour un texte aisément compréhensible Les épithètes ajoutées permettent au lecteur de s’orienter aisément parmi les personnages. Mais ce n’est là qu’une stratégie du traducteur parmi d’autres pour proposer à son lecteur un texte transparent, facile à comprendre et confortable à lire. Ainsi la présentation de la traduction frappe-t-elle d’abord par la présence de paragraphes. Tandis que le texte original français se compose de seulement trois paragraphes 16 , le texte allemand présente des passages à la ligne bien plus réguliers. Ces paragraphes, d’une longueur de deux pages en moyenne, contribuent à aérer le texte et à en rendre la lecture plus aisée. Le traducteur veille aussi à assurer la compréhension de son texte. Dans l’incipit, le texte français fait référence au surnom « le balafré » pour identifier clairement le duc de Guise (« Duc de Guise, que l’on a depuis appellé le Balafré », PdM, p. 4), le traducteur allemand ajoute (ici en gras) : Die einige Tochter des Marggrafen von Mesiere […] war dem Herzoge von Maine versprochen / welcher des Herzogs von Guise jungerer Bruder war / und hernach wegen einer Wunde die er in das Gesichte bekam (= à cause d’une blessure qu’il reçut au visage) / der Geschrammete genandt wurde. (Fürstinn, p. 3-4) Pour le lecteur français de l’époque, le surnom du fameux duc n’a pas besoin d’explications, contrairement au lecteur allemand à qui s’adresse le traducteur. En vue d’une plus grande clarté du texte, le traducteur privilégie des formules explicites. Deux passages du milieu du roman, lors du séjour de la princesse à la cour, sont parlants à ce sujet : 16 PdM, p. 3, p. 23 et p. 49 (p. 7, p. 22 et p. 42 dans l’édition de 1671). Une première princesse « ins Teutsche übersetzet » PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0017 273 Quelque temps apres voiant le Duc d’Anjou avec son masque & son habit de Maure, qui venoit pour luy parler, troublée de son inquietude, elle crut que c’estoit encore le Duc de Guise : & s’approchant de luy, N’ayez des yeux ce soir que pour Madame, luy dit-elle […] » (PdM, p. 70) Kurz hernach kam der Herzog von Anjou mit seiner Larve und Mohrenkleide / und wolte mit ihr reden ; aber sie / die noch voll Unruhe war / und ihn für den Herzog von Guise hielte / sagte ihm heimlich (= de manière cachée / clandestinement) : diesen Abend dürffen E. L. auff niemand als auff die Prinzessin sehen […] (Fürstinn, p. 37) Il obtint qu’elle se trouveroit chez la Duchesse de Monpensier sa Sœur à une heure… (PdM, p. 86) Nach langem Bitten versprach sie ihm (= Après qu’il l’eut longuement suppliée, elle lui promit…) / daß sie sich in der Herzoginn von Monpensier seiner Schwester Wohnung zu einer solchen Zeit wolte finden lassen… (Fürstinn, p. 45) Là où le texte français demande au lecteur de collaborer à la construction du sens, le texte allemand le rend évident. Mais ces précisions frappent aussi pour une autre raison : dans les deux cas, le texte allemand souligne la prudence et l’hésitation de la princesse et la présente comme agente de ses actions : le rendez-vous secret entre les deux amants n’apparaît pas comme une réussite du seul duc de Guise (« il obtint que… ») face à une figure féminine (quasi) passive, mais devient une action consentie, et autorisée par la princesse (« elle lui promit… »). Ces éléments, invitant à émettre l’hypothèse d’une traduction plus valorisante pour le sexe féminin, se confirment dans d’autres passages. À propos de la scène dans laquelle le duc de Guise et le duc d’Anjou observent la princesse du bord de la rivière, par exemple, le traducteur souligne la volonté propre de l’héroïne, là où le texte français réifie celle-ci : « [Le prince de Montpensier] trouvoit mauvais que sa femme se fust trouvée dans ce bateau » (PdM, p. 44-45, nos italiques) devient « es verdroß ihn / daß seine Gemahlinn ins Schiff gestiegen war (= le fait que sa femme était montée dans le bateau le contrariait) » (Fürstinn, p. 25, nos italiques) 17 . La traduction se distingue aussi par l’absence totale de gallicismes. À l’époque, les textes allemands, les traductions mais même les compositions 17 Voir aussi l’incipit : tandis que le texte français présente la princesse surtout comme un bon parti, et insiste, en répétant le terme « Héritière », sur les raisons matérielles du mariage (« La fille unique du Marquis de Mezière, Heritiere tres-considerable, & par ses grands biens, & par l’illustre Maison d’Anjou dont elle descenduë […] L’extrême jeunesse de cette grande Heritiere […] » (PdM, p. 3-4, nos italiques), le traducteur ne l’évoque qu’une fois, et privilégie à la deuxième occurrence le terme « Fräulein » (= Mademoiselle), plus neutre, (« die allzugrosse Jugend dieses Fräuleins », Fürstinn, p. 4, nos italiques). Miriam Speyer PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0017 274 originellement en allemand, contiennent des gallicismes, marqués explicitement comme tels par la typographie : les mots sont imprimés en caractères romains, tandis que le reste du texte est composé en caractères gothiques. On trouve ainsi régulièrement dans les textes allemands des mots comme « mérite », « renom », « estime », « qualité » ou encore « galanterie » ou leurs dérivés 18 , les verbes en particulier complétés par des désinences allemandes (« meritieren », « estimiert »). La traduction de La Princesse de Montpensier toutefois est dépourvue de ce lexique français, et le traducteur s’efforce au contraire à trouver des mots ou des périphrases correspondants en allemand. Comme le montrent ces quelques exemples, ce travail mène à des résultats tout à fait satisfaisants : Et comme Madame de Noirmoustier estoit une personne qui prenoit autant de soin à faire éclater ses galanteries (PdM, p. 141) Und weilen die Marggräfin von Noirmoûtier einen so freyen Sinn hatte / daß sie sich eben so sehre bemühete ihre Liebes-händel unter die Leuthe zu bringen (Fürstinn, p. 72) […] & la Renommée commençant alors à publier les grandes qualitez qui paroissoient en ce Prince (PdM, p. 19-20) […] und weilen gleich damahls jedermann von den hohen Vollkommenheiten redete / so dieser Fürste [Guise] an sich hätte (Fürstinn, p. 12) […] & deux jours après l’on fit cet horrible massacre si renommé par toute l’Europe. (PdM, p. 135) […] und zwey Tage darauff geschahe das Grausame und in ganz Europa gnugsambekante Bluthbad. (Fürstinn, p. 69) […] l’estime de son mari (PdM, p. 142) […] ihres Gemahles Gunst (Fürstinn, p. 70) Enfin, le travail de recherche lexicologique le plus remarquable s’observe à propos de quelques termes à sens multiples très fréquents dans le texte de Lafayette. Les mots « aventure » (11 occurrences) et « fortune » (8 occurrences) se caractérisent, en français, par une polysémie considérable. Furetière le confirme, comme le font aussi les occurrences dans la nouvelle. Les dictionnaires bilingues du XVII e siècle, en revanche, sont relativement muets à ce sujet et traduisent « aventure » par « Abenthewer / oder zufällig 18 Dans Von der Nachahmung der Frantzosen (1687), Christian Thomasius aborde la question de la traduction : il admet l’utilisation de certains mots français, étant donné que la langue française est devenue commune en Allemagne, et critique les traductions mot à mot qui peuvent, notamment lorsqu’il s’agit d’expressions métaphoriques ou de mots polysémiques, mener à des non-sens ridicules (éd. August Sauer, Stuttgart, Göschen’sche Verlagshandlung, 1894, p. 17). Une première princesse « ins Teutsche übersetzet » PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0017 275 Ding » (= accident, événement fortuit) 19 , et « fortune » essentiellement par « Glück », qui peut être positif ou négatif 20 . Tous deux, « Glück » et « Abenteuer », n’ont pas la même richesse de sens que les termes français correspondants, un fait que prouve aussi la traduction moderne de Hardekopf de 1957 21 . Dans la Fürstinn von Monpensier, le traducteur veille à saisir le sens en contexte et choisit sa traduction en fonction. Pour les onze occurrences du mot « aventure », on trouve ainsi dans le roman sept traductions différentes, tantôt par un terme, tantôt par des périphrases, mais toujours choisies afin de rendre au mieux le sens français exprimé : (1) Répondez-moi l’un ou l’autre, leur dit-il, et éclaircissez-moi d’une aventure que je ne puis croire telle qu’elle me paraît. […] Ces paroles, prononcées avec une douleur mortelle et avec un air qui marquait son innocence, au lieu d’éclaircir le prince de Montpensier, lui persuadaient de plus en plus qu’il y avait quelque mystère dans cette aventure, qu’il ne pouvait deviner […] (PdM,p. 126-128) Antwortet mir doch / sagte er zu allen beyden / und gebt mir Unterricht in diesem Handel (= commerce) / den ich mir ganz nicht so einbilden kan wie er mir vorkomment. […] Diese Worte / so der Grafe mit Tödlichen Schmerzen herfür brachte / und darauß man seine Unschuld klährlich abnehmen kunte / gaben den Fürsten von Monpensier vielmehr Verwirrung als er zuvor hatte / und er argwohnete / es müste ein erschrecklich Geheimnis hierunter stecken (= un terrible secret devait s’y cacher) […]. (Fürstinn, p. 64) (2) Cette aventure donna une nouvelle joie à ces jeunes princes, et à tous ceux de leur suite. Elle leur parut une chose de roman. […] Enfin, voulant 19 A DVENTURE , « Ein Abenthewer / oder zufällig Ding / casus, fors » (Nathanael Duez, Dictionnaire françois-allemand-latin, Genève, S. de Tournes, 1684) ; AVENTURE , « zufällige / seltsame Geschicht, Zufall, V. evenement, accident », « Abenteuer / i. e. Wagnis […] gewagtes Glück, V. hazard » (Matthias Kramer, Das rechtvollkommen Königliche Dictionarium Frantzösisch-Teutsch, Nürnberg, Fils et héritiers J. A. Endter, 1712, t. 4, article « venir »). 20 F ORTUNE , « Glück und Unglück / Fortuna » (N. Duez, Dictionnaire françois-allemandlatin). Au début du XVIII e siècle, la polysémie ressort davantage : F ORTUNE , B ONNE FORTUNE , « Glück / Gutes Glück / i. e. Amt / Dienst / Heirat, Nahrung / Fortkommen (V. bonheur, etablissement, affaires &c. » (M. Kramer, Dictionarium Frantzösisch- Teutsch, t. 2, article « fortune »). 21 Voir Madame de Lafayette, Die Prinzessin von Clèves und die Prinzessin von Montpensier, trad. Ferdinand Hardekopf, Zurich, Manesse Verlag, 1957. La traduction de Betty Sendtner, parue dans le Gesellschaftsblatt für gebildete Stände (München, 1815) fait exception : aventure est systématiquement traduit par « Abentheuer » ; fortune souvent, mais pas toujours, par « Glück ». Miriam Speyer PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0017 276 pousser l’aventure à bout, ils firent avancer dans la rivière de leurs gens à cheval, le plus avant qu’il se pût, pour crier à cette dame que c’était M. d’Anjou, qui eût bien voulu passer de l’autre côté de l’eau, et qui priait qu’on le vînt prendre. […] Le duc de Guise la reconnut d’abord, malgré le changement avantageux qui s’était fait en elle depuis les trois années qu’il ne l’avait vue. Il dit au duc d’Anjou qui elle était, qui fut honteux d’abord de la liberté qu’il avait prise ; mais, voyant madame de Montpensier si belle, et cette aventure lui plaisant si fort, il se résolut de l’achever ; et, après mille excuses et mille compliments, il inventa une affaire considérable, qu’il disait avoir au-delà de la rivière, et accepta l’offre qu’elle lui fit de le passer dans son bateau. (PdM, p. 29-32) Diese Sache (= chose, affaire) verursachete den jungen Fürsten sambt allen Anwesenden noch mehr Lust / und kahm ihnen wie ein Gedichte für. […] Endlich, weil sie erfahren wollten was ihr Glücke vermöchte (= puisqu’ils voulurent savoir jusqu’où leur fortune pourrait les mener / de quoi leur fortune serait capable) / so liessen sie etliche von ihren Leuten ins Wasser reiten / so weit als sie kunten / die musten dem Frauenzimmer zuschreyen / der Herzog von Anjou wäre da / und wollte gern über das Wasser / ließ sie derhalben bitten / ob sie ihm wollten hinüber helffen. […] Aber weil sie so überschöne war / und ihm dannenhero nicht unlieb seynkonte / daß er sie gesehen / entschloß er [der Herzog von Guise] sich das angefangene Werck zu vollenden (= mener au bout l’œuvre commencée) / entschuldigte seine Unhöfligkeit mit vielen Ehrerbiethigen Worten gegen ihr / und sagte er hätte gern einer sehr nothwendigen Sache halben über das Wasser gewolt […] (Fürstinn, p. 18) Ce deuxième exemple est particulièrement remarquable pour le travail du traducteur. En allemand, plus encore qu’en français, l’« aventure » désigne un événement qui se produit de manière fortuite et dont le déroulement échappe (du moins en partie) à celui qui y est impliqué. Or, si la rencontre entre les deux ducs et la princesse de Montpensier est un fait du hasard, la manière dont elle se déroule par la suite l’est bien moins : les princes veulent « pousser l’aventure à bout », avant de l’« achever ». Le texte allemand rend précisément compte de l’implication croissante des princes : l’événement fortuit est présenté comme un pari sur la fortune (« jusqu’où leur fortune pourrait les mener ») avant de devenir proprement l’œuvre du duc de Guise (« mener à bout l’œuvre commencée »), qui, comme le précise le texte, invente en fait un prétexte pour traverser la rivière et se rapprocher ainsi de la princesse. On observe le même travail sur les traductions de « fortune ». Le traducteur choisit tantôt « Glück 22 », par exemple lorsque le comte de Chabannes renonce à la princesse en disant : « je ne m’opposerai pas à une fortune que 22 Fürstinn, p. 41. Une première princesse « ins Teutsche übersetzet » PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0017 277 je méritais sans doute mieux que lui 23 . » Pour l’expression « il m’en coûtera ma fortune 24 », il privilégie « Wohlfahrt » 25 , que l’on peut traduire par « salut ». Enfin, lorsque le terme, par référence à la déesse Fortuna, désigne le destin, il choisit la traduction allemande qui convient, « Schickung ». C’est ce terme qui est par exemple employé lorsque le prince de Montpensier découvre le cadavre de Chabannes : […] mais le souvenir de l’offense qu’il croyait avoir reçue du comte lui donna enfin de la joie, et il fut bien aise de se voir vengé par les mains de la fortune. (PdM, p. 137) […] da er aber bedachte / wie hoch ihn der Grafe (seiner Meinung nach) beleidiget hätte / ward er recht froh / daß ihn die Schickung so wohl gerochen hätte. (Fürstinn, p. 70) Cette attention au lexique est un autre indice de la volonté du traducteur de créer un texte compréhensible sans effort. À la lumière de ces observations, l’absence de l’avis « Le Libraire au lecteur » dans la traduction allemande est tout à fait éloquente. Dans cet avis, le libraire insiste sur le caractère « inventé à plaisir » de l’histoire et semble ainsi, à première vue, chercher à dissuader le lecteur d’une lecture à clé par trop tentante. Comme l’ont montré plusieurs études cependant 26 , cet avis peut se lire comme un discours factice : présenter l’histoire comme fictive n’est qu’une stratégie pour inviter le lecteur à faire exactement le contraire. Dès lors, l’ajout du sous-titre « Warhafftige LiebesGeschichte » (= Histoire d’amour véritable) dans la Fürstinn parachève l’entreprise d’explicitation qui s’observe dans la traduction. Nul besoin de lire entre les lignes ici, le traducteur offre à son lecteur son interprétation de l’avis 27 . Le choix du titre, Fürstinn à la place de Prinzessin, résume en quelque sorte le projet de cette traduction. Ce choix est aussi emblématique pour les différences entre les traductions allemandes des deux Princesses de Lafayette. 23 PdM, p. 79. 24 PdM, p. 83. 25 Fürstinn, p. 44. 26 Voir à ce sujet Hendrik Schlieper, Lieselotte Steinbrügge, « The Female Threshold: On Paratext and Gender in Lafayette’s La Princesse de Montpensier », Papers on French Seventeenth Century Literature, n° 76, 2012, p. 141-158. 27 L’ajout du sous-titre « Warhafftige LiebesGeschichte » peut également être une manière de répondre à la méfiance vis-à-vis de la fiction romanesque, dont le roman pâtit en Allemagne encore jusqu’au tournant du siècle (voir Ruth Florack, « Galanterie und Spiel », Colloquium Helveticum, n° 43, 2012, p. 134-146). Miriam Speyer PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0017 278 D’une princesse à l’autre : comparaison des traductions de La Princesse de Clèves et de La Princesse de Montpensier En 1711 paraît la traduction allemande de La Princesse de Clèves sous le titre Liebes-Geschichte Des Hertzogs von Nemours und der Printzeßin von Cleve. La page de titre mentionne les villes des traditionnelles foires au livre, Francfort et Leipzig, ainsi que le libraire Jean Pauli à Amsterdam, chez qui le livre paraît. Dans cette même ville paraît en 1695 chez Jean Wolters une édition de La Princesse de Clèves sous le titre d’Amourettes du duc de Nemours et princesse de Clèves (rééditée en 1698). La parenté éditoriale des deux publications est évidente. Non seulement elles sont pourvues du même frontispice gravé 28 mais leurs titres sont proches : le titre allemand général (Liebes- Geschichte…) est la traduction du titre de l’édition française (Amourettes…), et les deux présentent, comme titres des parties, respectivement « La Princesse de Clèves » / « Die Printzessin von Cleve ». À cela s’ajoute la parenté des éditeurs : Pauli est le successeur de Wolters 29 . Contrairement à la Fürstinn von Monpensier, la Liebes-Geschichte se lit quasi comme un calque du texte français. Ainsi, la traduction reproduit exactement les paragraphes de l’original et contient, elle, les habituels gallicismes comme « carrosse », « meritieren », « estimieren », etc. Le choix de Printzeßin, calque du français princesse, dans le titre souligne lui-aussi la proximité avec la culture française. Le traitement des termes polysémiques « aventure » et « fortune » est lui aussi significatif. Tandis que dans la Fürstinn von Monpensier, les termes choisis varient de manière importante en fonction du contexte, « fortune » est toujours traduite par « Glück », quel que soit le contexte de l’emploi. Quant à « aventure », on en trouve deux traductions, plus ou moins réussies : « Begebenheit », lorsqu’il s’agit d’évoquer une chose qui est arrivée, qui s’est produite, « Historie » quand il s’agit de la raconter : 28 Pour une analyse de la gravure, voir dans ce volume la contribution de Nathalie Grande. 29 Comme le suggère Andrea Grewe, les deux titres, Amourettes et Liebes-Geschichte s’inspirent peut-être du titre de la première traduction néerlandaise du roman de Lafayette (De Wonderlijke en ongelukkige Minne-Handelingen van den Hertog van Nemours en de Prinses van Kleef, Amsterdam, Jan ten Hoorn, 1679). Sur les liens entre les éditeurs, et ces éditions de La Princesse de Clèves, voir Andrea Grewe, « La Princesse de Clèves à Amsterdam - Les Provinces-Unies comme zone de contact entre la France et les pays de langues germaniques », dans Frontières. Expériences et représentations dans la France du XVII e siècle, Claudine Nédelec, Marine Roussillon dir., Tübingen, Gunter Narr, « Biblio 17 », 2023, p. 377-379. Une première princesse « ins Teutsche übersetzet » PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0017 279 Amourettes du duc de Nemours Liebes-Geschichte des Hertzogs von Nemours… l’avanture de cette lettre 30 Die Begebenheit mit dem Briefe 31 Madame la Dauphine vient de me conter toute cette avanture […] (279) Die Gemahlin des Dauphins hat mir die ganze Begebenheit erzehlet […] (315) […] je veux vous apprendre une avan ture que je suis assurée que vous serez bien aise de sçavoir (267) dann ich will euch eine solche Historie erzehlen / welche euch zu wissen sehr lieb seyn wird (301) Il ne s’en faut guére, continua-t-elle, que je ne sois de l’avis de Madame de Cléves, qui soutient que cette avanture ne peut être veritable. (275) Es fehlet nicht viel / fuhr sie fort / daß ich nicht fast der Meynung der Prin ceßin von Cleve wäre / welche behaup ten wollen / daß diese Historie gewiß nicht wahrhaftig wäre. (309) Dans la plupart des cas, ces choix de traduction ne détonnent pas. Il y a cependant quelques endroits où le nombre restreint de termes allemands employés pour ces mots polysémiques en français crée au moins un sentiment d’étrangeté : Ce prince […] tomba dans une imprudence assez ordinaire, qui est de parler en termes généraux de ses sentiments particuliers, & de conter ses propres avantures sous des noms empruntez. (Amourettes, p. 252) Dieser Prinz […] [geriet] in diesen Unverstand […], daß er überhaupt von seinen geheimen Gedancken zu reden anfieng / auch seine eigenen Begebenheiten unter verdecktem Nahmen zu erzählen. (Liebes-Geschichte, p. 283) L’expression « seine eigenen Begebenheiten » paraît peu idiomatique en allemand, la « Begebenheit » désignant un événement qui se produit a priori sans que l’homme y contribue activement 32 . 30 Amourettes du duc de Nemours et princesse de Clèves, Amsterdam, J. Wolters, 1695, p. 230. Pour les citations à venir, nous utiliserons l’abréviation Amourettes, et n’indiquerons que la page. Au moins dans les extraits cités, cette édition reproduit fidèlement les leçons de l’édition originale de 1678. 31 Liebes-Geschichte des Hertzogs von Nemours und der Printzeßin von Cleve, Amsterdam, Jean Pauli, 1711, p. 258. Pour les citations à venir, nous utiliserons l’abréviation Liebes-Geschichte, suivie de la page. 32 Dans le Dictionnaire françois-allemand-latin et allemand-françois-latin de 1663, Begebenheit est traduit par « occurrence, occasion » en français, par « casus, occasio » en latin. Une traduction semblable se trouve dans le Nouveau dictionnaire des passagers françois-allemand et allemand-françois paru une soixantaine d’années plus tard : « occurrence, occasion, incident, accident » (Johann L. Frisch éd., Leipzig, J. D. Gleditschensseel. Sohn, 1725, art. « Begebenheit »). Miriam Speyer PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0017 280 Plus curieux encore apparaît la traduction d’un discours que le prince de Clèves adresse à sa future épouse : […] vous n’avez ni impatience, ni inquiétude, ni chagrin ; vous n’étes pas plus touchée de ma passion, que vous le seriez d’un attachement qui ne seroit fondé que sur les avantages de votre fortune, et non pas sur les charmes de votre personne. (Amourettes, p. 49) […] ihr habet weder Unruhe / noch Ungedult / noch Verdruß. Ihr lasset zwar zu unserer Vermählung einige Zuneigung verspüren / so aber nicht aus Liebe zu meiner Person / sondern wegen des Vortheils eures Glückes geschiehet. (Liebes-Geschichte, p. 53) En français, les « avantages de votre fortune » désignent explicitement le gain matériel et/ ou social que représente le mariage à cette époque. La traduction littérale en allemand (« Vortheils eures Glückes ») ne rend guère compte de ces implications pratiques, et très prosaïques. Le texte allemand, de plus, raccourcit le discours du prince de Clèves et le rend, d’un point de vue stylistique, plus pauvre : la structure comparative et les deux rythmes binaires enchâssés l’un dans l’autre disparaissent et sont remplacés par une formule plus directe, plus plate que l’on pourrait traduire par : « Vous témoignez certes de quelque inclination pour notre mariage, mais ce non par amour de ma personne, mais par l’avantage de votre fortune ». La fluidité et la clarté de la traduction de La Princesse de Montpensier font ainsi défaut dans La Princesse de Clèves. Au vu de la faible variation lexicologique, on peut émettre l’hypothèse que le traducteur n’était pas un locuteur allemand natif, ou que la traduction était destinée à un public qui préférait certes lire en allemand, mais qui était familier du français 33 . Derrière le terme « Glück », ce public pouvait ainsi déployer toute la polysémie du terme « fortune », de même que derrière « Begebenheit » « aventure », et ses multiples sens en français. Mais la présentation matérielle de la traduction - page de titre bicolore, frontispice gravé - tout comme le maintien du terme « Printzessin » dans le 33 Au tournant du XVIII e siècle, ce public est nombreux. À ce moment-là, la langue de communication universelle est le français (voir Johannes Süßmann, « Wurde der deutsche Adel galant ? Vorüberlegungen zu den unerforschten Wegen des Galanterietransfers in der Adelserziehung des frühen 18. Jahrhunderts », dans Die Kunst der Galanterie, Ruth Florack, Rüdiger Singer dir., Göttingen, De Gruyter, 2012, p. 320). Christian Thomasius, dans Von der Nachahmung (p. 19), va jusqu’à affirmer que « bei uns Teutschen ist die Frantzösische Sprache so gemein worden, daß an vielen Ortenbereits Schuster und Schneider, Kinder und Gesinde dieselbige gut genung reden (= chez nous Allemands, la langue française est devenue si commune, qu’il y a de nombreux lieux dans lesquels elle est maîtrisée assez bien jusque par des cordonniers et des tailleurs, des enfants et des domestiques) ». Une première princesse « ins Teutsche übersetzet » PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0017 281 titre invitent aussi à une autre conclusion : avec la Liebes-Geschichte, nous avons affaire à une traduction commerciale, présentée dans une édition à même d’attirer l’attention des acheteurs potentiels. Le texte allemand est alors vraisemblablement le résultat d’un travail rapide, et pas forcément accompli par la personne la plus compétente 34 . En effet, une recherche dans les catalogues des bibliothèques allemandes montre que le terme « Fürstin(n) » dans le titre est réservé à des textes de circonstance composés à l’occasion d’un décès ou d’un mariage d’un ou d’une noble qui porte le titre de Fürst ou Fürstin. Les titres « Prinz » / « Prinzessin », en revanche, sont régulièrement utilisés pour des œuvres de fiction. On trouve ainsi une comédie avec le titre Der Vermeinte Printz (« Le prince imaginaire », 1665), ainsi que plusieurs romans, comme Mirame oder die unglück- und glückseelig verliebte Printzessin aus Bythinien (1662), Printz Adimantus, und der Königlichen Princeßin Ormizella Liebes-Geschicht (1680) ou Die Liebes-Geschichte der Durchlauchtigsten Prinzessin Medea aus Cypern (1719). La Fürstinn von Monpensier se lit ainsi comme un ballon d’essai, fait par un traducteur non professionnel ou débutant, et dont le travail n’était peut-être pas même destiné à la publication. Au vu du travail sur le sens du texte, il peut encore s’agir d’une traduction faite dans le cadre familial, afin de donner à des proches ne sachant pas le français la possibilité de lire le roman. La Printzeßin von Cleve, en revanche, se présente comme une œuvre commerciale destinée à un public large - éditée à Amsterdam, elle bénéficie d’une diffusion large en Allemagne à travers les foires de Francfort et de Leipzig. Ce public se compose certainement de personnes attirées par la culture galante française, et qui disposent au moins de rudiments en français. En 1711, de plus, c’est un public établi : la vague de la Galanterey bat son plein, ce qui n’est pas encore le cas en 1680, au moment de la parution de la Fürstinn von Monpensier 35 . 34 De telles stratégies ne sont, somme toute, pas inconnues dans le monde de l’édition aujourd’hui, où des logiciels de traduction ou l’intelligence artificielle, plus rapides, mais pas forcément meilleurs, viennent remplacer parfois les traducteurs humains. 35 La « galanterie » comme courant éthique et artistique commence à se développer en Allemagne dans les années 1670, mais prend surtout son envol dans les années 1680 à 1700 (voir Jörn Steigerwald, Galanterie. Die Fabrik einer natürlichen Ethik einer höfischen Gesellschaft (1650-1710), Heidelberg, Winter, 2011, p. 90). Aussi, le texte fondateur de la galanterie en Allemagne, l’essai Von der Nachahmung der Frantzosen de Christian Thomasius, paraît-il en 1687. Les œuvres d’auteurs allemands galants comme August Bohse (Talan-der) et de Christian Hunold (Menantes) paraissent notamment dans les vingt-cinq années qui suivent (1685-1710). PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0018 La fortune de La Princesse de Clèves en Allemagne à la fin du XVII e et au XVIII e siècle : les vicissitudes de la réception outre-Rhin de l’œuvre de Madame de Lafayette R AINER Z AISER C HRISTIAN -A LBRECHTS -U NIVERSITÄT ZU K IEL Vu le petit nombre de traductions allemandes que La Princesse de Clèves a connues au XVIII e siècle et qu’Andrea Grewe a répertoriées et comparées dans un article publié en 2014 1 , la réception de ce roman de Madame de Lafayette semble très faible dans l’Allemagne du siècle des Lumières. La première traduction de 1711, diffusée à Francfort et à Leipzig par Johann Pauli, libraire à Amsterdam, ne laisse pas seulement à désirer en ce qui concerne le style et la fidélité au texte original, mais elle passe aussi sous silence le nom du traducteur. Il faudra attendre la fin du XVIII e siècle pour qu’une nouvelle traduction voie le jour. En effet, ce n’est qu’en 1790 que le romancier Friedrich Schulz fait publier aux éditions Vieweg à Berlin sa traduction du roman de Madame de Lafayette. À celle-ci succède en 1799 une édition de La Princesse de Clèves traduite en allemand par l’écrivaine romantique Sophie Mereau-Brentano. Pour une analyse de ces deux traductions je renvoie à la contribution d’Annette Keilhauer et de Lieselotte Steinbrügge dans ce volume. Mais la fortune d’une œuvre littéraire à l’étranger ne se mesure pas seulement à l’aune des activités de traducteurs et de traductrices, et ceci d’autant plus que la francophonie et la francophilie sont largement répandues parmi les gens cultivés dans l’Allemagne du XVIII e siècle. On parlait et lisait couramment le français dans les cours des nombreux duchés, principautés et électorats qui constituaient politiquement l’Allemagne à l’époque. Selon les 1 Andrea Grewe, « Où sont les dames d’antan - Erinnerungslücken im literarischen Gedächtnis. Das Werk Marie-Madeleine de Lafayettes im deutschen Sprachraum », dans Gebundene Zeit. Zeitlichkeit in Literatur, Philologie und Wissenschaftsgeschichte, Festschrift für Wolfgang Adam, éd. Jan Standke, avec la collaboration de Holger Dainat, Heidelberg, Winter, 2014, p. 529-541. Rainer Zaiser PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0018 284 recherches d’Andrea Grewe, il existe aujourd’hui dans les bibliothèques allemandes quarante-quatre exemplaires de La Princesse de Clèves dans des éditions françaises qui sont parues aux XVII e et XVIII e siècles, y compris un bon nombre de contrefaçons et des éditions publiées à Amsterdam et venues par ce biais en Allemagne 2 . Mais qu’est-ce qu’on peut conclure de cette présence matérielle du roman de Madame de Lafayette dans des bibliothèques privées et sur le marché du livre dans l’Allemagne du XVIII e siècle ? Une telle présence des belles lettres françaises, soit en original ou en traduction, en dit beaucoup sur l’intérêt que les cours allemandes du XVIII e siècle portaient à la culture française, mais peu en effet sur la véritable lecture de ces livres et sur leur importance dans l’histoire de la littérature allemande du XVIII e siècle. La question qui nous intéresse et qui se trouve au centre de nos réflexions est donc de savoir si la connaissance de l’œuvre de Madame de Lafayette, que ce soit par ouï-dire ou par la lecture, a influé ou non sur l’évolution du genre romanesque dans l’Allemagne des Lumières. Pour répondre à cette question, nous nous proposons d’explorer les réflexions théoriques sur le roman telles qu’elles se manifestent à l’époque dans les écrits consacrés à la poétique des genres, notamment chez Christian Thomasius, August Bohse, Johann Christoph Gottsched et Christian Friedrich von Blanckenburg. Une des premières traces de la réception de La Princesse de Clèves en Allemagne date de 1689. C’est en février de cette année que Christian Thomasius fait publier à Halle chez l’imprimeur Christoph Salfeld le deuxième volet de ses Pensées franches, mais tout de même conformes à la raison et aux lois, sur toutes sortes de livres et notamment sur ceux qui sont récemment parus. Ce long titre traduit de l’allemand 3 se rapporte à une revue mensuelle 2 Andrea Grewe, « La Princesse de Clèves à Amsterdam - Les Provinces-Unies comme zone de contact entre la France et les pays de langues germaniques », dans Claudine Nédelec et Marine Roussillon dir., Frontières. Expériences et représentations dans la France du XVII e siècle, Tübingen, Narr Francke Attempto, « Biblio 17, 227 », 2023, p. 367-384, p. 380. 3 Voir l’intitulé allemand du fascicule de février : Freymüthige jedoch Vernunfft-und Gesetzmäßige Gedanken/ über allerhand/ fürnemlich aber Neue Bücher durch alle zwölf Monat des 1689. Jahrs. Durchgeführet und allen seinen Feinden inbesonderheit aber Herrn Hector Gottfried Masio zugeeignet von Christian Thomas. Halle, Gedruckt und verlegt von Christoph Salfelden, Chur=Fürstl. Brandenb. Hoff=und Regierungs=Buchdrucker, 1689. Voir en ligne : https: / / www.deutsche-digitalebibliothek.de/ item/ GLSGVTEYB7SGRFI7TOZT7TO2ZWKNFWI3. L’imprimeur Salfeld a rassemblé les fascicules parus séparément de 1689 à 1690 dans une édition intégrale sortie de presse en 1690 dans son atelier. Une édition en fac-similé en est La fortune de La Princesse de Clèves en Allemagne PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0018 285 que Thomasius a éditée et dont il était le seul auteur. Son objectif était d’informer régulièrement le public savant en Allemagne sur les nouvelles parutions dans les domaines de la philosophie, de la morale, de la théologie et des belles lettres. Les livraisons du mensuel ne sont parues que de janvier 1689 à avril 1690. Mais ce qui est surtout important pour notre propos, c’est que Thomasius a scruté aussi les nouveaux livres sortis en France dans le champ de la prose narrative. C’est ainsi qu’il a réservé une bonne partie du cahier de février 1689 à la présentation de quatre nouvelles françaises qu’il résume, commente, explique et critique pour les porter à la connaissance de ses lecteurs et lectrices. Dans le compte rendu d’une des nouvelles en question, intitulée Agnes 4 de Castro, Nouvelle portugaise et publiée à Amsterdam en 1688 chez Pierre Savouret sous l’anonymat d’une écrivaine camouflant son nom à l’aide de six astérisques 5 , Thomasius souligne dès le début de aujourd’hui disponible : Christian Thomasius, Freimütige, lustige und ernsthafte, jedoch vernunftmässige Gedanken oder Monatsgespräche über allerhand, fürnemlich aber neue Bücher [Pensées franches, drôles et sérieuses, mais tout de même conformes à la raison ou Causeries mensuelles sur toutes sortes de livres et notamment sur ceux récemment parus], Francfort-sur-le-Main, Athenäum, 1972, 5 vol. Nous nous référons par la suite au volume III, janvier-juin 1689 de cette édition en fac-similé (1972). 4 Nous modernisons par la suite l’orthographe du prénom qui s’écrit avec « e » sans accent grave dans les éditions de 1688 et de 1710. 5 Voir le frontispice de l’édition princeps (https: / / biblio.com.au/ book/ agnes-castronouvelle-portugaise-mil-jean/ d/ 1461319596#gallery-1) Voir aussi celui de la « Nouvelle Edition corrigée » de 1710 (https: / / www.digitalesammlungen.de/ de/ view/ bsb10089162? page=7). Les quelques études qui existent aujourd’hui sur Agnès de Castro et qui sont notamment consacrées à la traduction anglaise de 1688 identifient l’auteur anonyme de l’original à une certaine S. B. de Brillac ou à un certain J.-B. [Jean- Baptiste] de Brilhac sans pourtant expliquer pourquoi l’un ou l’autre de ces noms s’impose comme auteur de cet ouvrage. Toujours est-il que les variantes du nom, si minimes qu’elles paraissent, et l’incertitude concernant le sexe de l’auteur supposé laissent dans le doute au sujet de l’identité de cette personne. Ce qui est sûr et certain en revanche, c’est que la traduction anglaise est née sous la plume d’une femme, l’écrivaine Aphra Behn, qui a publié sa traduction sous le titre Agnes de Castro, or the Force of Generous Love. Voir à ce sujet : « Introduction [to Agnes de Castro] », dans The Works of Aphra Behn, edited by Montague Summers, vol. V, London, William Heinemann / Stratford-on-Aven, A. H. Bullen, 1915, p. 209 : « The ‘sweet sentimental tragedy’ of Agnes de Castro was founded by Mrs. Behn upon a work by Mlle S. B. de Brillac […] (à consulter en ligne sous la référence « The Project Gutenberg eBook of The Works of Aphra Behn, Volume V », gutenberg.org) ; Sonia Villegas-López, « Aphra Behn’s Sentimental History : The Case of Study of Agnes de Castro, or the Force of Generous Love (1688) », Yearbook of the Spanish and Portuguese Society of English Renaissance Studies, 14 (2004), p. 239-246 : « Textually speaking, Rainer Zaiser PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0018 286 sa présentation que tous les lecteurs et lectrices susceptibles d’éprouver de la tendresse prendront plaisir à la lecture de cette nouvelle 6 . Aphra Behn’s novella follows probably a French account of the story by S. B. de Brillac (1688) […] » (p. 240) ; Deborah Uman, Women as Translators in Early Modern England, Newark, University of Delaware Press / Lanham, MD, The Rowman & Littlefield Publishing Group, 2012 : « […] the plot of Agnes de Castro, a translation of a novella by S. B. de Brillac […]. » (p. 118) ; Jocelyn Hargrave, « Aphra Behn : Cultural Translator and Editorial Intermediary », Cera: An Australasian Journal of Medieval and Early Modern Studies, 4 (2017) : « In regard to the French original, Behn’s title page proffers only that Agnes de Castro has been ‘Written in French by a Lady of Quality’ ; however, the author is acknowledged to be Jean-Baptiste de Brilhac. », (search.informit.org/ doi/ 10.3316/ informit.711846791983735 ; p. 4). L’auteur du dernier article renvoie aux contributions précédentes pour confirmer Jean-Baptiste de Brilhac comme auteur de l’original de la nouvelle sans prêter attention aux petites différences qu’on remarque visiblement dans les contributions de ses prédécesseurs par rapport aux initiales du prénom, à l’orthographe du nom et au sexe de l’auteur, différences qui remettent en doute cette identification plutôt que de la corroborer. Il est en outre intéressant de noter que le bref article de Wikipedia sur Agnès de Castro est avant tout consacré à la traduction d’Aphra Behn et reprend sans hésiter le nom de Jean-Baptiste de Brilhac comme auteur de l’original. Ceci n’est pas surprenant parce que l’auteur de l’article de Wikipedia s’appuie surtout sur les contributions de Sonia Villegas-López et de Jocelyn Hargrave qui, entre autres, ont fait entrer en jeu ce nom comme auteur de l’original français, d’ailleurs avec deux variantes légèrement différentes l’une de l’autre : « S. B. de Brillac » et « Jean-Baptiste de Brilhac ». Les catalogues des bibliothèques qui possèdent aujourd’hui un exemplaire de l’édition princeps ou de celle de 1710 (voir https: / / search.worldcat.org/ de/ title/ 959277876) identifient également l’auteur d’Agnès de Castro à Jean-Baptiste de Brilhac. Il semble donc que les bibliothécaires se sont fiés aux informations données sur ce point par Wikipedia ou par les articles tournant autour de la traduction anglaise de la nouvelle. Les bibliothécaires de la Bibliothèque Nationale de France, par contre, signalent que la question de l’auteur d’Agnes de Castro n’est pas encore résolue. Ils/ elles citent, certes, à leur tour le nom de J.-B. de Brilhac, mais le mettent entre crochets en ajoutant la notice « Fonction [d’auteur] indéterminée ». (https: / / catalogue.bnf.fr/ ark: / 12148/ cb39335335f). La question de savoir qui est le véritable auteur ou la véritable autrice d’Agnès de Castro reste donc en suspens. Mais cette incertitude n’a aucune importance pour notre argument. 6 Voir Thomasius, Freimütige […] Gedanken, vol. III, 1972, p. 137-138 : « [ich bin] gewiß versichert / daß alle diejenigen / die zu der Weichherzigkeit / oder viel mehr deutlicher zu reden / zu dem affect, den die Franzosen tendresse zu nennen pflegen / incliniren, ein großes Vergnügen an Lesung dieser Geschichte finden werden ». ([je suis] en tout cas sûr que tous ceux qui sont enclins à la sensibilité ou, pour le dire plus clairement, à l’affect que les Français ont coutume de nommer tendresse, auront un grand plaisir à lire cette histoire.) La fortune de La Princesse de Clèves en Allemagne PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0018 287 Le récit se focalise sur une histoire d’amour 7 qui est marquée non seulement par une passion véhémente d’un jeune prince marié pour une dame de son entourage, mais aussi par un code social et moral qui l’empêche de s’adonner à cet amour. Pour des raisons politiques, Alfonse IV, roi du Portugal au XIV e siècle, souhaite marier Dom Pedre, son fils, à la princesse Constance de Castille. Dom Pedre ne s’y oppose pas, mais c’est avec peu d’enthousiasme qu’il épousera la jeune femme choisie par son père. Quelque temps après le mariage, il tombe amoureux d’une autre dame qui fait partie de la suite de son épouse et s’appelle Agnès. Constance se rend alors compte que son mari est devenu réservé à son égard, mais n’ose pas lui demander des explications. En revanche, elle confie les inquiétudes qu’elle a à propos de la conduite de son mari à Agnès avec qui elle est liée d’amitié. Elvire, une ancienne maîtresse de Dom Pedre, se doute de l’amour de ce dernier pour Agnès et profite d’une occasion pour lui dérober un poème né sous sa plume et témoignant de son amour pour une dame anonyme. Elvire ajoute à ce poème quelques vers dévoilant l’identité de son auteur et celle de sa bien-aimée. Voulant trahir perfidement son ancien amant, elle montre ce texte falsifié à Constance. Mais celle-ci réagit de façon inattendue à cette révélation. La lecture des vers de son mari lui fait découvrir non seulement son infidélité, mais aussi le chagrin dont il souffre à cause de sa passion immorale pour une autre femme. C’est ainsi que Constance, encore pleine de tendresse pour son époux, promet à ce dernier de ne jamais lui reprocher son infidélité et de ne jamais en vouloir à Agnès. Celle-ci est surprise de l’amour que le prince éprouve pour elle, mais elle est loin de répondre à ses sentiments, parce qu’elle ne veut aucunement troubler son amitié avec la princesse. Cette dernière se montre enfin si généreuse à l’égard de son époux qu’elle l’invite à l’abandonner et à vivre son bonheur avec Agnès. Mais le prince repousse cette proposition sachant que son épouse désespérerait s’il la quittait pour une autre femme. De cette manière, les trois protagonistes témoignent d’une grandeur morale qui se manifeste dans l’amitié fidèle des deux femmes, dans la générosité de Constance et dans les sentiments de culpabilité qui retiennent Dom Pedre de quitter son épouse. De ce point de vue, ces trois personnages forment au sens figuré une espèce de triptyque des vertus de la Princesse de Clèves. Ces réminiscences du roman de Madame de Lafayette n’ont pas échappé non plus à Christian Thomasius qui, impressionné par la probité des protagonistes de la nouvelle, se rappelle une autre histoire d’amour parue quelques années avant celle qu’il a présentée dans son mensuel. L’héroïne de cette histoire montre, selon ses dires, une honnêteté pareille à celle de Constance, 7 Voir la trame de l’histoire tantôt en résumé, tantôt en traduction littérale, Thomasius, Freimütige […] Gedanken, vol. III, 1972, p. 138-148. Rainer Zaiser PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0018 288 de Dom Pedre et d’Agnès. Il s’agit là, on s’en doute, de la Princesse de Clèves 8 . Thomasius prétend que ce personnage a reçu en France des éloges presque unanimes pour son comportement vertueux en amour. En même temps, il avoue avoir seulement lu une petite partie de cet ouvrage, car les premières pages consacrées à la description circonstanciée de la vie à la Cour de Henri II l’ont tellement gêné qu’il n’a jamais réussi à avancer dans sa lecture au-delà du début du roman 9 . Malgré cette lecture lacunaire, il n’hésite pas à préférer Agnès de Castro à La Princesse de Clèves en ce qui concerne le traitement du sujet de l’« honnête tendresse 10 ». On peut donc conclure que les quelques remarques de Thomasius sur La Princesse de Clèves ne montrent qu’une connaissance superficielle du roman de Madame de Lafayette 11 . Mais tout en méconnaissant l’importance de cette dernière comme fondatrice du modèle de la nouvelle historique et galante, sa curiosité littéraire l’a amené à choisir 8 Voir Thomasius, Freimütige […] Gedanken, vol. III, 1972, p. 149 : « Constance, Don Petro und Agnes lassen alle drey die honeteté ihre Richtschnur seyn. […] Für etlichen Jahren kame eine dergleichen Liebes=historie unter dem Titul la Princesse de Cleve heraus/ die wegen ihrer Artigkeit fast ein allgemeines Lobe erwurbe. » (Constance, Dom Pedre et Agnès se laissent guider tous les trois par l’honnêteté. […] Il y a plusieurs années, une histoire d’amour similaire parut sous le titre La Princesse de Clèves. L’héroïne éponyme fut louée presque à l’unanimité à cause de son honnêteté.) 9 Voir Thomasius, Freimütige […] Gedanken, vol. III, 1972, p. 149-150 : « So sehr ich aber sonst dergleichen Bücher zu lesen incliniere, so habe ich mich doch etlichemahl abhalten lassen / dieselbe durchzulesen / weil mir die ersten 18. Blätter / in denen der Autor den damahligen Französische Hoff sehr weitläufftig beschreibet / viel zu verdrießlich fürkamen […]. » (Même si je suis enclin à lire avec plaisir ce genre de livres, j’ai arrêté à plusieurs reprises de lire cette histoire d’un bout à l’autre, parce que les dix-huit premières pages dans lesquelles l’auteur décrit de manière très circonstanciée la Cour de France de ce temps-là me paraissaient trop ennuyeuses.) 10 Voir Thomasius, Freimütige […] Gedanken, vol. III, 1972, p. 150 : « Jedoch wollte ich fast darauff pariren [wetten], daß diejenigen / die die Princesse de Cleves gelobt / weil Sie mir allezeit erwehnet / daß eine sonderliche honnête tendresse darinnen abgebildet wäre / gar leichte gegenwärtiger Geschichte der Agnes de Castro den Vorzug für jener geben würden. » (Cependant, je serais presque prêt à parier que ceux et celles qui ont loué la Princesse, parce qu’ils/ elles ne cessaient de remarquer que ce personnage représentait une honnête tendresse exceptionnelle, préféreraient sans problèmes l’histoire d’Agnès de Castro à celle [de la Princesse de Clèves].) 11 Voir à ce propos également Volker Kapp « Barbon und Tartuffe. Thomasius und die französische Literatur », dans Manfred Beetz, Herbert Jaumann dir., Thomasius im literarischen Feld. Neue Beiträge zur Erforschung seines Werkes im historischen Kontext, Tübingen, Niemeyer, 2003, p. 61-76. Dans cet article, l’auteur souligne l’ignorance avec laquelle Thomasius exprime parfois son jugement sur les œuvres littéraires françaises, comme dans le cas de La Princesse de Clèves (p. 69). La fortune de La Princesse de Clèves en Allemagne PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0018 289 avec Agnès de Castro une nouvelle historique qui signale l’impact de La Princesse de Clèves. L’intérêt que Thomasius porte à ce nouveau genre narratif se manifeste aussi dans son choix d’une autre nouvelle qu’il présente dans le même cahier dans lequel a paru sa recension d’Agnès de Castro. Il s’agit là de la nouvelle Éléonor d’Yvrée, premier texte d’un recueil de nouvelles intitulé Les Malheurs de l’Amour. Son auteur, on le sait, est Catherine Bernard. Éléonor d’Yvrée est parue pour la première fois en 1687 à Paris 12 . Il est remarquable que cette nouvelle est encore plus nettement calquée sur le modèle de La Princesse de Clèves qu’Agnès de Castro, car elle suit plus pertinemment la poétique de l’amour spécifique de l’ouvrage de Madame de Lafayette, comme le souligne Monique Vincent, l’une des coéditrices de l’édition de la Pléiade consacrée aux Nouvelles du XVII e siècle : « La lecture d’Éléonor d’Yvrée aujourd’hui, écritelle, devrait permettre de redécouvrir les mérites injustement oubliés d’un récit maîtrisé qui, dans le sillage de La Princesse de Clèves, a su allier l’intelligence du cœur à l’expression sensible des passions 13 . » Je renonce ici à regarder de plus près cette nouvelle 14 , parce que le constat de Monique Vincent confirme de fait ma thèse développée à partir de l’histoire d’Agnès de Castro, à savoir que Thomasius, grâce à son intérêt pour la littérature française de son époque, a mis en avant un genre narratif à l’origine duquel se trouve comme modèle le roman de Madame de Lafayette. Ce qui est donc notamment à retenir dans le contexte de notre argument, c’est que Thomasius s’est aperçu que la nouvelle historique et galante est un genre qui compte en France dans le dernier tiers du XVII e siècle. C’est la raison pour laquelle il en a présenté quelques exemples à ses lecteurs et lectrices en Allemagne sans prêter pourtant une attention particulière à La Princesse de Clèves. Il mentionne, certes, 12 Voir l’édition originale en ligne : Les Malheurs de l’Amour, Première nouvelle, Éléonor d’Yvrée, A Paris, chez Michel Guerot, 1687, Avec Privilege du Roy (https: / / gallica.bnf.fr/ ark: / 12148/ bd6t53773564). 13 Nouvelles du XVII e siècle, introduction par Jean Lafond, édition publiée sous la direction de Raymond Picard et de Jean Lafond assisté de Jacques Chupeau, avec la collaboration de Micheline Cuénin, Jean Lombard, Lucie Picard et Monique Vincent, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1997, p. 1649. Le texte d’Éléonor d’Yvrée se trouve aux pages 929-960 ; la présentation et les annotations de Monique Vincent sont à consulter aux pages 1649-1657. Nous citerons la nouvelle de Catherine Bernard d’après cette édition. 14 Pour une analyse des relations intertextuelles entre Éléonor d’Yvrée et La Princesse de Clèves, voir mon article « Théorie masculine, écriture féminine : critique et réécriture de La Princesse de Clèves. Les Lettres de Valincour versus la nouvelle Éléonor d’Yvrée de Catherine Bernard », dans Femmes-Théâtre-Religions. Actes de la journée d’études virtuelle du 28 juillet 2023 en l’honneur de Perry Gethner, EricTurcat dir., Paris, L’Harmattan, coll. « L’Orizzonte », vol. 218, 2023, p. 49-70. Rainer Zaiser PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0018 290 cet ouvrage, mais il ne le tient pas pour un exemple vraiment réussi du genre. L’impact de la nouvelle historique de Madame de Lafayette est tout de même perceptible dans les récits de ses épigones qui ont suscité l’intérêt de Thomasius et il ne restera pas le seul à découvrir ce genre à la fin du XVII e siècle en Allemagne. En 1696, un certain August Bohse (1661-1742), auteur de romans galants et connu à l’époque sous le pseudonyme de Talander, a publié une série de cahiers dans le style d’un mensuel ayant pour titre - je traduis de l’allemand - Les fruits mensuels de l’Hélicon français 15 . Le sous-titre indique que cette revue est soucieuse de présenter à son public des textes d’origine française traduits en allemand, soit intégralement, soit en extrait ou en résumé. Les genres des textes choisis sont variés : on trouvera parmi eux des écrits politiques, moraux et géographiques aussi bien que des histoires d’amour. Il est donc évident que les « fruits de l’Hélicon » sont ici à entendre dans le sens le plus large du mot latin litterae qui implique toutes sortes de textes mis en circulation à l’usage d’un public savant et cultivé. L’exemplaire des « fruits mensuels » de Bohse, que nous avons pu consulter en ligne, comporte les fascicules parus de janvier à mai 1696 et réunis dans un seul volume 16 . Ce ne sont que deux histoires d’amour que le traducteur Bohse présente au public allemand en ces cinq mois, mais ces exemples sont révélateurs dans le contexte de notre propos. Pour le cahier d’avril, il a traduit l’Histoire des Amours du Duc d’ARIONE et de la Comtesse VICTORIA, ou l’Amour Réciproque, parue en 1694 à La Haye sous l’anonymat et pour le fascicule de mai l’Histoire secrète des Amours de Henry IV, Roy de Castille, surnommé l’Impuissant, née sous la plume de Charlotte Rose de Caumont de La Force et parue également à La Haye en 1695 17 . Il suffit de jeter un bref coup d’œil sur les premières pages de ces deux nouvelles pour se rendre compte que leurs auteurs ne cachent pas le modèle qu’ils imitent. Au début de l’Histoire des Amours du Duc d’ARIONE et de la Comtesse VICTORIA, le narrateur présente de nombreux personnages en accablant les 15 August Bohse, Des Französischen Helicons Monat=Früchte Oder getreue Übersetzungen und Auszüge allerhand curiöser und auserlesener Französischen Schrifften/ Von Staats- Welt-und Liebes-Händeln/ wie auch andern Moralischen/ Geographischen und dergleichen lesenswürdigen Materien/ zu vergönnter Gemüths-Ergötzung überreichet im Januario 1696 von Talandern (Les fruits mensuels de l’Hélicon français ou Traductions et extraits de toutes sortes d’écrits français, étranges et choisis, traitant de querelles politiques, mondaines et amoureuses ainsi que d’autres sujets moraux ou géographiques et de pareilles choses qui méritent d’être lues, présentés par Talander en janvier 1696 pour le plaisir [du public]), Leipzig, Johann Ludwig Gleditsch, 1696. 16 Voir https: / / www.deutschestextarchiv.de/ book/ view/ bohse_helicon_1696? p=7. 17 Voir ibid., p. 305-361 pour la première histoire et p. 420-472 pour la seconde. La fortune de La Princesse de Clèves en Allemagne PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0018 291 lecteurs et lectrices d’innombrables noms et de titres de noblesse. Les circonstances dans lesquelles le Duc d’Arione et la Comtesse Victoria se rencontrent pour la première fois sont un peu différentes de celles qui ont mis en contact la Princesse de Clèves et le duc de Nemours. Mais toujours est-il que l’événement qui occasionne la première rencontre des deux couples est similaire : leurs chemins se croisent respectivement pour la première fois lors des préparatifs d’un mariage royal. Le Prince des Asturies et la Princesse de Navarre sont en train de préparer leurs noces et rendent pour cela visite au Comte Haro connu pour ses talents d’organisateur de fêtes somptueuses. Victoria est la fille du Comte qui accueille dans sa « belle maison 18 » de campagne la Princesse de Navarre avec une suite de dames ainsi que le Prince des Asturies avec ses plus fidèles amis parmi lesquels se trouve le Duc d’Arione. Le jour de l’arrivée du Prince, les dames de Navarre, déjà présentes dans la maison du Comte, partent à la chasse dans une forêt voisine. Quand le Prince des Asturies s’approche de la contrée où réside le Comte, il envoie le Duc d’Arione pour annoncer sa venue à ce dernier. Le Duc part au galop pour accomplir avec diligence sa mission et entre dans la forêt où les dames de Navarre se divertissent à la chasse. C’est là qu’il voit soudain une belle inconnue sur un cheval galopant à bride abattue. Heureusement, il réussit à rattraper le cheval et à l’arrêter. La cavalière est la Comtesse Victoria. Quand son sauveur l’aide à descendre du cheval, elle s’évanouit « entre ses bras 19 », ce qui le laisse le temps de la contempler plus attentivement et de tomber tout de suite amoureux d’elle : Dès qu’il eut vu sa beauté extraordinaire, il agit par intérêt, comme il avait déjà fait par générosité. Elle était pâle, et avait les yeux fermés ; mais il lui restait encore assez de charmes pour enchaîner des cœurs plus difficiles à vaincre que celui du Duc d’Arione. L’amour se vit mêlé en un instant avec la crainte et la pitié. […] Trouvant heureusement de l’eau, il en jeta sur ce visage admirable, qu’il regardait déjà avec des mouvements si tendres. Victoria ouvrit les yeux, et toute languissante qu’elle était, il en sortit des feux qui éblouirent le Duc d’Arione […] 20 . La naissance subite de l’amour, dont témoigne ce passage, rappelle d’emblée les attraits réciproques auxquels succombent soudainement le Duc de 18 Voir l’Histoire des Amours du Duc d’ARIONE et de la Comtesse VICTORIA, ou l’Amour Reciproque, à La Haye, chez Abraham Troyel, Marchand Libraire dans la grând’ Sale de la Cour, 1694, p. 7. Nous citons le texte mis en ligne : https: / / books.google.de/ books? id=r9E9AAAAcAAJ&printsec=frontcover&hl=de &source=gbs_ge_summary_r&cad=0#v=onepage&q&f=false (nous modernisons l’orthographe). 19 Voir ibid., p. 15. 20 Ibid., p. 15-16. Rainer Zaiser PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0018 292 Nemours et la Princesse de Clèves au bal des fiançailles de la fille du Roi 21 . Et d’autres parallèles s’imposent dès les premiers paragraphes de cette nouvelle. À l’instar de Madame de Chartres qui a fait éduquer sa fille loin de la Cour avant de l’y emmener à l’âge de seize ans, les parents de Victoria ont veillé à ce que leur fille ne fréquente pas « une Cour qui n’[est] jamais tranquille 22 » jusqu’au moment où elle a atteint l’âge de dix-huit ans. Tout comme la mère de la Princesse de Clèves, celle de Victoria a bien préparé sa fille aux us et coutumes de la société de cour : Victoria élevée par une mère habile, avait toute la politesse de la Cour, quoiqu’elle n’y eût jamais été. Elle ne parut ni surprise ni embarrassée en voyant ce qu’elle n’avait point encore vu ; mais sa prodigieuse beauté étonna si fort tout le monde qu’on ne pouvait parler d’autre chose 23 . La beauté extraordinaire de Victoria attire donc les gentilshommes de la Cour espagnole de la même manière que le fait la « beauté parfaite » de la Princesse auprès des galants hommes à la Cour de Henri II 24 . Les exemples cités suffisent pour montrer que les premiers paragraphes du récit de l’Histoire des Amours du Duc d’ARIONE et de la Comtesse VICTORIA sont nettement inspirés du début de La Princesse de Clèves. Ceci vaut aussi pour la seconde histoire d’amour que Bohse a traduite pour son mensuel. Nous nous contentons ici de regarder quelques passages tirés des premières pages de ce récit : Le Roi était un Prince magnifique ; il n’épargna rien pour bien recevoir sa nouvelle épouse ; il lui fit faire à Leon la plus superbe entrée dont l’Histoire d’Espagne ait jamais parlé ; […] et par une galanterie qui était en usage en ce temps-là, il fit servir dans un festin magnifique, deux grands bassins remplis de bagues d’or de toutes sortes de pierreries d’un travail admirable […] ; la Reine en fit la distribution : mais le Roi voulant porter la galanterie 21 Voir Madame de Lafayette, La Princesse de Clèves, dans Œuvres complètes, éd. Camille Esmein-Sarrazin, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2014, p. 350-351 : « Elle se tourna, et vit un homme qu’elle crut d’abord ne pouvoir être que M. de Nemours, qui passait par-dessus quelque siège, pour arriver où l’on dansait. Ce Prince était fait d’une sorte, qu’il était difficile de n’être pas surprise de le voir quand on ne l’avait jamais vu […]. M. de Nemours fut tellement surpris de sa beauté, que lorsqu’il fut proche d’elle, et qu’elle lui fit la révérence, il ne put s’empêcher de donner des marques de son admiration. » 22 Voir l’Histoire des Amours du Duc d’ARIONE et de la Comtesse VICTORIA, p. 8. 23 Ibid., p. 9. 24 Voir Lafayette, La Princesse de Clèves, Œuvres complètes, éd. Esmein-Sarrazin, p. 337 : « Il parut alors une beauté à la Cour, qui attira les yeux de tout le monde, et l’on doit croire que c’était une beauté parfaite, puisqu’elle donna de l’admiration dans un lieu où l’on était si accoutumé à voir de belles personnes. » La fortune de La Princesse de Clèves en Allemagne PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0018 293 plus loin, commanda à la Reine de faire présent de sa bague à celui de tous les Cavaliers qui lui plairait le plus ; ordonnant aux autres Dames de faire la même chose 25 . Cette scène initiale rappelle immédiatement à la mémoire « la magnificence et la galanterie 26 » avec laquelle le narrateur de La Princesse de Clèves décrit au début de son récit la vie à la Cour de Henri II. La suite de la nouvelle en question, il est vrai, ne présente que le jeu de l’amour galant et néglige la mise en discours d’un amour passionnel antagoniste à l’instar de celui de la Princesse, mais Charlotte Rose de Caumont de La Force paraît en tout cas vouloir renvoyer à l’incipit du roman de Madame de Lafayette pour reprendre et consolider le genre de la nouvelle historique et galante que cette dernière a fondé. August Bohse, lui, a, selon toute apparence, apprécié ce genre narratif, et par-là indirectement et sans doute inconsciemment l’écriture de Madame de Lafayette. On peut donc conclure que la forme et le sujet de La Princesse de Clèves ont été reçus avec bienveillance dans la critique allemande à la fin du XVII e siècle bien que cette réception repose quasi exclusivement sur quelques nouvelles des imitateurs et imitatrices de l’ouvrage de Madame de Lafayette. Or, il nous faut poser la question de savoir si la prédilection de Bohse et de Thomasius pour la nouvelle historique et galante se manifeste encore dans les réflexions des théoriciens des genres narratifs du premier XVIII e siècle en Allemagne. Nos recherches à ce propos ont mené à un résultat formel : ni la nouvelle historique en général ni La Princesse de Clèves en particulier ne joue un rôle important dans les poétiques du roman en Allemagne au siècle des Lumières. Mais comment expliquer le déclin de la fortune de ce genre après son succès modéré à la fin du XVII e siècle ? Pour comprendre ce changement, rappelons-nous que la littérature allemande a connu au XVIII e siècle une tendance considérable au classicisme, initiée surtout par le chef de file des théoriciens allemands dans le domaine de l’art poétique, Johann Christoph Gottsched. Celui-ci a fait publier en 1730 à Leipzig son Essai d’un art poétique critique, précédé par l’Art poétique d’Horace mis en vers allemands et annoté 25 Histoire secrète des Amours de Henry IV, Roy de Castille, surnommé l’Impuissant, à La Haye, chez Louis et Henry van Dole, Marchands Libraires, dans le Pooten, à l’enseigne du Port-Royal, 1695, p. 2-3. Nous citons le texte mis en ligne : https: / / books.google.de/ books? id=AKYa77315o0C&printsec=frontcover&hl=de &source=gbs_ge_summary_r&cad=0#v=onepage&q&f=false (nous modernisons l’orthographe). 26 Nous nous permettons de rappeler que ce sont les premiers mots du roman de Madame de Lafayette, voir La Princesse de Clèves, Œuvres complètes, éd. Esmein- Sarrazin p. 331. Rainer Zaiser PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0018 294 par l’auteur de cet Essai 27 . Cet hommage rendu à l’un des deux arts poétiques les plus importants de l’Antiquité s’entend comme une ambition programmatique, à savoir comme une espèce de mise en exergue d’un texte qui est le symbole du classicisme tout court. C’est ainsi que Gottsched part régulièrement dans ses réflexions d’un ou de plusieurs exemples de la littérature des Anciens pour réglementer la forme ou le contenu de leurs genres littéraires à l’usage des auteurs de son temps. En ce qui concerne le genre narratif, c’est notamment le poème épique qu’il souhaite faire revivre à son époque, qu’il soit en vers ou en prose 28 . Gottsched préfère donc une narration longue et un héros ou une héroïne de haut rang 29 . Il faut que ce héros ou cette héroïne soit, selon lui, une personnalité connue, voire célèbre, dont les actions deviennent l’objet d’une imitation poétique dans un récit circonstancié 30 . En outre, il 27 Faute d’une traduction française de cet ouvrage, nous citerons le texte original d’après l’édition princeps en ligne, suivi d’une traduction française qui est la nôtre. Voici le titre intégral de l’Essai de Gottsched : Versuch einer Critischen Dichtkunst vor die Deutschen ; / Darinnen erstlich die allgemeinen Regeln der Poesie,/ hernach alle besondere Gattungen der Gedichte,/ abgehandelt und mit Exempeln erläutert werden : / Überall aber gezeiget wird/ Daß das innere Wesen der Poesie/ in einer Nachahmung der Natur/ bestehe./ Anstatt einer Einleitung ist Horatii Dichtkunst/ in deutsche Verße übersetzt, und mit/ Anmerckungen erläutert/ von/ M. Joh. Christoph Gottsched (Essai d’un art poétique critique à l’usage des Allemands, traitant tout d’abord des règles générales de la poésie et ensuite de celles de tous ses genres particuliers, illustrés à partir de quelques exemples. On montrera toutefois partout que le caractère inhérent de toute la poésie consiste dans une imitation du monde naturel. Au lieu d’une introduction [le lecteur/ la lectrice] trouvera l’Art poétique d’Horace, traduit en vers allemands et commenté par M. Joh. Christoph Gottsched), Leipzig, Bernhard Christoph Breitkopf, 1730, https: / / www.deutschestextarchiv.de/ book/ show/ gottsched_versuch_1730. 28 Voir ibid., p. 137 (Première partie générale, Chapitre IV) : « Endlich folgt die Epische Fabel, so [sie] sich vor alle Heldengedichte und Romane schicket. Diese ist das fürtrefflichste, was die ganze Poesie zu Stande bringen kann […]. » (Enfin, nous en venons à parler de la fable épique telle qu’elle est propre aux poèmes héroïques et aux romans. C’est le genre le plus excellent que la poésie puisse créer.) 29 Voir ibid., p. 552 (Deuxième partie, chapitre IX [le chiffre XI dans le titre courant de la page est erroné]) : « Eine Handlung setzt allezeit jemanden […] voraus, der sie verrichtet ; und das sind hier ausdrücklich die Grossen der Welt, Könige und Fürsten, Helden und Kriegs-Obersten […] ». (Une action présuppose toujours quelqu’un qui l’accomplit ; ce sont ici [dans le cas de la fable épique] les grandes personnalités du monde : rois et princes, héros et chefs d’armées). 30 Voir ibid, p. 548 (Deuxième partie, chapitre IX [le chiffre XI dans le titre courant de la page est erroné]) : « Ein Helden-Gedicht […] sey die Nachahmung einer berühmten Handlung, die so wichtig ist, daß sie ein ganzes Volck, ja wo möglich mehr als eins angehet. » (Que le poème héroïque soit défini comme l’imitation d’une action La fortune de La Princesse de Clèves en Allemagne PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0018 295 exige que l’histoire racontée soit vraisemblable 31 et bien structurée conformément à l’économie d’un début, d’une partie intermédiaire et d’une fin 32 , et tout ceci dans le dessein de donner une leçon morale aux lecteurs et aux lectrices 33 . En principe, il reprend ici la définition aristotélicienne de l’épopée 34 , complétée par les effets qu’Horace veut que les poètes suscitent auprès des lecteurs et lectrices : « prodesse et delectare » ou bien « plaire et inillustre qui est tant importante qu’elle concerne tout un peuple, voire peut-être plusieurs peuples). 31 Voir ibid, p. 558 (Deuxième partie, chapitre IX) : « Zweytens muß die Erzehlung wahrscheinlich seyn. Offt ist die Wahrheit selbst unwahrscheinlich ; und offt ist hergegen die Unwahrheit, ja selbst das Unmögliche sehr wahrscheinlich. Der Poet will mit seiner Fabel Glauben finden : Also muß er lieber wahrscheinliche Dinge erzehlen, […] als die Wahrheit sagen, wenn man sie nicht glauben würde. » (Deuxièmement, il faut que la narration soit vraisemblable. Souvent la vérité est invraisemblable, et souvent le mensonge, voire l’impossible, sont très vraisemblables. Mais le poète veut que son récit soit crédible. C’est pourquoi il lui faut présenter les choses comme vraisemblables, […] plutôt que de dire la vérité à laquelle personne ne croirait). 32 Voir ibid, p. 550 (Deuxième partie, chapitre IX) : « […] eine ganze Fabel machen, die ihren Anfang, ihr Mittel und ihr Ende hat ; so daß nichts daran fehlet. » ([…] composer une fable qui a un commencement, un milieu et une fin, de sorte que rien n’y manque). 33 Voir ibid, p. 548 (Deuxième partie, chapitre IX [le chiffre XI dans le titre courant de la page est erroné]) : « Und die Absicht dieser ganzen Nachahmung ist die sinnliche Vorstellung einer wichtigen moralischen Wahrheit, die aus der ganzen Fabel auch mittelmäßigen Lesern in die Augen leuchtet. » (Et l’intention de toute cette imitation [des activités humaines] consiste à créer l’image d’une vérité morale importante qui résulte de la fable en instruisant même les lecteurs moins doués pour appréhender la signification d’un ouvrage de la fiction littéraire). 34 Il renvoie à maintes reprises au fait qu’il a puisé ses idées sur l’épopée dans La Poétique d’Aristote et dans les poèmes épiques d’Homère et de Virgile. Voir ibid, p. 542 (Deuxième partie, chapitre IX) : « Unter den Römern haben sich noch Statius und Lucanus in der epischen Poesie versuchen wollen ; aber mit sehr ungleichem Fortgange : und das zwar wieder aus Unwissenheit der Regeln, die sie doch in Aristotelis Poetik und im Homero und Virgilio als ihren Vorgängern, leichtlich hätten finden können. » (Parmi les Romains, Stace et Lucain ont tenté de composer des poèmes épiques, mais avec très peu de succès, et ceci par ignorance des règles qu’ils auraient pu facilement trouver dans La Poétique d’Aristote et dans les œuvres épiques d’Homère et de Virgile qui étaient leurs prédécesseurs à ce propos). Voir également ibid. p. 548 : « Man muß Aristotelis Poetic mit Daciers Noten, und den Pater le Bossu selbst lesen, wenn man alles ausführlich [über die alten Helden- Gedichte] wissen will. » (Il faut lire La Poétique d’Aristote avec les remarques de Madame Dacier et du Père Le Bossu quand on veut tout savoir en détail [sur les anciens poèmes héroïques]). Rainer Zaiser PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0018 296 struire 35 ». De plus, Gottsched voit dans les poèmes épiques d’Homère 36 et de Virgile 37 les parfaites réalisations du genre narratif qu’il envisage de réactualiser en son temps. Il va donc de soi que Gottsched ne mentionne nulle part dans son traité la nouvelle historique, car selon la logique de ses réflexions poétiques ce genre narratif s’éloigne de l’épopée non seulement par la brièveté de son récit, mais aussi par l’absence des gestes héroïques dans le sens des anciennes res gestae. Ce n’est que dans la quatrième édition de 1751 qu’il ajoute à son Essai de poétique critique un nouveau chapitre où il traite de manière plus approfondie « Des fables milésiennes, des livres de chevalerie et des romans 38 ». Le terme « milésienne » réfère à la ville de Milet en Asie Mineure, dont les habitants étaient réputés d’être d’excellents conteurs d’histoires d’amour 39 . Malheu- 35 Voir Quintus Horatius Flaccus, Epistula ad Pisones de arte poetica, vers 333 : « aut prodesse volunt aut delectare poetae ». 36 Dès le début de son chapitre sur « l’épopée ou le poème épique », Gottsched confère à l’œuvre épique d’Homère la fonction d’éternel modèle du genre. Voir Versuch einer Critischen Dichtkunst, 1730, p. 537 (Deuxième partie, chapitre IX) : « Nunmehro kommen wir an das rechte Haupt-Werck und Meister-Stück der ganzen Poesie, ich meyne die Epopee oder das Helden-Gedichte. Homerus ist der allererste, der dergleichen Werck unternommen, und mit solchem Glücke, oder vielmehr mit solcher Geschicklichkeit ausgeführet hat ; daß er bis auf den heutigen Tag den Beyfall aller Verständigen verdienet hat, und allen seinen Nachfolgern zum Muster vorgeleget wird ». (Nous en venons à parler du genre principal et du chef-d’œuvre de toute la poésie, à savoir l’épopée ou le poème héroïque. Homère était le tout premier à créer un tel ouvrage, et ceci avec tant de fortune, ou plutôt avec tant d’adresse, qu’il a mérité d’être applaudi jusqu’à présent par tous ceux et toutes celles qui s’y connaissent en poésie épique. Par conséquent, il a depuis servi de modèle à tous ses successeurs.) 37 Virgile est, selon Gottsched, le poète épique le plus digne des successeurs d’Homère et parfois même supérieur à ce dernier. Voir ibid., p. 541 (Deuxième partie, chapitre IX) : « Unter den Römern hat Virgil das Hertz gehabt, sich an die Epopee zu wagen ; und die Geschicklichkeit besessen, dem Homer so vernünftig nachzuahmen, daß er ihn in vielen Stücken übertroffen ». (Parmi les Romains, Virgile a eu le courage de se consacrer à l’épopée et l’habileté d’imiter Homère si parfaitement qu’il l’a même surpassé à maints égards). 38 Nous citons ce chapitre de l’édition de 1751 d’après Johann Christoph Gottsched, Ausgewählte Werke [Œuvres choisies], Joachim Birke, Brigitte Birke éds., tome 6, deuxième partie, Versuch einer critischen Dichtkunst [Essai d’un art poétique critique], Berlin, New York, 1973, p. 453-477 (« Von milesischen Fabeln, Ritterbüchern und Romanen »). 39 Voir Gottsched 1973, tome 6, 2 e partie, p. 454 : « Doch die Milesier übertrafen in allen diesen Künsten ihre übrigen Landesleute noch : und sie waren die ersten, die auch solche verliebte Fabeln zu schreiben begunnten [begannen]. » (Mais les La fortune de La Princesse de Clèves en Allemagne PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0018 297 reusement, ces histoires se sont perdues depuis l’Antiquité 40 , mais Gottsched prend soin de faire d’elles le lieu de mémoire par excellence de l’origine du roman d’amour en prose qui a connu, selon lui, son premier apogée à l’Antiquité tardive avec Théagène et Chariclée d’Héliodore 41 et Daphnis et Chloé de Longus 42 . Entrent dans cette filiation également les romans chevaleresques du Moyen Âge 43 et ceux de la Renaissance à l’instar de l’Amadis de Gaule espagnol 44 , ainsi que les romans pastoraux à la manière de L’Astrée de « Monsieur d’Urfé 45 ». Après avoir énuméré toute une série d’auteurs et de titres qui témoignent d’une production considérable d’imitations, d’adaptations et de traductions des romans en question dans la littérature allemande des XVII e et XVIII e siècles Gottsched termine son tour d’horizon par une question étonnante. « Quoi dire », se demande-t-il, « des traductions de la Clélie et de La Milésiens surpassaient leurs compatriotes [de l’Asie Mineure] dans tous ces arts et ils étaient les premiers à se mettre à composer de telles fables amoureuses). 40 Voir ibid., p. 455 : « Indessen sind alle diejenigen, die zwischen dem Cyrus und Alexandern dem Großen geschrieben worden, gänzlich verlohren gegangen. » (Toutes ces fables, qui avaient été écrites entre le règne de Cyrus et celui d’Alexandre le Grand, se sont complètement perdues). 41 Voir ibid., p. 457 : « Das vollkommenste Stück in dieser Art aber, hat uns Heliodor, in seiner äthiopischen Historie von Theagenes und der Chariklea hinterlassen. » (Héliodore nous a laissé l’ouvrage le plus parfait de ce genre avec son histoire éthiopique de Théagène et de Chariclée). 42 Voir ibid., p. 459 : « [Ich setze] des Longus seinen Schäferroman hierher, ob er wohl dem Heliodor gar nicht gleich zu schätzen ist. Die Tugend ist bey weitem nicht so geschonet, obwohl die Wahrscheinlichkeit und Abwechslung ziemlich darinn herschet. » (Je cite ici le roman pastoral de Longus même si je ne l’estime pas de la même façon que le roman d’Héliodore. La vertu n’est pas traitée [dans le roman de Longus] avec tant de respect [que dans celui d’Héliodore], bien que la vraisemblance et la variété y règnent suffisamment). 43 Voir ibid., p. 470 : « Allein was schrieb man damals viel anders, als Ritterbücher und Liebesgeschichte ? Diese Schriften bekamen daher unver[…]merkt diesen Namen ; und daher wurden hernach alle fabelhafte Helden und Liebesbegebenheiten Romane genennet. » (Mais est-ce qu’on avait alors écrit bien autre chose que des livres de chevalerie et des histoires amoureuses ? C’est pourquoi on attribua ces noms à ces écrits et ensuite on appela romans tous les récits ayant pour sujet des héros fabuleux et des affaires amoureuses). 44 Gottsched parle de l’Amadis traduit en allemand (« des verdeutschten Amadis », ibid., p. 473). 45 Voir ibid., p. 474 : « Des Herrn von Urfe Schäferroman von der schönen Diana, haben wir auch deutsch bekommen. » (Le roman pastoral de Monsieur d’Urfé sur la belle Diane a été traduit en allemand aussi). Rainer Zaiser PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0018 298 Princesse de Clèves 46 ? » Cette question demeure sans réponse et exprime une certaine perplexité de Gottsched vis-à-vis de ces deux ouvrages, parce qu’il est, à vrai dire, peu passionné par le roman d’amour. Effectivement, il n’apprécie que ceux qui racontent une histoire véritable et sont nettement moralisateurs grâce à la mise en place d’un amour vertueux. Mais même les histoires d’amour qui remplissent cette condition n’égalent pas, d’après lui, la dignité poétique de l’épopée qu’il estime en tout cas supérieure à toute sorte de romans. C’est pourquoi le meilleur roman est d’après lui celui qui applique le plus complètement que possible les règles du poème épique 47 . 46 Voir ibid., p. 474: « Was soll ich von der aus dem Französischen übersetzten Clelia, und Prinzessinn von Cleve sagen? » 47 Ces règles peuvent se résumer aux critères suivants : la réduction des événements à une seule action principale, le choix d’un héros ou d’une héroïne de notoriété publique, l’exigence de la vraisemblance, l’organisation cohérente du temps et de l’action sans bifurcations inutiles dans le récit. Voir les citations suivantes, Gottsched 1973, tome 6, 2 e partie, p. 463 : « Ich weis wohl, daß viele sich wundern werden, daß ich den Liebesgeschichten eben das Joch auflegen wolle, welches die Heldendichter so drücket. […] Eine einzige Haupthandlung, die auf die Liebe hinausläuft, ist derjenige Zweck, wohin alles abzielet ». (Je sais bien que beaucoup de gens s’étonneront de ce que je veuille imposer aux histoires d’amour le joug qui pèse tant sur les poèmes héroïques. […] Une seule action principale qui se focalise sur un amour est l’objectif auquel tous les événements doivent viser). P. 475 : « Was den Inhalt anbetrifft, so darf […] ein Roman eben nicht nach Art der Heldengedichte, einen berühmten Namen aus den Geschichten haben. Denn Liebesbegebenheiten können auch Leuten aus dem Mittelstande begegnen […]. Indessen schadet es nicht, daß man in der Geschichte einen berühmten Held wählet, um seine Erzählungen desto wichtiger zu machen […] ; denn wenn man dergestalt einen bekannten Helden hat, dessen Begebenheiten mit anderen Geschichten seiner Zeiten in eine Verbindung kommen : so erlangt der Roman einen weit größeren Grad der Wahrscheinlichkeit, als wenn man lauter erdichtete Namen nennet ». (En ce qui concerne le contenu, un roman [d’amour] ne doit pas faire voir dans son titre, comme le font les poèmes héroïques, un nom illustre de l’Histoire, parce que les gens de la classe moyenne peuvent également succomber aux charmes de l’amour. Cependant, le fait qu’un auteur fait figurer dans son récit un héros connu pour rendre sa narration plus importante n’est pas gênant ; car grâce à un tel héros dont les faits et gestes s’inscrivent dans d’autres histoires [véritables] du temps, un roman atteindra un plus haut degré de vraisemblance qu’au cas où [l’auteur] ne présenterait que des personnages qui portent des noms inventés). P. 476 : « Was nun […] die Ordnung der romanhaften Erzählung betrifft […] führt der Dichter seinen Leser gleich in die Mitte der Geschichte, und holet im folgenden das vorhergegangene nach ; indem er es von jemanden erzählen läßt. Dadurch kann auch ein Poet den […] Umfang seiner Geschichte verkürzen, die ihn sonst zu weit führen würde. » (Pour ce qui est de l’ordre [chronologique] de la narration romanesque […], le poète présente d’emblée à son lecteur le milieu de l’histoire et regagne par La fortune de La Princesse de Clèves en Allemagne PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0018 299 Quoi qu’il en soit, le simple fait que Gottsched ne mentionne que très brièvement La Princesse de Clèves, comme si elle ne méritait aucune considération particulière, a sans doute contribué à ce que cet ouvrage soit tombé dans l’oubli au cours de la deuxième moitié du XVIII e siècle en Allemagne. C’est ainsi que Christian Friedrich von Blanckenburg passe complètement sous silence La Princesse de Clèves dans son Essai sur le roman paru en 1774, et ceci d’autant plus qu’il voit, tout comme Gottsched, dans l’épopée des Anciens le modèle du roman moderne. Toutefois, contrairement à ce dernier, von Blanckenburg ne croit pas à l’universalité de l’héroïsme épique considéré par Gottsched comme une valeur immuable qui vaut pour toujours. Von Blanckenburg est convaincu que les us et coutumes des sociétés se modifient au fil du temps et il regarde le roman comme un genre susceptible d’enregistrer ce changement des mœurs 48 . En outre, il affirme que les mœurs de son temps sont déterminées par les sensations et les affects de l’homme qui fournissent aux romanciers, explorateurs profonds du cœur humain d’après lui 49 , la matière sublime de leurs œuvres. Même si von Blanckenburg ne prête aucune attention particulière au sentiment de l’amour dans ses réflexions sur la matière du roman, il reprend par son intérêt pour les passions humaines en général le côté sensualiste que le siècle des Lumières a connu en France. C’est ainsi qu’il prépare en Allemagne le terrain pour des tendances préromantiques qui ont été propices à la redécouverte de La Princesse de Clèves. Et en effet, dans la dernière décennie du XVIII e siècle paraissent en Allemagne, comme je l’ai déjà la suite les événements qui se sont produits dans le passé par un personnage qui les raconte. C’est grâce à cette analepse que le poète est en mesure de raccourcir son histoire qui, sinon, serait trop longue). 48 Christian Friedrich von Blanckenburg, Versuch über den Roman, Leipzig/ Liegnitz, bey David Siegerts Witwe, 1774 (Facsimilé, éd. Eberhard Lämmert, Stuttgart, Metzler, 1965), « Vorbericht », non numéroté [p. 11]. Nous citons le texte mis en ligne : https: / / archive.org/ details/ versuchberdenro00blangoog/ page/ n18/ mode/ 2up : « Die Romane entstanden nicht aus dem Genie der Autoren allein ; die Sitten der Zeit gaben ihnen das Daseyn. » (Les romans ne sont pas issus du seul génie des auteurs. Les mœurs du temps ont occasionné leur existence). 49 Voir von Blanckenburg, Versuch über den Roman, 1774, p. 242, en ligne : https: / / archive.org/ details/ versuchberdenro00blangoog/ page/ 242/ mode/ 2up : « [Die Themen des Romans bedürfen] einer solchen sorgfältigen Arbeit, einer so richtigen Kenntniß des menschlichen Herzens, daß es dem Dichter nicht zu verdenken ist, wenn er Jahre lang an seinen Werken feilet. » ([Les sujets du roman demandent] un travail tellement soigné et des connaissances tellement profondes du cœur humain qu’on ne peut en vouloir au poète quand il est soucieux de peaufiner son œuvre des années durant). Rainer Zaiser PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0018 300 mentionné au début de cet article, les traductions de Friedrich Schulz et de Sophie Mereau-Brentano. PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0019 Les traductions allemandes de La Princesse de Clèves par Friedrich Schulz (1790) et Sophie Mereau (1799) A NNETTE K EILHAUER F RIEDRICH -A LEXANDER -U NIVERSITÄT E RLANGEN -N ÜRNBERG L IESELOTTE S TEINBRÜGGE R UHR -U NIVERSITÄT B OCHUM En mai 2023, Olivier Le Lay diagnostique une nouvelle floraison de retraductions sur le marché du livre français. Il lance la thèse que même les classiques ont besoin d’une nouvelle monture tous les 50 ans 1 . Loin d’aller de soi, comme l’article de Le Lay le suggère - la langue évolue et la traduction doit s’adapter naturellement - une retraduction pose des questions assez complexes. Chaque traduction doit être considérée comme un texte indépendant qui fonctionne de façon variable selon le public visé dans un contexte historique particulier. La simple opposition entre traduction fidèle et ce qu’on a longtemps appelé la « belle infidèle » - donc la traduction libre qui s’éloigne du texte original pour l’adapter à la culture et la langue accueillantes - ne satisfait plus en traductologie pour décrire le jeu complexe qui se joue dans le transfert culturel par la traduction. De tels questionnements se compliquent davantage avec le phénomène que nous allons approcher dans cette contribution, à savoir les deux retraductions presque simultanées d’un même texte. Que Friedrich Schulz et Sophie Mereau aient pris l’initiative de retraduire La Princesse de Clèves à neuf 1 Cité dans Florence Noiville (avec Nicolas Weill), « Retraduire les œuvres littéraires classiques, un jeu merveilleux pour l’intelligence », Le Monde des livres, 5 mai 2023, p. 2. Annette Keilhauer et Lieselotte Steinbrügge PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0019 302 ans d’intervalle seulement, en 1790 2 et 1799 3 , cela pourrait d’abord s’expliquer par le marché du livre et de la traduction dans les pays allemands de l’époque. Les recherches de Hans-Jürgen Lüsebrink, René Nohr et Rolf Reichardt sur le transfert culturel franco-allemand au XVIII e siècle ont bien démontré que dès les années 1770 le nombre de traductions du français en allemand augmente de façon impressionnante, tendance qui se renforce avec le début de la Révolution 4 . Le français perd son statut de langue universelle de communication dans les pays allemands tandis que, parallèlement, se constituent de nouveaux publics de lecteurs et lectrices bourgeois qui ont davantage besoin de traductions. En même temps, les pays allemands restent éparpillés et indépendants autant que les marchés éditoriaux régionaux, ce qui amène régulièrement à plusieurs traductions d’un même texte dans différents états et maisons d’édition 5 . Mais cette première explication serait trop simple et d’autres différences plus profondes existent entre ces deux traductions, différences qui s’expliquent par le profil du traducteur et de la traductrice, par le contexte éditorial de la publication, mais également par une réfraction du texte dans le prisme de deux visions du monde et par sa recontextualisation dans deux cadres discursifs différents et pourtant contemporains. 2 Die Prinzessin von Cleves. Ein Seitenstück zur Zaide von Friedrich Schulz. Berlin, Friedrich Vieweg, der ältere, 1790. 3 Die Prinzessinn von Cleves. Frei nach dem Französischen bearbeitet. Von Sophie Mereau, dans Romanen-Kalender für das Jahr 1799, Karl Reinhard dir., Göttingen, Johann Christian Dieterich, 1799, p. 227-312. 4 Hans-Jürgen Lüsebrink, René Nohr, Rolf Reichardt, « Kulturtransfer im Epochenumbruch - Entwicklung und Inhalte der französisch-deutschen Übersetzungsbibliothek 1770-1815 im Überblick », dans Kulturtransfer im Epochenumbruch Frankreich - Deutschland 1770-1815, Hans-Jürgen Lüsebrink, Rolf Reichardt dir., Leipzig, Leipziger Universitätsverlag 1997, p. 29-87 ; voir notamment les statistiques p. 32-33. 5 René Nohr, « Von Amberg bis Zweibrücken, von Arnstadt bis Zofingen. Verlagsorte und Verleger französisch-deutscher Übersetzungen », dans Lüsebrink, Reichardt dir., Kulturtransfer im Epochenumbruch, p. 361-402. 6 Pour la notion de réfraction, voir Andrea Pagni, Annette Keilhauer, « Introducción : Aproximaciones a una historia de la traducción en perspectiva de género », dans Refracciones/ Réfractions. Traducción y género en las literaturas románicas, Traduction et genre dans les littératures romanes, Annette Keilhauer, Andrea Pagni dir., Wien, Lit- Verlag, 2017, p. 1-22, ici p. 7-9. Les traductions allemandes de La Princesse de Clèves PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0019 303 Friedrich Schulz, le francophile éclairé Friedrich Schulz est l’exemple paradigmatique du littérateur autodidacte des Lumières qui acquiert le respect de ses contemporains 7 . Il est pourtant complètement oublié de nos jours - sauf peut-être comme auteur d’un récit historique sur la Révolution française 8 . Schulz est né en 1760 dans un milieu négociant et il a la chance de profiter d’une bonne éducation scolaire qui lui permet d’acquérir des connaissances approfondies de la langue française. Son père meurt quand il a 17 ans et il doit alors gagner son pain par l’écriture et la traduction, ce qui, après des débuts difficiles, lui réussit de mieux en mieux. Quand il meurt en 1796 à l’âge de 36 ans seulement, il a publié un nombre impressionnant de narrations pour enfants et adultes, de textes didactiques d’histoire et de géographie, de récits de voyage et de traductions notamment du français, mais également de l’anglais et de l’italien. Parmi ses contemporains il est connu avant tout par ses deux romans Moritz (1783) et Léopoldine (1788-1789), le premier traduit en français, anglais et danois de son vivant. Il acquiert une célébrité particulière avec son récit sur les débuts de la Révolution française qu’il donne en tant que témoin oculaire à la suite d’un séjour prolongé à Paris à l’été 1789. Aujourd’hui, ce témoignage est estimé être le plus étoffé et neutre dans le large éventail de récits sur la Révolution produits par les voyageurs allemands de l’époque 9 . L’auteur s’y présente en vrai enfant des Lumières et ne cache pas son enthousiasme devant la défaite de l’Ancien Régime, qu’il juge corrompu et décadent. 7 Concernant les informations biobibliographiques, voir Adolf Heinrich Friedrich von Schlichtegroll, « Nekrolog auf Friedrich Schulz », dans Nekrolog auf das Jahr 1797. Enthaltend Nachrichten von dem Leben merkwürdiger in diesem Jahr verstorbener Personen, Gotha, 1801, Justus Perthes, vol. 10, n° 2, p. 115-144 ; Karl Heinrich Jördens, « Joachim Christoph Friedrich Schulz », dans Lexikon deutscher Dichter und Prosaisten, Karl Heinrich Jördens dir., Leipzig, Weidmannische Buchhandlung, 1809, p. 658-673 ; Karl Eduard Napiersky, « Schulz (Joachim Christoph Friedrich) », dans Allgemeines Schriftsteller- und Gelehrten-Lexikon der Provinzen Livland, Esthland und Kurland, Karl Eduard Napiersky dir., Mitau, Steffenhagen und Sohn, 1832, vol. 4, p. 141-152 ; Franz Brümmer, « Schulz, Joachim Christoph Friedrich S. » dans Allgemeine deutsche Bibliothek, vol. 32, 1891, p. 742-744 ; G. von Hartmann, « Ein vergessener Kritiker des 18. Jahrhunderts », Jahrbuch des freien Deutschen Hochstifts, Frankfurt, Gebrüder Knauer, 1906, p. 239-259 ; Michael Schreiber, « Joachim Christian Friedrich Schulz, 1762-1798 », dans Germersheimer Übersetzerlexikon UeLEX (online), 29. November 2023 [consulté le 13/ 04/ 2024]. 8 Friedrich Schulz, Geschichte der großen Revolution in Frankreich, Berlin, Friedrich Vieweg, der ältere, 1790. 9 Gerard Koziełek, « Nachwort », dans Friedrich Schulz, Geschichte der großen Revolution in Frankreich, Frankfurt/ M., Fischer, 1989, p. 320. Annette Keilhauer et Lieselotte Steinbrügge PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0019 304 Entre 1780 et 1796 Schulz n’a pas effectué moins de dix traductions du français, trois de l’anglais et deux de l’italien. Schulz traduit notamment une pièce d’Imbert 10 , une partie de la Vie de Marianne de Marivaux 11 , des romans historiques de Charles Joseph de Mayer 12 et un recueil de Maximes de La Rochefoucauld 13 . Parmi ces traductions, Madame de Lafayette joue un rôle exceptionnel ; en effet Schulz ne traduit pas seulement La Princesse de Clèves en 1790 mais commence déjà en 1789 par Zaïde 14 et continue dans la suite en 1794 par Henriette d’Angleterre 15 . Qu’est-ce qui justifie son intérêt particulier pour Lafayette ? Quand on regarde la longue liste de ses publications et plus particulièrement de ses traductions, on peut repérer au moins trois raisons possibles. Premièrement, son intérêt général pour la France et sa littérature, deuxièmement, sa curiosité pour les histoires scandaleuses des rois de France et troisièmement, son penchant pour le courant de la sensibilité littéraire. Si l’on en croit la critique de l’ouvrage dans la Allgemeine deutsche Bibliothek de 1791, La Princesse de Clèves est encore bien connue à l’époque ; dans son compte rendu de la traduction, l’auteur constate qu’il s’agit d’un « roman généralement lu et non pas oublié même maintenant » 16 - roman qui mérite pourtant une nouvelle traduction. Il faudrait ajouter que l’écrivaine Lafayette est rappelée à la conscience des contemporains par une nouvelle édition française de ses œuvres en 1786 17 . 10 Friedrich Schulz, Der Wittwer zweyer Frauen - nach Imbert, Berlin, Sigismund Friedrich Hesse, 1788. 11 Friedrich Schulz, Josephe, Weimar, Leipzig, Hoffmann, 1791. 12 [Charles Joseph de Mayer], Historische Romane. Aus dem Französischen des Herrn von Mayer, Weimar, Hoffmanns Wittwe und Erben, 1789. 13 De La Rochefoucault’s Sätze aus der höhern Welt- und Menschenkunde. Französisch und deutsch herausgegeben von Friedrich Schulz, Breslau, Korn, 1790. 14 [Madame de Lafayette], Zaide von Friedrich Schulz, Berlin, Vieweg, 1789. 15 [Madame de Lafayette], Henriette von England. Deutsch herausgegeben von Friedrich Schulz, Berlin, Vieweg, 1794. 16 « […] allgemein gelesenen und auch jetzt noch nicht vergessenen Roman », Allgemeine deutsche Bibliothek, vol. 104, n° 1, 1791, p. 415 [Toutes les traductions en français par A.K. et L.S.]. 17 Voir déjà l’observation d’Andrea Grewe dans « “Où sont les dames d’antan” - Erinnerungslücken im literarischen Gedächtnis. Das Werk Marie-Madeleine de Lafayettes im deutschen Sprachraum », dans Gebundene Zeit. Zeitlichkeit in Literatur, Philologie und Wissenschaftsgeschichte, Jan Standke dir., Heidelberg, Winter, 2014, p. 533. Les traductions allemandes de La Princesse de Clèves PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0019 305 - Le cadre paratextuel Si par ailleurs l’éditeur vend ces romans également sous le titre général : romans complets de F.S., même s’ils ne sont pas de mon invention, on l’excusera. Il a pensé que mon nom serait, pour ces quelques années, pendant lesquelles je pourrais être nommé comme auteur de romans, plus connu que le nom de La Fayette, et il a espéré qu’il pourrait mettre ces ouvrages dans plus de mains 19 . Schulz justifie son choix moins par l’intention de donner au public général une belle lecture, que de donner aux auteurs allemands des modèles de roman qui se caractériseraient par les qualités de « vérité, simplicité et goût 20 ». Il regrette plus loin que la production allemande ne se soit pas encore orientée sur ce modèle puisque les nouveaux romans historiques restent médiocres 21 ; 18 Henriette von England, Deutsch herausgegeben von Friedrich Schulz, Berlin, Friedrich Vieweg, der ältere, 1794, p. XIII. En ligne: https: / / leopard.tubraunschweig.de/ receive/ dbbs_mods_00069520. 19 « Wenn ferner der Verleger diese Romane auch unter dem allgemeinen Titel : Gesammelte Romane von F.S. verkauft, ob sie gleich nicht von meiner Erfindung sind: so verzeihe man dieß ihm. Er glaubte, mein Name sey, für die paar Jahre, während welcher ich als Romanenschreiber genannt werden dürfte, bekannter, als der Name de la Fayette, und hoffte, daß derselbe deßhalb diese Werke in mehr Hände bringen würde. » Ibid., p. XXIII. 20 « Wahrheit, Einfalt und Geschmack », ibid, p. XV. 21 Ibid, p. XVII. Annette Keilhauer et Lieselotte Steinbrügge PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0019 306 il oppose plus généralement les romans historiques de Lafayette à une mode allemande caractérisée par le goût pour des romans de chevalerie, condamnés comme des « romans de malédiction, de curetons, de tribunal vehmique et de sorcières 22 ». Dès sa préface de Die Prinzessin von Cleves, le traducteur justifie son choix et donne quelques indications concernant la traduction et ses objectifs tout en appelant La Princesse de Clèves « la sœur » de Zaïde. En s’adressant exclusivement aux lectrices allemandes 23 , il loue les deux ouvrages pour leurs « sensibilité, vertu, moralité stricte, simplicité et noblesse 24 ». Tandis que Zaïde a d’après lui un cadre plus coloré et romantique (« romantisch »), il concède à La Princesse « un tableau doux, simple mais accompli d’un cœur tendre et noble […] dans lequel amour et vertu se disputent la priorité 25 ». L’objectif serait donc une réflexion morale sur l’amour et il définit le roman comme « commentaire mis en action sur cette passion 26 ». Ce qui impressionne par ailleurs le traducteur, c’est d’abord la véracité historique du roman qui pourrait tromper les plus sévères historiographes 27 . Dans Die Prinzessin von Cleves, il valorise particulièrement la trame narrative, qui reste simple, sans sauts logiques, où tous les récits enchâssés jouent un rôle dans l’ensemble 28 . Pour l’écrivain Schulz, ce roman français vaut 22 « Fluch- Pfaffen- Vehmgerichts- und Hexen-Romane », ibid., p. XVIII. L’allusion à la vehme renvoie à une « organisation instituée en Allemagne du XI e au XVI e siècle. pour se substituer aux institutions défaillantes, et qui s’érigeait en tribunal secret où des juges masqués jugeaient sans témoins et sans procédure et faisaient exécuter leurs sentences par des initiés », CNRTL, Article « Vehme » (en ligne : https: / / www.cnrtl.fr). 23 « Landsmänninnen », Schulz, Die Prinzessin von Cleves, p. 1. 24 « Gefühl, Tugend, strenge Moralität, Einfalt und Adel », ibid., p. 1-2. 25 Ibid., p. 2. 26 « in Handlung gesetzten Kommentar über jene Leidenschaft », ibid., p. 3. 27 Ibid., p. 3-4 : « Die Einfassung […] ist mit großer Einsicht und mit der tiefsten Kenntniß der wahren historischen Charakteristik jener Zeiten und jener Menschen abgefaßt und mit einer Täuschung um das eigentliche romantische Gemählde geschlungen, die selbst den ernsthaften Geschichtsforscher verleiten könnte, die nähern Umstände der Liebschaft […] in den Annalen jener Zeiten aufzusuchen. Denn keine einzige historische Angabe ist entstellt, kein einziger Charakter verschoben oder der Dichtung auch nur in dem kleinsten Zuge angepaßt worden. » (Le cadre a été rédigé avec la meilleure compréhension et la plus profonde connaissance du caractère historique de cette époque et de ces personnes et il est entrelacé autour du tableau en verité romantique avec une habileté qui pourrait inciter le plus sérieux historien à chercher les détails de cette histoire d’amour dans les annales du temps. Car aucun détail historique n’est défiguré, aucun caractère changé ou adapté à la fiction dans le moindre détail.) 28 Ibid., p. 4. Les traductions allemandes de La Princesse de Clèves PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0019 307 clairement comme modèle pour la production romanesque allemande et devrait être retenu dans les traités théoriques allemands, comme celui de Blanckenburg 29 . Le dernier aspect que Schulz loue particulièrement est le style naturel de la langue, ce qui le mène vers une réflexion prolongée sur les difficultés de la traduction et la différence entre les deux langues concernant le lexique et le ton de la galanterie : Je me suis efforcé de perdre aussi peu que possible de l’original, même si des ouvrages de ce genre, qui parlent dans le ton du beau monde, de l’amour et de la galanterie, doivent constamment perdre quelque chose dans notre langue 30 . Il poursuit avec une confrontation entre langue française et allemande qui se lit comme une description du caractère des nations. L’allemand ne disposerait d’après lui que de peu d’expressions qui se prêtent à la conversation galante, tandis que le français manquerait d’expressions pour des sujets qui demandent « du cœur, de la simplicité, de la majesté et de l’audace 31 ». Cette réflexion oscille entre d’un côté l’admiration pour le « Ton der feinen Welt » (« ton du beau monde »), notamment le langage galant français, qui ne peut pas être rendu de façon adéquate par la traduction allemande, et de l’autre côté une prise de distance par rapport à la pratique culturelle française de la galanterie qui valorise en même temps la probité et solennité de la langue et des mœurs allemandes : Tant que nous n’aurons pas de mots allemands pour galanterie, frivolité, conversation, bon mot etc., nous n’aurons pas non plus de femmes qui soient infidèles à leurs maris seulement pour suivre la mode, nous ne prendrons pas pour importants des jolis riens, nous ne connaîtrons pas la médisance systématique ni l’art de l’insulte, de l’offense et de l’humiliation enjouées. Je dirais presque : personne ne peut faire quelque chose qu’il ne peut pas nommer. Et si ce principe était juste, je souhaiterais qu’il y ait beaucoup de choses dans la langue française que nous ne puissions pas redire en allemand, et beaucoup d’autres où cela fût possible 32 . 29 Ibid. Il s’agit du traité Versuch über den Roman de Christian Friedrich von Blanckenburg, publié en 1774. 30 « Ich habe mich bestrebt, das Original so wenig verlieren zu lassen, als Werke dieser Art, die im Tone der feinen Welt, der Liebe und Galanterie sprechen, in unserer Sprache beständig verlieren müssen. » Ibid., p. 5. 31 « […] ; aber es ist gewiß, daß sie [die deutsche Sprache] in Absicht der raschen, feinen, schmeichelnden Wendungen in der höhern und galanten Konversation, gerade so arm ist, als die Französische in der Absicht der Gegenstände, die für ihre Schilderung Herz, Einfalt, Erhabenheit und Kühnheit verlangen. » Ibid. 32 « So lange wir für Galanterie, Frivolität, Konversation, Bonmot, etc. keine eigenen Wörter haben, so lange werden wir auch keine Weiber, die bloß aus Mode ihren Annette Keilhauer et Lieselotte Steinbrügge PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0019 308 Dans ce dernier paragraphe de la préface, Schulz prend donc explicitement ses distances par rapport à la tradition française de la galanterie et fait allusion à une autre France qui, elle, peut servir de modèle. En décembre 1789 il pense évidemment au bouleversement révolutionnaire et aux pratiques politiques participatives initiées dans la France contemporaine 33 . - La traduction Il est donc peu surprenant que la traduction reste assez proche du texte original. L’incipit, modifié substantiellement, établit pourtant une distance assez nette par rapport au texte original et son cadre historique en remplaçant la fameuse première phrase « La magnificence et la galanterie n’ont jamais paru en France avec tant d’éclat, que dans les dernières années du règne de Henri second 34 » par : Lors des dernières années du règne de Henri II, la cour française était un monde de fées peuplé par des humains. Splendeur, galanterie, chevalerie et intérêts esthétiques convergeaient et offraient un spectacle, dont l’éclat aveuglait même celui qui savait que mille cabales existaient dans ce labyrinthe 35 . Cet incipit du roman diverge remarquablement de l’original. La cour de Henri II est jugée comme un monde féerique qui cache derrière sa splendeur aveuglante une société caractérisée par l’hypocrisie et des rivalités sousjacentes, dans laquelle on pouvait se perdre comme dans un labyrinthe. Par ailleurs, Schulz annonce dès la préface qu’il a omis un certain nombre de descriptions du cadre historique et politique, qui ne lui semblaient pas essentielles pour suivre la trame et estimer la qualité esthétique du roman 36 . Männern untreu sind, keine niedlichen Wichtigkeiten, keine in System gebrachte Afterrede und keine lachende Beleidungs- Schmäh- und Demüthigungskunst haben. Fast möchte ich sagen: kein Mensch kann etwas thun, was er nicht nennen kann; und wäre dieser Grundsatz ganz wahr, so wünschte ich, daß wir eine Menge Dinge den Franzosen nicht, eine Menge anderer aber, ihnen pünktlich Deutsch nachsagen könnten. » Ibid., p. 7-8. 33 Voir aussi Koziełek, « Nachwort », p. 324. 34 Madame de Lafayette, La Princesse de Clèves, dans Œuvres complètes, éd. Camille Esmein-Sarrazin, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2014, p. 331. 35 « In den letzten Jahren der Regierung Heinrichs des Zweyten war der Französische Hof eine Feenwelt mit Menschen bevölkert. Pracht, Galanterie, Ritterwesen und Schöngeisterey liefen in einen Punkt zusammen, und gewährten ein Schauspiel, dessen Glanz auch den blendete, der es wußte, daß es in dem Labyrinthe tausendfacher Kabalen gegeben wurde », Schulz, Prinzessin, p. 9. 36 Schulz, Prinzessin, p. 3. Les traductions allemandes de La Princesse de Clèves PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0019 309 Ainsi, dès le début, l’arrière-plan de la cour de Henri II, avec les intrigues galantes et la politique des mariages dynastiques, est raccourci, sinon coupé. C’est pareil pour un certain nombre de digressions, comme l’histoire de la relation amoureuse entre le roi et sa favorite Madame de Valentinois - qui en fait constitue une leçon historique de Madame de Chartres à sa fille, non sans importance dans le texte original. Le discours de la reine est tout autant supprimé, ainsi que plus tard un paragraphe sur les négociations de paix, aussi bien que l’histoire d’Anne de Boulen. À l’occasion, des explications historiques éliminées se révèlent importantes après coup et sont réinsérées plus loin en version raccourcie, comme c’est le cas pour le projet de mariage de Nemours en Angleterre ou pour le tournoi qui cause la mort du roi. Restent pourtant dans la traduction deux digressions qui jouent un rôle important dans la trame principale, notamment l’histoire de Madame de Tournon et l’histoire de Madame de Thémines, y compris l’histoire de la lettre perdue dans son intégralité. Un aspect intéressant de la traduction est la transposition changeante de notions-clé du roman de Lafayette, notamment celles de galanterie, passion, honnêteté ou bienséance, notions essentielles pour la critique de la galanterie dans la société française du XVII e siècle. À l’époque, les gallicismes sont plutôt critiqués dans les traductions allemandes. Mais que faire si la langue allemande ne dispose pas d’un seul mot qui correspondrait à la notion de galanterie ? Dans la traduction de Schulz on trouve en effet différentes traductions de ce mot dépendant du contexte : « Liebe », « Galanterie », « Liebe und Galanterie », mais également « Liebschaften » et parfois la traduction de galant par « romantisch ». Ainsi le Vidame de Chartres est décrit comme étant « in der Kunst des Krieges wie der Liebe gleich geübt und berühmt » 37 (« également distingué dans la guerre, et dans la galanterie 38 ») ; l’avertissement de Madame de Chartres qui prévient sa fille de « toutes les galanteries » qu’on lui dirait, devient en allemand « was man ihr von Liebe sagte » 39 . Et quand le Duc de Guise parle de la rencontre entre Nemours et la princesse de Clèves, il en parle comme d’« une aventure qui avait quelque chose de galant et d’extraordinaire 40 », ce qui en allemand devient des circonstances « romantiques et inhabituelles 41 ». L’intention du texte original de critiquer la galanterie comme superficielle, malhonnête et manipulatrice est ainsi indirectement affaiblie dans la traduction qui rapproche plutôt amour et galanterie. 37 Schulz, Prinzessin, p. 13. 38 Lafayette, Œuvres complètes, p. 333. 39 Schulz, Prinzessin, p. 26. 40 Lafayette, Œuvres complètes, p. 352. 41 « […] unter Umständen […], die so viel romantisches und ungewöhnliches hätten. » Schulz, Prinzessin, p. 44. Annette Keilhauer et Lieselotte Steinbrügge PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0019 310 Pour Schulz, l’expérience du renversement révolutionnaire et la traduction du roman semblent aller main dans la main : vertu morale et révolutionnaire s’associent dans la pratique de l’écriture et de la traduction. L’admiration de la tradition culturelle et littéraire française n’exclut pas le combat contre les abus et la déchéance morale de l’absolutisme. L’intérêt particulier de Schulz pour les Maximes de La Rochefoucauld confirme cette vision critique des mœurs de la France de l’Ancien Régime. Mais ses traductions du français témoignent aussi d’une évolution vers une conscience professionnelle de traducteur. En 1788, il souligne encore dans la préface de sa traduction partielle de la Vie de Marianne de Marivaux la légitimité de raccourcir les quatre volumes de Marivaux dans un seul, en critiquant le bavardage des Français qui ont un langage et une syntaxe à part pour tout sentiment et ont quasiment remplacé leurs sentiments par des belles paroles 42 . Sa traduction des Maximes de La Rochefoucauld en 1793 est précédée d’une réflexion plus mûre - passée par l’expérience de la traduction de Lafayette - sur la difficulté générale de toute traduction et donne une maxime pour la bonne traduction : Pour donc prouver la justesse d’une traduction on devrait observer ce qu’on pense et ressent en la faisant et ce qu’on pense et ressent en lisant l’original sans comparer les mots français et allemands 43 . Sophie Mereau : La Princesse romantique Quelques informations biographiques concernant Sophie Mereau, née Schubart. Née en 1770, elle se marie à l’âge de 23 ans, en 1793, à Friedrich Ernst Carl Mereau, professeur de droit à l’université de Iéna 44 . Elle vit dans 42 Friedrich Schulz, Josephe. Weimar und Leipzig, Hoffmansche Buchhandlung, 1791, « Vorerinnerung », n. p. [p. 3-4] : « Wir Deutsche haben für unsre Liebe, Herz ; für unsern Kummer, Thränen; für unsern Zorn, Fäuste. Die Franzosen haben für das alles - Zunge. » (Nous Allemands avons pour notre amour : le cœur, pour notre chagrin : des larmes, pour notre rage : des poings. Les Français ont pour tout cela : la langue. ») 43 « So wäre die Probe, auf die man die Richtigkeit seiner Uebersetzung stellen müsste, die: dass man zusähe, ob man gerade das dabey dächte und fühlte, was man beym Original denkt und fühlt, ohne die französischen und deutschen Worte gegen einander aufzureihen. De la Rochefoucault’s Saetze aus der höhern Welt- und Menschenkunde, deutsch herausgegeben von Friedrich Schulz, Wien, Rudolph Sammer, 1793, p. 8-9. 44 En ce qui concerne les informations biographiques, voir Dagmar von Gersdorff, Dich zu lieben, kann ich nicht verlernen. Das Leben der Sophie Mereau-Brentano, Les traductions allemandes de La Princesse de Clèves PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0019 311 cette ville dans les années 1790-1800, années cruciales marquées par le fameux mouvement romantique de Iéna, période essentielle de l’histoire littéraire et artistique allemande. Les écrivains et artistes les plus marquants de ce mouvement comprenaient Friedrich von Hardenberg (plus connu sous le nom de Novalis), Ludwig Tieck, Clemens Brentano et les frères August Wilhelm et Friedrich Schlegel avec leurs femmes Caroline et Dorothea. Sophie fait leur connaissance dans le salon qu’elle tient avec son mari. En même temps, elle est très amie avec Schiller qui reconnaît son talent et l’encourage à écrire. Déjà en 1794, elle publie sous un pseudonyme son premier roman Das Blüthenalter der Empfindung, suivi, en 1803, de son deuxième roman Amanda und Eduard. Schiller, lecteur critique et assidu de ses écrits, publie plusieurs de ses poèmes dans ses revues Die Horen et Der Musenalmanach, malgré ses réserves envers les écrivaines. Le mariage avec son premier mari, le professeur Mereau, n’est pas très heureux. Elle tombe amoureuse du poète Clemens Brentano et obtient le divorce en 1801, divorce qui passe pour être le tout premier dans le royaume de Saxe. Elle se construit une nouvelle vie avec sa fille, d’abord à Camburg chez sa sœur et à partir de 1803 avec Brentano, dont elle tombe enceinte et qu’elle épouse. Elle est financièrement indépendante, pouvant vivre de ses écrits et de ses traductions 45 . Le couple vit à Marburg, à Iéna et à Heidelberg. La vie n’a pas dû être facile avec un Brentano lunatique, capricieux, labile et pathologiquement jaloux. En trois ans, elle fait une fausse couche et a trois enfants - tous les trois meurent peu après leur naissance. Elle meurt à l’âge de 36 ans en 1806 après la naissance de son cinquième enfant. Brentano se marie trois mois après sa mort avec Auguste Bußmann. La Princesse de Clèves est loin d’être sa seule traduction. Elle a traduit de l’italien, de l’espagnol et du français 46 . À trois reprises (1797, 1803 et 1805) elle traduit des lettres attribuées à Ninon de Lenclos. En général, on peut constater qu’elle préfère des textes écrits par des femmes ou qui ont un rapport avec la condition féminine. D’ailleurs, un de ses projets de traduction - jamais réalisé puisqu’il a été refusé par l’éditeur - portait sur le livre de Gabriel Legouvé : Le Mérite des femmes (1800) 47 . Quant à Die Prinzessinn von Cleves 48 , ce n’est pas une traduction, mais une adaptation - le titre le dit clairement - « frei nach dem Französischen bear- Frankfurt/ M., Insel, 1990 ; Britta Hannemann, Weltliteratur für Bürgertöchter. Die Übersetzerin Sophie Mereau-Brentano, Göttingen, Wallstein, 2005. 45 Hannemann, Weltliteratur für Bürgertöchter, p. 10. 46 Pour la liste complète des traductions voir ibid., p. 287 sq. 47 Ibid., p. 44-51. 48 Voir note 3. Annette Keilhauer et Lieselotte Steinbrügge PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0019 312 beitet », donc librement travaillé d’après le texte français. Le texte de Mereau contient un peu plus de 80 pages 49 . Sa Prinzessinn von Cleves paraît avec d’autres textes dans le Romanen-Kalender für das Jahr 1799 (Calendrier des romans pour l’année 1799) qui est une anthologie de textes narratifs et porte, pour cette raison, en même temps le titre Kleine Romanen-Bibliothek (Petite Bibliothèque des romans). Il s’agit d’une épaisse publication annuelle de plus de 400 pages, éditée par la maison Dieterich à Göttingen et parue entre 1798 et 1803. La Romanen-Bibliothek est précédée d’un calendrier qui note les jours fériés, les éclipses, etc. et qui est une sorte de prétexte pour avoir une raison de s’amuser avec des petits romans. Ce qui est intéressant, c’est que dans le numéro qui nous concerne, on explique le fonctionnement du calendrier révolutionnaire français et on donne jour par jour l’équivalent du calendrier allemand (julien), et ceci de façon tout à fait neutre 50 , contrairement à l’année 1798, où n’apparaît que le calendrier julien. On a l’impression que le public avait non seulement un réel besoin d’orientation, mais qu’il était également intéressé par la littérature d’outre-Rhin. Ceci se traduit aussi par la préface de l’éditeur Karl Reinhard 51 , qui se réfère par exemple à l’Almanach des Muses, ou par la publication d’une nouvelle d’une autre autrice française, « Das Lamm » (« L’Agneau ») de Mademoiselle Levesque 52 . À part le texte de La Princesse de Clèves et la nouvelle de Levesque, il y a encore quatre autres nouvelles dans le Romanen-Kalender de cette année 53 . Au niveau de la typographie, on voit à première vue que l’éditeur a apparemment imposé à tout le monde des contraintes d’espace. Il y a très peu de paragraphes en général - dans le texte de Mereau c’est particulièrement visible, puisqu’elle ne respecte pas du tout les paragraphes que Lafayette a inscrits dans son texte. Les cinq autres nouvelles du volume ne sont pas d’une qualité littéraire extraordinaire. Mais ce qui est très intéressant, c’est d’abord qu’on discute dans toutes les nouvelles des relations des sexes, et ensuite qu’une voix moralisante vient mettre l’accent sur une morale bourgeoise. Pour ne donner qu’un seul exemple : dans la nouvelle « Glück aus Unglück », il est question 49 Contrairement à ce que l’on pourrait penser, sa réécriture ne suit pas le résumé du roman, publié dans la revue La Bibliothèque universelle des romans, janvier 1776, p. 119-188. Nous remercions Rainer Zaiser d’avoir attiré notre attention sur ce texte. 50 Romanen-Kalender 1799, s. p. 51 « Vorrede des Herausgebers », dans Romanen-Kalender, p. III-VI. 52 Mademoiselle R. Levesque, Das Lamm. Eine Schäfererzählung, dans Romanen- Kalender 1799, p. 315-325. 53 August Lafontaine, Glück aus Unglück, p. 3-52 ; B****, Therese die Einsiedlerin, p. 53- 178 ; G.W. K. Starke, Der Gewinn in der Lotterie, p. 179-191 ; Karl Reinhard, Die Erscheinung, p. 191-228. Les traductions allemandes de La Princesse de Clèves PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0019 313 d’un jeune homme en Irlande « incroyablement imprudent 54 », qui dénonce son oncle, bienfaisant tuteur, auprès d’un gouvernement autoritaire. Finalement, par amour pour une jeune fille, éduquée dans un « isolement sage 55 » par cet oncle même et que le jeune homme épouse à la fin, il retrouve le chemin de la vertu. Il s’exile avec cette femme dans un pays allemand, plus libéral que l’Irlande, (« un petit domaine en Basse-Saxe 56 »). La dernière phrase de la nouvelle : « L’unité de cette [...] famille, [...] leur charité peu opulente [...] sont un si beau tableau que leurs voisins [...], même s’ils n'imitent pas leurs vertus, sentent néanmoins avec bienveillance la valeur des cœurs aimants et vertueux 57 . » - Les omissions de Mereau Mereau omet tout ce qui met le récit de Lafayette dans un contexte historique. C’est très visible au début. Lafayette, avant d’introduire Mlle de Chartres dans son roman, décrit de long en large, sur sept pages, la situation politique du temps de Henri II, le personnel de la Cour, les différents partis, les intrigues etc. 58 . En revanche, le texte de Mereau commence par : « Dans sa seizième année, Marie de Chartres apparut pour la première fois à la cour d’Henri II, où tout respirait les plaisirs et l’amour 59 . » Cette phrase montre encore deux autres particularités - d’abord, contrairement à Lafayette, Mereau donne un prénom à son héroïne, et ensuite, elle traduit galanterie par « Liebe » (amour). Enfin, par cette décision d’omettre le contexte historique, non seulement le début change considérablement, mais un grand nombre de phrases ou passages clés manquent. Par exemple le passage suivant : L’ambition et la galanterie étaient l’âme de cette Cour, et occupaient également les hommes et les femmes. Il y avait tant d’intérêts et tant de cabales différentes, et les Dames y avaient tant de part, que l’Amour était toujours mêlé aux affaires, et les affaires à l’Amour. Personne n’était 54 « unbeschreiblich leichtsinnig », Lafontaine, Glück aus Unglück, p. 6. 55 « züchtige Zurückgezogenheit », ibid., p. 10. 56 « ein Güthchen in Niedersachsen », ibid., p. 51. 57 « Die Einigkeit dieser […] Familie, […] ihre prunklose Wohlthätigkeit […] sind ein so schönes Gemählde, daß ihre Nachbarn […], wenn sie auch ihre Tugenden nicht nachahmen, doch voll Wohlwollen den Werth liebender und tugendhafter Herzen fühlen. » Ibid. 58 Lafayette, Œuvres complètes, p. 331-337. 59 Mereau, Die Prinzessinn von Cleves, p. 229 : « In ihrem sechzehnten Jahre erschien Marie von Chartres zuerst am Hofe Heinrich’s des Zweiten, wo alles Vergnügen und Liebe athmete. » Annette Keilhauer et Lieselotte Steinbrügge PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0019 314 tranquille, ni indifférent ; on songeait à s’élever, à plaire, à servir, ou à nuire ; on ne connaissait ni l’ennui, ni l’oisiveté, et on était toujours occupé des plaisirs, ou des intrigues 60 . Cette citation n’est qu’un des nombreux exemples dans le texte original qui témoignent de l’amalgame entre la vie de cour et la « galanterie », voire entre les relations des sexes et la politique. Dans l’exemple suivant, on voit que la différence entre amant et mari, fondamentale dans l’éthique curiale est adoucie par Nemours (et la princesse de Clèves). Ce changement de valeurs est important pour rendre plausible notamment la scène de l’aveu : Comment, reprit Madame la Dauphine, M. de Nemours ne veut pas que sa maîtresse aille au bal ? J’avais bien cru que les maris pouvaient souhaiter que leurs femmes n’y allassent pas ; mais pour les amants je n’avais jamais pensé qu’ils pussent être de ce sentiment 61 . Par ailleurs Mereau omet trois digressions centrales : l’histoire de la duchesse de Valentinois, la maîtresse du Roi, que Madame de Chartres raconte à sa fille 62 ; l’histoire de Madme de Tournon, que Monsieur de Clèves raconte à sa femme 63 et l’histoire de Madame de Thémines et de la lettre perdue 64 . Chacune de ces digressions a une fonction diégétique importante chez Lafayette. Toutes ont en commun d’illustrer les lois de la vie à la Cour et toutes sont de petites mises en abyme du roman. Tandis que la première digression (histoire de la duchesse de Valentinois) démontre combien il est important pour la survie à la Cour de bien connaître les intérêts des différentes factions et leur rapport de force, la deuxième (histoire de Madame de Tournon) révèle le grand décalage entre être et paraître et illustre cette faculté des courtisans de dissimuler leurs émotions. Mais c’est surtout le manque de l’épisode de la lettre perdue qui fait que la version de Mereau prend un caractère différent de l’original. Cet épisode, maintes fois commenté dans la littérature critique 65 , se trouve au milieu du roman. Pierre Malandain 60 Lafayette, Œuvres complètes, p. 341-342. 61 Ibid., p. 360. 62 Ibid., p. 352-358. 63 Ibid., p. 367-377. 64 Ibid., p. 393-415. 65 Voir entre autres Pierre Malandain, Madame de Lafayette, La Princesse de Clèves, Paris, PUF, 1985, p. 109-111 ; Jean Morel, « Sur l’histoire de la lettre perdue dans La Princesse de Clèves », Papers on French Seventeenth Century Literature, vol. 10, n° 19, 1983, p. 701-709 ; Wolfgang Matzat, « Affektrepräsentation im klassischen Diskurs : La Princesse de Clèves », dans Fritz Nies, Karlheinz Stierle dir., Französische Klassik. Theorie, Literatur, Malerei, München, Fink, 1985, p. 231-266 ; Lieselotte Steinbrügge, « Marie-Madeleine de Lafayette, E. A. Poe und der zirkulierende Les traductions allemandes de La Princesse de Clèves PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0019 315 soutient que c’est cette lettre qui provoque un tournant dans l’action : « Il [le texte] constitue le creux du roman, dont il inverse, en son centre, les lignes de force 66 . » Pour la première fois depuis qu’elle est tombée amoureuse, la princesse de Clèves commence à douter de la sincérité de Nemours. Elle voit que cet homme n’est non seulement l’être aimé, mais également un courtisan, intégré dans la vie de cour et soumis à ses lois. C’est cette lettre qui la fait douter qu’un homme tel que Nemours puisse être capable de vivre une relation amoureuse durable. - Raccourcissements et résumés Plus on compare les deux textes, plus on admire le travail de réduction de Mereau, parce qu’elle a très précisément lu le texte de Lafayette. Ne mentionnons qu’un exemple pour ce travail par rapport à un détail. Au début du roman, il est question des différents efforts de Madame de Chartres pour marier sa fille. Comme sa fille est « un des plus grands partis qu’il y eût en France 67 », elle veut la marier à quelqu’un de premier plan. Toute cette histoire - le projet de marier Mlle de Chartres au dauphin, l’échec de ce plan et les conséquences - prend presque cinq pages chez Lafayette et quatorze lignes chez Mereau 68 . Pourtant, un fait important pourrait échapper à la lecture, puisqu’il n’est mentionné par Lafayette que par une seule phrase : « Personne n’osait plus penser à Mlle de Chartres, par la crainte de déplaire au Roi ou par la pensée de ne pas réussir auprès d’une personne qui avait espéré un Prince du Sang 69 . » Donc Mlle de Chartres, qui avait eu tant de prétendants pour l’épouser, ne paraît finalement plus être un parti désirable. Sa mère a rencontré un problème - elle a apparemment misé trop gros. Mereau tient compte de cette phrase par une demie-phrase : « et ceci [le mécontement du roi] a bientôt fait rebuter toutes les candidatures 70 » - phrase très importante au niveau diégétique pour rendre plausible la décision de Madame de Chartres de marier sa fille au duc de Clèves. Pourtant, certains passages modifient substantiellement l’histoire : Dans la fameuse scène, cruciale, de la mort de la mère, le texte de Mereau donne Brief », dans Irmela von der Lühe, Angelika Runge dir., Wechsel der Orte. Studien zum Wandel des literarischen Geschichtsbewußtseins, Göttingen, Wallstein, 1997, p. 231-241. 66 Malandain, Madame de Lafayette, p. 111. 67 Lafayette, Œuvres complètes, p. 338. 68 Mereau, Die Prinzessinn von Cleves, p. 232. 69 Lafayette, Œuvres complètes, p. 346. 70 Mereau, Die Prinzessinn von Cleves, p. 232 : « und dieß schreckte bald alle Anträge zurück ». Annette Keilhauer et Lieselotte Steinbrügge PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0019 316 l’impression que la princesse peut parler avec sa mère jusqu’au dernier moment. La mère s’éteint chez Mereau « bald nachher 71 » (bientôt après). Chez Lafayette elle meurt deux jours après l’entretien qui est plutôt un monologue. Ce monologue n’est pas sans cruauté chez Lafayette si l’on tient compte de la phrase : « […] mais si ce malheur vous doit arriver [l’infidélité envers son mari], je reçois la mort avec joie, pour n’en être pas le témoin 72 » ‒ phrase qui manque chez Mereau. Elle parle plutôt de « rührendster Zärtlichkeit 73 » (tendresse la plus émouvante). La relation entre fille et mère acquiert ainsi une coloration sentimentale qu’elle n’a pas du tout dans le texte original. Chez Lafayette, Madame de Chartres est une mère calculatrice et sévère. Elle est surtout la seule capable de guider sa fille dans la jungle curiale. Chez Mereau, c’est une mère dont l’amour maternel répond à l’amour filial. - Intervention de la voix narrative Ce troisième aspect du travail de Mereau nous paraît le plus important. Le fait qu’elle raccourcisse en résumant fait que la voix narrative est beaucoup plus marquée chez elle que chez Lafayette. D’abord, elle supprime la grande majorité des discours directs - et comme on le sait, il y en a beaucoup chez Lafayette. Cela change complètement le mode de la narration. Dans la fameuse scène de la mort de Madame de Chartres par exemple, c’est la mère qui parle ; nous avons de longs passages de discours direct chez Lafayette, c’est donc plutôt une focalisation interne. Mereau, qui transforme toute la scène en narration, écrit dans un mode de focalisation zéro. Un autre exemple est la scène de la première rencontre au bal entre la princesse et Nemours 74 . Chez Lafayette, c’est à travers la figure du chevalier de Guise que le coup de foudre entre Nemours et la princesse est décrit, parce que seul Guise s’aperçoit que Nemours est tombé amoureux d’elle et vice versa. Personne d’autre ne s’en aperçoit. Chez Mereau, plusieurs personnes s’en rendent compte, par exemple « certains amants dont l’amour n’était pas partagé 75 ». Comme Mereau omet Guise comme personnage, elle doit intervenir en tant que narratrice. Et elle qualifie cette rencontre par le 71 Ibid., p. 248. 72 Lafayette, Œuvres complètes, p. 366. 73 Mereau, Die Prinzessinn von Cleves, p. 247. 74 Lafayette, Œuvres complètes, p. 351-352. 75 « mancher unerhörte Liebhaber », Mereau, Die Prinzessinn von Cleves, p. 239. Les traductions allemandes de La Princesse de Clèves PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0019 317 terme « romantisch 76 » - terme qui ne fait pas du tout partie du vocabulaire de Marie-Madeleine de Lafayette. Cette intervention de la voix narrative se traduit également par le fait qu’elle donne un prénom à son héroïne - Marie. Chez Lafayette, Mlle de Chartres n’a pas de prénom. C’est d’autant plus intéressant que, chez Mereau, le nom Marie apparaît souvent, et on peut se demander pourquoi. Britta Hannemann avance la thèse convaincante qu’elle l’aurait fait pour que ses lectrices bourgeoises du début du XIX e siècle puissent s’identifier plus facilement avec l’héroïne 77 ; pour elle c’est donc une sorte d’embourgeoisement. Mais il nous semble remarquable que Mereau a publié un an avant cette traduction une nouvelle, titrée « Marie », où il est question d’une femme partagée entre deux hommes 78 . Pour finir, il y a un autre mot, qui apparaît souvent chez Lafayette : le terme « galant » et tous ses dérivés (galanterie, vie galante etc.). Contrairement à Friedrich Schulz, Sophie Mereau évite ce mot (comme par exemple dans la scène de la première rencontre au bal) par ses raccourcissements, ou bien elle le traduit par « Liebe » comme nous l’avons vu au début. C’est absolument cohérent vu qu’elle omet tout le contexte de cour. Conclusion Le roman de Lafayette est non seulement une histoire d’amour, mais également une histoire de la cour royale et un roman sur le rapport entre amour et cour, ou plus généralement sur le rapport entre relations amoureuses et relations sociales. Les lectures féministes par exemple de Nancy 76 Ibid., p. 239. 77 Hannemann, Weltliteratur für Bürgertöchter, p. 128. 78 Sophie Mereau, Marie, Tübingen, Cotta, 1789. Annette Keilhauer et Lieselotte Steinbrügge PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0019 318 Miller 79 , Joan DeJean 80 , Elizabeth Goldsmith 81 , Nathalie Grande 82 et autres 83 , mettent l’accent sur l’importance des descriptions de la vie de cour, les implications de la société aristocratique pour les relations entre hommes et femmes. Nancy Miller, dans son fameux article « Emphasis Added : Plots and Plausibility in Women’s Fiction », soutient la thèse selon laquelle la fin du roman, qui paraît invraisemblable et qui a déclenché tant de discussions, n’a de vraisemblance que si on prend en compte les fameuses digressions dans le texte, notamment l’histoire de la lettre perdue de Madame de Thémines. Elle parle de « plausibility en abyme 84 ». Schulz, en suivant assez fidèlement l’original, préserve ce contexte. Plus encore, pour lui, les descriptions de la société de cour fournissent même la matière pour critiquer l’Ancien Régime. Ses critiques de la galanterie, des relations sociales en général, des relations entre les sexes en particulier, telles qu’il les exprime dans sa préface, sont avant tout des critiques de l’Ancien Régime par un adepte de la Révolution française qui traduit en 1790, avant la Terreur. Tout cela manque chez Mereau. Elle omet complètement toute critique directe et indirecte de la vie de cour. Nul besoin de mentionner que la fameuse phrase de Madame de Chartres avant de mourir : « Retirez-vous de la Cour 85 » manque également chez Mereau. La psychologie des amants n’est pas teintée des conditions sociales et historiques ; elle ne semble pas soumise 79 Nancy Miller [1981], « Emphasis Added: Plots and Plausibilities in Women’s Fictions », dans Nancy Miller, Subject to change, New York, Columbia University Press, 1988, p. 25-46. 80 Joan DeJean, Tender geographies. Women and the Origin of the Novel in France, New York, Columbia University Press, 1991. 81 Elizabeth Goldsmith, « Madame de Lafayette et les lieux de l’écriture féminine : Une revue de la critique récente », dans Brigitte Heymann et Lieselotte Steinbrügge dir., Genre - Sexe ‒ Roman. De Scudéry à Cixous, Frankfurt/ M., Peter Lang, p. 33-46. 82 Nathalie Grande, « Une “défiance naturelle de tous les hommesˮ : Mme de Lafayette misandre ? », Caroline Biron, Anne Boiron & Nathalie Grande dir., Regards genrés : des hommes sous le regard des femmes, Atlantide, n° 12, 2021, p. 73-82, https: / / atlantide.univ-nantes.fr/ -Regards-genres-des-hommes-sous-le- 83 Par exemple, Miao Li, « La naissance de l’agentivité romanesque : une lecture féministe de La Princesse de Clèves », Convergences francophones 1, 2014, p. 51-69 ; François-Ronan Dubois, « Pertinences et apories d’une lecture féministe de La Princesse de Clèves au regard de la théorie queer », Romanica Silesiana 8.1, 2013, p. 129-137 ; Lieselotte Steinbrügge, « Genus und Genre. Gattungspoetik und Geschlechterdifferenz am Beispiel der Debatte um La Princesse de Clèves », Feministische Studien, vol. 18, n° 2, 2000, p. 119-130. 84 Miller, « Emphasis Added », p. 31. 85 Lafayette, Œuvres complètes, p. 366. Les traductions allemandes de La Princesse de Clèves PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0019 319 aux contraintes sociales d’une société aristocratique. Le mode de narration change complètement chez elle, puisqu’elle omet la plupart des discours directs et les remplace par une voix narrative. Ainsi, son texte devient l’histoire d’un amour malheureux et tragique. Mereau a métamorphosé la nouvelle de Lafayette en une histoire d’amour romantique. Il est enfin intéressant de comparer les traductions respectives par Schulz et Mereau de l’explicit de la nouvelle. Schulz reste comme toujours bien fidèle au texte original et nous ne trouvons que deux modifications légères, mais tout de même signifiantes. Dans l’original, les derniers mots du texte soulignent avec une expression hyperbolique l’exemplarité de la vie de la princesse. Schulz affaiblit l’hyperbole, tendance générale dans sa traduction, également pour des descriptions de personnes 86 . Cet affaiblissement modifie la perspective générale : La « vertu inimitable » du texte original est remplacée par des « exemples d’une vertu difficile à imiter 87 » et met en scène une vie exemplaire qui invite à être imitée par une bourgeoise vertueuse. En revanche, chez Mereau, Madame de Clèves ne meurt pas, mais elle continue sa vie en tant que dame de charité : Marie continua à jouir d’une existence spirituelle pendant un certain temps ; son âme se déversait en amour envers le ciel et les hommes, et le nombre de personnes heureuses augmentait dans la région où elle vivait 88 . 86 Voir par exemple la description de la princesse : […] une peau d’une blancheur inhabituelle, des cheveux blonds, des traits réguliers et un certain charme dans sa nature formaient un tout éblouissant et resté unique. « […] eine Haut von ungewöhnlicher Weiße, ein blondes Haar, regelmäßige Züge und ein gewisser Reitz in ihrem Wesen gaben ein Ganzes, das blendend ausfiel, und ihr ausschließend eigen blieb. » Schulz, Die Prinzessin von Cleves, p. 17. 87 Ibid., p. 278 : « Beyspiele einer schwer nachzuahmenden Tugend ». 88 « Marie genoß noch eine Zeit lang ein geistiges Daseyn; ihre Seele ergoß sich in Liebe gegen den Himmel und die Menschen, und die Zahl der Glücklichen mehrte sich in der Gegend, wo sie lebte. » Mereau, Die Prinzessinn von Cleves, p. 312. PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0020 L’œuvre de Marie-Madeleine de Lafayette en Allemagne aux XVII e et XVIII e siècles — étapes et formes du transfert culturel A NDREA G REWE U NIVERSITÄT O SNABRÜCK Avec le terme de « transfert culturel », les études littéraires désignent des phénomènes divers liés à la réception d’une œuvre littéraire dans un espace linguistique et culturel différent de son contexte originel. Les recherches portant sur le transfert culturel analysent les voies par lesquelles les œuvres étrangères arrivent dans la culture d’accueil, pour comprendre quels sont les acteurs de ce transfert et, surtout, de quelle manière et à quelle fin les ouvrages sont adaptés et intégrés à la culture d’accueil. Dans le cadre de recherches sur la réception internationale de Madame de Lafayette, je me suis proposée de dresser d’abord un inventaire des différentes formes et voies à travers lesquelles son œuvre a été reçue dans les pays germanophones. Une telle approche doit tenir compte du dynamisme du champ littéraire au XVIII e siècle, champ alors caractérisé par un marché du livre en pleine expansion dont les traductions sont une partie considérable, ainsi que par l’arrivée de nouveaux groupes de lecteurs et lectrices moins experts en langues étrangères. Pour saisir la présence de Madame de Lafayette en langue allemande, il s’agit donc, d’un côté, de répertorier les traductions et, de l’autre, de tenir compte des nouveaux acteurs de la communication littéraire nationale et internationale que sont les périodiques littéraires, les ouvrages de références à caractère encyclopédique et, enfin, les nombreux recueils ou anthologies romanesques. Et il ne faut pas non plus oublier l’écho que les ouvrages de Marie-Madeleine de Lafayette trouvent dans l’œuvre même d’auteurs et d’autrices de langue allemande. Dans ce qui suit, je voudrais donc présenter d’abord cet inventaire sans doute encore provisoire de la présence de Madame de Lafayette dans le champ littéraire allemand. Ensuite, je vais systématiser ces données assez diverses pour faire ressortir certains mécanismes du processus de transfert mais aussi pour mieux cerner les conjonctures et les points forts de la Andrea Grewe PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0020 322 réception de cette œuvre. La contribution est subdivisée selon les grandes étapes de la réception en fonction des dates des traductions. Les années 1680 à 1730 - l’époque du discours galant En 1680 paraît, avec la traduction anonyme de La Princesse de Montpensier (1662), pour la première fois un ouvrage de Madame de Lafayette en langue allemande 1 . Cette traduction parue avec un retard de 18 ans sur l’original, est suivie par la première traduction également tardive de La Princesse de Clèves, publiée en 1711 par le libraire Johann Pauli d’Amsterdam et s’intitulant Liebes-Geschichte des Hertzogs von Nemours Und Der Printzeßin von Cleve. Cette première période de réception se termine avec une deuxième traduction du même ouvrage, composée vraisemblablement à la fin des années 1720, mais qui n’a pas été publiée et dont il n’y a plus que de traces indirectes aujourd’hui. Entre ces dates, on trouve une série de témoignages hautement significatifs qui attestent de la réception de Lafayette. Une place particulière revient aux remarques de Christian Thomasius (1655-1728), philosophe, professeur de droit et critique littéraire qui est considéré aujourd’hui comme un des médiateurs les plus importants du discours galant français en l’Allemagne 2 . Entre 1688 et 1690, il a publié le premier périodique de critique littéraire en langue allemande connu aujourd’hui sous le nom de Monatsgespräche (Conversations mensuelles), dans lequel il présente et examine différents genres de publications récentes. Dans le fascicule de février de 1689, il passe en revue plusieurs nouvelles françaises publiées récemment à La Haye et Amsterdam, dont Philadelpe. Nouvelle égyptienne (1687) de Girault de Sainville, Éléonor d’Yvrée (1688) de Catherine Bernard, Le Mary jaloux (1688) de Louise- Geneviève Gomès de Vasconcelles et Agnès de Castro. Nouvelle portugaise (1688). À propos d’Agnès de Castro, Thomasius revient sur La Princesse de Clèves et sur la discussion que ce roman a déclenchée au moment de sa publication. Tout en avouant son « inclination » pour les histoires d’amour, il déclare avoir été rebuté par la description détaillée de la cour d’Henri II et être persuadé que ceux et celles qui auraient loué La Princesse de Clèves pour 1 Die Fürstinn von Monpensier, Warhafftige LiebesGeschichte. Aus dem Frantzösischen ins Teutsche übersetzet, Gedruckt im Jahr 1680, s.l. Pour une analyse de cette traduction, voir la contribution de Miriam Speyer dans ce numéro. 2 Pour le rôle de Thomasius, voir Jörn Steigerwald, Galanterie. Die Fabrikation einer natürlichen Ethik der höfischen Gesellschaft (1650-1710), Heidelberg, Winter, 2011, p. 217-339, et Isabelle Stauffer, Verführung zur Galanterie. Benehmen, Körperlichkeit und Gefühlsinszenierungen im literarischen Kulturtransfer 1664-1772, Wiesbaden, Harrassowitz, 2018, p. 73-107. L’œuvre de Marie-Madeleine de Lafayette en Allemagne PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0020 323 sa peinture d’une certaine « honnéte [sic] tendresse » préféreraient maintenant Agnès de Castro 3 . En effet, l’aveu de la princesse tout comme son amourpassion pour le duc doivent paraître invraisemblables, voire condamnables à un représentant de la Frühaufklärung allemande tel que Thomasius qui propage la conception d’un amour « raisonnable et galant » qui est toujours redevable à Madeleine de Scudéry 4 . Le fait que, dans un volume consacré aux nouveautés littéraires, Thomasius revienne sur un roman paru dix ans plus tôt, prouve, en tout cas, le retentissement que l’ouvrage a connu en Allemagne, et, en même temps, l’obligation ressentie par Thomasius de distinguer sa propre conception de la galanterie et de l’amour du modèle représenté par le roman de Lafayette. La connaissance de La Princesse de Clèves auprès du public allemand est confirmée par d’autres exemples qui se réfèrent justement au comportement controversé de la protagoniste et prolongent le débat concernant la vertu féminine. C’est le cas de la nouvelle galante Les Agréemens et les chagrins du ménage de Jacques Dubois de Chastenay publiée en 1692 à La Haye dont la traduction allemande d’Immanuel Weber paraît en 1693 à Leipzig chez Christoph Fleischer ayant pour titre Lust und Unlust des Ehelichen Lebens. Dans une conversation enjouée entre Antigame, Philogame et la jeune épouse d’un financier, la question de l’aveu de l’héroïne est tranchée dans un esprit plutôt libertin. Tandis que Philogame prétend estimer son épouse davantage pour une telle confidence, la jeune femme voit, dans le comportement de la princesse, la manifestation d’« une ingénuité » (« Einfalt 5 ») digne de l’Agnès de Molière et lui conseille, par conséquent, de déclarer ses sentiments au duc de Nemours tout en les tenant secrets pour son mari. Un enseignement moral opposé est tiré du roman lafayettien dans les Conseils d’Ariste A Celimene, Sur Les Moyens de conserver sa Reputation (1666) de l’abbé d’Aubignac, dont la traduction allemande a été publiée en 1696 et en 1711 à Leipzig par Johann Thomas Fritsch et s’intitule Des galanten 3 Voir Christian Thomasius, Freimütige, lustige und ernsthafte, jedoch vernunftmässige Gedanken oder Monatsgespräche über allerhand, fürnehmlich aber neue Bücher, vol. 3 : janvier à juin 1689. Frankfurt/ M., Athenäum, « Athenäum Reprints », 1972, p. 149- 150. Pour Thomasius et Bohse, voir aussi la contribution de Rainer Zaiser dans ce numéro. 4 Voir Steigerwald, Galanterie, p. 291 ; Stauffer, Verführung zur Galanterie, p. 97-107. 5 Voir Jacques Dubois de Chastenay, Les Agréemens et les chagrins du mariage. Nouvelle Galante. Dédiée aux Dames, A La Haye, Chez Jacob van Ellinkhuysen Marchand Libraire sur la Grande Sale de la Cour, au Dauphin, 1692, p. 20 ; Lust und Unlust des Ehelichen Lebens In einer galanten/ Nouvelle Denen jenigen So den Ehestand lediger Weise führen/ Zu weiteren Nachsinnen ausgefertiget von I. W. v. L. Leipzig Druckts Christoph Fleischer / 1693, p. 36. Andrea Grewe PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0020 324 Frauenzimmers kluge Hofmeisterin (La dame d’honneur honnête de la femme galante). Dans ce traité de conduite écrit pour un public féminin qui a la forme d’un dialogue entre un précepteur, Ariste, et une jeune femme, Célimène, prête à se marier, l’auteur met en garde contre les dangers du commerce galant entre hommes et femmes et exhorte sa pupille à suivre le chemin de la vertu, celui-ci étant le seul garant de la réputation. Dans la section III « Que la vertu est le fondement de la reputation », il explique : ce n’est pas assez qu’une femme évite le désordre, il faut qu’elle aime l’honnesteté […] sa reputation ne se pourra jamais conserver si la vertu ne s’est pas renduë maistresse de ses sens, que toutes ses actions ne soient animées de ce beau feu 6 . Dans la traduction allemande dont le titre situe l’œuvre dans le contexte galant et où le précepteur masculin est remplacé par une dame d’honneur, cet enseignement moral est encore renforcé. Pour illustrer l’importance d’une vie vertueuse, la gouvernante insère dans le dialogue une véritable nouvelle galante dont la protagoniste, la comtesse N.N., est un modèle de conduite vertueuse. Dans son cas, nous reconnaissons facilement celui de la princesse de Clèves même si le personnage du mari a été changé : face à l’amour de sa femme pour un autre homme, il se sent en droit de la tromper. Mais l’essence du récit est la même : l’amour combattu de la femme mariée pour un autre homme, l’aveu de cet amour fait au mari et épié par l’amant, la mort du mari et le refus de l’héroïne d’épouser l’homme aimé suivi par sa retraite hors du monde 7 . Comme l’a remarqué Helga Meise dans son étude du transfert des Conseils d’Ariste à Célimène dans l’espace allemand, l’histoire suit l’intrigue de La Princesse de Clèves ; l’auteur-traducteur renchérit même sur le texte de Lafayette en présentant la « vertu invincible d’une épouse face aux souffrances les plus infâmes et les plus injustes 8 » qui lui sont infligées par son 6 Les Conseils dʼAriste à Celimene, Sur Les Moyens De conserver sa Reputation. Seconde Edition. A Paris, Chez N. Pepingué, ruë de la Huchette, dans la petite Ruelle des trois Chandeliers, devant la ruë Zacarie. Et en sa Boutique au premier pilier de la grande Salle du Palais, vis-à-vis les Consultations, au Soleil d’or. 1667, Avec Privilège du Roy, p. 19-20. Nous citons à partir de la seconde édition. En ligne : https: / / gallica.bnf.fr/ ark: / 12148/ bpt6k87040187/ f17.item 7 Des Galanten Frauenzimmers kluge Hofmeisterin aus dem Französischen ins Teutsche übersetzt. Leipzig/ bey J. Thomas Fritsch. 1696. La nouvelle insérée se trouve aux pages 17-35 ; nous avons consulté l’exemplaire de l’Universitäts- und Landesbibliothek Sachsen-Anhalt. En ligne : http: / / dx.doi.org/ 10.25673/ opendata2- 18809 8 Helga Meise, « “Ruiner la galanterieˮ. D’Aubignac’s Les Conseils d’Ariste à Celimene, sur les moyens de conserver sa réputation (1666) and its Transfer to the German- Speaking Countries », dans From Press to Readers. Studies in the Materiality of Print L’œuvre de Marie-Madeleine de Lafayette en Allemagne PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0020 325 mari. En même temps, l’insertion de ce récit dans le dialogue entre la jeune femme et sa dame d’honneur prouve que, dans les années 1690, en Allemagne, on a bien assimilé la leçon de la nouvelle galante française et qu’on sait en manier les ingrédients. Parmi les écrivains allemands, c’est notamment August Bohse (1661- 1742), juriste, publiciste et romancier connu sous le pseudonyme de Talander, qui montre une grande familiarité avec le nouveau genre romanesque d’origine française dont il se fait le héraut en Allemagne. Dans la suite de Thomasius, il publie, en 1696, un périodique intitulé Des Frantzösischen Helicons Monat-Früchte (Les Fruits mensuels de l’Hélicon français) qui a pour but explicite de faire connaître au public allemand la production littéraire française actuelle et dans lequel il publie régulièrement des abrégés en allemand des nouveaux romans galants. Ainsi, il présente au fil de l’année, en février, Die Würckung der Eyfersucht, oder die Gräfin von Château-Briant de Pierre de Lesconvel (Les Effets de la Jalousie, ou la Comtesse de Château-Briant), en avril, Des Hertzogs von Arione und der Gräfin Victoria Liebes-Geschichte oder die Wechsel-Liebe (Histoire des amours du Duc d’Arione & de la Comtesse Victoria ou l’Amour reciproque, La Haye, 1694 ), en mai, Geheime Liebes-Geschichte Heinrich des Vierdten Königes von Castilien genannt der Unvermögende de Charlotte-Rose de Caumont La Force (Histoire Secrète des Amours de Henry IV. Roy de Castille, surnommé l’Impuissant, La Haye, 1695) et dans les fascicules d’octobre et de novembre Eduard Englische Liebes-Geschichte de Henri de Juvenel (Eduard Historie d’Angleterre [sic], Paris, 1696). Depuis le XIX e siècle, on lui attribue régulièrement la traduction de La Princesse de Montpensier de 1680, encore que cette attribution manque de fondement 9 . Selon la critique Culture, Jean-Louis Haquette et Helga Meise dir., Reims, Épure, 2024, p. 107-141, p. 115. Je remercie Helga Meise de m’avoir signalé cette occurrence. 9 L’attribution de cette traduction à Bohse se trouve encore dans de nombreux ouvrages d’histoire littéraire modernes, tels que Herbert Singer, Der galante Roman, Stuttgart, Metzler, 1961, p. 33 ; Volker Meid, Der deutsche Barockroman, Stuttgart, Metzler, 1974, p. 65 ; Thomas Bürger, Deutsche Schriftsteller im Porträt, München, Beck, 1979, p. 43. La première occurrence de cette attribution se trouve dans un manuel d’histoire littéraire générale composé par Johann Georg Theodor Gräße, Lehrbuch einer allgemeinen Literärgeschichte aller bekannten Völker der Welt, von der ältesten bis auf die neueste Zeit. Vol. 3, 2 : Das siebzehnte Jahrhundert in seinen Schriftstellern und in ihren Werken auf den verschiedensten Gebieten der Wissenschaften und der schönen Künste, Leipzig, Arnold, 1853, p. 255. Dans la bibliographie des romans de Bohse, figure le titre Die Fürstin von Montpensier, s.l., 1680, précédé d’un autre titre qui n’est pas non plus une œuvre de Bohse : Die auferstandene Eva, s.l., 1684. La source de cette indication bibliographique pourrait être un catalogue de vente aux enchères comme par exemple le Catalogue d’une collection précieuse de livres parfaitement bien conservés, paru à Halle en 1846 où se trouve mentionné sous Andrea Grewe PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0020 326 récente, il aurait même traduit La Princesse de Clèves et cette traduction aurait parue, en 1703, dans un autre périodique publié par Bohse, Des Frantzösischen Helicons auserlesene Frühlings-, Sommer-, Herbst- und Winter-Früchte (Les Fruits choisis de printemps, d’été, d’automne et d’hiver de l’Hélicon français). L’attribution se fonde pourtant sur une lecture fautive de la littérature secondaire qui, apparemment, n’a jamais été vérifiée 10 . Mais même si nous pouvons exclure qu’August Bohse-Talander soit le traducteur anonyme des célèbres nouvelles de Lafayette, son œuvre narrative démontre une connaissance parfaite du roman galant français dans le sillage de Lafayette ainsi que des ouvrages de l’autrice même. Comme l’a signalé Otto Heinlein dans sa thèse consacrée à Bohse-Talander, son œuvre romanesque porte l’empreinte de sa lecture des romans de Lafayette 11 . Il a repris les motifs de la jalousie et de l’aveu de la femme mariée à son époux, et il a même employé des noms tels que celui du duc de Nemours, de Zayde et de Consalve dans ses propres romans : peut-être une sorte d’hommage rendu au modèle français admiré 12 . Pourtant, tout comme Thomasius, il fait aussi preuve d’une appropriation novatrice du modèle français, car, en général, ses romans finissent bien, la le numéro 6949, p. 369, un volume dans lequel est relié un ouvrage de Bohse, le Liebes-Cabinet der Damen, avec Die auferstandene Eva et Die Fürstin von Montpensier. 10 La première occurrence de cette attribution se trouve dans Florian Gelzer, « Nachahmung, Plagiat und Stil. Zum Roman zwischen Barock und Aufklärung am Beispiel von August Bohses Amazoninnen aus dem Kloster (1685/ 96) », Daphnis, n° 1-2, 2005, p. 255-286, p. 258 : « In Des Frantzösischen Helicons auserlesene Frühlings-Früchte (1703) brachte er zudem Auszüge zeitgenössischer französischer Autoren in deutscher Übersetzung, darunter auch Mme de Lafayettes Princesse de Clèves (1678) ». (Dans Des Frantzösischen Helicons auserlesene Frühlings-Früchte (1703), il présentait en outre des extraits d’auteurs français contemporains traduits en allemand, dont aussi La Princesse de Clèves de Madame de Lafayette. Trad. A.G.). Katja Barthel reprend cette attribution dans son étude Gattung und Geschlecht. Weiblichkeitsnarrative im galanten Roman um 1700, Berlin/ Boston, De Gruyter, 2016, p. 49. L’erreur est due à une lecture erronée d’une remarque d’Elizabeth Brewer (The Novel of Entertainment during the Gallant Era. A Study of the Novels of August Bohse, Bern/ Frankfurt a.M./ New York, Peter Lang, 1983, p. 102 note 2) qui, en se référant à « La Fayette’s first novel », donc à La Princesse de Montpensier, suggère que la traduction de Bohse serait parue dans un des numéros des « Fruits choisis » de 1703. L’examen de tous les numéros de 1703 a montré qu’ils ne contiennent ni une traduction de La Princesse de Montpensier ni de La Princesse de Clèves. 11 Voir Otto Heinlein, August Bohse=Talander als Romanschriftsteller der galanten Zeit, Inaugural-Dissertation zur Erlangung des Doktorgrades der Philosophischen Fakultät der Ernst-Moritz-Arndt-Universität zu Greifswald, Bochum-Langendreer, Pöppinghaus, 1939, p. 23. 12 Ibid., p. 24-26. L’œuvre de Marie-Madeleine de Lafayette en Allemagne PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0020 327 vertu étant récompensée par l’amour heureux et les héroïnes étant converties au mariage 13 . Ce n’est qu’en 1711 que paraît enfin la première traduction de La Princesse de Clèves : Liebes-Geschichte des Hertzogs von Nemours Und Der Printzeßin von Cleve 14 . Le titre a considérablement été modifié pour mettre en relief l’appartenance au nouveau genre de la nouvelle galante signalé par la traduction comme Liebes-Geschichte (« histoire d’amour ») 15 . Il renvoie en outre à une contrefaçon néerlandaise, parue en 1695 et 1698 à Amsterdam chez Jean Wolters, qui était intitulée Amourettes du duc de Nemours et princesse de Clèves, titre calqué sur celui de la première traduction néerlandaise (1679) 16 . Le fait qu’un libraire d’Amsterdam, Jean Pauli, publie une traduction allemande de cet ouvrage met en relief le rôle éminent que les libraires-imprimeurs néerlandais jouent à ce moment dans la diffusion du nouveau genre de la nouvelle galante française en Europe. En Allemagne, le centre de la production du nouveau genre est Leipzig où les libraires-imprimeurs vendent aussi bien les traductions des nouvelles françaises que les nouveaux romans galants allemands 17 . Avant de prendre définitivement fin, cette première période de la réception nous réserve encore un dernier témoignage de l’intérêt suscité par l’œuvre de Lafayette. Il est dû à Luise Kulmus (1713-1762), la future femme de Johann Gottfried Gottsched (1700-1766), qui, après avoir seulement été considérée, et ce pendant longtemps, comme la collaboratrice de son mari, est reconnue aujourd’hui comme autrice d’une œuvre dramatique, poétique et satirique variée et aussi comme traductrice talentueuse 18 . Parmi les auteurs 13 Ibid., p. 30. Voir, à ce sujet, Bethany Wiggin (Novel Translations. The European Novel and the German Book, 1680-1703, Ithaca, New York, Cornell University Press, 2011, p. 148) qui voit dans les romans galants de Bohse une adaptation du modèle français qui va dans le sens d’une « domestication » (« taming of the novel »). 14 Liebes=Geschichte Des Hertzogs von Nemours Und Der Printzeßin von Cleve/ Wegen seiner ungemeinen Anmuth. Aus dem Frantzösischen ins Teutsche übersetzet, Leipzig und Franckfurth verlegts Johann Pauli/ Buchhändler in Amsterdam. 1711. En ligne : https: / / www.digitale-sammlungen.de/ de/ view/ bsb10093899? page=,1 15 Voir Wiggin, Novel Translations, p. 151. 16 Pour le rôle des libraires-éditeurs néerlandais dans la diffusion de La Princesse de Clèves et les liens entre les différentes éditions et traductions du roman, voir Andrea Grewe, « La Princesse de Clèves à Amsterdam - Les Provinces-Unies comme zone de contact entre la France et les pays de langues germaniques », dans Claudine Nédelec, Marine Roussillon dir., Frontières. Expériences et représentations dans la France du XVII e siècle, Tübingen, Narr/ Francke/ Attempto, « Biblio 17, 227 », 2023, p. 367-384. 17 Voir Wiggin, Novel Translations, p. 7, p. 123-124. 18 Pour les traductions, voir Hilary Brown, Luise Gottsched the Translator, Rochester, New York, Camden House, 2012. Andrea Grewe PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0020 328 qu’elle a traduits, nous trouvons Pope et Voltaire, mais aussi des autrices telles que Madame Deshoulières, Madame de Gomez et Françoise de Grafigny. L’une de ses premières traductions a été celle des Réflexions nouvelles sur les femmes (1727) de la marquise de Lambert que la traductrice estimait pour ses idées sur l’éducation des filles et le rôle que la raison y tenait 19 . Dans cette traduction qui est parue en 1731 et s’intitule Der Markgräfin Neue Betrachtungen über das Frauenzimmer, la traductrice se réfère, dans une note, à La Princesse de Clèves. Pour elle, la protagoniste du roman sert à prouver que la femme n’est pas soumise à ses passions mais capable de les maîtriser à l’aide de la raison 20 . De plus, comme le souligne Angela Sanmann, cette note est aussi, pour la traductrice, un moyen indirect pour renvoyer à sa première traduction, celle du roman de Lafayette qui, au moment de la publication des Neue Betrachtungen en 1731, était déjà achevée mais pas encore publiée 21 et à laquelle elle se réfère encore dans la postface à sa traduction de l’ouvrage de la marquise de Lambert 22 . Quatre ans plus tard, en 1735, dans une lettre adressée à Gottsched, elle déclare que, mécontente de son travail, elle aurait fini par brûler sa traduction de La Princesse de Clèves 23 . Le lien étroit entre les 19 Voir Angela Sanmann, Die andere Kreativität. Übersetzerinnen im 18. Jahrhundert und die Problematik weiblicher Autorschaft, Heidelberg, Winter, 2021, p. 52. 20 Ibid., p. 53-54. Kulmus commente ainsi le texte de Lambert dans Der Markgräfin Neue Betrachtungen über das Frauenzimmer, aus dem Französischen übersetzt durch ein junges Frauenzimmer […], und herausgegeben von einem Mitgliede der Deutschen Gesellschaft in Leipzig. Leipzig druckts Bernh. Christoph Breitkopf, 1731, p. 33 note : « Der Herr von Montagne ist ohne Zweifel nicht von der Meynung gewesen, daß ein Philosoph Herr seiner Leidenschaften seyn soll ; […] In diesem Stücke, übertrifft ihn die Prinzessin von Cleve. Sie spricht “L’amour me sçait conduire ; mais il ne sçaurait m’aveugler.ˮ Die Liebe, kan mich zwar leiten ; aber verblenden kann sie mich nicht. Gewiß ein Ausdruck, den man eher von einem Philosophen als von einer Dame vermuthen sollte ». (Sans doute, M. de Montaigne n’a pas été de l’avis qu’un philosophe doit être le maître de ses passions ; […] Sur ce point, la princesse de Clèves le surpasse. Elle dit : “L’amour me sçait conduire ; mais il ne sçaurait m’aveugler.ˮ Un propos qu’on attendrait certainement plutôt d’un philosophe que d’une dame. Trad. A.G.) 21 Voir Sanmann, Die andere Kreativität, p. 54. 22 « Schreiben der Ubersetzerin an den Herausgeber », dans Der Markgräfin Neue Betrachtungen, p. 78-80, p. 80 : « Wie wohl ist doch meine Princesse von Cleves daran, daß ich sie hier behalten: und wiewohl wäre es der Frau von Lambert gegangen, wenn ich es mit ihr ebenso gemacht hätte ! » (Que ma Princesse de Clèves se porte bien du fait que je l’ai gardée avec moi : et que Madame de Lambert se serait bien portée si je l’avais traitée de la même manière ! Trad. A.G.) 23 Voir Johann Christoph Gottsched, Briefwechsel - Historisch-kritische Ausgabe, éds. Detlef Döring, Rüdiger Otto et Michael Schlott, Band 3 1734-1735 : Unter Einschluß L’œuvre de Marie-Madeleine de Lafayette en Allemagne PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0020 329 deux premières traductions de Luise Kulmus illustre, en tout cas, dans quel contexte elles ont été entreprises : c’est la réflexion d’une jeune femme avec des ambitions intellectuelles sur la condition de la femme, sa nature raisonnable, son droit à l’accès aux sciences et à l’écriture, un contexte où la référence à l’ouvrage de Madame de Lafayette sert à justifier l’aspiration de la femme à être la maîtresse de son existence. Quelles conclusions pouvons-nous tirer de ces observations ? Les divers témoignages de la présence de Madame de Lafayette dans l’espace allemand montrent que sa réception fait partie intégrante du phénomène plus vaste qu’est la réception de la galanterie française en Allemagne, phénomène longtemps négligé par la recherche allemande, mais étudié avec intensité depuis une vingtaine d’années. Même si la périodisation exacte est toujours controversée, le discours galant est reconnu aujourd’hui comme la marque caractéristique de la période entre 1680 et 1730 environ, entre l’époque baroque et le début des Lumières en Allemagne 24 , qui influence les pratiques sociales et les modèles de comportement - entre autres les relations entre hommes et femmes - aussi bien que la communication littéraire et les formes esthétiques ; tout en étant le résultat du transfert culturel du modèle galant français, celui-ci devient, en Allemagne, l’objet d’une appropriation ou acculturation qui en modifie le caractère 25 . Dans le champ littéraire, la réception du discours galant coïncide avec la création de nouveaux médias littéraires tels que les périodiques littéraires, et la transformation des genres existants tels que la lettre et, notamment, le roman 26 . Lorsque, en 1680, paraissent, simultanément, les traductions allemandes des Mémoires de la vie de Henriette-Sylvie de Molière de Madame de Villedieu, de L’Illustre Parisienne. Histoire galante et véritable de Préchac et de La Princesse de Montpensier de Madame de Lafayette, elles marquent le début d’une nouvelle ère de l’histoire du roman en Allemagne, caractérisée par l’avènement de la nouvelle galante, genre plus bref que le roman baroque, moins savant et plus accessible à un lectorat plus large, pratiqué de préférence par des femmes et présentant, souvent, des intrigues d’un type nouveau : des histoires d’amour fondées sur le marital plot, mettant en doute l’institution du mariage et présentant des héroïnes désireuses de se libérer de leurs chaînes et de décider elles-mêmes des Briefwechsels von Luise Adelgunde Victorie Gottsched, Berlin/ New York, De Gruyter, 2009, p. 328. En ligne: https: / / doi.org/ 10.1515/ 9783110217759 24 Voir Steigerwald, Galanterie, p. 9-12. 25 Voir, à titre d’exemple, la transformation de l’éthique amoureuse galante par Thomasius dans Steigerwald, Galanterie, p. 335-339. 26 Voir Stauffer, Verführung zur Galanterie, p. 12. Andrea Grewe PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0020 330 de leur sort 27 . Les traductions des deux nouvelles de Lafayette, de même que les différentes références qui y sont faites dans le discours littéraire et critique, situent sa réception au cœur de l’époque galante. Même le fait que, après la traduction de Luise Kulmus, il n’y ait plus de nouvelle traduction de Lafayette pendant cinquante ans, est en phase avec l’évolution du discours galant en Allemagne. Car, même s’il continue à exercer une influence souterraine, il perd, au moins dans le domaine romanesque, sensiblement de l’importance après 1720, moment où commence en Allemagne l’histoire du succès du nouveau roman anglais 28 . Les années 1730 à 1780 - une époque de transition Jusqu’en 1780, l’œuvre de Madame de Lafayette joue un rôle mineur dans le discours littéraire sans pour autant disparaître du discours public. Au contraire, l’autrice fait alors son entrée dans les ouvrages de référence et cela déjà à partir de 1715. Ainsi, la première encyclopédie allemande destinée aux femmes, le Frauenzimmer-Lexicon de Gottlieb Siegmund Corvinus (qui prend pour pseudonyme Amaranthes), présente « Mlle de la Vergne, comtesse de La Fayette », comme « une dame savante, galante et exquise qui parle grec, latin, italien et français et qui est aussi une poétesse agréable. Elle a publié une histoire d’amour intitulée La Princesse de Monpensieur [sic] 29 ». En 1732, un périodique qui présente les « Dernières Nouvelles des choses savantes » (Neue Zeitungen von Gelehrten Sachen) annonce la parution des « Mémoires de la Cour de France pour les années 1688 & 1689, par la Comtesse de la Fayette, publiés à Amsterdam en 1731 30 ». Nonobstant quelques remarques critiques concernant le caractère fragmentaire et désordonné des Mémoires, l’auteur loue le 27 Pour l’impact de la nouvelle galante sur le discours concernant la condition féminine, voir Wiggin, Novel Translations, p. 155-158. 28 Voir ibid., p. 195-205. À noter que La Saxe galante (1734) de Karl Ludwig Pöllnitz, dont les premières pages constituent un pastiche du début de La Princesse de Clèves où la cour de Henri II est remplacée par celle d’Auguste de Saxe, témoigne certes de la connaissance de l’ouvrage lafayettien par le public allemand, mais appartient plutôt au genre des histoires secrètes (La Saxe galante, A Amsterdam, Aux dépens de la Compagnie, 1734). 29 Article « de la Vergne », dans Nutzbares/ galantes und curiöses Frauenzimmer-Lexicon […] Dem weiblichen Geschlechte insgesamt zu sonderbaren Nutzen, Nachricht und Ergötzlichkeit auff Begehren ausgestellet von Amaranthes. Leipzig, 1715. bey Joh. Friedrich Gleditsch und Sohn, colonne 2069. Dans la seconde édition de 1739 l’article est le même. Dans la troisième édition de 1773, les articles biographiques sont supprimés. 30 Neue Zeitungen von Gelehrten Sachen. Auf das Jahr 1732, Leipzig, den 10. Mart, n° XX, p. 173-175. L’œuvre de Marie-Madeleine de Lafayette en Allemagne PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0020 331 style et le goût de Lafayette qui est présentée comme l’autrice de Zayde, de La Princesse de Clèves et d’autres écrits qu’on lit « avec tant de plaisir 31 ». À ce moment-là, le nom de Lafayette est donc déjà synonyme d’une œuvre littéraire appréciée en Allemagne pour l’« exactitude de l’écriture », « le feu du récit » et « le goût pour la bienséance » qui conviennent au style des mémoires 32 . Cette annonce de la première publication des Mémoires en français prouve, en outre, que l’œuvre est certainement lue dans sa langue originale par le public allemand. En 1755, Madame de Lafayette est mentionnée comme autrice de Zayde et co-autrice de La Princesse de Clèves, avec La Rochefoucauld et Segrais, dans une notice consacrée à Segrais dans la traduction allemande des Mémoires pour servir à l’histoire des hommes illustres de la république des lettres (1727-1745) du compilateur Jean-Pierre Niceron qui paraît entre 1749 et 1757 33 . En 1767, La Princesse de Clèves fait son entrée dans la Theorie der Poesie de Christian Heinrich Schmid, un ouvrage à michemin entre le traité poétologique et l’histoire littéraire, qui propose non seulement un nouveau système des genres mais, en même temps, aussi une histoire des différents genres. Dans le chapitre dédié au roman français, Schmid présente La Princesse de Clèves comme l’œuvre qui aurait mis fin « au goût pour les romans aventureux et monstrueux » de l’époque précédente et qui se distinguerait de tous les autres exemples de ce genre dont les ouvrages les plus remarquables auraient été écrits par des autrices telles que Gomez, Aulnoy ou Lussan 34 . Un jugement radicalement différent de celui du théoricien et historien de la littérature Schmid se trouve, au même moment, dans le discours moral. Dans un article discutant « Von Lesung der Romane, besonders in Absicht auf das Frauenzimmer » (De la lecture des romans, notamment à l’égard de la femme) et publié dans l’hebdomadaire moral Das Reich der Natur und der Sitten (L’Empire de la nature et des mœurs), l’auteur anonyme met en garde contre la lecture de ce qu’il appelle les « nouveaux romans moraux » (« neue 31 Ibid., p. 174. 32 Ibid., p. 174-175. C’est notre traduction. 33 Johann Peter Nicerons Nachrichten von den Begebenheiten und Schriften berümter Gelehrten mit einigen Zusätzen herausgegeben von Siegm. Jacob Baumgarten. Zwölfter Theil. Halle, Verlag und Druck Christoph Peter Franckens, 1755, p. 19-20. 34 Theorie der Poesie nach den neuesten Grundsätzen und Nachricht von den besten Dichtern nach den angenommenen Urtheilen von M. Christian Heinrich Schmid. Leipzig, 1767. bei Siegfried Lebrecht Crusius, Reprint Frankfurt/ M., 1972, vol. 1, p. 421 : « Princeßinn von Cleve. […] Der Beifall, den sie erhielt, stürzte den Geschmack an jenen abentheuerlichen und ungeheuren Romanen. Sie zeichnet sich […] vor allen andern aus, die in diese Klasse gehören, in welchen die merkwürdigsten Arbeiten von lauter Frauenzimmern sind, von einer Gomez, d’Aulnoy, Lüßan etc. » Andrea Grewe PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0020 332 moralische Romane ») parmi lesquels figurent Pamela, Clarissa et, bien que plus vieux que les autres titres cités, La Princesse de Clèves. Ennemi de l’imitation des mœurs françaises par les Allemands, l’auteur dénonce la fausse apparence de la vertu qui se dégagerait de ces romans et jette l’anathème sur La Princesse de Clèves dont la protagoniste est, à ses yeux, « une vicieuse » (« eine lasterhafte 35 »). Même s’il n’y a pas de nouvelles traductions, l’œuvre de Madame de Lafayette ne tombe pas dans l’oubli dans la première moitié du XVIII e siècle. Tout au contraire, comme le prouve justement la remarque de cet ennemi des romans, La Princesse de Clèves a su maintenir la faveur du public allemand, et cela malgré la concurrence des nouveaux romans anglais à la manière de Richardson, et elle a même conquis droit de cité dans la théorie esthétique et l’histoire littéraire allemandes pendant cette période. Les années 1780 à 1815 - la bibliothèque de traduction francoallemande - Les traductions La troisième période de réception qu’on peut identifier se distingue des précédentes à deux égards : d’une part, par le nombre croissant de traductions, d’autre part par le fait qu’on s’intéresse maintenant à l’intégralité de l’œuvre de l’autrice. Les premières traductions en témoignent : En 1780, une traduction intitulée Verschiedene Werke von der Gräfin de la Fayette (Divers ouvrages de la comtesse de la Fayette) paraît chez Johann Andreas Lübeck à Bayreuth. Elle contient Die Merkwürdigkeiten des französischen Hofes in den Jahren 1688 und 1689, une traduction des Mémoires de la cour de France pour les années 1688 et 1689 36 , et Die Geschichte der Madam Heinriette von England der ersten Gemahlin Philipps von Frankreich Herzogs zu Orleans, qui est la traduction de l’Histoire de Madame Henriette d’Angleterre Première femme de Philippe de France Duc d’Orléans 37 . En 1779, une édition 35 Voir « Von Lesung der Romane, besonders in Absicht auf das Frauenzimmer », dans Das Reich der Natur und der Sittten, eine moralische Wochenschrift. Achter Theil, Halle, 1760, p. 177-191, p. 183-184 et p. 186-187. 36 Verschiedene Werke von der Gräfin de la Fayette in zween Theilen, davon der zweyte die Merkwürdigkeiten des französischen Hofes in den Jahren 1688 und 1689 enthält. Aus dem Französischen übersetzt. Zweyter Theil. Bayreuth, bey Johann Andreas Lübeck, 1780. 37 Verschiedene Werke von der Gräfin de la Fayette in zween Theilen, davon der erste die Geschichte der Madam Heinriette von England der ersten Gemahlin Philipps von Frankreich Herzogs zu Orleans enthält. Aus dem Französischen übersetzt. Erster Theil. Bayreuth, bey Johann Andreas Lübeck, 1780. L’œuvre de Marie-Madeleine de Lafayette en Allemagne PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0020 333 française qui comprenait les deux ouvrages a été publiée à Maastricht. Il s’agit des Œuvres diverses de Madame la Comtesse de la Fayette, qui ont certainement servi de source au volume allemand. À partir de 1789, les traductions se suivent presque à rythme annuel. En 1789, le traducteur et romancier Friedrich Schulz (1762-1798) publie la première traduction allemande de Zayde (Zaide) qui sera suivie, en 1790, par sa traduction de La Princesse de Clèves (Die Prinzessin von Cleves. Ein Seitenstück zur Zaide) et, en 1794, par son Henriette von England (Histoire de Madame Henriette d’Angleterre), toutes les trois parues à Berlin chez Vieweg 38 . Une contrefaçon de Zaide, publiée en 1790 à Francfort et Leipzig sans nom d’éditeur, et les réimpressions de la Prinzessin von Cleves en 1801 et de Henriette von England en 1801 et 1802 à Mannheim témoignent de leur succès auprès du public allemand. Schulz fait précéder chacune de ses traductions d’une préface circonstanciée dans laquelle il explique les raisons qui l’ont poussé à ce travail, de même que les principes qu’il a appliqués. En 1792 et en 1797, l’un des plus importants périodiques de critique littéraire de l’époque, l’Allgemeine Literatur-Zeitung (1785-1849), rend compte de la traduction de La Princesse de Clèves et de l’Histoire d’Henriette d’Angleterre. Je reviendrai plus tard sur ses commentaires. Quelques années plus tôt, en 1786, l’Allgemeine Literatur-Zeitung avait annoncé la parution de la première édition complète des Œuvres de Madame de la Fayette (Amsterdam et Paris) en parlant dans la notice « des œuvres de cette fameuse Comtesse 39 ». Il me paraît possible que l’existence d’une édition récente des Œuvres ait contribué à ce que Schulz décide de traduire ses œuvres majeures 40 . En 1796, le bibliothécaire et traducteur Friedrich Wilhelm Rönnberg (1771-1833) publie le premier volume d’un projet destiné à présenter « La cour de Louis XIV, dépeinte par des témoins oculaires ». Ce volume qui restera le seul, contient, outre une traduction des Mémoires de la Duchesse de Nemours, une nouvelle traduction de l’Histoire de Madame Henriette 38 Zaide. von Friedrich Schulz. Berlin, 1789. bey Friedrich Vieweg dem Aeltern ; Die Prinzessin von Cleves. Ein Seitenstück zur Zaide von Friedrich Schulz. Berlin, 1790, bey Friedrich Vieweg, dem älteren; Henriette von England Deutsch herausgegeben von Friedrich Schulz. Berlin 1794. bei Friedrich Vieweg, dem älteren [= Gesammlete Romane von Friedrich Schulz. Dritter Theil. Henriette von England. Berlin, 1794. bei Friedrich Vieweg, dem älteren.]. 39 Allgemeine Literatur-Zeitung, n° 211, lundi, le 4 septembre, 1786, p. 456. 40 Pour l’étude des traductions de Friedrich Schulz et de Sophie Mereau, voir la contribution d’Annette Keilhauer et de Lieselotte Steinbrügge dans ce numéro. Andrea Grewe PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0020 334 d’Angleterre et des Mémoires de la cour de France. Dans une préface programmatique, l’éditeur explique ses intentions 41 . La série des traductions publiées au XVIII e siècle se termine avec le retour aux œuvres fictionnelles de Lafayette. En 1799 paraît une nouvelle traduction de La Princesse de Clèves due à l’autrice et traductrice Sophie Mereau (1770- 1806) 42 . Et en 1815, la journaliste et traductrice Betty Sendtner (1792-1840) publie sa traduction de La Princesse de Montpensier qui paraît en feuilleton dans le Gesellschaftsblatt für gebildete Stände à Munich, un « journal de société qui s’adresse aux personnes cultiveés 43 ». Mais avec cette traduction, nous nous trouvons déjà au XIX e siècle. Avant d’analyser ces dates plus en détail, nous pouvons retenir quelques traits saillants. Ce qui frappe, c’est le nombre élevé de traductions qui paraissent d’une manière très rapprochée entre 1789 et 1799, comprenant même plusieurs traductions du même ouvrage. Ce fait reflète une tendance générale pour les années comprises entre 1770 et 1815 qui a été analysé dans le cadre d’un grand projet de recherche sous la direction de Hans-Jürgen Lüsebrink et Rolf Reichardt. L’ensemble des traductions franco-allemandes montre une croissance nette, avec des pics autour de 1790 et 1798, et qui retombe ensuite 44 . Représentant 36%, le secteur « art et culture » auquel 41 Geschichte Henriettens von England erster Gemahlin Philipps von Frankreich, Herzogs von Orleans beschrieben durch Marie de la Vergne, Gräfinn de la Fayette. Aus dem Französischen, dans Der Hof Ludwigs XIV. von Augenzeugen geschildert. Erster Band, Göttingen. Mit einem Kupfer. bey Johann Christian Dieterich, 1796, p. 245-416 ; Memoiren des Französischen Hofs für die Jahre 1688 und 1689 von Marie de la Vergne, Gräfinn de la Fayette. Aus dem Französischen, dans Der Hof Ludwigs XIV. von Augenzeugen geschildert. Erster Band, Göttingen. Mit einem Kupfer, bey Johann Christian Dieterich, 1796, p. 417-560. En ligne : https: / / mdz-nbnresolving.de/ urn: nbn: de: bvb: 12-bsb10417848-3 42 « Die Prinzessinn von Cleves. Frei nach dem Französischen bearbeitet. Von Sophie Mereau », dans Romanen-Kalender für das Jahr 1799. Von B****, August Lafontaine, Mademoiselle Levesque, Sophie Mereau, Karl Reinhard, und G.W.K. Starke. Mit Kupferstichen. Göttingen, bei Johann Christian Dieterich [= Kleine Romanen- Bibliothek. Von B****, August Lafontaine, Mademoiselle Levesque, Sophie Mereau, Karl Reinhard, und G.W.K. Starke. Jahrgang 1799. Mit Kupferstichen. Göttingen, bei Johann Christian Dieterich, 1799], p. 227-312. 43 « Die Prinzessin von Montpensier. Aus dem Französischen der Madame La Fayette, von Betty Sendtner, geb. Wolf », dans Gesellschaftsblatt für gebildete Stände, München, vol. 16, 1815 : n° 10, 4 févr., colonne 77-79 ; n° 11, 8 févr., colonne 82-88 ; n° 13, 15 févr., colonne 97-103 ; n° 14, 18 févr., colonne 106-110 ; n° 17, 1 er mars, colonne 129-133. En ligne : urn: nbn: de: bvb: 12-bsb10335901-1 44 Voir Hans-Jürgen Lüsebrink, René Nohr, Rolf Reichardt, « Kulturtransfer im Epochenumbruch - Entwicklung und Inhalte der französisch-deutschen Übersetzungsbibliothek 1770-1815 im Überblick », dans Hans-Jürgen Lüsebrink, Rolf L’œuvre de Marie-Madeleine de Lafayette en Allemagne PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0020 335 appartiennent les romans de Madame de Lafayette, constitue la partie la plus importante de l’ensemble mais, dans le contexte de la Révolution française, on constate également un intérêt croissant du public allemand pour l’histoire et la politique françaises ce qui pourrait expliquer l’attention portée maintenant aux ouvrages historiques de Madame de Lafayette. La mention des traductions dans les périodiques de critique littéraire est en phase avec l’essor de la presse allemande dans la seconde moitié du XVIII e siècle ; elle montre le besoin d’orientation éprouvé par le public allemand à l’égard de l’expansion de la littérature traduite 45 . - Un cas particulier de traduction et de transfert culturel : la Bibliothek der Romane Avant de clore le paragraphe sur les traductions, nous voudrions nous pencher sur un acteur du transfert culturel négligé jusqu’à maintenant : la Bibliothek der Romane (Bibliothèque des romans) publiée par August Heinrich Ottokar Reichard (1751-1828), l’un des médiateurs culturels importants entre la France et l’Allemagne du dernier quart du XVIII e siècle 46 . Directeur du théâtre de cour de Gotha et bibliothécaire de la bibliothèque ducale, Reichard représente l’esprit des Lumières qui régnait à la cour de Sachsen-Gotha- Altenburg. Ses activités journalistiques visent à faire connaître l’actualité culturelle française en Allemagne, entre autres à l’aide de journaux tels que le Journal de lecture (1782-1783) et les Cahiers de lecture (1784-1794), rédigés en français et présentant des extraits d’ouvrages français au public allemand 47 . Pour la Bibliothek der Romane qui paraît entre 1778 et 1794, Reichard Reichardt zusammen mit Annette Keilhauer und René Nohr dir., Kulturtransfer im Epochenumbruch. Frankreich - Deutschland 1770 bis 1815, Leipzig, Leipziger Universitätsverlag, 1997, p. 29-86, p. 35-44. 45 Voir René Nohr, Ellen Papacek, Andreas Vetter, « “Das richtige Urtheil über den Zustand der vaterländischen Literaturˮ ? Zum Anteil des Rezensionswesens an der französisch-deutschen Kulturvermittlung im Zeitalter der Aufklärung », dans Lüsebrink, Reichardt dir., Kulturtransfer im Epochenumbruch, p. 499-535, p. 499-501. 46 Voir Werner Greiling, « Hofbibliothekar und frankophiler Publizist: Heinrich August Ottokar Reichard (1751-1828) », dans Michel Espagne, Werner Greiling dir., Frankreichfreunde. Mittler des französisch-deutschen Kulturtransfers (1750-1850), Leipzig, Leipziger Universitätsverlag, 1996, p. 151-176 ; Kathrin Paasch dir., “Unter die Preße und ins Publikumˮ. Der Schriftsteller, Publizist, Theaterintendant und Bibliothekar Heinrich August Ottokar Reichard (1751-1828), Katalog zur Ausstellung der Universitäts- und Forschungsbibliothek Erfurt/ Gotha, Gotha, « Veröffentlichungen der Forschungsbibliothek Gotha, 44 », 2008. 47 Voir Jean Sgard dir., Dictionnaire des journaux, n° 0663 : Journal de lecture ; n° 0191 : Cahiers de lecture. En ligne : https: / / dictionnaire-journaux.gazettes18e.fr/ journaux Andrea Grewe PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0020 336 s’inspire de la célèbre Bibliothèque universelle des romans, comme il le déclare dans l’« Avis de l’éditeur à son public » 48 . À l’instar de la B.U.R, la Bibliothek der Romane ne présente pas de textes entiers mais en donne des versions abrégées, des « miniatures 49 ». L’accent y est mis sur la tradition romanesque allemande, mais Reichard se propose aussi de présenter un choix de romans étrangers dans la section « Romane des Auslands ». La plupart des romans français modernes datent du XVIII e siècle (Cazotte, Restif de la Bretonne, Madame Le Marchand) 50 ; du XVII e siècle, Reichard ne retient que Madame de Lafayette. C’est aussi le seul cas où sont présentés plusieurs ouvrages d’un même auteur. L’article suit le texte publié dans la B.U.R. à quelques modifications près. Ainsi, le rédacteur de la Bibliothek a coupé le passage consacré aux Mémoires de la cour de France et supprimé l’abrégé de La Princesse de Montpensier. À part cela, on constate quelques coupures dans les paratextes qui servent d’introduction aux extraits. Pour la partie centrale, il traduit le texte de la B.U.R. 51 . Il présente donc d’abord l’extrait de Zayde qu’il enrichit de l’histoire d’Alphonse et de Bélasire, preuve qu’il connaît lui-même le texte. Ensuite il présente, sur cinquante pages, un résumé de La Princesse de Clèves. Et à la fin, il fournit une traduction intégrale de La Comtesse de Tende, la B.U.R. ayant également reproduit le texte entier de cette nouvelle. Il s’agit de la première traduction allemande de ce texte restée inaperçue jusqu’à aujourd’hui. Dix ans avant Schulz et parallèlement à la première traduction des ouvrages mémorialistes, la Bibliothek met à disposition du public allemand l’œuvre de fiction de Madame de Lafayette en allemand. En reproduisant, au moins en partie, les commentaires critiques et philologiques de la B.U.R., l’œuvre est en même temps située dans l’histoire littéraire comme ayant mis fin « aux intrigues merveilleusement enchaînées, aux entretiens 48 Voir « Der Herausgeber an sein Publikum », dans Bibliothek der Romane, vol. 1, Berlin, 1778, bey Christian Friedrich Himburg, p. 5-10, p. 5 : « Die Idee zu dieser Sammlung hat die Bibliothèque universelle des Romans gegeben, die seit einigen Jahren zu Paris mit dem größten Beyfall herauskommt ». (La Bibliothèque universelle des romans qui paraît depuis quelques années à Paris avec le plus grand succès, a fourni l’idée de cette collection. Trad. A.G.) 49 Roger Poirion, La Bibliothèque universelle des romans. Rédacteurs, Textes, Public, Genève, Droz, 1976, p. 71 sq. 50 Il s’agit de : Le Diable amoureux de Cazotte, Le Paysan perverti de Restif de la Bretonne, Boca, ou La vertu récompensée de Madame Le Marchand. 51 La première partie consacrée aux romans de Madame de Lafayette commence avec une brève « Geschichte dieser Romane und der Verfasserin » (Histoire de ces romans et de l’autrice), suivie par l’extrait de Zaide et la première partie de Die Prinzeßin von Cleves : Bibliothek der Romane, vol. 5, 1780, p. 256-261 ; p. 261-289 ; p. 289- 314. Dans le vol. 6, 1780, p. 226-250, la suite de La Princesse de Clèves est présentée. Die Gräfin von Tende se trouve dans le vol. 7, 1781, p. 73-98. L’œuvre de Marie-Madeleine de Lafayette en Allemagne PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0020 337 d’une longueur éternelle et aux détails froids qu’on avait admirés auparavant dans les romans de Scudéry 52 ». L’image de Lafayette dans le discours littéraire allemand à la fin du XVIII e siècle Pour terminer ce tour d’horizon, nous voudrions revenir sur les témoignages du dernier quart du XVIII e siècle qui permettent de saisir l’image qu’on se fait alors de l’autrice. Cette image est double : d’un côté, c’est la femme qu’elle a été qui intéresse ; de l’autre, c’est l’autrice et son œuvre. Ce dernier aspect se manifeste surtout dans les paratextes des traductions et dans les comptes rendus de la presse littéraire. L’intérêt pour la femme historique se reflète notamment dans les écrits destinés au public féminin qui visent l’éducation des femmes. Parmi ceux-ci, le journal intitulé Pomona für Teutschlands Töchter (Pomona pour les filles de l’Allemagne, 1783-1784) occupe une place particulière, car il compte parmi les premiers publiés par une femme, à savoir la célèbre autrice allemande Sophie von La Roche (1730-1807). Dans le deuxième numéro de 1783, elle publie un long essai intitulé Über Frankreich (De la France) dans lequel elle présente une véritable galerie de femmes illustres, c’est-à-dire des femmes françaises qui se sont distinguées dans les lettres et les sciences. Ces portraits sont un plaidoyer fervent pour l’accès de la femme à la lecture et à la culture, car, comme le démontre l’exemple de Madame de Sévigné, c’est le fait que celle-ci ait pu enrichir et cultiver son esprit par la lecture qui a fait d’elle l’épistolière dont les lettres et la vie illustrent les mérites de son sexe 53 . Madame de Lafayette figure dans cette galerie, avec son amie Sévigné, comme une femme estimée pour l’« esprit fin et judicieux » qui distinguait ses écrits 52 Bibliothek der Romane, vol. 5, p. 189 : « jene wunderbar ineinander verwebten Begebenheiten, jene ewiglange Unterredungen, jene frostige Details, die man in den Scuderyschen Romanen bewundert hatte ». 53 Sophie von La Roche, « Über Frankreich », Pomona für Teutschlands Töchter, vol. 1, n° 2, 1783, p. 131-163. Nachdruck der Originalausgabe Speyer 1783-1784, hrsg. m. e. Vorwort v. Jürgen Vorderstemann, München etc., : Saur, 1987, p. 137-138 : « Diese Frau würde die vortrefflichen Briefe nicht geschrieben haben, wenn sie ihren Geist nicht vorher durch ernsthafte und schöne Schriften bereichert und ausgebildet hätte : […] Ihre Briefe und ihr Leben sind ein ewig nachahmenswürdiges Beyspiel der Verdienste ihres Geschlechts ». (Cette femme n’aurait pas écrit des lettres excellentes si elle n’avait pas auparavant enrichi et formé son esprit par la lecture de textes sérieux et bien écrits : […] Ses lettres et sa vie sont un exemple des mérites de son sexe à imiter éternellement. Trad. A.G.) Andrea Grewe PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0020 338 et sa société et comme exemple des services que les femmes peuvent rendre à la nation 54 . Quant à la signification littéraire de Madame de Lafayette, on constate une certaine ambivalence dans les jugements de la critique allemande. Schulz, le traducteur acharné, considère Zayde et La Princesse de Clèves comme modèles du roman historique qu’il conseille aux romanciers allemands de suivre 55 , même s’il a dû raccourcir Zayde de moitié pour adapter ce roman vieux plus de cent ans au goût allemand 56 . Mais la composition et le style, notamment de La Princesse de Clèves, sont, pour lui, si réussis qu’il regrette que Friedrich von Blanckenburg (1744-1796), le grand théoricien du roman, n’en ait pas tenu compte dans son Versuch über den Roman (1774, Essai sur le roman) 57 . Mais, il y a aussi des voix moins enthousiastes. Si, pour l’éditeur Rönnberg, l’Histoire d’Henriette d’Angleterre et les Mémoires de la cour de France promettent aux lecteurs une connaissance approfondie de la cour de Louis XIV et du spectacle qu’elle offrait, aussi bien utile pour l’historien et le philosophe moral que divertissant pour le dilettante 58 , le critique de la Neue allgemeine deutsche Bibliothek (1797) trouve que les deux ouvrages « se ressentent un peu 54 Ibid., p. 138-139 : « Madame de la Fayette, Urälter Mutter des so ruhmwürdigen Helden und Vertheidigers der Amerikaner, ‒ eine Frau, deren Umgang und Schriften wegen des feinen richtigen Verstands, der darin herrschte, ohnendlich geschätzt worden […] Würde nun von der Hofmeisterin dabey gesagt, daß der Herzog [von La Rochefoucauld] diese vortrefflichen Maximen in der Gesellschaft der Madame Sévigné und la Fayette ausarbeitete, so läßt sich auch dabey zeigen, daß der Verstand dieser zwey Damen gewiß Antheil daran hatte, welche sich also auch um die ganze Nation verdient gemacht haben ». (Madame de la Fayette, l’ancêtre du héros glorieux et défenseur des Américains, ‒ une femme dont la société et les écrits ont été infiniment estimés pour l’esprit fin et judicieux qui y régnait […] Si la dame d’honneur alors expliquait [à son élève] que le duc [de La Rochefoucauld] concevait ces maximes excellentes dans la compagnie de Mesdames Sévigné et la Fayette, elle pouvait montrer que l’esprit des deux dames y avait indubitablement sa part et qu’elles avaient ainsi rendu des services à la nation. Trad. A.G.). 55 « Vorerinnerung des Uebersetzers », dans Henriette von England Von Friedrich Schulz. Neue Auflage, Mannheim 1801, p. X-XVI, p. XI-XII. 56 « Vorerinnerung », dans Zaide. Von Friedrich Schulz. Berlin, 1789, bey Friedrich Vieweg dem aelteren, p. 1-4, p. 3-4. 57 « Vorerinnerung », dans Die Prinzessin von Cleves Von Friedrich Schulz. Neue Auflage. Mannheim, 1801, p. III-X, p. VI. 58 « Vorrede des deutschen Herausgebers », dans Der Hof Ludwig des Vierzehnten, p. III- XII, p. III-VI. L’œuvre de Marie-Madeleine de Lafayette en Allemagne PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0020 339 du talent romanesque de l’autrice de La Princesse de Clèves 59 ». Le compte rendu des Œuvres de Friedrich Schulz qui paraît en 1797 dans l’Allgemeine Literatur-Zeitung et qui est attribué aujourd’hui à Caroline Schlegel-Schelling (et non plus à son premier mari August Wilhelm Schlegel) 60 est plus sévère encore. L’autrice aussi semble irritée du caractère hétérogène d’Henriette d’Angleterre qui, pour elle, n’est pas un roman du tout. Selon elle, l’ouvrage est utile comme source historique, mais elle reproche à l’autrice d’avoir peint surtout les intrigues de cour et d’avoir négligé les relations amoureuses. Pour elle, le grand mérite de La Princesse de Clèves consiste dans la peinture « de la passion et de la vertu des personnages qui touchent chaque cœur sensible », effet qui manquerait dans Henriette d’Angleterre 61 . Zaide, en revanche, ressemblerait plutôt à une nouvelle espagnole et serait ennuyeuse malgré les raccourcissements de Schulz 62 . Cet avis négatif est partagé par d’autres critiques. Ce qui semble irriter les critiques, c’est le caractère composite de l’œuvre de Madame de Lafayette, qui n’appartient pas seulement à des genres différents mais où chaque texte oscille aussi entre fiction et histoire. Mais, il y a aussi le regard de l’écrivain et éminent connaisseur du roman français Christoph Martin Wieland (1733-1813). En 1768, dans une lettre à Sophie von La Roche, il déclare admirer Madame Riccoboni qu’il préférerait « à tout le reste, sans excepter l’aimable La Fayette », en ajoutant pourtant que celle-ci « vaut infiniment mieux que toutes les Dames Tencin et Gomez de l’Univers 63 ». Et encore vingt-cinq ans plus tard, dans sa « Préface » à la traduction des Veillées de Thessalie de Mlle de Lussan, il évoque « die berühmte Gräfin La Fayette » (« la célèbre comtesse La Fayette ») qui, avec Zayde et La Princesse de Clèves, aurait ouvert une nouvelle voie au roman et fourni des modèles inégalés du genre en s’approchant de l’idéal de la vertu sans négliger, au contraire de La Calprenède et de Madeleine de Scudéry, la nature véritable de l’homme 64 . Ces multiples renvois à Lafayette romancière dans le discours 59 Neue Allgemeine deutsche Bibliothek, vol. XXXIII, n° 2, fascicule 5-8, 1797, p. 381- 382 : « […] schmecken ein wenig nach dem Romanentalent der Verfasserin der Prinzessin von Cleve ». 60 Voir Martin Reulecke, Caroline Schlegel-Schelling. Rezeptionsgeschichte und Bibliographie, 2ième éd., Würzburg, Königshausen & Neumann, 2018, p. 93. 61 Allgemeine Literatur-Zeitung, vol. II, avril-juin 1797, colonnes 226-232, colonne 227 : « ihre Leidenschaft und Tugend [i.e. der Hauptfiguren] müssen jedes empfängliche Herz theilnehmend beschäftigen ». 62 Ibid. 63 Christoph Martin Wieland, Neue Briefe, vornehmlich an Sophie von La Roche, éd. Robert Hassencamp, Stuttgart, Cotta, 1894, p. 168. 64 Christoph Martin Wieland, « Vorrede. (Zu Thessalische Zauber- und Geistermärchen) », dans Christoph Martin Wieland, Von der Freiheit der Literatur. Kritische Andrea Grewe PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0020 340 littéraire de l’époque soulignent sa fonction de point de référence à un moment où la réflexion sur le genre du roman est particulièrement fort et où la production romanesque atteint une ampleur jusque-là inconnue en Allemagne. Conclusion En guise de conclusion, je voudrais brièvement résumer mes résultats : 1. Comme le met en évidence le tableau suivant, il y a deux moments forts de la réception de Madame de Lafayette dans l’espace germanophone : La Princesse de Montpensier 1662 Paris Zayde 1670/ 1671 Paris La Princesse de Clèves 1678 Paris La Comtesse de Tende 1718 Paris Histoire d’Henriette d’Angleterre 1720 Amsterdam Mémoires de la cour de France 1731 Amsterdam 1680 1700 1720 1740 1760 1780 1680 1711 [avant 1730] 1780 A 1780 A 1781 A 1780 B 1780 B 1789 C 1790 C 1794 C 1799 D 1796 D 1796 D 1800 1815 A - Bibliothek der Romane 1780/ 81 B - Verschiedene Werke von der Gräfin de la Fayette 1780 C - Gesammlete Romane von Friedrich Schulz 1789-1794 D - Der Hof Ludwigs des Vierzehnten 1796 Schriften und Publizistik, éd. Wolfgang Albrecht, vol. 1, Frankfurt/ M./ Leipzig, Insel, 1997, p. 135-137, p. 136. L’œuvre de Marie-Madeleine de Lafayette en Allemagne PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0020 341 Une première période, autour de 1700, est marquée par la réception et l’appropriation du discours galant en Allemagne et, dans l’histoire (européenne) du roman, par le triomphe de la nouvelle galante d’origine française ; la traduction de La Princesse de Montpensier et de La Princesse de Clèves de même que les différentes formes de référence à La Princesse de Clèves situent les œuvres de Lafayette dans le contexte galant. Une deuxième période, allant de 1780 à 1800 environ, voit la publication de nombreuses traductions aussi bien des œuvres de fiction que des œuvres mémorialistes ; cette phase coïncide avec un moment de forte activité de traduction, notamment entre la France et l’Allemagne, et avec une période importante dans l’évolution du roman en Allemagne. 2. Les ouvrages de vulgarisation tels que la presse périodique ou les bibliothèques des romans qui présentent les œuvres sous forme d’abrégés ou d’extraits, jouent un rôle de premier ordre dans le processus de transfert ; ils permettent une information rapide et servent à une diffusion élargie. 3. La réception de Lafayette connaît une filiation féminine double : d’une part, l’autrice est mentionnée régulièrement dans les ouvrages destinés à l’éducation des femmes ; d’autre part, l’autrice française est une référence pour les autrices allemandes plus jeunes comme Luise Kulmus-Gottsched, Sophie von La Roche, Sophie Mereau et Betty Sendtner. 4. Vers la fin du XVIII e siècle, Madame de Lafayette a acquis une place dans l’histoire littéraire ; La Princesse de Clèves est considérée comme une étape décisive dans l’évolution du roman (français) et comme modèle international du genre du roman historique. Les autres ouvrages sont soit jugés mineurs (Zayde, La Princesse de Montpensier), soit exclus comme étant des ouvrages mémorialistes (Histoire d’Henriette d’Angleterre, Mémoires de la cour de France). Une première étape dans le processus de classicisation et de canonisation est ainsi accomplie. PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0021 Une princesse française à l’aube de la Glorieuse Révolution : The Princess of Cleve de Nathaniel Lee (1680/ 1689) A URÉLIE G RIFFIN U NIVERSITÉ S ORBONNE N OUVELLE , UR 4398 PRISMES La Princesse de Clèves de Madame de Lafayette, publiée en France en 1678, a été presque immédiatement traduite en anglais : une traduction « by a Person of Quality » est publiée dès 1679. À l’époque, de nombreux aristocrates parlent français ; certains (dont le roi Charles II lui-même) ont séjourné en France pendant la Guerre Civile de 1640 à 1660. La rapidité de la traduction en anglais témoigne de la vogue du roman précieux français, non seulement pour un lectorat aristocratique mais également pour un public plus large : les romans des Scudéry et de La Calprenède, par exemple, sont traduits dans les années qui suivent leur publication, en version intégrale ou sous forme de textes choisis 1 . La nouvelle de Madame de Lafayette était d’autant plus susceptible d’être diffusée dans les îles britanniques que l’Angleterre y joue un rôle non négligeable, quoiqu’en filigrane : Nemours est à l’origine un prétendant de la reine Elisabeth I ère et va se détourner d’elle en raison de son 1 Ibrahim ou l’Illustre Bassa, publié en France entre 1641 et 1644, est paru en Angleterre dans une traduction intégrale en 1652 (Ibrahim or the Illustrious Bassa, an Excellent New Romance, the whole work in four parts ; Written in French by Monsieur de Scudéry and now Englished by Henry Cogan, Londres, H. Moseley, 1652), tout comme Cassandre de La Calprenède (Cassandra the famed romance ; written originally in French and now rendered in English by an honorable person, Londres, H. Moseley, 1652) ; Le Grand Cyrus, publié entre 1649 et 1653, est traduit en 1653 (Artamenes, the Grand Cyrus an excellent new romance, written by that famous wit of France, Monsieur de Scudéry, and now Englished by F. G., Gent., Londres, H. Moseley et Th. Dring, 1653). On trouve aussi des publications sous forme d’extraits, comme The history of Philoxypes and Polycrite, as it was told by Leontides to the Great Cyrus, Englished out of French, by an honorable anti-Socordis, Londres, H. Moseley, 1652. Aurélie Griffin PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0021 344 amour pour Madame de Clèves 2 ; cette reine, ainsi que sa sœur Marie Tudor et sa rivale Marie Stuart, y sont évoquées, tandis que l’histoire d’Anne Boleyn est relatée en détail 3 . Les références à l’Angleterre et à ce qui était déjà perçu comme un âge d’or, avant la débâcle de la Guerre Civile, ne pouvaient que flatter les lecteurs anglais en leur permettant de renouer avec une tradition dynastique ancienne. Pourtant, l’histoire de la réception immédiate de La Princesse de Clèves en Angleterre est, selon Line Cottegnies, celle d’une « rencontre manquée », le texte ne rencontrant pas le succès attendu à cause du « brouillage » effectué par son adaptation à la scène 4 . En effet, la première traduction anglaise a très rapidement été suivie d’une adaptation pour la scène, probablement composée entre 1680 et 1683 : The Princess of Cleve par Nathaniel Lee 5 . L’existence d’une adaptation scénique n’a en soi rien de surprenant : la pratique était courante à l’époque, de part et d’autre de la Manche 6 . Le choix d’une adaptation pour la scène peut aussi apparaître comme une réponse à l’hybridité générique du roman et à son caractère implicitement théâtral, comme l’a écrit Simone Ackerman, affirmant que si l’on se concentre sur l’intrigue principale, « une pièce de théâtre en cinq actes émerge du roman 7 ». Ce qui est beaucoup plus étonnant, c’est la manière dont l’adaptation s’éloigne de l’original, en particulier en termes de ton et de genre : le texte y est, comme l’écrit Line Cottegnies, « adapt [ é ] spéci- 2 Voir La Princesse de Clèves dans Madame de Lafayette, Œuvres complètes, éd. Camille Esmein-Sarrazin, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2014, p. 332, p. 358, p. 378. 3 Ibid., p. 332, p. 336, p. 387-389. 4 Line Cottegnies, « La réception de La Princesse de Clèves en Angleterre », Études Epistémè, n° 44, 2023, Varia. En ligne : DOI : https: / / doi.org/ 10.4000/ episteme.17853 5 Nathaniel Lee, The Princess of Cleve, as it was acted at the Queens Theatre in Dorset- Garden, Londres, [pas de nom d’éditeur], 1689. 6 D’autres romans français sont adaptés pour la scène en Angleterre, comme Ibrahim en 1677 (Ibrahim the illustrious Bassa A Tragedy, written by Elkenah Settle, Londres, T. M. pour W. Cademan, 1677). Nathaniel Lee est également l’auteur d’une tragédie inspirée de la Cassandre de La Calprenède, The Rival Queens, or the Death of Alexander the Great, jouée en 1677, publiée à Londres par R. Bentley, 1690. Sur les échanges culturels France-Angleterre, voir Les Théâtres français et anglais (XVI e -XVII e siècles) : contacts, circulations, influences, Bénédicte Louvat-Molozay et Florence March dir., Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2016. 7 Simone Ackerman, « La Princesse de Clèves : un théâtre de la vérité oblique », dans Actes de Davis, Claude Abraham dir., Paris, « Biblio 17 », 1988, p. 40-41. Une adaptation pour la scène par Edme Boursault avait également été jouée à Paris en 1678, mais n’a jamais été publiée. Une princesse française à l’aube de la Glorieuse Révolution PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0021 345 fiquement au goût de la Restauration 8 ». Loin de l’élégance et du style ciselé de Madame de Lafayette, la pièce affiche un libertinage qui n’a généralement rien d’érudit en recentrant l’intrigue sur un duc de Nemours caricaturé en séducteur impénitent, et en ajoutant des intrigues secondaires au caractère grotesque et bien souvent vulgaire. L’intrigue principale, à savoir le triangle amoureux entre le prince et la princesse de Clèves et Nemours, et le déchirement entre passions et devoir qui s’ensuit, sont relégués à une seconde place et n’occupent qu’une petite partie de la pièce. Si le prince et la princesse ne sont quant à eux pas caricaturés, le renversement des équilibres influe nécessairement sur la perception de leur histoire dont on peut se demander si le caractère pathétique est soit rehaussé, soit au contraire dévalué par la proximité avec des intrigues scabreuses. Ce mélange des genres n’a pas rencontré le succès du public, puisque la pièce a été rapidement retirée de la scène et ne sera publiée que plusieurs années plus tard, en 1689, sans doute à la faveur de la seconde édition française la même année 9 . La pièce sera pourtant réimprimée cinq fois entre 1689 et 1736 10 , preuve contre toute attente que cette pièce avait marqué les esprits. Par rapport à la nouvelle de Madame de Lafayette, The Princess of Cleve offre une intrigue resserrée et recentrée sur le personnage de Nemours, séducteur impénitent dont les conquêtes structurent la pièce. Outre les stratagèmes de Nemours pour séduire Madame de Clèves à l’insu du mari de celle-ci qui est pourtant présenté dans la pièce comme le meilleur ami de Nemours, la pièce contient également deux intrigues secondaires : dans l’une, il s’emploie à séduire deux femmes mariées, dont l’épouse de Saint-André ; dans l’autre, une des anciennes maîtresses de Nemours, Tournon (et non « Madame de Tournon ») est chargée par la reine de le détourner de la Princesse Marguerite. L’intrigue principale suit celle de la nouvelle dans les grandes lignes mais, comme l’écrit Line Cottegnies, n’en « conserve que quelques éléments : principalement l’épisode de la lettre perdue (qui est ici bien de Nemours), la scène de l’aveu de Madame de Clèves à son mari, en présence de Nemours embusqué (Acte II, scène 3), l’indiscrétion qu’il commet ensuite, la confrontation entre les amants et l’aveu de leur amour impossible (Acte V, scène 1) 11 ». Le prince de Clèves meurt de désespoir après avoir appris l’amour de son épouse pour son ami à la fin de l’acte IV ; celle-ci lui reste fidèle et, vêtue de noir, rejette un Nemours insistant, qui se console néanmoins bien vite et promet d’épouser Marguerite à la fin de l’acte V. 8 Cottegnies, « La réception ». 9 La Princesse de Clèves, Paris, Claude Barbin,1689. 10 Cottegnies, « La réception ». 11 Cottegnies, « La réception », paragraphe 8. Aurélie Griffin PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0021 346 Il s’agira ici d’interroger cette bizarrerie de l’histoire littéraire qu’est The Princess of Cleve comme exemple extrême de réception de l’œuvre de Madame de Lafayette, informé par une multitude d’exigences d’ordres divers, à la fois personnels, politiques et esthétiques, mais qui révèle aussi, peut-être, une lecture particulière du roman dont Lee aurait été sensible à l’ironie. Nathaniel Lee utilise le contexte français et donc catholique comme un repoussoir dans un contexte très troublé outre-Manche, ainsi que dans sa vie personnelle et littéraire. Il paraît occuper une position paradoxale, adoptant une « domestication » (à savoir l’adaptation du texte à la culture cible) 12 qui semble dans un premier temps mettre à distance la cour de France, mais qui pourrait de manière sous-jacente critiquer la cour et la société anglaise de la Restauration ; la transformation du personnage de Nemours, qui focalise généralement l’attention des quelques critiques qui se sont intéressés à cette pièce, et que nous chercherons également à évaluer, est emblématique de ce processus. En ce sens, The Princess of Cleve peut apparaître comme une œuvre de circonstance, écrite en réaction à un contexte politique bien particulier, dans laquelle l’œuvre de Madame de Lafayette devient une sorte de dommage collatéral. Les enjeux politiques d’une pièce d’inspiration française mais antifrançaise On s’interrogera dans un premier temps sur le paradoxe de cette pièce à sujet français, tiré d’une nouvelle française, mais qui semble véhiculer un sentiment anti-français. Autour des personnages vertueux du prince et de la princesse de Clèves, elle présente en effet une société largement dépravée, obsédée par le sexe et régie par des manigances où seul le désir fait loi. Les hommes, quels que soient leur rang, apparaissent comme des séducteurs impénitents et dépourvus de scrupules, tandis que les femmes ne peuvent être que victime (la princesse de Clèves) ou intrigante (Marguerite, une des maîtresses de Nemours) voire maquerelle (Tournon) 13 . Si les termes explicite- 12 Voir Lawrence Venuti, The Translator’s Invisibility: A History of Translation, Londres, New York, Routledge, 1995, p. 20. Venuti se base sur la distinction entre « domestication » et « foreignization » (« étrangéisation ») proposée par Friedrich Schleiermacher en 1813, traduite en anglais sous le titre de « On the different methods of translating », dans Translating Literature : The German Tradition from Luther to Rosenzweig, éd. et trad. André Lefevere, Assen, Von Gorcum, 1977, p. 67- 89. 13 Celle qui entretenait deux amants dans la nouvelle de Madame de Lafayette devient dans la pièce une vulgaire maquerelle livrant à Nemours et d’autres leurs proies ; son rôle dans l’intrigue et son statut social sont transformés, mais poussent à Une princesse française à l’aube de la Glorieuse Révolution PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0021 347 ment liés à la religion ne sont jamais prononcés, les personnages se conforment aux clichés insulaires vis-à-vis des Continentaux, présentés comme des êtres soumis à leurs passions et ne faisant usage de la raison que pour assouvir leurs désirs. Ainsi, dès la première scène, Tournon explique pourquoi elle est devenue entremetteuse : Tour. She [ the Queen ] has made me Sacrifice my Honour, nay I’m become his [ Nemours’s ] Bawd, and ply him ev’ry day With some new face, to wean his heart From Marguerite’s Form 14 [.] Elle obéit aux ordres de la Reine qui doit elle-même avoir recours à des manigances pour obtenir ce qu’elle veut, à savoir le mariage du Dauphin avec Marguerite, promise à Nemours. Outre le commerce sexuel annoncé d’emblée ici, on voit bien que le complot s’impose dans les plus hautes sphères de l’État et que la Cour dans son ensemble est gangrenée par cet exercice détourné du pouvoir. Pour comprendre la pièce de Nathaniel Lee, il faut la replacer dans le contexte particulier de la Restauration anglaise et des bouleversements du XVII e siècle, avec la Guerre Civile qui renversa la monarchie anglicane au profit de protestants rigoristes dits « Puritains ». Le roi Charles I er avait été détrôné et exécuté pour une politique jugée trop autoritaire et trop proche du catholicisme ; politique et religion sont liées d’une manière particulièrement forte en Grande-Bretagne puisque le roi est chef de l’Église anglicane. L’anticatholicisme en Angleterre est une question de fierté nationale, visant à défendre une spécificité doctrinale, mais aussi culturelle et politique. Le sentiment anti-catholique connaît son apogée dans les îles britanniques en 1678- 1681 (soit la période comprenant ou précédant immédiatement la rédaction l’extrême sa caractérisation de femme inconstante et hypocrite qui entretient les espoirs de plusieurs amants à la fois. Voir Lafayette, La Princesse de Clèves, p. 369- 377. Cette déchéance est bien manifestée par la disparition de son titre, « Madame de Tournon » étant réduite à « Tournon ». 14 Lee, The Princess of Cleve, I. 1, p. 3. Traduction française : Et donc, elle [ la reine ] sait que l’âme de Nemours a un penchant Pour la variété ; alors, pour arriver à ses fins Elle m’a fait sacrifier mon honneur, et même Je suis devenue sa maquerelle [ de Nemours ] , je lui présente chaque jour Quelque nouveau visage, pour sevrer son cœur De la forme de Marguerite[.] Toutes les traductions de l’anglais sont de notre fait. Aurélie Griffin PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0021 348 de la pièce) à cause du complot papiste (Popish Plot) 15 . En 1678 a été découvert un vrai-faux manuscrit qui aurait révélé un complot fomenté par des Jésuites anglais contre le roi. Ce manuscrit avait en réalité été rédigé par les prédicateurs Titus Oates et Israël Tonge. Une frénésie s’empara du pays qui mena à vingt-deux exécutions de personnes dont la culpabilité n’a jamais été prouvée. Cette prétendue conspiration aboutit également aux projets de loi d’exclusion (Exclusion Bill) de 1679-1680 qui visaient à exclure de la succession l’héritier du Trône, le frère de Charles II (celui-ci n’ayant pas d’héritier légitime), le duc d’York Jacques qui s’était officiellement converti au catholicisme dès 1669. Ces tentatives avortées ont affaibli la position de Jacques II comme héritier légitime puisqu’il ne sera roi que de 1685 à 1688, avant d’être détrôné sous l’impulsion du Parlement dans la Glorieuse Révolution, qui a vu lui succéder sa fille anglicane Marie et le mari de celle-ci, Guillaume d’Orange. Les conséquences de cette crise se sont donc fait sentir à long terme. À cause de son contexte français, situé plus d’un siècle plus tôt, la pièce ne fait directement référence à aucun de ces événements. Sa représentation exacerbée d’une cour dépravée renvoie toutefois aux préjugés anticatholiques de l’époque 16 . En outre, la critique du catholicisme dans la pièce n’est pas qu’une accusation morale généralisée. Les factions adverses des guerres de religion se voient en effet incarnées dans les personnages de Saint-André et Poltrot, pour lesquels le dramaturge reprend les noms de figures respectivement catholique (Saint-André) et protestant (Poltrot), comme l’a montré J. M. Armistead 17 . Mais le conflit entre Saint André et Poltrot n’a plus rien de religieux ni de politique ; il s’agit d’une rivalité amoureuse, l’un ayant commis l’adultère avec la femme de l’autre : ‒Enter [ Poltrot ] ‒ But here comes as very a Cuckold as my self, I am resolv’d to wake him, and we’ll fall upon ’em together‒ Allo, St. Andre, St. Andre. St. A. Ti‒ti‘tis im‒im‒im‒possible I-I-I shou’d be the Man, Fo-Fo-For I cannot speak a plain word. 15 Britannica, The Editors of Encyclopaedia. « Popish Plot ». Encyclopedia Britannica, 29 May, 2022. https: / / www.britannica.com/ event/ Popish-Plot. Consulté le 1 er mai 2024. 16 Robert Hume estime que Lee a pu écrire sa pièce « à l’apogée de l’hystérie anticatholique liée au complot papiste ». Voir « The Satiric Design of Nat. Lee’s The Princess of Cleve », Journal of English and Germanic Philology, n° 75, 1976, p. 117- 138, p. 120. 17 J. M. Armistead, Nathaniel Lee, Boston, Twayne, G. K. Hall, 1979, p. 144-162. Une princesse française à l’aube de la Glorieuse Révolution PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0021 349 Pol. You’re a Cuckold, a Cuckold, a Cuckold. St. A. Why lo-lo-look you, I said it co-co cou’d not be me, for Sir, I all the World knows I am no Cu-Cu-Cu-ckold 18 . Le terme de « cocu », répété de part et d’autre, et les bégaiements répétés qui indiquent l’état d’ivresse des personnages, relèvent de la farce. Cet extrait donne en effet un aperçu de la teneur de la réécriture, et du dévoiement de deux figures des guerres de religion. La lecture à donner de cette récupération diverge : selon Armistead, Lee détourne ses modèles historiques en libertins sans substance dont les tractations sexuelles ridicules dénoncent l’hypocrisie morale 19 ; mais pour les Collington, Lee démontre au contraire une juste connaissance historique de ces modèles 20 . Quoi qu’il en soit, l’onomastique est loin d’être laissée au hasard et suggère un propos politique latent. Dans ce contexte pesant, la pièce de Lee se fait donc le reflet d’un anticatholicisme virulent destiné sans doute à satisfaire les attentes du public sur un double plan : en satisfaisant le goût pour l’intrigue sentimentale de Madame de Lafayette (simplifiée et réduite à la portion congrue) tout en déculpabilisant ce plaisir qu’il réconcilie avec l’impératif nationaliste de mise à distance du catholicisme. Cette dualité permet de mieux comprendre les transformations du personnage de Nemours qui, comme l’explique notamment Robert Hume 21 , est une version transparente du plus célèbre des libertins anglais, le comte de Rochester. Nemours, libertin français ou roué anglais ? La courte et triste vie de Nathaniel Lee, dramaturge aujourd’hui largement oublié mais connu principalement pour plusieurs tragédies, l’a mis sur le 18 Lee, The Princess of Cleve, IV. 1, p. 55. Traduction française : - Entre [ Poltrot ] - Pol. Mais voici un homme aussi cocu que moi ! Je suis résolu à le réveiller, et nous allons les surprendre tous les deux. Bonjour, St. André, St. André. St. A. C’est c’est c’est imimimpossible que ce soit moi moi moi, car je ne peux pas dire un seul mot. Pol. Vous êtes un cocu, un cocu, un cocu ! 19 Armistead, Nathaniel Lee, p. 55. 20 Tara L. et Philip D. Collington, « Adulteration or Adaptation ? Nathaniel Lee’s Princess of Cleve and its Sources », Modern Philology, vol. 100, n° 2, Nov. 2002, p. 196-226, p. 224-225 en particulier. 21 Hume, « The Satiric Design », p. 124. Aurélie Griffin PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0021 350 chemin de John Wilmot, 2 e comte de Rochester. Lee avait été proche de Rochester au début de sa (jeune) carrière avant que celui-ci ne mette en doute publiquement son talent dans un poème de 1675, où il le traite de « idiot grandiloquent à esprit troublé » (« hot-brained fustian fool ») ; jugement sévère mais prophétique, puisque Lee passera plusieurs années interné à l’asile de Bedlam 22 . Rochester et ses proches étaient par ailleurs des athées ainsi que des Whigs déclarés 23 , opposés à la succession de Jacques II en raison de son catholicisme. Après avoir embrassé ces vues, Lee s’est mis brutalement à défendre la succession directe en dépit de la conversion de Jacques II. Robert Hume situe ce revirement au moment de la composition de The Princess of Cleve, qu’il situe vers 1683, et y voit une clé de lecture de cette pièce complexe 24 . Selon ce même critique, Lee aurait délibérément cherché à attaquer Rochester par vengeance alors que celui-ci était mort trois ans plus tôt. Le portrait de Nemours dans The Princess of Cleve correspond en effet à l’image d’Épinal du comte de Rochester, libertin bisexuel aux multiples conquêtes plaçant son plaisir personnel au-dessus de tout principe. L’idée de libertinage était certes déjà présente dans La Princesse de Clèves 25 , mais elle est présentée ici sans ambages et sous toutes ses facettes. Nemours fait luimême plusieurs fois références à son désir homoérotique pour son ami Bellamore qu’il nomme son « Ganymède » ; cette particularité qui n’était pas présente dans le roman invite à rapprocher le personnage du comte de Rochester 26 . Plus généralement, dès sa première mention dans la pièce, Nemours est présenté comme un séducteur versatile : « Nemours his Soul is bent / Upon variety 27 » (dans la réplique de Tournon citée plus haut), l’euphémisme étant contrebalancé par l’enjambement pour suggérer sans ambiguïté le nombre de ses conquêtes. La première apparition du duc ne fait que 22 Hume, « The Satiric Design », p. 120. 23 Le parti whig, créé à la fin du XVII e siècle en Angleterre, défendait un parlement fort contre la tentation de l’absolutisme royal. Il s’opposait au parti conservateur des Tories. 24 Hume, « The Satiric Design », p. 119. 25 Voir par exemple Nathalie Grande, Le Rire galant. Usage du comique dans les fictions narratives de la seconde moitié du XVII e siècle, Paris, Honoré Champion, 2011, p. 286, et son « Conscience, volonté et distance critique dans La Princesse de Clèves », Malice, n° 12, 2021. En ligne : DOI : 10.58048/ 2263-7664/ 3641 26 Lee, The Princess of Cleve, II. 3 : « Thou Dear Soft Rogue, my Spouse, my Hephestion, my Ganymed, nay, if I dye to night my Dukedom’s thine » ; traduction française : « Toi mon cher fripon, mon époux, mon Héphestion, mon Ganymède ; oui, si je meurs ce soir mon duché sera tien ». 27 « L’âme de Nemours/ a un penchant pour la variété » ; Lee, The Princess of Cleve, I. 1, p. 3. Une princesse française à l’aube de la Glorieuse Révolution PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0021 351 renforcer cette impression, lors d’un dialogue burlesque avec sa « maquerelle » Tournon : Tour. Ha, Ha‒ Well, I’ll swear you are such another man‒ who wou’d have thought you cou’d delude a Woman thus, and a Woman of Honour too, that resolv’d so much against it; Ah my Lord! your Grace has a cunning Tongue. Nem. No cunning Tournon, my way is downright, leaving Body, State and Spirit, all for a pretty Woman, and when gray Hairs, Gout and Impotence come, no more but this, drink away pain, and be gathered to my Fathers 28 . Nemours livre ici une définition caricaturale du libertinage, qui se limite à un règne sans partage du corps sans la moindre prétention érudite ou philosophique ; il n’est rien de plus qu’un séducteur prêt à tout pour parvenir à ses fins au point de risquer de tout perdre, âme et statut social compris (« leaving Body, State and Spirit » - l’âme étant la dernière de ses préoccupations). Le spectre de l’âge est représenté de manière concrète (« gray Hairs, Gout and Impotence ») pour désacraliser le motif du carpe diem et présente le personnage comme un opportuniste sans vergogne. Même si la victime de ses charmes n’est pas encore la princesse de Clèves, l’échange a une valeur programmatique, annonçant la destinée de celle-ci pour la faire apparaître comme la dernière d’une longue série de conquêtes (tout comme dans la nouvelle de Madame de Lafayette) sans que rien, si ce n’est la connaissance que le public était susceptible d’avoir du texte original, ne laisse présager la transformation de Nemours en amant sincère. Lee reprend ici les codes des comédies de la Restauration pour présenter Nemours comme un avatar du roué ou « rake », ce type de personnage de jeune aristocrate débauché qui fleurit alors sur scène, et a été notamment inspiré par le célèbre ami devenu ennemi du dramaturge, le comte de Rochester 29 . 28 Lee, The Princess of Cleve, I. 2, p. 5. Traduction française : Tour. Ha, ha ! Eh bien, je parierai que vous en êtes un autre [un libertin]. Qui aurait cru que vous puissiez tromper une femme ainsi, et une femme honorable, de surcroît, qui était si résolue contre [l’amour] ! Ah, seigneur ! votre Grâce a une langue rusée. Nem. Point de ruse, Tournon, ma vocation est claire : c’est de mourir en laissant mon corps, mon état et mon âme pour une jolie femme, et quand viendront les cheveux gris, la goutte et l’impuissance, je n’y songerai plus et ne voudrai que noyer mes souffrances dans l’alcool et être réuni avec mes ancêtres. 29 On peut citer pour point de comparaison le personnage de Dorimant dans The Man of Mode de George Etherege (1676), lui-même probablement inspiré par Rochester. Aurélie Griffin PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0021 352 Le point commun le plus remarquable est celui de la conversion finale de Nemours dans les derniers vers de la pièce, qui renvoie en miroir à la conversion de Rochester sur son lit de mort, virulent athée miraculeusement devenu anglican in extremis 30 : Nem. For my part, the Death of the Prince of Cleve, upon second thoughts, has so truly wrought a change in me, as nothing else but a Miracle cou’d ‒ For first I see, and loath my Debaucheries‒ Next, while I am in Health, I am resolv’d to give satisfaction to all I have wrong’d; and first to this Lady, whom I will make my Wife before all this Company e’er we part‒This, I hope, whenever I dye, will convince the World of the Ingenuity of my Repentance, because I had the power to go on. He well Repents that will not Sin, yet can, But Death-bed Sorrow rarely shews the Man 31 . Le distique final, qui s’apparente à une sentence, met fortement en doute la résolution de Nemours. Les opinions critiques quant à cette confession / conversion divergent là aussi : alors que Robert Hume la voit sous un angle purement satirique, comme une moquerie finale de Lee contre son ennemi dont il n’admet pas la transformation hagiographique, les Collington la prennent au contraire au sérieux, comme un double de la conversion de Nemours dans la nouvelle de Madame de Lafayette 32 . Il ne faut pas oublier que ce revirement a la valeur d’un coup de théâtre et que ceux-ci étaient fréquents dans le théâtre de l’époque. La puissance pathétique de la mort du prince et de la retraite de la princesse ne doit pas être sous-estimée, même dans un contexte où les spectateurs étaient très probablement déjà familiers 30 Gilbert Brunet en a fait le récit dans Some Passages on the Life and Death of the Right Honourable the Earl of Rochester, who died on the 26 th of July, 1680. Written by his Own Direction on his Death-Bed, Londres, R. Chiswel, 1680.Voir aussi Cottegnies, « La réception », et Hume, « The Satiric Design », p. 129. 31 Lee, The Princess of Cleve, V. 3, p. 71. Traduction française : Nem. Pour moi, la mort du prince de Clèves, finalement, m’a tellement bouleversé, que rien d’autre qu’un miracle n’aurait pu engendre ce changement. Pour la première fois je vois et déteste ma débauche. Désormais, puisque je suis en bonne santé, je suis résolu à apporter satisfaction à tous ceux à qui j’ai fait du tort ; et pour commencer à cette dame [ Marguerite ] , que je vais épouser devant cette compagnie avant que nous nous séparions. Ceci va, je l’espère, convaincre le monde de la sincérité de ma repentance au moment de ma mort, parce que j’avais la force de continuer. Celui qui se repent bien ne commettra pas de péché même s’il le peut, Mais l’affliction montrée sur un lit de mort prouve rarement l’homme. 32 Collington, « Adulteration or Adaptation ? », p. 208. Une princesse française à l’aube de la Glorieuse Révolution PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0021 353 de l’intrigue et de son dénouement - l’expectative pouvait même ajouter à la valeur sentimentale de celui-ci. On peut donc considérer que, plutôt que de trancher entre une conversion sincère ou au contraire artificielle et ironique, Lee ménage une fin ouverte qui autorise les deux interprétations. Le vers final lui-même n’est pas aussi assertif qu’il y paraît de prime abord : l’adverbe « rarely » peut être pris soit comme un euphémisme (signifiant « jamais »), soit au sens propre, suggérant la possibilité d’une conversion véritable pour un Nemours qui serait alors un homme entre mille. Le personnage se dédoublerait alors : en temps qu’alter ego de Rochester, sa conversion est mise en doute, mais en tant que Nemours, elle reste possible. Cette fin ouverte peut sembler contredire la visée satirique qui avait déterminé jusqu’alors le personnage, mais il pourrait s’agir là d’une stratégie pour déjouer la censure dont Lee avait déjà fait les frais pour une pièce précédente. En effet, Lee avait précédemment rédigé une pièce relatant la Saint- Barthélémy, comme il le rappelle lui-même dans sa préface : This Play, when it was Acted, in the Character of the Princess of Iainville, had a resemblance of Marguerite in the Massacre of Paris, Sister to Charles the Ninth, and Wife to Henry the Fourth King of Navar: That fatal Marriage which cost the Blood of so many Thousand Men, and the Lives of the best Commanders. What was borrowed in the Action is left out in the Print, and quite obliterated in the minds of Men. […] I was, I confess, through Indignation, forc’d to limb my own Child, which Time, the true Cure for all Maladies, and Injustice has set together again. The Play cost me much pains, the Story is true, and I hope the Object will display Treachery in its own Colours 33 . L’amertume de l’auteur est perceptible dans cette préface : loin de chercher à faire oublier cet échec précédent, il s’emploie au contraire à le légitimer et à en dénoncer l’injustice. Lee offre ainsi une clé de lecture à ses spectateurs en insistant sur la reprise du même contexte géographique et historique et sur la continuité entre certains personnages d’une pièce à l’autre, 33 Nathaniel Lee, The Princess of Cleve, « To the Right Honourable Charles Earl of Dorset and Middlesex », n.p. [ sig. A ] . Traduction française : « Cette pièce, lorsqu’elle a été représentée, avait parmi ces personnages une princesse de Jainville, qui avait une certaine ressemblance avec la Marguerite de la Saint-Barthélémy, sœur de Charles IX, et épouse d’Henri IV de Navarre, dans cette union fatale qui a versé le sang tant de milliers d’hommes, et a coûté la vie aux meilleurs commandants. Ce qui a été emprunté dans l’action a été effacé de la publication, et complètement oublié par les hommes. […] J’ai été, je le confesse, poussé par l’indignation à mutiler mon propre enfant, que le temps, le véritable remède à toutes les maladies, et l’injustice ont réparé. La pièce m’a coûté de grands efforts, l’histoire en est vraie, et j’espère que son sujet révèlera la trahison sous toutes ses formes ». Aurélie Griffin PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0021 354 qu’il affirme sans ambiguïté avoir réutilisés et « transplantés », en d’autres termes « recyclés », d’une pièce à l’autre. Il situe également ses personnages historiquement en esquissant un arbre généalogique qui souligne leur statut noble voire royal et, par conséquent, élève implicitement sa pièce qui atteint à ce stade au genre de l’histoire ou de la tragédie. Le Massacre à Paris de Lee est présenté comme un filigrane que le spectateur est invité à déchiffrer à travers la surface déformée de cette réécriture de La Princesse de Clèves. On peut supposer que cette « pièce dans la pièce » ou plutôt « pièce sous la pièce » résiste et se manifeste comme une présence hétérogène à l’intérieur de The Princess of Cleve dont elle approfondit mais complique aussi la lecture en plaçant au cœur de son projet l’hybridité générique - en d’autres termes en cassant les codes : du roman au théâtre, de l’histoire à la tragicomédie. Lee identifie ensuite les raisons qui l’ont poussé à écrire The Princess : But this Farce, Comedy, Tragedy or meer Play, was a Revenge for the Refusal of the other; for when they expected the most polish’d Hero in Nemours, I gave ’em a Ruffian reeking from Whetstone’s-Park 34 [ . ] Mais contre qui Lee entend-il se venger ? contre le public coupable de son manque de discernement, dans le cas de sa précédente pièce aussi bien que de la nouvelle de Madame de Lafayette ? Les Collington soutiennent en effet que Lee - contrairement à ce qui est généralement avancé par les critiques - avait une fine connaissance de l’œuvre de Madame de Lafayette et de ses sources et cherchait à en promouvoir une lecture « vraie », ne se limitant pas à des clichés sentimentaux. Ou bien cherche-t-il à se venger des censeurs qui avaient retiré sa pièce pour des raisons politiques et personnelles liées à sa volte-face des Whigs vers les Tories ? Ceci pourrait expliquer sa tentative de démolition de Rochester à travers le personnage de Nemours, et pourrait justifier par conséquent le choix de ce sujet. Il est sans doute impossible d’apporter une réponse définitive à cette question du destinataire de la vengeance de Lee, mais il n’en reste pas moins que le dramaturge situe son projet théâtral à la croisée d’impératifs personnels et politiques qui semblent entremêlés et ajoutent un niveau de complexité supplémentaire à une œuvre déjà déroutante. La préface révèle une stratégie auctoriale de traduction et d’adaptation qui « domestique » le contexte de la nouvelle en confirmant les préjugés antifrançais des lecteurs anglais à une époque charnière de transition dynastique où la religion catholique était particulièrement sujette à caution pour des raisons politiques. Mais en faisant du personnage de Nemours, 34 Ibid. Traduction française : « Mais cette farce, comédie, tragédie ou simple pièce, était une vengeance pour le refus de l’autre ; car quand ils s’attendaient à voir en Nemours le héros le plus poli de tous, je leur ai donné un scélérat à l’odeur nauséabonde de Whetstone Park » (lieu connu pour ses prostituées). Une princesse française à l’aube de la Glorieuse Révolution PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0021 355 libertin repenti par l’amour dans la nouvelle de Madame de Lafayette, un roué ou « rake », personnage-type indissociable des comédies de la Restauration et du XVIII e siècle, la pièce met en place une autre forme de domestication qui contribue à adapter sa source au contexte culturel de l’Angleterre de son époque tout en se montrant réceptif à l’ironie sous-jacente du roman. Ironie et travestissement burlesque Dans un des rares articles critiques sur cette pièce, consacré à la relation de Lee au texte de Madame de Lafayette et à ses sources, Tara et Philip Collington identifient la transformation radicale du roman par le dramaturge comme « un travestissement burlesque », selon les termes de Gérard Genette : Le travestissement burlesque modifie donc le style sans modifier le sujet ; inversement la ‘parodie’ modifie le sujet sans modifier le style 35 . Cette interprétation de The Princess of Cleve est convaincante puisque, de fait, Lee suit de près les principales étapes de l’intrigue principale. Le terme de « travestissement burlesque » est d’autant plus approprié que le travestissement joue directement un rôle dans cette pièce marquée par plusieurs scènes de bal masqué, et notamment par la dissimulation de Marguerite qui parvient à confondre Nemours grâce au travestissement. Toutefois, Lee ne se contente pas de modifier - voire de métamorphoser - le style. Au contraire, il révise la structure de l’œuvre en renversant l’équilibre entre intrigue principale et intrigues secondaires, et en ajoutant pour ces intrigues secondaires des personnages nouveaux ou en développant et en transformant des personnages secondaires existants dans l’œuvre de Madame de Lafayette. Ce renversement produit en réalité un déséquilibre en centrant la pièce sur le personnage de Nemours, d’une part, mais aussi, d’autre part, en donnant la priorité (dans l’ordre chronologique de présentation mais aussi dans le temps occupé) à ces intrigues secondaires grivoises et répétitives, puisqu’elles consistent à organiser les relations extra-conjugales par la dissimulation et la tromperie (comme les quatre histoires insérées dans la nouvelle). Toute la question est de savoir si la vertu du prince et de la princesse de Clèves s’en trouve rehaussée ou au contraire contaminée. Un exemple de ce travestissement burlesque peut être observé en comparant les premières pages de Madame de Lafayette au prologue qui occupe une fonction similaire dans la pièce. Le prologue de trente-deux vers semble commencer par un portrait élogieux de la société qui sera dépeinte dans la 35 Gérard Genette, Palimpsestes : la littérature au second degré, Paris, Éditions du Seuil, 1982, p. 355 (c’est lui qui souligne). Aurélie Griffin PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0021 356 pièce, mais évolue rapidement vers une critique de l’hypocrisie et de la corruption : Trust was the Glory of the foremost Age, When Truth and Love with Friendship did engage; When Man to Man cou’d walk with Arms entwin’d, And vent their Griefs in spaces of the Wind; Express their minds, and speak their thoughts as clear, As Eastern Mornings op’ning to the year. But since that Law and Treachery came in, And open Honesty was made a Sin, Men wait for Men as Dogs for Foxes prey, And Women wait the closing of the day. There’s scarce a man that ventures to be good, For Truth by Knaves was never understood; For there’s the Curse, when Vice o’er Vertue rules, That all the World are Knaves or downright Fools. [ … ] Thus Times are turn’d upon a private end, There’s scarce a Man that’s generous to his Friend. But there’s a Monarch on a Throne sublime, That makes Truth Law, and gives the Poets Rhime; [ … ] William the Sovereign of our whole Affairs, Our Guide in Peace, and Council in the Wars 36 . 36 Lee, The Princess of Cleve, « The Prologue», n.p. [ sigAa ] . Traduction française : La confiance était la gloire de cet âge passé, Quand la vérité et l’amour s’unissaient à l’amitié ; Quand les hommes pouvaient marcher les bras enlacés, Et laisser leurs peines au vent s’envoler ; Exprimer leurs idées, dire leurs pensées avec la même clarté Que l’aurore à l’est commence chaque année. Mais depuis que la loi s’est alliée à la trahison, Et que la pure honnêteté est devenue un péché, L’homme observe l’homme comme le chien le renard Tandis que la femme attend que s’achève le jour. Il n’y a guère d’hommes qui se risquent à être bons, Car la vérité n’est jamais comprise par les coquins. Car voilà la malédiction : quand le vice règne sur la vertu, Le monde entier est plein de coquins, ou bien d’idiots. Ainsi les temps sont à la merci d’intérêts privés ; Un homme généreux envers son ami on peine à trouver. Mais sur le trône siège un monarque sublime, Qui fait de la vérité une loi, et donne aux poètes la rime ; Guillaume le souverain règne sur notre état et ses affaires, Notre guide dans la paix, notre conseiller dans la guerre. Une princesse française à l’aube de la Glorieuse Révolution PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0021 357 Bien qu’il ne s’agisse pas d’une traduction exacte ni même proche, les deux premiers vers peuvent rappeler la célèbre première phrase du roman : « La magnificence et la galanterie n’ont jamais paru en France avec tant d’éclat, que dans les premières années du règne de Henri second 37 ». La connotation éminemment positive de ces deux premiers vers, la référence à un âge d’or passé (« the foremost Age »), leur rythme de balancier, les effets de sonorité (répétition de l’attaque consonantique « trust/ truth » et assonance en « o » en anglais, assonance en « a » en français) invitent à rapprocher les deux incipits. Dans les pages qui suivent, toutefois, Madame de Lafayette entreprend un portrait personnalisé de la cour d’Henri II, tandis que Lee s’en tient (du moins jusqu’à l’avant-dernier vers) à des généralisations morales. L’effet est déconcertant pour le lecteur qui pouvait s’attendre à une brève présentation historique de la cour de France ; et ce d’autant plus qu’il s’avère enfin, dans le distique final, que le dramaturge se livre à un panégyrique de la cour d’Angleterre nouvellement établie de Guillaume d’Orange : ces vers, si ce n’est tout le prologue, ont très certainement été ajoutés pour la publication puisque la pièce a été jouée pour la première fois sous le règne de Jacques II. Outre l’hommage habituel au souverain, ce prologue peut donc être vu comme la première étape de la mise en place d’une stratégie « à tiroirs » qui déjoue les attentes qu’elle crée elle-même pour le spectateur. Si la partie centrale du prologue s’éloigne de l’incipit de Madame de Lafayette, elle rejoint pourtant le texte qui apparaît quelques pages plus loin dans le roman, où le ton se fait plus moralisateur : L’ambition et la galanterie étaient l’âme de cette Cour, et occupaient également les hommes et les femmes. Il y avait tant d’intérêts et tant de cabales différentes, et les Dames y avaient tant de part, que l’Amour était toujours mêlé aux affaires, et les affaires à l’Amour. Personne n’était tranquille, ni indifférent ; on songeait à s’élever, à plaire, à servir, ou à nuire ; on ne connaissait ni l’ennui, ni l’oisiveté, et on était toujours occupé des plaisirs, ou des intrigues 38 . Le prologue reprend la symétrie introduite entre hommes et femmes dans ce passage, qui opère un retour à l’incipit par l’emploi du mot « galanterie » comme deuxième élément d’un syntagme, tandis que « l’ambition » ‒ terme bien plus négatif - s’est substituée à la « magnificence ». L’art de la litote de Madame de Lafayette 39 est remplacé par l’emploi de termes où la critique moralisatrice n’a plus rien de discret, termes qui s’opposent de manière 37 Lafayette, La Princesse de Clèves, p. 331. 38 Lafayette, La Princesse de Clèves, p. 341-342. 39 Voir par exemple Georges Molinié, « Approches stylistiques de La Princesse de Clèves », L’Information grammaticale, n° 43, 1989, p. 23-36, p. 23. Aurélie Griffin PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0021 358 beaucoup plus nette que dans le roman : « Law and Treachery », « Honesty was made a Sin », et qui culminent dans le cliché « Vice o’er Vertue rules ». L’ironie de Madame de Lafayette, basée notamment sur un jeu de négations et d’antanaclases qui rendent les termes « affaires » et par ricochet « plaisirs » et « intrigues » lourds de sens, cède la place à une censure pleine et entière qui semble tout droit sortie d’un sermon protestant. Si les « affaires » de la cour de France mêlaient amour et politique, celles évoquées dans le prologue font appel à un sens du mot « affaires » qui était sans doute plus sous-jacent chez Madame de Lafayette : celui du commerce. Là où Madame de Lafayette dénonçait une forme de corruption politique dans la collusion du privé et du public, Lee déplace sa critique vers une prostitution évoquée dans des termes crus : Women turn Vsurers with their own affright, And Want’s the Hag that rides ’em all the night. The little Mob, the City Wastcoateer, Will pinch the Back to make the Buttock bare, And drain the last poor Guinea from her Dear 40 . L’acte sexuel et la nudité sont évoqués sans détours et associés explicitement à une transaction. Les termes de « mob » et de « waist coateer » désignent des prostituées de bas étage 41 ; celui de « usurer » (« usurier ») complète l’image d’une société peu recommandable. Les références précises à ces professions et à la ville déplacent l’intrigue de la cour de France vers ce qui semble être les bas-fonds londoniens, le recours à des termes argotiques étant révélateur d’une stratégie de « domestication » qui consiste à faire oublier la France telle qu’elle est décrite par Madame de Lafayette au profit de clichés sur celles-ci ou d’un environnement plus familier (sans surprise, les comédies de la Restauration se situent d’ailleurs pour la plupart en ville). Le prologue met donc en place une stratégie paradoxale qui sera largement celle de la pièce : évoquer la nouvelle de Madame de Lafayette dans un mélange de grande distance et de précision pour la réinventer sous un autre jour tout en flattant le goût du public anglais. Si l’on reprend la terminologie genettienne, le « style » est modifié sans que le sujet le soit fondamentalement. En d’autres 40 Lee, The Princess of Cleve, « The Prologue», n.p. [ sig. Aa ] . Traduction française : Les femmes deviennent usurières de leur propre peur, La pauvreté est la sorcière qui les monte la nuit. La petite putain, la courtisane citadine Pincent le dos pour dénuder le derrière Et prendre à leur amant sa dernière pièce. 41 « Mob, N.(1) » Oxford English Dictionary, Oxford UP, July 2023. En ligne : https: / / doi.org/ 10.1093/ OED/ 3788728673 ; « Waistcoateer, N. », ibid., December 2023. En ligne : https: / / doi.org/ 10.1093/ OED/ 1494164547. Une princesse française à l’aube de la Glorieuse Révolution PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0021 359 termes, Lee a très largement forcé le trait - mais est-ce à dire qu’il a trahi l’œuvre de Madame de Lafayette ? Nathalie Grande a montré combien l’ironie, la satire et l’humour informaient La Princesse de Clèves, avec un doigté et une précision néanmoins bien étrangers à Lee dans cette pièce 42 . Tara et Philip Collington affirment combien la pièce doit à une lecture fine, quoique légèrement à contre-courant, du roman de la part du dramaturge 43 . Il nous semble que la transformation d’un humour généralement discret en un comique grivois confirme néanmoins la tentative d’une révision satirique de l’original qui relève de la caricature plus que de l’hommage. Toutefois, le travestissement que subit La Princesse de Clèves sous la plume de Lee ne doit pas nécessairement être vu comme un échec : il peut également apparaître comme une tentative positive d’un dramaturge de renouveler le théâtre par une pratique radicale du mélange des genres tout en cherchant à faire ressortir un propos sous-jacent dans sa source. Mais quel est donc l’objet de ce travestissement, de cette satire ? Apporter une réponse claire à cette question pourtant simple n’est pas évident. On pourrait se demander si Lee ne déteste pas la nouvelle de Madame de Lafayette (ou ce qu’elle représente) et ne cherche pas sciemment à lui faire subir une violente dégradation, anticipant de trois siècles la démarche d’auteurs tels que Edward Bond ou Tom Stoppard face à l’œuvre de Shakespeare, dans des pièces où l’admiration se mêle à la volonté de désacralisation, voire d’avilissement d’une œuvre. Cette comparaison peut sembler incongrue, mais de fait la Grande-Bretagne de la fin du XVII e siècle se trouvait dans une situation de profonds bouleversements aux niveaux politique, religieux et esthétique, bouleversements directement issus d’un questionnement sur sa place dans le monde et sur une reconfiguration des équilibres nationaux au niveau européen dans un contexte d’expansion coloniale. Face au dramaturge « maudit » Nathaniel Lee, l’œuvre de Madame de Lafayette pouvait sembler incarner une autorité et une position de force face à laquelle il se rebelle ouvertement - tout en reconnaissant sa beauté dans les scènes clés où le sacrifice de Monsieur et Madame de Clèves est présenté positivement. À une époque où les femmes publient et signent de plus en plus leurs œuvres de leurs propres noms, l’identité féminine de l’autrice ne serait pas forcément apparue comme un désavantage face à un auteur masculin de second plan ; sur le terrain national, Lee devait faire face à la concurrence non seulement de dramaturges masculins (tels les plus célèbres auteurs de la Restauration comme Congreve, Vanbrugh ou Otway), 42 Grande, Le Rire galant, p. 269-294. 43 Collington, « Adulteration or Adaptation ? », p. 223-225. Cette interprétation ne fait néanmoins pas l’unanimité : Line Cottegnies par exemple la juge « généreuse », « La réception », paragraphe 12. Aurélie Griffin PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0021 360 mais aussi d’autrices, à commencer par le « triumvirat féminin de l’esprit » 44 : Aphra Behn, Delarivier Manley et Eliza Haywood, dont les pièces et autres ouvrages connaissaient un franc succès. Il ne faut pas oublier non plus que la nouvelle avait d’abord été publiée anonymement et que les doutes sur sa « maternité » subsistaient au moment de la publication de la traduction anglaise, puisque celle-ci identifie plusieurs auteurs dont Segrais. Le traitement désacralisant dont fait l’objet La Princesse de Clèves pourrait signifier une réaction de rejet, voire de jalousie, d’un dramaturge n’ayant jamais triomphé et qui est en perte de vitesse face à des auteurs et autrices recevant davantage la faveur du public. The Princess of Cleve donne ainsi un exemple original de réception extrême, pour ne pas dire « ratée » de la nouvelle de Madame de Lafayette, qui peut tout juste être reconnue à l’aune de ce miroir déformant. C’est pourtant le propre de toute adaptation que de modifier sa source et de devoir négocier entre les critères de l’original et les exigences de sa réinvention. Sans doute sa plus grande originalité est-elle la métamorphose de Nemours en avatar du comte de Rochester, libertin sans scrupules ; mais cette transformation radicale rend l’amour de Madame de Clèves à son égard peu crédible et fait ainsi largement perdre à leur amour maudit la force pathétique qu’il a dans le roman. De plus, Lee cherche en vain à réconcilier le sujet français de sa pièce et le rejet anglais à l’égard du catholicisme en raison du contexte particulier du complot papiste. Plus encore, c’est aussi l’œuvre d’un dramaturge en crise, en perte de repères, qui se montre ici incapable de capitaliser sur ses succès précédents pour emporter l’adhésion du public dans sa tentative de réinvention des codes - tentative dont Madame de Clèves est la victime plutôt que la partenaire consentante. 44 « The Fair Triumvirate of Wit ». Ces trois autrices avaient été ainsi surnommées par James Stirling dans un poème dédicatoire publié en exergue de Secret Histories, Novels, and Poems d’Eliza Haywood (Londres, D. Browne et S. Chapman, 1725, vol. 1, sig. a2). PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0022 Les belles infidèles d’Elizabeth Griffith, romancière et traductrice de Lafayette C AMILLE E SMEIN -S ARRAZIN U NIVERSITÉ D ’O RLÉANS (POLEN) Elizabeth Griffith (1727-1793) propose en 1777 une nouvelle traduction de La Princesse de Clèves qui avait auparavant été traduite en 1679 et en 1720 1 . Cette nouvelle traduction est très fidèle à la lettre du roman. Elle reprend non seulement l’organisation mais également la typographie et la distribution en paragraphes de l’édition originale du roman, à de rares exceptions près. Griffith, qui s’illustre comme traductrice en proposant des versions anglaises d’ouvrages de Beaumarchais, Voltaire et Diderot, est également romancière. Les romans épistolaires qu’elle publie dans les années 1760 et 1770 s’inspirent de près ou de loin de l’intrigue du plus célèbre récit de Lafayette ou de certains de ses personnages. Plusieurs de ses romans sont traduits en français dans les années qui suivent leur publication et donc diffusés auprès du public français un siècle après La Princesse de Clèves. The history of Lady Barton, publié en 1771, fait l’objet d’une traduction en français en 1788 sous deux titres différents, l’un qui traduit fidèlement le titre anglais (Histoire de Lady Barton), le second qui s’en écarte (Delia, ou Histoire d’une jeune héritière) 2 . Par ailleurs, The Gordian knot, publié en 1769, est traduit en français l’année suivante sous le titre Le Nœud gordien. 1 Première traduction : The Princess of Cleves, the most famed romance written in French. Rendred into English by a person of quality, Londres, R. Bentley et M. Magnes, 1679. Deuxième traduction : A Select Collection of Novels, London, J. Watts, 1720, vol. 2. Troisième traduction, révisée et abrégée par E. Griffith : A Collection of Novels, selected and revised by Mrs Griffith, Londres, G. Kearly, 1777, vol. 2. 2 Histoire de Lady Barton par Mme Griffith traduite de l’anglois, Londres/ Paris, Poinçot, 1788, 2 vol./ Lausanne, J. Mourer, 1788, 2 t. en 1 vol. (même édition, seule la page de titre diffère). Delia, ou Histoire d’une jeune héritière, Londres et Paris, D.- M. Letellier, 1788, 3 vol. Indépendamment de la différence de titre et de tomaison, il s’agit bien de la même traduction. Camille Esmein-Sarrazin PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0022 362 Ces deux romans présentent de grandes proximités par la diégèse avec La Princesse de Clèves, en particulier Lady Barton. Dans ce récit, la romancière ne se contente pas de s’inspirer du roman de Lafayette, mais en illustre la morale et la psychologie en mettant à l’honneur les mêmes éléments : peinture de la passion, amour propre, vertu et repos. Griffith semble ainsi, comme traductrice et comme romancière, redevable d’une conception de la fiction romanesque élaborée par Lafayette. Du français à l’anglais et de l’anglais au français : des éléments communs mis à l’honneur dans l’écriture et le traitement des caractères La traduction de La Princesse de Clèves par Griffith, publiée en 1777, est présentée dans les bibliographies comme une traduction révisée et un peu abrégée. Il s’agit en réalité d’une traduction qui présente une très grande fidélité au roman de Lafayette 3 . Non seulement les éléments historiques et les histoires insérées y sont conservés intégralement (alors que les versions abrégées de romans suppriment très souvent ces éléments, si l’on pense aux abrégés des romans de La Calprenède ou de L’Astrée au XVIII e siècle), mais les passages au discours direct sont également repris avec fidélité et précision, et ne font pas l’objet de coupes ou de simplifications sur le plan narratif. Il semble donc que, malgré la distance temporelle, la traductrice n’ait pas ressenti le besoin d’une modernisation du texte afin de le conformer au goût de ses contemporains. Les traductions des romans de Griffith ne présentent pas d’indications explicites quant à l’identité du traducteur. Nous n’avons pu identifier le traducteur de Lady Barton, la seule indication étant le sous-titre de la traduction intitulée Delia 4 . En revanche, la traduction du Nœud gordien a été attribuée par Barbier et par Pierre Conlon à Anne-François-Joachim Fréville, homme de lettres responsable de nombreuses traductions de l’anglais vers le français 5 . Le paratexte de ces différentes traductions est très instructif. En 3 Sur les traductions, voir Mildred S. Green, « The Victorian Romanticizing of Sex: Changes in English Translations of Madame de Lafayette’s “La Princesse de Clèves” », The Papers of the Bibliographical Society of America, vol. 70, n° 4, 1976, p. 501-511. https: / / www.jstor.org/ stable/ 24302305? seq=1, page consultée le 21/ 12/ 2023. 4 Le sous-titre « par Mme de *** » peut référer à la romancière anglaise, non nommée, ou à une éventuelle traductrice qui resterait dans l’anonymat. 5 Antoine-Alexandre Barbier, Dictionnaire des ouvrages anonymes et pseudonymes composés, traduits ou publiés en français, 2 e éd., Paris, Barrois l’aîné, 1822-1827, t. II, Les belles infidèles d’Elizabeth Griffith PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0022 363 effet, il montre ce que recherche alors le public français et ce qu’on souhaite lui donner à lire. Le bref avertissement de l’Histoire de Lady Barton présente l’histoire comme une « bagatelle » et souligne le succès rencontré par les œuvres de Griffith auprès du public anglais. Il met en avant deux éléments différents, qui rejoignent ce qui est alors jugé caractéristique des récits de Lafayette, si l’on en croit les critiques français du XVIII e siècle (Lenglet-Dufresnoy, Marmontel, Staël, ou encore Rousseau et Voltaire 6 ), la peinture des passions et la présentation de la vertu sous un jour aimable à même de plaire voire d’édifier. Le premier point est particulièrement intéressant car le traducteur utilise le terme délicatesse, qui est souvent employé dans la critique contemporaine à propos de Lafayette : Il y a de l’esprit, de la délicatesse, des situations heureuses, beaucoup de variété dans les caractères qui sont très-bien soutenus, de la vivacité dans la peinture des passions 7 . À la même date, La Dixmérie voit dans les romans de Lafayette des « modèles de vraisemblance, de naturel & de délicatesse » et le rédacteur de la Bibliothèque universelle des romans évoque également la « délicatesse des sentiments » de La Princesse de Clèves 8 . On retrouve le terme chez Rousseau, grand lecteur de Lafayette, qui fait de La Princesse de Clèves le modèle explicite de la Nouvelle Héloïse 9 . Le deuxième point renoue avec le discours préfaciel du XVII e siècle, avec assez peu d’originalité, en montrant l’importance de présenter la vertu récom- 1823, p. 440. Pierre Conlon, Le Siècle des lumières : bibliographie chronologique, Genève, Droz, 1983-1996, t. XVI. Voir également Angus Martin, Vivienne G. Mylne et Richard Frautschi, Bibliographie du genre romanesque français 1751-1800, Londres, Mansell, 1977. 6 Voir Camille Esmein-Sarrazin, La Fabrique du roman classique. Lire, éditer, enseigner les romans du XVII e siècle de 1700 à 1900, Paris, Classiques Garnier, 2023. 7 Histoire de Lady Barton par Mme Griffith, « Avertissement », Londres/ Paris, Poinçot, 1788, non paginé. 8 Nicolas de La Dixmérie, Les Deux Âges du goût et du génie français, sous Louis XIV et sous Louis XV, La Haye / Paris, Lacombe, 1769, p. 109 et p. 359. Bibliothèque universelle des romans, novembre 1775, p. 19 et janvier 1776, p. 186-188. 9 Jean-Jacques Rousseau, Les Confessions, dans Œuvres complètes, Bernard Gagnebin et Marcel Raymond éds., Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1959, t. I, Livre XI, p. 545-546. La notion est reprise au siècle suivant à propos de Lafayette par Taine, Stendhal ou Sainte-Beuve. Camille Esmein-Sarrazin PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0022 364 pensée et le vice châtié : « Le vice y est toujours montré sous ses noires couleurs, la vertu aimable et intéressante 10 . » L’avertissement du Nœud gordien se montre plus éloigné de ce discours préfaciel en partie daté. Le traducteur y présente l’œuvre par sa « saine philosophie » et considère que « l’ouvrage tire son principal mérite de la finesse des observations faites sur la nature de l’homme 11 . » On y retrouve l’évocation des passions et des vertus : On ne peut s’empêcher d’admirer l’exactitude avec laquelle l’Auteur y peint les vices, les vertus, les passions & les usages de quelques Nations de l’Europe 12 . Plus original, le traducteur met ici l’accent sur le caractère anglais de ce récit, soulignant que l’« Anglomanie » alors en vogue devrait servir ce roman auprès du public français, mais insistant également sur le fait que les nombreuses digressions et même l’absence de plan d’ensemble doivent être attribuées au « génie anglois » qui l’amène à citer un « Auteur célèbre ». Ce dernier n’est pas nommé mais on y reconnaît aisément Voltaire : Que le génie Anglois ressemble jusqu’à présent à un arbre touffu, planté par la nature, jetant au hasard mille rameaux, & croissant inégalement avec force. Il meurt si vous voulez forcer la nature, & le tailler en arbre des jardins de Marly 13 . L’importance de la psychologie - et d’une psychologie typiquement féminine en vertu de laquelle l’attribution du texte fait peu de doute, aux yeux des critiques du XVIII e et surtout du XIX e siècle - est également le trait que relève Griffith dans la préface de sa traduction de La Princesse de Clèves : elle cite en effet « the delicacy » à propos des paroles et des comportements des héros. Par ailleurs, elle donne trois éléments pour exemples des traits nouveaux et frappants que présente le roman. Le premier est l’aveu de la princesse à son mari, le deuxième est la constance avec laquelle la princesse se conduit tout au long de la narration, le troisième et dernier le fait qu’elle ne perd jamais de vue les principes de conduite qui sont les siens dès le début 10 Ibid. Sur ce leitmotiv du discours théorique sur le roman, et en particulier du discours préfaciel, voir Camille Esmein-Sarrazin, L’Essor du roman. Discours théorique et constitution d’un genre littéraire au XVII e siècle, Paris, Honoré Champion, 2008, p. 466 sq. 11 Le Nœud gordien, Londres, 1770, t. 1, « Avertissement » non paginé. 12 Ibid. 13 Ibid. Il s’agit des dernières phrases d’une des Lettres philosophiques de Voltaire ; la citation est littérale à l’exception du tout début « Le génie poétique des Anglais… » (Lettres philosophiques, Paris, Garnier, 1879, lettre 18 « Sur la tragédie », t. 22, p. 148-156, ici p. 156). Les belles infidèles d’Elizabeth Griffith PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0022 365 du roman 14 . Le paratexte de cette traduction, à l’instar de celui des romans de Griffith, institue ainsi la vertu et la psychologie comme les deux principales caractéristiques d’une forme romanesque présentée comme un modèle d’écriture. Lady Barton : points communs et différences avec les récits de Lafayette La lecture des deux romans traduits en français convainc d’emblée de l’influence de l’autrice française sur l’autrice anglaise. Malgré les différences - narration épistolaire, absence d’éléments historiques, pathétique omniprésent, juxtaposition de points de vue différents par le biais des différents épistoliers - il y a en effet une très grande proximité dans la trame, dans certains détails, et plus particulièrement dans les choix psychologiques. Le cas le plus convaincant est celui de Lady Barton, roman qui permet de montrer à la fois ce que le roman anglais retient du roman français et ce qu’il modifie sans y renoncer. Lady Barton, une femme mariée depuis peu, n’aime pas son mari qui lui est indifférent et qu’elle a épousé sans passion. Un ami de son mari, Lord Lucan, homme droit et sincère, l’aime en cachette et s’en ouvre à un ami à qui il parle de la femme qu’il aime sans la nommer. Le mari, Lord Barton, que l’indifférence de sa femme a détourné de l’amour conjugal, ne parvient pas à accepter cette situation et a rapidement des soupçons qui le rendent jaloux et malade. Au fur et à mesure qu’elle découvre la passion qui la gagne, Lady Barton se réfugie dans un petit pavillon proche de sa demeure pour y rêver à l’homme qu’elle aime, et dans ce pavillon elle est surprise par Lord Lucan, qui s’y livre à un aveu passionné tout en disant la respecter et n’attendre rien en retour. Enfin, un autre homme, épris de l’héroïne, devine sa passion partagée avec Lord Lucan et s’en ouvre à elle, ce qui fait avancer l’intrigue en rendant le mari désespérément jaloux et en obligeant Lady Barton à lui révéler sa situation. Le roman se termine sur la mort de l’héroïne, dont la vertu et l’honneur ont été révélés à tous par les déclarations de son amant ainsi que du traître qui avait tenté de la faire passer pour adultère. D’emblée, on peut noter de très nombreuses proximités dans l’intrigue. À cela, il faut ajouter le fait que d’autres couples donnent l’image de relations adultères, d’hommes jaloux ou intrigants, recherchant des intrigues et des unions passagères, mais donnent aussi l’image de mariages heureux où les deux protagonistes s’aiment et sont comblés par une vie commune sereine. 14 « Character of the princess of Cleves, by the editor », dans A Collection of Novels, selected and revised by Mrs Griffith, vol. 2, non paginé. Camille Esmein-Sarrazin PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0022 366 On pourrait aller plus loin en voyant dans la scène où la princesse de Clèves, dans le petit pavillon, rêve de Nemours et orne de rubans la canne qui lui appartient, une scène fondatrice de la littérature romanesque sentimentale et psychologique. En effet cette scène, qui est reprise avec quelques variations mais reste bien reconnaissable dans Lady Barton, inspire également Le Nœud gordien, de la même romancière, mais aussi Love in Excess d’Eliza Haywood, où Méliora est interrompue dans sa rêverie par d’Elmont 15 . En dépit des profondes proximités de la diégèse de Lady Barton avec La Princesse de Clèves, il faut noter des différences dans la narration. Le caractère épistolaire de la narration (l’héroïne écrit à sa sœur, Miss Cleveland, celle-ci lui répond, et parallèlement Lord Lucan écrit à un homme qui se trouve être l’amant de Miss Cleveland avant de l’épouser à la fin du roman) privilégie les points de vue de ces quatre personnages. La forme épistolaire fait que l’héroïne s’épanche fréquemment auprès de sa sœur, qui devine ainsi l’amour naissant chez Lady Barton et cherche à l’éclairer ; le lecteur lui-même lit de façon implicite l’amour et la jalousie chez l’héroïne lorsqu’elle-même n’en est pas encore consciente. De plus, on ne peut qu’être sensible au caractère profondément pathétique du roman, qui ne cesse de rapporter les pleurs de l’héroïne, de l’amant ou de personnages secondaires, et où la mort de l’héroïne est mise en scène à la fin du récit : tandis que les autres personnages présents lors de cette scène d’agonie s’épanchent, elle-même reste stoïque. Ces proximités comme ces différences sont réelles et montrent combien le roman de Lafayette a pu marquer les contemporains et le public anglais, même si les formes romanesques en vogue un siècle plus tard se détachent de la forme de la nouvelle historique qu’avaient illustrée les récits de Lafayette. Une réflexion sur la passion amoureuse entre amour propre, repos et vertu Au-delà de la diégèse et de traits de comportement marquants ou de personnages caractéristiques du romanesque lafayettien, il y a dans ce roman de Griffith des éléments qui montrent une dette plus profonde de la traductrice de La Princesse de Clèves. En effet, un type très particulier de morale et 15 Orla Smyth, « Fashioning Fictional Selves From French Sources: Eliza Haywood’s Love in Excess », dans Writing and Constructing the self in Great Britain in the Long Eighteenth Century, John Baker, Marion Leclair et Allan Ingram dir., Manchester, Manchester University Press, 2019, p. 73-94. Baudoin Millet, qui a traduit le roman d’Eliza Haywood, montre combien le début du roman est une véritable réécriture de La Princesse de Clèves (Eliza Haywood, Les Excès de l’amour, trad. et éd. Baudoin Millet, Paris, Classiques Garnier, 2018, « Introduction », p. 7-88). Les belles infidèles d’Elizabeth Griffith PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0022 367 de psychologie se dégage de ce roman. Il tient peut-être, par delà les époques et les formes littéraires, à l’influence de l’augustinisme sur la fiction romanesque 16 , sinon à l’influence de la psychologie telle qu’elle apparaît dans le roman de Lafayette en 1678. La réflexion sur la passion amoureuse occupe une place centrale dans ce roman. L’héroïne, Lady Barton, exprime à plusieurs reprises dans ses premières lettres son absence d’amour pour son époux et pour tout autre homme. Elle se réjouit de ne pas connaître cette passion qu’elle ne souhaite à personne, à l’instar de Lafayette elle-même dans sa correspondance 17 . En particulier, Lady Barton souligne le fait que son mari est incapable de lui faire éprouver tout comme d’éprouver lui-même une telle passion 18 . Sa sœur est au début du roman du même avis : « Vous dîtes que votre cœur est libre de passions ; applaudissez-vous, Louise, de cette heureuse indifférence 19 . » Peu à peu, alors qu’elle découvre l’amour, Lady Barton regrette son état et se plaît à penser : « j’aurais été heureuse d’avoir fait la connaissance de Lord Lucan avant que d’épouser Sir William 20 . » À partir de là, sans nier la force de la passion, elle ne la conçoit que réciproque et constante, si bien qu’elle écrit à propos d’une amie : Je sais qu’elle aime : je suppose que c’est une passion constante et mutuelle ; si cela n’étoit pas, je la mépriserois, de même que toute femme qui continue d’aimer sans retour. Le véritable amour ne peut être senti que par des êtres supérieurs 21 . Dans cette réflexion sur la passion amoureuse et son lien avec le mariage, Lady Barton est comme guidée par la présence d’une confidente qui devient une conseillère en la personne de sa jeune sœur. Celle-ci sort très rapidement de ce rôle de confidente pour devenir, comme Madame de Chartres dans le roman de Lafayette, la directrice de conscience de sa sœur. En effet, elle ne cesse de chercher à conduire l’héroïne selon la vertu. Très rapidement, Miss Cleveland comprend la situation de sa sœur et fait voir à celle-ci qu’elle est aimée, afin de l’avertir du danger qu’elle court : […] j’avoue que je crains qu’une femme mariée ne soit exposée à des dangers pendant l’absence de son mari. Pour parler vrai, je pense que vous êtes aussi 16 Voir notamment Laurence Plazenet, « Port-Royal au prisme du roman », RHLF, vol. 106, n° 4, 2006, p. 927-958. 17 Voir infra, note 32. 18 Histoire de Lady Barton, t. 1, p. 40. 19 Ibid., t. 1, p. 133. 20 Ibid., t. 2, p. 51. 21 Ibid., t. 1, p. 28. Camille Esmein-Sarrazin PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0022 368 en danger que notre mere Eve ; il y a certainement quelques serpens autour de vous : vous avez cependant l’avantage d’être avertie du danger 22 . À partir de là, la sœur semble faire entendre la voix de la conscience de l’héroïne. À la suite de l’aveu de Lord Lucan, elle lui reproche d’avoir autorisé un tel aveu par son comportement. De surcroît, elle l’empêche de se leurrer en croyant qu’elle n’a « fait connaître [sa] passion que pour sauver [sa] vertu » 23 . Devenue directrice de conscience de sa sœur, elle semble ici jouer le rôle du narrateur dans La Princesse de Clèves en éclairant le réel fondement du comportement des personnages. Ce rôle de narratrice omnisciente qui juge les personnages apparaît notamment dans un long passage qui oppose les notions de passion et de raison : L’indifférence n’est point naturelle à l’esprit humain, & cependant dès que nos passions sont parvenues à un certain degré de vigueur, ceux mêmes qui se vantent de leur raison & qui comptent le plus sur elle sont ceux qui s’égarent davantage, puisqu’elle ne leur sert le plus souvent qu’à leur prêter des motifs, & à les tromper eux-mêmes en leur donnant surtout trop de confiance en leurs propres forces 24 . Le personnage de la sœur joue un rôle fondamental dans le roman, comme c’est le cas de la mère mais aussi parfois du narrateur dans La Princesse de Clèves. C’est elle notamment qui fait le lien entre amour et amour propre. En effet, alors que Miss Cleveland plaint sa sœur d’aimer un autre homme que son mari, elle attribue la situation de l’héroïne non au mauvais mariage qu’elle aurait fait, mais à la trop grande liberté qui a été la sienne : La tendresse de nos parents pour vous, leur prévention ont jetté les premieres semences de la vanité dans l’esprit de ma Louise […]. Vous êtes devenue par leur mort votre maîtresse, dans un âge où l’amour propre des femmes est le plus dangereux. Jeune, très belle, riche & accomplie, comment pouviez-vous échapper aux pieges de la flatterie. […]. Vous nous assuriez que vous n’aviez point de passion pour sir William, je m’imaginois que c’étoit assez que vous ne connussiez aucun homme qui vous plût davantage, & je ne doutois point de votre bonheur. Que je suis convaincue maintenant de la fausseté de cette opinion 25 . La sœur, on le voit, joue ici le rôle d’une mère ou d’une directrice de conscience. Cela apparaît également lorsque, réfléchissant au mariage de l’héroïne, elle fait voir à celle-ci dans le mécontentement de son mari la 22 Ibid., t. 1, p. 159-160. 23 Ibid., t. 2, p. 87. 24 Ibid., t. 2, p. 87. 25 Ibid., t. 2, p. 74-75. Les belles infidèles d’Elizabeth Griffith PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0022 369 découverte de l’absence de sentiment de sa femme : « sir William convaincu qu’il n’avoit pas votre cœur a été mécontent 26 . » Au-delà de cette réflexion sur le statut de la passion et sa place dans le mariage, le roman met en avant la notion de repos, caractéristique des récits de Lafayette. La notion peut, comme chez cette dernière, être comprise à travers une grille de lecture augustinienne, puisqu’elle est systématiquement en lien avec la vertu et la raison. Plus significatif encore, le terme apparaît pour la première fois dans la traduction française du roman à l’intérieur d’un dialogue que nouent deux lettres successives à propos d’une maxime de La Rochefoucauld : « Dans les chagrins de nos meilleurs amis nous éprouvons un sentiment qui ne nous déplaît pas 27 . » Il s’agit d’une maxime supprimée après la première édition, dont la transcription est assez fidèle à la rédaction du moraliste : « Dans l’adversité de nos meilleurs amis, nous trouvons toujours quelque chose qui ne nous déplaît pas 28 . » Lady Barton, se référant la première à cette maxime qu’elle cite dans sa lettre, évoque l’absence de passion qui la caractérise et dont elle se réjouit : Je ne puis m’empêcher de sentir de la joie de n’avoir jamais eu de passions, mais votre amour est extrême. […] Ciel ! que je serois à plaindre, si j’étois tourmentée de cette cruelle passion. Je suis persuadée que Sir William n’en a pas plus d’idée que d’un sixieme sens 29 . À ce propos avancé par sa sœur, Miss Cleveland répond : Quoique je déteste la maxime de La Rochefoucauld que vous avez citée, je ne vous blâme pas de vous réjouir de votre tranquillité ; mais ne le pourriezvous pas également, quand même je n’aurais pas une passion 30 ? Miss Cleveland poursuit un peu plus loin cette réflexion lorsqu’elle évoque l’absence de passion de sa sœur : « Je me joins très-sincèrement à vous pour souhaiter que, puisque vous n’avez pas encore de passion, vous n’en ayez jamais, étant très-persuadée qu’elle ne contribue pas au bonheur des femmes 31 . » Elle enchaîne en la mettant en garde à propos de ses relations avec sir William, son mari. On voit ici apparaître un idéal de « tranquillité » dans la vie de l’âme, qui fait écho bien entendu aux maximes de La Rochefoucauld mais aussi à des propos tenus par Lafayette soit à l’intérieur de ses fictions, soit dans sa correspondance, en particulier dans la lettre à 26 Ibid., t. 2, p. 75. 27 Ibid., t. 1, p. 45. 28 Maxime supprimée 18, dans François de La Rochefoucauld, Maximes et Réflexions diverses, éd. Jean Lafond, Paris, Gallimard, « Folio Classique », 1976, p. 134. 29 Histoire de Lady Barton, t. 1, p. 46-47. 30 Ibid., t. 1, p. 55. 31 Ibid., t. 1, p. 57. Camille Esmein-Sarrazin PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0022 370 Ménage : « Je suis si persuadée que l'amour est une chose incommode que j'ai de la joie que mes amis et moi en soyons exempts 32 . » La notion de repos réapparaît plus loin dans le roman, alors que l’héroïne a pris conscience de la passion amoureuse qu’elle ressent et qu’elle met en lien avec le danger qu’elle court : « Je dois fuir pour toujours, ma Fanny, fuir la vue de celui qui devient à chaque moment plus dangereux pour mon repos 33 . » Lady Barton exprime explicitement les va-et-vient de son cœur et de ses résolutions, là où, chez la princesse de Clèves, le narrateur temporise ce flot de paroles et de pensées : « Au lieu de toucher ce sujet, je lui dirai simplement et tranquillement que je me suis repentie de ma foiblesse, que j’ai su la vaincre & qu’il suive mon exemple. Ah ! Fanny, je désolerois son aimable cœur. Oh ! si je pouvois en mourir, que je serois heureuse ! 34 ». L’héroïne écrit alors à l’homme qu’elle aime et, pour le convaincre de renoncer à leur passion, elle invoque la « vertu », la « raison » et la nécessité de « vaincre une passion [qu’il] ne pourr[ait] entretenir sans qu’elle fût cause des plus grands malheurs & pour [lui] & pour son malheureux objet 35 . » Enfin, le dernier parallèle qui me semble devoir être fait entre ce roman et celui de Lafayette concerne la mort du personnage féminin. Dans le roman de Griffith, l’héroïne meurt sous les yeux de son mari et de sa sœur. Sa mort exemplaire est ainsi soulignée par des témoins qui expriment la tranquillité d’âme de Lady Barton. L’amant exprime lui aussi son désespoir dans une autre lettre. Malgré le pathétique de la scène au cours de laquelle le mari reconnaît l’innocence de son épouse et se repent de ne pas l’avoir crue, la constance et la quasi sécheresse de la mourante rappelle les récits de fiction de Lafayette ainsi que le récit de la mort d’Henriette d’Angleterre dans ses mémoires 36 . Les dernières paroles de Lady Barton sont pour son époux : « si je ne vous ai pas toujours aimé comme je devois, je méritois du moins votre estime. Voilà ma Fanny qui a été le témoin de ma foiblesse & de ma vertu, tous les mouvemens 32 Lettre 53-1 à Ménage du 18 septembre [1653], dans Madame de Lafayette, Œuvres complètes, éd. Camille Esmein-Sarrazin, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2014, p. 843. Voir à ce sujet Nathalie Grande, « Une “défiance naturelle de tous les hommesˮ : Mme de Lafayette misandre ? », Atlantide, n° 12, 2021. En ligne : http: / / atlantide.univ-nantes.fr/ Une-defiance-naturelle-de-tous-les 33 Histoire de Lady Barton, t. 2, p. 224. 34 Ibid., t. 2, p. 228. 35 Ibid., t. 2, p. 232. 36 Dans le récit de Lafayette, Henriette d’Angleterre dit à son époux Philippe d’Orléans sur son lit de mort : « Hélas, Monsieur, vous ne m’aimiez plus depuis longtemps ; mais cela est injuste ; je ne vous ai jamais manqué. » (Histoire de Madame Henriette d’Angleterre, dans Madame de Lafayette, Œuvres complètes, p. 768). Les belles infidèles d’Elizabeth Griffith PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0022 371 de mon cœur lui sont connus. 37 » Comme la sœur de l’héroïne le rapporte dans une lettre à leur frère, elle n’exprime « aucun regret » durant ces moments et même, c’est « contente de mourir, [qu’] elle s’est endormie pour toujours 38 . » De la naissance de la passion à la mort, l’héroïne de ce roman ne cesse d’avoir pour ligne de conduite le comportement vertueux et constant de sa devancière, la princesse de Clèves. L’évocation de l’amour propre qu’elle combat, de la passion qu’elle souhaite éviter mais qui l’emporte malgré elle, du combat entre raison et amour que la passion engage, tout la rapproche du personnage de Lafayette, et ce malgré la distance d’une centaine d’années. Malgré un type d’écriture bien distinct, une lecture sans doute personnelle et sélective du roman de Lafayette dont témoigne sa traduction, Griffith est bien l’héritière de la romancière française, en dépit des frontières linguistiques et stylistiques qui les séparent. En témoigne le fait que le romanesque daté que convoque la romancière anglaise comme référence n’est pas un roman anglais qui serait alors jugé désuet, mais celui de Madeleine de Scudéry 39 . Une analyse de l’autre roman traduit en français, Le Nœud gordien, permettrait sans doute d’aboutir à une conclusion similaire car, même si l’intrigue se montre moins proche des récits de Lafayette, une réflexion sur les statuts de mari et d’amant parcourt le roman ainsi que sur la possibilité d’un amour durable et sincère à l’intérieur des liens du mariage. Là encore, la réflexion sur la passion de La Rochefoucauld et la volonté de mettre en garde les lecteurs à propos des dangers de la passion amoureuse, semblent bien présentes. Les romans de Griffith révèlent ainsi la force de l’héritage de la romancière française et la manière dont son œuvre a durablement défini la matière du genre romanesque et les interrogations qu’il véhicule. Un siècle après la publication de La Princesse de Clèves, les traductions des romans de Griffith semblent trouver un lectorat auprès du public français et lui offrir une peinture de la passion amoureuse nourrie de la réflexion augustinienne, ou du moins inspirée par les notions centrales de la poétique lafayettienne : amour propre, vertu et repos. 37 Histoire de Lady Barton, t. 2, p. 295. 38 Ibid., t. 2, p. 297. 39 Voir l’exclamation de Miss Cleveland dans une lettre à sa sœur : « Vous voulez surement, ma chere Louise, publier un jour vos voyages & remplacer Madame Scudery dans la Bibliotheque des Dames ! Que votre roman est agreable ! » (Histoire de Lady Barton, t. 1, p. 37). PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0023 Lafayette en Angleterre au XVIII e siècle : Méditations méthodologiques sur une réception manquée N ICHOLAS P AIGE UC B ERKELEY Peut-on imaginer une histoire du roman sans la production de Lafayette ? En France, c’est difficile, du moins depuis la courte notice sur l’autrice dans Le Siècle de Louis XIV (1751), où Voltaire a voulu que « sa Princesse de Clèves et sa Zaïde [fussent] les premiers romans où l’on vit les mœurs des honnêtes gens, et des aventures naturelles décrites avec grâce 1 ». Les récents travaux de Camille Esmein-Sarrasin montrent que ce jugement s’était rapidement disséminé en France : on le retrouve un peu partout dès les années 1770, et avant longtemps on verra un commentateur en conclure même à une « révolution 2 ». La remarque finira par percer au nord de la Manche aussi, nous le verrons, mais avec du retard ‒ seulement vers 1810. Entretemps, les Anglais commencent à produire leurs premières histoires du roman, sans toutefois ce principe organisateur, cette commode coupure, qui permet de tout ranger soit avant soit après notre autrice. Ils ignorent, pour ainsi dire, la bonne nouvelle. C’est tout au moins un rappel salutaire que nos façons d’organiser l’immense et même millénaire production de romans sont contingentes. En effet, comme le note Esmein-Sarrazin, le « cas Lafayette » a très vite figé notre sens du passé littéraire français. Mon premier propos ici est de décrire ce que nos prédécesseurs anglais ont fait de Lafayette (quand ils n’étaient pas en train de la passer sous silence). Ensuite, je voudrais suggérer que l’exemple de ces premières historiographies anglaises du roman nous 1 Voltaire, Œuvres historiques, éd. René Pomeau, Paris, Gallimard, 1958, « Bibliothèque de la Pléiade », p. 1170. 2 Camille Esmein-Sarrazin, La Fabrique du roman classique : Lire, éditer, enseigner les romans du XVII e siècle de 1700 à 1900, Paris, Classiques Garnier, 2023, p. 228-30. Pour la « révolution », il s’agit d’Antoine de Cournaud, écrivant en 1786, cité par Esmein-Sarrazin, p. 244. Nicholas Paige PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0023 374 invite à réimaginer nos propres histoires, faites trop souvent de « ruptures », de « réactions », et puis de tous ces grands auteurs qu’on enfile comme des perles. Au fond, oui, il est possible et même essentiel de reconnaître que nous n’avons pas besoin de Lafayette, dans la mesure où le roman comme système dépasse de beaucoup les auteurs et les livres qui le composent. Les premiers écrits historiques sur le roman en Angleterre sont tardifs comparés à ce qui se passe en France : ils datent des années 1780, donc plus de cent ans après Huet (1669), et encore presqu’un demi-siècle après les écrits de Lenglet-Dufresnoy (De l’usage des romans, 1734) et de Boyer d’Argens (« Discours sur les nouvelles », 1739). Le retard est plutôt logique, puisque la pratique même du roman dans le pays est relativement modeste avant 1750 : c’est seulement dans le sillage de Richardson et de Fielding que la production anglaise se rapproche de la production française, elle-même relativement constante depuis le début du XVII e siècle 3 . Voilà en tout cas que paraissent, coup sur coup, trois textes. D’abord, en 1779, les Lectures on Rhetoric and Belles Lettres de Hugh Blair, ouvrage qui, comme son titre l’indique, a un empan beaucoup plus large. On Fable and Romance, de James Beattie, suit en 1783 : c’est le premier texte anglais tout entier consacré à l’histoire des narrations fictionnelles en prose. Et deux ans plus tard, la romancière Clara Reeve signe un dialogue très ample sur le même sujet, The Progress of Romance. Ces trois auteurs arrivent sans difficulté à rendre compte de ce qu’ils voient comme les changements importants presque sans référence à Lafayette. Or au début du siècle suivant, le jugement de Voltaire aura fait son chemin, et deux nouvelles histoires du genre ‒ On the Origin and Progress of Novel Writing d’Anna Barbauld (1810) et A History of Fiction de John Dunlop (1814) ‒ vont l’intégrer dans les schémas déjà familiers. Le roman n’est pas un genre que Hugo Blair estime beaucoup, et si les quelques pages qu’il lui consacre méritent un rappel, c’est à cause de la diffusion immense des Lectures on Rhetoric and Belles Lettres. Un peu à la manière de Huet, qu’il cite, Blair situe l’origine de ce qu’il appelle globalement « fictitious history » dans les fables et paraboles de l’Orient ; il passe ensuite aux productions de l’empire romain et puis aux poèmes chevaleresques qui reçurent pour la première fois le nom de roman ‒ en anglais, romance. Le goût pour ces fictions « ensorcela » l’Europe tout entière pendant des siècles, avant d’être « explosé », dit Blair, par Cervantès 4 . Vint ensuite un « second stage of Romance writing », un stade illustré par des écrivains tels 3 Pour des mesures quantitatives, voir Nicholas Paige, Technologies of the Novel : Quantitative Data and the Evolution of Literary Systems, Cambridge, Cambridge University Press, 2021, p. 170-172. 4 Hugo Blair [1779], Lectures on Rhetoric and Belles Lettres, 12 e éd., 3 vol., London, Cadell and Davies, 1812, III, p. 73. Ici et ailleurs, c’est moi qui traduis. Lafayette en Angleterre au XVIII e siècle PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0023 375 que Sidney, Urfé et Scudéry 5 . Ceux-ci conservent le registre héroïque et vertueux de la romance médiévale, tout en « bannissant » son appareil enchanté de dragons et de nécromanciens ; ils arrivent par là à nous proposer « une vague ressemblance à la nature humaine ». Or le style de ces nouvelles romances reste ampoulé (« swoll[e]n »), et ses aventures, incroyables (« incredible ») ; pire encore, leurs tomes volumineux (« voluminous ») et fastidieux (« tedious ») nous tombent des mains. Arrive alors une « troisième forme », baptisée « le roman familier » ‒ familier désignant le contraire de « magnifique », qualificatif appliqué à la romance. Ce nouveau roman, caractérisé par une absence de morale et d’instruction, est situé historiquement à l’époque de Louis XIV en France et Charles II en Angleterre ; mais Blair ne donne pas de titres. Or, depuis, on a mieux fait : le roman est devenu plus vraisemblable et simultanément plus axé sur les caractères, qui peuvent fournir aux lectrices et lecteurs modèles et contre-modèles. Ici Blair donne des références, mais peu nombreuses ‒ Gil Blas, les romans de Marivaux, puis Julie ou La nouvelle Héloïse. Il tient la production anglaise pour globalement inférieure à celle de la France, tout en louant Robinson Crusoé, Fielding et Richardson. Retenons de cette brève histoire surtout la distinction devenue depuis incontournable entre romance et novel (circulant du moins depuis la préface que donne William Congreve à son roman Incognita (1692), elle n’est pas une innovation de Blair) ; mais aussi la description d’une espèce semble-t-il à mi-chemin entre les deux, la romance disons réformée du XVII e siècle. Dans On Fable and Romance, Beattie adopte une approche plus typologique : il multiplie ses catégories et espèces, tout en proposant un récit historique rendant compte des évolutions de ce qu’il appelle la « fable poétique en prose », depuis ses débuts jusqu’aux textes de Marivaux, Richardson et Fielding. L’histoire de Beattie est schématiquement organisée autour du pivot qu’est Don Quichotte. Avant existait ce que Beattie appelle old romance, qui reflète les mœurs féodales et chevaleresques, témoignant en outre d’une « ignorance » et d’une « crédulité 6 » lamentables ; Beattie se contente dans ces pages d’une longue exposition du féodalisme et ne cite guère de titres littéraires à part l’Amadis. Enfin vint Cervantès, qui dissipa les illusions de « l’âge des ténèbres 7 », introduisant par-là la new romance ‒ plus courte, bien entendu, mais surtout axée sur l’imitation de la nature et de « la vie quotidienne 8 ». Mais la new romance semble être un phénomène plutôt du dix- 5 Blair, Lectures, III, p. 74. Toutes les citations suivantes proviennent de cette même page. 6 James Beattie, « On Fable and Romance », dans Dissertations Moral and Critical, 2 vol., Dublin, Exshaw et al., 1783, II, p. 254. 7 Ibid., II, p. 269. 8 Ibid., II, p. 307: « Common life ». Nicholas Paige PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0023 376 huitième siècle : après le Quichotte, les exemples donnés sont Crusoé et Gil Blas, ensuite Marivaux, Fielding et Richardson. Entre romance et new romance existe pourtant une « troisième espèce 9 », caractéristique de la France du XVII e siècle ‒ les romans de Scudéry et de La Calprenède, qu’il avoue ne pas avoir lus, tant ils sont « intolérablement fastidieux et indiciblement absurdes 10 ». Dans son schéma historique, Beattie ne semble pas sûr de ce qu’il faudrait en faire, donc il les appelle un mélange de old et de new romance. Dans ses grandes lignes, donc, l’histoire que propose ce commentateur ressemble à celle de Blair, même si Beattie ne recourt quasiment jamais au terme novel : il y a une forme ancienne, une forme nouvelle, et entre les deux, une forme provisoire et intermédiaire. Clara Reeve, dans The Progress of Romance de 1785, nous offre un récit autrement plus détaillé. À la différence de ses prédécesseurs, qui ne sont pas des amateurs du genre, Reeve est romancière elle-même et connaît bien le travail de ses confrères de toutes les époques. Et si, comme d’autres, elle cherche à distinguer la romance du novel, ceux-ci constituent pour elle non pas des formes qui se relayent ‒ la seconde étant plus « moderne » que la première ‒ mais plutôt deux traditions parallèles. De fait, au rebours de l’implication de son titre, qui insiste sur le « progrès 11 », et à la différence de ses prédécesseurs, la distinction n’est pas hiérarchique : la romance n’est pas, pour elle, inférieure au novel ou plus archaïque que lui ; elle est simplement autre. L’histoire qu’élabore Reeve repose sur une distinction rhétorique de type genera dicendi : la romance et le novel sont pour elle séparés par leur registre. Celui de la romance est élevé, car en fait celle-ci ne constitue qu’une épopée en prose ‒ une « fable héroïque 12 ». Or cette définition rhétorique n’exclut pas le changement historique, car la romance connaît deux variantes ‒ le roman médiéval chevaleresque et sa version « ravivée 13 », qui prospère au XVII e siècle, surtout en France. L’origine de cette mutation, c’est une fois de plus Cervantès : les anciennes romances sont « explosées 14 » par Don Quichotte, un livre qui n’accouche pas du roman mais plutôt des « Romances modernes », plus « régulières » et « vraisemblables 15 » que leurs ancêtres médiévaux. (Reeve, alléguant Persilès, note que Cervantès pratique lui-même la nouvelle 9 Ibid., II, p. 308. 10 Ibid., II, p. 308. 11 Terme qui, à l’époque, veut dire plutôt « développement ». 12 Clara Reeve, The Progress of Romance through Times, Countries and Manners, 2 vol., Colchester, W. Keymer, 1785, I, 13. 13 Reeve, The Progress of Romance, I, p. V et p. 42. 14 Ibid., I, p. 64 ; Reeve semble reprendre le mot de Blair. 15 Ibid. Lafayette en Angleterre au XVIII e siècle PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0023 377 variante 16 ). Or, relayant une censure quasi universelle dans cette second XVIII e siècle, Reeve prononce les romances modernes illisibles ‒ « ennuyeuses, lourdes et inintéressantes 17 » ‒ et leur reproche en outre une fâcheuse tendance à confondre histoire et fiction. La définition du novel, comme celle de la romance, est une affaire de registre ‒ « une relation familière de ce qui se passe tous les jours devant nos yeux, comme ce qui pourrait arriver à nos amis ou à nous-mêmes [...], un tableau de la vie réelle et des mœurs, et de l’époque où il est composé 18 ». Dans l’argumentation de Reeve, le novel n’a pas la fonction de réaliser une rupture entre archaïsme et modernité : à la différence de Blair et de Beattie, la forme ne naît pas dans le débris de la modern romance. Comme chez Bakhtine ou plus récemment Thomas Pavel 19 , le novel est simplement une tradition parallèle, dont Reeve fait remonter la généalogie jusqu’aux Italiens, et d’abord Boccace. Cervantès, dans ses Nouvelles exemplaires, l’importe en Espagne ; puis, grâce à Scarron, la forme passe de là en France, « où il se multiplia jusqu’à l’infini, comme il fit depuis en Angleterre 20 ». Puisque la romance disparaît après sa variante moderne, et que le novel passe d’une production semble-t-il minoritaire à une hégémonie, The Progress of Romance implique tout au moins que ces deux registres sont historiquement distribués, et il est vrai que Reeve peut parler, ici et là, de « l’ignorance gothique 21 » censée caractériser les beaux jours de la romance médiévale. Sur le plan de son argumentaire explicite, pourtant, Reeve évite de donner ce sens familier à son récit. En tout cas, c’est dans la succession Boccace-Cervantès-Scarron que Reeve touche aux romans de Lafayette, car si quelqu’un comme Blair ne parle que très schématiquement d’une transformation romanesque dans le second XVII e siècle, Reeve aime entrer dans le détail des titres. Zayde, qu’elle attribue à Segrais, et qui est jugée meilleure que le roman de Scarron mais inférieure à celui de Cervantès, est clairement un novel pour Reeve et non pas une romance. La Princesse de Clèves entre bien entendu dans la même catégorie, avec deux autres nouvelles ‒ Agnès de Castro de Brilhac 22 , roman oublié de 1688, et une autre nouvelle difficilement identifiable par le titre que Reeve 16 Ibid., I, p. 59. 17 Ibid., I, p. 69. 18 Ibid., I, p. 111. 19 Mikhaïl M. Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, trad. Daria Olivier, Paris, Gallimard, 1993 ; Thomas Pavel, La Pensée du roman, Paris, Gallimard, 2003. 20 Reeve, The Progress of Romance, I, p. 114. 21 Ibid., I, p. 106. 22 Pour la question de l’attribution de cette nouvelle, voir dans ce numéro la contribution de Rainer Zaiser (note 5). Nicholas Paige PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0023 378 lui donne 23 . Les trois pourtant ne sont pas tout à fait dans le même sac, car si les deux dernières nouvelles sont simplement « médiocres », Clèves est encore pire car dangereuse. Selon Reeve, le roman de Lafayette « influence les jeunes esprits en faveur d’une certaine fatalité en matière d’amour, qui les incite à plaider les erreurs de l’imagination, pour les fautes du cœur, qui, si elles sont tolérées, ébranleront à la fois leur vertu et leur paix 24 ». Notons, pour clore cette recension du texte de Reeve, que dans tous les cas la nouvelle française ne forme en aucune manière un pivot historique ‒ pas plus, d’ailleurs, que Don Quichotte. De Boccace à Scarron puis à ces nouvelles, ensuite à Riccoboni et à Marmontel en passant par Lesage, Marivaux et Crébillon, le novel continue son bonhomme de chemin, rejoint ici et là par des compagnons de route anglais ‒ Crusoé, Tom Jones, et une ribambelle de romanciers contemporains à Reeve elle-même. Ce n’est que dans les deux textes des années 1810 que la place de Lafayette se trouve réévaluée, à la fois pour sa qualité littéraire et pour son rôle historique. En 1810 paraît On the Origin and Progress of Novel Writing d’Anna Barbauld. Dans l’ensemble, Barbauld n’innove pas beaucoup : elle fait remonter le roman au Proche Orient ; de là il passe en Grèce, témoin L’Âne d’or de Lucian ainsi que L’Histoire éthiopique d’Héliodore ; plus tard le roman gothique avec sa matière de Bretagne cède sa place au roman chevaleresque, qui lentement dégénère jusqu’au moment où la satire de Cervantès lui fait quitter la scène. L’Astrée marque l’avènement de ce que Barbauld appelle « un divertissement d’une autre sorte 25 », qu’elle semble associer avec les romans de La Calprenède et de Scudéry, plus proches de la vie réelle que le roman chevaleresque pour l’intrigue mais idéalisés tout de même. Pour la première fois chez ces commentateurs anglais, on attribue à Boileau le rôle décisif dans la fin de cette romance réformée : c’est sa moquerie, dans le Dialogue des héros de roman, qui les évacue de la scène littéraire, comme Cervantès avant lui avait fait pour le roman chevaleresque. Notre époque « polie », selon Barbauld, ne demande plus ces « aventures frappantes » qui convenaient aux « rudes » appétits gothiques : il nous faut « une plus exacte imitation de la 23 « The Captives » (Ibid., I, p. 115). Aucun titre répertorié par Lever n’est un bon candidat (Maurice Lever, La Fiction narrative en prose au dix-septième siècle, Paris, CNRS, 1976). 24 Reeve, The Progress of Romance, I, p. 115. Cette critique pourrait remonter à Jean- Baptiste de Boyer, Marquis d’Argens, Lectures amusantes, ou Les Délassements de l’esprit, avec un discours sur les nouvelles, 2 vol., La Haye, Adrien Moetjens, 1739, I, p. 63-64. 25 Anne Laetitia Barbauld, On the Origins and Progress of Novel-Writing, s. l., s. éd., 1810, p. 13. Lafayette en Angleterre au XVIII e siècle PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0023 379 nature 26 ». Non pas que de tels romans soient une nouveauté absolue : à la manière de Reeve, pour Barbauld c’est à Boccace que l’on doit cette imitation de la vie réelle, reprise ensuite par Marguerite de Navarre dans son Heptaméron et par Scarron dans Le Roman comique. Suivant encore Reeve, les fictions de Lafayette font partie de cette même lignée, dont les descendants ultérieurs sont Lesage, puis Marivaux, puis Rousseau. Or Barbauld innove aussi : d’abord, elle attribue Zayde et Clèves à Lafayette ; plus important, son jugement est positif. Ce revirement de valeur semble attribuable au jugement de Voltaire cité au début de la présente étude, et qu’elle reproduit textuellement. D’où une toute nouvelle conclusion, qui voit les romans de Lafayette (surtout Clèves) comme ceux qui se rapprochent le plus « du roman moderne du type sérieux 27 ». Ce que Barbauld entend par « moderne » ou « sérieux » ‒ ce dernier adjectif fait penser particulièrement à Auerbach 28 ‒ n’est jamais expliqué. Le sérieux ne semble d’ailleurs pas un critère important pour elle : elle laisse tomber Lafayette pour passer dans le même souffle à Gil Blas, au Paysan parvenu, aux contes de Voltaire. C’est John Dunlop qui va amplifier cette remarque, et qui plus généralement va tenter d’établir de vraies filiations. Car ce qu’il recherche, dans A History of Fiction (1814), c’est « une perspective sur le progrès de la fiction en continuité 29 ». Là où Reeve et Barbauld peuvent sauter allègrement de Boccace à Cervantès ou à Marguerite de Navarre, Dunlop se soucie de remplir les blancs ‒ d’où aussi les trois gros volumes de son histoire, remplis de titres et de résumés détaillés. Surtout, Dunlop tente de regrouper des textes qui lui paraissent formellement apparentés. Un premier exemple serait Don Quichotte ou Le roman comique, qu’il classe non pas comme des novels issus de la tradition de Boccace mais comme des comic romances, une forme qui serait contemporaine (« coeval 30 ») des romances et qui remonte au moins à Rabelais. Si pour ses prédécesseurs la romance postmédiévale était une masse indigeste et indistincte, Dunlop prend soin d’en distinguer des sous-genres ‒ political romances, spiritual romances, pastoral romances, heroical romances ‒ même si lui non plus n’estime pas ces formes. Et au lieu de mettre dans un seul et même sac moderne les novels postérieurs à la « décomposition 31 » de 26 Ibid., p. 16. 27 Ibid., p. 18. 28 Erich Auerbach, Mimésis : la représentation de la réalité dans la littérature occidentale, trad. Cornélius Heim, Paris, Gallimard, 1968. 29 John Dunlop, A History of Fiction: Being a Critical Account of the Most Celebrated Prose Works of Fiction, from the Earliest Greek Romances to the Novels of the Present Age, 3 vol., Londres, Longman, Hurst, Rees, Orme, and Brown, 1814, I, p. xviii. 30 Ibid., III, p. 101. 31 Ibid., III, p. 232. Nicholas Paige PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0023 380 la heroical romance dans le second XVII e siècle, il en établit quatre « classes 32 ». Celles-ci sont : la nouvelle à sujet historique ; les romans de Marivaux, Lesage et Rousseau, dont la trame est « purement imaginaire 33 » ; les contes de fées ; et enfin les romans satirico-ethnographiques comme L’Espion turc et les Lettres persanes. C’est dans la première classe ‒ à laquelle Dunlop reproche d’ailleurs son fâcheux mélange de fiction et de vérité ‒ que figure La Princesse de Clèves. Dunlop exempte pourtant Clèves de toute critique, décrivant le roman comme « la première de ces œuvres agréables et purement fictionnelles [...] où l’on montre la vie humaine sous son aspect véritable 34 ». Zayde, quoique marquée par des caractéristiques de la « vieille école 35 » (entendons le roman héroïque), attire aussi la louange de l’historien. Ces deux textes de Lafayette font date : si, comme Barbauld, Dunlop cite la déclaration de Voltaire, il en fait un usage plus radical, concluant non seulement à une « révolution », mais encore à « la révolution la plus heureuse » rencontrée au cours de tout son livre 36 . Lafayette accouche donc d’une nouvelle « ère 37 » en littérature et en fiction ‒ celle de Marivaux, Prévost, Riccoboni, Rousseau ; mais aussi d’auteurs comme Lesage ou Crébillon qui développent le versant plus comique du roman. Du côté anglais, rien de tel : le roman anglais connaît un développement, tardif par rapport à la France ; mais tout se passe comme s’il découlait de la révolution lafayettienne. Le livre de Dunlop pourrait donc marquer la découverte anglaise de l’importance de Lafayette dans l’histoire du roman ‒ découverte à mettre curieusement sur le compte de la brève remarque de Voltaire, qui perce chez Barbauld et que Dunlop reprend en l’amplifiant. Or bien sûr Dunlop ne « découvre » rien, pas plus que Barbauld ni même Voltaire. Il ne fait qu’ordonner ou classer les données de l’archive romanesque, et comme tous les classements, le sien peut nous paraître plus ou moins pertinent que d’autres. Certains de ceux que j’ai répertoriés ici sont étonnamment pérennes : celui qui distingue le novel de la romance ; et celui encore qui voit dans les romans héroïques du premier XVII e siècle une réformation de la romance médiévale. D’autres sont moins partagés, comme lorsque Reeve et Barbauld font du novel non pas une métamorphose particulière moderne intervenant autour de 1700 mais une forme remontant à Boccace. On peut relever contradictions et inconséquences : comment Barbauld peut-elle retenir à la fois la proposition 32 Ibid., III, p. 234. 33 Ibid., III, p. 235. 34 Ibid., III, p. 240. 35 Ibid., III, p. 253. 36 Ibid., III, p. 254. Le mot révolution figure aussi à la page 255. 37 Ibid., III, p. 240 et p. 254. Lafayette en Angleterre au XVIII e siècle PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0023 381 de Reeve (que le novel remonte à Boccace) et celle de Voltaire (que le roman de la vie ordinaire commence avec Lafayette) ? Et on peut même se demander si l’approche générale de Dunlop ‒ il mise le plus souvent sur des modifications intertextuelles continues ‒ cadre bien avec l’idée d’une « révolution » dans nos manières d’écrire. En outre, pour quelqu’un qui privilégie l’idée de groupements formels, l’idée qu’une seule révolution puisse modifier toutes les classes de romans peut paraître incongrue. Et enfin, Dunlop n’explique pas comment cette révolution française se propage en Angleterre : lorsqu’il traite des premières novelists anglaises ‒ Behn, Manley, Haywood ‒ il décrit leur travail comme le fruit de causes plus diffuses, tel que « le goût qui s’améliore d’âge en âge 38 ». D’où finalement « l’origine de cette espèce de composition qui [...] par une maturation graduelle est devenu le roman anglais 39 ». Tout en important l’idée voltairienne de la révolution accomplie par Lafayette, Dunlop semble donc souscrire plus fondamentalement à la vision graduelliste d’un lent progrès du bon goût. Si les bornes chronologiques du présent recueil étaient plus larges, on pourrait suivre plus en aval la place de Lafayette dans l’historiographie littéraire anglaise, jusqu’à sa mise à l’écart brutale par Ian Watt au début de The Rise of the Novel en 1957 40 . Mais le survol effectué ici nous permet déjà de comparer ces lointaines et alternatives façons de faire l’histoire du roman et de nous demander s’il n’y aurait pas quelque chose là-dedans qui puisse nourrir la recherche actuelle ‒ si nous voulons bien admettre que nos histoires à nous sont susceptibles d’être améliorées. Posons donc une question : Dunlop a-t-il eu raison, quand par moments il faisait de Lafayette un pivot ? Ou étaient-ce plutôt Reeve ou Beattie, qui donnaient peu ou pas de place à l’autrice de Clèves, qui étaient plus près de la vérité ? Et nous, devons-nous laisser tomber Lafayette ‒ non pas de nos programmes et palmarès, mais des récits que nous proposons de l’histoire du roman ? Quelle serait une histoire du roman libérée des arrêts obligatoires que nous, pèlerins littéraires fidèles, effectuons à genoux depuis des siècles ? Il y a ici deux questions sérieuses et 38 Ibid., III, p. 368. 39 Ibid., III, p. 368. 40 Watt estime toute la production française, de La Princesse de Clèves aux Liaisons dangereuses, « trop élégante [stylish] pour être authentique », l’authenticité étant l’apanage du roman au sens propre. Voir Ian Watt, « Réalisme et forme romanesque », dans Tzvetan Todorov et Gérard Genette dir., Littérature et réalité, Paris, Seuil, 1982, p. 11-46, p. 39. (À ce jour c’est la seule partie de son étude traduite en français.) Entre Dunlop et Watt ‒ dans des traités comme The History of French Literature de George Saintsbury (1882) et The English Novel de Walter Raleigh (1894) ‒ Lafayette reste une étape importante vers le roman moderne, qui selon eux ne s’affirme pour de vrai qu’autour des années 1730. Nicholas Paige PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0023 382 connexes, l’une qui concerne le rôle des individus dans l’historiographie littéraire, l’autre le rôle de la périodisation dans cette historiographie. Lafayette a-t-elle changé le roman français ? La réponse dépend évidemment de ce qu’on entend par le roman français, et aussi même par ce qu’on entend par le verbe « changer ». Affinons donc la question. Lafayette at-elle modifié la façon dont d’autres romanciers écrivaient leurs romans ? Que certains écrivains aient été influencés par La Princesse de Clèves paraît très probable ‒ depuis La duchesse d’Estramène (Du Plaisir, 1682) et Eléonor d’Yvrée (Bernard, 1687) jusqu’aux Mémoires du comte de Comminge (Tencin, 1735) et encore ‒ pourquoi pas ? ‒ jusqu’au Bal du comte d’Orgel (Radiguet, 1924). C’est un truisme que certains auteurs sont plus influents ou populaires que d’autres ‒ les influents étant ceux qui inspirent d’autres auteurs, les populaires ceux qui attirent le plus de lecteurs 41 . Mais lorsque Dunlop, suivant Voltaire, crédite Lafayette d’une « révolution », il a bien en tête autre chose ‒ un changement majeur dans nos manières d’écrire, un effet qu’on doit situer au niveau non de quelques individus mais du groupe entier. Si bien que faire une histoire du roman sans elle serait aussi absurde qu’une histoire de l’automobile qui ferait l’économie de la Ford T : le chaînon essentiel manquerait. La question devient donc plutôt de savoir si Lafayette a changé, durablement et à grande échelle, la production romanesque française. Dans Technologies of the Novel, j’ai entrepris une recension de l’archive du roman en France et en Angleterre sur la période 1600-1830. L’enquête révèle que très peu d’œuvres, même « canoniques », ont eu cette sorte d’effet ‒ je reviendrai sur les exceptions. Plus fondamentalement, cette recension suggère qu’à un moment donné la production romanesque d’ensemble se compose de plusieurs formes romanesques : il n’y a pas un seul « roman des années 1670 », mais un chevauchement d’artefacts romanesques distincts. L’œuvre de Lafayette nous aide d’ailleurs à éclairer cet aspect de l’archive. Zayde et La Princesse de Clèves sont bien sûr des romans, et on les classe ainsi parce qu’ils font ce qu’on attend des romans : ils racontent des histoires, ils parlent d’amour, on les lit pour le plaisir, et j’en passe. Et il se peut qu’ils soient particulièrement bien écrits, qu’ils montrent un raffinement inhabituel dans leur peinture des états psychologiques, et j’en passe encore. Formellement, pourtant, il faut admettre que ce sont des romans faits sur des patrons différents. La structure de Zayde est héritée du roman qu’on pourrait dire « héliodorien » : prenant L’Histoire éthiopique pour modèle, cette forme 41 Quant à la popularité de Lafayette, il se peut que l’engouement autour de La Princesse de Clèves ait été exagéré par la critique ; voir Geoffrey Turnovsky, « Literary History Meets the History of Reading : The Case of La Princesse de Clèves and Its (Non)Readers », French Historical Studies, vol. 41, n° 3, 2018, p. 427-447. Lafayette en Angleterre au XVIII e siècle PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0023 383 prospère surtout dans les années 1630-1650 en France, et consiste en un récit cadre, commencé in medias res, dans lequel sont enchâssés plusieurs récits rétrospectifs, pris en charge par les personnages eux-mêmes. La forme de La Princesse de Clèves, en revanche, emprunte son dispositif narratif non pas au répertoire « poétique » mais aux relations historiques ; et dès ces années 1670 cette forme s’appelle « la nouvelle historique » 42 . Ces deux artefacts formels, auxquels on peut rajouter quelques autres (comme les premiers romans épistolaires, par exemple), composent le système romanesque du moment. Ce système se modifie sans cesse, à mesure que ses artefacts constituants séduisent ou lassent leurs producteurs et consommateurs. Voici donc que la question doit être reformulée une dernière fois : Lafayette a-t-elle modifié le système romanesque ? Selon la recension entreprise pour Technologies of the Novel, deux œuvres seulement semblent être à l’origine d’une lignée artéfactuelle : il s’agit de L’Astrée (Urfé, 1607), qui a donné le modèle français de l’enchâssement héliodorien, et de Clarissa (Richardson, 1748), premier roman épistolaire polyphonique 43 . Bien sûr, tout artefact littéraire doit avoir une origine. Or ces origines sont presque toujours collectives : une forme n’est pas donnée une fois pour toutes par un créateur à des émules qui la reproduisent. C’est plutôt que beaucoup de créateurs travaillent un ensemble embryonnaire de formes voisines jusqu’à ce qu’une forme se stabilise. En tout cas, en ce qui concerne Lafayette, la leçon de l’archive est que ni Zayde ni Clèves n’ont rien changé. Zayde fut une refonte de la vieille forme héliodorienne, une refonte qui ne parvint même pas à lui donner un second souffle. Clèves, certes, avait une forme plus actuelle ; mais en 1678 la nouvelle historique s’était déjà stabilisée, et si elle prospéra encore davantage dans les années 1680 (son apogée), rien ne permet de penser que ce fût le roman de Lafayette qui lui ait donné ce coup de pouce. Certes, on pourrait imaginer d’autres mesures possibles de l’empreinte laissée par Lafayette sur le roman, et chercher à montrer qu’après elle les romans étaient vraiment devenus plus « vraisemblables » et « psychologiques ». En dehors des difficultés d’exécution, la proposition elle-même me semble peu vraisemblable : comment une personne, aussi talentueuse qu’elle soit, pourrait-elle être l’origine de qualités aussi importantes (sinon rigoureusement indéfinissables) que la vraisemblance ou la psychologie ? Quoi qu’il en soit, pour ce qui en est de l’influence formelle de Lafayette, la question me paraît close : oui, on peut faire une histoire parfaitement 42 Des récits enchâssés, il y en a dans La Princesse de Clèves, mais ils sont structurellement détachables. 43 Statut qu’il n’est pas utile d’accorder aux Lettres persanes pour des raisons précises ; voir Paige, Technologies of the Novel, p. 132-135. Pour l’influence formelle de L’Astrée, voir ibid., p. 69-70. Nicholas Paige PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0023 384 cohérente du roman sans la citer ; non, Dunlop n’avance en rien notre compréhension de l’archive en faisant d’elle l’étincelle révolutionnaire ‒ tout au contraire. Mais si Lafayette n’est pas le chaînon manquant du roman, ce n’est pas parce qu’elle fut « moins forte » que des figures comme Urfé ou Richardson. C’est plutôt que le roman n’est pas une chaîne. Une chaîne est une technologie sans redondance : si un chaînon saute, la charge tombe et se fracasse. En revanche, le système romanesque est redondant, car à tout moment il se compose de plusieurs artefacts. En ôter un, c’est peut-être appauvrir le système, mais ce n’est pas le casser 44 . De ce point de vue, les réussites éclatantes d’Urfé et de Richardson n’ont fait qu’enrichir le système artéfactuel du roman, et celui-ci aurait pu se passer d’eux aussi. Rien ne garantit, d’ailleurs, que sans eux les formes qu’ils ont inventées n’auraient pas vu le jour ‒ un peu plus tard, grâce à un ou à plusieurs autres inventeurs. Nous n’aurions pas tort de dire qu’ils ont « changé » le roman plus que l’autrice de La Princesse de Clèves ne l’a fait, puisqu’ils ont fourni un artefact repris ensuite par beaucoup d’autres, là où Lafayette n’a fait que reprendre un artefact déjà en usage. Mais le système-roman est fait de changements multiples et incessants, et personne n’a le pouvoir de lui faire prendre un virage décisif ou révolutionnaire 45 . S’il n’est pas donné aux écrivains individuels d’accoucher d’une nouvelle « ère » romanesque, reste à savoir s’il existe des ères. D’une certaine manière, ces historiographes anglais ne semblent pas vraiment en douter, mais les ères proposées sont réduites en nombre : à l’ère de la romance succède l’ère du novel. Blair et Beattie souscrivent à une vision particulièrement simple de l’histoire, selon laquelle l’archaïsme féodal est remplacé ‒ tout d’un coup, même ‒ par une modernité éclairée. La romance est la forme narrative de la féodalité, le novel celle de la modernité ; la new romance du premier XVII e siècle constitue un effort avorté de moderniser la romance au lieu d’inventer une forme véritablement moderne. Reeve, Barbauld et Dunlop nuancent cette 44 Si on cherche à tout prix une métaphore, le roman serait plutôt une corde composée de plusieurs fils : non seulement les fils individuels peuvent se casser, ils n’ont pas besoin d’être aussi longs que la corde elle-même. Car dans le roman aussi, il n’y a pas forcément de continuité artéfactuelle entre les moments éloignés de son histoire. Je m’inspire ici de George Kubler lorsqu’il décrit le temps artéfactuel comme composé de « faisceaux fibreux » ; voir The Shape of Time: Remarks on the History of Things, New Haven, Yale University Press, 1962, p. 122. 45 Je simplifie. Il faudrait encore distinguer les systèmes robustes des systèmes petits ou immatures. La forme épistolaire polyphonique s’impose plus rapidement et avec plus de dominance en Angleterre qu’en France, précisément parce que le romansystème anglais est beaucoup moins développé ; voir Paige, Technologies of the Novel, p. 172-173. Lafayette en Angleterre au XVIII e siècle PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0023 385 vision « éclairée » de l’histoire sans toutefois s’en départir. En revanche, tous évitent d’établir des périodisations plus fines ; ils ne théorisent pas non plus de moments de « transition » ; et surtout, ils ne tiennent pas les œuvres pour des créations de leur « moment » historique précis. Loin d’eux donc une conception de l’histoire que, pour faire court, je vais appeler « hégélienne » ‒ une histoire par paliers, avec ses époques qui se succèdent, chacune représentant un tout, clos et cohérent. Il n’y a pas de XVII e siècle, pas de XVIII e , mais plutôt une suite d’auteurs et d’œuvres, sans « logique » sous-jacente qui règlerait leur apparition. Autrement dit, pour ces commentateurs, un roman donné ne nous dit rien sur le moment qui l’a produit. Les œuvres n’étant pas l’expression d’un moment ou d’une période, elles ne peuvent renvoyer à ce substrat. C’est pourquoi je vois dans certaines de ces histoires anciennes une voie possible pour la recherche actuelle, malgré le moderno-centrisme suffisant qu’elles affichent. Car il serait inexact de dire que pour quelqu’un comme Dunlop l’apparition des œuvres au fil du temps est purement aléatoire, sans logique. Au contraire, Dunlop est toujours en train de grouper, de classer ; une logique préside donc à ses groupements. Or ce n’est pas une logique temporelle, « historicisante » : c’est plutôt une logique formelle. Dunlop commence ainsi son chapitre sur la fiction nouvelle : « L’esprit humain semble avoir besoin d’une espèce de fiction ou d’une autre pour son divertissement et sa relaxation, et nous avons constaté [...] qu’à peine une espèce disparaît lorsqu’une autre prend sa place 46 ». Des espèces surviennent, pour être remplacées par d’autres. Si Dunlop parle ici d’une simple suite ‒ espèce A remplacée par espèce B ‒ dans sa pratique même il suggère qu’à n’importe quel moment donné « le roman » regroupe plusieurs espèces. C’est le cas lorsqu’il énumère les variétés de new romances du premier XVII e siècle, et surtout lorsqu’il divise le novel en quatre « nouvelles sortes de fiction », selon le passage précédemment cité. Ces espèces sont le fruit de l’imitation : Cyrano est lu par Swift 47 ; il y a une série de « romans cabalistiques » qui descendent du Comte de Gabalis de Villars 48 ; Roger Boyle imite le roman héroïque français dans sa Parthénice 49 ; Elizabeth Haywood imite Aphra Behn 50 . Comme certains de ces exemples l’indiquent, ces filiations ponctuelles se passent facilement de ce que nous avons le réflexe d’appeler le contexte culturel. Ainsi Barbauld va-t-elle remarquer plus de ressemblance entre Joseph Andrews de Fielding et Le Paysan parvenu de Marivaux qu’entre le roman de Fielding et 46 Dunlop, A History of Fiction, III, p. 234. 47 Ibid., III, p. 334 et p. 350. 48 Ibid., III, p. 355. 49 Ibid., III, p. 364. 50 Ibid., III, p. 369. Nicholas Paige PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0023 386 les romans de Richardson 51 . Comparons cette logique qu’on pourrait dire « de surface » à la logique « des profondeurs 52 » à l’œuvre dans les histoires post- Wattiennes du roman anglais, où les romans de Defoe, Richardson et Fielding sont moins des artefacts créés par des auteurs-acteurs que les manifestations visibles du Roman ‒ du Roman qui serait l’expression de l’Angleterre empiriste, capitaliste et individualiste qui le produit. Leur confiance en une frontière nette entre le « moyenâgeux » et le moderne mise à part, ces commentateurs ne périodisent donc pas. Il ne faudrait pas confondre les groupements qu’effectue un Dunlop et la périodisation, cette dernière visant à relier les produits artistiques d’un certain laps de temps à leur « moment » ‒ à une configuration culturelle spécifique dont ces produits seraient les signes 53 . Évidemment, les artistes utilisent les œuvres pour parler de leur actualité, de ce qui leur semble important ; oui, il est donc légitime de vouloir étudier les valeurs changeantes, telles qu’on les voit dans l’art. Or, pour commencer, ce n’est pas tout à fait la même chose que de supposer l’existence d’un esprit du moment qui présiderait à la génération des œuvres. Plus important, tout en ayant, certes, un « contenu » sémantique, les œuvres prennent leur place dans une séquence artéfactuelle ; ceux et celles qui les façonnent travaillent à partir d’œuvres déjà existantes 54 . Il ne faut surtout pas entendre dans cette affirmation la vieille rengaine, « continuité ou rupture ? ». Les séquences sont faites de changements et de variations, mais toujours sous contrainte : les formes produites au moment T sont contraintes par les formes disponibles au moment T moins 1. Et cela veut dire qu’une œuvre d’art est « historique » de deux manières : elle prend sa place dans une chronologie absolue (La Princesse de Clèves est publiée en 1678) aussi bien que dans des séquences artéfactuelles (elle fait partie de la séquence « roman » et de la sous-séquence « nouvelle historique ») 55 . 51 Barbauld, On the Origins and Progress of Novel-Writing, « Fielding », p. xix. 52 Terminologie qui renvoie à un manifeste critique qui a fait date aux États-Unis ; voir Stephen Best and Sharon Marcus, « Surface Reading: An Introduction », Representations, vol. 108, n° 1, 2009, p. 1-21. 53 Sur l’histoire de la périodisation, on peut consulter Luc Fraisse, Les Fondements de l’histoire littéraire : de Saint-René Taillandier à Lanson, Paris, Champion, 2002 ; et Ted Underwood, Why Literary Periods Mattered : Historical Contrast and the Prestige of English Studies, Stanford, Stanford University Press, 2013. 54 C’est un axiome dans l’histoire de la technologie. Voir par exemple George Basalla, The Evolution of Technology, Cambridge, Cambridge University Press, 1988, p. 209 : « Chaque fois que nous rencontrons un artefact, quels que soient son âge et sa provenance, nous pouvons être certains qu’il a été modelé sur le patron d’un ou de plusieurs artefacts préexistants. » 55 Je suis encore Kubler, The Shape of Time, p. 96-122. Lafayette en Angleterre au XVIII e siècle PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0023 387 Au début de ses trois volumes sur l’histoire de la fiction, Dunlop annonce qu’il s’appliquera à « traquer les imitations successives des excellents affabulateurs 56 ». En effet, avec leurs énumérations et leurs listes, des gens comme Dunlop et Reeve sont beaucoup plus près de la notion de séquence artéfactuelle que les universitaires modernes, travaillant trop souvent sous l’emprise d’une vision hégélienne. Au lieu de prendre une œuvre pour le signe d’un processus invisible ‒ l’Histoire ‒ ils la placent dans un continuum d’autres artefacts. Dunlop, nous l’avons vu, déroge à ce principe en cédant ici et là à la tentation de parler d’ères et de révolutions. Mais c’est précisément quand son discours ressemble le plus au discours universitaire familier qu’il faut s’en méfier. S’il n’est pas dans notre pouvoir de faire rejouer l’histoire pour savoir ce qu’elle aurait été sans Lafayette et ses chefs-œuvres, nous pouvons néanmoins être à peu près certains que les séquences artéfactuelles du roman auraient été globalement les mêmes que celles qui sont préservées dans nos bibliothèques. Il ne faut pas confondre l’excellence d’un roman et l’importance de sa place dans le système-roman. 56 Dunlop, A History of Fiction, I, p. XVIII. PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0024 Madame de Lafayette au prisme des catalogues de vente de bibliothèques du XVIII e siècle : une fonction-auteur réfractée, entre roman et histoire 1 A LICIA C. M ONTOYA R ADBOUD U NIVERSITEIT (N IJMEGEN ) De la fin du XVII e au début du XIX e siècle, des dizaines de milliers de bibliothèques privées ont été mises en vente en Europe et à cette fin, ont fait l’objet d’un catalogue imprimé. Bien que les catalogués préservés de nos jours ne représentent qu’une très petite partie du nombre total des bibliothèques qui ont été vendues, ce corpus fournit néanmoins un outil précieux pour les recherches bibliographiques et littéraires 2 . En effet, ces catalogues nous permettent de nous faire une idée de la production totale du livre, y inclus les livres « perdus ». Au-delà de ce type de questionnement quantitatif, ils font apparaître la valeur que les libraires qui ont rédigé les catalogues reconnaissent aux ouvrages de certains auteurs, lorsqu’ils assignent un prix à chaque volume à vendre. Or, cette valeur économique sur le marché du livre est indissociable de la valeur culturelle que les lecteurs contemporains et 1 Ce projet a bénéficié d’une subvention du Conseil européen de la recherche (ERC) dans le cadre du programme de recherche et innovation de l’Union européenne Horizon 2020 sous la convention n o 682022. Voir aussi le site du projet : www.mediate18.nl. 2 Les catalogues préservés représentent 10% à 20% seulement de ceux produits au cours du siècle. Helwi Blom, Rindert Jagersma et Juliette Reboul, « Printed Private Library Catalogues as a Source for the History of Reading », dans The Edinburgh History of Reading: Early Readers, Mary Hammond dir., Edimbourg, Edinburgh University Press, 2020, p. 249-269. Dans le cadre du projet MEDIATE, nous construisons actuellement une seconde base de données dont le but est de récenser tous les exemplaires préservés des catalogues de la période 1665-1830. Juliette Reboul, Helwi Blom, base de données BIBLIO, 2023-, en ligne : https: / / heurist.huma-num.fr/ heurist/ ? db=radboud_BIBLIO&website [consultée le 15 février 2024]. Alicia C. Montoya PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0024 390 postérieurs ont attribué aux textes que renferment ces livres, dans le cadre des processus de canonisation et de consécration littéraire à l’intérieur desquels les ventes publiques ont été des supports importants. Dans la présente étude, nous proposons donc une analyse de l’émergence de Marie-Madeleine de Lafayette en tant qu’autrice reconnue et consacrée pendant le premier siècle et demi de sa réception, à partir d’une étude de sa présence dans les catalogues de vente des bibliothèques privées des années 1685-1830. Faisant appel à la notion foucaldienne de la fonction-auteur, nous privilégions le rôle fédérateur du nom de l’auteur dans ce processus, un sujet dont la critique reconnaît largement l’importance, puisque Lafayette a publié presque tous ses ouvrages sous couvert de l’anonymat 3 , à une époque justement, la fin du XVII e siècle, pendant laquelle les notions conjointes d’auteur et de public subissent des transformations profondes 4 . À partir de cette époque, « les discours “littérairesˮ ne peuvent plus être reçus que dotés de la fonction-auteur : à tout texte de poésie ou de fiction on demandera d’où il vient, qui l’a écrit, à quelle date, en quelles circonstances ou à partir de quel projet 5 . » Reconnue de son vivant comme autrice par ses proches, tous membres des cercles littéraires de la haute noblesse, malgré son choix d’un anonymat plus ou moins transparent pour ceux-ci, l’auctorialité de Lafayette ne commence à émerger pleinement qu’au cours du XVIII e siècle. Il nous paraît significatif que ce soit surtout grâce à des publications à l’étranger que le nom « Madame de Lafayette » commence à être associé de façon systématique à ses ouvrages, alors qu’ils se dégagent de leur contexte de production original. Ainsi, l’Histoire d’Henriette d’Angleterre est publiée dans une belle édition, sous le nom de « Dame Marie de la Vergne Comtesse de La Fayette », par l’éditeur huguenot Michel Charles Le Cène à Amsterdam en 1720. Cet ouvrage est suivi des Mémoires de la Cour de France pour les années 1688 et 1689 qui paraissent en 1731 sous le nom de « Madame la Comtesse de Lafayette », également à 3 La bibliographie sur ce sujet est vaste, mais signalons au moins Joan DeJean, « Lafayette’s Ellipses. The Privileges of Anonymity », PMLA, vol. XCIX, n o 5, 1984, p. 884-902 ; et Nathalie Grande, Stratégies de romancières. De Clélie à La Princesse de Clèves (1654-1678), Paris, Honoré Champion, 1999. 4 Selon Foucault, « un chiasme s’est produit au XVII e , ou au XVIII e siècle ». Michel Foucault, « Qu’est-ce qu’un auteur ? », dans Dits et écrits 1954-1988, t. 1 : 1954- 1969, éds. Daniel Defert et François Ewald, Paris, Gallimard, 1994, p. 800. Voir aussi Alain Viala, Naissance de l’écrivain. Sociologie de la littérature à l’âge classique, Paris, Minuit, 1985, et Hélène Merlin-Kajman, Public et littérature en France au XVII e siècle, Paris, Les Belles Lettres, 1994. 5 Foucault, « Qu’est-ce qu’un auteur ? », p. 800. Madame de Lafayette au prisme des catalogues de vente de bibliothèques PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0024 391 Amsterdam, chez un autre libraire-éditeur réfugié, Jean Frédéric Bernard 6 . La première édition de La Princesse de Clèves qui porte le nom de l’autrice est celle publiée à La Haye par Jean Neaulme, dans le tome V de sa Bibliothèque de campagne, ou Amusemens de l’esprit et du coeur, paru en 1737, dont la table des matières indique que les auteurs seraient « Mad. De La Fayette, le Duc de La Rochefoucault, & Segrais ». Autant de raisons donc pour adopter une approche comparative, étayée par des outils numériques qui nous permettront de comparer la façon dont se construit l’auctorialité de Lafayette dans un cadre français et « local » à l’auctorialité que lui reconnaissent libraires et lecteurs au-delà de la France, dans les Provinces-Unies notamment, mais aussi au Royaume-Uni et encore plus loin. Les ouvrages de Madame de Lafayette dans les bibliothèques privées La base de données MEDIATE (Measuring Enlightenment : Disseminating Ideas, Authors, and Texts in Europe, 1665 - 1830) renferme des données extraites des catalogues de 600 bibliothèques privées mises à la vente au cours du XVIII e siècle 7 . Elle privilégie ainsi le livre ancien ou d’occasion, qui représentait une partie très importante du marché du livre pendant cette période. Afin de rendre possible des comparaisons à l’échelle européenne, pour le XVIII e siècle le corpus comprend le même nombre de bibliothèques, toutes de taille petite et moyenne (moins de 1 000 lots) vendues dans trois pays : Pays-Bas, France et Grande-Bretagne. Le corpus comprend en outre dix catalogues de vente italiens, ce nombre plus bas réfletant l’état sousdéveloppé du marché du livre en Italie à cette époque 8 . La première mention d’un ouvrage de Lafayette se trouve dans le catalogue de la bibliothèque de l’avocat Simon van Middelgeest, vendue aux enchères à La Haye en 1685. Le catalogue cite, sous la rubrique « Libri miscellanei in octavo », une « Zayde Histoire Espagnole par M. de Segrais avec un Traité de l’Origine des Romans par M. Huet. ». La dernière mention se trouve également dans un catalogue néerlandais, celui de la bibliothèque du magistrat Johan Schimmelpenninck et de sa femme Johanna Engelina Gülcher, vendue à Amsterdam les 11 et 14 avril 1829. Il s’agit d’un lot réunissant plusieurs titres in-12 : « La Princesse de Cleves, Moïna, Harpa- 6 Certes, La Comtesse de Tende paraît en 1724 dans le Mercure de France sous son nom, mais elle ne fait pas l’objet d’une publication séparée. 7 La base de données est consultable en libre accès : https: / / mediatedatabase.cls.ru.nl/ about/ [consultée le 15 février 2024]. 8 Pour la réception italienne, voir aussi les contributions de Laura Rescia et de Jean- Luc Nardone dans ce volume. Alicia C. Montoya PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0024 392 goniana et Aneries Revolutionnaires, 4 vol. ». Au total, nous avons recensé 168 exemplaires des ouvrages de Madame de Lafayette, et 187 titres (un livre comportant parfois plusieurs titres) mentionnés dans les catalogues de 103 bibliothèques ayant appartenues à 109 collectionneurs, 90 hommes et 19 femmes (certaines bibliothèques ayant plusieurs propriétaires). Le chiffre total de 168 exemplaires dans 103 bibliothèques situe Marie- Madeleine de Lafayette très loin derrière les auteurs à plus grand succès, à savoir les grands auteurs de l’Antiquité gréco-latine qui continuent à dominer les ventes tout au long du siècle (voir Tableau 1). Néanmoins, avec une position à la 305 e place dans le recensement des auteurs, sur un total de plus de 12 000 auteurs recensés à ce jour dans la base de données, elle se trouve bien à la tête des auteurs modernes, parmi les 3% des auteurs les plus cités. Tableau 1. Les auteurs les plus cités dans les catalogues de vente des bibliothèques privées, 1685-1830 (n=563) Auteur Nombre de bibliothèques Nombre d’exemplaires Pourcentage de bibliothèques 1 [Bible] 525 7 033 93,2% 2 Ovide 447 1 535 79,4% 3 Virgile 433 1 724 76,9% 4 Horace 428 1 775 76,0% 5 Cicéron 414 2 552 73,5% 6 Tacite 386 949 68,5% 7 Érasme 377 1 383 66,9% 8 Grotius 373 1 539 66,2% 9 Homère 373 1 194 66,2% 10 Térence 368 1 080 65,3% 11 Flavius Josèphe 354 562 62,8% 12 Sénèque 351 870 62,3% 13 Plutarque 347 755 61,6% 14 Quinte-Curce 338 593 60,0% 15 Juvénal 333 802 59,1% 16 Jules César 330 727 58,6% 17 Fénelon 325 733 57,7% […] 305 Lafayette 103 168 18,3% Les romans de Lafayette se trouvent également derrière les romans modernes à plus grand succès : ainsi, les catalogues de bibliothèque font état de 404 exemplaires du Don Quichotte de Cervantès, dans 264 bibliothèques, Madame de Lafayette au prisme des catalogues de vente de bibliothèques PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0024 393 alors que Les Aventures de Télémaque de Fénelon sont citées 418 fois, dans 260 bibliothèques, soit dans presque la moitié de toutes les bibliothèques. Néanmoins, les romans de Lafayette connaissent une circulation plus qu’honnête, comme le montre le classement de Zayde et de La Princesse de Clèves, selon l’état actuel d’identification des titres (non exhaustif) dans la base de données MEDIATE (Tableau 2). Tableau 2. Fréquence de 25 romans des XVII e -XVIII e siècles dans les catalogues des bibliothèques privées, 1685-1830 (n=563) 9 Titre Nombre de biblio thèques Nombre d’exem plaires Pourcentage de biblio thèques Cervantes, Don Quijote de la Mancha 264 404 46,9% Fénelon, Les Aventures de Télémaque 260 418 46,2% Lesage, Gil Blas de Santillane 121 135 21,5% Ramsay, Les Voyages de Cyrus 118 130 20,9% Defoe, Robinson Crusoe 103 112 18,3% Montesquieu, Lettres persanes 84 93 14,9% Fielding, History of Tom Jones 83 91 14,7% Lesage, Le Diable boiteux 81 91 14,3% Richardson, Clarissa 75 81 13,3% Swift, Gulliver’s Travels 74 82 13,1% Scarron, Le Roman comique 62 63 11,0% Marmontel, Bélisaire 60 74 10,6% Prévost, Cleveland 60 65 10,6% Richardson, Charles Grandison 58 64 10,3% Richardson, Pamela 55 62 9,7% Marguerite de Navarre, Heptaméron 52 59 9,2% Fielding, Joseph Andrews 47 50 8,3% Cervantes, Novelas ejemplares 46 51 8,1% Lafayette, Zayde 44 48 7,8% La Calprenède, Cléopâtre 43 49 7,6% Sterne, Tristram Shandy 41 48 7,2% Lafayette, La Princesse de Clèves 41 44 7,2% 9 Sont exclues de ce tableau les éditions des Œuvres de ces auteurs qui pourraient aussi inclure le roman cité, ceci à cause du peu de précision bibliographique des catalogues. Alicia C. Montoya PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0024 394 Prévost, Mémoires d’un homme de qualité 41 43 7,2% La Calprenède, Cassandre 40 45 7,1% Rousseau, La Nouvelle Héloïse 40 43 7,1% Une fonction-auteur flottante Comme nous avons signalé plus tôt, ce sont les libraires hollandais qui, les premiers, identifient Lafayette comme autrice de ses œuvres et ajoutent son nom aux éditions. Or, c’est avec ses ouvrages « historiographiques » que l’autrice commence à sortir de l’anonymat, d’abord avec l’Histoire d’Henriette d’Angleterre en 1720 (Amsterdam, Charles Michel Le Cène), ensuite les Mémoires de la Cour de France pour les années 1688 et 1689 en 1731 (Amsterdam, Jean Frédéric Bernard). Ceci nous paraît significatif, car nous montrerons que la fonction-auteur de Lafayette empruntera au départ sa légitimité à ce statut d’historienne plutôt qu’à celui de romancière. Les libraires-éditeurs jouent un rôle clé dans la construction du nom d’auteur de Lafayette, car après que le libraire hollandais Jean Neaulme, le premier, rattache son nom à La Princesse de Clèves dans sa Bibliothèque de campagne, en 1737, d’autres libraires suivront, en France aussi bien qu’en Hollande. Ainsi, lorsque le libraire parisien Musier dresse le catalogue pour la vente le 17 juin 1754 de la bibliothèque de l’Oratorien Jean-Claude Fabre (auteur lui-même de traductions de Virgile et de Phèdre), il ajoute le nom de l’autrice, alors qu’il manquait dans l’édition recensée : « La Princesse de Cleves par François VI. Duc de la Rochefoucault, Mad. de la Vergne Comtesse de la Fayette & Jean Renaud de Segrais. Par. 1704. In-12 ». Alors que Jean Neaulme avait mis le nom de Lafayette en avant - « Mad. De La Fayette, le Duc de La Rochefoucault, & Segrais » - Musier donne la première place à La Rochefoucauld. Quatre années plus tard, lorsqu’il rédige le catalogue pour la vente de la bibliothèque de Marie Christine Françoise Hébert (née Dumouriez de Saint-Léon) 10 , femme d’Antoine-François Hébert, écuyer, trésorier général de l’Argenterie, Menus-Plaisirs et affaires de la Chambre du Roi, le même libraire reprend à peu près son phrasé, lorsqu’il attribue l’édition parisienne de 1741, parue sans nom d’auteur, aux trois auteurs : « La Princesse de Cleves, par le Duc de la Rochefoucault, la Comtesse de la Fayette & Jean de Segrais. Par. 1741. in 12. » 10 Identification proposée par Michel Marion, Collections et collectionneurs de livres au XVIII e siècle, Paris, Honoré Champion, 1999, p. 395. Helwi Blom propose une autre identification possible : il pourrait s’agir aussi d’Anne Charlotte Françoise Hébert. Paris, A.N. Y 11072 (date de décès le 15 décembre 1757, rue Vivienne). Madame de Lafayette au prisme des catalogues de vente de bibliothèques PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0024 395 Mais souvent aussi, les ouvrages de Lafayette dans les catalogues ne portent pas de nom d’auteur. Sur un total de 187 occurrences de ses ouvrages, 54 seulement, soit 28,8% portent le nom de l’autrice. Le plus souvent, ses ouvrages paraissent sans nom d’auteur, ou bien, plus souvent, sont insérés dans des collections plus larges comme la Bibliothèque de campagne ou la Bibliothèque universelle des romans dont les libraires ne donnent pas le détail des titres individuels. Il y a toutefois des différences importantes entre ses ouvrages de fiction et ses ouvrages d’histoire en ce qui concerne la fréquence des attributions (Tableau 3). Tableau 3. Attribution des ouvrages de Lafayette dans les catalogues de vente 11 Auteur nommé Zayde Princesse de Clèves Henriette d’Angleterre Mémoires de la Cour de France Princesse de Montpensier Lafayette - 2 19 22 2 Segrais 28 1 - - - Lafayette, Segrais, La Rochefoucauld - 4 - - aucun 20 37 7 1 11 autre - - Comte de Lafayette (1) - - Le nom d’auteur se manifeste le plus fortement lorsqu’il s’agit des Mémoires de la Cour de France qui lui sont attribués, et qui portent le nom de l’auteur dans 95,6% des cas, et pour l’Histoire d’Henriette d’Angleterre, accompagnée de son nom dans 70,3% des occurrences. Il paraît donc que la fonction-auteur de Marie-Madeleine de Lafayette est intrinsèquement liée à son travail supposé de mémorialiste. En effet, il est essentiel, pour la crédibilité d’un récit émanant d’un témoin oculaire, de connaître son identité. Le statut de Lafayette en tant qu’historienne est encore confirmé par la composition des lots qui renferment plusieurs titres et par les recueils factices. Lorsque ses ouvrages sont regroupés avec d’autres, c’est le plus souvent avec d’autres ouvrages d’histoire, des chroniques ou des mémoires par de hauts 11 Nous avons omis de ce tableau La Comtesse de Tende, qui n’apparaît dans les catalogues que dans la Bibliothèque de campagne et dans la Bibliothèque universelle des romans. Alicia C. Montoya PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0024 396 personnages. Ainsi par exemple, dans le catalogue de la bibliothèque de Louis-Michel, Baron de Vuoerden (ou Woerden), vendue en 1730 vraisemblablement à Lille, figure un lot comprenant les « Memoires de Philippe de Comines, 2. v. / Abregé de l’histoire d’Espagne, par du Verdier, 2. vol. / La Princesse de Cleves. » Dans le catalogue de la bibliothèque d’Anne Philippe Raulin d’Essarts, Grand Maître des Eaux &Forêts du Hainaut, vendue à Lille en 1751, figure ce qui paraît être un recueil factice, comportant les « Mémoires de Choisy. / du Marquis de la Fare. / de Made. de la Fayette. / Histoire d’Henriette d’Angleterre par lad. Dame. » Lorsque le catalogue est divisé en rubriques, les ouvrages de Lafayette sont régulièrement classifiés sous la rubrique « Histoire de France », voire sous la rubrique plus spécifique « Histoire de France sous le Règne de Louis XIV ». C’est dans le domaine de la fiction et du roman donc que la fonctionauteur de Lafayette se révèle la plus instable. Aucune des éditions de Zayde dans les bibliothèques vendues avant 1830 ne mentionne son nom comme auteur possible, et 4,5% seulement des lots renfermant La Princesse de Clèves la mentionnent comme unique auteur. Le débat sur l’attribution se poursuit tout au long du siècle et se fait aussi sentir dans la presse néerlandaise, par exemple dans un compte rendu d’une nouvelle traduction de Zayde (à partir de la version allemande ! ) parue en 1793 dans l’influente revue littéraire Vaderlandsche Letteroefeningen : Nous avons trouvé cette traduction néerlandaise, dans l’ensemble, très soignée et très fluide ; cependant, en la comparant avec le haut allemand, il nous a paru que M. Schulz, dont la renommée a été établie par son roman Moritz, et ensuite par Léopoldine, ne prétendait pas le moins du monde à l’original de cette Zaide ; puisque ce roman n’a nullement été écrit par lui en haut allemand, mais par la comtesse de La Fayette en français ; Schulz n’étant que le traducteur en haut allemand de la Zaide. Nous ne comprenons pas pourquoi ce détail a été omis dans la traduction néerlandaise, ni pourquoi la petite préface de la Zaide allemande n’a pas été traduite. Ou peut-être est-ce parce que Schulz aurait pu faire quelque chose de mieux que de lire la Zaide française, et quelque chose de plus utile que de l’habiller d’une robe allemande 12 ? Dans la construction de la fonction-auteur de Madame de Lafayette au cours du XVIII e siècle, il paraît donc être question d’une certaine hésitation entre son statut d’historienne et son statut de romancière. Cette instabilité auctoriale est compliquée davantage par les grands écarts entre les pays européens dans la réception de son œuvre. 12 Vaderlandsche Letteroefeningen 1793-1, p. 656. Nous traduisons du néerlandais. Madame de Lafayette au prisme des catalogues de vente de bibliothèques PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0024 397 La circulation européenne des ouvrages de Madame de Lafayette En effet, le classement global des ouvrages de Marie-Madeleine de Lafayette dans les catalogues de vente des bibliothèques cache des différences importantes entre les pays. Si les libraires hollandais ont été largement responsables du rayonnement international de ses livres, en tant que premiers à rattacher son nom à ses publications, ce sont les acheteurs et lecteurs en France surtout qui la consacrent comme autrice reconnue. La répartition par titres et par pays est très inégale, car la majorité écrasante des exemplaires des ouvrages de l’autrice - 148, soit 88,6% du total - figurent dans les catalogues des bibliothèques françaises (Tableau 4). Le succès de la romancière, semble-t-il, est un succès spécifiquement français. Tandis que les catalogues des bibliothèques françaises mentionnent 148 exemplaires des ouvrages de Lafayette, les bibliothèques britanniques en renferment 20, les bibliothèques néerlandaises en comptent 18, et les bibliothèques italiennes (omises dans le tableau) font état d’un seul exemplaire de La Princesse de Clèves, en traduction italienne (Venise 1691), dans le catalogue d’une bibliothèque anonyme vendue sans doute à Venise en 1747. Tableau 4. Répartition par pays des ouvrages de Lafayette dans les catalogues de vente (par nombre d’exemplaires) Titre France Pays-Bas Royaume-Uni Zayde 36 2 10 La Princesse de Clèves 34 6 4 Histoire d’Henriette d’Angleterre 21 4 2 Mémoires de la Cour de France 18 4 1 La Comtesse de Tende 19 1 3 La Princesse de Montpensier 12 1 - Œuvres complètes 9 - - 17 en français, 1 en néerlandais 14 en français, 6 en anglais Remarquons en passant l’importance des anthologies dans la diffusion de l’œuvre de Lafayette. La Comtesse de Tende paraît uniquement à l’intérieur de la Bibliothèque universelle des romans (qui contient aussi un abrégé de La Princesse de Clèves, que nous n’avons pas pris en compte dans nos calculs). La Princesse de Montpensier doit son succès également en bonne partie à son insertion dans la Bibliothèque de campagne publiée par Jean Neaulme à La Haye en 1737, où la nouvelle figure au tome 4, puis dans l’édition élargie publiée en 1766 par Pierre Duplain l’aîné à Lyon, où la nouvelle est insérée Alicia C. Montoya PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0024 398 dans le tome 9. D’ailleurs, l’édition de la Bibliothèque de campagne publiée à La Haye ne figure dans aucune des bibliothèques néerlandaises 13 , mais est relativement répandue en France. Comment expliquer la circulation très limitée des ouvrages de Lafayette en dehors de la France ? Comme l’a déjà signalé la critique, la réception de son œuvre au-delà de la France paraît à plusieurs égards une non-réception, à cause de son association avec « une sorte de galanterie considérée comme typiquement française », peu conforme aux mœurs des pays protestants notamment 14 . En outre, comme nous le montrerons ci-dessous, son œuvre reste fortement associée aux milieux aristocratiques et parisiens dont elle est issue, et à un moment et à un modèle historique précis, qui se voient de plus en plus souvent rejetés par les littérateurs à l’étranger, en quête de nouvelles littératures nationales 15 . La réception modeste de Lafayette à l’étranger est suggérée aussi par une deuxième base de données numérique qui, elle, permet de nous faire une idée du marché du livre neuf au XVIII e siècle. Alors que les catalogues de vente aux enchères nous livrent des informations sur le marché du livre d’occasion, d’autres libraires-imprimeurs au XVIII e siècle se spécialisaient dans la vente et revente de livres neufs. La base de données « French Book Trade in Enlightenment Europe » (FBTEE) permet aux chercheurs de manipuler statistiquement un corpus important de données extraites des archives d’un éditeur suisse, la Société Typographique de Neuchâtel (STN), dans les années 1769-1794. La STN était un acteur moyen sur le marché du livre européen, mais l’un des rares libraires-imprimeurs dont les archives administratives ont été préservées de façon plus ou moins intégrale, au moins pour certaines années 16 . Son intérêt pour les ouvrages de littérature moderne en fait un point de départ logique pour retracer la circulation européenne des ouvrages de Lafayette. Dès 1783, la STN passe commande de ses ouvrages chez des 13 Sauf s’il s’agit de cette édition dans les quelques rares cas où seulement le titre est mentionné, sans lieu ni année de publication. 14 Andrea Grewe, « La Princesse de Clèves à Amsterdam. Les Provinces-Unies comme zone de contact entre la France et les pays de langues germaniques », dans Frontières. Expériences et représentations dans la France du XVII e siècle, Claudine Nédelec et Marine Roussillon dir., Tübingen, Gunter Narr, 2023, p. 376. 15 Sur le rejet aux Pays-Bas du modèle français, voir entre autres Lieke van Deinsen, Literaire Erflaters. Canonvorming in tijden van culturele crisis, 1700-1750, Hilversum, Verloren, 2017. 16 Pour un aperçu des activités de la STN dans un cadre européen, voir les ouvrages de Mark Curran et de Simon Burrows, The French Book Trade in Enlightenment Europe, vol. 1: Selling Enlightement (Curran) et vol. 2: Enlightenment Bestsellers (Burrows), Londres, Bloomsbury, 2021. Madame de Lafayette au prisme des catalogues de vente de bibliothèques PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0024 399 libraires à Lyon (25 exemplaires de La Princesse de Clèves procurés chez les frères Périsse le 26 février 1783) et à Maastricht (12 exemplaires des Œuvres diverses chez Jean-Edme Dufour et Philippe Roux le 1 er mai 1787), et les revend ensuite un peu partout en Europe. Dans les deux cas, il s’agit sans doute d’éditions récentes, à valeur de nouveauté, particulièrement en ce qui concerne la construction de la fonction-auteur de Lafayette. La nouvelle édition de La Princesse de Clèves qui avait été publiée à Paris par Didot l’aîné en 1780, en effet, comportait pour la première fois en France le nom de l’autrice sur la page de titre. L’édition des Œuvres diverses publiée par Dufour et Roux en deux volumes en 1779, pour sa part, comprend les deux ouvrages « historiques » de l’autrice, à savoir l’Histoire d’Henriette d’Angleterre et les Mémoires de la Cour de France pour les années 1688 et 1689. La base de données FBTEE recense 30 ventes des ouvrages de Madame de Lafayette en Europe entre 1784 et 1794, dont la plupart en dehors de la France 17 : Tableau 5. Destination des ouvrages de Lafayette vendus par la Société Typographique de Neuchâtel, 1784-1793 Destination Dates Nombre de livres Acheteur Ouvrage Venise 27 mars 1786 11 mai 1788 14 mai 1788 6 Jacomo Storti Antoine Foglierini Giov. Ant. Curti & Cie Princesse de Clèves Varsovie 23 sept. 1784 1 mars 1785 5 La Borde Joseph Lex Princesse de Clèves Genève 20 août 1784 4 Henri-Albert Gosse & Cie Princesse de Clèves Lyon 28 sept. 1787 3 Frères Périsse Œuvres diverses Prague 2 août 1788 2 Wolfgang Gerle Œuvres diverses Colombier 26 mai 1784 2 Chaillet (pasteur) Princesse de Clèves Turin 15 déc. 1787 2 Charles-Marie Toscanelli Œuvres diverses Yverdon 10 avril 1784 1 Jean-Jacques Hellen de Boligen Princesse de Clèves Neuwied 1 mars 1787 1 Société Typographique de Neuwied & Munz Princesse de Clèves 17 Je remercie mon collègue Simon Burrows, qui a bien voulu me transmettre et commenter ces données. Alicia C. Montoya PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0024 400 Moscou 3 mai 1787 1 Christian Rüdinger Œuvres diverses Stockholm 23 nov. 1786 1 Elsa Fougt & Cie Princesse de Clèves Neuchâtel 26 mai 1784 1 Henry Meuron Princesse de Clèves Altdorf 22 août 1793 1 Jean Turckheim Œuvres diverses La plupart des acheteurs sont eux-mêmes des libraires, mais on trouve aussi un pasteur, le nommé Chaillet à Colombier, ainsi qu’un libraire qui anime aussi un cabinet de lecture, Joseph Lex à Varsovie. Notons enfin la présence parmi les libraires qui ont acheté des ouvrages de Lafayette la présence d’une femme libraire, qui commande un seul exemplaire de La Princesse de Clèves le 23 novembre 1786. Il s’agit de la femme de lettres Elsa Fougt, basée à Stockholm qui, à côté de ses activités commerciales, est aussi l’éditrice du journal Stockholms Weckobladde 1774 à 1779. Signe supplémentaire d’un intérêt accru chez les femmes pour les ouvrages de Lafayette, cette mention, avec les autres que nous livrent les archives de la STN, reste cependant somme toute assez maigre, tout au moins quantitativement, comme témoignage de l’impact des œuvres de l’autrice à l’étranger. Les acheteurs des ouvrages de Madame de Lafayette Dans la base de données MEDIATE, nous avons recensé 109 collectionneurs : 90 hommes et 19 femmes. Les femmes sont nettement surreprésentées : alors que les collections féminines représentent à peine 7,3% du corpus MEDIATE, elles constituent 17,4% des propriétaires des bibliothèques faisant mention d’un ou de plusieurs ouvrages par Lafayette. Comme nous l’avons déjà noté, les bibliothèques françaises sont également surreprésentées, car la grande majorité des bibliothèques faisant mention des ouvrages de Lafayette sont vendues en France. Comme les nombres de collectionneurs à l’étranger sont modestes, nous présentons dans les tableaux 6 et 7 la liste complète des collectionneurs aux Pays-Bas et au Royaume-Uni dont le catalogue fait mention d’un ou de plusieurs ouvrages par Lafayette. Madame de Lafayette au prisme des catalogues de vente de bibliothèques PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0024 401 Tableau 6. Les bibliothèque néerlandaises renfermant des ouvrages de Lafayette Nom du propriétaire Profession ou activité Ville de la vente Date Ouvrages Simon van Middelgeest Avocat La Haye 1685 Zayde Govard Bidloo Médecin, homme de lettres Leiden 1713 Princesse de Clèves Princesse de Montpensier Henri Desmarets Pasteur hugeuenot La Haye 1725 Princesse de Clèves Zayde Petrus Brandwyk van Blokland Avocat Dordrecht 1733 Henriette d’Angleterre Maria Le Clerc, née Leti Veuve, femme de lettres Amsterdam 1735 Princesse de Clèves Balthasar Boreel Magistrat, ad ministrateur de la Compa gnie des Indes Amsterdam 1745 Mémoires de la Cour de France Willem Ligtvoedt Chirurgien Leiden 1747 Princesse de Clèves H. van Vianen Magistrat Utrecht 1791 Henriette d’Angleterre Cornelis Michiel ten Hove Greffier des Fiefs de la Province de Hollande La Haye 1806 Henriette d’Angleterre Mémoires de la Cour de France Baron Pieter Smeth van Alphen Banquier, magistrat Amsterdam 1810 Henriette d’Angleterre Mémoires de la Cour de France Henriette Marie Hasselaer, née Vernede Veuve Amsterdam 1814 Princesse de Clèves Cornelis van Rossum Inconnu La Haye 1821 Comtesse de Tende Johan Schimmelpenninck 18 Magistrat Amsterdam 1829 Voir ci-dessous 18 Bibliothèque vendue ensemble avec celle de sa femme Johanna Engelina. Alicia C. Montoya PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0024 402 Johanna Engelina Schimmelpenninck, née Gülcher Femme du précédent Amsterdam 1829 Princesse de Clèves Bien que le nombre de bibliothèques soit restreint, quelques tendances paraissent émerger des données. La première, c’est que malgré le nombre modeste de femmes, il est suggestif que tous les catalogues des femmes, en Hollande comme au Royaume-Uni, fassent mention d’un même titre parmi l’œuvre de Lafayette, La Princesse de Clèves, tandis que les hommes semblent apprécier plus ou autant ses ouvrages « historiques ». Deuxièmement, bon nombre des propriétaires des ouvrages de Lafayette évoluent eux-mêmes dans des milieux littéraires, en tout cas plus que la moyenne dans le corpus MEDIATE. Aux Pays-Bas, ceci est le cas par exemple pour Govard Bidloo, médecin personnel du stadhouder Guillaume III et poète à ses heures, auteur notamment d’un recueil de lettres versifiées des apôtres et d’une tragédie à succès, Karel, Erfprins van Spanje (1679). Maria Leti, veuve du célèbre journaliste Jean Le Clerc, a travaillé avec son mari tout au long de sa carrière, et elle a aussi traduit les ouvrages de son père Gregorio Leti 19 . Johanna Engelina Schimmelpenninck est la fille de Theodor Gülcher, qui est lié entre autres à Friedrich Nicolai et qui joue un rôle important de médiateur culturel entre l’Allemagne et la Hollande au tournant du siècle 20 . Au Royaume-Uni, figurent parmi les propriétaires des ouvrages de Lafayette des hommes de lettres comme Daniel Defoe, le poète et collaborateur d’Alexander Pope Elijah Fenton, le pasteur et professeur de rhétorique John Lawson, ou encore le célèbre comédien David Garrick. À l’étranger, il paraît donc que ceux qui connaissent les ouvrages de Lafayette appartiennent plutôt à une élite culturelle. 19 Alicia C. Montoya, « A Woman Reader at the Turn of the Century: Maria Leti Le Clerc’s 1735 Library Auction Catalogue », dans Origines : Actes du 39 e Congrès Annuel de la North American Society for Seventeenth-Century French Literature, Tom Carr et Russell Ganim dir., Tübingen, Gunter Narr, 2009, p. 129-140. 20 Alicia C. Montoya, « “Eene zeer Aanzienlijke verzameling Boekenˮ. Literaire relaties in Nederlandse, Franse en Britse veilingcatalogi van privébibliotheken 1790-1830 », Internationale Neerlandistiek, vol. 62, n° 1, 2024, p. 9-30. Madame de Lafayette au prisme des catalogues de vente de bibliothèques PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0024 403 Tableau 7. Les bibliothèquess britanniques renfermant des ouvrages de Lafayette Nom du propriétaire Profession ou activité Ville de la vente Date Ouvrages de Lafayette Jonathan Trelawney Évêque anglican Londres 1723 Zayde Charles Hatton inconnues Londres 1723 Zayde Charles Coke Membre du Parlement Londres 1728 Henriette d’Angleterre Zayde Richard Powell Inconnues Londres 1730 Henriette d’Angleterre Zayde Philip Farewell 21 Ecclésiastique Londres 1731 Princesse de Clèves Daniel Defoe Homme de lettres Londres 1731 Voir ci-dessus Elijah Fenton Poète Londres 1731 Princesse de Clèves George Kelly Comploteur Londres 1737 Princesse de Clèves Luke Thompson Inconnues York 1745 Mémoires de la Cour de France John Lawson Pasteur, professeur de rhétorique Dublin 1760 Zayde Philip Doyne Poète, mort jeune Dublin 1766 Zayde John Walcot Inconnues Londres 1776 Zayde Edward Thomas Pasteur ? Londres 1787 Zayde Thomas Day Inconnues Londres 1793 Zayde David Garrick 22 Comédien Londres 1823 Voir ci-dessous Eva Maria Garrick (née Veigel) Danseuse Londres 1823 Zayde Princesse de Clèves Comtesse de Tende Nous avons relevé jusqu’ici plusieurs indices qui semblent auggérer une affinité spécifique des femmes avec l’œuvre de Marie-Madeleine de Lafayette. Revenons donc maintenant aux bibliothèques féminines, surreprésentées dans le corpus de bibliothèques faisant mention d’un ou de plusieurs ouvrages par Lafayette (Tableau 8). 21 Bibliothèque vendue ensemble avec celle de Daniel Defoe. 22 Bibliothèque vendue ensemble avec celle de sa femme Eva Maria. Alicia C. Montoya PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0024 404 Tableau 8. Les bibliothèques de femme renfermant des ouvrages de Lafayette Nom de la propriétaire Ville de la vente Date Ouvrages de Lafayette Marthe-Marguerite, comtesse de Caylus Paris 1729 Zayde Princesse de Clèves Princesse de Montpensier Mémoires de la Cour Charlotte-Madeleine, marquise de Costentin, née Huguet de Semonville Paris 1732 Zayde Princesse de Clèves Henriette d’Angleterre Maria Le Clerc, née Leti Amsterdam 1735 Princesse de Clèves Marie Christine Françoise Hébert, née Dumouriez de Saint-Léon (mari : écuyertrésorier des Menus plaisirs) Paris 1759 Zayde Princesse de Clèves Mademoiselle Bidart (milieu social inconnu) Lille 1768 Henriette d’Angleterre Anne Angélique, duchesse de Bouteville Paris 1769 Zayde Mademoiselle Cuvelier (milieu social inconnu) Saint-Omer 1773 Princesse de Clèves Louise-Élisabeth-Charlotte de Bourbon, princesse de Conti puis comtesse de Sancerre Paris 1775 Zayde Princesse de Clèves Henriette d’Angleterre Princesse de Montpensier Mémoires de la Cour Marie-Edmée de La Haye (mari : fermier général) Paris 1776 Zayde Henriette d’Angleterre Marie Angélique Françoise Desurmont Lille 1778 Zayde Louise-Jeanne, duchesse de Mazarin Paris 1782 Zayde Princesse de Clèves Henriette d’Angleterre Princesse de Montpensier Mémoires de la Cour Comtesse de Tende Madame de Lafayette au prisme des catalogues de vente de bibliothèques PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0024 405 Madame D’Escars (non identifiée 23 ) Paris 1792 Comtesse de Tende Marie-Marguerite Barrois, née Didot (mari : libraireimprimeur) Paris 1796 Henriette d’Angleterre Mémoires de la Cour Béatrix, duchesse de Gramont, née de Choiseul-Stainville Paris 1797 Zayde Comtesse de Tende Œuvres Madame de La Borde (non identifiée) Paris 1799 Henriette d’Angleterre Mémoires de la Cour Louise Honorine de Choiseul, née Crozat du Châtel Paris 1802 Zayde Princesse de Clèves Henriette Marie Hasselaer, née Vernede (mari : magistrat) Amsterdam 1814 Princesse de Clèves Eva Maria Garrick, née Veigel Londres 1823 Zayde Johanna Engelina Schimmelpenninck, née Gülcher (mari : magistrat) Amsterdam 1829 Princesse de Clèves Deux choses émergent clairement de cette liste des femmes dont le catalogue fait mention d’un ou de plusieurs ouvrages par Madame de Lafayette. Tout d’abord, il s’agit d’une population d’élite, appartenant aux milieux de la très haute noblesse dont avait fait partie Lafayette elle-même. C’est, en outre, une population presque exclusivement française, ceci malgré le fait que le corpus MEDIATE compte autant de bibliothèques de femmes dans les Provinces-Unies et au Royaume-Uni qu’en France. Troisièmement, les femmes qui lisent les ouvrages de Lafayette en possèdent beaucoup plus d’exemplaires en moyenne que les hommes. Ainsi, Louise-Jeanne, duchesse de Mazarin possède sept exemplaires, ainsi que Louise-Elisabeth Charlotte de Bourbon, princesse de Conti, tandis que Marthe-Marguerite, comtesse de Caylus en possède quatre. Ceci vaut même pour les très petites collections, car les bibliothèques de femmes sont plus petites en moyenne que celles des hommes 24 . Celle de Mademoiselle Bidart (Lille, 1768) ne compte que 184 livres, celle de Madame de La Borde (Paris, 1799) juste 187, mais deux sont 23 Peut-être Marie Antoinette Louise Esprit Jeanne Claude de Harville de Traisnel (1745-avant 1798), femme de Louis-François-Marie de Pérusse des Cars, comte d’Escars, et belle-sœur de Pauline Louise Joséphine de Laborde (1767-1792). 24 Alicia C. Montoya, « The Library as a “Room of One’s Ownˮ ? Women’s Libraries at Auction, 1735-1831 », dans Alicia C. Montoya PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0024 406 de Lafayette. Au total, 26,8% de tous les ouvrages de Lafayette se trouvent dans une bibliothèque de femme, alors que les bibliothèques féminines constituent seulement 7,3% du corpus MEDIATE. Bien que nous ayons écarté les très grandes bibliothèques de la base de données, notons pour finir que ses ouvrages sont bien présents dans d’autres bibliothèques de femmes. Le catalogue de la bibliothèque de Madame de Pompadour cite sept livres par Lafayette, alors que le catalogue de la bibliothèque de la comtesse de Verrue, vendue en 1737, en cite neuf, dont deux manuscrits, de l’Histoire d’Henriette d’Angleterre et de La Comtesse de Tende. Dans les deux cas, d’ailleurs, l’auteur est bien identifié comme « Me de La Fayette ». Comme ailleurs, Lafayette fait figure ici encore d’historienne. Les deux manuscrits figurent en effet à l’intérieur d’un lot plus vaste d’ouvrages manuscrits sur des sujets historiques, comportant en outre un « Memoire sur l’entreprise du Siege de la Rochelle sous Louis XIII », un « Memoire sur l’entreprise du Siege de Vienne par Cara Mustapha Grand Vizir en 1683 » et un « Memoire sur le secours de Vienne par Jean Sobieski. MS. in 4. mar. Rouge ». Le profil du lecteur « typique » de Lafayette Les données des catalogues nous livrent des informations précises sur les collectionneurs qui ont pu acquérir à un moment de leur vie l’un des ouvrages de Lafayette, mais elles nous permettent aussi d’esquisser le profil du lecteur « typique » de ses œuvres. C’est que dans chaque bibliothèque, les ouvrages de Lafayette voisinent avec d’autres ouvrages, par d’autres auteurs. On pourrait ainsi élargir la notion de la fonction-auteur en regroupant sous un même « nom » tous les textes qui figurent dans une même bibliothèque, « établissant entre eux un rapport d’homogénéité ou de filiation, ou d’authentification des uns par les autres, ou d’explication réciproque, ou d’utilisation concomitante », pour reprendre les mots de Foucault 25 . Il devient alors possible de calculer des corrélations entre les différents auteurs, c’est-à-dire d’établir une liste des autres auteurs qui apparaissent plus souvent dans les catalogues de bibliothèque où sont recensés les ouvrages de Lafayette que dans d’autres bibliothèques. Finissons donc par esquisser l’horizon d’attente des lecteurs possibles de Lafayette, tel que nous le livrent les statistiques des bibliothèques (Tableau 9). 25 Foucault, « Qu’est-ce qu’un auteur ? », p. 798. Madame de Lafayette au prisme des catalogues de vente de bibliothèques PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0024 407 Tableau 9. Auteurs qui apparaissent significativement plus souvent dans les bibliothèques comportant les ouvrages de Lafayette (min. 20 occurrences, coefficient supérieur à 1.25 26 ) Auteur Coefficient Nombre de bibliothèques 1 Claudine-Alexandrine de Tencin 2.33 21/ 09 2 Nicolas Baudot de Juilly 2.1 21/ 10 3 Charlotte-Rose Caumont de La Force 1.86 26/ 14 4 Charles-Irénée de Saint-Pierre 1.8 27/ 16 5 Gabriel-Henri Gaillard 1.69 22/ 13 6 Nicolas La Grange 1.57 22/ 14 7 François-Marie de Marsy 1.57 22/ 14 8 Louis-Pierre Anquetil 1.56 28/ 18 9 Claude-Pierre Goujet 1.53 26/ 17 10 Pierre-Antoine de La Place 1.5 30/ 20 11 Pierre de L’Estoile 1.48 40/ 27 12 Guy Joly 1.47 50/ 34 13 Jean Regnault de Segrais 1.47 28/ 19 14 Marie d’Orléans-Longueville, duchesse de Nemours 1.47 22/ 15 15 Pierre-Claude Nivelle de la La Chaussée 1.44 26/ 18 16 Louis-Silvestre Sacy 1.43 33/ 23 17 Mathurin Regnier 1.39 39/ 28 18 Bonaventure Des Périers 1.39 25/ 18 19 Nicolas Le Tourneux 1.38 22/ 16 20 Françoise de Motteville 1.33 32/ 24 21 Laurent Angliviel de La Beaumelle 1.33 20/ 15 22 Louis XIV 1.3 26/ 20 23 Anne-Marguerite Du Noyer 1.3 26/ 20 24 Jean-Baptiste de Lacurne de Sainte-Palaye 1.29 22/ 17 25 François Gacon 1.28 23/ 18 26 Jean-Philippe-René La Bléterie 1.27 42/ 33 27 Thémiseul de Saint-Hyacinthe 1.27 33/ 26 28 Étienne Pavillon 1.26 24/ 19 26 Nous avons calculé ce coefficient en divisant le nombre de bibliothèques qui comprennent des ouvrages de Lafayette et ceux de l’auteur sur la liste par le nombre de bibliothèques qui ne comprennent pas les ouvrages de Lafayette mais qui comprennent bien le deuxième auteur. Ces chiffres se trouvent dans la dernière colonne. Alicia C. Montoya PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0024 408 29 Marie de Rabutin-Chantal, marquise de Sévigné 1.25 55/ 44 30 Jean-François de Saint-Lambert 1.25 20/ 16 Cette liste de 30 auteurs qui apparaissent plus souvent dans les bibliothèques à côté des ouvrages de Marie-Madeleine de Lafayette confirme nos autres résultats. Six, soit 20%, sont des femmes. Ceci est une proportion très élévée si l’on tient compte du fait que seulement 1,7% des livres dans le corpus MEDIATE ont pour auteur une femme. Deux autres tendances s’affirment. D’abord, le nombre d’auteurs directement associés aux milieux dans lesquels évoluait Lafayette elle-même : Segrais et Madame de Sévigné, ses proches directs, mais au-delà d’eux, la grande noblesse, incarnée par la duchesse de Nemours, Françoise de Motteville, ou Louis XIV lui-même. D’autres auteurs relèvent du champ des belles-lettres pris au sens large. Ainsi, les satiristes Mathurin Regnier et François Gacon, ou au XVIII e siècle, Jean- François de Saint-Lambert, sont tous des poètes bien connus. Nicolas La Grange est le traducteur de Sénèque et de Lucrèce. Louis-Silvestre Sacy a traduit Pline le Jeune et a publié des traités sur l’amitié et sur la gloire. Un seul écrivain religieux figure sur la liste, Nicolas Le Tourneux, prêtre aux tendances jansénistes. Mais c’est sans doute surtout la couleur « historiographique » de la liste qui frappe. Viennent en tête des auteurs qui ont pratiqué le genre de l’« histoire secrète » comme Nicolas Baudot de Juilly et Charlotte-Rose Caumont de La Force. Ils sont suivis par nombre d’autres qui se sont distingués dans d’autres genres d’écriture historique, soit en historiens plus ou moins professionnels, comme Gabriel-Henri Gaillard ou Louis-Pierre Anquetil, soit en mémorialistes comme Pierre de l’Estoile et Guy Joly, ou encore Laurent Angliviel de La Beaumelle, éditeur de la correspondance de Madame de Maintenon. Bref, cette très rapide esquisse de l’horizon d’attente des lecteurs de Lafayette aux XVII e et XVIII e siècles montre l’aspect réfracté et multiple de sa fonction-auteur qu’éditeurs, libraires et lecteurs sont en train de bâtir au cours de cette période. Madame de Lafayette étant perçue d’un côté comme un auteur femme - une autrice -, on remarque la part massive des femmes en tant qu’acheteuses de ses ouvrages. Son œuvre s’inscrit bien dans le champ des belles-lettres et de la « littérature » émergeantes, mais elle est prisée à l’étranger surtout par une petite élite littéraire. De façon plus fondamentale sans doute, l’auctorialité de Marie-Madeleine de Lafayette semble modulée par ses associations avec un milieu et un moment historique précis, noble et parisien. Si elle a bien pu être reconnue de son vivant comme femme auteur à l’intérieur des milieux nobles qui étaient les siens, cette association semble Madame de Lafayette au prisme des catalogues de vente de bibliothèques PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0024 409 empêcher plus tard sa réception plus large en dehors de la France. Le profil de son œuvre qui se dessine alors est celle d’une œuvre « historique », perçue comme ayant une certaine valeur historiographique, mais hésitant finalement - et fatalement, pour sa fortune à l’étranger ? - entre roman et histoire. PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0025 La première réception italienne de l’œuvre de Madame de Lafayette : La Principessa di Cleves (1691) et Zaida (1740) L AURA R ESCIA U NIVERSITÀ DI T ORINO Afin de mieux évaluer la portée et la signification de l’œuvre de Madame de Lafayette dans le champ littéraire italien de la première modernité, la mise en évidence des caractéristiques essentielles de ce champ de réception entre la fin du XVII e et le siècle suivant s’impose. En premier lieu, il faut ne pas oublier que l’oscillation entre les termes « roman, petit roman, nouvelle » est encore présente soit dans les préfaces des ouvrages de narration soit dans les écrits théoriques (ces derniers étant, par ailleurs, alors plutôt rares et très disparates). Rien de comparable à la Lettre de Huet ne se produit en Italie dans ces siècles : le roman, considéré encore une dégradation du poème épique, ne suscite pas de débat critique semblable à celui sur la tragédie ou sur la poésie lyrique, et son profil identitaire restera incertain jusqu’au chefd’œuvre de Manzoni. Une production éphémère d’un genre presque inexistant 1 : ainsi, jusqu’à une époque très récente, la critique italianiste a considéré le roman italien de cette époque comme un phénomène marginal. Giovanni Getto, un éminent critique italien qui avait conduit des recherches pionnières dans ce champ, en 1969, évoquant notre autrice avait liquidé les narrations italiennes en prose de cette période comme un amas disparate où : L’on voudrait trouver quelque chose de l’« extrême finesse d’analyse » dont Sainte-Beuve était ravi lisant La Princesse de Clèves […]. Mais les personnages de nos romans ne sont que des silhouettes génériques et sans épaisseur 2 . 1 Nous nous permettons de reprendre le titre d’un article de Pino Fasano, « Il romanzo inesistente », dans La riflessione sul romanzo nell’Europa del Settecento, a cura di R. Loretelli e U.M. Olivieri, Milano, Franco Angeli editore, 2005, p. 61-75. 2 « […] si vorrebbe soltanto trovare qualcosa di quella “extrême finesse d’analyse” che incantava Sainte-Beuve di fronte alla Princesse de Clèves […]. Ma i personaggi di questi nostri romanzi sono per lo più figure generiche e inconsistenti », Giovanni Laura Rescia PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0025 412 Une fois terminée l’expérience de l’Accademia degli Incogniti, active à Venise entre 1630 et 1660, qui avait contribué à l’évolution de la nouvelle et du roman grâce à Giovan Battista Loredano, Girolamo Brusoni et Ferrante Pallavicino 3 , le genre narratif semble décliner. Pourtant, des études plus récentes ont partiellement modifié cette opinion critique, grâce à de nouvelles recherches d’archive, manifestant l’émergence d’un plus grand nombre de romans remontant aux derniers années du XVII e4 et à la deuxième moitié du XVIII e siècle 5 , et permettant ainsi une réévaluation de cette même production, relue à travers une attitude critique délivrée du préjugé précédent 6 , à savoir la perfection inatteignable du roman du XIX e siècle, et arrivant même à postuler dans l’hétérogénéité des romans italiens du Settecento des traits typiques du post-modernisme. En ce qui concerne l’influence du roman français en Italie entre 1625 et 1670, on reconnaît le modèle français de L’Astrée, mais aussi des romans de Gomberville, de La Calprenède et des Scudéry ; cependant, la formule baroque et héroïco-galante semble décliner progressivement, la société littéraire de la Péninsule regardant progressivement plus vers l’Angleterre que vers la France comme source inspiratrice et innovatrice. Il suffira de citer le témoignage de Carlo Denina, historien et polygraphe, auteur d’un discours sur la littérature européenne, qui en 1760 lance un regard rétrospectif sur les habitudes de lecture des nobles italiens, et qui affirme : Les romans, qui occupent une partie considérable des bibliothèques ou des cabinets, depuis cinquante ans se conforment au goût des Anglais. Robinson, Cleveland et Clarissa obscurcirent non pas seulement L’Astrée mais aussi bien La Princesse de Clèves. […] même le célèbre et tant apprécié Télémaque serait encore plus lu aujourd’hui si l’auteur l’avait écrit en Angleterre 7 . Getto, Barocco in prosa e in poesia, Milano, Rizzoli, 1969, p. 331. Pour les textes italiens cités dans cet article, c’est nous qui traduisons. 3 Gli Incogniti e l’Europa, a cura di Davide Conrieri, Bologna, EMIL, 2011. 4 Lucinda Spera, Il romanzo italiano del tardo Seicento (1670-1700), Milano, La Nuova Italia, 2000. 5 Tiziana Crivelli, “Né Arturo né Turpino né la Tavola rotonda”. Romanzi del secondo Seicento italiano, Salerno, Roma, 2002. 6 Folco Portinari, « Avvio a una storia del romanzo italiano del Settecento », dans L’arte dell’interpretare. Studi critici offerti a Giovanni Getto, Cuneo, L’Arciere, 1984, p. 345-363 ; p. 347 ; Elvio Guagnini, « Rifiuto e apologia del romanzo nel secondo Settecento italiano », dans Letteratura e società. Scritti di italianistica e critica letteraria per il 25 anniversario dell’insegnamento universitario di Giuseppe Petronio, Roma, Palumbo, 1980, 2 vol. ; vol. I, p. 291-309. 7 « I romanzi, che occupano una sì notabil parte o delle biblioteche, o de’ gabinetti, sono da cinquant’anni in qua di gusto Inglese. Robinson, Cleveland, Clarissa La première réception italienne de l’œuvre de Madame de Lafayette PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0025 413 Si ce commentaire témoigne dès la première décennie du XVIII e siècle d’un intérêt pour la littérature narrative d’outre-manche, on constate la conscience précise d’une différence qualitative entre la production française de la première partie du siècle et La Princesse de Clèves, pour laquelle le manque de considération semble, selon Denina, moins motivé que l’abandon du type pastoral. Par ailleurs, le rejet du modèle mariniste se relève déjà, surtout en ce qui concerne la forme, dans les préfaces des romans italiens entre 1650 et 1700, étudiés par Lucinda Spera. On y revendique l’éloignement du conceptisme et on y trouve l’exigence, pour le roman, d’un sermo humilis, d’une medietas stylistique ; et cette orientation se lie avec un intérêt accru pour l’apport de l’histoire au genre romanesque, ce qui motive la nécessité d’un style plus essentiel dans cette fin de siècle, qui prend ses distances avec le modèle épique et chevaleresque. Un seul exemple suffira : dans la préface de Bernardo Morando à sa très célèbre Rosalinda (1650), on lit que les qualités de l’éloquence risquent d’être « dissipées par le vent du boursouflement, cachées par le brouillard des mots obscurs et gâchées par les ornements trop élaborés et sophistiqués 8 ». L’éclipse du modèle français du XVII e siècle ressortit aussi à l’examen des répertoires des traductions italiennes des romans français au XVIII e siècle, même si ces études sont datées et largement lacunaires 9 , et s’il faut considérer que la traduction n’est pas le seul moyen de diffusion du livre français, puisque le public italien pouvait aussi aisément lire les éditions originelles. Pourtant les chiffres démontrent que Fénelon est le seul auteur du XVII e siècle énormément lu et traduit dans la Péninsule 10 , suivi à une énorme distance par les romanciers du XVIII e , plus ou moins célèbres aujourd’hui (Baculard d’Arnaud, suivi par Lesage, Prévost, Marivaux), avant que l’attention des lecteurs italiens ne se focalise sur la production des philosophes des Lumières, Fontenelle et Montesquieu en tête. bandirono non pur l’Astrea, ma la principessa di Cleves. […] Fino il tanto lodato Telemaco sarebbe ora anche più letto, se l’autore l’avesse scritto in Inghilterra », Carlo Denina, Discorso sopra le vicende della letteratura, Venezia, Stamperia Palese, (1 ère éd. 1760), 1788, p. 239. 8 « Il vento della Gonfiezza le dissipa, la caligine dell’oscurità le nasconde, il liscio degli ornamenti troppo affettati, e mendicati le guasta », Bernardo Morando, Rosalinda, Venezia, Zin, (1° ed. 1650) 1672, L’Autore a chi legge, cité par Spera, Il romanzo italiano, p. 39. 9 Maria Rosa Zambon, Bibliographie du roman français en Italie au XVIII e siècle. Traductions, Firenze/ Paris, Sansoni Antiquariato-Marcel Didier, 1962 ; de la même, Les romans français dans les journaux littéraires italiens du XVIII e siècle, Firenze/ Paris, Sansoni Antiquariato-Marcel Didier, 1971. 10 Dans le répertoire de Zambon on compte au moins onze traductions et quarantesept éditions différentes tout au long du XVIII e siècle. Laura Rescia PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0025 414 En traitant du roman en langue italienne à cette époque, il faut bien préciser de quelle portion de l’actuel territoire italien on discute : c’est Venise la capitale du roman et du théâtre entre XVII e et XVIII e siècle, suivie de loin par Naples et Bologne. Les recherches d’archives les plus récentes ont mis en relief cette prééminence, due à la vocation libertaire de la Sérénissime, ainsi qu’à la floraison du marché éditorial en son sein. L’étude d’Anne Machet 11 sur la diffusion du livre français à Venise dans la deuxième moitié du XVIII e siècle, basée sur l’examen des bibliothèques privées de cette ville - appartenant aux familles des Gradenigo, Quirini, Foscarini - confirme la richesse de la présence française dans ces collections, et atteste par ailleurs une fois de plus l’attention portée sur la production des philosophes des Lumières. La critique académique a rarement pris en considération la question de la réception italienne de Madame de Lafayette. Seule Benedetta Papasogli, dans un article qui date désormais de quarante ans, n’ayant repéré pas même une seule traduction de La Princesse de Clèves au XVII e siècle, commentait que l’apparition de cette « princesse souffrante » n’avait probablement pas attiré l’attention d’une société décadente, où l’absence d’une bourgeoisie urbaine était à la base de l’incapacité de développer l’honnêteté et la conversation 12 . Une étude plus récente (2003) signée par Eleonora di Lorenzo 13 , consacrée entièrement à La Princesse de Clèves, vise à démontrer la permanence de thèmes et motifs baroques dans ce roman (le miroir, la sublimation de la beauté, ou la dissimulation), évoquant des similitudes avec un certain nombre de romans italiens de la même époque. Cette étude nous paraît pourtant insuffisante sur le plan de la méthode adoptée, et, en tout cas, aucun indice historique ou documentaire n’est fourni sur l’éventuelle influence de notre autrice sur les romanciers de la Péninsule. D’après ce panorama, on dirait que Madame de Lafayette est très peu remarquée au-delà des Alpes, comme coincée entre le déclin du modèle baroque, l’apparition du roman anglais et une attention tournée vers la production des philosophes des Lumières. Nous avons pourtant constaté la présence de références explicites à son œuvre dans les ouvrages critiques de la période considérée, et, grâce aux nouvelles ressources digitales, nous avons trouvé des traductions imprimées entre la fin du XVII e et le XVIII e siècle qui 11 Anne Machet, « La diffusion du livre français à Venise dans la deuxième moitié du XVIII e siècle d’après les bibliothèques privées vénitiennes », Annales du Centre d’Enseignement Supérieur de Chambéry, Section Lettres, n° 8, 1970, p. 29-52. 12 Benedetta Papasogli, « Il romanzo francese barocco in Italia », Micromégas, n° 2-3, 1978, p. 107-164, p. 119. 13 Eleonora Di Lorenzo, « La Princesse de Clèves e il romanzo barocco italiano », dans Nel labirinto. Studi comparati, a cura di Anna Maria Pedullà, Napoli, Liguori, 2003, p. 111-126. La première réception italienne de l’œuvre de Madame de Lafayette PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0025 415 avaient échappé à la critique jusqu’ici, ce qui nous a permis de mieux cerner son influence sur la poétique romanesque italienne de l’époque, encore chancelante. Une première attestation sur le plan chronologique se trouve à l’intérieur de La Galleria di Minerva overo Notizie universali, imprimée à Venise par Girolamo Albrizzi 14 : fondateur d’une dynastie d’imprimeurs-éditeurs vénitiens, lui-même auteur et promoteur d’une nouvelle vague, celle des livres illustrés, il fut très actif dans le domaine du journalisme érudit européen de la fin du XVII e siècle, et fondateur de l’Accademia della Galleria di Minerva. Son journal est une gazette littéraire, ayant l’ambition de rapporter des informations dans le domaine des arts, des sciences et des littératures européennes, en correspondance avec les entreprises de même type au niveau européen, anticipant ainsi le cosmopolitisme et l’ambition encyclopédique du siècle suivant. Le catalogue de son activité d’imprimerie 15 comprend des livrets d’opéra mais aussi des traductions italiennes des ouvrages de François de Sales, ou de textes français proto-scientifiques comme Les Éléments de l’Histoire de Pierre de Lorrain de Vallemont, ainsi que la première traduction italienne imprimée de La Principessa di Cleves, remontant à 1691. Pour ce qui concerne La Galleria di Minerva, il est intéressant de remarquer que, dès son titre 16 , l’imprimeur souligne son intérêt non seulement pour la diffusion des publications récentes, mais aussi pour des publications à paraître, y compris ses propres éditions, mêlant ainsi dans son journal l’intention savante à une sorte de très moderne attitude publicitaire. Le premier volume sort en 1692 ; c’est dans le deuxième tome, imprimé en 1697, dont le frontispice révèle la fierté d’Albrizzi quant à son appartenance à la Sérénissime 17 que nous trouvons le titre du Traité de l’origine des Romans, septième édition, Paris, Thomas Moette, 1693, qui à l’époque n’avait pas encore connu de traduction en Italie, 14 Pour la biographie de Girolamo Albrizzi, voir Giorgio E. Ferrari, « Albrizzi Girolamo », dans Dizionario biografico degli italiani, Roma, Istituto della Enciclopedia Italiana, vol. 2, 1960 ; pour La Galleria di Minerva, voir Donata Levi, Lucia Tongiorgi Tomasi, « Testo e Immagine in una rivista veneziana tra Sei e Settecento : “La Galleria di Minerva” », Annali della Scuola Normale Superiore di Pisa, Classe di Lettere e Filosofia, Serie III, vol. 20, n° 1, 1990, p. 185-210. 15 Pour un répertoire des œuvres dont il assura l’impression au XVII e siècle, voir Caterina Griffante dir., Le edizioni veneziane del Seicento. Censimento, Milano, Editrice Bibliografica, 2003. 16 La Galleria di Minerva overo notizie universali di quanto è stato scritto da Letterati d’Europa non solo nel presente Secolo, mà ancora ne’ già trascorsi, in qualunque materia Sacra e Profana […] tratte da libri non solo stampati ma da stamparsi […]. 17 Le frontispice comporte une gravure concernant l’allégorie de Venise, un lion ailé qui serre dans ses griffes le croissant de lune des Turcs, dont on aperçoit tout au fond l’armée désormais vaincue. Laura Rescia PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0025 416 comme Albrizzi le souligne, même s’il circulait en traduction latine, anglaise et néerlandaise. Albrizzi y fait référence en donnant la date de l’édition princeps française, où, sous forme de Lettre à M. de Segrais, « Huet loue son roman Zaida 18 ». L’imprimeur donc témoigne d’une connaissance, même si indirecte, du roman encore attribué à Segrais. D’après nos recherches, il faudra attendre plus de cinquante ans pour trouver une mention de Madame de Lafayette à l’intérieur d’un ouvrage de critique littéraire : Francesco Saverio Quadrio, un jésuite ayant abandonné la Compagnie, pour dissidence et pour se mettre entièrement au service de sa passion bibliophile, publie entre 1695 et 1756 Della storia e della ragione d’ogni poesia 19 . L’ouvrage est organisé en sept volumes, et doit son étendue à la richesse de la bibliothèque du duc de Mantoue, auquel est dédié le premier volume. À l’intérieur du quatrième tome, sorti en 1749 20 et consacré à l’épique, dans un chapitre dédié aux « faiseurs de Nouvelles en Prose », Quadrio fait apparaître l’entrée La Principessa di Montpensier, suivie par ce commentaire : Cette nouvelle est de la Comtesse de La Fayette et de Giovanni Rinaldo di Segrais et se trouve encore dans Le Recueil des œuvres de la Comtesse de Suze. La même historiette ou nouvelle fut ensuite élargie pour être imprimée à Paris en 1677, ensuite en 1678 et 1704 sous le titre La Principessa di Clèves 21 . Quadrio précise qu’à cette nouvelle version participa aussi La Rochefoucauld, et ajoute : Cet ouvrage souleva quelque critique, et un certain nombre de lettres furent imprimées à Paris en 1678 […] mais une réponse sortit rapidement, en 1679 dont le titre est Conversation sur la critique de la Princesse de Clèves 22 . Les deux positions de la querelle sont attribuées à Bouhours et à Barbier d’Aucourt ; ce qui importe ici c’est de constater que le débat entre Valincour et Charnes était connu par l’abbé ; ce qui ne constitue pas un indice sûr d’une grande diffusion de cette querelle dans les circuits littéraires en raison de l’extraordinaire érudition du jésuite, qui se lance dans une recherche obsessionnelle de textes rares dans les bibliothèques publiques et privées. Si Quadrio était persuadé de l’absolue supériorité de la poésie italienne par Galleria, p. 22. Sur l’œuvre de Quadrio demeure essentielle l’étude de Carlo Dionisotti, « Appunti sul Quadrio », dans L’Età dei Lumi. Studi storici sul Settecento europeo in onore di Franco Venturi, Napoli, Jovene, 1985, 2 vol. ; vol. 2, p. 837-862. Francesco Saverio Quadrio, Della storia e della ragione d’ogni poesia, Milano, Agnelli, 1749. Ibid., t. 4, p. 367-368. Ibid. La première réception italienne de l’œuvre de Madame de Lafayette PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0025 417 rapport à n’importe quelle autre poésie européenne, sa vision vis-à-vis de l’épique et, par conséquent, de la production romanesque semble beaucoup plus nuancée. L’allusion à Madame de Lafayette, si rapide soit-elle, représente un signal lancé à la société savante, destinataire de cet ouvrage, qui aurait dû selon lui porter son attention sur les discussions concernant la poétique romanesque que La Princesse avait suscitées. D’après la citation de Carlo Denina, à laquelle nous avons déjà fait référence plus haut, qui remonte à 1760, c’est ensuite en 1785, et à l’intérieur d’un ouvrage qui eût un énorme succès en Italie, que nous trouvons le nom de Madame de Lafayette et, d’après nos recherches, pour la première fois, une appréciation détaillée de son ouvrage. Il s’agit du traité de Giovanni Andrès, nom d’un jésuite espagnol naturalisé italien, Dell’Origine, Progressi e Stato Attuale d’Ogni Letteratura, publié à Parme entre 1782 et 1799 23 . C’est un ouvrage qui avait la même ambition encyclopédique que le traité de Quadrio, mais qui associait au répertoire l’évaluation des ouvrages cités. Dans le deuxième volume, publié en 1785, apparaît le nom de Mlle de Scudéry, dont, malgré la « futilité des contenus de Clélie et du Grand Cyrus », on loue « l’esprit fin, l’élégance de son style et la richesse de son invention 24 » ; Andrès évoque ensuite une autre femme illustre : La Comtesse de la Fayette, avec La Princesse de Clèves et la Zaïde […] éleva ces romans vers leur véritable perfection, tout en substituant l’héroïsme chimérique, et les aventures impossibles avec des événements vraisemblables et naturels, tout en limitant la fiction à la description des mœurs, des caractères et des habitudes sociales ; elle alliait la capacité de l’imagination avec l’élévation du sentiment, ce qui est encore plus appréciable, et qui n’était pas encore assez pratiqué par ses prédécesseurs 25 . Il est donc clair que, tout en dressant une comparaison entre les romans de l’époque baroque et ceux de notre autrice, l’abbé exprime une évaluation nettement en faveur de l’ouvrage de cette dernière, évoquant les critères du classicisme de nature et de vraisemblance, et soulignant avec précision la nouveauté de son roman, à savoir la finesse de l’analyse psychologique et sentimentale, une donnée passée sous silence dans l’ouvrage de Quadrio. 23 Giovanni Andrès, Dell’origine, progressi e stato attuale d’ogni letteratura, Parma, dalla Stamperia Reale, vol. 2, 1785. 24 Ibid., p. 484. 25 « La contessa de la Fayette nella Principessa di Cleves, e nella Zaida, […] levò questi romanzi alla vera lor perfezione, sostituendo all’eroismo chimerico, e alle incredibili avventure gli accidenti verosimili e naturali, riducendo la finzione alla pittura de’ costumi, de’ caratteri, e degli usi della società, ed unendo al pregio dell’immaginazione quello ancora maggiore del sentimento, non conosciuto abbastanza negli anteriori romanzi », ibid. Laura Rescia PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0025 418 Les quatre témoignages que nous avons pu repérer, quoique significatifs, demeurent une rareté ; si nous examinons, à l’aide du répertoire de Zambon 26 le corpus d’une centaine des journaux littéraires du XVIII e siècle, nous constaterons en général une certaine négligence vis-à-vis des romans, la société érudite se consacrant à l’étude de l’Antiquité classique et des genres considérés comme plus nobles. Il est temps d’examiner les traductions que nous avons pu repérer et en particulier leurs paratextes. Une traduction de son chef-d’œuvre, qui a échappée à tout repérage, existe bel et bien. Publiée pour la première fois en langue italienne en 1691, à Venise, sur les presses de Girolamo Albrizzi 27 , que nous avons déjà cité à propos de la revue La Galleria di Minerva, la traduction connaîtra une deuxième édition, en 1703, encore par le même imprimeur, témoignage d’un certain succès. Nous avons pu compter cinq exemplaires de l’édition princeps et une seule de la réimpression, conservés actuellement dans des bibliothèques italiennes publiques ou religieuses 28 . C’est un petit in-12, qui indique le nom du traducteur, Gomes Fontana, celui de la dédicataire, sans nom d’auteur, logiquement. On connaît très peu à propos de ce traducteur, sinon qu’il a aussi transposé en italien un roman de Jean de Préchac, L’Héroïne mousquetaire (1677) 29 , une opération due à l’imprimeur, auquel est aussi délivré le privilège, pour des raisons liées au florissant marché éditorial vénitien. La dédicataire, Lucrezia Gradenigo Cappello, était la descendante d’une des grandes familles aristocratiques de Venise, qui avait constitué une des bibliothèques les plus importantes de la ville, particulièrement riche dans les champs des Beaux-Arts et de la littérature. L’examen du paratexte, constitué par une lettre dédicace et un avis au lecteur, nous offre la possibilité de mieux entrer dans la perception que Gomes Fontana avait du texte qu’il traduisait. Il s’adresse à la dédicataire en adoptant une métaphore : la princesse de Clèves quitte la France, sous travestissement italien, pour chercher un meilleur asile en Italie. Elle voudrait 26 Zambon, Bibliographie du roman français en Italie au XVIII e siècle. 27 La Principessa di Cleves. Trasportata dal Francese da Gomes Fontana e dedicata all’Illustrissima, & Ecc. Signora La signora Lugretia Gradenigo Cappello, Girolamo Albrizzi, Venezia, 1691. 28 1691 : Biblioteca capitolare Dominici (Pérouse), Biblioteca Scipione Gentili San Ginesio (Macerata), Biblioteca Braidense (Milan), Biblioteca Manfrediana (Faenza), Biblioteca Civica Bertoliana (Venise) ; 1703: Biblioteca capitolare Dominici (Pérouse). Nous avons consulté la copie conservée à la Biblioteca Braidense de Milan. 29 L’heroina moschettiera, historia trasportata dal Francese […], Venezia, presso Gio. Giacomo Hertz, 1681. La première réception italienne de l’œuvre de Madame de Lafayette PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0025 419 aussi abandonner en France sa passion mais elle ne sait pas bien si celle-ci lui est encore chère ou non. La protagoniste est partagée dans une continuelle hésitation entre « vouloir aimer ou ne pas vouloir aimer ; malgré sa vertu, elle est vaincue par l’image de son Duc de Nemours, […] qu’elle s’empresse inutilement d’effacer 30 ». Son cœur est très pur mais aussi très passionné : le traducteur demande donc à Lucrezia de bien l’accueillir en tant qu’« innocente et volontairement malheureuse ». La morale finale que Fontana tire de cette histoire est que Lucrezia doit réfléchir au fait que « tous les efforts de l’être humain sont inutiles contre la sympathique force d’amour 31 » (l’adjectif renvoyant à la force d’attraction du sentiment). La focalisation sur les vicissitudes intimes de la protagoniste se reproduit aussi dans l’avis au lecteur, dans lequel Gomes se réfère à la protagoniste du roman qu’il avait traduit en 1681, L’Héroïne mousquetaire de Jean de Préchac, une femme ayant démontré en même temps « son courage viril […] et sa pudicité parmi les rangs des soldats 32 ». L’héroïsme de la princesse réside par contre dans « la modération héroïque des affects les plus violents, au milieu de la Cour, allant même contre sa propre disposition d’âme 33 ». Si d’une part Gomes semble reprendre l’interprétation la plus commune de l’amour comme force invincible, de l’autre il souligne l’héroïsme d’une femme prête à sacrifier son bonheur, et démontrant sa capacité de modération, dans une lecture stoïcienne des vicissitudes qu’affronte la protagoniste. Une deuxième remarque de l’avis au lecteur concerne l’évaluation de la traduction faite par Gomes sur son propre travail. La captatio benevolentiae se fait à l’aide de deux arguments : il aurait accompli sa tâche pour s’amuser et pour obéir au désir de quelqu’un d’autre - probablement l’imprimeur - et ses compétences linguistiques sont le fruit de son étude, puisqu’il avoue n’avoir jamais quitté son pays natal 34 . L’examen de la traduction fait ressortir une posture du traducteur différente par rapport à ce quoi l’on s’attendrait après la lecture du paratexte. La focalisation sur la dimension intérieure de la protagoniste et sur son héroïsme, qui aurait pu déboucher sur une réduction ou un remaniement des 30 « volere e non volere amare; quanto più procura vincere se stessa, tanto più si confessa vinta dall’immagine del suo Duca di Nemours, […] che s’affatica per cancellarla », La Principessa di Cleves, 1691, [p. III]. Les pages des pièces liminaires ne sont pas numérotées, je les indique donc avec la numération romaine. 31 « tutti li sforzi dell’humanità sono inutili contro la simpatica forza d’amore », ibid., [p. V-VI]. 32 « il corraggio virile […] et la propria pudicitia trà le schiere dei soldati », ibid., Benigno Lettore, [p. VII]. 33 « un’Eroica continenza nel moderare in mezo d’una Corte li più violenti affetti anco al dispetto del proprio genio », ibid., [p. VIII]. 34 Ibid. Laura Rescia PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0025 420 parties consacrées à la description de la Cour et aux vicissitudes historiques, ne produit aucune modification dans la structure du texte source, qui est intégralement traduit. Les compétences linguistiques de Gomes ne sont pas parfaites mais ne sont pas non plus d’un niveau exécrable : l’examen d’échantillons significatifs de son travail ne fait pas ressortir trop de faux-sens ou de malentendus dans l’interprétation du texte de départ. Sa posture est donc absolument sourcière, très respectueuse de la littérarité du texte, ce qui rend possible de considérer qu’il aurait bien pu être au courant du fait qu’il s’agissait de la première traduction de ce roman, et vouloir donc offrir un travail fidèle et complet. À une époque où les « Belles Infidèles » représentaient encore la normalité, dans un souci d’embellissement ou d’enrichissement du texte de départ, ce scrupule apparaît encore plus significatif de la volonté de respecter une œuvre considérée comme remarquable. Si la syntaxe et la ponctuation sont aussi fidèlement reproduites, restent à signaler les maladresses qui se situent au niveau lexical. Quelques exemples suffiront, tirés des champs lexicaux particulièrement significatifs de l’œuvre. Le lexème « admiration » donne lieu à deux traductions différentes : « stupore » (p. 19 et 23) et « stima » (p. 28), sans que le contexte puisse justifier ce choix. Par contre, le traduisant italien « stima », répété trois fois dans un court passage du texte (p. 28), sert à Gomes comme équivalent de « admiration », « estime » et « considération ». La tendance à réduire les nuances lexicales produit un effet de neutralisation et introduit dans le texte d’arrivée une répétition qui n’appartient pas au texte de départ : autant d’indices des difficultés auxquelles Gomes n’a pas su faire face. Encore plus vague est la traduction du terme « galanterie », qui est déjà attesté en langue italienne à l’époque en tant que calque du français, un parfait correspondant du sens indiqué dans le dictionnaire de l’Académie de 1694 : « les devoirs, les respects, les services que l’on doit aux dames ». Pourtant ce terme est presque toujours réduit par Gomes Fontana au traduisant « amore », ce qui produit une déformation sémantique remarquable dans un passage comme celui-ci : « L’ambition et la galanterie étaient l’âme de cette Cour » (p. 341 35 ) qui devient « L’ambizione e l’amore erano l’anima di questa corte » (p. 32), ou encore « les personnes galantes » traduites par « gli amanti » (p. 40). Un autre terme clé dans le texte, le mot « chagrin », pose problème au traducteur, commettant une erreur de faux sens dans la phrase « Le duc de Nevers apprit cet attachement avec chagrin » (p. 343) qui devient « Il duca di Nevers li osservò con disgusto » (p. 37), où le duc devient dégoûté de l’amour de son fils pour Mlle de Chartres alors qu’il s’agit de mécontentement ou de contrariété. 35 Madame de Lafayette, La Princesse de Clèves, dans Œuvres complètes, éd. Camille Esmein-Sarrazin, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2014. La première réception italienne de l’œuvre de Madame de Lafayette PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0025 421 Nos recherches nous ont fait découvrir une autre traduction partielle de La Princesse de Clèves. La Biblioteca Galante, une publication périodique qui s’adressait à un public féminin, imprimée à Florence entre 1775 et 1778 36 , publie au t. VII (1776) La Principessa di Cleves 37 et La Contessa di Tenda, toutes deux répertoriées dans la catégorie de roman historique. Mais si cette dernière est intégralement traduite, le texte de la première est considérablement coupé, étant réduit à une cinquantaine de pages, résumant le texte sauf pour quelques scènes, réputées centrales : la scène du bal, l’aveu, les réflexions de la protagoniste après l’aveu, pour passer ensuite assez rapidement à la fameuse dernière scène. Il s’agit en réalité non pas d’une reconfiguration due à l’imprimeur ou au traducteur, mais de la traduction du texte français miniaturisé paru le premier janvier 1776 dans la Bibliothèque universelle des romans 38 . Un regard comparatif entre la traduction de Gomes Fontana de 1691 et celle-ci révèle que la précédente n’était pas forcement connue par le retraducteur, qui choisit le plus souvent de rester fidèle au texte de départ : 36 Sur la Biblioteca Galante, voir Alessandra Di Ricco, « Bertola, Zacchirolli, la “Biblioteca Galante” e la morale del sentimento », Studi Italiani, vol. XIV, n° 1-2, p. 207-264 ; Giornali del Settecento fra Granducati e legazioni. Atti del Convegno di Studi, Silvia Capecchi dir., Firenze, Ed. di Storia e Letteratura, 2008, p. 13 et p. 15. Capecchi signale des contacts entre la Bibliothèque Universelle et la Biblioteca Galante, sans pourtant mieux les préciser. 37 La Principessa di Cleves di Madama de La Fayette, dans Biblioteca Galante, t. VII, Firenze, Stecchi e Pagani, 1776, p. 45-105. 38 Sur cette collection, voir Roger Poirier, La Bibliothèque universelle des romans. Rédacteurs, Textes, Public, Genève, Droz, 1977. L’article de Lucinda Spera, « Una proposta editoriale d’oltralpe : la “Bibliothèque Universelle des romans” e la sua traduzione italiana, La Rassegna della letteratura italiana, n° 1-2, 1991, p. 66-71, ne donne pas non plus de renseignements sur les contacts entre la collection française et la Biblioteca Galante. Laura Rescia PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0025 422 - La dernière étape de notre parcours se situe en 1740, et concerne la traduction de Zaïde imprimée à Venise sur les presses de Vincenzo Voltolini, un imprimeur qui se distingue surtout par la diffusion des livrets d’opéra et d’ouvrages dramaturgiques. Il s’agit d’un petit in-12, dont six copies sont actuellement conservées dans des bibliothèques publiques italiennes 39 . Sur le 39 Zaida storia spagnuola del signor Giovanni Renato di Sagrais. Con un trattato dell’origine dei romanzi del signor Pietro Daniele Uezio Vescovo di Avranches. Traduzione dal La première réception italienne de l’œuvre de Madame de Lafayette PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0025 423 frontispice, le nom du traducteur est remplacé par un acronyme, derrière lequel il nous a été possible d’identifier Don Nicola Maria La Porta, un ecclésiastique qui avait aussi traduit un livre d’oraisons pour le Carême du père jésuite Jacopo Giroust en 1734, date à laquelle don Nicola a été rattaché à la cathédrale de Monopoli, dans les Pouilles ; et une histoire de la révolution polonaise écrite par l’abbé des Fontaines en 1737. On pourrait penser que la présence de la Lettre de Huet a pu représenter une des raisons de cette traduction ; mais l’examen de l’avis au lecteur, signé par La Porta même, nous renseigne plus précisément sur l’intérêt que le roman même suscitait (derrière lequel pourtant on peut facilement imaginer l’intérêt commercial de l’imprimeur). La Porta attribue à Zaida la palme des romans français récemment traduits. Après avoir évoqué le succès du texte français, raison pour laquelle il fut réimprimé, et après avoir fait l’éloge de l’évêque Huet pour son érudition, La Porta se déclare en général ennemi de la mode des romans, responsables de la corruption des mœurs des jeunes gens qui « se remplissent l’imagination des amours, des violences, des ruses, des enlèvements, des trahisons dont malheureusement les romans sont fourrés » devenant ainsi « superbes, voluptueux, efféminés, […] incapables de pensées magnanimes et héroïques 40 » ; il finit par déclarer avoir désiré les voir brûlés. Mais, ayant eu le livre entre ses mains, il fut étonné par la beauté de celui-ci, spécialement du caractère héroïque de Consalve et Zaïde, et de la pureté de leur amour. L’appréciation de l’abbé ne s’arrête pas au contenu ; il loue aussi la dispositio de la narration, le présumé auteur étant admiré pour avoir développé une histoire bien structurée, pour avoir prévu un enchaînement logique des épisodes narrés, et pour avoir inséré dans la narration une qualité historique tout à fait remarquable : « on pourrait croire qu’il s’agissait d’une véritable histoire des temps où les Mores dominaient l’Espagne 41 ». Ce qui est remarquable dans ses réflexions est l’évocation d’une poétique romanesque rationalisante et francese di D.N.L.M.P. Venezia, presso Vincenzo Voltolini libraio a Santa Sofia, 1740. Exemplaires présents dans les bibliothèques suivantes : Statale (Crémone), Teresiana (Mantoue), Estense Universitaria (Modène), Seminario Vescovile (Padoue), Manfrediana (Faenza), Augusta (Pérouse). Nous avons pu consulter l’exemplaire de la bibliothèque Estense de Modène, où ce tome arriva autour des années 1770, provenant de la Bibliothèque des Pères Barnabites. 40 « […] si colmassero la fantasia di amore, di violenze, d’inganni, di ratti e di tradimenti, di cui pur troppo i romanzi ne son pieni […] come per essi diventavano altieri, scostumati, voluttuosi, effeminati […] non eran poi capaci di concepire un pensiero magnanimo, eroico », Il Traduttore a chi legge, Ibid., [p. III-IV] (voir supra mon commentaire à la note 30). 41 « […] è poi tutto l’intreccio si ben filato e talmente uno è concatenato con l’altro che ognuno stimerebbe esser una vera Istoria succeduta a’ tempi che i Mori occupavano la Spagna », ibid., [p. VI]. Laura Rescia PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0025 424 historiciste : La Porta affirme encore que cette histoire « sempre cagiona diletto e maraviglia » (cause toujours plaisir et surprise), tout en respectant la morale (à savoir, l’amour de la vertu et l’horreur du vice). Or, le concept de « maraviglia », à savoir de surprise, qui appartenait notamment à la poésie de l’âge baroque et fut célébré par Marino dans le célèbre vers de l’Adone « È del poeta il fin la meraviglia », est ici convoqué pour évaluer une forme narrative, sans aucun rapport avec la sémantique originelle. Ici il faudrait plutôt l’interpréter comme désignation des qualités d’un roman inattendu, capable de respecter la morale, pouvant donc s’adresser aux jeunes, et dont les caractéristiques esthétiques annoncent déjà la prédilection pour l’histoire et la raison qui domineront le genre romanesque aux XVIII e et XIX e siècles. En examinant son travail, il est possible de constater que la posture de La Porta est très fidèle au texte de départ, sauf pour des imprécisions sur le plan lexical. Pourtant, en observant les termes qui avaient posé problème à Gomes Fontana, on s’aperçoit qu’il utilise les traduisants « galante/ galanteria » d’une façon systématique, et se révèle beaucoup plus cohérent que son prédécesseur : pour « inclination » et « penchant » il utilise toujours le traduisant « inclinazione », et toujours « ammirazione » pour « admiration » ; seul le terme « chagrin » lui pose quelques problèmes : il utilise le traduisant « collera » dans plusieurs occurrences, mais dans un cas il traduit « il y eut un air de chagrin » avec « una ciera malinconica », ce qui lui permet de mieux s’approcher du signifié du terme français de « forte douleur ». En conclusion, nous pouvons affirmer que le champ littéraire de la première modernité en Italie se configure comme inapte à recevoir la grande nouveauté représentée par l’œuvre de Madame de Lafayette, en considération de la frilosité des critiques vis-à-vis des formes narratives en prose, et du roman en particulier. Pourtant, les rares évocations de son œuvre font état, en particulier vers la fin du XVIII e siècle (c’est le cas de Denina et d’Andrès), d’une conscience accrue de la diversité de ses ouvrages par rapport à ceux de la première partie du XVII e siècle, et signalent dans le champ littéraire italien le début d’une évolution, d’une prise de conscience concernant les nouveautés inspirées au classicisme français, ce qui est aussi confirmé dans les paratextes de la traduction de Zaïde. Les traductions sont généralement fidèles et attentives à la littéralité du texte source : même la traduction de la version abrégée de La Princesse de Clèves provenant de la Bibliothèque universelle des romans ne dément pas ce respect pour l’œuvre de la romancière française. Mais on est loin d’un succès large et partagé : pour que La Princesse de Clèves suscite l’intérêt des éditeurs italiens, il faudra attendre le XX e siècle, pendant lequel on produira au moins une dizaine de traductions à partir de 1923. Giovanni Macchia, un des plus grands francisants du XX e siècle, l’avait La première réception italienne de l’œuvre de Madame de Lafayette PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0025 425 considérée comme « un fruit hors saison […] contenant du théâtre tragique mais presque atténué et rendu bourgeois, disponible pour tout le monde 42 » : c’est peut-être là la raison d’un succès si tardif sur la terre des Fiancés. 42 « un frutto fuori stagione […] e c’è il teatro tragico ma come attutito, quasi reso borghese e alla portata di tutti », Giovanni Macchia, Il paradiso della ragione, Milano, Laterza, 1960, p. 203. PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0026 Sur le manuscrit inédit de La Principessa di Monpensier traduite par Sertorio Orsato, membre de l’académie padouane des Ricoverati J EAN -L UC N ARDONE U NIVERSITÉ DE T OULOUSE II J EAN J AURÈS La Bibliothèque Universitaire de Padoue conserve un manuscrit inédit 1 , un peu oublié semble-t-il 2 , intitulé La Principessa di Monpensier, qui est une traduction en langue italienne de la nouvelle française de Madame de Lafayette, réalisée par un auteur padouan du XVII e siècle du nom de Sertorio Orsato. Sertorio Orsato (Padoue, 1 er février 1617‒3 juillet 1678) est un homme du plein XVII e siècle. Historien, philosophe, archéologue, professeur en sciences physiques à l’Université de Padoue, on lui connaît une belle production d’ouvrages tant en latin qu’en italien 3 , pour l’essentiel liés à sa ville natale ‒ selon une tradition fort répandue dans la Péninsule ‒, et tous édités de son vivant jusqu’à son Histoire de Padoue depuis sa fondation jusqu’à l’an 1173 4 parue l’année de sa mort, en 1678. Étonnamment, sa traduction de la nouvelle de Madame de Lafayette est demeurée inédite jusqu’ici. La plus grande partie des titres qu’il a publiés sous son nom indiquent qu’il entretenait probablement des liens étroits avec les personnalités les plus en vue de Padoue, ce qui trace le portrait de l’érudit classique dans l’Italie du XVII e siècle. Comme tel, Orsato est membre d’une académie, l’académie des 1 Dont la cote est Ms 425. 2 La dernière consultation remontait à 1992. 3 Il senatore trionfante oratione a nome della città di Padova nella partenza dell’Illustriss. & Ecc. sig. Pietro Corraro capitano. Di Sertorio Orsato D, Padova, Paolo Frambotto,1641; mais également Le grandezze di s. Antonio di Padova osservate nel trasporto della sua preciosa reliquia data da quella città al serenissimo prencipe di Venezia da Sertorio Orsato cavalier del Sereniss. Senato Veneto[…], Padova, Paolo Frambotto, 1653. 4 Istoria di Padova dalla fondazione di quella città sino l’anno 1173, Padova, Pietro Maria Frambotto, 1678. Jean-Luc Nardone PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0026 428 Ricoverati sous le pseudonyme du Disingannato 5 ‒ mot dont la traduction en français n’est pas si aisée, ingannare signifiant « tromper, abuser de la confiance de quelqu’un », ce qui conduit donc à quelque chose comme l’académicien Détrompé. On trouve dans le cinquième tome de l’ouvrage fondamental de Michele Maylender, Storia delle accademie d’Italia 6 , les pages consacrées aux académies padouanes. On n’en compte pas moins d’une douzaine au XVII e siècle : l’académie des Stabili, des Avveduti, des Orditi, des Deli, des Fecondi, des Zitoclei, des Invigoriti, des Geniali, des Disuniti, des Anelanti, des Speranti, et naturellement des Ricoverati. Maylender nous enseigne que l’académie des Ricoverati, dite aussi Accademia Cornara, fut fondée le 25 novembre 1599 par l’abbé Federico de l’illustre famille vénitienne des Cornari, et qu’elle tint sa première séance le 9 janvier 1600. Dès ses débuts, l’académie, qui se fixa pour dessein de ne négliger ni les sciences ni les lettres, eut une existence extrêmement chaotique 7 , de sorte qu’on estime perdus à ce jour les comptes rendus qui en recensaient l’activité originelle ; jusqu’à ce qu’elle obtînt la protection du doge Silvestro Valier, et qu’elle s’engageât dans la révision de ses lois qui furent republiées en 1697. Tout cela contribua au succès de l’académie qui existe encore aujourd’hui sous le nom de l’un de ses membres les plus prestigieux, à savoir d’Accademia Galileiana 5 Cette précision est indiquée dans le volume d’Attilio Maggiolo I Soci dell’Accademia Patavina dalla sua fondazione (1559), Padova, s. n., 1983, p. 225 (un ouvrage dont il faudrait dépouiller minutieusement les 386 pages). 6 Bologna, Arnaldo Forni Editore, 1976. 7 Durant ses premières années d’existence, l’académie ne fit pas vraiment parler d’elle. En effet, elle ne possédait pas de législation en bonne et due forme et qui plus est, Federico Cornaro, son fondateur était parti pour Rome, si bien qu’en 1609, elle cessa toute activité. Ce dernier tenta de la ressusciter et, la même année, les Rinomati Zitoclei (autre académie savante de l’époque), firent leur entrée au sein de l’académie des Ricoverati. En 1633, l’académie connut un nouveau moment difficile : malgré le dévouement de ses membres, elle fut contrainte de fermer ses portes. Elle finit par les ouvrir à nouveau en 1638 mais ne parvint pas à rester à flot plus de deux mois. En 1645, Giorgio Cornaro, alors évêque de Padoue, la reforma, y instaura de nouvelles lois qui furent promulguées en 1647 et fixa les règles des activités littéraires. Mais l’académie connut une nouvelle période difficile et referma ses portes en 1654 pendant six années. En 1660 elle finit par rouvrir mais cette nouvelle tentative se solda par un cinquième échec. Il s’agit finalement du dernier puisqu’en 1668, Vettor Contarini, Capitanio de la ville de Padoue obtint la protection souveraine du Sénat Vénitien, mais également un siège ainsi qu’une contribution annuelle. Ainsi commença une nouvelle période de pleine activité pour l’académie des Ricoverati. En outre, elle obtint la protection de grands patriciens, du podestat et même du doge Silvestro Valier, ainsi que la révision de ses lois qui furent republiées en 1697. Sur le manuscrit inédit de La Principessa di Monpensier PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0026 429 di scienze, lettere ed arti : son siège se trouve bien sûr toujours à Padoue, à la Reggia Carrarese. Nous retiendrons de tout cela deux éléments utiles à notre propos : le premier est que Sertorio Orsato en fut élu prince à trois reprises (en 1649- 1650, 1660-1661 et en 1670-1671), ce qui fait de lui l’une des figures les plus actives de l’académie sur un temps long de près de vingt ans ; le second est que l’académie, comme c’était alors l’usage, accueillit quelques étrangers et naturellement des Français : nous savons 8 ainsi que lors de la séance du 14 septembre 1684, furent nommées membres de l’Académie des Ricoverati, Antoinette de Lafon de Boisguérin des Houlières (1638-1694) mentionnée dans le registre sous le nom de « Mme Deshoulières de Chatte », la philologue et traductrice Anne Le Fèvre Dacier (1645-1720) ainsi qu’une Mme Roussereau, auxquelles il faut ajouter, lors de la session du 22 janvier 1685, François Honorat de Beauvilliers, duc de Saint-Aignan (1607-1687), l’évêque Michel Amelot de Gournay (1624-1687) et « Mademoiselle de Scudéry » 9 (1607-1701). Plusieurs membres de la famille Patin semblent également avoir participé aux activités de l’académie : le médecin Charles Patin (1633-1693) en 1678-1679, année où furent aussi reçue sa fille aînée, la peintre Gabrielle Charlotte (1665-1751), le 31 janvier 1679 et, plus tard, le 27 janvier 1683, sa cadette Charlotte Catherine (1666-1744) 10 . On peut voir d’ailleurs par le truchement de la famille Patin, se constituer ce réseau entre France et Italie, puisque Gabrielle Charlotte est l’épouse du comte Luigi Santapaulina, padouan célèbre pour son traité sur l’équitation 11 , membre de l’académie de la Delia déjà mentionnée. Académie de chevalerie, cette dernière se tourne vers Galilée qui compose pour elle un petit document sur les accointances 8 Grâce aux premières informations fournies par le bibliothécaire actuel de l’académie Galileiana, Diego Rossi, qui se fonde ici pour l’essentiel sur le volume d’Attilio Maggiolo (I Soci dell’Accademia Patavina) et sur le Giornale della gloriosissima Accademia ricovrata. A. Verbali delle adunanze accademiche dal 1599 al 1694, a cura di Antonio Gamba e Lucia Rossetti, Trieste, Edizioni Lint, 1999. 9 Un fascicule des archives daté de 1871-1872 porte sur Mlle de Scudéry. Il s’agit sans doute des résultats d’une recherche faite au XIX e siècle, qu’il conviendrait d’examiner de près. Voir Archivio storico dell’Accademia Galileiana 1599-1947, Busta XLV, n. 3188. 10 Diego Rossi estime que « Sicuramente ci sono molte altre letterate francesi tra le socie dell’Accademia nel XVII secolo » (Il y a assurément de nombreuses autres lettrées françaises parmi les membres de l’académie au XVII e siècle), ce qui nécessiterait un travail de recherche complémentaire. 11 L'arte del cavallo di Nicola, e Luigi Santapaulina, divisa in tre libri. Ne primi due, che son di Nicola, si tratta l'arte di ridurre a tutta perfettione il cavallo. Nel terzo, che è di Luigi, al presente caval.zo della nobil.ma Accademia Delia di Padova, vi si aggiunge il modo di usarlo in guerra, & in festa […], In Padova, nella Stamperia del Seminario, 1696. Jean-Luc Nardone PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0026 430 entre équitation et mathématiques 12 quand, comme nous l’avons dit, Galilée fréquentait aussi l’académie des Ricoverati. Ces échanges entre académies n’ont rien d’extraordinaire et l’on peut y mesurer la perméabilité entre les différentes institutions. Rien d’étonnant donc que les Patin, par l’entremise de l’académie de la Delia, aient participé aussi aux travaux de l’académie des Ricoverati. On notera toutefois que l’admission de ces Français au sein de l’académie est tardive, entre 1679 et 1685 alors que notre traducteur, Sertorio Orsato, meurt en 1678. S’il faut faire un lien entre leur présence et la composition de notre manuscrit, on peut imaginer deux scénarios. Soit la réception de ces Français est le fruit d’un processus lent, qui suppose des échanges avec l’académie, et d’une correspondance qui a pu favoriser l’envoi du texte de Madame de Lafayette ‒ mais pour l’heure nous n’en avons pas la trace formelle. Soit la traduction de Sertorio Orsato annonce le tournant de l’académie qui, dès après sa mort, en 1679, accueille nos premiers Français. On pourrait à ce même titre voir dans l’arrivée de plusieurs femmes en cette fin du XVII e siècle le tournant décrit par Fahy Connor dans son article intitulé « Women and Italian Cinquecento Academies » où elle rappelle que durant tout le XVI e siècle les académies étaient « à forte prévalence masculine [et que] les femmes ne pouvaient être qu’un ornement, s’ajoutant simplement à la gloire de leurs parents, de leurs maîtres et des institutions publiques 13 » tandis qu’Elisabetta Graziosi constate leur participation nourrie « au Settecento en Italie 14 » : dans l’académie des Ricoverati, le tournant est donc très clair dans le dernier quart du XVII e siècle, un peu après d’autres académies de la Péninsule tels les Oziosi de Naples ou les Humoristes de Rome, où l’on trouve quelques femmes de renom dès le début du siècle, comme la poétesse Margherita Sarrocchi (1560-1617), amie de Marino et de Galilée. Chez les Ricoverati, la présence féminine est donc légèrement tardive et souvent chaperonnée par une figure masculine : on a vu le cas de la famille Patin, on pourrait de même mentionner l’entrée de l’illustre Elena Lucrezia Cornaro Piscopia, première femme diplômée en philosophie de l’Université de Padoue 12 Raccolta di quelle cognizioni che a perfetto Cavaliero et Soldato si richieggono, le quali hanno dependenza dalle scienze matematiche, dans Antonio Favaro, « Le Matematiche nell’arte militare secondo un autografo di Galileo Galilei », Rivista d’Artiglieria e Genio, vol. III, Roma, 1886, p. 111-128. 13 Fahy Connor, « Women and Italian Cinquecento Academies », dans Women in Italian Renaissance Culture and Society, Letizia Panizza dir., Oxford, Legenda, 2000, p. 438. Ici et partout, c’est nous qui traduisons. 14 Elisabetta Graziosi, « Revisiting Arcadia: Women and Academies in Eighteenth- Century Italy », dans Italy’s Eighteenth Century: Gender and Culture in the Age of the Grand Tour, Paula Findlen, Wendy Wassyng Roworth and Catherine M. Sama dir., Stanford, Stanford University press, 2009. Sur le manuscrit inédit de La Principessa di Monpensier PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0026 431 mais issue aussi de la famille du fondateur de notre académie, Federico Cornaro. On tirera de ces remarques factuelles que l’intérêt que le comte Orsato porte au texte de Madame de Lafayette n’est ni la conséquence de l’arrivée des Français ni le résultat de l’accroissement sensible des académiciennes au sein de l’académie. Le fait est que le texte de La Princesse de Montpensier circula assez vite puisque la nouvelle parut en France en 1662 pour endiguer les versions nombreuses et sauvages qui circulaient jusque-là 15 . Le texte fut réédité très tôt et fréquemment mais le comte Sertorio Orsato mourut en 1678, ce qui permet de limiter aux rééditions de 1671 ou de 1674 les dernières sources possibles du texte français dont il disposa, étant entendu qu’il pouvait parfaitement avoir eu en sa possession soit l’édition de 1662, soit même l’une des copies qui circulaient avant l’édition princeps. Le raffinement exquis et le soin apportés à la composition de cet unicum pourraient laisser penser par ailleurs que sa publication en était imminente ou qu’Orsato le destinait à quelqu’un de précis, peut-être Madame de Lafayette elle-même qui, par l’éducation littéraire qu’elle avait reçue de Gilles Ménage, connaissait fort bien l’italien. Mais en réalité l’ouvrage était destiné à Carlo de’ Dottori (1618-1685), comme l’atteste, sur la page de titre, une inscription en grec qui nous éclaire sur la destination de cette traduction : « Cav. Carlo de’ Dottori, ceci est un témoignage et un souvenir de notre amitié 16 ». Carlo de’ Dottori était un ami illustre d’Orsato et avait été prince de l’académie des Ricoverati en 1649. On retrouve la trace des deux amis au sein d’une confrérie, La fraglia 17 dei padrani, une compagnie de joyeux drilles de la plus haute société, par trop célèbre dans la ville pour ses débordements et ses frasques ‒ qui conduisirent ledit Carlo à être emprisonné quelques mois. Carlo de’ Dottori fut un poète de premier plan de Padoue qui sut obtenir les 15 Comme le rappelle André Beaunier dans son Histoire de La Princesse de Montpensier sous le règne de Charles IX, Paris, La Connaissance, 1926, p. 12. Et Beaunier de préciser (p. 8) que Madame de Lafayette recommanda à Gilles Ménage de donner « à Mlle de Scudéry et à Mme Amelot » deux exemplaires de ce premier tirage. 16 « Cav. Co. Dottorij Amoris / μαρ ρ α μ μ σ o ». 17 Le terme de fraglia, issu de l’italien frattaglia, est apparu au XIII e siècle. C’est un terme qui ne s’applique qu’à la République de Venise et à ses territoires et qui désigne les corporations religieuses, professionnelles ou artistiques. Mais l’expression fraglia dei padrani (du latin patres) revêt assurément ici une dimension ironique. Ses membres se réunissaient tous au domicile de Gerolamo Sanguinacci, descendant d’une illustre famille issue de la noblesse padouane, résidence située Via San Biagio à Padoue, qui donnait sur un vaste jardin des plus agréables. Jean-Luc Nardone PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0026 432 grâces de Léopold de Médicis. On lui doit quelques œuvres 18 tombées en désuétude mais non dénuées d’intérêt dont notamment un poème héroïcocomique, L’Asino (L’Âne) de 1652 sur la guerre entre Padouans et Vicentins qui, au XII e siècle, en perdirent l’âne qui ornait leur bannière. Or L’Asino, publié sous le pseudonyme d’Iroldo Crotta, parut avec les « annotazioni del sig. Sertorio Orsato 19 », preuve de la connivence des deux amis. Nos rares informations sur Orsato ne nous permettent pas de savoir comment il apprit le français. Les informations bibliographiques succinctes qui le concernent sont celle de Giovanni Antonio Volpi 20 , en 1719, et la notice des Français Joseph-François et Louis-Gabriel Michaud 21 , dont on retiendra ici son amitié avec Charles Patin. Mais nul voyage en France ou quelque autre traduction du français vers l’italien qui permît d’expliquer l’excellente connaissance de la langue française au point de fournir une belle traduction en italien de La Princesse de Montpensier. On sait naturellement les liens forts entre France et Italie tout au long du XVII e siècle, depuis la thèse de Jean Balsamo, “L’Italie françoiseˮ. Italianisme et anti-italianisme en France à la fin du XVI e siècle (1989) dans les traces de Marc Fumaroli. En 2001, Giovanni Dottoli, de l’Université de Bari, faisait paraître Les Traductions de l’italien au français au XVII e siècle 22 . Les liens entre les deux pays sont indéniables en ce siècle où, en 1666, Colbert crée l’Académie de France à Rome quelques années après la création d’une Académie française (1635) imitée de l’académie romaine des Humoristes 23 qui, elle-même, avait accueilli un grand 18 La bibliographie qui le concerne est ancienne et modeste et mériterait d’être revisitée. Voir Natale Busetto, Carlo de’Dottori, letterato padovano del secolo XVIII, Città di Castello, S. Lapi, 1902. 19 Carlo de’ Dottori, L’Asino. Poema Eroicomico d’Iroldo Crotta. Con gli argomenti del Sig. Alessandro Zacco, e le annotazioni del sig. Sertorio Orsato, Venezia, per Matteo Leni, 1652. La dernière édition du texte, parue chez Laterza, date de 1987. 20 Vita del Conte Sertorio Orsato, premessa all’edizione cominiana dei Marmi eruditi, Padova, 1719. 21 Joseph-François et Louis-Gabriel Michaud, Orsato (Sertorio), dans Biographie universelle, ancienne et moderne, vol. 32, Paris, chez Michaud frères, libraires, 1822, p. 170-171. 22 Nous avons en ce moment même le plaisir de codiriger avec notre collègue et amie de l’Université Aldo Moro de Bari, Concetta Cavallini, qui fut elle-même l’élève de Dottoli, une thèse de doctorat qui, en regard du volume de Dottoli, vise à répertorier les textes français traduits en italien ‒ et en Italie ‒ au XVII e siècle. 23 Le palais Mancini, siège historique de France à Rome de l’académie des Humoristes, devint même, après sa fermeture définitive en 1725, le siège de l’académie de France à Rome. Sur les liens entre France et Humoristes qu’il nous soit permis de citer Jean- Luc Nardone, « La Miscellanea dell’Accademia degli Umoristi (Ms. San Pantaleo 44) de la Bibliothèque Nationale de Rome : sur les notions d’œuvre collective et d’œuvre Sur le manuscrit inédit de La Principessa di Monpensier PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0026 433 nombre de Français. Souffle alors sur l’Italie une brise de France de laquelle Orsato peut s’être inspiré. On notera en outre que les liens entre la France et Venise (dont dépend politiquement Padoue) demeurèrent particulièrement forts tout au long de la célèbre guerre de Candie, qui opposa Venise à l’empire ottoman : durant une vingtaine d’années, de 1648 à 1669, la France soutint Venise jusqu’à l’envoi tout à fait considérable, en 1669, d’une expédition de grande ampleur avec 6 000 hommes et 42 navires. Si l’échec de cette « croisade » créa des tensions entre Louis XIV et Venise, force est de constater que durant la période qui nous intéresse, c’est-à-dire vers 1662, les relations entre les deux États étaient au beau fixe. Cela n’explique pas le bilinguisme du comte Orsato mais tout du moins la francophilie des États vénitiens et de son élite. Car Orsato maîtrise assurément le français et produit ce qu’il conviendrait ici d’appeler une « belle fidèle ». Nous n’avons que très peu d’informations concernant le manuscrit 425 et son histoire. Nous savons qu’il appartient à la Bibliothèque Universitaire de Padoue mais ignorons sa date d’arrivée dans les collections. Il est composé de deux cent cinquante-six feuillets et se conclut avec un extrait de L’Astrée d’Honoré d’Urfé, en français, qui s’étend sur trois feuillets, une œuvre bien plus ancienne donc que La Princesse de Montpensier et qui connut en Italie une fortune mitigée 24 . En copiant un dialogue tiré du neuvième livre de la quatrième partie de L’Astrée (1624, à Paris, chez Toussaint de Bray), Orsato montre sans doute qu’il possède l’œuvre et qu’il l’a lue en langue originale 25 . Il illustre en tout cas avec quelques vers tirés de l’une des compositions les plus longues qui soient, l’un des moments forts d’une œuvre ‒ qui elle, en revanche est fort brève ‒ à savoir le désespoir de Chabannes pour la princesse de Montpensier. Nous ne nous attarderons pas ici à scruter la traduction en italien de la nouvelle de Madame de Lafayette mais plutôt à en souligner quelques traits saillants qui permettent de mesurer les choix de traduction d’Orsato. Comme nous l’avons déjà signalé, cette traducion est une « belle fidèle », voire « très collectif au XVII e siècle » (http: / / cornucopia16.com/ blog/ 2019/ 01/ 05/ jean-lucnardone-la-miscellanea-dellaccademia-degli-umoristi-ms-san-pantaleo-44-de-labibliotheque-nationale-de-rome-sur-les-notions-doeuvre-collective-et-doeuvrecollectif-au-xviie-siecl/ ). 24 Voir Giorgetto Giorgi, « La fortune italienne de L’Astrée », Cahiers de l’A.I.E.F., n o 60, 2008, p. 243-256. Giorgi rappelle immédiatement l’article de Norbert Jonard, « Le Callo andro fedele de Marini et L’Astrée », Rivista di Letterature Moderne e Comparate, n° 2, juin 1978, p. 109-128. 25 La première traduction semble dater de 1636. Elle est de la plume du modénais Carlo Laderchi Foschera (in Modena, per Giulian Cassiani). Jean-Luc Nardone PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0026 434 fidèle », en cela qu’on est loin des réécritures qui ne lisaient le texte source que comme un substrat léger. Ici en revanche, on frise le mot à mot, ce qui rend d’ailleurs d’autant plus rares et intéressantes les divergences. Tout indique néanmoins que ce très beau manuscrit, élégant et raffiné, jusque dans les lettrines historiées, est l’œuvre d’un copiste, non tant parce qu’ici ou là quelques mots manquants sont ajoutés dans la marge ‒ ainsi, très vite, dès le début 26 , la précision que la fille du marquis de Mézières est sa fille « unique » ‒ ou tel autre souligné pour marquer une répétition erronée (tempo tempo, au p. 83), mais plutôt par la présence de coquilles impossibles sous la plume d’un érudit ‒ comme par exemple le groupe de quatre consonnes consécutives de l’adjectif sffregiato. On repère très vite, en regard de la belle élégance calligraphique, l’extrême irrégularité orthographique, entre formes géminées et dégéminées 27 , qui produisent de nombreux doublons aléatoires, au point qu’il n’est guère possible d’envisager de faire l’hypothèse de l’origine géographique dudit copiste. Dans le cadre de ce volume, nous porterons donc plutôt notre attention sur les gallicismes de cette traduction, qu’Orsato fait le choix de glisser ici et là. L’un des gallicismes les plus singuliers est la présence d’un accent aigu systématique sur tous les cas de la préposition « à », forme française qui traîne parfois dans l’italien du XVII e siècle mais jamais de manière à ce point absolue ; tout comme la répétition plutôt fréquente de punto dès la toute première page (Amore non lasciava punto, « Amour ne laissait point »), alors que c’est une forme étrangère à l’italien. Un certain nombre de mots par ailleurs est copié du français : ainsi en va-t-il de cadeto (l’italien moderne atteste cadetto comme un gallicisme), maritaggio (ou marittaggio) au lieu de matrimonio qui nous paraît être ici davantage un emprunt au français qu’une lointaine réminiscence de Dante, de Boccace ou même de l’Arioste, avvantagioso (ou avantaggioso), fobborghi, Madamosela, li parenti (au lieu des genitori), les verbes sovvenire, sortire, un très étonnant marchiare dont la seule orthographe permet de comprendre qu’il s’agit du verbe « marcher » (cammi- 26 Voir aussi un ajout à la page 49. 27 Nous trouvons fréquemment le redoublement du s intervocalique (essaltazione, accorgendossi, essecuzione, rissentimento, servendossi, essendossi, scordavassi, accostossi, cossì (huit occurrences), dissegno (cinq occurrences) et rissoluzione). Mais aussi : doppo (vingt-sept occurrences), frattello, stradda, segretto-i (trois occurrences), pregiudiccio, esaggerare, et elleggesse. Par ailleurs on trouve aussi publicare et aqua, qui sont deux latinismes. Parmi les formes fluctuantes : atione, azione/ i (cinq occurrences) et attione/ i (deux occurrences), ochi et occhi (avec un ajout d un second c à la page 83). Quelques autres dégéminations avec mezo/ a (cinq occurrences), obligare+dérivés (cinq occurrences), avvezato, tolerasse, suplicarla, avisò, azardare, introdure, damigela, sopranaturale, cità, etc. Sur le manuscrit inédit de La Principessa di Monpensier PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0026 435 nare en italien) puisque le mot se prononce [markiare], ansietà pour « anxiété » contre l’italien ansia, cader amalato traduction de « tomber malade » contre ammalarsi, etc., termes qui tous visent sans doute à accentuer la patine française de la traduction. D’autres mots comme augumentare ou la conjonction de coordination et, qui pourraient passer pour des latinismes, tendent, dans ce contexte, à se présenter comme d’autres gallicismes. Mais la partie la plus originale de cette traduction se trouve peut-être dans la pléthore de noms propres français que notre traducteur doit insérer dans son texte italien. Ces transpostions subissent deux types d’italianisation : soit une orthographe qui permet en italien de se rapprocher de la prononciation française comme pour l’amiral de Châtillon (l’ammiraglio di Sciatilon), la marquise de Noirmoustiers (la marchesa di Normustiè), la ville de Loches (Losce), la bataille de Montcontour (la battaglia di Moncontour), Champigny (Sciampigni), etc. Il est intéressant de comparer alors ces choix de traduction avec ceux que l’on trouve dans l’Historia delle guerre civili di Francia qu’Enrico Caterino Davila publia à Paris en 1644 et qui servirent de source à Madame de Lafayette dans la traduction qu’en donna Jean Baudoin immédiatement en cette même année 28 . Or, si l’on regarde la façon dont Davila avait traduit, ou plutôt transposé ces noms français, on constate qu’Orsato a préféré les sonorités françaises aux dépends d’une orthographe d’imitation. Car chez Davila, par exemple, Châtillon est traduit par Ciatiglione ‒ comme un Castiglione qui, d’ailleurs, eût été la forme la plus exacte pour traduire Châtillon ‒, Loches par Loccies (avec un s final imité du français qui éloigne toutefois la prononciation des deux mots, contrairement au Losce d’Orsato). On aura alors compris que dans ces choix de traduction, Orsato veut que le lecteur italien prononce les noms propres français à la française. Davila, lui, traduit le mot français en italien et Moncontour devient Moncontorno puisque contorno est la traduction exacte de « contour ». Mais ces subtilités cessent face aux grands noms de l’histoire de France et il va de soi qu’Henri de Navarre est sous la plume de Davila comme de celle d’Orsato le Re di Navarra, l’empereur Maximilien l’imperatore Massimiliano, le Bourbon, il Borbone, La Rochelle, La Rocella, la Lorraine, la Lorena et le jour de la Saint-Barthélemy, il giorno di San Bartolomeo. Ce type 28 Histoire des guerres civiles de France, contenant tout ce qui s’est passé de mémorable en France jusqu’à la paix de Vervins, depuis le règne de François II (2 volumes, 1644). Jean Baudoin (1590-1650) fut un traducteur prolifique de l’italien vers le français. On lui doit une traduction d’un texte du jésuite Jules César Mazarin (Practique pour bien prescher, 1618), une Hiérusalem deslivrée, poème héroïque de Torquato Tasso (1626) et, du Tasse encore, un dialogue intitulé De la Noblesse, dialogue de Torquato Tasso, où il est exactement traitté de toutes les prééminences, et des principales marques d’honneur des souverains et des gentilshommes (1633), etc. Jean-Luc Nardone PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0026 436 de différences permet aisément de déduire quels personnages et quels épisodes historiques, ou quels toponymes français ont une inscription séculaire aux yeux des Italiens, et ceux, en revanche, qui n’ont pas cet ancrage. On comprend mieux alors que le personnage fictif de la nouvelle de Madame de Lafayette, le comte de Chabannes, soit traduit phonétiquement par Orsato il conte di Sciabane 29 . Si la traduction d’Orsato est fidèle, élégante, très respectueuse du français, elle est aussi dans un italien ciselé et cet exercice difficile, si bien décrit dans l’essai d’Umberto Eco, Dire quasi la stessa cosa 30 , n’est réussi par notre traducteur qu’au prix de quelques libertés stylistiques, refondant à sa guise ici où là quelques phrases selon ce qui lui paraît sans doute plus adéquat au rythme d’une phrase italienne qui, il est vrai, est généralement plus longue qu’en français. En conclusion de cette rapide exposition de la langue du manuscrit, un détail, à la page 85, mérite qu’on s’y arrête. Orsato écrit : « Qui non si è potuto esprimere cossì ben il francese nella nostra lingua » (« Ici nous ne sommes pas parvenu à exprimer aussi bien le français dans notre langue ») 31 . Il s’agit de traduire une tournure de la page 52 de l’édition princeps de La Princesse de Montpensier. Le texte est le suivant : Le Duc de Guise acheva d’en devenir violamment amoureux : et voulant par plusieurs raisons tenir sa passion cachée, il se resolut de la luy déclarer d’abord, affin de s’espargner tous ces commencemens qui font toûjours naistre le bruit et l’esclat 32 . Orsato traduit : Il Duca di Guisa finì di divenirne violentemente innamorato, e volendo per più raggioni tenir nascosta la sua passione determinò di dichiarargliela subito a fine di risparmiarsi tutti quei principii, qualli fanno sempre nascere il romore e lo scoppio. Il s’agit d’une traduction mot à mot, légèrement raturée, preuve, encore une fois, qu’Orsato a relu sa traduction, plume à la main. Tout est bien traduit à l’exception peut-être du mot « éclat » où Orsato voit sans doute un double sens, celui de scandale qui éclate mais aussi peut-être de passion qui éclate au grand jour dans toute sa splendeur. On voit en effet que ces hésitations portent certes sur l’adjectif démonstratif « quei » (« ces commencemens ») mais aussi sur le relatif « qui » qu’il ne traduit pas simplement par « che », 29 Même si on trouve une occurrence unique d’une forme hybride, Sciabanes (page 15). 30 Umberto Eco, Dire quasi la stessa cosa. Esperienze di traduzione, Milano, Bompiani, 2003. 31 Voir illustration 3. 32 À Paris, chez Thomas Iolly, 1662, p. 52. Sur le manuscrit inédit de La Principessa di Monpensier PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0026 437 comme on pourrait s’y attendre ; sans doute parce que « che », en italien, traduit aussi bien le relatif « que » que « qui », et qu’il est souvent source de confusion. Cette occurrence d’un commentaire est un hapax dans le manuscrit mais il dit, nous semble-t-il, la sensibilité fine du lecteur padouan et à quel point Orsato incarne une forme de nouveau traducteur, particulièrement perméable à la langue de départ, qu’il maîtrise admirablement au point de mesurer les difficultés qui se font jour lorsqu’on veut non pas réécrire mais véritablement traduire un texte littéraire. Sans doute reste-t-il à mieux explorer les voies qui ont conduit Orsato à traduire le texte de Madame de Lafayette. Il est rare qu’un « traducteur » excellent comme le nôtre ne laisse la trace que d’un seul texte. Cet hapax ‒ mais rien n’exclut qu’on ne trouve un jour d’autres traductions d’Orsato du français vers l’italien, à Padoue ou ailleurs ‒ montre chez cet historien, archéologue et physicien un goût pour la littérature qu’aucune trace ne laissait supposer, sinon ces annotations au texte satyrique de son ami Carlo de’ Dottori. Rien non plus n’explique le choix du texte de Madame de Lafayette. Jean-Luc Nardone PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0026 438 ANNEXE : Illustrations Ill. 1 La Principessa di Monpensier. Tradotta dal francese da Sertorio Orsato. Page de titre. © Bibliothèque Universitaire de Padoue, Ms. 425. Sur le manuscrit inédit de La Principessa di Monpensier PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0026 439 Ill. 2 La Principessa di Monpensier. Tradotta dal francese da Sertorio Orsato. Première page. © Bibliothèque Universitaire de Padoue, Ms. 425. Jean-Luc Nardone PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0026 440 Ill. 3 La Principessa di Monpensier. Tradotta dal francese da Sertorio Orsato. Page 85. © Bibliothèque Universitaire de Padoue, Ms. 425. Sur le manuscrit inédit de La Principessa di Monpensier PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0026 441 Édition critique du manuscrit Ms 425 33 . La Principessa di Monpensier Tradotta dal francese da Sertorio Orsato [p. 1] Mentre la guerra civile straciava la Francia sotto il regno di Carlo IX, amore non lasciava punto di trovarvi il suo luogo [p. 2] fra tanti disordini, e di cagionarvene molti nel suo Imperio. L’unica 34 figliuola del marchese di Meziere hereditaria di considerazione, e per la quantità de suoi beni, et per l’illustre casa d’Angiù, dalla quale era discesa, era statta promessa al duca di Mena [p. 3] cadeto del duca di Guisa, cognominato dappoi lo sffregiato. L’estrema gioventù di questa grande herede ritardava il suo maritaggio: et in questo mentre il duca di Guisa che sovente la vedeva, et che scorgeva in essa li principii d’una gran bellezza, ne divenne innamorato, et [p. 4] ne fu corrisposto. Tennero essi nascoso il loro amore con molta cura. Il duca di Guisa, che non haveva ancora tanta ambizione, quanta ne ha havuto doppo, 33 Nous proposons ici la première édition de ce texte. Nous restons le plus fidèle possible au texte d’origine. Les modifications que nous avons opérées visent à en améliorer la compréhension pour un lecteur moderne. 1) Nous rétablissons les accents suivants l’usage moderne, procédant aux nécessaires suppressions, altérations ou ajouts. Dans le dialogue final, nous avons rétabli les accents qui manquaient sur les mots français : « hélas », « n’égale », « mérite », « espérer », « abréger », « être », « âme », « À », « espérance » et « récompense ». 2) Nous avons conservé le h étymologique du verbe avere, conjugué à des temps verbaux différents dans le texte. Le h est également conservé pour le substantif « huomo » ainsi que sa forme plurielle « huomini ». 3) Nous avons supprimé les apostrophes qui n’ont pas lieu d’être dans la langue moderne. Dans un cas, nous avons corrigé en outre la graphie fautive de l’article dans « nell’suo » qui devient « nel suo » avec une note de bas de page signalant cette modification substantielle. 4) Nous avons respecté la césure moderne des mots. 5) Nous avons remplacé les majuscules qui n’ont pas lieu d’être pour les noms communs : « città », « guerra », « civile », « armata », « consorte », « fama », « battaglia », « capo/ i », « truppa », « riviera », « dama », « cavallo/ i », « caccia », « salmone », « madama », « amore », « rivale », « parenti ». Nous ôtons galement les majuscules sur les titres de noblesse tels que « principe/ prencipe », « principessa/ prencipessa », « cardinal », « conte », « duca » ou bien encore « re » et son féminin « Regina sua Madre » qui devient « regina sua madre ». En revanche, les occurrences des mots « Amore » et « Fortuna », qui sont deux notions importantes et presque complémentaires personnifiées dans le texte, commencent toujours par une majuscule à chacune de ses apparitions dans le texte italien. 34 L’adjectif « unica » a été ajouté dans la marge. Jean-Luc Nardone PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0026 442 bramava ardentemente di sposarla, ma il timore del cardinal di Lorena, che teneva esso in luogo di padre, l’impedi [p. 5] va il dichiararsene. Erano le cose in questo statto, allhora che la casa di Borbon, la quale non poteva vedere, che con invidia, l’essaltazione di quella di Guisa, accorgendossi dell’avvantaggio che essa riceverebbe da questo marittaggio, si risolse di levarglielo, et [p. 6] di profittarne ella medesima, col far sposare questa hereditaria al giovane principe di Monpensier. Si travagliò all’essecuzione di questo disegno con tanto successo, che li parenti di madamosela di Meziere, contro le promesse che essi havevano fatte al cardinal di [p. 7] Lorena si rissolverono di darla in matrimonio a questo giovane prencipe. La casa tutta di Guisa fu estremamente sorpresa da questo procedere, et il duca ne fu così oppresso dal dolore, che l’interesse del suo amore fecegli ricevere questo mancamento di parola co[p. 8]me un affronto insopportabile. Scoppiò ben tosto il suo rissentimento, malgrado le riprensioni del cardinal di Lorena, et il duca d’Omala suoi zii, quali non volevano punto ostinarsi in una cosa che essi vedevano non poter impedire, e si portò con tanta vio[p. 9]lenza, alla presenza medesima del giovane principe di Monpensier, che ne nacque tra questi un odio, che non finì, che con la loro vita. Madamosela di Meziere tormentata da’ suoi parenti a sposar questo prencipe, e dall’altra parte vedendo che non poteva spo[p. 10]sare il duca di Guisa, et conoscendo per la sua virtù che gli era pericoloso l’haver per cognato un huomo, che essa havesse desiderato per marito, risolsesi in fine di seguitare i sentimenti de’ suoi congiunti, et scongiurò il duca di Guisa di non più apportar ostacoli al [p. 11] suo maritaggio. Sposò essa adunque il prencipe di Monpensier, quale poco tempo doppo la condusse a Sciampigni, soggiorno ordinario de’ prencipi della sua casa, per levarla da Parigi, ove apparentemente tutto lo sforzo della guerra andava a cadere. Era questa gran città [p. 12] minacciata d’un assedio dall’armata degli Hugonotti, de’ quali era capo il prencipe di Conde, che veniva a dichiarar la guerra al re 35 per la seconda volta. Haveva nella sua più tenera gioventù il prencipe di Monpensier fatta un’amicizia particolare con il conte di Scia[p. 13]bane, quale era un huomo d’una età di lui più avanzata, et d’un merito estraordinario. Questo conte era stato così sensibile alla stima, et alla confidenza di questo giovane prencipe, che contro gl’impegni che egli haveva con il prencipe di Conde, che gli faceva sperare [p. 14] degl’impieghi considerabili nel partito degl’Hugonotti, si dichiarò per li cattolici, non si potendo risolvere ad esser contrario in niuna cosa al prencipe di Monpensier che gli era così caro. Non havendo questo cangiamento di partito altro fondamento, fu sospetto se fos[p. 15]se veritiero, e la regina madre Catterina de Medici, n’hebbe di così gran sospeti, che essendo la guerra dichiarata 35 Dans le manuscrit, écrit « all re ». Sur le manuscrit inédit de La Principessa di Monpensier PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0026 443 dagl’Hugonotti, hebbe pensiero di farlo arrestare, ma ne l’impedì il prencipe di Monpensier, e condusse Sciabanes a Sciampigni, ne l’andarci con [p. 16] sua consorte. Possedeva il conte uno spirito assai dolce, e guato, onde guadagnò ben tosto la stima del la prencipessa, et in poco tempo, non hebbe essa meno di confidenza, et di amicizia con lui, che n’havesse il prencipe suo marito. Sciabane dal suo canto risguardava [p. 17] con ammirazione tanta bellezza di spirito, et di virtù che apparivano in questa giovane prencipessa, et servendossi dell’amicizia, che essa gli testimoniava, per inspirargli delli sentimenti d’una virtù estraordinaria, et degni della grandezza della sua nascita, la [p. 18] rese egli in poco tempo una delle più perfette persone del mondo. Essendo il prencipe ritornato alla corte, ove la continuazione della guerra lo chiamava, restò il conte solo con la prencipessa, e continuò ad haver per essa un rispetto, et un'amicizia proporzionata [p. 19] alla sua qualità, et al suo merito. La confidenza si augumentò da una parte e dall’altra, e a tal segno dal canto della prencipessa, che essa gli scoperse l’inclinazione che ella haveva havuta per il duca di Guisa, ma ancora nello stesso tempo [p. 20] gliela manifestò presso che estinta, e che non gli restava che ciò che era necessario per difendere l’ingresso nel suo cuore ad un’altra inclinazione, et che aggiongendosi la virtù a questo residuo d’impressione, essa non era capace che d’haver delli sprezzi per [p. 21] quelli, che ardissero haver dell’amore per essa. Il conte che conosceva la sincerità di questa bella prencipessa, et che dall’altra parte vedeva delle disposizioni così opposte alla debolezza della galanteria, non dubitò punto della verità delle sue parole, [p. 22] et niente di meno non si puote egli diffendere da tante malie, che vedeva ogni giorno così d’appresso. Divenne egli appassionatamente innamorato di questa principessa, etabenché ritrovasse qualche vergogna in lasciarsi superare, bisognò cedere, et amarla della più [p. 23] violente, et della più sincera passione, che giamai fosse. E se non fu padrone del suo cuore, vi fu delle sue azioni. Il cangiamento del suo animo non cagionò alcuna mutazione nel suo governo, né persona alcuna sospettò del suo amore. Prese egli una cura esatta [p. 24] nel corso d’un anno intiero di nasconderlo alla principessa, et hebbe opinione di conservar sempre l’istesso desiderio in nasconderglielo. Ma amore fece in esso ciò che fa in tutti gli altri, dandogli volontà di parlare, et doppo tutte le resistenze accostumate in simili occasio[p. 25]ni, egli ardì dirgli che l’amava, essendosi ben preparato ad asciugar le proccelle, delle quali la fierezza di questa principessa lo minacciava. Ma ritrovò egli in essa una tranquillità, et una freddezza mille volte peggiore, che tutti i rigori, che egli s’haveva im[p. 26]maginati. Non volse ella seco sdegnarsi, ma le rappresentò in poche parole la differenza delle loro età, e qualità, la conoscenza particolare che egli haveva della sua virtù, et dell’inclinazione da lei havuta per il duca di Guisa, e sopra tutto, ciò che Jean-Luc Nardone PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0026 444 doveva egli [p. 27] all’amicizia et alla confidenza del prencipe suo marito. Il conte credette di morire ai suoi piedi di vergogna, e di dolore, et essa sforzossi di consolarlo, assicurandolo che non le sovvenirebbe giamai di quanto gli haveva detto, e che non si persuaderebbe una cosa che gli [p. 28] era così disavantaggiosa, non lo riguardando giamai, che come il migliore de’ suoi amici. Consolarono queste espressioni il conte, come ogn’uno si può immaginare. Sentì però lo sprezzo delle parole della principessa dentro li ampiezza loro, et il giorno sussequente rivedendo [p. 29] la con un viso ancora franco, come d’ordinario, si radoppiò più della metà la sua afflizione, et il procedere della principessa non la diminuì punto. Visse ella seco con l’istessa bontà, che haveva accostumato, le parlò di nuovo, quando l’occasione fece nascere il dis[p. 30]corso, dell’inclinazione havuta per il duca di Guisa, et la fama cominciando allora a publicare le grandi qualità che apparivano in questo principe, essa gli attestò, che ne sentiva gran contento, et che era ben sodisfatta di vedere che egli meritava i sentimenti [p. 31] che ella haveva per lui havuti. Tutti questi testimonii di confidenza, che erano statti già sì cari al conte, gli divennero insopportabili, non ardiva però testimoniarlo alla principessa, abenché ardise di farli sovvenire qualche volta di ciò, che egli haveva havuto l’ardire di [p. 32] dirle. Doppo due anni di lontananza essendossi fatta la pace, il prencipe di Monpensier ritornò a ritrovare la prencipessa sua consorte, tutto coperto di gloria, che havevasi aquistata all assedio di Parigi, et alla battaglia di San Dionigi. Fu egli sorpreso nel ve[p. 33]dere la bellezza di questa prencipessa in una cossì grande perfezione, et per li sentimenti d’una gelosia che gli era naturale, n’hebbe qualche malinconia, prevedendo che non sarebbe punto solo a trovarla bella. Hebbe molto contento di rivedere il conte di Sciabane, [p. 34] per il quale il suo affetto non era punto diminuito, dimandandogli confidentemente nuove dello spirito, et del humore di sua Consorte, essendole quasi una persona incognita, per il poco tempo che seco haveva dimorato. Il conte, con una sincerità così esata, come che [p. 35] non fosse giamai statto innamorato, disse al prencipe tutto ciò che egli conosceva in questa prencipessa capace di fargliela amare, et avvertì ancora Madama di tutto ciò che ella doveva fare per finire di guadagnare il cuore, e la stima di suo Marito. [p. 36] In fine la passione del conte lo portava così naturalmente a non pensare, che a ciò che potesse augumentare la felicità, e la gloria di questa prencipessa, e scordavassi senza pena l’interesse, che hanno gl’Amanti d’impedire che le persone, che essi amano son siino in [p. 37] una perfetta intelligenza con li loro Mariti. La Pace non fece che apparire: la Guerra ricominciò ancora tosto, per il dissegno c’hebbe il Re di far arrestare a Noïers il prencipe di Conde, et l’Ammiraglio di Sciatilon, et avanti d’esser scoperto questo dissegno, [p. 38] si cominciarono di nuovo li preparamenti della Sur le manuscrit inédit de La Principessa di Monpensier PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0026 445 Guerra, et il prencipe di Monpensier fu costretto di abbandonare la Consorte, per ritrovarsi ove il suo debito lo chiamava. Sciabane lo seguitò alla Corte, essendossi intieramente giustificato con la Regina, che non [p. 39] fu senza un estremo dolore nell’abbandonare la prencipessa, quale dal suo canto restò addolorata per i perigli della Guerra, a’ quali andava ad esponersi il Marito. Li capi degl’Hugonotti si erano ritirati alla Rocella. Il Poetù et la Santonge erano del loro parti[p. 40]to: la guerra si accese fortemente, et il re vi radunò tutte le sue truppe. Il duca d’Angiù suo frattello, che fu doppo Henrico terzo, v’acquistò molta gloria per molte belle ationi, et fra le altre per la battaglia di Iarnac, ove il prencipe di Conde fu ucciso. Fu in questa guer[p. 41]ra, che il duca di Guisa cominciò ad havere degli impieghi considerabili, et a far conoscere, che egli di molto passava le gran speranze, che eransi di lui concepite. Il prencipe di Monpensier, che l’odiava come inimico suo particolare, e della sua casa, non vedeva che con pena la [p. 42] gloria di questo duca, et insieme l’amicizia che gli testimoniava il duca d’Angiù. Doppo che le due armate si furono affaticate per molto piccioli cambiamenti, di comune consentimento licenziarono le truppe per qualche tempo. Il duca d’Angiù restò a Losce per dar ordine [p. 43] a tutte le piazze che potessero essere attacate. Vi restò seco il duca di Guisa, et il prencipe di Monpensier accompagnato dal conte di Sciabane se ne ritornò a Sciampigni, che di là non era troppo lontano. Andava sovente il duca d’Angiù a visitare le piazze che faceva [p. 44] fortificare. Un giorno, che ritornava a Losce per una stradda poco conosciuta da quelli del suo seguito il duca di Guisa, che si vantava di saperla, misesi alla testa della truppa per servire di guida, ma doppo haver qualche poco viaggiato, egli smarì il camino, et ritrovassi so[p. 45]pra d’una picciola riviera, che lui stesso non riconobbe. Il duca d’Angiù si lamentò, che gli havesse così mal condotti, et essendosi fermati in questo luogo, ancora disposti al contento, com’è il costume de’ giovani prencipi, s’accorsero d’un picciolo battello che era fermato nel mezo [p. 46] della riviera, e come non era questa tanto larga, che gl’impedisse il non poter in quello facilmente distinguere tre overo quatro donne, una fra le altre, che gli parve assai bella, qual’era magnificamente vestita, e che mirava con attenzione due Huomini che pesca[p. 47]vano appresso di lei. Questa avventura diede un nuovo contento a questi giovani prencipi, et a tutti quelli del loro seguito, parendogli una cosa da romanzi. Dicevano alcuni al duca di Guisa, che gli haveva smarriti a bell’arte per fargli vedere questa bella persona; [p. 48] altri soggioungevano, che bisognava doppo che egli s’haveva fatto la fortuna, che ne divenisse amante: et il duca d’Angiù sosteneva, che era lui quello che doveva esser suo amante. In fine volendo cercare la loro ventura, fecero avanzare nella riviera delle sue genti a cavallo, più [p. 49] avanti che si puoté per significare a questa dama, esser questi il duca d’Angiù, che bramava Jean-Luc Nardone PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0026 446 passare dall’altra parte dell’aqua, et che pregava si venisse a levarlo. Questa dama, che era la prencipessa di Monpensier, sentendo dire ivi era 36 il duca d’Angiù, e non dubitando [p. 50] punto alla quantità delle genti che vedeva sopra la sponda dell’acqua, che egli non fosse desso,fece avanzare il suo battello per andare dalla parte ove egli era. La sua bella presenza glielo fece ben tosto distinguere dagl’altri, ma ella distinse ancora più presto il duca [p. 51] di Guisa, apportandogli la sua vista un torbido, che la fece un poco arrossire, che la fece parere agl’ochi di questi prencipi d’una bellezza, che essi credettero sopranaturale. Il duca di Guisa la riconobbe di subito, malgrado i cangiamenti avvantaggiosi che si erano fatti in essa, dop[p. 52]po i tre anni, che non l’havea veduta. Significò chi ella era al duca d’Angiù, quale di subito s’arrossì della libertà presasi, ma vedendo madama di Monpensier così bella, et aggradendole fortemente questa avventura, si rissolse di perfezionarla, et doppo mille scuse, e mille [p. 53] complimenti, inventò un affare considerabile, che diceva haver di là dalla riviera et accettò l’offerta, che essa gli fece di varcarlo nel suo battello. Entrò egli solo con il duca di Guisa, dando ordine a tutti quelli, che li seguivano d’andare a passar la riviera ad [p. 54] un’altra parte, et di venirli a giungere a Sciampigni, che madama di Monpensier gli disse non esser che a due leghe di là lontano. Tosto che essi furono nel battello, il duca d’Angiù le dimandò a che erano essi debitori d’un sì grato incontro, et ciò che faceva ella nel [p. 55] mezo della riviera, a cui rispose che essendo partita da Sciampigni col principe suo marito, con dissegno di seguitarlo alla caccia, ritrovatassi troppo stanca era venuta sopra l’argine della riviera, ove la curiosità di veder prendere un salmone ch’haveva dato nella rette, l’ha[p. 56]vea fatta entrare nel battello. Il duca di Guisa non si mischiava punto nella conversazione, ma sentendo risvegliare vivamente nel suo cuore tutto ciò che questa principessa vi haveva altre volte fatto nascere, pensava fra se stesso che non sortirebbe così facilmente di questa avven[p. 57]tura senza rientrare ne’ suoi legami. Arrivorono essi ben presto alla ripa ove ritrovarono i cavalli, e li scudieri di madama di Monpensier, che l’attendevano. Li duchi d’Angiù e di Guisa la servirono nel montare a cavallo, ove ella tenevassi con una grazia ammirabile. Nel [p. 58] corso di tutto il viaggio li trattenne essa graziosamente in diverse cose, e non furono punto essi meno sorpresi dagli incanti del suo spirito, che erano stati dalla sua bellezza, né poterono impedire di farle conoscere che erano estremamente sorpresi. Rispose essa alle loro parole con tut[p. 59]ta la modestia immaginabile, ma un poco più fredamente a quelle del duca di Guisa, volendo conservare una fierezza, che l’impedisse fondare alcuna speranza sopra l’inclinazione che per lui haveva ella havuta. Arrivati nella prima corte di 36 L’auteur a ajouté ce mot dans la marge. Sur le manuscrit inédit de La Principessa di Monpensier PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0026 447 Sciampigni, ritrovarono essi il prencipe di [p. 60] Monpensier in punto che ritornava dalla caccia, fu grande il suo stupore nel veder marchiare due huomini a lato di sua consorte, ma fu estremo quando avvicinandosi più appresso riconobbe che erano il duca d’Angiù, et il duca di Guisa. L’odio che all’ultimo portava aggionto[p. 61] alla sua naturale gelosia, fecegli provare questa cosa così spiacevole, nel vedere questi prencipi con sua consorte, senza sapere come vi si fossero ritrovati, né ciò che venissero essi a fare in sua casa, che non poté nascondere la malinconia concepita. Ne ributtò egli la causa sopra il [p. 62] timore di non poter ricevere un così gran prencipe secondo la sua qualità, e come haverebbe ben desiderato. Il conte di Sciabane haveva ancora più ansietà di vedere il duca di Guisa appresso madama, che non n’haveva il prencipe di Monpensier istesso. Ciò che havea fatto la fortuna nel [p. 63] radunare queste due persone, parevagli di sì cattivo augurio, che pronosticava facilmente, che questo principio di Romanzo qui punto non andarrebbe a finire. Madama di Monpensier fece la sera gli honori ne’ suoi appartamenti, con la medesima grazia con cui ella faceva [p. 64] tutte le cose. In fine non piaque ella che troppo a’ suoi hospiti. Il duca d’Angiù, che era assai galante, e ben disposto non puoté vedere una fortuna così degna di lui, senza desiderarla ardentemente, e restò ferito dell’istesso male, che il duca di Guisa, e fingendo sempre affari estraordinarii, di[p. 65]morò due giorni a Sciampigni, senza esse obligato di trattenervissi, che per le malie di madama di Monpensier, non facendo il prencipe suo marito punto di violenza per ritenervelo. Il duca di Guisa non partì però senza fare intendere a madama, che era per essa quello che altre volte era [p. 66] statto e sì come la sua passione non era statta saputa da persona, egli le disse più volte in presenza di ognuno, senza esser inteso che da essa, che il suo cuore non era punto cangiato. Partirono essi da Sciampigni con molto rincrescimento, e viaggiarono lungo tempo tutti due in un profondo [p. 67] silenzio, ma in fine il duca d’Angiù immaginandosi tutto ad un tempo, che ciò che faceva il suo vaneggiamento potesse causare anco quello del duca di Guisa, l’addimandò aspramente se pensava alle bellezze della prencipessa di Monpensier. Questa dimanda così brusca, aggionta [p. 68] a ciò che haveva osservato il duca di Guisa delli sentimenti del duca d’Angiù, fecegli vedere, che egli sarebbe infalibilmente suo rivale, et che eragli importantissimo non scoprire punto il suo amore a questo prencipe, e per levargliene tutto il sospetto le rispose ridendo. Che [p. 69] gli pareva lui stesso così occupato dal vanegiamento, del quale egli l’accusava, che non haveva punto giudicato a proposito l’interromperlo. Che le bellezze della prencipessa di Monpensier non erano punto nuove per esso, che erasi avvezato a sopportarne lo splendore, nel tempo che ella [p. 70] era destinata ad esserle cognata, ma che egli vedeva che ognuno non restava punto cossì poco abbagliato. Il duca d’Angiù confessò Jean-Luc Nardone PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0026 448 che niente ancora avea veduto, che gli paresse da paragonarsi a questa giovane prencipessa, e che sentiva ben che la sua vista poteva esserle pe[p. 71]ricolosa, se sovente vi si fosse esposto, e volse far convenire il duca di Guisa, che egli sentiva la medesima cosa, ma questo duca avvedutosi che del suo amore cominciava a farsi un affare troppo serio nulla volse confessare. Ritornorono questi prencipi a Losce, facendo sovente dilettevole la loro [p. 72] conversazione coll’avventura, che havevagli scoperta la prencipessa di Monpensier. Questo però non fu soggetto di così gran divertimento in Sciampigni. Il prencipe di Monpensier era mal sodisfatto di tutto ciò che era accaduto, senza che ne potesse dire il perché. Condan[p. 73]nava che sua consorte si fosse ritrovata in quel battello: parevale che ella havesse ricevuto troppo gentilmente que’ prencipi, et ciò che più le dispiaceva era l’haver osservato, che il duca di Guisa l’havea risguardata attentamente, e concepì egli da questo momento [p. 74] una furiosa gelosia, che le fece risovvenire delli portamenti, che il duca gl’avea testimoniati allhora del suo maritaggio, et hebbe qualche pensiero che da quel tempo medesimo egli ne fosse innamorato. La malinconia che questi sospetti le cagionarono, diede di [p. 75] cattive hore alla prencipessa. Il conte di Sciabane secondo il suo costume prese cura d’impedire, che essi non s’imbrogliassero affatto, a fine di persuadere da questo alla prencipessa, quanto fosse sincera, e disinteressata la passione, che per lei haveva. Non poté trattenersi [p. 76] di non dimandarle che effetto avesse in ella prodotto la vista del duca di Guisa. Ella gli rispose che era statta turbata per la vergogna di sovvenirsi dell’inclinazione c’havevagli altre volte testimoniata, che l’havea ritrovato molto meglio fatto che non era in quel tempo, et [p. 77] che medesimamente havevagli parso la volesse persuadere, che egli l’amava ancora, ma l’assicurò essa nel medesimo tempo, che niente poteva scuotere la risoluzione da lei presa di non impegnarsene giamai. Hebbe il conte di Sciabane gran contento d’intendere questa risso[p. 78]luzione, ma niente la poteva assicurare sopra il duca di Guisa. Testimoniò egli alla prencipessa temere estremamente, che le prime impressioni ritornassero ben tosto e fecegli comprendere il mortale dolore che egli haverebbe per il loro interesse comune, se la vedeva [p. 79] un giorno cangiare di sentimenti. La prencipessa continuando sempre il suo modo di procedere con esso, nulla quasi rispondeva, a ciò che egli diceva della sua passione, non considerando in lui, che sempre la qualità del miglior amico del mondo, senza volerle far l’honore di con[p. 80]siderarlo come amante. Erano le armate ritornate in piedi, e tutti li prencipi vi ritornarono, e quello di Monpensier stimò bene, che sua consorte se ne andasse a Parigi per non essere più così vicina al luogo ove si faceva la guerra. Assediarono gl’Hugonotti la città di Poitier, [p. 81] nella quale il duca di Guisa si gettò Sur le manuscrit inédit de La Principessa di Monpensier PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0026 449 dentro per difenderla, et vi fece delle azioni, che sole sarebbero sufficienti per render gloriosa un’altra vita che la sua. Doppo successe la battaglia di Moncontour, et il duca d’Angiù doppo haver preso San Giovani d’Angeli, cadde amalato, e abbandonò [p. 82] in un istesso 37 tempo l’armata, fosse per la violenza del suo male, o fosse per la volontà c’haveva di ritornare a gustar li riposi, le dolcezze di Parigi, ove la presenza della bella prencipessa di Monpensier non era punto la minor causa, che ve lo tirasse. Restò l’armata sotto il comando [p. 83] del prencipe di Monpensier, et poco tempo 38 doppo essendo fatta la pace, tutta la corte si ritrovò a Parigi. La beltà della prencipessa scancellò tutte quelle, che si erano ammirate fino allhora, tirando essa gl’occhi di tutto il mondo per le malie del suo spirito, et della sua [p. 84] personna. Il duca d’Angiù non cangiò punto a Parigi que’ sentimenti che concepiti avea per essa a Sciampigni, e prese una estrema diligenza di farglieli conoscere per tutte le maniere, guardandossi però a non gli rendere testimonianze troppo manifeste, timoroso di dar gelo[p. 85]sia al Prencipe suo marito. Il duca di Guisa finì di divenirne violentemente innamorato, e volendo per più raggioni tenir nascosta la sua passione, determinò di dichiarargliela subito, a fine di risparmiarsi tutti quei principii, qualli fanno sempre nascere il romore, e lo scoppio 39 . [p. 86] Essendo un giorno nelli appartamenti della Regina ad un’hora che v’era poca gente, et essendosi la regina ritirata per discorere d’affari con il cardinal di Lorena, v’arrivò la prencipessa di Monpensier. Si rissolse egli di prendere questo momento per parlarglie[p. 87]ne, et approssimandossi ad essa. Io ho a sorprendervi madama, gli disse egli, et a dispiacervi, nel dirvi c’ho sempre conservato quella passione, che altre volte v’è statta manifesta, ma che nel riverdervi s’è cossì fortemente accresciuta, che né la vostra severità, né l’odio [p. 88] del prencipe di Monpensier, né la concorrenza del primo prencipe del regno, saprebbero levarle un momento della sua violenza. Sarrei stato più rispettoso, in farcela conoscere per le mie azioni, che per le mie parole, ma madama, le mie azioni l’haverebbero ad altri [p. 89] ancora manifestata così bene che a voi, et io desidero che voi sola sapiate, che io son assai ardito per adorarvi. La prencipessa fu alla prima così sorpresa, e sì turbata di questo discorso, che 37 Dans le manuscrit, écrit « un’istesso ». 38 Dans le manuscrit, le mot est présent à deux reprises successivement. La deuxième fois, il est souligné. 39 De « Quei principii » jusqu’à « lo scoppio » : partie assez brouillonne, avec quelques ratures. Pour justifier cela, l’auteur nous précise que « non s’è potuto esprimere cossi ben il Francese nella nostra lingua ». Autrement dit, les mots du vocabulaire italien ne semblaient pas assez précis du point de vue de l’auteur pour restituer entièrement le texte original français de Madame de Lafayette. Ceci expliquerait le caractère moins soigné par rapport au reste du manuscrit. Jean-Luc Nardone PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0026 450 ella non pensava punto ad interromperlo, ma di subito essendo ritornata in se stessa, et in[p. 90]cominciando a rispondergli, entrò il prencipe di Monpensier. Il torbido e l’agitazione erano dipinti sopra il viso della prencipessa, la vista di suo marito finì d’imbarazzarla, di modo che essa gliene lasciò più intendere, che il duca du Guisa non gliene havea detto. Sortì la [p. 91] regina del suo gabinetto, et il duca si ritirò per guarire la gelosia di questo prencipe. La prencipessa di Monpensier ritrovò, la sera, nello spirito di suo marito tutti li rigori immaginabilli, e si trasportò egli contro d’essa a violenze spaventevoli, proibendogli di mai più par[p. 92]lare al duca di Guisa. Si ritirò ella nel suo appartamento ben travagliata, et ocupata dalle avventure che gli erano accadute quel giorno, et il seguente rivide il duca di Guisa appresso la reggina, ma non se gli accostò punto, e contentossi d’uscire un poco doppo di lei, [p. 93] per fargli vedere che egli non vi haveva che fare, quando essa punto non v’era. Non passava giorno che ella non ricevesse mille testimonii segretti della passione di questo duca, senza che egli provasse di parlargliene, che allhora che non poteva esser veduto da [p. 94] alcuno. Come ella fu ben persuasa di questa passione, incominciò, non ostante le rissoluzioni fatte a Sciampigni, a sentire nel fondo del suo cuore qualche cosa di ciò, che altre volte v’era statto. Il duca d’Angiù dal suo canto niente tralasciava per testimoniargli il suo [p. 95] amore in tutti i luoghi ove egli la poteva vedere, seguitandola continuamente appresso la reggina sua madre, e prencipessa sua sorella, e ne era trattato da essa con un rigore bastante a guarire ogn’altra passione che la sua. Si scoperse in questo tempo che la prencipessa sua [p. 96] sorella, che fu doppo regina di Navarra, havesse qualche affetto per il duca di Guisa, et ciò che lo fece scoprire d’avvantaggio, fu il raffredamento che apparve, del duca d’Angiù con il duca di Guisa. La prencipessa di Monpensier intese questa nuova, che non gli [p. 97] fu punto indifferente, e che gli fece sentire che ella prendeva più interesse del duca di Guisa, che non pensava. Sposava allhora monsieur di Monpensier suo suocero madamosella di Guisa sorella di questo duca: era essa costretta di vederlo sovente ne’ luoghi ove le ceri[p. 98]monie delle nozze chiamavano e l’uno, e l’altro. Ma non potendo più sofferire che un huomo, che tutta la Francia credeva amante di madama, ardisse dirgli che era d’essa, e sentendossi offesa, et quasi afflitta d’essersi ingannata ella stessa, un giorno che il duca di [p. 99] Guisa la incontrò appresso sua sorella, un poco allontanata dalle altre, e che volevagli parlare della sua passione, essa l’interuppe bruscamente, et dissegli d’un tuono di voce, che testimoniava il suo sdegno. Io non comprendo punto, che bisogni sopra li fondamenti d’una debo[p. 100]lezza, della quale son stata capace di tredici anni, haver l’audacia di far l’innamorato d’una mia pari, e sopra tutto quando si è d’un’altra a vista di tutta la corte. Il duca di Guisa c’haveva molto spirito, et che era fortemente innamorato, non Sur le manuscrit inédit de La Principessa di Monpensier PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0026 451 hebbe bisogno di consultar [p. 101] con alcuno, per intender che significavano le parole della prencipessa. Gli rispose con molto rispetto: Io confesso madama c’ho havuto torto a non sprezzare l’honore d’esser cognato del mio re, più tosto che lasciarvi sospettare un momento, che io potessi desiderare altro cuore [p. 102] che il vostro, ma se voi mi volete far la grazia d’ascoltarmi, io son sicuro di giustificarmi appresso di voi. Non rispose la prencipessa di Monpensier, né si alluntanò punto, et il duca di Guisa vedendo, che ella gli prestava l’udienza che desiderava, gli sco[p. 103]perse che senza haver allettata la buona grazia di madama per alcuna diligenza, ella ne l’havea honorato. Che non havendo alcuna passione per essa, havea malissimo corrisposto all’honore che gli faceva, sino a darle qualche speranza di sposarlo. Che per ve[p. 104]rità, la grandezza dove questo maritaggio lo poteva sollevare, l’haveva obligato a rendergli più doveri, e che questo era ciò c’haveva dato luogo al sospetto preso dal re, e dal duca d’Angiù; che l’opposizioni del’uno, e del’ altro non lo dissuadevano punto dal [p. 105] suo disegno, ma che se questo a lei dispiaceva, egli l’abbandonava in quell’istesso punto, per non più pensarvi in tutta sua vita. Il sagrificio che faceva questo duca alla prencipessa, fecegli scordare tutto il rigore, e tutto lo sdegno, con cui havea prin[p. 106]cipiato a parlargli. Cangiò essa discorso, e misesi a tratternerlo della debolezza c’haveva havuto madama in esser la prima ad amarlo, et dell’avantaggio considerabile, che egli riceverebbe in sposarla. In fine, senza niente dire d’obligante al duca di Guisa, gli [p. 107] fece rivedere mille cose aggradevoli che altre volte egli havea ritrovate in madamosella di Meziere. E ben che non si havessero parlatto che doppo lungo tempo, si ritrovarono essi assuefatti l’uno all’altro, et i loro cuori si rimisero facilmente in un camino, che [p. 108] loro non era punto incognito. Chiuderono essi questa dilettevole conversazione, che lasciò una sensibile gioia nello spirito del duca di Guisa. La prencipessa non n’hebbe punto una picciola, di conoscere, che egli l’amava veramente. Ma quando fu nel suo [p. 109] gabineto, quali riflessioni non fece sopra la vergogna d’essersi lasciata così facilmente piegare alle scuse del duca di Guisa, e sopra gl’imbarazzi, ove essa s’andava ad attuffare, impegnandosi in una cosa, che havea riguardatto con tanto horrore, e sopra le [p. 110] spaventevoli sciagure, dove la gelosia del marito la poteva getare. Questi pensieri gli fecero fare di nuove rissoluzioni, ma che si dissiparono il giorno susseguente per la vista del duca du Guisa. Non mancava egli di rendergli un conto esatto di ciò che [p. 111] accadeva fra madama e lui, dandogli il nuovo parentato delle loro case occasione di parlarle sovente. Ma non haveva egli poca pena a sanarla della gelosia, che la beltà di madama, gli dava, contra la quale non havea alcun giuramento che la [p. 112] pottese assicurare. Serviva questa gelosia alla prencipessa di Jean-Luc Nardone PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0026 452 Monpensier, per difendere il restante del suo cuore contro le diligenze del duca di Guisa, quale di già ne havea guadagnata la più gran parte. Il maritaggio del re con la figliuo[p. 113]la dell’imperatore Massimilano, riempì la corte di feste, et d’allegrezze. Fece il re un balletto nel quale danzava madama con le prencipesse tutte: quella di Monpensier poteva sola disputargli il prezzo della bellezza. Danzava il duca d’Angiù in una com[p. 114]parsa di Mori, et il duca di Guisa con quattro altri era della sua partita: I loro vestiti erano tutti uniformi, come ordinariamente sono gl’habiti di quelli che danzano ad una stessa comparsa. La prima volta, che il balletto si fece, il duca di Guisa avanti di danza[p. 115]re, non havendo punto ancora la sua maschera, disse qualche parola nel passare, alla prencipessa di Monpensier, ed essa si accorse che il prencipe suo marito vi haveva posto mente, ciò che la pose in inquietudine. Qualche tempo doppo vedendo il duca d’Angiù [p. 116] con la sua maschera, et il suo vestito da Moro, che veniva per parlarle, turbata dalla sua inquietezza, credete che questo fosse ancora il duca di Guisa, et accostandossi a lui gli disse. Non habbiare occhi questa sera che per madama, che io non ne sarò punto [p. 117] gelosa. Io ve lo comando, e perché son osservata, non mi v’approssimate più. Et si ritirò di subito, c’hebbe finite queste parole. Il duca d’Angiù ne restò cossì oppresso, come da un colpo di tuono, vidde egli in questo momento, c’haveva un rivale amato, e compre[p. 118]se per il nome di madama, che questo rivale era il duca di Guisa, non puoté dubitare che la prencipessa sua sorella non fosse il sagrificio, che la prencipessa di Monpensier haveva reso favorevole ai voti del suo rivale. La gelosia, il dispetto, la rabbia aggi[p. 119]ungendosi all’odio, che di già haveva contro di esso, fecero nel suo animo tutto ciò, che si può immaginare di più violente, gli haverebbe dato in quel punto qualche testimonio sanguinoso del suo dispiacere, se la dissimulazione che gli era naturale, non fosse venuta [p. 120] al suo soccorso, et non l’havesse obligato con raggioni potenti, nello statto in che erano le cose, a niente intraprendere contro il duca di Guisa. Non puoté egli tutta volta negarsi il piacere di farli conoscere, che egli sapeva il segretto del suo amore, et accostandosegli nel’[p. 121]uscire della sala ove s’era danzato: Questo è troppo, gli disse egli osare levar gl’ochi fino a mia sorella, e levarmi la mia dama, la considerazione del re m’impedisce di prorompere, ma sovvengaiùche la perdita della vostra vita sarà forse la minor cosa della quale io pu[p. 122]nirò un giorno la vostra temerità. La fierezza del duca di Guisa non era punto accostumata a tali minaccie, non puoté egli niente di meno rispondervi, percioché il re che usciva della sua camera in questo momento, li chiamò tutt’i due ma impresse nel suo cuore un desi[p. 123]dirio di vendetta, che travagliò tutta la sua vita a soddisfarlo. La stessa sera il duca d’Angiù gli rese tutte le sorti di cattivi officii appresso il re, e gli persuase che già mai madama acconsentirebbe d’esser maritata con Sur le manuscrit inédit de La Principessa di Monpensier PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0026 453 il re di Navarra, col quale proponevassi d’accasarla, [p. 124] fin tanto che si tolerasse, che il duca di Guisa se gli avvicinasse, e che era vergognoso sofferire che uno de’ suoi suditti, per soddisfare alla sua vanità apportasse degl’ostacoli ad una cosa che doveva dare la pace alla Francia. Questo discorso augumentò cossì fortemente quell’as[p. 125]prezza che di già haveva il re contro il duca di Guisa, che vedendolo il giorno susseguente, mentre s’appresentava per entrare all ballo appresso la regina, ornato d’un numero infinito di gemme, ma ancora più adornato dalla sua buona presenza, si mise egli all’ingresso [p. 126] della porta, e gli addimandò bruscamente, ove egli andava. Il duca senza stordirsi gli disse, che veniva per prestargli i suoi humilissimi servigi, a che il re replicò, che non n’haveva punto bisogno di quelli che gli rendeva, e si voltò senza guardarlo. Non tralasciò però il [p. 127] duca di Guisa d’entrare nella salla sdegnato nel suo cuore, contro il re, et contro il duca d’Angiù, ma il suo dolore augumentò la sua naturale fierezza, e con una maniera dispettosa s’approssimò molto più à madama, che non havea accostumato, oltre che, ciò che gli ha[p. 128]veva detto il duca d’Angiù della prencipessa di Monpensier, l’impediva gettar gl’occhi sopra di essa. Il duca d’Angiù osservava sollecitamente l’uno e l’altra. Gli’occhi di questa prencipessa lasciavano vedere a suo malgrado qualche ansietà, allhora che il duca [p. 129] di Guisa parlava a madama, et il duca d’Angiù, che haveva compreso da quello che essa gl’haveva detto nel prenderlo per il duca di Guisa, che ella haveva della gelosia, sperò d’imbrogliarli, e ponendosi appresso d’essa, gli disse. Questo è per vostro interesse madama [p. 130] più tosto che per il mio, che io vi vogli far conoscere, che il duca di Guisa non merita punto, che voi l’habbiate scielto a mio pregiudiccio. Né m’interrompete punto io vi prego, per dirmi il contrario d’una verità, che io non so che troppo. Egli v’inganna ô madama, e vi sa[p. 131]grifica a mia sorella, come egli ve l’ha sagrificata; questo è un huomo, che non è capace che d’ambizione, ma poiché egli ha havuto la felicità di piacervi, questo è assai. Io non m’opponerò punto ad una fortuna che senza dubbio meritavo meglio di lui, e me ne rende[p. 132]rei indegno, se m’ostinassi d’avvantaggio alla conquista d’un cuore, che un altro possede; egli è ben troppo non haver potuto attraere che la vostra indifferenza, et io non voglio farvi succedere l’odio nell’importunarvi più lungo tempo con la più fedelle passione che fosse già [p. 133] mai. Il duca d’Angiù, che effetivamente era toccato d’amore, et di dolore, puoté appena perfezionare queste parole, et abbenché havesse egli principiato il suo discorso in un spirito di dispeto, e di vendeta, s’intenerì nel considerare la beltà della prencipessa, et la perdita che [p. 134] faceva, perdendo la speranza d’esser amato, di maniera che senza attendere la risposta, uscì dal ballo, fingendo di haver male, e se ne andò alli suoi appartamenti a pensare alla sua disgrazia. Restò la prencipessa afflitta, e turbata, Jean-Luc Nardone PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0026 454 come si può immaginare, [p. 135] vedendo la sua riputazione, e li segretti della sua vita nelle mani d’un prencipe, che essa haveva maltrattatto, e il conoscere da esso, senza poterne dubitare, che era ingannata dal suo Amante, erano cose poco capaci di lasciargli quella libertà di spirito, che richie[p. 136]deva un luogo destinato alla gioia. Bisognò tuttavia restare in questo luogo, et andar doppo a cenare con la duchessa di Monpensier sua Suocera, che seco la condusse. Il duca di Guisa, che moriva d’impazienza di raccontargli, ciò che gl’haveva detto il duca d’Angiù il [p. 137] giorno precedente, la seguitò alla casa di sua sorella, ma qual fu il suo stordimento allhora che volendo trattenere questa bella prencipessa, trovò che essa non gli parlava che per farle de’ rimproveri spaventevoli, et il dispetto facevagli fare questi rimproveri così confusamen[p. 138]te, che niente egli poteva comprendere, se non che ella l’accusava d’infedeltà, e di tradimento. Oppresso questo principe dal dispiacere di trovare un così grande augumentò di dolore, ove egli haveva sperato di consolarsi di tutte le noie, et amando questa prencipessa [p. 139] con una passione, che non poteva più lasciarlo vivere nell’incertezza d’esserne amato, determinossi tutto ad un colpo, dicendogli. Voi sarete soddisfatta madama. Io men vado a far per voi, ciò che tutta la possanza reale non haverebbe potuto da me ottenere, e mi costerà [p. 140] la mia fortuna, ma questa è poca cosa per soddisfarvi. E senza dimorar d’avvantaggio con la duchessa sua sorella se n’andò nello stesso punto a ritrovare li cardinali suoi zii, e sopra il pretesto del cattivo trattamento, che egli haveva ricevuto dal re, fece loro vedere [p. 141] una così gran necessità per la sua fortuna di far parere, che egli non haveva alcun pensiero di sposar madama, che gl’obligò a concludere il suo maritaggio con la prencipessa di Portiano, della quale già era statto discorso. La nuova di questo marittaggio fu di subi[p. 142]to saputa per tutto Parigi, ognuno ne fu sorpreso, et la prencipessa di Monpensier ne fu toccata di gioia, et di dolore. Fu ben contenta di vedere da questo il potere che essa haveva sopra il duca di Guisa, et in un tempo stesso sdegnata d’havergli fatta abbandonare una cosa così [p. 143] avantaggiosa, come il matrimonio di madama. Il duca di Guisa che voleva almeno che amore lo rincompensassedi ciò che egli perdeva dal canto della fortuna, sollecitò la prencipessa a dargli un’udienza particolare per chiarirsi delli rimproveri ingiusti, che essa [p. 144] gli haveva fatti. Ottenne egli, che essa si ritrovarebbe alla casa della duchessa di Monpensier di lui sorella, ad un’hora che questa duchessa non vi sarebbe punto, e che egli potrebbe trattenirla in particolare. Hebbe il duca di Guisa la gioia di potersi gettare a’ suoi piedi, e di [p. 145] parlargli con libertà della sua passione, e dirgli ciò che haveva sofferto per i suoi sospetti. Non poteva la prencipessa levarsi dallo spirito che havevagli detto il duca d’Angiù, benché il procedere del duca di Guisa la dovesse assolutamente riassicurare. Gli Sur le manuscrit inédit de La Principessa di Monpensier PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0026 455 scoperse ella [p. 146] il giusto soggetto c’haveva di credere, che l’havesse tradita, poiché il duca d’Angiù sapeva ciò che non poteva haver appreso che da lui. Il duca di Guisa non sapeva come diffendersi, et era così imbarazato come la prencipessa, ad indovinare quello, che havesse potuto scoprire [p. 147] la loro intelligenza. In fine nella continuazione della loro conversazione, mentre essa gli dimostrava, che egli haveva havuto torto di precipitare il suo maritaggio con la prencipessa di Portiano, et d’abbandonare quello di Madama, che gli era così avvantaggioso, dicendogli che [p. 148] egli poteva ben giudicare, che essa non n’haverebbe havuto alcuna gelosia, poiché la sera del balletto, ella medesima l’haveva scongiurato di non haver occhi che per madama, gli rispose il duca, che essa havea havuta intenzione di fargli questo comando, ma che sicuramente non [p. 149] glielo haveva fatto, la prencipessa gli sostenne il contrario, in fine a forza di disputare, d’esaminare, ritrovarono essi che bisognava, che ella si fosse ingannata nell’uniformità de’ vestiti, e che ella medesima havesse palesato al duca d’Angiù, ciò di che accusava il duca di [p. 150] Guisa havergli scoperto. Il duca che era presso che giustificato nel suo spirito, per il suo maritaggio, le fu intieramente per questa bella conversazione. Non puoté questa bella prencipessa rifiutare il suo cuore 40 ad un huomo che l’haveva altre volte posseduto, e che haveva [p. 151] per essa il tutto abbandonato. Acconsentì ella adunque a ricevere i suoi voti, e gli permise di credere, che ella non era punto insensibile alla sua passione. L’arrivo della duchessa di Monpensier sua suocera, finì questa conversazione, et impedì il duca di fargli vedere i trasporti [p. 152] della sua gioia. Qualche tempo doppo andandosene la corte a Blois, ove la prencipessa di Monpensier la seguitò, et il maritaggio di madama con il re di Navarra vi fu concluso. Il duca di Guisa non conoscendo più di grandezza, né di buona fortuna che quella d’essere ama[p. 153]to dalla prencipessa di Monpensier, vide con gioia la conclusione di questo maritaggio, che in altro tempo l’haverebbe colmato di dolore. Non poteva egli così ben nascondere il suo amore, che il prencipe di Monpensier non se ne avvedesse di qualchecosa, il quale [p. 154] non essendo più signore della sua gelosia, ordinò alla prencipessa sua consorte d’andarsene a Sciampigni. Questo comando gli fu aspro, bisognò però obbedire, ed essa ritrovò modo di dire a Dio in particolare al duca di Guisa, ma essa si trovò ben imbarazzata [p. 155] a 41 dargli degli indirizzi sicuri per scrivergli. In fine, doppo haver ben ricercato, gettò gl’ochi sopra il conte di Sciabane, che ella sempre numerava per suo amico, senza considerare, che egli era suo amante. Il duca di Guisa che sapeva à qual punto questo conte era amico [p. 156] del prencipe di Monpensier, fu spaventato, 40 Orthographié « cuocuore » dans le manuscrit. 41 Répétition de « a » dans le manuscrit. Jean-Luc Nardone PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0026 456 che essa l’elleggesse per suo confidente, ma lei gli rispose così bene della sua fedeltà, che lo rassicurò. Si separò egli da essa con tutto il dolore, che può causare l’absenza d’una persona, che si ama appassionatamente. [fp. 157] Il conte di Sciabane, che era sempre statto ammalato a Parigi, pendente il soggiorno della prencipessa di Monpensier a Blois, sapendo che ella se ne andava a Sciampigni, la sovragiunse nel viaggio per andarsene seco. Gli fece essa mille carezze, et mille amorevolez[p. 158]ze, e gli testimoniò un’impazienza estraordinaria di seco trattenersi in particolare, della qual cosa fu egli alla prima contento. Ma quale fu il suo stordimento, et il suo dolore, quando egli trovò che questa impazienza non era, che per raccontargli, che essa era [p. 159] appassionatamente amata dal duca di Guisa, e che ella l’amava della medesima sorte. Il suo stordimento, et il suo dolore non gli permisero di rispondergli. La prencipessa che era nel colmo della sua passione, e che trovava un estremo sollevo [p. 160] a parlargliene, non badò punto al suo silenzio, e misessi a raccontargli, fino alle più picciole circostanze della sua avventura. Gli disse, come il duca di Guisa assieme con esse eransi convenuti di ricevere per suo mezo le littere, che dovevansi [p. 161] scrivere. Questo fu l’ultimo colpo per il conte di Sciabane, veder che la sua dama voleva, che egli servisse il suo Rivale e che essa gliene faceva la proposizione, come d’una cosa che gli dovesse esser aggradevole. Era egli così assolutamente padrone [p. 162] di se stesso, che gli nascose tutti li suoi sentimenti, e gli testimoniò solamente la sorpresa nella quale egli era, di vedere in essa una così gran mutazione. Egli sperò alla prima, che questo cangiamento, che gli levava tutte le sue speranze, gli leverebbe [p. 163] ancora tutta la sua passione, ma ritrovò questa prencipessa così ammaliante, essendo la sua bellezza naturale ancora molto augumentata, per una certa grazia che gli havea participato l’aria dalla corte, che sentì egli, che l’amava più che mai. Tutte le confi[p. 164]denze, che essa gli prestava sopra la tenerezza, e sopra la delicatezza delli suoi sentimenti per il duca di Guisa, gli facevano vedere il prezzo del cuore di questa prencipessa, e gli cagionavano un desiderio di possederla, e come la sua passione era [p. 165] delle più estraordinarie che trovar si potessero, ella produsse anco l’effetto il più estraordinario del mondo, percioché questa lo fece risolvere di portare alla sua dama le littere del suo rivale. La lontananza del duca di Guisa dava una malin[p. 166]conia mortale alla prencipessa di Monpensier, e non sperando sollevo che da sue lettere, tormentava incessantemente il conte di Sciabane, per sapere se egli ne riceveva alcuna, e si sdegnava quasi seco di non ne haver così subito. In fine, egli ne ricevé [p. 167] da un gentilhuomo del duca di Guisa, e nell’istesso tempo, gliele portò, per non ritardargli d’un momento la sua gioia, quale ne hebbe una estrema: ella non prese punto cura di nascondergliela, e fecegli ingiottire a lungo tratto tutto il veleno imma[p. 168]ginabile nel Sur le manuscrit inédit de La Principessa di Monpensier PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0026 457 leggerli queste lettere e la tenera, e galante risposta che ella vi faceva. Portò egli questa risposta al 42 gentilhuomo con la stessa fedeltà, con la quale egli haveva rese le lettere alla prencipessa, ma con più dolore. Si consolò egli però [p. 169] un poco nel pensiero, che questa prencipessa farebbe qualche riflessione sopra ciò che egli faceva per essa, e che gliene darebbe segno di riconoscimento. Ma trovandola di giorno in giorno più aspra verso di lui per la malinconia che riceveva d’altronde, [p. 170] prese egli la libertà di suplicarla a pensare un poco a ciò, che essa gli faceva sofferire. La prencipessa che non haveva nel pensiero, che il duca di Guisa, e che non trovava che lui solo degno d’adorarla, ebbe così a male, che altri, che lui ardisse [p. 171] pensare ad essa, che maltratò più il conte di Sciabane in questa occasione, che non la prima volta che gli havea parlato del suo amore. Et abbenché la sua passione, così ben che la sua pazienza fosse estrema, et a tutte le prove, egli abbandonò la prencipessa, e [p. 172] si ritirò appresso d’un suo amico in vicinanza di Sciampigni, da dove gli scrisse con tutta la rabbia, che poteva causare un sì strano procedere, ma però con tutto il rispetto, che era dovuto alla sua condizione, e nella sua letterra dicevagli un eterno a Dio. La pren[p. 173]cipessa cominciò a ripentirsi d’haver così condotto un huomo, sopra il quale haveva essa tanta autorità, e non potendo rissolversi a perderlo, non solamente a causa dell'amicizia che ella gli professava, ma ancora per l’interesse del suo amore, per cui eragli [p. 174] affatto necessario, l’avisò che voleva assolutamente parlargli ancora una volta, e doppo questo lo lasciava in libertà di fare ciò che gli piacesse. S’è ben debole quando si è innamorato. Il conte ritornò, et in meno d’un’hora la beltà della prencipessa di Mon[p. 175]pensier il suo spirito, et qualche parola obligante, lo resero più sommesso che non era stato già mai, e diedegli medesimamente lettere del duca di Guisa, quali nello stesso punto havea ricevute: Nel corso di questo tempo, la volontà che hebbesi alla [p. 176] corte di farvi venire li capi del partito Hugonotto, per quell’horribiledissegno, che si eseguì il giorno di San Bartolomeo, fece che il re, per meglio ingannarli allontanò da lui tutti li prencipi della casa di Borbone e parimente tutti quelli della [p. 177] casa di Guisa. Il prencipe di Monpensier se ne ritornò a Sciampigni, per finir d’opprimere la prencipessa sua consorte con la sua presenza. Il duca di Guisa se n’andò alla campagna appresso il cardinal di Lorena suo zio. Amore, e l’ozio gli mise[p. 178]ro nel suo spirito un così violente desiderio di vedere la prencipessa di Monpensier, che senza considerare ciò che egli àzadarva per essa, e per se stesso, finse un viaggio, e lasciando tutto il suo seguito in una picciola città, prese seco [p. 179] quel solo gentilhuomo, che digià havea fatto più viaggi a Sciampigni, e se ne andò in posta, e come egli non haveva 42 Dans le manuscrit, écrit « all ». Jean-Luc Nardone PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0026 458 punto d’altro indrizzo, che quello del conte di Sciabane, fecegli scrivere un biglietto per quell’istesso gentilhuomo, in [p. 180] cui questo lo pregava di venirlo a ritrovare in un luogo che gli nominava. Il conte di Sciabane credendo che questo fosse solamente per ricevere delle lettere del duca di Guisa, andò a trovarlo, ma fu egli estremamente sorpreso, e non ne fu pun[p. 181]to meno afflitto, quando vidde lo stesso duca di Guisa. Questo occupato dal suo dissegno, non ebbe più riguardo all’imbarazzo del conte, che la prencipessa di Monpensier al suo silenzio, allora che ella gli haveva raccontato il suo amore. [p. 182] Misesi egli ad esaggerarle la sua passione, e a farle comprendere, che moriva infallibilmente, se non gli faceva ottenire dalla prencipessa la permissione di vederla. Il conte di Sciabane gli rispose freddamente, che direbbe alla pren[p. 183]cipessa tutto ciò che desiderava gli dicesse, e che venirebbe a rendergliene la risposta. Se ne ritornò egli a Sciampigni combattuto da’ suoi proprii sentimenti, ma con una violenza che gli levava qualche volta tutta la conoscenza. Sovente prende[p. 184]va risoluzione di rimandare il duca di Guisa senza dirlo alla prencipessa di Monpensier, ma l’esata fedeltà che gli haveva promessa, cangiava ad un tratto la sua risoluzione. Arrivò egli appresso d’essa senza saper ciò che doveva fare, [p. 185] e intendendo che il prencipe di Monpensier era alla caccia, andò dirittamente all’appartamento della prencipessa, la quale vedendolo turbato, fece ritirare di subito le sue donne per sapere il soggetto di questo torbido. Gli disse egli (mode[p. 186]randossi più che gli fu possibille) che il duca di Guisa era ad una lega da Sciampigni, e che desiderava appassionatamente di verderla. La prencipessa alzò un gran grido a questa nuova, ed il suo imbarazzo non fu minore di quello del conte. [p. 187] Il suo amore gli presentò ad un tratto la gioia che haverebbe di vedere un huomo che essa amava così teneramente, ma quando ella pensò quanto questa azione era contraria alla sua virtù, e che non poteva vedere il suo amante, se non con [p. 188] farlo entrare la notte in sua casa senza saputa di suo marito, ella si ritrovò in una estremità spaventevole. Il conte di Sciabane attendeva la sua risposta come una cosa, che andava a decidere o la sua vita, o la sua morte: E giudicando dell’[p. 189]incertezza della prencipessa dal suo silenzio, prese egli la parola per rapprensentarle tutti i pericoli ove s’esponerebbe per questa visita, e volendo farle vedere, che non le teniva punto questo discorso per suo interesse gli disse. Se [p. 190] doppo tutto ciò che ci ho rappresentato o madama, la vostra passione è la più forte, e voi desiderate di vedere il duca di Guisa, la mia considerazione non v’impedisca punto. Io non voglio privare d’una così gran soddisfazione una persona [p. 191] che io adoro, né esser causa che ella cerchi delle persone meno fedeli di me, per procurarsela. Sì madama, se voi lo volete, io anderò questa sera a chiamare il duca di Guisa, perché è troppo pericoloso il lasciarlo più lungo tempo ove è, et io lo Sur le manuscrit inédit de La Principessa di Monpensier PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0026 459 condur[p. 192]rò nel vostro appartamento. Ma per dove, e come l’interruppe la prencipessa. Ah madama esclamò il conte, questo è fatto poiché voi non deliberate più, che sopra i modi. Egli venirà, madama, questo felice amante, io lo condurrò per il parco, date [p. 193] ordine solamente, a quella delle vostre donne, nella quale voi più vi fidate, che abbassi precisamente a meza notte il picciol ponte levadore del giardino che corrisponde nella vostra anticamera, e del resto punto non v’inquietate. Nel finire [p. 194] di queste parole egli si levò senza attendere altro consentimento della prencipessa di Monpensier, rimontò a cavallo, et andò a ritrovare il duca di Guisa, che l’attendeva con un’impazienza estrema. Restò la prencipessa cossì turbata, che [p. 195] fu qualche tempo senza ritornare a se stessa. Il suo primo movimento fu di far richiamare il conte di Sciabane per proibirle di condure il duca di Guisa, ma non n’hebbe essa punto il vigore. Pensosi che senza richiamarlo sortirebbe il suo in[p. 196]tento, non facendo abbassare il ponte. Ella credette di continuare in questa risoluzione. Ma quando l’ora dell’assignazione s’approssimò, non puoté resistere d’avantaggio alla volontà di vedere un amante che ella credeva così degno di sé, et [p. 197] instruì una delle sue donne di tutto ciò che doveva fare per introdure il duca di Guisa nel suo appartamento. In questo mentre esso duca, et il conte di Sciabane approssimavansi a Sciampigni, ma in uno stato ben differente. Il duca di Guisa [p. 198] abbandonava il suo animo alla gioia, et a tuto ciò che la speranza inspira di più aggradevole: et il conte s’abbandonava ad un dispiacere, et ad una rabbia, che lo spinsero mille volte ad immergere la sua spada nel fianco del suo rivale. [p. 199] In fine arrivarono al parco di Sciampigni, ove lasciarono i loro cavalli al scudiero del duca di Guisa, e passando per alcune aperture ch’erano nelle muraglie, pervennero nel giardino. Il conte di Sciabane nel colmo del suo dolore, haveva sem[p. 200]pre havuta qualche speranza, che la ragione ritornerebbe alla prencipessa, e che essa in fine prenderebbe la rissoluzione di non punto vedere il duca di Guisa. Quando egli vidde il picciol ponte abbassato, fu allhora, che non puoté dubitare del contrario, [p. 201] e ciò ancora fu allhora, ch’ei fu pronto per portarsi all’ultima estremità, ma venendo a pensare, che se faceva romore sarebbe apparentemente sentito dal prencipe di Monpensier, l’appartamento del quale corrispondeva sopra lo stesso compartimento [p. 202] del giardino, e che tutto questo disordine caderebbe per conseguenza sopra la persona da lui più amata, la sua rabbia si calmò in un istante, e finì di condure il duca di Guisa a’ piedi della sua prencipessa. Non puoté egli risolversi ad essere testimonio [p. 203] della loro conversazione abbenché la prencipessa gli attestasse desiderarlo, e che egli stesso l’havesse bramato. Si ritirò in un picciolo passaggio che era dal canto dell’appartamento del prencipe di Monpensier, havendo i più tristi pensieri, che già mai [p. 204] habino occupato lo spirito Jean-Luc Nardone PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0026 460 d’un amante. In questo mentre, fosse che essi havessero fatto qualche poco di romore nel passare sopra il ponte, il prencipe di Monpensier che per disgrazia in quel momento era svegliato, lo sentì, e fece levare uno de’ suoi valetti di [p. 205] camera per vedere ciò che era. Il valletto mise la testa alla fenestra, et attraverso dell’oscurità della notte, s’accorse che il ponte era abbassato, ne avvertì egli il suo signore, che gli comandò nell’istesso tempo di portarsi nel parco a vedere ciò che ques[p. 206]to poteva essere. Un momento doppo sortì anch’esso di letto, essendo inquietato da ciò che gli pareva d’haver sentito qualche d’uno camminare, e se ne andò diritamente all’appartamento della prencipessa sua consorte, quale corrispondeva sopra il pon[p. 207]te. In questo stesso punto, che egli s’approssimava al picciolo passaggio ove era il conte di Sciabane, la prencipessa di Monpensier, che haveva qualche vergogna di trovarsi sola con il duca di Guisa, pregò più volte il conte a entrare nella sua ca[p. 208]mera, se ne scusò egli sempre e mentre essa il sollecitava d’avvantaggio, oppresso dalla rabbia, e dal furore, gli rispose così ad alta voce, che fu udito dal prencipe di Monpensier, ma così confusamente, che questo prencipe intese solamente la voce [p. 209] d’un huomo, senza distinguere quella del conte. Un simile accidente haverebbe cagionato trasporto ad ogni spirito, e più tranquillo, e meno geloso. Così mise di subito l’eccesso della rabbia, e del furore in quello del prencipe. Pichiò egli alla [p. 210] porta con grand’impeto, e con grido per farsi aprire, dando la più crudele sorpresa del mondo alla prencipessa, al duca, et al 43 conte di Sciabane. L’ultimo intendendo la voce del prencipe comprese ad un tratto, che era impossibile impedirgli [p. 211] di credere, che non vi fosse qualcheduno nella camera della prencipessa sua consorte, et la grandezza della sua passione gli rappresentò in questo momento, che se egli vi ritrovava il duca di Guisa, madama di Monpensier haverebbe il dolore di veder[p. 212]lo uccidere avanti gl’ochi suoi, e che la stessa vita di questa prencipessa non sarebbe punto sicura. Si risolve egli con una generosità senza esempio, d’esponer se stesso, per salvare una Dama ingrata, et un Rivale amato. Mentre che il prencipe di Monpensier [p. 213] dava mille colpi alla porta, egli accostossi al duca di Guisa, il quale non sapeva che risoluzione prendere, e lo mise nelle mani della damigela di Madama di Monpensier, che l’haveva fatto entrare per il ponte, per farlo sortire per l’istesso luogo, [p. 214] mentre egli s’esponerebbe al furore del prencipe. Appena il duca era fuori dell’anticamera, che il prencipe havendo rotta porta, entrò nella camera come un huomo posseduto dal furore, e che cercava sopra che farlo scoppiare. Ma quando egli non vide [p. 215] che il conte di Sciabane, e che lo vide immobile appoggiato sopra la tavola, con un viso sul quale era dipinta 43 Dans le manuscrit, écrit « all ». Sur le manuscrit inédit de La Principessa di Monpensier PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0026 461 la tristezza, s’arrestò ancor lui medesimamente immobile, e la sorpresa di ritrovar solo, e di notte nella camera di sua consorte, quell’uo[p. 216]mo che nel mondo più amava, lo mise in un statto di non poter parlare. La prencipessa era meza svanita sopra alcuni cuscini. Può essere che la fortuna non habbi posto già mai tre persone in statto così compassionevole. In fine il prencipe di Monpensier [p. 217] il quale non credeva punto di vedere ciò che vedeva, e che voleva sciogliere questo caos, nel quale era caduto, indrizzando la parola al conte, d’un tuono che faceva vedere, che egli haveva ancora dell’amicizia per esso gli disse. Che veggo? è ques[p. 218]ta un’illusione, o una verità? è possibile che un huomo, che io ho amato così caramente habbi scielto la mia consorte fra tutte le altre donne per sedurla. E voi madama, disse egli alla prencipessa accostandosi dal suo canto, non era a bastanza il [p. 219] levarmi il vostro cuore, et il mio honore, senza levarmi il solo huomo, che mi poteva consolare in queste disgrazie. Rispondetemi o l’uno o l’altro, gli disse egli, e chiaritemi d’una avventura, ch’io non posso creder tale, quale mi parse. La pren[p. 220]cipessa non era punto capace di rispondergli, et il conte di Sciabane aperse più volte la bocca senza poter parlare, in fine gli disse. Io son reo per vostro riguardo, e indegno dell’amicizia che voi havete havuta per me; ma ciò non è punto nella [p. 221] maniera, che voi potete immaginarvela. Io sono più sventurato, e più disperato che voi; io non saprei dirvene d’avvantaggio; ma la mia morte vi vendicherà, e se voi volete darmela in questo punto, voi mi darete la sola cosa che mi può [p. 222] esser gratta. Queste parole pronunciate con un dolore mortale e con un’aria che dinotava la sua innocenza, in luogo di chiarire il prencipe di Monpensier, lo persuaderono molto più a credere, che v’era qualche cosa d’oculto in questa avventura, che [p. 223] egli non poteva indovinare, et il suo dispiacere s’augumentò per questa incertezza. Levatemi, gli disse egli, la vita voi medesimo, o datemi la chiarezza delle vostre parole, che io nulla comprendo. Voi dovete questa chiarezza alla mia [p. 224] amicizia, voi la dovete alla mia moderatezza, perché ogn’altro che me haverebbe digià vendicato sopra la vostra vita un affronto così sensibile. Le apparenze sono ben false interuppe il conte. Ah questo è troppo, replicò il prencipe, [p. 225] bisogna che io mi vendichi, e doppo mi chiarirò con agio; e nel dire queste parole, egli s’accostò al 44 conte di Sciabane con l’attione d’un huomo trasportato dalla rabbia. La prencipessa temendo di qualche sciagura (qualcosa non poteva [p. 226] accadere non havendo suo marito arma alcuna) si levò per ponersi fra loro due. La debolezza nella quale era fecela soccombere a questo sforzo, e mentre s’accostava a suo marito, ella cadde svanita a’ suoi piedi. Fu il Pren[p. 227]cipe ancora più toccato da questo svanimento, che non era 44 Dans le manuscrit, écrit « all ». Jean-Luc Nardone PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0026 462 stato dalla tranquillità nella quale haveva ritrovato il conte, allora che si era approssimato ad esso, e non potendo più sostenere la vista di due persone, che gli cagionavano de’ moti così [p. 228] tristi, voltò egli testa dall’altra parte, e si lasciò cadere sopra il letto di sua consorte oppresso da un dolore incredibile. Il conte di Sciabane penetrato dal pentimento d’haver abusato d’una Amicizia, della quale riceveva egli tanti testimo[p. 229]nii, e non ritrovando chi potesse riparare ciò che haveva fatto, sortì prestamente dalla camera, et passando per l’appartamento del prencipe, del quale ritrovò le Porte aperte, discese nella corte. Fecesi dare un cavallo, e se n’andò alla [p. 230] campagna, guidato dal solo suo dispiacere. In questo mentre, il prencipe di Monpensier, che vedeva che la prencipessa non riveniva punto dal suo svenimento, la lasciò tra le mani delle sue donne, e si ritirò nella sua camera con un dolore [p. 231] mortale. Il duca di Guisa che era sortito felicemente del parco, senza saper quasi ciò che faceva, tanto era egli turbato, s’allontanò da Sciampigni per qualche lega, ma non si puoté dilungare d’avvantaggio, senza saper nuove della prencipessa. [p. 232] S’arrestò in una foresta, et inviò il suo scudiere per intendere dal conte di Sciabane ciò che era accaduto di questa terribile avventura. Lo scudiere non ritrovò punto il conte, ma intese da altre persone che la prencipessa di Monpensier era [p. 233] estraordinariamente ammalata. L’inquietezza del duca di Guisa fu augumentata da ciò che gli disse il suo Scudiere, e senza potersene sollevare, fu egli costretto di ritrovarsene a trovare suoi Zii, per non dare alcun sospetto per un più lungo viaggio. [p. 234] Lo scudiere havevagli riferta 45 a verità nel dirgli che madama di Monpensier era estremamente ammalata, perché era vero, che si era tosto che le sue donne l’hebbero posta a letto, la febbre la prese così violentemente, e con vaneggiamenti così horri[p. 235]bili, che doppo il secondo giorno si temé della sua vita. Il prencipe si finse indisposto affinché non si stupissero, se non entrava punto nella camera di sua consorte. L’ordine che ricevete di ritornarsene alla corte, ove erano chiamati tutti li prencipi cat[p. 236]tolici per esterminare gli Hugonotti, lo trasse dall’imbarazzo nel quale era. Se n’andò egli a Parigi, non sapendo ciò che doveva sperare, o credere del male della prencipessa sua consorte, e non vi fu sì tosto arrivato, che si incominciarono ad attaccare [p. 237] gl’Hugonotti nella persona del loro capo l’armiraglio di Sciatilon, et due giorni doppo si fece quella horribile uccisione così rinomata per tutta l’europa. Il povero conte di Sciabane, che era venuto a nascondersi nell’estremità d’uno de’ fobborghi [p. 238] di Parigi, per abbandonarsi intieramente al suo dolore, fu inviluppato nella rovina degli Hugonotti. Le persone appresso le quali erasi ritirato, havendolo riconosciuto, et essendole sovvenuto c’havevasi sospettato, 45 « Riferita ». Sur le manuscrit inédit de La Principessa di Monpensier PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0026 463 che fosse di quel partito, l’[p. 239]uccisero in quella medesima notte, che fu così funesta a tanti genti. La mattina del prencipe di Monpensier andando a dare alcuni ordini fuori della città, passò per la contrada ove era il corpo di Sciabane. Fu egli alla prima sorpreso dallo stordimento a questo [p. 240] pietoso spettacolo, e per conseguenza, risvegliandossi la sua amicizia, questa gli diede del dolore; ma il sovenirle dell’offesa che egli credeva haver ricevuta dal conte, caggionogli in fine della gioia, e fu ben contento di vedersi vendicato per le mani [p. 241] della fortuna. Il duca di Guisa occupato dal desiderio di vendicare la morte del padre, e poco appresso riempito dalla gioia d’haverla vendicata, lasciò a poco a poco allontanare dal suo animo il desiderio d’intender nuove della prencipessa di Mon[p. 242]pensier, e ritrovando la marchesa di Normustiè persona di molto spirito, e di bellezza, e che dava più speranza, che questa prencipessa, vi si attaccò egli intieramente, e l’amò con una passione dismisurata, et che gli durò fino alla morte. In questo men[p. 243]tre, doppo che il male di madama di Monpensier fu gionto all’ultimo punto, incominciò a diminuare. La ragione gli ritornò e trovandosi un poco solevata per l’absenza del prencipe suo marito, diede qualche speranza di sua vita. La sua sa[p. 244]nità ritornava però con gran pena, per il cattivo statto del suo spirito, che fu di nuovo travagliato, quando le sovvenne di non haver havuta alcuna nuova del duca di Guisa nel corso di tutto il suo male. Informossi dalle sue donne, se [p. 245] elle havevano veduto persona o letterre, e niente trovando di ciò, che haverebbe desiderato, ella si trovò la più sventurata del mondo, in haver tutto arrischiato per un huomo che l’abbandonava. Fu ancora ad essa una nuova oppres[p. 246]sione l’intendere la morte del conte di Sciabane, la quale seppe essa ben tosto, per le diligenze del prencipe suo marito. L’ingratitudine del duca di Guisa fecegli sentire più vivamente la perdita d’un huomo, del quale essa conosceva [p. 247] così bene la sua fedeltà. Tanti dispiaceri così prementi la ritornarono ben tosto in un stato così pericoloso, che quello dal quale era uscita. Et come madama di Normustiè era una persona, che prendeva altretanta cura di fare risplen[p. 248]dere le sue galanterie, che l’altre ne prendevano di nasconderle; quelle del duca di Guisa, e d’essa erano così palesi, che tutto che lontana, et amalata, che era la prencipessa di Monpensier, le intese da tante parti, che ella [p. 249] non ne puoté più dubitare. Questo fu il colpo mortale per la sua vita: ella non puoté resistere al dolore d’haver perduto la stima di suo marito, il cuore dell’amante, et il più perfetto amico che fosse giamai. Mo[p. 250]rì ella in pochi giorni, nel fiore di sua età, una delle più belle prencipesse del mondo, e che sarebbe statta senza dubbio la più felice, se la virtù, e la prudenza havessero regolate tutte le sue attioni. IL FINE. [p. 252] Jean-Luc Nardone PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0026 464 Dialogue. Puis qu’il estoit ordonné Que mon cœur seroit donné Par destin à cette belle : Pourquoy faloit-il hélas : D’une ordonnance cruelle Que mienne elle ne fust pas ? Parce que nul sous les Cieux N’est digne de ses beaux yeux Rien n’égale son mérite : Contente-toy d’adorer Cette immortelle Carite, Sans en rien plus espérer. [p. 253] Mais le Ciel voulant en fin Que j’eusse pour mon destin Une affection si vaine : Dieux : pourquoy de mon berceau, Pour abréger tant de peine Ne fistes-vous mon tombeau ? Car les Dieux ne vouloient pas Monstrer aux hommes çà-bas Sa beauté sans être aymée : Et nul que toy ne pouvoit D’une âme tout enflamée L’aymer autant qu’on devoit. [p. 254] Donc à jamais j’aymeray, À jamais j’adoreray Ses beaux yeux sans espérance ? Trop heureux d’en consumer, N’est-ce assez de récompense De mourir pour les aymer ? PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0027 Zayde à Moscou : la réception russe de Madame de Lafayette au XVIII e siècle M ARTINA S TEMBERGER U NIVERSITÄT W IEN Préliminaires : Lafayette en Russie - en guise de contextualisation C’est sur les traces d’une Princesse moins célèbre que celles de Clèves ou de Montpensier que cet article explore la première réception russe de Lafayette : « belle Étrangère 1 » et héroïne de l’Histoire espagnole du même titre, Zayde arrive deux siècles plus tôt en Russie. Par rapport à l’Europe occidentale, l’histoire des traductions russes de Lafayette témoigne d’un décalage interculturel remarquable : Princessa Klevskaja ne paraît qu’en 1959 2 . Or, dans le cas de la Russie tsariste, à l’élite largement francophone depuis le XVIII e siècle, absence de traduction ne signifie pas absence de réception. Pour le XVII e siècle, il est trop tôt pour parler de Lafayette en Russie ; c’est sous le règne de Pierre I er que celle-ci commence à « parler français 3 ». La modernisation de la société va alors de pair avec l’émergence d’une culture éditoriale laïque ; l’empereur s’intéresse en personne aux affaires de tra- 1 Madame de Lafayette, Zayde. Histoire espagnole [1670/ 1671], dans Œuvres complètes, éd. Camille Esmein-Sarrazin, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2014, p. 89-278, ici p. 147. 2 Voir Mari-Madlen de Lafajet, Princessa Klevskaja, trad. I. Šmelev, Moscou, Goslitizdat, 1959. Pour une version polonaise, il faut également attendre le XX e siècle : Księżna de Clèves, trad. Tadeusz Boy-Żeleński, Varsovie, Alfa, 1928. 3 Voir E. P. Grečanaja, Kogda Rossija govorila po-francuzski. Russkaja literatura na francuzskom jazyke. XVIII-pervaja polovina XIX veka, Moscou, IMLI RAN, 2010. Traduction des citations en langue étrangère, sauf indication contraire : M. S. ; avec mes remerciements à Nieves Čavić-Podgornik pour la relecture des traductions des citations historiques. Martina Stemberger PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0027 466 duction (surtout dans le domaine scientifique et technique) 4 . L’une des réformes pétriniennes, cruciale pour la « démocratisation de la lecture 5 », consiste dans l’introduction d’un nouvel « alphabet civil » (« graždanskaja azbuka »). L’Académie des sciences à Saint-Pétersbourg, fondée en 1724, joue un rôle important pour le développement non seulement de la presse, mais aussi de la traduction, avec la création, en 1735, de la première organisation professionnelle de traducteurs en Russie 6 . Le poète Vassili Trediakovski est employé par l’Académie : son contrat prévoit, entre autres, de traduire du français « tout ce qui lui sera donné 7 ». À partir de cette époque, l’élite russe subit une francisation culturelle, avec un corpus substantiel de textes rédigés, par des auteur·e·s russes, en français 8 . « […] les Seigneurs Moscovites sont devenus presque Parisiens […] », plaisante, en 1776, Louis-Antoine Caraccioli 9 ; et Nikolaï Karamzine d’ironiser sur ses contemporains gallomanes « qui veulent être des Auteurs français 10 ». Dans ce contexte, l’existence d’une traduction du français constitue un fort marqueur socioculturel, indiquant que l’ouvrage en question était considéré comme particulièrement valable 11 , utile et/ ou conforme aux besoins d’un plus large public. Ce n’est pas le cas de La Princesse de Clèves qui est mentionnée, en revanche, dans une « Note d’une biblioth[è]que portative » rédigée par Catherine II 12 dont le règne représente « l’âge “d’or” de la traduction » du 4 Iosif E. Barenbaum, Geschichte des Buchhandels in Rußland und der Sowjetunion, Wiesbaden, Harrassowitz, 1991, p. 42-43. 5 Ibid., p. 41. 6 Voir I. E. Barenbaum, Francuzskaja perevodnaja kniga v Rossii v XVIII veke, Moscou, Nauka, 2006, p. 12. 7 Cit. ibid., p. 57. 8 Voir Ju. M. Lotman/ V. Ju. Rozencvejg éds., Russkaja literatura na francuzskom jazyke. Francuzskie teksty russkix pisatelej XVIII-XIX vekov, Vienne, Wiener Slawistischer Almanach, vol. hors série 36, 1994 ; Grečanaja, Kogda Rossija govorila po-francuzski. 9 [Louis-Antoine Caraccioli], L’Europe française, Turin/ Paris, Vve Duchesne, 1776, p. 44. 10 N. M. Karamzin, Pis’ma russkogo putešestvennika [1797], éds. Ju. M. Lotman, N. A. Marčenko, B. A. Uspenskij, Leningrad, Nauka, 1984, p. 338 : « kotorye xotjat byt’ Francuzskimi Avtorami ». 11 Voir Ju. M. Lotman, « Russo i russkaja kul’tura XVIII veka », dans M. P. Alekseev dir., Ėpoxa Prosveščenija. Iz istorii meždunarodnyx svjazej russkoj literatury, Leningrad, Nauka, 1967, p. 208-281, ici p. 215. 12 Voir Imperatrica Ekaterina II, cesarevič Pavel Petrovič i velikaja knjaginja Marïja Ḟeodorovna. Pis’ma, zamĕtki i vypiski. 1782-1796, t. I, Biblioteka dvorca goroda Pavlovska, Saint-Pétersbourg, 1874, p. 82-84, ici p. 83. Zayde à Moscou : la réception russe de Madame de Lafayette au XVIII e siècle PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0027 467 français en Russie 13 ; participant elle-même à certains projets de traduction 14 , l’impératrice, « bibliomane dans toute la force du terme 15 », apporte un soutien considérable au secteur 16 . Dans les bibliothèques des familles Mikhalkov 17 , Batiouchkov ou Verechtchaguine, Lafayette ne figure pas, alors que les Batiouchkov possèdent, entre autres, 70 tomes de Voltaire, 36 tomes de Rousseau et les œuvres de Genlis ou Leprince de Beaumont 18 . Et pourtant, « Roman Princessy Klevskoj » fait des apparitions sporadiques, ainsi dans un aperçu de la bibliothèque dont dispose le nouveau lycée de Kazan en 1759 19 . Ce n’est que deux cents ans plus tard qu’est publiée la traduction de Chmelev, avec un tirage de 75 000 exemplaires (une édition est projetée dès le début des années trente 20 ). Jusqu’au XX e siècle, La Princesse de Clèves constitue donc, dans l’aire russophone, un cas de réception socialement sélective et de canonisation abstraite. La nouvelle laisse peu de traces dans la littérature russe ; au XIX e siècle encore, elle est présente surtout sous forme de « résonance » indirecte 21 . Zaida, 1765 : contexte, paratexte, architexte Zayde, en revanche, est traduite dès 1765. Kirill Tchekalov constate que le roman (qu’il défend contre la « critique sévère » de Roger Francillon) « correspondait manifestement davantage aux goûts du lecteur russe de 13 Barenbaum, Francuzskaja perevodnaja kniga, p. 439. 14 Voir ibid., p. 19-20, p. 204. 15 [Pierre-Nicolas] Chantreau, Voyage philosophique, politique et littéraire, fait en Russie pendant les années 1788 et 1789, Paris, Briand, 1794, p. 353. 16 Voir Barenbaum, Francuzskaja perevodnaja kniga, p. 19. 17 Voir I. M. Beljaeva, « Biblioteka Mixalkovyx kak častnaja kollekcija v fonde inostrannyx izdanij Biblioteki Akademii nauk SSSR », dans A. A. Zajceva, N. P. Kopaneva, V. A. Somov dir., Kniga v Rossii XVIII-serediny XIX v. Iz istorii Biblioteki Akademii nauk, Leningrad, Biblioteka Akademii nauk SSSR, 1989, p. 111-121. 18 Voir G. Z. Toroxova, Francuzskie knigi v kul’ture russkoj dvorjanskoj sem’i (na primere semejnyx arxivov i bibliotek Batjuškovyx i Vereščaginyx), Thèse, MGU, 2017, p. 134, p. 149-150. 19 Istoričeskaja zapiska o 1-j Kazanskoj gimnazïi. XVIII stolĕtie, t. I, éd. V. Vladimirov, Kazan, Universitetskaja Tipografija, 1867, p. 156. 20 Voir Serge Rolet, « Les Éditions Academia et la littérature étrangère », dans Marie- Christine Autant-Mathieu, Ada Ackerman, Marina Arias-Vikhil, Tamara Balachova, Ekaterina Dmitrieva et al., Le Rapport à l’étranger dans la littérature et les arts soviétiques, ETRANSOV, 2012, halshs-00759526 [13/ 02/ 2024], p. 83-95, ici p. 93. 21 Voir Ė. M. Žiljakova, « Ėxo “Princessy Klevskoj” v russkoj literature, ili o dramatizacii ėpičeskogo žanra », Vestnik Tomskogo gosudarstvennogo universiteta : Filologija, n o 3 (15), 2011, p. 84-100, ici p. 87, p. 99, par réf. à V. N. Toporov. Martina Stemberger PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0027 468 l’époque 22 ». Sont alors publiés de nombreux récits sur des sujets orientaux 23 ; figuration d’une altérité exotique, l’Espagne occupe une place privilégiée. Si la France, après la paix des Pyrénées, connaît une véritable mode espagnole 24 , un phénomène similaire s’observe en Russie un siècle plus tard. Dans la seconde moitié du XVIII e siècle, ces deux « cultures frontalières 25 » entretiennent de plus en plus de contacts directs ; l’échange littéraire s’établit par le biais de la France. Le genre hispano-mauresque jouit d’une énorme popularité : d’Inès de Cordoue de Catherine Bernard (Ljubov’ bez uspĕxa, ili Inesa Korduanskaja, trad. 1764) à Gonzalve de Cordoue de Florian (Gonzalv Korduanskij, trad. 1793), sont traduites toutes les œuvres majeures de cette lignée. S’y ajoutent divers récits « espagnols » en provenance de collections comme la Bibliothèque universelle des romans ou la Bibliothèque de campagne 26 . La publication de Zaida 27 s’inscrit ainsi dans un sous-champ littéraire bien préparé. Le paratexte attribue l’œuvre encore à Segrais alias « Dezegre », avec la mention « traduite du français 28 », sans identification du ou des traducteurs 29 . À l’époque, on voit à l’œuvre un large « contingent » de traducteurs (et, en moindre nombre, de traductrices), souvent anonymes, et dont le niveau de compétence est évidemment hétérogène 30 ; en atteste aussi cette première Zaida, témoignage éclairant de la formation d’un langage littéraire moderne dont participe la culture des traductions. L’édition à partir de laquelle la traduction a été réalisée n’est pas indiquée ; nous ne disposons pas non plus d’informations sur le tirage et la diffusion de l’ouvrage 31 , qui apparaît pourtant dans les documents de 22 K. A. Čekalov, « Mari-Madlen de Lafajet i ee tvorčestvo », dans Mari-Madlen de Lafajet, Sočinenija, éds. N. V. Zababurova, L. A. Sifurova, K. A. Čekalov, Moscou, Ladomir/ Nauka, « Literaturnye pamjatniki », 2007, p. 427-455, ici p. 442. 23 Voir Barenbaum, Francuzskaja perevodnaja kniga, p. 98. 24 Voir Camille Esmein-Sarrazin, « Zayde. Notice », dans Lafayette, Œuvres complètes, p. 1252-1265, ici p. 1255. 25 Voir V. E. Bagno dir., Pograničnye kul’tury meždu Vostokom i Zapadom. Rossija i Ispanija, Saint-Pétersbourg, Sojuz Pisatelej Sankt-Peterburga, 2001. 26 Voir Barenbaum, Francuzskaja perevodnaja kniga, p. 200. 27 Zaida, gišpanskaja póvĕst’, sočinennaja Gospodinom Dezegre, t. I et II, Moscou, Imperatorskij Moskovskij Universitet, 1765. Dorénavant Zaida, gišpanskaja póvĕst’. 28 Ibid., page de titre : « perevedena s francuzskago jazyka ». 29 Faute d’informations à ce propos, j’utilise ici et dans la suite la forme masculine, plus probable dans le contexte historique. 30 Barenbaum, Francuzskaja perevodnaja kniga, p. 435. 31 Les informations sur cette édition sont éparses ; Barenbaum la mentionne dans son ouvrage sur les traductions du français (voir ibid., p. 180). Selon K. S. Korkonosenko, qui cite le roman dans une liste d’œuvres traduites à l’époque, il s’agirait d’une traduction de l’allemand (« Ispano-russkie literaturnye svjazi », dans Zayde à Moscou : la réception russe de Madame de Lafayette au XVIII e siècle PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0027 469 l’époque, ainsi dans la liste des « livres russes » en vente « chez le libraire et relieur Christian Torno » à Saint-Pétersbourg en 1771 32 . Comme d’autres publications de ce registre, Zaida sort de la typographie de l’Université impériale de Moscou. Ladite université, la plus ancienne de l’Empire russe, est fondée en janvier 1755, par un ukase de l’impératrice Élisabeth I re . La typographie et la librairie de l’Université sont inaugurées au printemps 1756, avec pour but de servir le « bien commun 33 » (importante source de revenus, la typographie poursuit en même temps un intérêt commercial). C’est le seul paratexte ; ensuite, nous plongeons directement dans l’intrigue du roman. N’est pas reprise la « Lettre-traité » de Huet, sans doute jugée sans intérêt pour le public visé. L’édition possède cependant elle aussi une dimension poétologique : l’Histoire de Lafayette est présentée comme « póvĕst’ », catégorie alors pas nettement différenciée de, mais pas non plus identique au roman. Dès la première moitié du XVIII e siècle, lors de la rencontre du lectorat russe avec le roman occidental, il s’agit de domestiquer un genre encore étranger 34 ; pour ce transfert interculturel, la povest’ joue un rôle crucial 35 . Dans sa traduction des Entretiens sur la pluralité des mondes, Kantemir ajoute, à propos de la référence à La Princesse de Clèves chez Fontenelle 36 , une note précisant qu’il existe « sous ce titre un roman français [francuzskoj romanc] qui contient une histoire [povĕst’] inventée sur la princesse de Clèves » ; dans la même note, le traducteur s’applique à définir, en termes russes, la notion de « romanc », alors nouvelle pour le public 37 . Au cours du [Coll.], Russko-evropejskie literaturnye svjazi. XVIII vek. Ėnciklopedičeskij slovar’, Saint- Pétersbourg, Fakul’tet filologii i iskusstv SPbGU, 2008, p. 79-91, ici p. 82). Une version traduite de l’allemand, fortement abrégée, est en fait publiée vingt ans plus tard (voir infra). 32 Lĕtopis’ o mnogix mjatežax i O razorenïi Moskovskago Gosudarstva ot vnutrennix i vnĕšnix neprïjatelej (etc.). Sobrano iz drevnix tĕx vremen spisanïev, Saint-Pétersbourg, 1771, p. 387-392, ici p. 388. 33 Cit. chez N. A. Penčko, Osnovanie Moskovskogo universiteta, Moscou, Izd. Moskovskogo universiteta, 1952, p. 66. 34 Au XVII e siècle, « roman » est encore utilisé au sens de « romaška » (« camomille ») ; voir Slovar’ russkogo jazyka XI-XVII vv., t. XXII, Moscou, Nauka, 1997, p. 211. 35 Voir O. L. Kalašnikova, « Russkaja povest’ pervoj poloviny XVIII veka i zapadnoevropejskaja literaturnaja tradicija », Serija « Symposium », XVII vek v dialoge ėpox i kul’tur, n o 8, 2000, http: / / anthropology.ru/ ru/ text/ kalashnikovaol/ povest-pervoy-poloviny-xviii-veka-i-zapadnoevropeyskaya-literaturnaya [13/ 02/ 2024]. 36 Voir [Bernard de Fontenelle], Entretiens sur la pluralité des mondes, Paris, Vve C. Blageart, 1686, s. p. (Préface). 37 A. D. Kantemir, Razgovory o množestvĕ mïrov [trad. 1730], dans Sočinenïja, pis’ma i izbrannye perevody Knjazja Antïoxa Dmitrïeviča Kantemira, éd. P. A. Efremov, t. II : Martina Stemberger PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0027 470 XVIII e siècle, le roman s’établit comme le genre le plus populaire en Russie : dans son article « Sur le commerce du livre et l’amour de la lecture en Russie », Karamzine mesure le chemin parcouru en quelques décennies seulement 38 . En accord avec ce changement de coordonnées architextuelles, Zayde, dans la traduction moderne, est réétiquetée comme « histoire 39 ». Dans l’édition de 1765, le terme « istorïja » est utilisé pour les récits intercalés, avec l’exception de l’« Histoire de Consalve », « Póvĕst’ » au second degré 40 . En revanche, se retrouvent les intertitres « Istorïja o Don-Garsïi i Germenezil’dĕ », « Istorïja o Zaidĕ i Felimĕ », « Istorïja o Tarskom princĕ Alamirĕ 41 » ainsi que la « Suite » ou « Prodolženïe istorïi o Felimĕ i Zaidĕ 42 », y compris diverses lettres : la lettre égarée de Nugna Bella, celles d’Olmond à Consalve, de Félime à Olmond, d’Alamir à Elsibery 43 . Toutes ces « Histoires » sont doublement ancrées dans le texte ; le traducteur reprend le terme dans le métadiscours des personnages, ainsi lorsque Félime demande à Olmond d’écouter « avec patience le récit [qu’elle a] à [lui] faire » et qu’elle lui reraconte « les aventures de ce Prince 44 ». Dans l’ensemble, la traduction reproduit donc la structure du texte lafayettien - avec une omission frappante : y manque l’« Histoire d’Alphonse et de Bélasire 45 ». Cette ellipse est camouflée par un tricotage plus ou moins habile : Alphonse évoque vaguement « de tels malheurs que vous ne connaissez pas », Consalve étant innocent de ses infortunes ; la suite est rattachée à ce passage par un bref « Alphonse avait beau essayer de le Sočinenïja i perevody v prozĕ, političeskïja depeši i pis’ma, Saint-Pétersbourg, Izd. Ivana Il’iča Glazunova, 1868, p. 390-429, ici p. 395, note 8. Sur Kantemir comme pionnier de la théorie littéraire en Russie, voir A. S. Kurilov, « Teoretiko-literaturnye primečanija A. D. Kantemira », dans Literaturovedenie v Rossii XVIII veka, Moscou, Nauka, 1981, p. 87-109. 38 Voir N. M. Karamzin, « O knižnoj torgovle i ljubvi ko čteniju v Rossii » [1802], dans Izbrannye sočinenija v dvux tomax, éd. G. P. Makogonenko, t. II : Stixotvorenija, kritika, publicistika, Moscou/ Leningrad, Xudožestvennaja literatura, 1964, p. 176- 180. 39 Lafajet, Zaida. Ispanskaja istorija, trad. D. D. Litvinov, dans Sočinenija, p. 39-168. 40 Lafayette, Œuvres complètes, p. 105 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, I, p. 28. 41 Voir Lafayette, Œuvres complètes, p. 185, p. 210, p. 221 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 7, p. 59, p. 79. 42 Lafayette, Œuvres complètes, p. 250 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 139. 43 Voir Zaida, gišpanskaja póvĕst’, I, p. 69-70 ; II, p. 48-49, p. 137, p. 49-50, p. 103-104. 44 Lafayette, Œuvres complètes, p. 210 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 58 : « moju istorïju ». Lafayette, Œuvres complètes, p. 221 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 79 : « istorïju sego Princa ». 45 Voir Lafayette, Œuvres complètes, p. 156-177. Zayde à Moscou : la réception russe de Madame de Lafayette au XVIII e siècle PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0027 471 consoler […] 46 ». Impossible de déterminer, en l’ignorance du modèle, jusqu’à quel point cette intervention tient à ce dernier ou bien à l’initiative de l’éditeur et/ ou du traducteur 47 . À titre spéculatif, il n’est pas à exclure que l’éditeur ait jugé cette partie du texte, d’une grande finesse d’analyse psychologique, moins passionnante pour un public avide d’exotisme pittoresque : tandis que les aventures d’un prince volage et de deux belles Princesses orientales méritaient d’être reproduites dans leur totalité, ce n’était pas le cas de cette « Histoire », avec son intériorisation de l’intrigue, son portrait complexe d’un personnage ni héros ni vilain, son héroïne qui, comme Madame de Clèves, choisit finalement la retraite ; dans ce sens, cette coupure dans Zayde serait susceptible de nous éclairer sur les raisons pour lesquelles l’ouvrage le plus célèbre de Lafayette reste intraduit. Mais l’on peut également supposer que l’éditeur ait voulu réserver cette nouvelle d’emblée pour une publication séparée. C’est vingt ans plus tard que paraît, sous l’égide de l’éditeur Novikov, une nouvelle Zaida : sur une vingtaine de pages, la Gorodskaja i derevenskaja biblioteka… (Bibliothèque de ville et de campagne…), inspirée de la collection française, publie une traduction russe encore abrégée 48 de la Zaide allemande intégrée dans la Bibliothek der Romane en 1780, version qui, par contraste avec celle de la Bibliothèque universelle des romans, contient aussi l’« Histoire d’Alphonse et de Bélasire » 49 . À l’instar du modèle allemand, dont il reprend la forme des noms propres (« Gonsalvo ») et l’attribution erronée de l’alias « Theodorich » ou « Ḟeodorik » à Alphonse 50 , le texte comporte, après une version raccourcie de l’histoire de Consalve et ses amours avec Zayde, le récit 46 Zaida, gišpanskaja póvĕst’, I, p. 99 : « takïja napasti, koix vy ne znaete » ; « Skol’ko Alfons utĕšat’ ego ni staralsja […] ». La transition se fait ainsi directement de « quelque malheureux que vous soyez, il y a du moins une sorte de malheur, que votre destinée vous laisse ignorer » (Lafayette, Œuvres complètes, p. 155) à « Il [Consalve] lui dit tout ce qu’il crut capable de lui donner quelque consolation […] » (ibid., p. 177), avec inversion des rôles. 47 Friedrich Schulz (qui attribue le roman à Lafayette) élimine également l’histoire d’Alphonse, rebaptisé « Guzman » ; mais cette version allemande, réduite d’une bonne moitié par rapport à l’original, ne paraît qu’en 1789 (Zaide, Berlin, Vieweg). 48 Zaida, dans Gorodskaja i derevenskaja biblioteka, ili Zabavy i udovol’stvïe razuma i serdca v prazdnoe vremja, t. X, Moscou, Universitetskaja Tipografija/ N. Novikov, 1785, p. 339-360. Dorénavant Zaida (1785). 49 La Fayette, Zaide, dans Bibliothek der Romane, Heinrich August Ottokar Reichard dir., t. V, Berlin, Christian Friedrich Himburg, 1780, p. 261-289 ‒ dorénavant Zaide (1780) ; Zaïde, Nouvelle Espagnole, dans Bibliothèque universelle des romans, Paris, novembre 1775, p. 156-192. Mes remerciements pour ces références vont à Andrea Grewe. 50 La Fayette, Zaide (1780), p. 276 ; Zaida (1785), p. 351. Martina Stemberger PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0027 472 des mésaventures du grand jaloux lafayettien. Bricolage singulier, son histoire est ajoutée dans les deux cas après le happy end de l’original : le mariage à la cour célébré, l’instance narrative revient sur cet « épisode » qui « mérite d’être inclus ici 51 ». La version russe - qui ne mentionne ni source ni autrice ni traducteur - élimine l’introduction consacrée à Lafayette ainsi que le paragraphe sur Alamir et les ajouts métatextuels ; la transition à la narration autodiégétique d’Alphonse (dont le personnage, « tel que l’autrice l’a traité, est sans doute l’un des plus beaux passages du roman. Alphonse raconte luimême son histoire 52 ») se réduit à un succinct « et voici qu’il raconte lui-même son histoire : […] 53 ». Faute de remarques finales, cette mini-Zaida russe (et avec elle tout le volume) se clôt sur la triste destinée de ce personnage qui, « rempli de désespoir », s’enfuit dans sa retraite, « pour pleurer son malheur et sa folie 54 ». La traduction comme défi linguistique et littéraire Bien plus complète, l’édition de 1765 n’est pas non plus sans défauts : l’ouvrage contient de nombreuses coquilles, la graphie des noms n’est pas toujours systématique, la ponctuation plutôt extravagante, parfois au point de détourner le sens d’une phrase. La délimitation entre le discours de l’instance narrative et celui des personnages n’est pas cohérente : plus d’une fois, le traducteur se trompe en organisant les tours de parole. Vers la fin du premier volume surtout, il glisse dans la paraphrase approximative ; d’un bout à l’autre du roman, maintes phrases visiblement jugées trop compliquées sont éliminées. Le traducteur semble débordé par certaines nuances psychologiques, ainsi à propos des spéculations de Consalve sur les états d’âme de Zayde : Il crut même dans la suite, remarquer quelque inégalité dans la manière dont elle le traitait ; mais comme il n’en pouvait deviner la cause, il s’imagina, que le déplaisir de se trouver dans un pays inconnu faisait les changements, qui 51 Ibid. (pour les deux réf.) : « Ėpizod […] zasluživaet, čtob onyj vnesti sjuda » ; en allemand : « scheint eine genauere Anzeige zu verdienen ». 52 « Gewiß ist der Karakter des eifersüchtigen Alphons, so wie ihn die Verfasserin behandelt hat, eine der schönsten Stellen des Romans. Alphons erzählt seine Geschichte selbst » (Zaide [1780], p. 277). 53 « i vot on sam razskazyvaet svoju povĕst’ : […] » (Zaida [1785], p. 352). Dans ce cas, le terme « povĕst’ » est également utilisé au niveau diégétique (ibid., p. 357). 54 « napolnennyj otčajanïja » ; « čtob oplakivat’ svoe neščastïe i svoe bezumïe » (ibid., p. 360). En allemand : « verzweiflungsvoll » ; « um da sein Unglück und seine Thorheit zu beweinen » (Zaide [1780], p. 288). Zayde à Moscou : la réception russe de Madame de Lafayette au XVIII e siècle PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0027 473 paraissaient dans son humeur. Il voyait bien néanmoins, que l’affliction qu’elle avait eue les premiers jours, commençait à diminuer 55 . En russe, ne reste de ce passage qu’un résumé pragmatique : le héros « vit qu’elle était devenue plus gaie qu’avant 56 ». Trait frappant dans une perspective narratologique : le traducteur procède à de nombreuses modifications (intentionnées ou pas) au niveau de la focalisation ; ce qui paraît, ce que croit un personnage, se transforme souvent en ce qui est, tout court. Ainsi, « Consalve, qui avait paru étonné […] » en français, « était excessivement étonné 57 » ; chez Lafayette, Zayde cherche le portrait « qu’elle croyait avoir vu mettre dans la chaloupe », en russe, « elle se rappela 58 » ce même fait. À un plus simple niveau lexical, l’expertise du traducteur n’est pas sans reproche. Certains termes sont mal compris : « s’éclaircir de », par exemple, est à chaque occurrence traduit comme « expliquer » ou « dire ». Détournant le pronom sans égard pour l’accord grammatical, le traducteur interprète « Elsibery voulut être éclaircie de l’aventure qui l’avait [Alamir] conduit dans la maison des bains » comme « Elsibery voulait dire comment il lui était arrivé d’aller aux bains 59 ». Le verbe « passer » n’est conçu qu’au sens directionnel, ce qui fait du séjour de Zayde en Catalogne un voyage durant tout un hiver 60 . La traduction contient des contresens manifestes, dès la première phrase du roman réinterprétée comme suit : « L’Espagne commença déjà à s’affranchir de la domination des Arabes qui, s’installant dans les Asturies, avaient fondé le royaume de Léon ; ceux d’entre eux qui étaient allés dans les montagnes des Pyrénées, avaient établi le royaume de Navarre […] 61 . » À part le malentendu historique, la traduction nous renseigne sur l’horizon culturel moyen de l’époque, tel que représenté ou supposé par le traducteur : « dans les Pyrénées » devient « dans les montagnes des Pyrénées » (dans la version 55 Lafayette, Œuvres complètes, p. 140. 56 Zaida, gišpanskaja póvĕst’, I, p. 81 : « uvidĕl, čto ona veseljae stala prežnjago ». 57 Lafayette, Œuvres complètes, p. 201 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 38 : « črezmĕrno udivljalsja ». 58 Lafayette, Œuvres complètes, p. 253-254 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 146 : « ona vspomnila ». 59 Lafayette, Œuvres complètes, p. 235 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 108-109 : « Elsiberïja xotĕla skazat’ kak ej slučilos’ itti v bani ». 60 Voir Lafayette, Œuvres complètes, p. 258 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 155 : « v odnu zimu, kak ĕxala v Katalonïju ». 61 Voir Lafayette, Œuvres complètes, p. 91 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, I, p. 3 : « Gišpanïja načalà užè svoboždat’sja ot vladĕnïja Arapov, kotorye, poseljas’ v Asturïi, osnovali korolevstvo Lïonskoe : tĕže iz nix, koi vošli v Pirinejskïja góry, učredili korolevstvo Navarrskoe […] ». Martina Stemberger PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0027 474 moderne : « v Pirenejax 62 »). La géographie espagnole n’a rien d’une évidence ; par contraste avec le texte de Lafayette, le traducteur est d’avis que Tarragone et donc Consalve se trouvent en effet quelque part « hors de l’Espagne 63 ». S’y ajoute tel anachronisme flagrant : l’officier chargé de ramener Consalve tue le cheval de ce dernier d’un coup non pas « d’épée », mais de fusil 64 . L’on pourrait ainsi signaler de nombreuses petites et grandes erreurs de traduction : « des chevaux admirables » se métamorphosent en « chevaux arabes 65 » ; tandis que chez Lafayette, Alasinthe et Bélénie dans leur « Château sur le bord de la mer […] faisaient une vie conforme à leur tristesse », le traducteur n’est pas d’accord : les deux princesses y « essayaient d’oublier leurs chagrins 66 ». À la fin du roman, la formule « toute la galanterie des Maures, et toute la politesse d’Espagne » est remplacée par « tout le faste des Maures et toute la politique espagnole 67 ». La « galanterie », malgré des emplois documentés de « galantereja » ou « galanterija » dès le début du XVIII e siècle 68 , ne figure pas encore dans le texte. Trediakovski traduit le mot par deux termes complémentaires, « ščogolstvo » (« gandinerie ») et « ljubovnost’ » (« amourosité ») 69 . La même dualité s’observe dans Zaida : lorsque Consalve reproche à Don Garcie et Don Ramire d’aimer seulement « ces sortes de galanteries que la coutume a établies en Espagne », le traducteur opte pour « gandiner seulement en 62 Lafajet, Zaida. Ispanskaja istorija, p. 41. 63 Lafayette, Œuvres complètes, p. 188 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 13 : « čto vy byli vnĕ Gišpanïi ». 64 Lafayette, Œuvres complètes, p. 181 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, I, p. 104 : « zastrĕlil ». 65 Lafayette, Œuvres complètes, p. 214 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 66 : « za Arapskimi lošad’mi ». 66 Lafayette, Œuvres complètes, p. 211 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 61 : « i tam staralis’ onĕ pozabyt’ svoi pečali ». 67 Lafayette, Œuvres complètes, p. 278 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 196 : « so vsjakim velikolĕpïem Morov, i so vseju Gišpanskoj politikoju ». Dans la version de 1785, la formule allemande « wo sich Maurische Pracht mit spanischer Galanterie vereinigte » (Zaide [1780], p. 275) est traduite par « où l’opulence mauresque rejoignait la gandinerie espagnole » (« gdĕ Mavritanskaja pyšnost’ soedinilas’ s Ispanskim ščegol’stvom », p. 351). La traduction moderne, reculant encore devant « la galanterie des Maures », clôt le roman sur l’alliance de la « galanterie espagnole » et du « raffinement arabe » (« ispanskoj galantnosti i arabskoj izyskannosti ») (Lafajet, Zaida. Ispanskaja istorija, p. 168). 68 Voir Maks Fasmer [Max Vasmer], Ėtimologičeskij slovar’ russkogo jazyka, t. I, Moscou, Progress, 1986, p. 385 ; Slovar’ russkogo jazyka XVIII veka, t. V, Leningrad, Nauka, 1989, p. 83. 69 Voir Grečanaja, Kogda Rossija govorila po-francuzski, p. 52. Zayde à Moscou : la réception russe de Madame de Lafayette au XVIII e siècle PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0027 475 amour, selon la coutume espagnole 70 » ; pour les « galanteries » d’Alamir, il choisit « quêtes » ou « amour 71 ». Face à une « conversation particulière » qui avait « un air plus galant, que les conversations ordinaires », il esquive le problème : n’en reste, dans le récit de son Consalve, qu’« une conversation particulière avec moi 72 ». Il est intéressant de voir quels termes constituent un défi pour le traducteur : ainsi, les « parfums d’Arabie » sont d’abord traduits comme des « choses arabes aromatiques 73 » ; une page plus loin, figure, avec un accent pour indiquer la bonne prononciation, le mot « duxì 74 », calque sémantique du « parfum » français depuis le XVIII e siècle. Pour « naufrage », le traducteur recourt, à chaque occurrence, à des périphrases ou métonymies - « malheur », « tempête », « tempête malheureuse 75 » - ou encore des constructions verbales ; bien que déjà lexicalisé, le terme « korablekrušenïe 76 » n’apparaît pas (le traducteur de 1785 utilise une fois « korablerazbitï[e] », calque du « Schif[f]bruch » allemand 77 ). Dans le domaine des professions, du lexique politique et militaire, s’observe une oscillation symptomatique entre emprunts et tentatives de russification. Parmi les premiers, dominent les gallicismes, sans être une exclusivité : « une des filles de la Reine » se transforme en « kamer-junfera » (et ensuite en « dĕvic[a] 78 »), « un des Officiers de la chambre de Don Garcie » réapparaît comme « kamerdiner[] », pour subir aussitôt une métamorphose en 70 Lafayette, Œuvres complètes, p. 106 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, I, p. 30 : « v ljubvi tol’ko ščegoljat’ po Gišpanskomu obyknovenïju ». 71 Lafayette, Œuvres complètes, p. 230 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 98 : « iskanïja ». Lafayette, Œuvres complètes, p. 240 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 119 : « o ljubvi Princa ». 72 Lafayette, Œuvres complètes, p. 110 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, I, p. 35 : « osoboj so mnoju razgovor ». 73 Lafayette, Œuvres complètes, p. 224 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 86 : « Arabskïja blagovonnyja vešči ». 74 Lafayette, Œuvres complètes, p. 225 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 87. 75 Zaida, gišpanskaja póvĕst’, I, p. 88 : « neščastïe » ; ibid., II, p. 152-153, p. 155 : « ot šturmu » ; ibid., II, p. 134 : « neščastnym šturmom ». 76 Voir Slovar’ na šesti jazykax : Rossïjskom, Grečeskom, Latinskom, Francuzkom, Nĕmeckom i Angliskom, Saint-Pétersbourg, Imperatorskaja Akademija Nauk, 1763, p. 226. 77 Zaida (1785), p. 344 ; Zaide (1780), p. 267. Citant un exemple de 1787, le Slov. russk. jaz. XVIII v. (t. X, 1998, p. 166) documente cette forme en tant qu’occurrence singulière. 78 Lafayette, Œuvres complètes, p. 130 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, I, p. 65. Martina Stemberger PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0027 476 « pridvorn[yj] 79 ». Pour « Général », le traducteur alterne entre « predvoditel’ » et « General[] 80 » ; le « secours » militaire est traduit tantôt par le gallicisme « sikurs[] » ou « sikursy » au pluriel, tantôt comme « vspomogatel’noe vojsko 81 ». Le traducteur semble tirer quelque fierté de divers termes perçus comme modernes ou érudits, qu’il introduit dans des passages d’où ils sont absents dans l’original : à propos de Zabelec, se faisant passer pour un esclave à cause « des raisons qu’elle avait de demeurer inconnue », il se flatte de préciser qu’« elle vit ici incognito 82 ». Il fait preuve d’une prédilection particulière pour « svita », « kommissïja » ou « materïja » ; d’un bout à l’autre du texte, « minut[a] » remplace « moment 83 ». En parallèle, il utilise des interjections russes comme « Uvy ! » (au lieu de « Quoi 84 ») ou « nu » (« Eh bien », ajouté 85 ) ainsi que des expressions idiomatiques comme « raza s tri » pour « deux ou trois fois 86 ». La « Tante » entremetteuse de Sélémin se transforme en « tetk[a] 87 » ; c’est en compagnie de sa « matušk[a] » qu’Elsibery doit se rendre au palais du Calife 88 . Certains termes abstraits, déjà documentés pour l’époque, ne sont pas présents dans le lexique du traducteur : « léthargie » est traduit par « évanouissement 89 » ; « mélancolie » par « état songeur » ou « rêveur 90 », devenant 79 Lafayette, Œuvres complètes, p. 130 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, I, p. 66-67. Emprunts à l’allemand documentés pour 1710 (« kamerdiner ») resp. 1755-1756 (« kamer’’junfer[a] ») ; voir Slov. russk. jaz. XVIII v., t. IX, 1997, p. 224-226. 80 Lafayette, Œuvres complètes, p. 190 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 17. Lafayette, Œuvres complètes p. 195, p. 209 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 27, p. 56. 81 Lafayette, Œuvres complètes, p. 197, p. 190, p. 199 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 31, p. 18, p. 34. 82 Lafayette, Œuvres complètes, p. 237 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 112 : « ona inkognito zdĕs’ živet ». 83 Par exemple, Lafayette, Œuvres complètes, p. 139 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, I, p. 80 et passim. 84 Lafayette, Œuvres complètes, p. 131, p. 150, p. 153 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, I, p. 67, p. 94, p. 98. 85 Voir Lafayette, Œuvres complètes, p. 210 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 58. 86 Lafayette, Œuvres complètes, p. 271 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 182. 87 Lafayette, Œuvres complètes, p. 224 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 86. 88 Voir Lafayette, Œuvres complètes, p. 232 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 101. 89 Lafayette, Œuvres complètes, p. 273 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 186 : « obmorok ». Dès 1734, « letargija » : voir Slov. russk. jaz. XVIII v., t. XI, 2000, p. 159. 90 Lafayette, Œuvres complètes, p. 140 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, I, p. 81 : « zadumčivost’ ». Dès 1703, sous des graphies diverses, « melanxolija » : voir Slov. russk. jaz. XVIII v., t. XII, 2001, p. 120. Zayde à Moscou : la réception russe de Madame de Lafayette au XVIII e siècle PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0027 477 un synonyme de « rêverie 91 », de même pour « mélancolique 92 ». Le mot « fortuna » - dès 1763, Fiodor Emine publie un roman intitulé Nepostojannaja fortuna (La Fortune inconstante) - est utilisé plus rarement et en décalage avec l’original : comme équivalent, le traducteur choisit plutôt diverses versions du « bonheur » (« ščastïe », « blagopolučïe ») et du « destin » (« sud’ba », « sud’bina »). Parfois, il élimine discrètement le terme, le conservant au sens de statut social ; ainsi quand Elsibery, face à Alamir déguisé, « ne s’informait, ni de sa fortune, ni de ses intentions 93 ». Dans le récit de Consalve, il remplace « ma Fortune » par « mon bonheur et rang 94 ». L’« imagination » ne relève pas de l’évidence : le traducteur se sert du terme correspondant « voobraženïe 95 » (le calque « imaginacïja », proposé par Kantemir dans sa traduction de Fontenelle, ne s’étant pas imposé 96 ), mais avec prudence ; pour la majorité des occurrences, « imagination » et « (s’)imaginer » sont traduits par des substituts approximatifs. En revanche, « voobraženïe » est utilisé pour traduire « souvenir » ou, au pluriel, « réflexions 97 ». Comme pour le substantif, le verbe « voobražat’ » resp. « voobrazit’ » figure dans des passages d’où il est absent en français 98 . Pour éviter le terme « impression » - c’est dans la seconde moitié du XVIII e siècle que le sens de « vpečatlĕnie » évolue sous l’influence du mot français 99 -, le traducteur omet une partie de la phrase ou recourt à des métaphores alternatives : « vous n’effacerez pas aisément l’impression qu’il a faite en 91 Lafayette, Œuvres complètes, p. 194, p. 275 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 26, p. 190 : « zadumčivost’ ». 92 Lafayette, Œuvres complètes, p. 254 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 147 : « zadumčiva ». 93 Lafayette, Œuvres complètes, p. 237 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 113 : « ni o ego fortunĕ, ni o ego namĕrenïjax ». 94 Lafayette, Œuvres complètes, p. 110 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, I, p. 35 : « ščastïe i čin moj ». 95 Voir Slov. russk. jaz. XVIII v., t. IV, 1988, p. 60-61. 96 Kantemir, Razgovory o množestvĕ mïrov, p. 416 ; voir Barenbaum, Francuzskaja perevodnaja kniga, p. 79. 97 Lafayette, Œuvres complètes, p. 272, p. 244 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 185, p. 127. 98 Par exemple, Lafayette, Œuvres complètes, p. 119 : « ce qu’elle n’avait point encore envisagé » ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, I, p. 48 : « to čego ona ešče i ne voobražala ». Lafayette, Œuvres complètes, p. 201 : « il jugea » ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 38 : « voobrazil ». 99 Voir Slov. russk. jaz. XVIII v., t. V, p. 109-110. Martina Stemberger PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0027 478 votre cœur » est remplacé par « il ne vous sera pas facile de le chasser de votre cœur 100 ». Le complexe « amour » (« ljubov’ »), « passion » (« strast’ » ou « pristrastïe »), « inclination » (« sklonnost’ »), « ardeur » (« gorjačnost’ ») (etc.) constitue un champ sémantique particulièrement mouvementé. C’est aussi et surtout dans ce domaine que le français, à l’époque, sert de modèle : selon Iouri Lotman, « [l]es héros de la littérature française livrent aux lecteurs russes les formules de leur moi 101 ». Lorsque Trediakovski traduit, en 1730, le Voyage de l’isle d’amour de Tallemant, il s’agit d’initier le public russe à une culture de la galanterie, à la fonction des « Billets doux 102 » (etc.) ; dans Zaida, le lexique épistolaire relève également d’un certain intérêt. Le « confident » ne fait pas non plus partie des notions évidentes : « Le Prince voulut en être le confident » se transforme en « Le Prince voulait tout savoir 103 ». De manière frappante, la « passion » (à l’occasion, le traducteur précise : « passion amoureuse 104 ») est aussi interprétée comme « mučenïe », passion au sens de supplice ou tourment 105 (le pluriel « mučenïja » est employé pour « malheurs 106 »). Dans un autre passage, la traduction renforce l’aspect de l’amour comme maladie ou infection : « le cœur de Zayde avait été touché » ou, en russe, « contaminé 107 ». Cette réaccentuation véhicule une vision négative de l’amour dans la littérature russe à cette époque 108 ; sur fond d’une autre tradition spirituelle, l’œuvre de Lafayette, « réquisitoire contre l’amour 109 », offre des points de rattachement. 100 Lafayette, Œuvres complètes, p. 255 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 149 : « ne lexko vam budet vygnat’ ego iz vašego sérdca ». 101 Ju. M. Lotman, « La littérature russe d’expression française/ Russkaja literatura na francuzskom jazyke », dans Lotman/ Rozencvejg, Russkaja literatura na francuzskom jazyke, p. 10-53, ici p. 20. 102 [Paul Tallemant], Le Voyage de l’isle d’Amour, ou la clef des cœurs [1663], Paris, Witte, 1713, p. 63 ; voir [Paul Tallemant], Ězda v ostrov ljubvi, trad. Vasilij Trediakovskij, Saint-Pétersbourg, 1778 [2 e éd.], p. 35-36. 103 Lafayette, Œuvres complètes, p. 111 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, I, p. 36 : « Princ xotĕl vse znat’ ». 104 Lafayette, Œuvres complètes, p. 242 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 122 : « v ljubovnoj strasti ». 105 Lafayette, Œuvres complètes, p. 193 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 23. 106 Lafayette, Œuvres complètes, p. 272 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 184. 107 Lafayette, Œuvres complètes, p. 249 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 137 : « Zaidino serdce užè zaraženo bylo ». 108 Voir Grečanaja, Kogda Rossija govorila po-francuzski, p. 57. 109 Bernard Pingaud, « Préface », dans Madame de Lafayette, La Princesse de Clèves, éd. Bernard Pingaud, Paris, Gallimard, 2011, p. 7-31, ici p. 17. Zayde à Moscou : la réception russe de Madame de Lafayette au XVIII e siècle PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0027 479 Du côté des émotions positives comme négatives, Zaida illustre un lexique en voie d’élaboration, encore moins nuancé que dans l’hypotexte. Une panoplie d’expressions différentes - « sentit un plaisir sensible », « était charmé », « fut bien aise » - est traduite par le même verbe « se réjouit 110 ». Quelques lignes plus tard, à propos du même Alamir qui « demeura charmé de son aventure », le traducteur entreprend un nouvel effort stylistique, optant pour « fut amené à un ravissement agréable 111 » ; peu après, « il eut le plaisir » ou bien à nouveau « se réjouit de voir 112 ». Le mot « čuvstvo » (« sentiment ») n’est que sporadiquement employé ; le plus souvent, le traducteur recourt à « mnĕnïja » (« opinions »), les « sentiments de leur cœur » se transformant en « leurs opinions intérieures 113 ». Dans un passage réécrit en discours direct, il finit par reproduire la tournure « les sentiments de son cœur 114 ». Autre mot largement utilisé, « namĕrenïe » sert pour traduire non seulement le terme français équivalent « intentions 115 », mais aussi « dessein 116 », « résolution 117 », « mouvement 118 », « inclination 119 » ou encore « sentiments 120 ». Au cours de deux phrases, le traducteur emploie le terme pour trois vocables français : […] les pensées [namĕrenïja] que j’avais eues autrefois d’embrasser la véritable Religion, me sont revenues si fortement dans l’esprit, que je n’ai songé […] qu’à me confirmer dans ce dessein [namĕrenïi]. J’avoue toutefois que cette heureuse résolution [namĕrenïe] n’était pas encore aussi ferme qu’elle le devait être […] 121 . Dans l’ensemble, la traduction se caractérise ainsi par une tendance à l’homogénéisation, avec des effets d’irradiation lexicale (dès que le traducteur 110 Lafayette, Œuvres complètes, p. 228-229 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 94-96 : « radovalsja ». 111 Lafayette, Œuvres complètes, p. 229 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 96 : « priveden byl v prïjatnoe vosxiščenïe ». 112 Lafayette, Œuvres complètes, p. 234 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 106 : « On radovalsja vidja ». 113 Lafayette, Œuvres complètes, p. 135 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, I, p. 74 : « vnutrennïja ix mnĕnïja ». 114 Lafayette, Œuvres complètes, p. 265 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 169 : « čuvstva vašego serdca ». 115 Lafayette, Œuvres complètes, p. 277 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 194. 116 Lafayette, Œuvres complètes, p. 276 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 192. 117 Lafayette, Œuvres complètes, p. 277 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 194. 118 Lafayette, Œuvres complètes, p. 239 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 116. 119 Lafayette, Œuvres complètes, p. 221 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 80. 120 Lafayette, Œuvres complètes, p. 268 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 177. 121 Lafayette, Œuvres complètes, p. 277 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 195. Martina Stemberger PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0027 480 a introduit un terme, il tend à le répéter). En revanche, face à divers jeux de mots fondés sur la répétition, il fait preuve d’un grand souci de variation ; après avoir correctement traduit « je suis heureux dans mon malheur 122 », il choisit, pour « Si vous croyez […] être malheureuse en me rendant heureux », deux adjectifs sans rapport étymologique 123 . Pour « Alamir est mort. Alamir est mort », il tient également à éliminer l’effet rhétorique : « Alamir n’est plus au monde ! il est déjà mort ! 124 » L’on reconnaît des traits typiques des traductions de l’époque, dont la tentative de substituer les articles (inexistants en russe) par des pronoms personnels et démonstratifs. Zaida témoigne d’une forte visée explicative ; les noms propres sont répétés beaucoup plus souvent que ce n’est le cas en français : « cette Princesse sait qui je suis » devient « Zayde sait que je suis Consalve 125 », etc. Des substantifs sont redoublés : « mes yeux ne trouveront plus les siens » est traduit comme « mes yeux ne verront plus ses yeux 126 » ; même procédé pour les adjectifs. Visant à faciliter la compréhension des aventures enchevêtrées de Zayde, cette stratégie peut provoquer l’effet contraire : l’explicitation des pronoms est plus d’une fois erronée. Lorsque Consalve se rappelle, à propos de Zayde, « ce qu’il lui avait ouï dire à Tortose sur la bizarrerie de sa destinée », le traducteur remplace « lui » par « Don Olmond 127 ». Le fonctionnement différent du passé pose problème ; un imparfait se transforme en passé perfectif, un récit singulatif au passé simple en itératif : « il lui donna » est interprété comme « lui donnait », malentendu renforcé par l’ajout « d’habitude 128 ». À maintes occurrences, le calque est manifeste ; le traducteur imite, par exemple, la tournure « J’aimais mieux 129 ». Le passé russe étant, au singulier, toujours genré, l’épisode de Zabelec, « bel Esclave » qui s’avère être une 122 Lafayette, Œuvres complètes, p. 98 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, I, p. 15 : « ja v bezščastïi moem ščastliv ». 123 Lafayette, Œuvres complètes, p. 267 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 174 : « Est’li vy dumaete […] byt’ neščastny, učinja menja blagopolučnym ». 124 Lafayette, Œuvres complètes, p. 272 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 184 : « Alamira bol’še nĕt na svĕtĕ ! on užè umer ! ». 125 Lafayette, Œuvres complètes, p. 203 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 42 : « Zaida znaet, čto ja Konsal’v ». 126 Lafayette, Œuvres complètes, p. 272 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 184 : « glazà moi ego glaz bol’še ne uvidjat ». 127 Lafayette, Œuvres complètes, p. 263 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 167 : « čto on slyšal ot Don-Olmonda v Tortozĕ o nepostojannoj svoej sud’bine ». 128 Lafayette, Œuvres complètes, p. 224 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 86 : « On obyknovenno daval ej ». 129 Lafayette, Œuvres complètes, p. 217 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 71-72 : « I tak lučše ljubila ». Zayde à Moscou : la réception russe de Madame de Lafayette au XVIII e siècle PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0027 481 « belle Esclave 130 » (et, finalement, pas une esclave du tout), tourne à l’embrouille inopinément queer : « Zabelec était surpris de s’être trompé en se défiant de la passion des hommes, et il enviait le bonheur d’Elsibery d’avoir trouvé un amant si fidèle. Elle n’eut pas longtemps sujet de l’envier : […] 131 . » Zabelec est désignée par un verbum dicendi au masculin au moment même où elle affirme être « une malheureuse », voire, en russe, « la seule malheureuse au monde 132 ». Le texte se distingue par un penchant prononcé pour l’amplification et l’intensification, qui marque aussi d’autres traductions de l’époque 133 ; « plusieurs » est traduit par « beaucoup » (« mnogo »), avec les dérivés correspondants : « plusieurs fois » devient « mnogokratno 134 », etc. Pour « moins aimable », le traducteur écrit « répugnant 135 », « nos fautes » se transforment en « crimes 136 », « une puissante Armée » en « une terrible armée 137 » ; il ne suffit pas d’être « bien malheureuse », il faut l’être « extrêmement 138 ». Face aux hyperboles de l’original, le traducteur exploite les riches ressources de la langue russe pour la création de superlatifs à l’aide de préfixes et suffixes : ainsi à propos de Consalve dans une position « digne de l’envie des plus ambitieux » et « aimé de la plus belle personne d’Espagne 139 ». Si les formes hyperboliques s’accumulent dans certains passages, dans d’autres, plus rares, le traducteur (ou un autre traducteur ? ) semble céder à une humeur contraire : d’« un torrent de larmes » ne restent que de simples « larmes 140 ». Remplaçant « plusieurs » par « beaucoup », il procède à l’occa- 130 Lafayette, Œuvres complètes, p. 234-236, p. 240. 131 Voir ibid., p. 242 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 122 : « Zabelek udivljalsja, čto obmanyvalsja ne vĕrja muščinam v ljubovnoj strasti, zavidoval Elsiberïinu blagopolučïju, čto ona takóva vĕrnago ljubitelja syskala. Ona ne dolgo pričinu imĕla ej zavidovat’ […] ». 132 Lafayette, Œuvres complètes, p. 236 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 110 : « Ja odna neščastliva na svĕtĕ ». 133 Voir Grečanaja, Kogda Rossija govorila po-francuzski, p. 51. 134 Par exemple, Lafayette, Œuvres complètes, p. 216 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 69 et passim. 135 Lafayette, Œuvres complètes, p. 125 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, I, p. 58 : « protiven ». 136 Lafayette, Œuvres complètes, p. 185 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 8 : « prestuplenïja ». 137 Lafayette, Œuvres complètes, p. 190 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 17 : « užasnuju armïju ». 138 Lafayette, Œuvres complètes, p. 244 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 128 : « krajnĕ neščastliva ». 139 Lafayette, Œuvres complètes, p. 111-112 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, I, p. 38 : « dostoin […] zavisti naičestoljubivĕjšix » ; « ljubim naiprekrasnĕjšeju v Gišpanïi ». 140 Lafayette, Œuvres complètes, p. 240 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 120 : « so slezami ». Martina Stemberger PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0027 482 sion de même pour « un nombre infini 141 » ; sur une page, « plusieurs fois » et « mille fois » sont traduits par le même terme 142 . Malgré ses maladresses, la traduction témoigne, par endroits, d’une réelle ambition stylistique, évidente dans le traitement des litotes, souvent soigneusement imitées par le recours à une double négation, ainsi pour « Zayde ne le haïssait pas 143 » ou « n’était pas insensible au mérite de Consalve 144 ». Le traducteur paraît prendre goût à ce jeu : pour « il les blâma », il opte de son propre chef pour « il ne les loua pas 145 ». Dans le second tome, il finit par surenchérir sur la préciosité de l’original ; un homme qui « pourrait espérer de lui plaire », sous sa plume, « pourrait se flatter du bonheur de ne pas lui être répugnant 146 ». La traduction comme défi socioculturel et idéologique La traduction constitue aussi un défi socioculturel et idéologique. Tout en misant sur un exotisme pittoresque, Zaida rattache le récit à un monde familier au public. Dès le premier paragraphe, la « tyrannie » des Maures est remplacée par « joug 147 ». De nombreuses traductions de l’époque se caractérisent par une stratégie de « nationalisation », souvent dans une visée didactique 148 : les personnages de Molière se trouvent affublés de noms russes ; c’est en roubles qu’on discute les affaires financières 149 . En raison de son sujet historique, ce trait, dans Zaida, est moins prononcé, mais perceptible : les bains arabes sont russifiés 150 ; « rang 151 » et « charge 152 » se trans- 141 Lafayette, Œuvres complètes, p. 228 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 93. 142 Lafayette, Œuvres complètes, p. 131 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, I, p. 67 : « mnogaždy ». 143 Lafayette, Œuvres complètes, p. 147 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, I, p. 90 : « Zaida ego ne nenavidit ». 144 Lafayette, Œuvres complètes, p. 278 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 196 : « ne nečuvstvitel’na byla k dostoinstvam Konsal’va ». 145 Lafayette, Œuvres complètes, p. 214 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 65 : « Ne xvalil ix ». 146 Lafayette, Œuvres complètes, p. 251 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 140 : « mog by laskat’sja ščastïem byt’ ej neprotiven ». 147 Lafayette, Œuvres complètes, p. 91 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, I, p. 3 : « ig[o] ». 148 Voir Barenbaum, Francuzskaja perevodnaja kniga, p. 437. 149 Voir ibid., p. 139. 150 Voir Lafayette, Œuvres complètes, p. 228-229 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 92-96. 151 Lafayette, Œuvres complètes, p. 195, p. 227-228 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 27, p. 91-93. 152 Lafayette, Œuvres complètes, p. 120 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, I, p. 50. Zayde à Moscou : la réception russe de Madame de Lafayette au XVIII e siècle PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0027 483 forment en « čin » russe (« rang » ou « grade » en accord avec la « Table des rangs » promulguée par Pierre I er en 1722), le pluriel « činy » résume « les charges et les établissements 153 ». Par-delà le niveau lexical, la traduction reflète les normes socioculturelles de la Russie de l’époque ; faute de paratexte, il est difficile de délimiter intervention intentionnée et réécriture spontanée. Le roman de Lafayette véhicule déjà une vision du monde aristocratique, et pourtant, aux yeux du traducteur, les rapports hiérarchiques n’y sont pas assez clairement articulés. Avec sa traduction de Tallemant, Trediakovski invite le public russe à découvrir à son tour « la Capitale du Pays d’Amour » et sa « Cour […] composée de toutes sortes de Nations, & de toute sorte de conditions, de Rois, de Princes, & de Sujets », mais où l’on « vit […] comme si les uns n’étoient pas plus grands Seigneurs que les autres », idée dont le narrateur commente la nouveauté 154 . Le traducteur de Zaida tient à préciser, dans son traitement des personnages, que les uns sont bel et bien « plus grands Seigneurs que les autres ». Lorsque Consalve s’adresse au roi, « Seigneur » (en russe, littéralement « gracieux Seigneur 155 ») ne suffit pas ; ce sera « Votre Majesté 156 », avec tout un appareil de verbes, d’adjectifs et adverbes accentuant l’humilité de mise : la phrase « Seigneur, […] si vous avez quelque considération pour moi […] » est ainsi traduite comme « Gracieux Seigneur, […] si Votre Majesté daigne avoir quelque peu de faveur pour moi […] 157 ». Le traducteur ajoute les termes « roi » (« korol’ ») et « royal » (« korolevskij ») à l’occasion plusieurs fois dans une seule phrase 158 . L’apparition de Zuléma à la cour de Léon donne lieu à une orgie de servilité rhétorique, peu conforme au personnage et à son rang 159 . Cette tendance à remettre tout le monde à sa place marque également les rapports entre les genres et les générations. Tandis que dans l’original, Félime ne comprend pas l’aversion de Zayde pour Alamir, en russe, elle s’étonne 153 Lafayette, Œuvres complètes, p. 122 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, I, p. 53. 154 [Tallemant], Le Voyage de l’isle d’Amour (1713), p. 87-88 ; voir [Tallemant], Ězda v ostrov ljubvi (1778), p. 49-50. 155 Par exemple, Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 4-5 et passim : « milostivoj » ou « milostivyj gosudar’ ». Dans la version moderne, « Seigneur » est traité différemment : lorsqu’il s’agit de personnages espagnols, le traducteur opte pour « sen’or » (ce qui accentue l’aspect de l’exotisme plutôt que celui de la hiérarchie), dans un contexte arabe, il utilise le titre « sudar’ ». 156 Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 14-16 et passim : « Vaš[e] Veličestv[o] ». 157 Lafayette, Œuvres complètes, p. 207 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 51 : « Milostivoj Gosudar’, […] est’li Vaše Veličestvo xotja nĕskol’ko menja žalovat’ izvolite […] ». 158 Voir Lafayette, Œuvres complètes, p. 248 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 135. 159 Voir Lafayette, Œuvres complètes, p. 275-278 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 191- 196. Martina Stemberger PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0027 484 surtout du fait que sa cousine ose « s’opposer à la volonté de son père 160 ». Chez Lafayette, Zayde elle-même « est résolue », selon les propos d’Olmond envers Consalve, « à combattre l’inclination qu’elle a pour vous, et à suivre les volontés du Prince son père » ; selon le traducteur, « il lui est ordonné » d’y résister 161 . Alphonse croit Zayde « assez sage pour ne vouloir pas donner de ses cheveux à un homme qui lui est entièrement inconnu », ce que « lui interdit », en russe, la « bienséance », terme ajouté par le traducteur 162 . L’oscillation entre vouvoiement et tutoiement est symptomatique 163 : le même phénomène s’observe dans d’autres traductions 164 . Lorsque le roi s’adresse à ses sujets, le traducteur alterne entre « vous » et « tu 165 » ; Consalve tantôt vouvoie, tantôt tutoie Olmond ou Alphonse. Par rapport au prétendu esclave, « vous » (« Venez, Zabelec […] ») est visiblement perçu comme un contresens social : « viens par ici », lui commande Elsibery 166 . Même conflit dans un contexte familial ou amoureux : dans le cadre d’une conversation intime, le traducteur cède à la tentation de la deuxième personne du singulier au moment où Zayde embrasse sa cousine 167 . Par contraste avec l’original (« Vous m’êtes infidèle, Nugna Bella ! »), Consalve tutoie sa maîtresse absente (« […] tu m’as trompé ! 168 ») ; c’est en présence de Consalve que Zayde, lorsqu’elle commence à percer l’énigme du portrait, passe au tutoiement 169 . 160 Voir Lafayette, Œuvres complètes, p. 219 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 75 : « mnĕ bol’še vsego udivitel’no, kak možet Zaida protivit’sja roditel’skoj voli ». 161 Lafayette, Œuvres complètes, p. 263 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 166 : « ej velĕno ». 162 Lafayette, Œuvres complètes, p. 149 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, I, p. 93 : « blagopristojnost’ zapreščaet ej ». 163 Au XVIII e siècle russe, l’opposition pronominale reflète à son tour la « polémique incessante » sur les réformes de Pierre (O. L. Dovgij, « Istorija upotreblenija ty i Vy », Russkaja reč’, n o 3, 2015, p. 91-95, ici p. 94) ; s’observe, à l’époque, une séparation nette entre emploi « extérieur/ intérieur » (ibid., p. 92). 164 Voir Grečanaja, Kogda Rossija govorila po-francuzski, p. 56. 165 Voir, par exemple, Lafayette, Œuvres complètes, p. 207-208 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 52-53. 166 Lafayette, Œuvres complètes, p. 236 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 110 : « podi suda ». 167 Voir Lafayette, Œuvres complètes, p. 220 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 77. 168 Lafayette, Œuvres complètes, p. 133 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, I, p. 71 : « […] ty mnĕ izmĕnila ! ». Même transformation, dans Zaida (1785), pour Alphonse méditant, seul, sur l’infidélité virtuelle de Bélasire : « Nĕt, Belazira, ty obmanula menja […] » (p. 354), par contraste avec le modèle allemand : « Nein, Belasire, Sie haben mich getäuscht […] » (Zaide [1780], p. 280). 169 Voir Lafayette, Œuvres complètes, p. 274 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 188. Zayde à Moscou : la réception russe de Madame de Lafayette au XVIII e siècle PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0027 485 Dans la traduction russe, l’on tutoie non seulement ami·e·s et amant·e·s, mais aussi - et, dans ce cas, catégoriquement - Dieu. À l’époque comme aujourd’hui, il est inconcevable en russe de s’adresser à Dieu en le vouvoyant : « Ô Dieu, […] pour qui réservez-vous le tonnerre […] ! » se transforme en « Ô Dieu ! […] pour qui réserves-tu le tonnerre […] 170 ». Dieu est aussi transposé au singulier, partout où les personnages lafayettiens invoquent les « dieux » ; la formule « grands Dieux » est remplacée par « grand ciel 171 ». Au XVIII e siècle, le secteur éditorial est sujet à une censure religieuse, assurée depuis 1721 par le Saint-Synode ; en 1783, un décret autorisant les particuliers à créer des imprimeries introduit une censure préventive d’État 172 . Les acteurs et actrices du champ littéraire ont donc grand intérêt à éviter tout conflit trop flagrant avec la doctrine chrétienne. Ainsi, Trediakovski adapte le passage sur le « Temple fameux » de l’Amour, « plus ancien que le monde 173 », effet « non seulement de la censure idéologique, mais aussi de l’autocensure 174 » prophylactique (sur la même page, le « Dieu […] aveugle » présidant au « pêle-mêle » amoureux est prudemment changé en « déesse 175 ») ; il n’empêche qu’il se verra accusé, par les « bigots » du clergé (selon ses propres termes en français), d’être « le premier corrupteur de la jeunesse russienne 176 ». Dans Zaida (1765), sont manifestes certaines transformations dans le domaine de la religion. Le mot « religija », emprunté par le biais du polonais au début du XVIII e siècle 177 , ne figure nulle part ; « religion » est traduite par « foi » (« vĕra ») ou « loi » (« zakon »), ce qui peut entraîner des complications 170 Lafayette, Œuvres complètes, p. 135 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, I, p. 75 : « O Bože ! […] dlja kogo ostavljaeš’ grom […] ». 171 Lafayette, Œuvres complètes, p. 223 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 84 : « velikoe nebo ». 172 Voir Barenbaum, Francuzskaja perevodnaja kniga, p. 62. 173 [Tallemant], Le Voyage de l’isle d’Amour (1713), p. 89 ; voir [Tallemant], Ězda v ostrov ljubvi (1778), p. 50. 174 Grečanaja, Kogda Rossija govorila po-francuzski, p. 51. 175 [Tallemant], Le Voyage de l’isle d’Amour (1713), p. 88-89 ; [Tallemant], Ězda v ostrov ljubvi (1778), p. 50 : « boginja, kotoraja v sej stranĕ predsĕdatelstvuet, est’ slĕpa ». 176 Pis’ma russkix pisatelej XVIII veka, éd. G. P. Makogonenko, Leningrad, Nauka, 1980, p. 45 (lettre à I.-D. Šumaxer du 18 janvier 1731). 177 Voir Fasmer, Ėtimologičeskij slovar’, t. III, 1987, p. 466. Le terme russe ne se trouve pas dans l’entrée correspondante du dictionnaire polyglotte de 1763 (Slovar’ na šesti jazykax, p. 196-197), mais dans le Nouveau dictionnaire françois, italien, allemand, latin et russe de 1787 (Moscou, Universitetskaja Tipografija/ N. Novikov, t. II, p. 431). Martina Stemberger PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0027 486 lorsqu’il s’agit de préciser les lois de telle religion 178 . Explicitant le pronom, le traducteur combine les deux termes dans une phrase : « Ils consentirent à laisser élever leurs enfants dans la Religion chrétienne [v xristïanskom zakone], et firent espérer alors, que dans peu de temps ils l’embrasseraient [onuju vĕru] eux-mêmes 179 . » Religion, foi ou loi : il n’y en a qu’une seule qui vaille dans Zayde. Le triomphe du christianisme est confirmé par la conversion de Zuléma à cette « Religion [vĕru], qui [lui] paraissait la seule que l’on dût suivre 180 ». Comme l’original, la traduction participe d’un imaginaire oriental stéréotypé, encore plus approximatif dans ce cas : ainsi Alamir doit-il rentrer chez lui « en Perse », pour arriver, sur la page suivante, « à Tarse 181 ». Par rapport au texte français pourtant déjà fortement pro-chrétien, les « Mory 182 » (« Mavr[y] » dès l’édition de 1785 183 ) sont systématiquement dégradés. Chez Lafayette, Olmond s’avoue « surpris » par la « grandeur » et la « dignité » du train de vie de Zuléma en Espagne ; le traducteur substitue « dignité » par « opulence 184 ». Dans un contexte arabe, les épithètes « magnifique » et « superbe » sont traduites comme « précieux 185 », « très cher 186 », « riche 187 » : « un appartement superbe, orné avec toute la politesse des Maures » devient « une très riche salle 188 » ; la grandeur glisse ainsi vers le luxe matériel. L’« inhumanité » 178 Lafayette, Œuvres complètes, p. 219-220 : « une Religion […] dont la Loi » ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 76 : « zakona […] zakon ». 179 Lafayette, Œuvres complètes, p. 211 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 60. Même alternance dans Zaida (1785) : « v zakonĕ […] vĕry » (p. 349), tandis que le traducteur allemand répète « Religion » (Zaide [1780], p. 274). 180 Lafayette, Œuvres complètes, p. 276 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 192. 181 Voir Lafayette, Œuvres complètes, p. 252-253 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 144- 145 : « v Persïju » ; « v Tars ». 182 Par exemple, Lafayette, Œuvres complètes, p. 265 : « les Maures » ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 171. 183 Zaida (1785), p. 347, p. 350. 184 Lafayette, Œuvres complètes, p. 195 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 27 : « pyšnostïju ». 185 Lafayette, Œuvres complètes, p. 224 : « des présents magnifiques » ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 86 : « dragocĕnnye podarki ». Lafayette, Œuvres complètes, p. 228 : « des Palais magnifiques » ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 93 : « dragocĕnnye domy ». 186 Lafayette, Œuvres complètes, p. 223 : « dans un Cabinet superbe » ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 83 : « v predorogom kabinetĕ ». 187 Lafayette, Œuvres complètes, p. 223 : « sous un Pavillon magnifique » ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 83 : « pod bogatym baldaxinom ». 188 Lafayette, Œuvres complètes, p. 191 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 20 : « оdin prebogatoj zal ». Zayde à Moscou : la réception russe de Madame de Lafayette au XVIII e siècle PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0027 487 desdits Maures est accentuée, le traducteur ajoutant l’attribut dans des phrases où il ne se trouve pas en français : les « cruautés » des troupes arabes se transforment en « actions inhumaines 189 » ; par contre, le terme est le plus souvent remplacé ou éliminé pour les personnages chrétiens. Ces derniers profitent d’une description méliorative : ce n’est plus « avec insolence », mais « avec force » que les soldats espagnols « voulaient arrêter » - l’action accomplie se réduit en tentative - « deux Cavaliers arabes » (dont Alamir) 190 . Vaincus, les Maures tombent dans des excès de servilité : si, dans l’original, « [i]ls mirent tous les armes bas », « se jetant en foule autour de [Consalve] », en russe, ils « accoururent pour embrasser ses genoux 191 ». L’attitude envers eux tourne de la « grande aversion » au « grand mépris 192 » ; tandis que chez Lafayette, Félime raconte que sa mère et sa tante « reçurent [Alamir] avec moins de répugnance qu’elles n’en avaient d’ordinaire pour les Arabes », le traducteur revendique « cette répugnance qu’on a d’ordinaire pour les Arabes 193 » comme une évidence généralisée au présent. Participant de cette hiérarchisation des cultures, les « Dames arabes » descendent - avec quelques rares exceptions - au rang de « femmes 194 » ; les « femmes » du peuple se métamorphosent en « baby 195 » (« bonnes femmes »). Lorsqu’il s’agit de vilipender les Maures, le traducteur ne semble pas insensible à un argumentaire féministe avant la lettre : « la manière dont vivent les femmes arabes » n’est pas seulement « entièrement opposée à la galanterie 196 » ; la formule plus catégorique d’une « vie insupportable » remplace « cette contrainte insupportable où vivent les femmes arabes » dans le texte lafayettien 197 . 189 Lafayette, Œuvres complètes, p. 205 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 47 : « bezčelovĕčnyja […] postupki ». 190 Lafayette, Œuvres complètes, p. 199 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 35 : « siloj uderžat’ xotĕli ». 191 Lafayette, Œuvres complètes, p. 198 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 33-34 : « bĕžali lobyzat’ ego kolĕna ». 192 Lafayette, Œuvres complètes, p. 213 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 63 : « velikoe prezrĕnïe ». 193 Lafayette, Œuvres complètes, p. 214 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 65 : « s takoju protivnostïju, kakuju obyknovenno imĕjut k Arapam ». 194 Par exemple, Lafayette, Œuvres complètes, p. 191 : « beaucoup de Dames arabes » ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 20 : « mnogo […] Arabskix ženščin ». 195 Lafayette, Œuvres complètes, p. 152 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, I, p. 97. 196 Lafayette, Œuvres complètes, p. 221 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 79. Pour « galanterie », dans ce cas : « ljubovnyja obxoždenïja ». 197 Lafayette, Œuvres complètes, p. 228 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, II, p. 93 : « nesnosnuju žizn’ ». Martina Stemberger PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0027 488 De la manière, Zaida témoigne d’un orientalisme encore plus prononcé que celui de l’original. Comme la Russie elle-même est l’objet d’un « euroorientalisme 198 » exotisant, le texte nous fait entrer dans un jeu de projections interculturelles. La traduction véhicule un autopositionnement antioriental ; or, de son point de vue français, La Harpe, dans une dédicace des Barmécides au comte Chouvalov, insiste sur le rapport entre ces deux figurations de l’autre que sont « [c]es Arabes » et la Russie 199 . Conclusion : Zayde à travers les cultures et les siècles Par le biais de ce roman français du XVII e siècle, patchwork intertextuel qui évoque un lointain passé médiéval espagnol et oriental, se trouvent ainsi renégociées, pour un public russe du XVIII e siècle, des interrogations d’actualité. S’opère un transfert multiple en résonance avec la diégèse et la métadimension du texte lui-même, méditation sophistiquée, dans son apparente naïveté pittoresque, sur la communication et l’incommunicabilité, sur le langage, l’écriture et - entre lettres, tableaux et portraits - même les médias. Détail anecdotique et pourtant symptomatique : face aux Œuvres enfin complètes de Lafayette, une lectrice russe procède à un règlement de comptes avec l’écrivaine qui, dans La Princesse de Clèves, donne une version « pervertie » de « l’histoire de [s]a bien-aimée Élisabeth I re » ; la même commentatrice admet avoir été captivée par Zayde qui, dans l’œuvre de Lafayette, lui a fait « la plus grande impression 200 ». Si « [l]es personnes galantes sont toujours bien aises qu’un prétexte leur donne lieu de parler à ceux qui les aiment », cela vaut non seulement pour les personnages de La Princesse de Clèves 201 ; « belle Étrangère », voire, sous la plume du traducteur de 1765, « belle Étrangère inconnue 202 » doublement, triplement exilée à Moscou, Zayde, elle aussi, ne cesse de parler à un public qui l’aime, jusqu’à nos jours. 198 Voir Ezequiel Adamovsky, Euro-Orientalism. Liberal Ideology and the Image of Russia in France (c. 1740-1880), Oxford [etc.], Peter Lang, 2006. 199 Cité par Grečanaja, Kogda Rossija govorila po-francuzski, p. 97. 200 « Unstoppable », 15 sept. 2019. En ligne : https: / / www.livelib.ru/ review/ 130printsessa-klevskaya-sbornik-mari-madlen-de-lafajet [13/ 02/ 2024]. 201 Madame de Lafayette, La Princesse de Clèves [1678], dans Œuvres complètes, p. 327- 478, ici p. 344. 202 Ibid., Zayde, p. 147 ; Zaida, gišpanskaja póvĕst’, I, p. 89 : « neznakomoj […] prekrasnoj inostranki ». PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0028 Madame de Lafayette illustrée hors de France (XVII e -XVIII e siècle) N ATHALIE G RANDE N ANTES U NIVERSITÉ - LAMO UR 4276 Si les éditions originales françaises des œuvres de Madame de Lafayette n’ont pas donné lieu à iconographie, il n’en va pas de même de sa diffusion à l’étranger, qu’il s’agisse de la diffusion de ses textes en langue française dans des éditions parues en dehors de la France ou des traductions de ses textes. Sans prétendre constituer une liste exhaustive, ce travail vise à explorer l’iconographie que la réception de Madame de Lafayette a pu susciter à l’étranger, ce qui permet de donner un aperçu de certains traits distinctifs qui disent quelque chose du public visé par ces éditions. Fait remarquable, et qui justifie cette étude, ces illustrations émanent de terres étrangères et contrastent avec l’absence d’images en France, avant l’explosion iconographique que permettront la « classicisation » de l’autrice et les nouvelles techniques éditoriales du XIX e siècle 1 . Leur seule existence signale le prestige déjà acquis par les textes de Madame de Lafayette. En effet, comme l’explique Christophe Martin, « les libraires ne sont nullement prêts à faire les frais d’une série de gravures pour des ouvrages dont ils n’espèrent que peu de succès. Ils concentrent au contraire leurs efforts sur des œuvres déjà classiques ou en passe de le devenir 2 ». Si les imprimeurs-libraires prennent l’initiative d’illustrer (et parfois de faire traduire), c’est parce que l’illustration sert de « prospectus », l’image devenant argument commercial susceptible de susciter l’acte d’achat attendu. De ce point de vue, la présence d’illustration dans la première diffusion internationale de Mme de Lafayette apparaît d’emblée comme un signe fort de réception favorable. Pour parcourir les images de cette 1 Voir Olivier Leplatre, « Au seuil de l’image : illustrer et réillustrer La Princesse de Clèves au XIX e siècle », Littératures classiques, vol. 109, n° 3, 2022, p. 91-111. 2 Christophe Martin, « Dangereux suppléments » L’Illustration du roman en France au XVIII e siècle, Peeters, Louvain-Paris, 2005, p. 4. Le choix des illustrations dépend donc entièrement du libraire-imprimeur, qui prend sa décision en fonction « de considérations financières et du goût présumé du public » (ibid., p. 19). Nathalie Grande PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0028 490 réception et tenter d’en saisir l’ampleur globale et les détails particuliers, le propos sera organisé synthétiquement par ordre chronologique des œuvres, ce qui amènera à passer d’un pays à l’autre et d’un siècle à l’autre. Notons d’emblée que ce parcours dans l’œuvre n’est pas complet car La Princesse de Montpensier n’a donné lieu, à notre connaissance, à aucune illustration. On peut supposer que l’œuvre était trop brève pour justifier l’investissement financier que supposait un frontispice gravé 3 . Il en va tout autrement de Zayde et de La Princesse de Clèves, qui ont toutes deux reçu de multiples illustrations. Zayde Alors que l’édition originale (Paris, Barbin, 1670) ne possédait aucun frontispice gravé, les éditions étrangères et traductions proposent à leur public différentes images. La plus magistrale est sans doute celle qui fut chronologiquement la première, le frontispice gravé par Romeyn de Hooghe pour l’édition pirate mise en vente par Abraham Wolfgang (1634-1694) dès 1671 4 . Cet imprimeur-libraire, installé à Amsterdam, « centre européen des presses grises dans la seconde moitié du XVII e siècle, s’est tout au long de sa carrière spécialisé dans la mise sur le marché parallèle la plus rapide possible des succès de librairie de son temps 5 ». Les très nombreux ouvrages français qu’il publie sont souvent encore sous privilège (d’où la mention « jouxte la copie imprimée à Paris »), ce qui est le cas pour Zayde. Ce frontispice chargé d’attirer le chaland signale en même temps la qualité de cette édition, comme le fait le choix d’un respectable format in octavo ou la présence, signalée sur le frontispice comme sur la page de titre, du traité de Huet joint au roman, comme c’était déjà le cas dans l’édition parisienne originale. À bien observer ce frontispice (illustration 1 6 ), on comprend que l’éditeur, Abraham Wolfgang, a cherché à jouer conjointement sur deux tableaux : d’une part attirer un public mondain avide de nouveautés françaises et de roman à la mode par un beau frontispice gravé, et d’autre part, simultanément, déculpabiliser le potentiel acheteur mondain en donnant au volume des apparences sinon doctes en tout cas intellectuellement ambitieuses par le choix d’un frontispice 3 Sur les coûts induits par les illustrations, voir Martin, « Dangereux suppléments », p. 4- 5. 4 Zayde, histoire espagnole, par Monsieur de Segrais, avec un traitté [sic] de l’Origine des Romans, par Monsieur Huet, Jouxte la copie imprimée à Paris, s.l., 1671. 5 Anne-Élisabeth Spica , « Le frontispice de Zayde gravé par Romeyn de Hooghe (Amsterdam, 1671) : retour sur image », Littératures classiques, vol. 107, n° 1, 2022, p. 110. 6 Cette illustration, comme les suivantes, est reproduite à la fin de l’article. Madame de Lafayette illustrée hors de France (XVII e -XVIII e siècle) PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0028 491 non narratif et hautement symbolique, digne d’un traité savant. D’où une gravure aux intentions iconologiques particulièrement complexes, au point qu’elle a suscité et suscite encore bien des interprétations 7 . La dernière en date, proposée par Anne-Élisabeth Spica, se révèle particulièrement raffinée : Minerve désigne la sagesse dans sa maturité, alors que Mercure représente l’entendement encore flottant et mal assuré. Ce dernier, encore dans sa jeunesse - comme le signale sa taille par rapport à Minerve - est ainsi pris en charge par l’instance modératrice et éducatrice qui le protège, qui encadre les facultés de l’âme, erratiques sans cette protection, et qui permet alors à l’imagination de s’exercer sans contention, tandis que les trois Grâces le revêtent du manteau chatoyant du mensonge innocent et vraisemblable, celui qui est plaisant et instructif. […] L’autel à gauche de Minerve, orné de deux cœurs, renvoie de manière obvie à la fidélité amoureuse ; les trois Grâces connotent positivement encore le sentiment amoureux et l’élégance galante. C’est bien une fable en images du système intellectuel et émotionnel de la fable amoureuse romanesque qui nous est ici proposée, avec une ingéniosité et une économie de moyens tout à fait bienvenue, telle qu’on pouvait l’attendre d’un graveur aussi sensible à l’acte de lecture romanesque qu’habile à la rhétorique visuelle 8 . Pour notre part, cette habileté et cette ingéniosité, nous les lisons en particulier dans la dualité de la représentation. Car s’il y a un premier plan riche en allégories et en potentielles lectures morales, la représentation en arrière-plan renvoie par une mise en abyme au dénouement du roman 9 . On voit en effet sur un bas-relief sculpté au fond d’un petit enclos funéraire (que signale le cyprès à droite) d’une part un couple qui se donne la main devant un évêque mitré, ce qui évoque l’aboutissement nuptial des amours de Zayde et Consalve, et d’autre part un corps étendu au pied d’un lit défait et vers lequel se penchent de bonnes âmes, ce qui renvoie à la mort d’Alamir entre les bras désespérés de Félime. Au-dessus de chacune de ces vignettes, et de 7 Yves Delègue, La Perte des mots : essai sur la naissance de la littérature aux XVI e et XVII e siècles, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 1990, p. 193-195 ; Joan DeJean, Tender Geographies: Women and the origines of the Novel in France, New York, Columbia UP, 1991, p. 171-173 ; Philipp Stewart, Engraven Desire: Eros, Image and Text in the French Eighteenth Century, Durham, Duke University Press, 1992, p. 29-31 ; Andrew Wallis, « Ambiguous Figures: Interpreting Zaïde’s Frontispiece », Papers on French Seventeenth Century Literature, XXX, 59, 2003, p. 507-516. Sur ces interprétations, leur contestation et leur élargissement possible, nous renvoyons à l’article récent d’Anne-Élisabeth Spica, « Le frontispice de Zayde ». 8 Spica, « Le frontispice de Zayde », p. 120. 9 Merci au très riche site « Utpictura18 », créé et dirigé par Stéphane Lojkine, qui propose un agrandissement de l’arrière-plan, d’avoir attiré notre attention sur ce détail de la gravure. Nathalie Grande PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0028 492 part et d’autre d’un cartouche qui porte le titre du roman, deux putti s’opposent : au-dessus de Zayde et Consalve, c’est un amour glorieux qui porte haut ses flèches et la torche nuptiale enflammée ; au-dessus de Félime et Alamir, un amour malheureux renverse sa torche pour l’éteindre. La juxtaposition en une unique image de la symbolique allégorique et des références narratives évoque avec précision la construction double de l’ouvrage, présente dès l’édition originale, où le roman de Madame de Lafayette est précédé du traité de Huet, comme sur le frontispice où la scène allégorique et diégétique ouvre sur les scènes narratives et mimétiques en arrière-plan. À l’opposé, le frontispice qui orne la première traduction néerlandaise (De Wonderlyke Werkingen der Liefde. Spaensche Geschiedenis, Amsterdam, Timotheus ten Hoorn, 1679), repris dans l’édition de l’année suivante (illustration 2) apparaît beaucoup plus naïvement narratif : le cocotier est censé évoquer l’exotisme de « l’histoire espagnole », même si la multiplication des clochers pointus à l’horizon semble plutôt connoter la France, voire les Flandres modernes, que l’Espagne du IX e siècle. Même observation pour les combats qui se livrent à l’arrière-plan : les colonnes de fumée et les éclairs de feu ne peuvent s’élever que de très anachroniques canons. Les vêtements que porte le couple assis au premier plan témoignent de la même contradiction : si la robe de la dame, avec son décolleté, ses dentelles et ses bijoux, semble une tenue tout-à-fait galante, en revanche l’homme, qui ne porte ni plume au chapeau, ni perruque, ni la masse des rubans attendue, semble appeler le jugement des Précieuses : « Venir en visite amoureuse avec une jambe toute unie, un chapeau désarmé de plumes, une tête irrégulière en cheveux, et un habit qui souffre une indigence de rubans ! ... Mon Dieu, quels amants sont-ce là ! » (Les Précieuses ridicules, scène 4). Si l’on a du mal à cerner la scène exacte qu’est censé illustrer le frontispice, il est clair qu’il invite à lire le roman comme une aventure galante. Il faut donc imaginer une sorte de double message porté par ce frontispice : la promesse d’aventures exotiques et militaires (promesse formulée par le décor) et la garantie de conversations galantes (garantie apportée par le couple conversant en tête-à-tête au premier plan). Il n’y aurait donc ni intention allégorique ni allusion précise à une scène du roman. Ce frontispice faussement narratif semble en fait renvoyer à un imaginaire romanesque susceptible de parler au public néerlandais et de susciter l’achat. D’une certaine façon, il caricature le roman de Madame de Lafayette en le réduisant à ses stéréotypes ; mais dans sa simplicité, il en dit long sur la réception du roman français en Europe au Grand Siècle. Madame de Lafayette illustrée hors de France (XVII e -XVIII e siècle) PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0028 493 De façon beaucoup plus remarquable, ce frontispice inaugure une série d’illustrations qui parsèment le texte de cette édition 10 , sans compter un second frontispice propre à la traduction de la lettre de Huet sur l’origine des romans 11 . À une exception près, ces gravures, qui semblent de la même main que les frontispices, illustrent le texte qui figure en regard. Sur la première illustration (p. 3), on voit Consalve qui demande son chemin à des pêcheurs (scène racontée p. 92 de l’édition Pléiade) ; la deuxième (p. 25, alors qu’elle illustre le texte des pages 14-15) montre Consalve et Alphonse secourant Zayde sur la plage après son naufrage (p. 97 en Pléiade) ; la troisième (p. 128) illustre non une scène du roman, mais le tableau que fait peindre Consalve pour tâcher de deviner si Zayde en aime un autre (p. 145-146 en Pléiade) ; la quatrième (p. 213) correspond à la scène finale de la première partie, quand Consalve se bat en duel à cheval contre les gardes du prince de Léon, tandis qu’il voit s’éloigner une barque emportant Zayde ; la dernière (p. 269) illustre à nouveau un duel à cheval, quand Consalve se bat contre Alamir pour l’amour de Zayde (p. 201 en Pléiade). Comme on le constate, en dehors de la première illustration (une simple rencontre, qui ne correspond à aucun rebondissement de l’intrigue), les quatre suivantes se focalisent sur des moments d’action (bataille, duel, naufrage, sauvetage), plus susceptibles de marquer un lecteur, ou d’attirer un potentiel acheteur. On peut aussi remarquer que la première partie, qui reçoit quatre des cinq images, est privilégiée par rapport à la seconde. S’agit-il d’un choix délibéré de l’éditeur (Timotheus ten Hoorn) ou du graveur (anonyme) ? Une autre hypothèse est cependant envisageable. En effet, on constate que si les gravures sont paginées dans la continuité du texte, leur pagination redouble en fait le numéro de la page précédente ou suivante. Et comme le verso des images est une page vierge, on comprend qu’il est facile de supprimer ces illustrations, sans que leur absence soit apparente : sans elles, on obtient non seulement un texte complet mais avec une pagination continue. On peut donc imaginer que l’éditeur pouvait proposer le livre sous deux formats au moins : le texte seul ou, dans une version plus coûteuse, le texte avec des illustrations. Que le surcoût ait décidé le libraire (qui voulait peut-être rivaliser avec le beau frontispice gravé 10 Merci beaucoup à Heinz Eickmans (Université de Duisburg-Essen) d’avoir entrepris les recherches qui lui ont permis de nous signaler ces illustrations. 11 Non paginé, ce frontispice apparaît après la fin de Zayde (p. 450). En effet, dans cette édition, le traité de Huet (Oorspronk der Romans) ne précède pas mais suit le roman, avec une nouvelle pagination (p. 1-91), une nouvelle page de titre et donc un nouveau frontispice. Il montre un couple vêtu à l’antique : lui, debout, tenant une hampe et avec des couronnes à ses pieds, montre une bataille que l’on voit par la fenêtre ; il s’adresse à une femme aux seins nus, assise la plume à la main à un somptueux bureau, et qui semble écouter son récit pour le mettre par écrit. Nathalie Grande PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0028 494 pour l’édition pirate mise en vente par Abraham Wolfgang en 1671 ? ) à arrêter les frais, ou qu’il ait choisi de proposer différents exemplaires avec un nombre variable d’illustrations supplémentaires (par exemple pour la seconde partie), tout est imaginable. En tout cas, il existe des éditions avec deux illustrations supplémentaires qui ne figurent pas dans l’exemplaire que nous avons consulté 12 . Quoi qu’il en soit, cette édition abondamment illustrée témoigne de l’intérêt précoce des presses néerlandaises pour le roman, et pour le livre illustré. On retrouve la même technique de la gravure sur cuivre dans le frontispice de la traduction anglaise de Zayde par P. Porter, parue à Londres en 1678 chez William Cademan ; cependant la qualité de cette gravure (illustration 3) apparaît d’emblée bien moindre, ce qu’on voit aussi bien dans les problèmes de perspective que dans le rendu très raide des vagues de la mer ou de la végétation. Comme pour les illustrations de la traduction néerlandaise, la représentation renvoie très précisément à une scène du roman, en l’occurrence le moment où Consalve et Alphonse portent secours à une femme inconnue échouée sur le rivage : Sur la fin de l’Automne, que les vents commencent à rendre la Mer redoutable, [Consalve] s’alla promener plus matin que de coutume. Il y avait eu pendant la nuit une tempête épouvantable ; et la Mer qui était encore agitée, entretenait agréablement sa rêverie. Il considéra quelque temps l’inconstance de cet élément, avec les mêmes réflexions qu’il avait accoutumé de faire sur sa fortune ; ensuite il jeta les yeux sur le rivage, il vit plusieurs marques du débris d’une chaloupe, et il regarda s’il ne verrait personne qui fût encore en état de recevoir du secours. […] Il tourna ses pas vers ce qu’il voyait, et en s’approchant il connut que c’était une femme magnifiquement habillée, étendue sur le sable, et qui semblait y avoir été jetée par la tempête. […] Dans ce moment Alphonse qui l’avait suivi par hasard, s’approcha, et lui aida à la secourir. Leur peine ne fut pas inutile, ils virent qu’elle n’était pas morte ; mais ils jugèrent qu’elle avait besoin d’un plus grand secours, que celui qu’ils lui pouvaient donner en ce lieu : comme ils étaient assez proches de leur demeure, ils se résolurent de l’y porter […] 13 . 12 Exemplaire numérisé d’une édition de 1680 (cote 28 C 21) appartenant à la Koninklijke Bibliotheek, Nationale bibliotheek van Nederland. Pour les autres éditions, voir J. L. M. Gieles, A. P. J. Plak, Bibliografie van het Nederlandstalig narratief fictioneel proza 1670-1700. Bibliography of prose fiction written in or translated into Dutch 1670- 1700, Utrecht, Hes en De Graaf, « Bibliotheca bibliographica Neerlandica 24 », 1988, p. 153-154. 13 Madame de Lafayette, Zayde dans Œuvres complètes, éd. Camille Esmein-Sarrazin, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2014, p. 97. Madame de Lafayette illustrée hors de France (XVII e -XVIII e siècle) PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0028 495 Comme le montre le détail de la scène sur la plage, l’imaginaire du graveur a transformé la « femme magnifiquement habillée » en femme nue, avec un ample tissu qui cache mal sa nudité aux seins apparents. Manière d’érotiser la scène de sauvetage ? Ou peut-être souci de vraisemblance, car les naufrages ne prêtent guère à l’élégance. On pourrait donc y voir un trait du réalisme anglais, au sein d’une œuvre dont la page de titre mise pourtant sur le raffinement romanesque des pays du sud (« a spanish history, or romance, written in french »). Cinquante ans plus tard, une autre édition parue à Londres dans une collection de romans 14 propose un frontispice de bien meilleure qualité (illustration 4), signé de deux noms bien connus : d’une part le Français Louis Chéron (1655-1710), peintre et graveur, deux fois prix de Rome, protestant qui a fui après la Révocation de l’édit de Nantes et s’est installé à Londres où il a continué sa carrière ; et d’autre part Gerard van der Gucht (1696-1776), son élève, dont on peut penser qu’il est vraisemblablement le graveur du travail commandé par le libraire à l’atelier de Chéron. Chéron a importé et enseigné à Londres la technique française qui consistait à combiner les traits précis de la gravure avec des tons plus fondus, mordus à l’acide, ce qu’on retrouve parfaitement dans ce frontispice, et Gerard van der Gucht, qui n’a dirigé son propre atelier qu’après la mort de son père en 1725, travaillait alors beaucoup pour des libraires cherchant à agrémenter leurs publications par des gravures de petit format, une ambition soulignée dans le titre complet de la collection (« Adorn’s with cuts ») 15 . On voit un jeune homme en vêtements à l’européenne qui entre dans une chambre qu’occupent au moins cinq femmes, dont les vêtements évoquent l’Orient ottoman. L’une en pleurs (Félime ? ) est à genoux devant une autre (Zayde ? ) qui est assise sur une estrade. Il est difficile de savoir exactement à quel moment se rapporte la scène, mais on est tenté d’y voir les retrouvailles de Zayde et Consalve à la fin de leurs tribulations : 14 A select collection of novels avant stories, in six volumes, written by the most celebrated authors in several languages. Many of which never appear’d in english before. All new translated from the originals by several eminent hands. The second edition, with additions. Adorn’s with cutts. London, printed for John Watts, at the printing office in Wild- Court near Lincoln’s-Inn-Fields, 1729. Il est intéressant de remarquer que la librairie anglaise est ici aux avant-postes de la mode des collections de romans qui fit fureur au XVIII e siècle, collections qui participèrent à la dignité du genre romanesque par la qualité des ouvrages proposés aux amateurs de beaux livres. Voir Martin, « Dangereux suppléments », p. 10. 15 Notice en ligne établie par la National Portrait Gallery, consultée le 1 er décembre 2023 : https: / / www.npg.org.uk/ collections/ search/ person/ mp10800 Nathalie Grande PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0028 496 La certitude d’être aimé lui [Consalve] inspira un si violent désir de voir cette Princesse, qu’il supplia le Roi de lui permettre d’aller à Talavera. Don Garcie le lui permit avec joie, et Consalve partit dans l’espérance de recevoir du moins des beaux yeux de Zayde, la confirmation de tout ce qu’il avait appris de Don Olmond. Il sut en arrivant dans le Château, que Zuléma [père de Zayde] se trouvait mal ; Zayde le vient recevoir à l’entrée de l’appartement du Prince son père, et lui témoigner la douleur qu’il avait de n’être pas en état de le voir. Consalve demeura si surpris et si ébloui de l’éclatante beauté de cette Princesse, qu’il s’arrêta, et ne put s’empêcher de faire paraître son étonnement 16 . La scène n’est pas particulièrement spectaculaire, mais elle montre une lecture fine de l’œuvre et invite le lecteur à entrer dans l’émotion des personnages. Le frontispice ne joue plus en effet ici le rôle d’un argument de vente, puisqu’il s’agit d’un volume d’une collection que les gravures viennent enrichir. L’ensemble s’adresse à des collectionneurs esthètes, et même bibliophiles, capables d’apprécier la finesse d’une belle gravure. La traduction italienne parue à Venise en 1740 chez Vincenzo Voltolini 17 propose un frontispice qui conjugue les deux types déjà rencontrés (illustration 5) : on y voit un couple, comme dans le frontispice de la traduction néerlandaise de 1686, mais avec le décor marin choisi par la traduction anglaise de 1678. Par rapport au modèle anglais, la représentation semble plus fidèle (et moins vraisemblable) dans la mesure où le soin de la parure marque les deux protagonistes. Qu’il s’agisse du personnage masculin, dont la mise plutôt coquette connote clairement le XVIII e siècle, avec le petit chapeau rond empanaché, la perruque aux sages rouleaux de cheveux blancs, un habit sobre mais très ajusté, comme est ajustée la robe archi-corsetée de la dame, qui souligne amplement sa gorge. La référence au malaise de la dame se limite à sa posture allongée tandis que l’homme se présente debout ; elle tend sa main vers lui dans un appel au secours qui pourrait passer pour un appel au baisemain. L’autre référence au naufrage tient au paysage maritime, familier aux potentiels acheteurs vénitiens comme il l’était aux acheteurs anglais. Là aussi la scène renvoie au début de Zayde, peu après la rencontre entre Consalve et Alphonse, précisément à la scène immédiatement antérieure à celle représentée dans la traduction londonienne. Nous pouvons identifier les deux protagonistes avec Consalve et Zayde. Comme pour l’édition anglaise, le frontispice narratif fait le choix de représenter la scène de la première rencontre du couple principal, moment fondateur du roman et de l’intrigue sentimentale. Cette promesse romanesque est redoublée par l’horizon 16 Lafayette, Zayde, p. 264. 17 Merci beaucoup à la professeure Laura Rescia (Université de Turin) de nous l’avoir fait découvrir. Madame de Lafayette illustrée hors de France (XVII e -XVIII e siècle) PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0028 497 marin : plaine liquide et bateau en perdition évoquent les errances caractéristiques de bien des romans héroïques, depuis Les Éthiopiques d’Héliodore jusqu’à Polexandre de Gomberville 18 . La Princesse de Clèves Pour La Princesse de Clèves, on retrouve comme pour Zayde le même contraste entre une édition originale française sans illustration (Paris, Claude Barbin, 1678) et des éditions étrangères illustrées. Comme pour Zayde encore, il faut chercher du côté des presses des Pays-Bas du nord pour trouver les premières images 19 . Comme l’a expliqué Andrea Grewe 20 , les frontispices (avec le changement de langue, de titre, et parfois d’autres péritextes) font partie du dispositif d’« adaptation culturelle » de l’œuvre française à un public étranger. On le voit dès la publication de la première traduction néerlandaise 21 , parue un an après l’original français, sous le titre : De Wonderlijke en ongelukkige Minne-Handelingen Van Den Hertog van Nemours En de Prinses van Kleef. Voorgevallen in Vrankrijk, onder de Regeringe van Hendrik de Tweede. En Om de aardige zwier der Minneryen uit het Fransch vertaald, soit La merveilleuse et malheureuse histoire d’amour du duc de Nemours et de la princesse de Clèves. 18 Pour le commentaire de l’illustration de la traduction de Friedrich Schulz, parue à Berlin chez Friedrich Vieweg en 1789, voir notre commentaire plus loin (note 32). 19 Sur l’importance du commerce du livre dans les Pays-Bas du nord, voir Henri-Jean Martin, Livre, pouvoirs et société à Paris au XVII e siècle [1969], Genève, Droz, 1999, t. II, p. 739-740 et p. 753-754 ; Paul G. Hoftijzer, « The Dutch Republic, Center of the European Book Trade in the 17 th Century », European History Online (EGO), publié par l’Institut Leibniz d’histoire européenne (IEG), Mayence, 2015, URL : http: / / www.ieg-ego.eu/ hoftijzerp-2015, consulté le 30 mai 2023 ; Andrew Pettegree, Arthur der Weduwen, The Bookshop of the World. Making and Trading Books in the Dutch Golden Age, London, Yale University Press, 2019. 20 Andrea Grewe, « La Princesse de Clèves à Amsterdam - Les Provinces-Unies comme zone de contact entre la France et les pays de langues germaniques », dans Claudine Nédelec et Marine Roussillon dir., Frontières. Expériences et représentations dans la France du XVII e siècle, Tübingen, Gunter Narr Verlag, « Biblio 17, 227 », 2023, p. 367-384. Cette note est l’occasion de remercier Andrea Grewe pour son aide dans l’accès à la documentation, et de lui payer notre dette, car c’est son article qui nous a donné l’idée de cette étude des frontispices de Madame de Lafayette. 21 Jan ten Hoorn, Amsterdam, 1679. Pour mémoire, c’est chez son frère Timotheus ten Hoorn que parut simultanément, en 1679, la première traduction de Zayde. La date donnée pour la première illustration de La Princesse par Olivier Leplatre dans son récent article (1698) est donc à anticiper de près de vingt ans (« Au seuil de l’image », p. 91). De la même façon, il ne retient pour le XVIII e siècle que les deux illustrations anglaises, négligeant le riche domaine allemand. Nathalie Grande PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0028 498 Arrivée en France, sous le règne de Henri II. Et traduite du français à cause de la grâce singulière des aventures amoureuses (traduction d’Andrea Grewe). Comme l’a analysé Andrea Grewe, ce long titre explicite l’intrigue tout en insistant sur son caractère galant : à deux reprises on y retrouve le terme Minne, qui dénote l’amour. Le frontispice (illustration 6) va dans le même sens : au premier plan, un couple, en conversation animée, se promène dans un bois. Si le vaste bâtiment à l’arrière-plan ne permet pas d’identifier le lieu, c’est en tout cas un château, sans doute royal car l’on voit des courtisans qui se promènent et se saluent par une révérence. De même, la parure portée par le couple, dentelles et chevelure bouclée pour la femme, épée avec baudrier, vaste chapeau avec force plumes, perruque et cravate de dentelles pour l’homme, signale la mode française, loin des sobres usages vestimentaires que pouvait peindre un Frans Hals au même moment aux Pays-Bas. On remarque enfin que les mains du couple semblent se rejoindre, tout comme leurs regards se rencontrent, derniers détails sacrifiés à la galanterie d’un frontispice fait pour plaire à un lecteur qui sait déjà, par le long titre indiquant deux patronymes différents, que le couple principal n’est pas un couple marié. Ce lecteur, alléché par cette affaire d’adultère « au paradis des Valois », risque d’ailleurs d’être déçu par sa lecture, quand il comprendra qu’il n’y a aucune tendre promenade à deux dans les bois à attendre dans cette fiction, et que la seule scène de tête à tête entre le duc de Nemours et la princesse de Clèves est une scène de séparation. C’est pourquoi on pourrait imaginer, comme le suggère Olivier Leplatre, que « cet homme et cette femme (se) racontent l’histoire que nous allons lire ou débattent à son sujet comme la réception de l’ouvrage en fut le prétexte, dans le décor naturel du loisir lettré ou sentimental 22 ». Interprétation subtile, et qui rencontre les usages du marché du livre, pour lequel l’objectif visé par un frontispice est d’attirer le regard d’un possible acheteur, et donc de susciter la parole commerçante qui, chez un libraire, est aussi une parole critique. D’une certaine façon, ce frontispice trompeur, plus commercial que véritablement illustratif, joue bien les enseignes, à la manière du titre flottant sur une draperie au-dessus des personnages. La première traduction allemande, parue chez Johann Pauli en 1711, sacrifie aux mêmes principes. Là aussi le titre est adapté : Liebes-Geschichte des Hertzogs von Nemours und der Printzeßin von Cleve Wegen seiner ungemeinen Anmuth aus dem Französischen ins Teutsche übersetzt, soit Histoire d’amour du duc de Nemours et de la princesse de Clèves, traduite du français en allemand en raison de sa grâce non commune (notre traduction). Sous son aspect descriptif, le titre signale qu’il s’agit d’une histoire d’amour adultère entre deux nobles 22 Leplatre, « Au seuil de l’image », p. 91. Madame de Lafayette illustrée hors de France (XVII e -XVIII e siècle) PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0028 499 personnages, et que cette histoire mérite d’être lue à cause de sa rare « grâce » (Anmut, mot qui connote l’élégance stylistique aussi bien que le charme érotique). Le frontispice (illustration 7), que l’éditeur allemand Pauli, installé à Amsterdam 23 , emprunte à une contrefaçon hollandaise de 1698 24 , semble directement inspiré de celui de la première traduction néerlandaise ; les images sont différentes, mais on retrouve les mêmes éléments : même couple aux vêtements luxueux (la dame porte la Fontange, détail qui actualise la mode française de la fin du XVII e siècle), même promenade à deux dans le parc d’un château que l’on devine à l’arrière-plan, avec les mêmes courtisans faisant la révérence, même regard échangé, même jeu de mains, l’homme saisissant plus visiblement celle de la femme. La différence tient à la légende en français de la gravure, située en-dessous de la scène sur une sorte de socle, légende venue de la contrefaçon hollandaise et qui ne correspond donc pas au titre allemand choisi par le traducteur : Amourettes du duc de Nemours et princesse de Clèves. Cette légende double en quelque sorte le titre et témoigne à nouveau d’une volonté de souligner le caractère galant (et français) de l’intrigue, deux caractéristiques visiblement considérées comme commercialement efficaces. Pour ce qui concerne les illustrations outre-Manche, la collection de romans parue à Londres en 1729 comprend non seulement Zayde mais aussi La Princesse de Clèves, à laquelle est consacré un beau frontispice 25 (illustration 8). On reconnaît sans peine, en particulier grâce au « lit de repos » et à la « canne des Indes » la fameuse scène de la nuit à Coulommiers : Il vit beaucoup de lumières dans le cabinet, toutes les fenêtres en étaient ouvertes et, en se glissant le long des palissades, il s’en approcha avec un trouble et une émotion qu’il est aisé de se représenter. Il se rangea derrière une des fenêtres qui servait de porte pour voir ce que faisait Madame de Clèves. Il vit qu’elle était seule, mais il la vit d’une si admirable beauté, qu’à peine fut-il maître du transport que lui donna cette vue. Il faisait chaud, et elle n’avait rien sur sa tête et sur sa gorge que ses cheveux confusément rattachés. Elle était sur un lit de repos, avec une table devant elle, où il y avait plusieurs corbeilles pleines de rubans, elle en choisit quelques-uns, et monsieur de Nemours remarqua que c’étaient des mêmes couleurs qu’il avait 23 Mais qui vend sur les foires de Francfort et Leipzig, comme le mentionne la page de titre. 24 Amsterdam, Jean Wolters, 1698. Voir Grewe, « La Princesse de Clèves à Amsterdam », p. 375 et p. 378. 25 Signé : Gerard Van der Gucht et Jean Van der Bank. Ce dernier, graveur actif à Londres vers 1720, est le fils de Pieter Van der Bank, graveur français d’origine flamande qui s’est installé à Londres dans les années 1670. Voir la lecture que fait Olivier Leplatre de cette image, « Au seuil de l’image », p. 99. Nathalie Grande PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0028 500 portées au tournoi. Il vit qu’elle en faisait des nœuds à une canne des Indes fort extraordinaire, qu’il avait portée quelque temps, et qu’il avait donnée à sa sœur, à qui madame de Clèves l’avait prise sans faire semblant de la reconnaître pour avoir été à monsieur de Nemours 26 . La nuit est présente (on voit la pleine Lune voilée par des nuages), mais la scénographie est bien différente puisque le graveur a transformé la scène d’intérieur en scène d’extérieur, le pavillon des bois servant d’arrière-plan à la gravure. Le voyeurisme secret de Nemours, dissimulé derrière une portefenêtre, reste ici une contemplation muette mais devient manifeste, rendant la scène parfaitement invraisemblable et lui ôtant beaucoup de son mystère. Ce faisant, la charge érotique de la scène est peut-être amoindrie : le contrapposto du cavalier botté paraît bien relâché pour un homme passionné, et la gorge nue sous les « cheveux confusément rattachés » laisse la place à une sage robe d’intérieur. Pourtant le choix de cette scène pour cette première illustration enfin précise du roman apparaît comme audacieux : plutôt que la première rencontre, ou la scène de l’aveu, choisir d’illustrer la nuit à Coulommiers dit combien cette scène a marqué l’esprit des lecteurs. Quant au voyeurisme érotique inhérent à la scène, il confine dans le dispositif choisi à un libertinage à peine dissimulé 27 . C’est un choix plus moral qui est fait dans une autre collection anglaise de roman « sélectionnée et révisée par Mme Griffith » 28 , parue à Londres en 1777 (illustration 9). Tout en choisissant la scène de l’aveu, scène qui avait suscité le plus d’émoi critique au moment de la parution de la nouvelle, le graveur n’est pas pour autant fidèle aux données spatiales du récit. Le duc de Nemours, dont on voit ici la tête sortir des buissons pour mieux tendre l’oreille, est censé être caché dans un pavillon du parc de Coulommiers tandis que les époux sont assis à l’extérieur : [Nemours] entra dans le pavillon, et il se serait arrêté à en regarder la beauté, sans qu’il vît venir par cette allée du Parc M. et Madame de Clèves accompagnés d’un grand nombre de domestiques : comme il ne s’était pas attendu à trouver M. de Clèves qu’il avait laissé auprès du Roi, son premier mouvement le porta à se cacher : il entra dans le Cabinet qui donnait sur le 26 Lafayette, La Princesse de Clèves, p. 451. 27 Parmi les différents chapitres de son ouvrage sur l’illustration au XVIII e siècle, Christophe Martin souligne le goût récurrent pour les scènes d’« effraction » voyeuristes (« Dangereux suppléments », p. 105) 28 The Princess of Cleves, dans A collection of novels, selected and revised by Mrs Griffith, London, G. Kearlsy, 1777, vol. 2. Là aussi, la gravure est signée : Isaac Taylor (1730- 1807), graveur actif à Londres qui connaît son heure de gloire dans les années 1770. Sur cette traduction, voir dans ce numéro la contribution de Camille Esmein- Sarrazin. Madame de Lafayette illustrée hors de France (XVII e -XVIII e siècle) PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0028 501 jardin de fleurs dans la pensée d’en ressortir par une porte qui était ouverte sur la Forêt ; mais voyant que Madame de Clèves et son mari s’étaient assis sous le Pavillon, que leurs domestiques demeuraient dans le Parc et qu’ils ne pouvaient venir à lui, sans passer dans le lieu où étaient Monsieur et Madame de Clèves, il ne put se refuser le plaisir de voir cette Princesse, ni résister à la curiosité d’écouter sa conversation, avec un mari qui lui donnait plus de jalousie, qu’aucun de ses rivaux 29 . Mais cette imprécision spatiale ne change rien au sens profond de la scène : amant discret, princesse suppliant à genoux, mari terrassé par le chagrin, tous les éléments émotionnels sont bien présents, avec de surcroît un parti-pris historiciste, puisque, pour la première fois, les vêtements ne sont pas actualisés mais renvoient à la mode du XVI e siècle, comme en témoignent la culotte bouffante du prince de Clèves ou les crevures de son pourpoint. Dans ces deux caractéristiques, le goût du drame et de la couleur locale historique, on est tenté de lire un style « troubadour » romantique. Cette dérive romantique se retrouve dans la nouvelle édition de la deuxième traduction allemande de La Princesse de Clèves proposée par Friedrich Schulz en 1790 (Berlin, Friedrich Vieweg), après Zayde chez le même éditeur en 1789. Cette édition de 1801 30 , sans nom d’éditeur, parue à Mannheim, propose deux illustrations : face à la page de titre, une gravure pleine page du vol du portrait, et sur la page de titre, dans une vignette ronde, un portrait de la princesse. Le frontispice (illustration 10), signé par Johann Ernst Mansfeld (1738-1796), un graveur actif à Vienne, illustre la scène du vol en vêtements contemporains, comme l’est le lit « à la polonaise » sur lequel une dame est assise. Madame la dauphine était assise sur le lit, et parlait bas à Madame de Clèves, qui était debout devant elle. Madame de Clèves aperçut par un des rideaux qui n’était qu’à demi fermé, M. de Nemours le dos contre la table, qui était au pied du lit ; et elle vit que sans tourner la tête, il prenait adroitement quelque chose sur cette table 31 . L’illustrateur a peiné à rendre compte du dispositif imaginé par Madame de Lafayette, au point de contredire le récit : son Nemours se retourne pour prendre le portrait, rendant son geste guère discret, d’autant qu’il est sous les yeux de la reine dauphine assise et que Madame de Clèves, debout, lui tourne 29 Lafayette, La Princesse de Clèves, p. 417-418. Voir la lecture de l’image que propose Leplatre, « Au seuil de l’image », p. 100. 30 Elle se trouve aujourd’hui dans les collections de la Bayerische Staatsbibliothek à Munich et accessible en ligne : https: / / mdz-nbn-resolving.de/ urn: nbn: de: bvb: 12bsb10119977-0 31 Lafayette, La Princesse de Clèves, p. 389-390. Nathalie Grande PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0028 502 le dos, ce qui rend difficile le fait qu’elle puisse surprendre son geste. Plus intéressante à notre sens est la vignette qui figure sur la page de titre (illustration 11). Il s’agit d’un portrait de la princesse de Clèves, et son petit format arrondi fait d’ailleurs penser aux miniatures peintes à l’époque pour garder avec soi le souvenir d’un être cher. Dans une telle hypothèse, on pourrait penser que la vignette de la page de titre fonctionne avec le frontispice en regard : ne serait-ce pas ce portrait-là que Nemours veut s’approprier ? Or la pose et les gestes de la princesse y sont clairement érotiques : elle est allongée sur un lit, cheveux dénoués, robe relâchée et bouche entrouverte, et elle rêve les yeux ouverts en ornant la fameuse canne avec des rubans. Le lecteur est ainsi confronté sur la page de gauche à une scène de société et sur la page de droite à une scène d’intimité, les deux scènes se répondant par leur désir réciproque : désir masculin médiatisé par le portrait dans le frontispice, désir féminin médiatisé par la canne sur la page de titre. Ce dispositif iconographique se révèle plus audacieux que prévu, en particulier parce qu’il dit le désir féminin, habituellement tabou. De plus, cette vignette, par son format et son sujet, est également à mettre en rapport avec le portrait de Zayde qui illustre la traduction par Schulz publiée en 1789 32 : là aussi, une vignette ronde se focalise sur un visage féminin à la sensibilité contenue. Cette Zayde, par sa pose pensive et son costume négligemment drapé, semble préfigurer la Corinne, poétesse éprise de liberté, du roman de Madame de Staël (1807). Dernière image, et complètement à l’opposé, l’illustration qui figure dans la troisième traduction allemande, celle de la poétesse allemande Sophie Mereau 33 (illustration 12). Il ne s’agit pas d’un frontispice, puisque l’image figure en regard de la page 292. Il s’agit toujours de la scène de la nuit à Coulommiers, et cette fois la scénographie du regard est beaucoup mieux respectée, puisque le lecteur regarde par-dessus l’épaule de Nemours, resté à la porte et dans l’ombre, la princesse toute en lumière. Comme le souligne la légende, extraite du texte en regard « Sie setzte sich vor seinem Bilde nieder » (« elle s’assit devant son image », notre traduction), l’image en clair-obscur capte le moment de la rêverie érotique, l’instant où la princesse s’abandonne à la contemplation du portrait, objet transitionnel du désir : 32 Voir la note 16. La vignette servait à illustrer la page de titre de la traduction de Friedrich Schulz, parue à Berlin chez Friedrich Vieweg en 1789. Dans ce portrait, pas de paysage, pas de couple, seulement une femme enturbannée, dans une posture assise et accoudée, qui détourne son regard vers des lointains invisibles à nos yeux. 33 Die Prinzessinn von Cleves. Frei nach dem Französischen bearbeitet. Von Sophie Mereau, dans Romanen-Kalender für das Jahr 1799, Göttingen, Johann Christian Dieterich, 1799, p. 227-312. Madame de Lafayette illustrée hors de France (XVII e -XVIII e siècle) PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0028 503 Après qu’elle eut achevé son ouvrage avec une grâce et une douceur que répandait sur son visage les sentiments qu’elle avait dans le cœur, elle prit un flambeau et s’en alla proche d’une grande table, vis-à-vis du tableau du Siège de Metz, où était le portrait de M. de Nemours ; elle s’assit, et se mit à regarder ce portrait avec une attention et une rêverie, que la passion seule peut donner 34 . Dans la mesure où la page de titre du volume indique « Mit Kupferstichen » (« avec des gravures sur cuivre »), cette illustration, qui, à la différence d’un frontispice ou d’une page de titre illustrée, resterait invisible sans cette mention, pourrait encore être interprétée comme un argument commercial, une image susceptible de déclencher l’achat. Cependant, comme cette image se trouve insérée au fil de la narration, sans indication pour la trouver rapidement par un simple feuilletage, on est tentée d’en déduire que cette image est placée là pour susciter une pause méditative dans la lecture : permettre au lecteur, à la lectrice, de se représenter la scène et l’inviter à la contempler à la manière dont la princesse contemple elle aussi une image. Un tel dispositif métadiscursif manifeste chez l’éditeur (ou peut-être plutôt, chez la traductrice, Sophie Mereau ? ) une parfaite conscience des enjeux sousjacents à la fameuse scène. Enfin, on ne peut s’empêcher de remarquer combien cette unique illustration insérée en 1799 fait valoir le caractère extraordinaire des exemplaires abondamment illustrés de la première traduction néerlandaise de Zayde (Timotheus ten Hoorn, 1679). Comme le faisait observer Anne-Élisabeth Spica dans sa récente mise au point sur le frontispice amstellodamois de Zayde : Le poids de l’intentio lectoris est frappant, sous couvert de l’objectivité descriptive, au moins dans les trois dernières interprétations évoquées : tout se passe comme si le frontispice inventé par Romeyn de Hooghe s’adaptait exactement au propos tenu tant de siècles après, au point d’en épouser les contours les plus précis. Cette adaptabilité interprétative invite plutôt à prendre à la lettre sa plasticité, réinvestissable à loisir par le discours critique sur la littérature et ses grands enjeux : sa littérarité, sa féminisation, sa visibilité et sa spécularité 35 . Ces propos se trouvent confirmés par ces dernières illustrations : entre tentation libertine, discours moral, actualisation romantique ou appropriation poétique, les images semblent en dire plus sur le lecteur/ la lectrice visé-e que sur le texte. Les premiers frontispices ici rassemblés ne cherchent pas vraiment à illustrer le récit mais fonctionnent par allégorie ou par 34 Lafayette, La Princesse de Clèves, p. 451-452. 35 Spica, « Le frontispice de Zayde », p. 109. Nathalie Grande PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0028 504 synthèse, souvent sans référence précise au texte. D’un usage assez clairement commercial, ils visent d’abord à attirer un lecteur curieux de nouveautés françaises et galantes, mais aussi à enrichir une édition, ce qui permet de justifier son prix. Lorsque les images se mettent plus tardivement à illustrer des scènes du récit, le choix des scènes et les scénographies choisies insistent beaucoup plus sur les moments de galanterie que sur des épisodes plus romanesques. Plus précisément encore, au-delà du goût pour les moments riches en émotions sentimentales (rencontres, retrouvailles, aveu, révélation…), la connotation érotique de la galanterie semble retenir l’attention des graveurs, ou plus exactement des libraires, qui étaient par nécessité professionnelle des lecteurs avertis, sensibles aux enjeux commerciaux de goût et de mode 36 . Il est à cet égard remarquable que la scène la plus représentée de La Princesse de Clèves soit la scène de la nuit à Coulommiers : trois fois, alors que le vol du portrait ou la scène de l’aveu restent des hapax. Il n’est pas sûr que Madame de Lafayette aurait validé un tel choix, mais il est sûr en revanche que son texte a permis cette interprétation, qui rejoint le vieux stéréotype national de la France comme pays par excellence de l’amour galant. Une fois encore, c’est l’intentio lectoris, qui semble avoir présidé à un choix révélateur de la lecture qui était faite des romans de Madame de Lafayette. 36 Ce qui peut aussi expliquer leur choix de couper les passages historiques pour concentrer le récit sur l’histoire d’amour. Voir à ce sujet les contributions de Miriam Speyer, Rainer Zaiser, Annette Keilhauer et Lieselotte Steinbrügge dans ce numéro. Madame de Lafayette illustrée hors de France (XVII e -XVIII e siècle) PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0028 505 Illustration 1 Frontispice de Zayde, histoire espagnole, par Monsieur de Segrais, avec un traitté [sic] de l’Origine des Romans, par Monsieur Huet, Jouxte la copie imprimée à Paris, s.l., 1671 [Amsterdam, Abraham Wolfgang]. Cliché : KB nationale bibliotheek - Den Haag. Nathalie Grande PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0028 506 Illustration 2 Frontispice de De Wonderlyke Werkingen der Liefde. Spaensche Geschiedenis, Amsterdam, Timotheus ten Hoorn, 1680. Cliché : KB nationale bibliotheek - Den Haag, cote 28 C 21. Madame de Lafayette illustrée hors de France (XVII e -XVIII e siècle) PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0028 507 Illustration 3 Frontispice de la traduction anglaise de Zayde par P. Porter, Londres, William Cademan, 1678. Cliché : S. Lojkine pour Utpictura18. Nathalie Grande PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0028 508 Illustration 4 Frontispice de Zayde dans A select collection of novels avant stories, in six volumes, written by the most celebrated authors in several languages. Many of which never appear’d in english before. All new translated from the originals by several eminent hands. The second edition, with additions. Adorn’s with cutts. London, printed for John Watts, at the printing office in Wild-Court near Lincoln’s-Inn-Fields, 1729. Exemplaire conservé à la Memorial Library, Madison (Wisconsin, USA). Cliché S. Lojkine pour Utpictura18. Madame de Lafayette illustrée hors de France (XVII e -XVIII e siècle) PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0028 509 Illustration 5 Frontispice de Zayde, Venezia, Vincenzo Voltolini, 1740. Cliché : Biblioteca Estense Universitaria - Modena Nathalie Grande PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0028 510 Illustration 6 Frontispice de De Wonderlijke en ongelukkige Minne-Handelingen Van Den Hertog van Nemours En de Prinses van Kleef. Voorgevallen in Vrankrijk, onder de Regeringe van Hendrik de Tweede. En Om de aardige zwier der Minneryen uit het Fransch vertaald, Jan ten Hoorn, Amsterdam, 1679. Cliché : Universiteitsbibliotheek Leiden, cote 1072 C 27. Madame de Lafayette illustrée hors de France (XVII e -XVIII e siècle) PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0028 511 Illustration 7 Frontispice de Liebes-Geschichte des Hertzogs von Nemours und der Printzeßin von Cleve Wegen seiner ungemeinen Anmuth aus dem Französischen ins Teutsche übersetzt, Amsterdam, Johann Pauli, 1711. Cliché : Bayerische Staatsbibliothek München, cote P.o.gall. 1279 Nathalie Grande PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0028 512 Illustration 8 Frontispice de The Princess of Cleves, dans A select collection of novels avant stories, in six volumes, written by the most celebrated authors in several languages. Many of which never appear’d in english before. All new translated from the originals by several eminent hands. The second edition, with additions. Adorn’s with cutts. London, printed for John Watts, at the printing office in Wild-Court near Lincoln’s-Inn-Fields, 1729. Cliché : S. Lojkine pour Utpictura18. Madame de Lafayette illustrée hors de France (XVII e -XVIII e siècle) PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0028 513 Illustration 9 Frontispice de The Princess of Cleves, dans A collection of novels, selected and revised by Mrs Griffith, London, G. Kearlsy, 1777, vol. 2. Nathalie Grande PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0028 514 Illustration 10 Frontispice de Die Prinzessin von Cleves, traduction de Friedrich Schulz, Mannheim, 1801. Cliché : Bayerische Staatsbibliothek München, cote P.o.germ. 1354. Madame de Lafayette illustrée hors de France (XVII e -XVIII e siècle) PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0028 515 Illustration 11 Page de titre avec vignette de Die Prinzessin von Cleves, traduction de Friedrich Schulz, Mannheim, 1801. Cliché : Bayerische Staatsbibliothek München, cote P.o.germ. 1354. Nathalie Grande PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0028 516 Illustration 12 Illustration en regard de la page 292 de Die Prinzessinn von Cleves. Frei nach dem Französischen bearbeitet, dans Romanen-Kalender für das Jahr 1799, Göttingen, Johann Christian Dieterich, 1799, p. 227-312. Cliché : Staatsbibliothek zu Berlin, cote Yt 538. PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0029 Bilan bibliographique Nous proposons dans les pages suivantes un bilan bibliographique, essentiellement constitué à partir des contributions de ce volume, complété par nos propres recherches, mais qui ne peut prétendre à aucune exhaustivité. I. Éditions néerlandaises en français La Princesse de Montpensier La Princesse de Monpensier. Iouxte la Copie A Paris, Chez Thomas Iolly, au Palais, dans la petite Salle, aux Armes d’Hollande & à la petite Palme, 1671. Zayde Zayde, Histoire espagnole, par Monsieur de Segrais. Avec un traitté de l’origine des Romans, Par Monsieur Huet. Suivant la Copie imprimée A Paris. [Amsterdam, A. Wolfgang] 1671. En ligne : https: / / books.google.fr/ books? id=RYdnAAAAcAAJ&printsec=frontcover& hl=fr#v=onepage&q&f=false Zayde, histoire espagnole par Monsieur de Segrais. Avec un traité de l’origine des romans par Monsieur Huet, Amsterdam, chez les héritiers d’A. Schelte, 1700. Zayde, histoire espagnole, par Monsieur de Segrais. Avec un Traité de l’Origine des romans, par Mr. Huet. A Amsterdam, chez Jacques Desbordes, 1715. En ligne : https: / / books.google.fr/ books? vid=KBNL: UBA000053408&redir_esc=y La Princesse de Clèves La Princesse De Clèves. Nouvelle Edition. A Amsterdam, Chez Abraham Wolfgang. prés la Bourse. 1693. En ligne : https: / / nbn-resolving.org/ urn: nbn: de: bvb: 384-uba007597-8 Bilan bibliographique PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0029 518 Amourettes du Duc de Nemours et Princesse de Clèves. Dernière Edition a Amsterdam Chez Iean Wolters 1695. En ligne : https: / / books.google.de/ books? vid=KBNL: UBA000062474&redir_esc=y Amourettes du Duc de Nemours et Princesse de Clèves. Dernière Edition a Amsterdam Chez Iean Wolters 1698. En ligne : http: / / mdz-nbn-resloving.de/ urn: nbn: de: bvb: 12-bsb10087587-8 Amourettes du Duc de Nemours et Princesse de Clèves. Dernière Edition a Amsterdam Chez Iean Wolters 1698. (Il s’agit d’une réimpression de l’édition précédente). En ligne : https: / / www.google.de/ books/ edition/ Amourettes_du_Duc_de_Nemous_et_Pr incesse/ rVpcAAAAcAAJ? hl=de&gbpv=1&dq=AMourettes+du+duc+de +Nemours&printsec=frontcover La Princesse De Clèves, Ou Les Amours Du Duc de Nemours Avec cette Princesse. A Amsterdam, Chez David Mortier, 1714. En ligne : https: / / books.google.de/ books? id=8fBWAAAAcAAJ&pg=PA3&hl=de&sou rce=gbs_selected_pages&cad=2#v=onepage&q&f=false Histoire de Madame Henriette d’Angleterre Histoire de Madame Henriette d’Angleterre. Première femme de Philippe de France duc d’Orléans. Par Dame Marie de La Vergne comtesse de La Fayette. A Amsterdam, Chez Michel Charles Le Cene. 1720. (NB : il s’agit de l’édition originale du texte). En ligne : https: / / books.google.fr/ books? vid=KBNL: UBL000040636&redir_esc=y Histoire de Madame Henriette d’Angleterre. Première femme de Philippe de France duc d’Orléans. Par Dame Marie de La Vergne comtesse de La Fayette. À Amsterdam, Chez Michel Charles Le Cène. 1720. (édition différente de la précédente) Histoire de Madame Henriette d’Angleterre, première femme de Philippe de France duc d’Orléans. Par dame Marie de La Vergne comtesse de La Fayette. À Amsterdam, chez Jean-Frédéric Bernard, 1742. Mémoires de la cour de France pour les années 1688 et 1689 Mémoires de la cour de France, Pour les Années 1688. et 1689. Par Madame la Comtesse de La Fayette. A Amsterdam, Chez Jean Frederic Bernard. 1731. (NB : il s’agit de l’édition originale du texte). Bilan bibliographique PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0029 519 En ligne : https: / / books.google.fr/ books? vid=KBNL: UBA000053105&redir_esc=y Mémoires de la cour de France. Pour les années 1688 et 1689. Par Madame la comtesse de La Fayette, Amsterdam, Jean-Frédéric Bernard, 1742. Éditions regroupant plusieurs œuvres Œuvres diverses de M e . La Comtesse de La Fayette, A Maestricht, Chez Jean- Edme Dufour et Philippe Roux, Imprimeurs-Libraires, associés. 1779. (Contient uniquement l’Histoire de Madame Henriette d’Angleterre dans le premier volume et les Mémoires de la cour de France dans le second). Premier volume en ligne : https: / / books.google.fr/ books? vid=KBNL: KBNL03000191268&redir_esc=y Second volume en ligne : https: / / books.google.fr/ books? vid=KBNL: KBNLB790000861&redir_esc=y Œuvres diverses de M e . La Comtesse de La Fayette, A Maestricht, Chez Jean- Edme Dufour et Philippe Roux, Imprimeurs-Libraires, associés. 1786. (Contient uniquement l’Histoire de Madame Henriette d’Angleterre dans le premier volume et les Mémoires de la cour de France dans le second). Second volume en ligne : https: / / books.google.fr/ books? vid=KBNL: UBU000021779&redir_esc=y Œuvres de Mme de Lafayette, A Amsterdam ; et se trouve à Paris, Rue et Hôtel Serpente, 1786, 8 tomes en 4 volumes. Contient Zayde, La Princesse de Clèves, La Princesse de Montpensier, les Mémoires de la cour de France, l’Histoire de Madame Henriette d’Angleterre, les lettres à Mme de Sévigné, le portrait de Mme de Sévigné et le Traité de l’orgine des romans. (Ne contient pas La Comtesse de Tende). II. Traductions Traductions néerlandaises Zayde De Wonderlijke Werkingen Der Liefde. Vertoond in de Spaansche Geschiedenis van den Dappere en Edelmoedige Gonsalve, en de standvastige en onvergelijkelijke Zaide, In de Fransche Taal beschreven door den Heer De Segrais. Benevens een Verhandeling van den Oorspronk der Romans, In de zelve Taal gesteld door den Heer Huët, En in’t Neder-duitsch gebracht door G. v. Broekhuizen. t’Amsterdam By Timotheus ten Hoorn, Boekverkooper in de Nes, recht over de Brakke Gront, 1679. (autre émission en 1680). Bilan bibliographique PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0029 520 Zaïde, door F. Schulz. Uit het Hoogduits. Te Leyden by J. Meerburg, 1793. La Princesse de Clèves De Wonderlijke en ongelukkige Minne-Handelingen Van Den Hertog van Nemours En de Prinses van Kleef. Voorgevallen in Vrankrijk, onder de Regeringe van Hendrik de Tweede. En Om de aardige zwier der Minneryen uit het Fransch vertaald. t’ Amsterdam, By Jan ten Hoorn, Boekverkooper over het oude Heere-Logement, 1679. En ligne : https: / / books.google.de/ books? id=1RmQmMw63k8C&printsec=frontcover &hl=de&source=gbs_ge_summary_r&cad=0#v=onepage&q&f=false Histoire de Madame Henriette d’Angleterre Histori van Madame Henriette van Engeland, eerste vrou van Philips, Hertog van Orleans, door Juffrou Maria de La Vergne, Gravinne de la Fayette. Te Amsterdam, by Michiel Karel le Cene, 1720, dans Maendelyke Uittreksels, of Boekzael der geleerde Werelt. November 1720. Elfde Deel. T’Amsterdam, By Gerard onder de Linden, 1720, p. 553-567. Traductions allemandes La Princesse de Montpensier Die Fürstinn von Monpensier, Warhafftige LiebesGeschichte. Aus dem Frantzösischen ins Teutsche übersetzet. Gedruckt im Jahr 1680, s. l. Die Prinzessin von Montpensier. Aus dem Französischen der Madame La Fayette, von Betty Sendtner, geb. Wolf, dans Gesellschaftsblatt für gebildete Stände, München, vol. 16, 1815 : n° 10, 4 févr., colonne 77-79 ; n° 11, 8 févr., colonne 82-88 ; n° 13, 15 févr., colonne 97-103 ; n° 14, 18 févr., colonne 106-110 ; n° 17, 1 er mars, colonne 129-133. En ligne : urn: nbn: de: bvb: 12-bsb10335901-1 Zayde Zaide, dans Heinrich August Ottokar Reichard dir., Bibliothek der Romane, Berlin, bey Christian Friedrich Himburg, vol. 5, 1780, p. 256-261 ; p. 261- 289. En ligne : https: / / www.digitale-sammlungen.de/ de/ view/ bsb11277799? page=,1 Zaide. Von Friedrich Schulz. Berlin, 1789, bey Friedrich Vieweg dem Aeltern. En ligne: https: / / gdz.sub.uni-goettingen.de/ id/ PPN727083554 Bilan bibliographique PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0029 521 Zaide. Von Friedrich Schulz. Leipzig und Frankfurt, 1790. En ligne : https: / / books.google.de/ books? id=8npszgEACAAJ&printsec=frontcover&h l=de&source=gbs_ge_summary_r&cad=0#v=onepage&q&f=false La Princesse de Clèves Liebes-Geschichte Des Hertzogs von Nemours Und Der Printzeßin von Cleve/ Wegen seiner ungemeinen Anmuth. Aus dem Frantzösischen ins Teutsche übersetzet Leipzig und Franckfurth verlegts Johann Pauli/ Buchhändler in Amsterdam. (Le frontispice mentionne : Amourettes du Duc de Nemours et Princesse de Clèves. Derniere Edition a Amsterdam Chez Iean Pauli 1711). En ligne : https: / / www.digitale-sammlungen.de/ de/ view/ bsb10093899? page=,1 [Kulmus, Luise Adelgunde Victorie (plus tard, épouse Gottsched), Traduction manuscrite non conservée de La Princesse de Clèves, composée avant 1730]. Die Prinzeßin von Cleves, dans Heinrich August Ottokar Reichard dir., Bibliothek der Romane, Berlin, bey Christian Friedrich Himburg, vol. 5, 1780, p. 289-314 ; vol. 6, 1780, p. 226-250. En ligne : https: / / www.digitalesammlungen.de/ de/ view/ bsb11277799? page=,1 et https: / / www.digitalesammlungen.de/ de/ view/ bsb11277800? q=(Bibliothek+der+Romane.6)& page=,1 Die Prinzessin von Cleves. Ein Seitenstück zur Zaide. Von Friedrich Schulz. Berlin, 1790, bey Friedrich Vieweg dem älteren. En ligne : https: / / books.google.de/ books? id=jjpEAQAAMAAJ&pg=PP7&hl=de&sour ce=gbs_selected_pages&cad=1#v=onepage&q&f=false Die Prinzessin von Cleves von Friedrich Schulz. Neue Auflage. Mannheim, 1801. En ligne : https: / / mdz-nbn-resolving.de/ urn: nbn: de: bvb: 12-bsb10119977-0 Die Prinzessinn von Cleves. Frei nach dem Französischen bearbeitet. Von Sophie Mereau, dans Romanen-Kalender für das Jahr 1799. Von B****, August Lafontaine, Mademoiselle Levesque, Sophie Mereau, Karl Reinhard, und G.W.K. Starke. Mit Kupferstichen. Göttingen, bei Johann Christian Dieterich [= Kleine Romanen-Bibliothek. Von B****, August Lafontaine, Mademoiselle Levesque, Sophie Mereau, Karl Reinhard, und G.W.K. Starke. Jahrgang 1799. Mit Kupferstichen. Göttingen, bei Johann Christian Dieterich, 1799], p. 227- 312. Bilan bibliographique PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0029 522 La Comtesse de Tende Die Gräfin von Tende, dans Heinrich August Ottokar Reichard dir., Bibliothek der Romane, Berlin, bey Christian Friedrich Himburg, vol. 7, 1781, p. 73-98. En ligne : https: / / www.digitale-sammlungen.de/ de/ view/ bsb10924557? q =%28Bibliothek+der+Romane.+7%29&page=,1 Histoire de Madame Henriette d’Angleterre Verschiedene Werke von der Gräfin de la Fayette in zween Theilen, davon der erste die Geschichte der Madam Heinriette von England der ersten Gemahlin Philipps von Frankreich Herzogs zu Orleans enthält. Aus dem Französischen übersetzt. Erster Theil. Bayreuth, bey Johann Andreas Lübeck, 1780. En ligne : https: / / gdz.sub.uni-goettingen.de/ id/ PPN778148114 Henriette von England. Deutsch herausgegeben von Friedrich Schulz. Berlin 1794. bei Friedrich Vieweg, dem älteren [= Gesammlete Romane von Friedrich Schulz. Dritter Theil. Henriette von England. Berlin, 1794. bei Friedrich Vieweg, dem älteren]. En ligne : https: / / leopard.tu-braunschweig.de/ receive/ dbbs_mods_00069520 Geschichte Henriettens von England erster Gemahlin Philipps von Frankreich, Herzogs von Orleans beschrieben durch Marie de la Vergne, Gräfinn de la Fayette. Aus dem Französischen, dans Der Hof Ludwigs XIV. von Augenzeugen geschildert. Erster Band, Göttingen. Mit einem Kupfer. bey Johann Christian Dieterich, 1796, p. 245-416. En ligne : https: / / mdz-nbn-resolving.de/ urn: nbn: de: bvb: 12-bsb10417848-3 Henriette von England von Friedrich Schulz. Neue Auflage. Mannheim, 1801. En ligne : https: / / books.google.de/ books? id=1l1TV9InuSAC&pg=PA162&dq=Henri ette+von+England+von+Friedrich+Schulz&hl=de&newbks=1&newbks _redir=0&sa=X&ved=2ahUKEwjcpMKD66GIAxVw7rsIHU- OADMQ6AF6BAgFEAI#v=onepage&q=Henriette%20von%20England%20 von%20Friedrich%20Schulz&f=false Mémoires de la cour de France pour les années 1688 et 1689 Verschiedene Werke von der Gräfin de la Fayette in zween Theilen, davon der zweyte die Merkwürdigkeiten des französischen Hofes in den Jahren 1688 und 1689 enthält. Aus dem Französischen übersetzt. Zweyter Theil. Bayreuth, bey Johann Andreas Lübeck, 1780. En ligne : https: / / gdz.sub.uni-goettingen.de/ id/ PPN778148327 Bilan bibliographique PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0029 523 Memoiren des Französischen Hofs für die Jahre 1688 und 1689 von Marie de la Vergne, Gräfinn de la Fayette. Aus dem Französischen, dans Der Hof Ludwigs XIV. von Augenzeugen geschildert. Erster Band, Göttingen. Mit einem Kupfer, bey Johann Christian Dieterich, 1796, p. 417-560. En ligne : https: / / mdz-nbn-resolving.de/ urn: nbn: de: bvb: 12-bsb10417848-3 Traductions anglaises La Princesse de Montpensier The Princess of Monpensier, Written Originally in French, and now newly rendered into English, London, s. n., 1666. Zayde Zayde. A spanish History, or, Romance. Originally Written in French. By Monsieur Segray. Done into English by P. Porter, Esq ; London, William Cademan, 1678. Zayde. A select collection of novels avant stories, in six volumes, written by the most celebrated authors in several languages. Many of which never appear’d in english before. All new translated from the originals by several eminent hands. The second edition, with additions. Adorn’s with cutts. London, printed for John Watts, at the printing office in Wild-Court near Lincoln’s-Inn-Fields, 1729. La Princesse de Clèves The Princess of Cleves, the most famed romance written in French. Rendred into English by a person of quality, Londres, R. Bentley et M. Magnes, 1679. The Princess of Cleves. A Select Collection of Novels, London, J. Watts, 1720, vol. 2. The Princess of Cleves. A select collection of novels avant stories, in six volumes, written by the most celebrated authors in several languages. Many of which never appear’d in english before. All new translated from the originals by several eminent hands. The second edition, with additions. Adorn’s with cutts. London, printed for John Watts, at the printing office in Wild-Court near Lincoln’s-Inn-Fields, 1729. The Princess of Cleves. A Collection of Novels, selected and revised by Mrs Griffith, Londres, G. Kearly, 1777, vol. 2. Bilan bibliographique PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0029 524 Traductions italiennes La Princesse de Montpensier La Principessa di Monpensier. Tradotta dal francese da Sertorio Orsato. Bibliothèque Universitaire de Padoue, Ms 425. Zayde Zaida storia spagnuola del signor Giovanni Renato di Sagrais. Con un trattato dell’origine dei romanzi del signor Pietro Daniele Uezio Vescovo di Avranches. Traduzione dal francese di D.N.L.M.P. Venezia, presso Vincenzo Voltolini libraio a Santa Sofia, 1740. La Princesse de Clèves La Principessa di Cleves. Trasportata dal Francese da Gomes Fontana e dedicata all’Illustrissima, & Ecc. Signora La signora Lugretia Gradenigo Cappello, Girolamo Albrizzi, Venezia, 1691. La Principessa di Cleves di Madama de La Fayette, dans Biblioteca Galante, t. VII, Firenze, Stecchi e Pagani, 1776, p. 45-105. En ligne : https: / / books.google.de/ books? id=4R1btZtAV04C&printsec=frontcover&d q=Biblioteca+galante+tomo+7&hl=de&newbks=1&newbks_redir=0&sa =X&redir_esc=y#v=onepage&q=Biblioteca%20galante%20tomo%207&f =false La Comtesse de Tende La Contessa di Tenda di Madama de La Fayette, dans Biblioteca Galante, t. VII, Firenze, Stecchi e Pagani, 1776, p. 106-137. En ligne : https: / / books.google.de/ books? id=4R1btZtAV04C&printsec=frontcover&d q=Biblioteca+galante+tomo+7&hl=de&newbks=1&newbks_redir=0&sa =X&redir_esc=y#v=onepage&q=Biblioteca%20galante%20tomo%207&f =false Traductions russes Zayde Zaida, gišpanskaja póvĕst’, sočinennaja Gospodinom Dezegre, t. I et II, Moscou, Imperatorskij Moskovskij Universitet, 1765. Bilan bibliographique PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0029 525 Zaida, dans Gorodskaja i derevenskaja biblioteka, ili Zabavy i udovol’stvïe razuma i serdca v prazdnoe vremja, t. X, Moscou, Universitetskaja Tipografija/ N. Novikov, 1785, p. 339-360. III. Adaptations, inspirations et références en langues étrangères Domaine néerlandais Vaderlandsche Letteroefeningen, 1793-1, p. 656. (Compte rendu de la traduction néerlandaise de Zayde parue en 1793). Domaine allemand Freymüthiger jedoch Vernunfft-und Gesetzmäßiger Gedanken/ über allerhand/ fürnemlich aber Neue Bücher FEBRUARIUS des 1689. Jahrs/ Entworffen von Christian Thomas. Halle, Gedruckt und verlegt von Christoph Salfelden/ Chur=Fürstl. Brandenb. Hoff=und Regierungs=Buchdrucker, 1689. En ligne : https: / / digitale.bibliothek.uni-halle.de/ vd17/ content/ pageview/ 7980754. [Dubois de Chastenay, Jacques], Lust und Unlust des Ehelichen Lebens In einer galanten/ Nouvelle Denen jenigen So den Ehestand lediger Weise führen/ Zu weiteren Nachsinnen ausgefertiget von I. W. v. L. Leipzig Druckts Christoph Fleischer / 1693. [Aubignac, François Hédelin, abbé d’], Des Galanten Frauenzimmers kluge Hofmeisterin aus dem Französischen ins Teutsche übersetzt. Leipzig/ bey J. Thomas Fritsch. 1696. En ligne : http: / / dx.doi.org/ 10.25673/ opendata2-18809 [Corvinus, Gottlieb Siegmund], Nutzbares/ galantes und curiöses Frauenzimmer- Lexicon […] Dem weiblichen Geschlechte insgesamt zu sonderbaren Nutzen, Nachricht und Ergötzlichkeit auff Begehren ausgestellet von Amaranthes. Leipzig, 1715. bey Joh. Friedrich Gleditsch und Sohn. Gottsched, Johann Christoph, Versuch einer Critischen Dichtkunst vor die Deutschen ; / Darinnen erstlich die allgemeinen Regeln der Poesie, / hernach alle besondere Gattungen der Gedichte,/ abgehandelt und mit Exempeln erläutert werden : / Überall aber gezeiget wird/ daß das innere Wesen der Poesie/ in einer Nachahmung der Natur/ bestehe./ Anstatt einer Einleitung ist Horatii Dichtkunst/ in deutsche Verße übersetzt, und mit/ Anmerckungen erläutert/ von/ M. Joh. Christoph Gottsched, Leipzig, Bernhard Christoph Breitkopf, 1730. En ligne : : https: / / www.deutschestextarchiv.de/ book/ show/ gottsched_versuch_1730 Bilan bibliographique PFSCL, LI, 101 DOI 10.24053/ PFSCL-2024-0029 526 Kulmus, Luise Adelgunde Victorie, « Schreiben der Ubersetzerin an den Herausgeber », dans Der Markgräfin Neue Betrachtungen über das Frauenzimmer, aus dem Französischen übersetzt durch ein junges Frauenzimmer […], und herausgegeben von einem Mitgliede der Deutschen Gesellschaft in Leipzig. 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Papers on French Seventeenth Century Literature PFSCL is an international journal publishing articles and reviews in English and French. PFSCL est une revue internationale publiant articles et comptes rendus en français et en anglais. Articles (in two copies) and books submitted for review should be addressed to/ Manuscrits (en deux exemplaires) et livres pour comptes rendus doivent être adressés à: Rainer Zaiser Editor, Papers on French Seventeenth Century Literature Romanisches Seminar der Universität Kiel Leibnizstr. 10 D-24098 Kiel Subscription Rates / Tarifs d’abonnement (2024) Individual subscribers/ Particuliers Institutions/ Institutions Standing order print (1 year) € 67.00 € 88.00 Abonnement imprimé (1 an) € 67.00 € 88.00 Standing order print and online (1 year) € 75.00 € 112.00 Abonnement imprimé et en ligne (1 an) € 75.00 € 112.00 Standing order e only (1 year) € 70.00 € 92.00 Abonnement en ligne (1 an) € 70.00 € 92.00 Single issue € 52.00 € 52.00 Prix de vente au numéro € 52.00 € 52.00 postage not included + frais de port Orders / Commandes to be sent to / à adresser à Narr Francke Attempto Verlag B.P. 2567 D-72015 Tübingen eMail: info@narr.de The articles of this issue are available separately on www.narr.digital Les articles du fascicule présent sont offerts individuellement sur www.narr.digital Only the authors are responsible for the content of their contributions Les auteurs sont seuls responsables du contenu de leurs contributions on French SeventePeape nth C rs entury Literature Biblio 17 Suppléments aux Papers on French Seventeenth Century Literature Derniers titres parus 226 Michael C all (éd.) Enchantement et désillusion en France au XVII e siècle (2021, 175 p.) 227 Claudine N édeleC / Marine R oussilloN (éds.) Frontières. Expériences et représentations dans la France du XVII e siècle (2023, 507 p.) 228 Bernard J. B ouRque (éd.) Guillaume Colletet : Cyminde ou les deux victimes (1642) (2022, 154 p.) 229 Christopher G ossip (éd.) Claude Boyer : Le Comte d’Essex (2024, 113 p.) 230 Guillaume p euReux / Delphine R eGuiG (éds.) La langue à l’épreuve. La poésie française entre Malherbe et Boileau (2024, 324 p.) 231 Bernard B ouRque (éd.) Isaac de Benserade. Théâtre complet (2024, 532 p.)
