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Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
pfscl52102/pfscl52102.pdf0728
2025
52102
on French Seventeenth Century Papers Literature Editor Rainer Zaiser Vol. LII No. 102 Papers on French Seventeenth Century Literature Papers on French Seventeenth Century Literature Review founded by Wolfgang Leiner Editor Rainer Zaiser Editorial Committee Emmanuel BURY - Martine DEBAISIEUX - Richard HODGSON Volker KAPP - Buford NORMAN - Marine RICORD Cecilia RIZZA - Pierre RONZEAUD Dorothee SCHOLL - Maya SLATER Ronald W. TOBIN - Jean-Claude VUILLEMIN Associated Correspondents Marco BASCHERA - Jane CONROY - Federico CORRADI Nathalie NÉGRONI - Phillip J. WOLFE Advisory Board Eva AVIGDOR - Nicole BOURSIER - Paolo CARILE - Christopher GOSSIP Marcel GUTWIRTH - François LAGARDE - Lise LEIBACHER OUVRARD Charles MAZOUER - Sergio POLI - Sylvie ROMANOWSKI - Philippe-Joseph SALAZAR - Jean SERROY Jean-Pierre VAN ELSLANDE - Christian WENTZLAFF-EGGEBERT ***** Papers on French Seventeenth Century Literature is a peer-reviewed journal For price information please consult https: / / www.meta.narr.de/ zeitschriften/ journals_preisliste.pdf For orders and subscriptions please contact abo@narr.de Articles for publication and books submitted for review should be addressed to/ Prière d’adresser les manuscrits et les livres pour comptes rendus à Rainer Zaiser Editor, Papers on French Seventeenth Century Literature Romanisches Seminar der Universität Kiel Leibnizstr. 10 D-24098 Kiel rzaiser@gmx.de Papers on French Seventeenth Century Literature Review founded by Wolfgang Leiner Volume LII Number 102 Editor Rainer Zaiser Editorial Staff Béatrice Jakobs, Lydie Karpen, Dirk Pförtner PFSCL / Biblio 17 Papers on French Seventeenth Century Literature / Biblio 17 Editor: Rainer Zaiser © 2025 · Narr Francke Attempto Verlag GmbH + Co. KG Dischingerweg 5 · D-72070 Tübingen Das Werk einschließlich aller seiner Teile ist urheberrechtlich geschützt. Jede Verwertung außerhalb der engen Grenzen des Urheberrechtsgesetzes ist ohne Zustimmung des Verlages unzulässig und strafbar. Das gilt insbesondere für Vervielfältigungen, Übersetzungen, Mikroverfilmungen und die Einspeicherung und Verarbeitung in elektronischen Systemen. Alle Informationen in diesem Buch wurden mit großer Sorgfalt erstellt. Fehler können dennoch nicht völlig ausgeschlossen werden. Weder Verlag noch Autor: innen oder Herausgeber: innen übernehmen deshalb eine Gewährleistung für die Korrektheit des Inhaltes und haften nicht für fehlerhafte Angaben und deren Folgen. Diese Publikation enthält gegebenenfalls Links zu externen Inhalten Dritter, auf die weder Verlag noch Autor: innen oder Herausgeber: innen Einfluss haben. Für die Inhalte der verlinkten Seiten sind stets die jeweiligen Anbieter oder Betreibenden der Seiten verantwortlich. Internet: www.narr.de eMail: info@narr.de Druck: Elanders Waiblingen GmbH ISSN 0343-0758 ISBN 978-3-381-13991-0 PFSCL LII, 102 Sommaire PHÉNOMÉNOLOGIES LITTÉRAIRES DE L’ÂGE CLASSIQUE XVI e -XVIII e SIÈCLES ANTOINE B OUVET Présentation................................................................................................... 9 Première partie - L’intime et l’étrange : le corps dans l’espace M ATHILDE M OUGIN De l’usage des sensations dans les récits de voyage de l’époque moderne .. 15 C ASSANDRE H EYRAUD Lecture thématique et approche phénoménologique : le corps en mouvement dans les histoires comiques au XVII e siècle ............................... 33 A NTOINE B OUVET Phénoménologie baroque de l’espace intime............................................... 51 Deuxième partie - Dialectiques du visible au théâtre M AXIME C ARTRON « Ébloui par un soleil voilé » : phénoménologie du noir dans les tragédies de Tristan L’Hermite ....................................................... 69 H ANNAH L AMBRECHTS La part invisible du spectacle. Lecture phénoménologique de l’espace tragique racinien dans Iphigénie et Andromaque ........................ 83 Troisième partie - Du sensible au spirituel : phénoménologies de l’incarnation S YLVAIN J OSSET Un « corps du sensible » ? Sensation et sentiment selon Pascal et Scheler............................................................................... 101 A NNE -L AURE D ARCEL Le passage du sensible à l’invisible : la fiction comme expérimentation de la démarche spirituelle chez Fénelon......................... 117 J ULIEN L EFEBVRE -B IER L’espace des voluptés et des catastrophes. Peut-on parler de « phénoménologie sadienne » ? ............................................................ 133 PFSCL LII, 102 VARIA B ERNARD J. B OURQUE Images de nudité dans les œuvres théâtrales de Benserade ....................... 151 F IDJI F OURNIER Méthodologie du succès. Le cas Jean de la Fontaine ................................. 167 J IANI (S TEPHANIE ) F AN François de La Rochefoucauld’s Appropriation and Unmasking of Seneca in his Maximes ........................................................................... 185 M AXIME C ARTRON « En équilibre sur un abîme » : Pascal et l’anthropologie du baroque selon Jean Rousset..................................................................................... 199 N ANCY A RENBERG Gender Inversions and Transgressive Bodies: A Queer Reading of Madame de Murat’s “Le Sauvage” ............................. 213 COMPTES RENDUS Léa Burgat-Charvillon et Isabelle Moreau (dir.) La paresse aux XVI e et XVII e siècles V OLKER K APP ........................................................................................... 229 R ÉMIS M ATHIS Le Solitaire et le Ministre : autour de la correspondance entre Arnaud d’Andilly et Arnaud de Pomponne O REST R ANUM ......................................................................................... 233 C HRISTIAN R EIDENBACH Gesten der Entscheidung. Spielarten von Souveränität im Theater Pierre Corneilles (1636-1643) V OLKER K APP ........................................................................................... 236 LIVRES REÇUS………………………………………………………………….243 Phénoménologies littéraires de l’âge classique XVI e -XVIII e siècles PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0001 Présentation A NTOINE B OUVET IHRIM (UMR 5317) Par bien des aspects, la phénoménologie cherche à établir une méthode pratique pour recaractériser les contours du monde et les rapports que la conscience entretient avec lui. En cela, il n’y a rien de tout à fait neuf à vouloir appliquer les méthodes de la phénoménologie à la littérature : au fond, le texte littéraire est déjà une « inscription de l’Être », la trace inscrite et manifeste du rapport transcendantal de soi au monde. Ce chantier a d’ailleurs été ouvert dès les origines de la phénoménologie et se poursuit aujourd’hui - de L’Œuvre d’art littéraire de Roman Ingarden en 1931 à la Métaphysique du sentiment de Renaud Barbaras en 2016, en passant par les premiers écrits de Jean-Paul Sartre, par Wilhelm Dilthey, Jan Pato ka ou Henri Maldiney. S’il faut bien reconnaître qu’il serait anachronique de chercher à appliquer telles quelles ces méthodes à tous les objets littéraires du passé, il paraît néanmoins intéressant et fructueux d’interroger les manières dont les outils critiques développés par la phénoménologie depuis Husserl permettent potentiellement de réévaluer l’espace littéraire de l’âge classique et de dégager des textes eux-mêmes une expérience particulière du monde, spécifique à cette période qui nous apparaît à la fois doucement familière et radicalement étrange. Ce qui s’offre à nous par le texte, c’est une mise en mots de la perception d’un monde qui n’est plus, suivant les codes d’une intimité et d’une subjectivité révolues et inatteignables. C’est une invitation à pénétrer avec les écrivains dans l’« incessant retrait au cœur du sensible qu’est le monde » et particulièrement leur monde, cet univers instable et tissu de contradictions qu’est pour nos yeux la période classique. Invitation aussi à voir se dessiner les contours d’une conscience subjective dont on comprend bien entendu les enjeux, mais dont la part profonde nous étonne (au sens classique) et parfois nous résiste. 1 Maurice Merleau-Ponty, « Notes de travail », dans Le Visible et l’invisible, Paris, Gallimard, 1979, p. 251. 2 Renaud Barbaras, Métaphysique du sentiment, Paris, Les Éditions du Cerf, 2016, p. 17. Antoine Bouvet PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0001 10 Il paraît donc intéressant de vouloir interroger ce que les textes de l’âge classique recèlent de singulier au point de vue phénoménologique. En effet, l’étrangeté phénoménale de la « terre de Brésil » dans les récits de voyage de Jean de Léry répond aux excès du sensible qui détruit et fait jouir les corps dans les boudoirs du marquis de Sade ; la matérialité brute des corps métamorphiques de la poésie baroque et des visages difformes des romans burlesques fait écho à l’expérience sensible de Dieu à laquelle nous invitent Pascal ou Fénelon. La littérature d’Ancien Régime en France est traversée par la question du corps et de la sensibilité comme vecteurs de compréhension et d’expérimentation de la « chair du monde » - pour emprunter encore à Merleau-Ponty dans Le Visible et l’invisible - de la texture du réel et de son audelà. Nous proposons d’interroger la manière dont la littérature produite entre le XVI e et le XVIII e siècles s’inscrit dans une certaine recherche de la mesure du monde et, pour ce faire, recourt à des expérimentations de soi et du monde caractéristiques du « retour aux choses-mêmes » initié par Husserl. Il semble pertinent de s’interroger sur les spécificités du rapport de ces écrivains au sensible, aux phénomènes qui les entourent et au mode d’intentionnalité qui caractérise leur présence et leur mouvement au creux du réel. Quels corps les écrivains de l’âge classique cherchent-ils à montrer ou à incarner ? À quelle perception du monde ces corps sont-ils ouverts ? De quelles manières le monde, connu ou étranger, leur apparaît-il ? Enfin, pouvons-nous envisager de réunir, dans la littérature de l’époque, les marques discrètes mais palpables d’une saisie phénoménologique du réel ? Le dualisme qui caractérise la période classique nous fait souvent oublier que la matérialité sensible du monde est pourtant un aspect crucial du fait littéraire dans cette période. Les études proposées dans ce dossier entreprennent donc de croiser les recherches littéraires et philosophiques afin de relire des œuvres de l’âge classique à la lumière de la méthode phénoménologique, en s’intéressant à des formes aussi variées que le roman comique, le sonnet baroque, les fragments, les carnets de voyage, la tragédie et le dialogue philosophique. Elles sont d’abord le fruit de discussions tenues au cours de la journée d’étude, intitulée « Le corps du sensible. Lectures et écritures phénoménologiques du littéraire, XVI e - XVIII e siècle », qui s’est déroulée à l’Université Jean Moulin Lyon 3 en mai 2023. Cette manifestation avait pour objectif de servir de préambule au colloque du même nom qui s’est tenu dernièrement, en mars 2025, à l’Université Catholique de Louvain, sous l’impulsion de Maxime Cartron, Ralph Dekoninck, Agnès Guiderdoni, Caroline Heering et Olivier Leplatre. Il nous a donc paru pertinent de faire paraître le compte-rendu dans une publication à part et remercions à ce titre les Papers on French Seventeenth Century Literature pour leur accueil. Il sera question de chercher à montrer qu’une relecture phénoménologique de ces textes littéraires peut renouveler Présentation PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0001 11 le regard que nous portons sur elles et peut-être aussi de nous amener à réévaluer la place du corps comme instrument de la perception dans un champ littéraire d’où on a parfois tendance à croire que le sensible est absent, banni ou remisé au second plan. Les trois premières contributions s’attachent à caractériser le rapport des textes au corps selon une perspective phénoménologique. Mathilde Mougin analyse la manière dont plusieurs voyageurs des XVI e et XVII e siècles, comme Jean de Léry ou Robert Challe, relatent les expériences esthétiques vécues dans les terres lointaines américaines ou orientales, expériences d’altérités nouvelles et d’espaces de phénoménalité insoupçonnés. Cassandre Heyraud s’intéresse à la façon dont les histoires comiques traitent le corps du personnage : qu’il soit inerte ou en mouvement, héroïsé ou blessé, dissimulé ou spectaculaire. Quant à nous, nous proposons de nous pencher sur deux sonnets de la période baroque afin de déterminer quel rapport du corps à l’espace (espace diégétique relaté par le poème mais aussi espace du poème lui-même) y transparaît. Les deux contributions suivantes étudient le cas particulier du théâtre, dispositif littéraire qui fonctionne sur la construction d’une dialectique entre le visible et l’invisible. Maxime Cartron s’emploie à caractériser le rôle et les enjeux que revêt la couleur noire dans les tragédies de Tristan L’Hermite : syntagme axiologique qui juge du caractère néfaste des actions, le noir est aussi une marque de l’esthétique en clair-obscur de Tristan, fondée sur l’opposition entre éclats aveuglants et ténèbres vibrantes. Dans un même esprit, Hannah Lambrechts s’attache à analyser la manière dont Racine organise le spectacle tragique comme un jeu d’allers-retours entre la scène et le horsscène, entre ce qui est montré et ce qui est relaté ou même dissimulé au regard. Pour finir, les trois dernières contributions s’intéressent au corps dans sa relation à Dieu. Sylvain Josset propose une relecture de Pascal par le biais de Max Scheler afin de déterminer ce qui, chez lui, fonde le sentiment de Dieu, entre la forme sensible du sentiment que Scheler nomme « Sinnlichkeit » et celle, intentionnelle, qu’il nomme « Gefühl ». Dans le prolongement de la réflexion de Pascal, Anne-Laure Darcel interroge la façon dont Fénelon fait correspondre l’expérience sensible du corps avec celle, mystique, de la révélation divine. Pour terminer, Julien Lefebvre-Bier engage la réflexion dans une tout autre voie en envisageant la problématique d’un rapport phénoménologique des personnages au corps et à l’espace dans les récits du marquis de Sade. Première partie - L’intime et l’étrange : le corps dans l’espace PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0002 De l’usage des sensations dans les récits de voyage de l’époque moderne M ATHILDE M OUGIN L AB E X COMOD ET IHRIM Introduction Le recours aux outils de la phénoménologie, courant philosophique que Husserl développe au début du XX e siècle, peut sembler anachronique pour rendre compte de la littérature des siècles anciens, à une époque où la connaissance est fondée dans les livres, et où l’expérience a souvent pour fonction de confirmer des vérités établies par les Autorités. Ainsi, Christophe Colomb meurt en pensant avoir découvert l’Inde, fort de sa certitude acquise par les cartes. De plus, le sujet de la connaissance tel que le conçoit par exemple Descartes au XVII e siècle, objectivant et réifiant le monde, semble bien éloigné du phénoménologue, dont la conscience entretient une solidarité intentionnelle 1 avec le monde et dont la corporéité se dérobe à la perspective dualiste 2 . Pourtant, la découverte de territoires inconnus et des nombreuses espèces que comptent leur faune et leur flore expose les voyageurs à des sensations inédites qui font vaciller leurs certitudes en même temps que l’édifice de la connaissance, les mettant au défi de décrire des réalités pour lesquelles aucun concept préexistant n’est établi. Dans son essai sur l’exotisme, Francis Affergan souligne par exemple les difficultés que pose la description spécifique de l’altérité dans les récits de voyage : une logique de l’altérité s’avère impossible, puisque, dans le contexte choisi, autrui s’inscrit dans l’ordre de l’apparition, du surgissement, de la révélation, 1 L’intentionnalité de la conscience - c’est-à-dire sa solidarité avec le monde qu’elle vise - est au cœur de la pensée de Husserl, développée dès les Recherches logiques (1900-1901). 2 Cette idée de corporéité de la conscience est développée par Merleau-Ponty, notamment dans les Méditations cartésiennes (1945). Mathilde Mougin PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0002 16 de la résurgence, autrement dit d’un voir dont seul un discours phénoménologique pourrait rendre compte […] autrui déborde non seulement la place qu’on veut lui assigner mais […] il est toujours ailleurs, atopique et achronique, que dans sa description […] dès lors, ce serait vers une phénoménologie de la conscience exotique qu’il faudrait s’acheminer 3 . Ces réflexions semblent également valables pour la représentation de certaines espèces de la faune et de la flore que découvrent les voyageurs. Or, cette carence conceptuelle à laquelle ils sont exposés semble décupler l’attention qu’ils portent à leurs perceptions et sensations, principales voies d’accès aux réalités inconnues qu’ils diffusent ensuite auprès d’un lectorat friand des vertus documentaires et pédagogiques de ce type de littérature. Le monde est ainsi perçu non comme un ensemble de réalités anciennement conceptualisées dans les encyclopédies, mais comme des « apparitions » « dont seul un discours phénoménologique pourrait rendre compte », pour reprendre les mots de Francis Affergan. Attentifs au surgissement de la nouveauté, les auteurs inventent des solutions pour la restituer, déployant une rhétorique de l’altérité notamment analysée par François Hartog, faite d’analogies et de périphrases 4 . Il s’agira donc se demander si la grille de lecture empruntée à la phénoménologie ne pourrait pas éclairer notre lecture des récits de voyage du long XVII e siècle - époque parfois caricaturée comme celle du triomphe de la raison raisonnante, avec un cogito au fondement de l’édifice de la connaissance - en révélant l’importance que les voyageurs accordent à l’écriture des phénomènes dans ce type de littérature. De plus, cette méthode invite à interroger toute la complexité du sujet voyageur et de son rôle dans le processus de la construction de connaissances qu’il consigne dans son récit. Loin d’être réductible à une surface d’impression de sensations diverses, le sujet voyageur semble se découvrir en même temps que le monde des phénomènes avec lequel il est en relation. Cette enquête s’appuiera sur la lecture de plusieurs récits de voyage de langue française de la fin du XVI e siècle et du XVII e siècle, portant sur les Amériques et plusieurs pays d’Orient, comme la Perse et l’Inde. 3 Francis Affergan, Exotisme et altérité : essai sur les fondements d’une critique de l’anthropologie, 1re éd, Paris, Presses universitaires de France, « Sociologie d’aujourd’hui », 1987, p. 14-15. 4 François Hartog, Le miroir d’Hérodote : essai sur la représentation de l’autre, Paris, Gallimard, « Collection Folio Histoire », 1980. Voir en particulier le chapitre « Une rhétorique de l’altérité », p. 224-270. De l’usage des sensations dans les récits de voyage PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0002 17 « Experientia est rerum magistra » L’insuffisance des sources livresques dont disposent les voyageurs pour rendre compte de réalités inconnues conduit ces derniers à accorder une place centrale à l’expérience, alors principale source de la connaissance. Cette valorisation constitue même un topos viatique attesté dans plusieurs récits de voyage : « l’experience est maistresse de toutes choses 5 », déclare Thevet dans sa Cosmographie universelle, à la suite de Cartier qui l’insérait dans son épître dédicatoire 6 . Léry insère quant à lui une anecdote vantant la supériorité du savoir d’un marin sur celui du « sçavant » ayant acquis ses connaissances par l’« estude des livres » : j’ay veu un de nos Pilotes nommé Jean de Meun, d’Harfleur : lequel, bien qu’il ne sceut ny A, ny B, avoit neantmoins, par la longue experience avec ses cartes, Astrolabes, et Baston de Jacob, si bien profité en l’art de navigation, qu’à tout coup, et nommément durant la tormente, il faisoit taire un sçavant personnage (que je ne nommeray point) lequel cependant estant dans nostre navire, en temps calme triomphoit d’enseigner la Theorique. Non pas toutesfois que pour cela je condamne, ou vueille en façon que ce soit, blasmer les sciences qui s’acquierent et apprennent és escoles, et par l’estude des livres : rien moins, tant s’en faut que ce soit mon intention : mais bien requerroy-je, que, sans tant s’arrester à l’opinion de qui que ce fust, on ne m’alleguast jamais raison contre l’experience d’une chose 7 . Montaigne se souviendra de cette réflexion dans l’injonction qu’il formule dans son essai « Des cannibales », où il souhaite « que chacun escrivit ce qu’il 5 André Thevet, La cosmographie universelle d’André Thevet cosmographe du Roy. Illustrée de diverses figures des choses plus remarquables veuës par l’auteur, et incogneuës de noz Anciens & Modernes., vol. 1, Guillaume Chaudiere, Paris, 1575, p. 913. Référence signalée par Frank Lestringant, Jean de Léry, Histoire d’un voyage faict en la terre de Brésil, Paris, Le Livre de Poche, « Classiques », 1994, p. 141, note 1. 6 « experientia est rerum magistra », Jacques Cartier, Brief recit, et succincte narration, de la navigation faicte es ysles de Canada, Hochelage et Saguenay et autres, avec particulieres meurs, langaige, et cerimonies des habitans d’icelles : fort delectable à veoir, Paris, Antoine Le Clerc, Ponce Roffet, 1545, p. 3. Passage commenté par Normand Doiron, L’art de voyager : le déplacement à l’époque classique, Sainte-Foy / Paris, Presses de l’Université de Laval / Klincksieck, 1995, p. 49. À propos de la circulation viatique de cette expression, voir Rachel Lauthelier-Mourier, Le voyage de Perse à l’âge classique : lieux rhétoriques et géographiques, Paris, Classiques Garnier, 2020, p. 154. Il s’agit plus largement d’un poncif de la philosophie empiriste fréquent sous la plume de Gassendi. On trouve également cette déclaration dans la bouche du personnage de l’avocat dans Le Médecin volant (sc. VII, « Je crois que vous l’exercez tous les jours avec beaucoup de succès : experientia magistra rerum »). 7 Jean de Léry, Histoire d’un voyage faict en la terre de Brésil, op. cit., p. 141-142. Mathilde Mougin PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0002 18 sçait, et autant qu’il en sçait, non en cela seulement, mais en tous autres subjects 8 ». Cette importance accordée à l’expérience entraîne même la mise à distance de la tradition livresque de la part de certains voyageurs, comme Lescarbot, qui réfute l’existence de monstres mentionnée par Pline 9 , ou Léry, qui nie que les « sauvages » soient « velus 10 ». Cette allégation d’expérience, véritable topique viatique, est associée à la multiplication d’« opérateurs de croyance 11 » garantissant l’authenticité du voyage, et dont François Hartog a montré le caractère central dans la « rhétorique de l’altérité 12 ». Léry revendique leur usage dans sa préface : si quelqu’un, di-je, trouve mauvais que, quand ci-apres je parleray de la façon de faire des sauvages (comme si je me voulois faire valoir), j’use si souvent de ceste façon de parler, Je vis, je me trouvay, cela m’advint, et choses semblables, je respon, qu’outre (ainsi que j’ay touché) que ce sont matieres de mon propre sujet, qu’encores, comme on dit, est-ce cela parlé de science, c’est à dire de veuë et d’experience : voire diray des choses que nul n’a possible jamais remarquées si avant que j’ay faict, moins s’en trouve-il rien par escrit 13 . 8 « Des Cannibales », Michel de Montaigne, Les Essais, Paris, Librairie générale française, coll. « la Pochothèque », 2001, p. 317-318. 9 « Au reste il n’y a point parmi eux de ces hommes prodigieux déquels Pline fait mention, qui n’ont point de nez, ou de lèvres, ou de langue ; item qui sont sans bouche, n’ayans que deux petits trous, déquels l’un sert pour avoir vent, l’autre sert de bouche : item qui ont des tétes de chiens, & un chien pour Roy ; item qui ont la téte à la poitrine, ou un seul œil au milieu du front, ou un pié plat & large à couvrir la tête quand il pleut, & semblables monstres », Marc Lescarbot, Voyages en Acadie (1604 -1607), Paris, PUPS, « Imago mundi », 2007, p. 311. 10 « Je reserve aussi à refuter cy apres l’erreur de ceux qui nous ont voulu faire accroire que les sauvages estoyent velus », Jean de Léry, Histoire d’un voyage faict en la terre de Brésil, op. cit., p. 149. Les auteurs ne rejettent cependant pas systématiquement l’autorité des Anciens, qui restent des références fréquemment mobilisées. Léry se réfère par exemple à Pline dans sa préface : « je me suis rétracté de l’opinion que j’ay autresfois eue de Pline […] parce que j’ay veu des choses aussi bigerres et prodigieuses qu’aucunes qu’on a tenues incroyables dont ils font mention », Ibid., p. 95. 11 François Hartog, Le miroir d’Hérodote : essai sur la représentation de l’autre, op. cit., p. 275. 12 Ibid., p. 224. 13 Jean de Léry, Histoire d’un voyage faict en la terre de Brésil, op. cit., p. 98. De l’usage des sensations dans les récits de voyage PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0002 19 Léry utilise ici plusieurs marqueurs d’autopsie, c’est-à-dire le fait de « voir selon ses propres yeux », selon l’étymologie grecque 14 , pour accréditer la fiabilité de son témoignage, et qu’il décline tout au long de son récit en marqueurs autoptiques sonores, gustatifs ou encore haptiques. Bien que ces marqueurs relèvent d’une indéniable « façon de parler » et constituent en cela des stylèmes propres au récit de voyage, il n’en demeure pas moins qu’ils sont caractéristiques d’une écriture qui accorde une importante place aux sens 15 . Le voyage comme « dérèglement de tous les sens » La rigueur du climat des pays froids, la chaleur harassante des pays chauds, le caractère épicé de certaines nourritures exotiques, ou encore la vue de la faune et de la flore des pays parcourus entraînent un « immense et raisonné dérèglement de tous les sens », pour reprendre la formule de Rimbaud dans sa lettre à Paul Demeny 16 . Le monde parcouru est appréhendé - et restitué - à travers l’expérience polysensorielle qu’en fait le voyageur, donnant lieu à des descriptions phénoménologiques. La vue occupe une importante place dans les récits de voyage. Considérée par la tradition comme le sens le plus noble - car elle est associée à la connaissance intellectuelle et détachée du contact direct avec la matière 17 -, la vue est aussi le premier sens par lequel les voyageurs perçoivent leur environnement. C’est par exemple par la vue que le monde apparaît en premier lieu aux voyageurs, comme en témoigne cet extrait du récit de Léry : le vingtsixiesme jour du mois de Febvrier, 1557. prins à la nativité environ huict heures du matin, nous eusmes la veuë de l’Inde Occidentale, terre du 14 α α, « action de voir de ses propres yeux » (DIOSC. Præf. ; LUC. Syr. 1), Anatole Bailly, Louis Séchan, Pierre Chantraine, et al., Dictionnaire grec-français, édition revue en 2018, Paris, Hachette, 2000. 15 Sur l’écriture des sens dans les récits de voyage, voir la thèse en cours de publication de Rebecca Legrand, « Vous avez bien là dequoy vous contenter les yeux, l’odorat & l’appetit ». Usages, fonctions et enjeux du lexique des perceptions sensorielles dans les récits de voyages français en Amérique (1545-1618), Université de Lille et Université de Toronto, Sous la direction des Professeur.e.s Grégoire Holtz et Marie-Claire Thomine-Bichard, 2023. 16 Lettre à Paul Demeny en 1871 dite la « Lettre du Voyant ». Arthur Rimbaud, « “Lettre du Voyant” à Paul Demeny le 15 mai 1971 », dans Correspondance (1870-1875), R. Gilbert-Lecomte (éd.), Paris, Éditions des cahiers libres, 1929, p. 55. 17 « Nous préférons la vue à tout le reste. La cause en est que, entre les sensations, c’est elle qui nous fait au plus haut point acquérir des connaissances et nous donne à voir beaucoup de différences », Aristote, Métaphysique, Paris, Flammarion, coll. « GF » 1347, 2008, p. 71, 980a 25. Mathilde Mougin PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0002 20 Bresil, quarte partie du monde […] Apres donc que nous eusmes bien remarqué, et apperceu tout à clair que ce que nous avions descouvert estoit terre ferme […] apres avoir mis la barque hors le navire, et, selon la coustume quand on arrive en ce pays-là, tiré quelques coups de canons pour advertir les habitans, nous vismes incontinent grand nombre d’hommes et de femmes sauvages sur le rivage de la mer […] Nous commençasmes aussi lors de voir premierement, voire en ce mois de Febvrier (auquel à cause du froid et de la gelée toutes choses sont si reserrées et cachées par deçà, et presque par toute l’Europe au ventre de la terre), les forests, bois, et herbes de ceste contrée là aussi verdoyantes que sont celles de nostre France és mois de May et de Juin : ce qui se voit tout le long de l’année, et en toutes saisons en ceste terre du Bresil 18 . Le champ lexical de la vue parcourt tout cet extrait (« veuë », « remarqué », « apperceu », « vismes », « voit »), et est le medium par lequel le voyageur découvre non seulement la terre, mais aussi les habitants du Nouveau Monde. La notation de couleur - « verdoyantes » - et son suffixe duratif met l’accent sur la dimension phénoménale de cet environnement, qui n’existe qu’en tant qu’il apparaît aux yeux des voyageurs. La description de certaines espèces animales est également l’occasion de nombreuses notations visuelles, et en particulier colorées, comme celle des « perroquets de toutes couleurs, rouges, gris, verts, jaunes 19 » de l’île de Moali du récit de Challe, parti au large de l’Afrique en direction de l’Océan indien en 1690. Le sens de la vue est encore plus développé dans sa description du caïman de l’île de Négrades au large de l’actuelle Birmanie : ces écailles sont marquetées de blanc, de jaune, de rouge, de bleu, avec un peu de noir, taillées par échelons en octogones, aussi polis et luisants que le cristal, et d’un éclat si vif que l’œil n’en peut soutenir la réverbération, lorsque le soleil donne dessus 20 . Couleurs et éclat permettent de tracer les contours de cette créature dont l’œil du voyageur peut difficilement soutenir la vue. Mais la vue est loin d’être le seul sens mobilisé dans la littérature viatique. L’ouïe, en deuxième position dans la hiérarchie culturelle de la dignité des sens 21 , puisqu’elle supplée celui de la vue dans le processus de construction Jean de Léry, Histoire d’un voyage faict en la terre de Brésil, op. cit., p. 146-148. Robert Challe, Journal d’un voyage fait aux Indes orientales II, Paris, France, Mercure de France, 2002, p. 96. Ibid., p. 89. 21 « après l’ópsis vient l’akoē : non plus j’ai vu, mais j’ai entendu », rappelle François Hartog. Mais « l’oreille, du point de vue du faire-croire, vaut moins que l’œil », François Hartog, Le miroir d’Hérodote : essai sur la représentation de l’autre, op. cit., p. 279. De l’usage des sensations dans les récits de voyage PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0002 21 de la connaissance, est également convoquée. C’est par l’ouïe que les « réalités sonores » pénètrent le récit, comme l’a analysé Michel Jourde avec le chant des oiseaux ou encore le « sabbat » des Amérindiens dans le récit de Jean de Léry 22 . L’ouïe est notamment le sens par lequel les voyageurs entrent un contact avec les populations rencontrées, avec lesquelles la communication n’est cependant pas toujours possible, puisqu’ils ne comprennent pas systématiquement les idiomes étrangers. Ainsi, Léry dit n’entendre « que le haut Allemand 23 » lorsque les « Sauvages » s’adressent à lui pour la première fois. À propos des Cafres, Tavernier déclare que leur langage lui est totalement inaudible : « quand ils parlent ils font peter leur langue dans la bouche & […] leur voix [est] à peine articulée 24 ». De même Dapper, auteur d’une Description de l’Afrique célèbre à l’époque - publiée en néerlandais en 1668 et traduite en français en 1686 -, livre une description très péjorative de la langue des Hottentots, si confuse, que leurs mots ressemblent plutôt au son des cloches qu’à des termes articulés, qui expriment nos pensées. Ils ont des mots aspirés et qu’ils prononcent si durement, que les Hollandais même ne sauraient apprendre leur langue. La langue des bas Bretons et des Basques est douce au prix de la leur 25 . C’est l’aspect sonore qui domine la description de la langue de cette population d’Afrique du Sud. Toutefois, selon une logique d’inversion entre la dignité des sens et le volume qu’ils occupent dans le texte, les « sens interdits 26 » que sont le 22 Michel Jourde identifie quatre moments importants mettant en scène la perception auditive dans le récit de Jean de Léry : le chant d’un oiseau nocturne (p. 287 du récit), la harangue des vieillards lors du départ pour la guerre (p. 337-338), la traversée d’une « grande forest » remplie « d’une infinité d’oyseaux rossignolans » (p. 417), et enfin, l’épisode du « sabbat » des Indiens, occasion d’un souvenir sonore persistant dans l’esprit du voyageur (p. 403). Voir Michel Jourde, « Autopsie et réalités sonores au XVI e siècle : contribution à une histoire de l’expérience auditive », dans Jean Dupèbe, Franco Giacone, Emmanuel Naya, et al. (éd.), Esculape et Dionysos. Mélanges en l’honneur de Jean Céard, Genève, Librairie Droz, « Travaux d’humanisme et Renaissance », 2008. 23 Jean de Léry, Histoire d’un voyage faict en la terre de Brésil, op. cit., p. 449. 24 Jean-Baptiste Tavernier, Les Six voyages II, Paris, Gervais Clouzier et Claude Barbin, 1676, p. 503. 25 Dominique Lanni, Fureur et barbarie. Récits de voyageurs chez les Cafres et les Hottentots (1665-1721), Paris, Cosmopole, 2001, p. 59-60. 26 Formule tirée du titre de la journée d’étude « Sens interdits : le goût, le toucher et l’odorat dans la littérature française des XV e et XVI e siècles » par Mélanie Fruitier et Rebecca Legrand en janvier 2021 à l’Université du Littoral Côte d’Opale. Elle visait à interroger la place de ces sens moins étudiés que la vue et l’ouïe. Mathilde Mougin PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0002 22 toucher et le goût sont encore plus développés. C’est même ce dernier qui semble dominer dans les récits de voyage : des écrevisses des tavernes que Montaigne parcourt aux nombreux fruits exotiques découverts par les voyageurs en Amérique et en Afrique, le monde est décrit en tant qu’il est goûté, révélant une expérience du monde « incorporé », comme Merleau-Ponty a pu le montrer, lui qui déclare : « j’ai conscience du monde par le moyen de mon corps 27 ». Ainsi, nombreux sont les voyageurs s’employant à décrire par exemple l’ananas, « roy des fruits 28 » très fréquemment illustré dans les récits de voyage, et qui donne lieu à l’évocation de nombreuses perceptions gustatives. Léry signale par exemple son « odeur de framboise » qui surpasse les « confitures de ce pays 29 ». De même, la noix de coco, autre fruit emblématique des denrées exotiques, fait l’objet d’une description chargée de notations sensorielles dans le récit de Challe, lors de l’épisode de l’île de Moali : Le coco mérite un moment d’attention. […] Quand ce fruit tombe de luimême, il est meilleur que lorsqu’on l’abat, parce qu’il est en parfaite maturité : lorsqu’on veut l’avoir, il ne faut que secouer l’arbre, ou y jeter une pierre. On coupe la queue du fruit, et on le perce à deux des trois trous, qui ne sont bouchés que par une écorce fort tendre. L’un des deux sert à passer le vent, et l’autre à boire à même la liqueur qui y est renfermée. Elle est très bonne, et a un petit goût d’aigreur très agréable, comme de citron, mais moins âcre. Le dedans de ce fruit (ordinairement gros du contour des deux mains ; puisqu’il tient ordinairement, et en maturité trois demi-setiers de liqueur, mesure de Paris) est rempli d’une pâte qui tient à son bois, et qui est épaisse de la moitié du petit doigt. Cette pâte est blanche, et a le goût de nos noisettes : elle est bonne et nourrissante, et je ne crois pas qu’un homme puisse en manger à un repas plus qu’un coco en contient. Ainsi, ce fruit assure la vie d’un homme frugal 30 . 27 Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, p. 97. 28 Jean-Baptiste Du Tertre, Histoire générale des Antilles habitées par les François II, Paris, Thomas Jolly, 1667, p. 127. 29 Jean de Léry, Histoire d’un voyage faict en la terre de Brésil, op. cit., p. 326. À propos de la description de l’ananas et de la poétique dont elle témoigne, voir l’article de Frédéric Tinguely, « Poétique de l’ananas », Viatica [en ligne], HS 5, Pôle éditorial numérique de l’Université Clermont Auvergne, 2022 : https: / / journals.openedition.org/ viatica/ ? id=2407, consulté le 19 octobre 2023. 30 Robert Challe, Journal d’un voyage fait aux Indes orientales I, Paris, France, Mercure de France, 2002, p. 382-383. De l’usage des sensations dans les récits de voyage PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0002 23 Véritable plagiat par anticipation 31 , cette description détaillée évoquant celle que Ponge fait de l’orange est dominée par les sens du goût (« bonne », « goût d’aigreur », « bonne ») et du toucher (« tendre », « épaisse »), auxquels s’ajoute la mention des modalités de dégustation de ce fruit, qu’il faut percer de deux trous. En outre, soucieux de rendre compte de manière précise de la complexité de ses saveurs, l’auteur nuance sa description, évoquant la paradoxale « aigreur très agréable » de la liqueur, et déployant dans une stylistique de l’approximation une série d’analogies mobilisant des référents partagés avec le lectorat (« comme du citron », « goût de noisettes »), afin de lui permettre de se représenter des réalités qui lui sont inconnues. À ces notations sont ajoutées des caractéristiques visuelles (la chair « blanche »). Ainsi, cette description est véritablement phénoménologique, ce fruit n’étant envisagé qu’en tant qu’il est perçu, tenu et goûté par un homme, étalon de mesure (l’épaisseur de la coque fait « la moitié du petit doigt », et la liqueur est évaluée en fonction de la « mesure de Paris »). C’est dans cette perception multimodale par un sujet que ce fruit acquiert sa « texture 32 » et sa saveur. Cette description témoigne d’une forme d’intercorporéité, qui désigne dans la pensée de Merleau-Ponty la qualité corporelle de la conscience, et son indissociabilité d’avec le corps qui éprouve le monde, loin du dualisme cartésien : « L’épaisseur du corps, loin de rivaliser avec celle du monde, est au contraire le seul moyen que j’ai d’aller au cœur des choses, en me faisant monde et en les faisant chair 33 ». Sens et connaissance : un « retour aux choses mêmes » ? Cette description sensorielle des objets, en plus de témoigner de l’expérience qu’en font les voyageurs, délivre un savoir sur ces derniers, accomplissant ce « retour aux choses mêmes 34 » au cœur de la phénoménologie. Il s’agit en effet, en envisageant les choses pour elles-mêmes, indépendamment des « fausses interprétations et des préjugés 35 » qui y sont attachés, d’accéder à leur connaissance. Par exemple, dans le chapitre consacré à la description 31 Du titre de l’essai de Pierre Bayard, Le Plagiat par anticipation, Paris, Les Éditions de Minuit, « Collection paradoxe », 2009. 32 Terme très fréquemment utilisé par Merleau-Ponty. Voir Le visible et l’invisible, Paris, Gallimard, 1964. 33 Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, p. 176. 34 Edmund Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie transcendantale, traduction de Paul Ricoeur, Paris, Gallimard, 1905, p. 65. Voir aussi Maurice Merleau-Ponty, La Phénoménologie de la perception, Avant-Propos, Paris, Gallimard, 2009 [1945], p. 9. 35 Edmund Husserl, Ibid. Mathilde Mougin PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0002 24 des poissons, Léry parle de « poissons volans » qu’il « pren[ait] […] aisément à la main », et qui sont « de fort bon goust et savoureux à manger 36 ». Quant à la bonite, il la compte parmi les « meilleurs à manger qui se puisse trouver », mais il déclare que la chair du requin n’est « guere bonne 37 ». Le goût, en plus de renseigner sur les préférences du voyageur, permet ainsi de classer les espèces, comme l’explique Rebecca Legrand : « les perceptions gustatives semblent avoir pour fonction principale d’être un procédé permettant de classer les animaux découverts et goûtés pour permettre de compléter les descriptions du narrateur 38 ». Ainsi, le goût produit de la connaissance. Il en est de même du toucher. Jean-Baptiste Tavernier, marchand parti en Orient pour acheter des pierreries, livre une description détaillée de certaines pierres reproduites sur les gravures accompagnant le récit, dans laquelle le toucher occupe une place importante, comme dans cet extrait : On voit la forme où il [un diamant du Grand Mogol] est demeuré étant taillé, & m’ayant esté permis de le peser j’ay trouvé qu’il pese 319 ratis […]. Estant brut il pesoit comme j’ay dit ailleurs, 907 ratis, qui font 793 carats. Cette pierre estoit de la méme forme comme si l’on avoit coupé un œuf par le milieu 39 . L’acte du toucher, permis au voyageur, lui laisse la possibilité de mesurer le poids du diamant, de la même façon que toutes les autres pierres commentées. C’est par le toucher qu’il établit un classement des pierres et de leur valeur. Les sens permettent ainsi aux voyageurs non seulement d’éprouver les choses du monde et d’en livrer une description phénoménale, mais aussi de classer les choses du monde et d’en produire une connaissance. Cette trajectoire de la perception des phénomènes à leur connaissance est également perceptible dans le cas particulier de la maladie, expérience lors de laquelle l’incorporation de la conscience atteint son comble, le sujet étant alors le siège des phénomènes qu’il observe, réduisant encore la possibilité d’une perspective dualiste. Si Montaigne, dans la véritable autopathographie 40 qu’est son Journal de voyage en Italie, rend compte quotidiennement des manifestations phénoménales de la gravelle dont il souffre et qui motive son voyage curatif, La Martinière, chirurgien et médecin, livre une importante 36 Jean de Léry, Histoire d’un voyage faict en la terre de Brésil, op. cit., p. 128. 37 Ibid., p. 129 et p. 133. 38 Rebecca Legrand, « Pour une poétique de la sensorialité dans les récits de voyage : l’exemple de la perception gustative dans l’Histoire d’un voyage de Jean de Léry (1580) », dans Grace Baillet (dir.), Sur les traces du voyageur-écrivain : témoignages croisés d’une histoire, Düren, Shaker Verlag, 2021, p. 76. 39 Jean-Baptiste Tavernier, Les Six voyages II, op. cit., p. 334. 40 Stéphane Grisi, Dans l’intimité des maladies : de Montaigne à Hervé Guibert, Paris, Desclée de Brouwer, « Intelligence du corps », 1996. De l’usage des sensations dans les récits de voyage PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0002 25 description du scorbut qu’il contracte lors de son voyage dans les pays du Nord : Sept ou huit heures aprés que je fut rentré dans nôtre Vaisseau, il me prit un grand mal de teste, & un vomissement, qui me dura deux ou trois heures. Après quoy me vint un mal de gorge, qui me donnoit de la peine d’avaller mes Amigdalles, estant fort enflées, accompagné d’une grande ébulution de sang, & démangeaison par tout le corps, mes gencives s’enflerent & seignerent abondamment, avec ébranlement de dents, me semblant à tout moment qu’elles alloient tomber ; ce qui m’empeschoit de manger aucune chose dure. Tout mon corps devint extraordinairement foible, avec fièvre lente, mon haleine courte & de mauvaise odeur, accompagnée d’une grande soif ; pour laquelle appaiser je beuvais souvent de l’oxicrat 41 . La Martinière, que la formation de chirurgien puis celle de médecin - effectuée à la suite de ses voyages - rend d’autant plus attentif aux affections corporelles, décrit ici les manifestations phénoménales du scorbut, dans une alternance d’imparfaits à valeur durative (« donnoit », « m’empeschoit », « beuvais souvent ») mettant l’accent sur l’état malade, et de passés simples (« s’enflerent & seignerent », « devint ») exprimant au contraire le surgissement, l’apparition des symptômes. À la fois objet de la maladie et sujet soignant, La Martinière interprète ses symptômes pour trouver des remèdes à son mal. Identifiant les causes de sa maladie (le « grand froid », la « nourriture de viandes salée […] qui avoit irrité [sa] glande pituitaire »), il expérimente différents traitements (« de l’eau de vie », « de l’eau douce », « du syrop de reglisse ») qu’il administre ensuite au reste de l’équipage avec succès. Il apparaît ainsi que, passé un premier état passif où le voyageur est terrassé par le mal, il accède progressivement à la posture du sujet connaissant, objectivant ses symptômes pour les traiter. La connaissance de la maladie est produite par sa perception phénoménale. Conscience du monde, conscience de soi Si la maladie favorise l’attitude introspective d’un sujet qui s’observe luimême, les perceptions du monde extérieur conduisent également à un retour sur soi, en vertu de la qualité intentionnelle de la conscience. « Toute 41 Pierre-Martin de La Martinière, Voyage des païs septentrionaux, dans lequel se void les moeurs, manière de vivre et superstitions des Norwéguiens, Lappons, Kiloppes, Borandiens, Sybériens, Samojèdes, Zembliens et Islandois... par le sieur de La Martinière, Paris, Louis Vendosme, 1671, p. 135-136. Mathilde Mougin PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0002 26 conscience est conscience de quelque chose 42 », déclare Husserl dans sa formule bien connue, devenue adage de la phénoménologie. « La conscience n’a pas de “dedans” ; elle n’est rien que le dehors d’elle-même et c’est cette fuite absolue, ce refus d’être substance, qui la constituent comme une conscience », expliquera à sa suite Sartre 43 . Or, bien que suivant un mouvement de « glissement hors de soi », de « fuite » 44 , la conscience établit une solidarité entre le monde et soi. Avoir conscience du monde, percevoir les phénomènes implique aussi une conscience de soi. En d’autres termes, cette écriture phénoménale du monde dans le récit de voyage constitue également une voie d’accès à la conscience des voyageurs, qui s’explorent eux-mêmes dans cette relation dynamique qu’ils entretiennent avec les choses du monde. Georges Vigarello considère même qu’une forme de dialogue entre l’homme et le monde s’établit à cette période : « le corps est d’abord, sinon exclusivement, relation avec le monde. Il est le lieu éprouvant les choses, communiquant avec elles, les mesurant, les évaluant 45 ». Ainsi, il est fréquent que la perception des choses du monde suscite chez le voyageur une référence particulière, un souvenir, et révèle toute l’épaisseur de sa conscience. Léry compare par exemple la chair des bananes à celle des « meilleures figues de Marseille 46 », Bernier compare les montagnes du Cachemire à « nos montagnes d’Auvergne 47 » et Tavernier associe « à nos campagnes de Beausse » les « fertiles campagnes de bled & de ris 48 » de l’Inde. Si la perception de l’ailleurs révèle quelque chose de la structure de la conscience des voyageurs, elle peut également faire résonner en eux certains souvenirs, comme il apparaît par exemple dans le chapitre que Léry consacre à la description des racines dont se nourrissent les autochtones : ceste farine ainsi crue, comme aussi le suc blanc qui en sort, dont je parleray tantost : a la vraye senteur de l’amidon, fait de pur froment long temps trempé en l’eau quand il est encore frais et liquide, tellement que depuis mon retour par-deça m’estant trouvé en un lieu où on en faisoit, ce flair me fit 42 « tout état de conscience en général est, en lui-même, conscience de quelque chose », Edmond Husserl, Méditations cartésiennes. Introduction à la phénoménologie, Gabrielle Peiffer et Emmanuel Levinas (trad.), Paris, Vrin, 1966, p. 28. 43 Jean-Paul Sartre, La Transcendance de l’ego. Esquisse d’une description phénoménologique, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 1981, p. 111. 44 Id. 45 Georges Vigarello, Le sentiment de soi. Histoire de la perception du corps, Paris, Éditions Points, 2016, p. 32. 46 Jean de Léry, Histoire d’un voyage faict en la terre de Brésil, op. cit., p. 320. 47 François Bernier, Un libertin dans l’Inde moghole, Paris, Chandeigne, « Magellane », 2008, p. 414. 48 Jean-Baptiste Tavernier, Les Six voyages II, op. cit., p. 34. De l’usage des sensations dans les récits de voyage PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0002 27 ressouvenir de l’odeur qu’on sent ordinairement és maisons des sauvages, quand on y fait de la farine de racine 49 . Dans ce passage que Frank Lestringant qualifie d’« humble et rustique ancêtre de la madeleine de Proust 50 » « sur le mode sauvage 51 », Léry met en scène ici une réminiscence déclenchée par la perception olfactive de l’amidon trempé dans de l’eau, les jours de lessive : « l’odeur d’amidon du manioc râpé transporte soudain le Brésil et ses fêtes dans la campagne bourguignonne des jours de lessive 52 ». Cette réminiscence est fondée sur une première association : celle du manioc à la farine de froment. C’est toutefois sur cette seconde association que s’étend Léry, qui convoque une scène « par-delà » une fois rentré en France, témoignant de toute la transformation de sa conscience à son retour. Cette racine brésilienne fait désormais partie des comparants structurant sa conscience : la France antarctique est un univers mental qui résonne avec son expérience du monde phénoménal français. D’autres auteurs formulent plus distinctement encore le sentiment d’une transformation de leur conscience lors de leur voyage, comme Bernier qui craint « de [s’]être corrompu le goût et [se] l’être fait à l’indienne 53 » à la suite de son séjour en Inde d’une dizaine d’années. La conscience du voyageur se trouve modifiée par sa relation dialogique au monde. Challe témoigne de manière particulièrement frappante de cette dimension relationnelle de la conscience qui est au cœur de la phénoménologie, à l’occasion d’un épisode de désœuvrement tandis qu’il est à bord de l’Écueil. La vue du gouvernail nourrit alors des pensées et des réflexions dans l’esprit du voyageur : Il me suffit de me mettre dans la grande chambre du vaisseau à une fenêtre, ou au haut de la dunette, ou à un des sabords de l’arrière dans la saintebarbe, & de regarder le gouvernail du navire, pour me jeter dans une méditation profonde & pour m’inspirer une espèce de mélancolie qui jusqu’ici m’a été inconnue. Je me suis plusieurs fois arrêté sur cet objet dans mes voyages au Canada, aux îles de l’Amérique, dans le Nord & dans l’Archipel ; mais jamais mon esprit n’a été frappé des idées dont il est présentement accablé 54 . 49 Jean de Léry, Histoire d’un voyage faict en la terre de Brésil, op. cit., p. 238. 50 Frank Lestringant, « Léry ou le rire de l’Indien », dans Histoire d’un voyage en terre de Brésil, Paris, Le Livre de Poche, « Classiques », 1994, p. 34. 51 Ibid., p. 33-34. 52 Ibid., p. 33. 53 François Bernier, Un libertin dans l’Inde moghole, op. cit., p. 297. 54 Robert Challe, Journal d’un voyage fait aux Indes orientales I, op. cit., p. 178. Mathilde Mougin PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0002 28 Il s’étonne ici du changement de ses réflexions par rapport à ses voyages au Canada, au cours des expéditions auxquelles il a participé (cinq entre 1682 et 1688) avant de rejoindre la Compagnie des Indes orientales 55 . Son esprit devient ici un objet de perception au même titre que le monde, et entretient une solidarité avec celui-ci : Je regardais les mouvements de l’eau autour du gouvernail comme de simples effets naturels d’une eau repoussée ou retenue : mon esprit n’allait pas plus loin & se bornait à une petite rêverie qui ne prenait rien sur sa tranquillité 56 . Son esprit fait véritablement corps avec l’environnement maritime. Il s’interroge alors sur les causes des modifications de ses pensées (« D’où vient que ce qui me paraissait autrefois très indifférent ne m’offre à présent qu’une matière de réflexions sérieuses ? »), écartant l’hypothèse que ce changement soit dû à l’âge, la faiblesse de son corps ou la maladie, et concluant à une cause intérieure : « il faut donc que la cause de ce changement soit en moimême 57 ». Toutefois, bien que ce mouvement introspectif soit attribué à une cause intérieure, il est bien généré par la vue du gouvernail et du mouvement des vagues : La vue du gouvernail du vaisseau me présente une infinité de sujets de réflexions : mon esprit s’y attache, et suit celle dont il est le plus frappé ; et si je n’étais distrait par leur propre confusion, ou par quelque secours étranger, j’approfondirais la matière autant que ma faible lumière pourrait s’étendre 58 . C’est dans sa relation au monde que le voyageur découvre sa conscience, en vertu de l’intentionnalité de cette dernière. Au-delà de cette expérience individuelle, Challe nous livre une méditation presque universelle, philosophique, sur les rapports entre soi et le monde. Il élabore en quelque sorte une pensée du sensible. Le journal apparaît alors bien, selon le mot de Friedrich Wolfzettel, comme un instrument gnoséologique 59 : il recèle une valeur de « prise de conscience ». « Le journal semble être le genre par excellence de cette réflexion in actu […] la réflexion immédiate prime sur le matériau des 55 Sur la biographie de Robert Challe, voir Jean Mesnard, « L’identité de Robert Challe », Revue d’Histoire littéraire de la France, vol. 79, n° 6, 1979. 56 Robert Challe, Journal d’un voyage fait aux Indes orientales I, op. cit., p. 178. 57 Ibid., p. 179. 58 Ibid., p. 180. 59 « la forme du journal est revalorisée en tant qu’instrument gnoséologique », Friedrich Wolfzettel, Le discours du voyageur : pour une histoire littéraire du récit de voyage en France, du Moyen Age au XVIII e siècle, 1. éd, Paris, PUF, « Perspectives littéraires », 1996, p. 246. De l’usage des sensations dans les récits de voyage PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0002 29 faits et circonstances en ravalant ces derniers à un statut secondaire 60 ». L’espace de l’écriture apparaît alors comme le lieu où se déploie cette science du sensible générée par le spectacle phénoménal des vagues. Conclusion Ce parcours dans quelques récits de voyage du long XVII e siècle révèle que l’insuffisance des connaissances livresques pour rendre compte de réalités inconnues des voyageurs favorise un « retour aux choses mêmes », à l’origine de nombreuses descriptions polysensorielles témoignant de toute l’incorporation du voyageur dans le monde qu’il perçoit. La multiplication des marqueurs autoptiques relatifs à la vue, à l’ouïe, à l’odorat, au toucher et surtout au goût, accréditent l’authenticité des récits en même temps qu’ils témoignent de l’expérience des voyageurs et du dialogue qu’ils entretiennent avec le monde parcouru. Le genre viatique, dans lequel aucun sens n’est interdit, fait ainsi figure d’hapax dans le paysage littéraire de cette époque régie par la bienséance. De plus, cette perception sensorielle du monde est productrice d’une connaissance : la conscience apparaît comme un principe épistémologique participant à l’ordonnancement du monde. L’expérience viatique permet ce « retour aux choses mêmes » au cœur de la phénoménologie, l’appréhension de celles-ci libérée de préjugés. Il est néanmoins évident que certaines occurrences d’autopsie relèvent plus d’une « façon de parler 61 » que d’un réel indice d’expérience, et la nouveauté à laquelle sont exposés les voyageurs n’annule pas leur recours aux autorités livresques. Toutefois, cette perspective de lecture phénoménologique révèle la singularité de ces récits d’expérience viatique, et toute la complexité de la psyché des voyageurs, qui embrassent le monde pour faire corps avec lui. L’écriture du phénomène engage une écriture de la conscience, cette dernière étant intimement solidaire du monde qu’elle perçoit. Les voyageurs révèlent en effet l’épaisseur, la texture de leur intériorité, de leurs valeurs, de leurs repères et de leur imaginaire dans cette relation au monde, dans une forme de découverte réciproque, et proposent une véritable pensée du sensible. Le voyage et son écriture, en plus de participer à l’édification et à la transmission d’une connaissance des « choses mêmes », ont ainsi un rôle indéniable dans la construction des consciences. 60 Ibid. 61 Jean de Léry, Histoire d’un voyage faict en la terre de Brésil, op. cit., p. 98. Mathilde Mougin PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0002 30 Bibliographie Sources Aristote. Métaphysique, Paris, Flammarion, « GF », 2008. Bernier, François. Un libertin dans l’Inde moghole, Paris, Chandeigne, « Magellane », 2008. Cartier, Jacques. 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Bien évidemment, le terme moderne de « roman » n’est apparu qu’au Moyen Âge pour désigner les textes écrits en langue romane, et est donc, faute de mieux, profondément anachronique pour désigner les prémices antiques du genre. Néanmoins, un certain nombre d’auteurs grecs, pour lesquels nous n’avons d’ailleurs que de très minces informations d’ordre biographique, ont écrit des œuvres bâties sur le même canevas : Un jeune homme et une jeune fille, tous les deux d’une beauté extraordinaire et comptant parmi les premiers de leur pays, tombent amoureux l’un de l’autre. Un dieu s’intéresse à eux. Tous les deux se trouvent embarqués, soit ensemble soit séparément, pour un long voyage à travers tout le monde grec et les pays adjacents ; voyage qui leur fait courir des dangers de toute sorte, et en particulier met leur chasteté en péril à tout moment. L’aide divine les soutient, cependant, et à la fin ils regagnent leur patrie, où ils sont réunis pour mener désormais une vie heureuse et tranquille 3 . 1 Voir Marthe Robert, Roman des origines et origines du roman [1972], Paris, Gallimard, « Tel », 1977, p. 12. 2 On rencontre en particulier fabula côté latin et mûthos (μ θ ) côté grec. 3 Bryan P. Reardon, Courants littéraires grecs des II e et III e siècles après J.-C., Paris, Les Belles-Lettres, « Annales littéraires de l’Université de Nantes », 1971, p. 310. Cassandre Heyraud PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0003 34 Cette invariabilité dans la conception tend à indiquer d’une part une réelle conscience générique, dès l’Antiquité, et ce malgré l’absence de théorisation, d’autre part un intérêt de la part du lectorat lié davantage au dépaysement et aux rebondissements permanents qu’au dénouement en lui-même qui ne suscitait, on le voit, aucune surprise. Côté latin, le roman semble moins avoir été considéré comme un genre à part entière car aucune unité aussi franche ne s’observe dans le maigre corpus dont nous disposons. Deux textes écrits en langue latine sont considérés par la plupart des spécialistes comme relevant du genre romanesque : Le Satiricon de Pétrone et L’Âne d’or d’Apulée, mettant tous deux en scène des personnages médiocres vivant des aventures relativement triviales. Les textes dans les deux langues ont donc longtemps été distingués, en raison de cette absence de points communs. Pour autant, en comparant finement les deux corpus, on peut observer des échos thématiques et structurels, laissant penser que les romanciers latins se jouaient, entre autres échos aux genres antérieurs 4 , de certains codes romanesques. Le principal obstacle aux rapprochements résidait dans la chronologie établie des différents romans qui nous sont parvenus, incompatible avec l’hypothèse d’emprunts entre les deux langues. Toutefois, les découvertes papyrologiques des dernières décennies ont permis de montrer que le corpus dont nous disposons est très lacunaire et ne correspond qu’à une infime partie de la production au cours des siècles. De plus, cette dichotomie entre une littérature latine satirique et une littérature grecque idéaliste semble, compte-tenu des fragments découverts, davantage être une construction a posteriori, due au manque de sources 5 . Cette opposition entre romans grecs et romans latins est restée très vivace dans la réception ultérieure du genre antique. Au XVII e siècle, les romans latins, sans être méconnus, choquent par leur contenu trop bas et on leur préfère leurs homologues grecs à la suite de la traduction par Jacques Amyot en 1547 des Éthiopiques d’Héliodore. Cette dernière est accompagnée d’un Prœsme du translateur, qui, « [p]lus qu’une introduction à la lecture de la traduction, […] constitue un “manifeste” en faveur d’une nouvelle forme 6 . » Les romans héroïques de la première moitié du siècle s’inspirent pour beaucoup du roman d’Héliodore et rendent compte de ce patronage dans les préfaces de leurs œuvres afin de légitimer, sous la forme d’une véritable théorie du roman, un genre au statut tout aussi ambigu que durant l’Antiquité : 4 Tels l’épopée, le théâtre, la poésie, etc. 5 Voir l’introduction de Romain Brethes et Jean-Philippe Guez à leur édition des Romans grecs et latins, parue chez Les Belles-Lettres en 2016, p. XIII. 6 Camille Esmein-Sarrazin, Poétiques du roman, Scudéry, Huet, Du Plaisir et autres textes théoriques et critiques du XVII e siècle sur le genre romanesque, Paris, Honoré Champion, 2004, p. 24. Lecture thématique et approche phénoménologique PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0003 35 abondamment lu et apprécié du public, il est pourtant condamné par les doctes 7 en ce qu’il ne dispose pas d’ancêtres prestigieux. Une fois hissé au rang de canon, le roman sur le modèle grec a pourtant dû partager le champ de la prose narrative avec un nouveau sous-genre se revendiquant comme son contrepoint littéraire, ainsi que le rappelle Jean Serroy : Le roman comique se présente, ainsi, au XVII e siècle, comme un laboratoire où s’expérimentent les formules les plus originales : prenant ouvertement ses distances avec les formes établies du roman pastoral, héroïque ou précieux, lesquelles, liées à des règles, ne bougent guère, il pousse toujours plus loin sa réflexion sur lui-même et en vient, à travers la multiplicité de ses tentatives, à découvrir à un genre qui se cherche encore l’immensité de son champ littéraire 8 . Considérées comme des œuvres marginales, sans valeur littéraire car ne s’inscrivant pas dans les normes romanesques nouvellement établies, les histoires comiques ont, de fait, tiré parti de cette situation pour explorer de nouveaux terrains d’innovation littéraire, multipliant les sources et mélangeant volontiers les styles. Tout en mettant en scène les romans héroïques sur le modèle grec pour en montrer les limites, diverses influences y sont convoquées, en particulier des caractéristiques fondamentales des romans latins comme l’errance de personnages anti-héroïques et l’exploration de la diversité des milieux sociaux, transmises au fil des siècles notamment par l’intermédiaire du roman picaresque espagnol, qui est un jalon fondamental entre le roman antique et les histoires comiques. Ainsi, Maurice Lever écrit : La vogue du roman picaresque ne cessera de s’étendre au cours de la première moitié du siècle ; elle exercera une action déterminante sur notre littérature narrative, et particulièrement sur le roman de mœurs. Cette vogue 7 « Notre nation a changé de goût pour les lectures et, au lieu des romans qui sont tombés avec la Calprenède, les voyages sont venus en crédit et tiennent le haut bout dans la Cour et dans la Ville, ce qui sans doute est d’un divertissement bien plus sage et plus utile que celui des agréables bagatelles qui ont enchanté tous les fainéants et toutes les fainéantes de deça dont nos voisins italiens, allemands, hollandais ont sucé le venin à leur dommage et à notre honte. » écrit Jean Chapelain dans sa « Lettre CXCII, À Monsieur Carrel de Sainte-Garde du 15 décembre 1663 » (dans Lettres de Jean Chapelain de l’Académie française, éd. Philippe Tamizey de Larroque, tome second, 2 janvier 1659-20 décembre 1672, Paris, Imprimerie nationale, 1883, p. 340-341. L’orthographe a été modernisée par nos soins). 8 Jean Serroy, Roman et réalité. Les Histoires comiques au XVII e siècle, Paris, Minard, 1981, p. 17. Cassandre Heyraud PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0003 36 est liée à la désaffection du public pour les héros trop vertueux et les sentiments idéalisés à l’extrême 9 . Cette question des sources n’a pourtant été que succinctement abordée tant par les théoriciens du XVII e siècle ayant proposé une généalogie du genre, à l’image de Charles Sorel dans sa Bibliothèque française (1664) ou de Pierre- Daniel Huet dans sa Lettre-traité sur l’origine des romans (1670), que par la critique moderne. Nous nous attacherons donc à l’étude de deux histoires comiques : L’Histoire comique de Francion de Charles Sorel d’une part, parue pour la première fois en 1623 puis réécrite à plusieurs reprises jusqu’à la version de référence de 1633. Fervent opposant aux invraisemblances des romans héroïques à travers la notion d’« anti-roman », Sorel n’en demeure pas moins dans une attitude ambivalente à l’égard de la norme littéraire du siècle en ce qu’il mobilise au sein de ses œuvres à visée parodique ou dénonciatrice les principes mêmes qu’il condamne 10 . Ainsi le Francion, dont le héros, quoique gentilhomme, n’est pas sans rappeler les picaros espagnols, et avant eux, les personnages des romans latins, par ses multiples compromissions dans les bas-fonds de la société, prend-il au fil des pages une inclinaison clairement sentimentale par la quête jusqu’en Italie de la belle et noble Naïs. Le Roman comique de Paul Scarron, paru entre 1651 et 1657, apparaît en outre extrêmement intéressant pour étudier l’influence des romans latins et grecs au XVII e siècle dans la mesure où il cristallise à lui seul ces deux courants pourtant perçus de longue date comme antagonistes et renoue donc, par la multiplicité des traditions qu’il renferme, avec les prémices même du genre. Présence du roman grec d’une part par le détournement des grands textes héroïques de l’époque dont toute l’invraisemblance est mise au jour par les remarques du facétieux et omniprésent narrateur 11 . Pour autant, la posture de Scarron à l’égard du genre romanesque n’est pas sans ambiguïté et la parodie se double d’un hommage 12 à ces textes foisonnants dont on apprécie, malgré tout et 9 Maurice Lever, Le roman français au XVII e siècle, Paris, Presses universitaires de France, « Littératures modernes », 1981, p. 85. 10 Voir l’article d’Anne-Élisabeth Spica, « Charles Sorel, entre fascination et répulsion pour le roman », dans Charles Sorel polygraphe, éd. Emmanuel Bury, Paris, Hermann, 2017, p. 207-234. 11 Voir l’article de Bernard Tocanne, « Scarron et les interventions d’auteur dans le Roman comique », dans Mélanges de littérature française offerts à Monsieur René Pintard, Noémi Hepp, Robert Mauzi et Claude Pichois (éds.), Strasbourg, Centre de Philologie et de Littératures romanes de l’Université de Strasbourg, Paris, Klincksieck, 1975, p. 141-150. 12 Il s’agirait du principe même de l’acte parodique selon Daniel Sangsue dans La Relation parodique, Paris, José Corti, « Les Essais », 2007, p. 106. Lecture thématique et approche phénoménologique PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0003 37 malgré soi, les charmes : les personnages principaux de l’œuvre sont, à ce titre, de véritables héros de roman et vivent des aventures flamboyantes. Présence du roman latin également par l’origine même de ces personnages, évoluant, contrairement aux héros conventionnels, dans l’univers des gens de basse condition, se retrouvant dans des tavernes et sillonnant les routes. Ces deux textes s’approprient donc la matière romanesque traditionnelle dont ils ont perçu les caractéristiques fondamentales, mais, par la mise en dialogue en leur sein du réel, dans sa dimension la plus tangible, héritée de la veine latine, et du romanesque éthéré, ils témoignent d’un rapport personnel et renouvelé au monde qu’il s’agira de mettre au jour. Pour cela, nous emprunterons la voie de la critique thématique pour montrer que les deux œuvres accordent une place de premier ordre au thème du corps en mouvement et à ses manifestations sensibles à travers diverses variations qui se répètent sans se dupliquer, dessinant un véritable paysage romanesque. Tandis que les pérégrinations des personnages du roman grec, puis du roman héroïque, relevaient du topos, du présupposé générique, elles témoignent dans les histoires comiques d’une conscience fine de la généalogie du genre et d’un jeu implicite avec les motifs intertextuels, placés au cœur de la structure de l’œuvre et transformés par la sensibilité propre du romancier. Cette mise en scène du corps, conduisant à une restitution de l’expérience du monde par l’acte d’écriture, est visible entre autres dans deux passages obligés de tout roman héroïque digne de ce nom que Scarron et Sorel reprennent à leur compte et qui seront traités successivement. Le corps en marche : l’incipit in medias res Cette technique narrative, déjà présente dans L’Odyssée d’Homère, ne s’observe, en ce qui concerne le corpus romanesque grec, que chez Héliodore, puisque les autres œuvres conservées commencent, en règle générale, de façon linéaire par la rencontre entre les futurs héros, le jeune homme et la jeune fille. Les Éthiopiques s’ouvrent ainsi sur une scène violente et empreinte de mystère 13 : un groupe de brigands découvre sur une plage d’Égypte un bateau et sa cargaison abandonnés ainsi que les restes d’un banquet ayant tourné au massacre. Au milieu des cadavres, deux jeunes gens, d’une beauté extraordinaire, sont en vie, mais blessés. Il faudra attendre de nombreux rebon- 13 Nous renvoyons aux premières pages de l’édition de référence pour le roman d’Héliodore, à savoir Les Éthiopiques. Théagène et Chariclée, texte établi par Robert Mantle Rattenbury et Thomas Wallace Lumb et traduit par Jean Maillon, Paris, Les Belles-Lettres, « Collection des universités de France », 1935. Cassandre Heyraud PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0003 38 dissements et divers récits rétrospectifs avant d’enfin savoir au livre V ce qui est arrivé auparavant aux deux héros, Théagène et Chariclée, pour expliquer cette étonnante situation initiale. Ainsi Jacques Amyot écrit-il dans Le Prœsme du Translateur mentionné précédemment : Mais surtout la disposition en est singulière : car il commence au milieu de son histoire, comme font les poètes héroïques. Ce qui cause de prime face un grand ébahissement aux lecteurs, et leur engendre un passionné désir d’entendre le commencement : et toutefois il les tire si bien par l’ingénieuse liaison de son conte, que l’on n’est point résolu de ce que l’on trouve tout au commencement du premier livre jusqu’à ce qu’on ait lu la fin du cinquième 14 . Cette originalité, riche en perspectives narratives selon le lectorat du XVII e siècle, valut à Héliodore d’être érigé en véritable modèle pour le genre, de devenir l’« antonomase des romanciers grecs, au XVII e siècle » selon l’expression de Georges Molinié 15 . L’incipit in medias res sera ainsi la norme pour tout roman héroïque, à l’image d’Artamène ou le Grand Cyrus de Georges et Madeleine de Scudéry (1649-1653), qui s’ouvre sur le spectaculaire et mystérieux incendie de la ville de Sinope et nécessite trois récits rétrospectifs pour que l’origine de ces événements soit dévoilée. De façon plus surprenante, les œuvres de Sorel et Scarron commencent également in medias res. Après un premier paragraphe d’ordre théorique sur les bienfaits du genre, joignant l’utile à l’agréable, le Francion présente au lecteur une scène nocturne durant laquelle un vieil homme, Valentin, se livre, dans les fossés entourant un château, à un étrange rituel pseudo-magique dont la finalité se dévoile au fil des pages : réaffirmer sa virilité défaillante. De même, Le Roman comique de Scarron s’ouvre sur l’arrivée dans la ville du Mans en fin de journée d’une troupe de comédiens que nous suivrons durant la totalité de l’œuvre. Au travers de la présentation de personnages déjà en marche, les deux romanciers mettent au jour toute la dimension problématique de ce thème du corps et l’insèrent, chargé de connotations spécifiques à la veine comique, au sein d’un canevas romanesque traditionnel. C’est donc par l’apparition du corps, donnant à voir dans un premier temps les personnages comme des objets sensibles, que l’incipit in medias res topique se trouve réactualisé. 14 Jacques Amyot, « Le Prœsme du translateur », dans L’Histoire aethiopique, traduction française de Jacques Amyot [1547], éd. Laurence Plazenet, Paris, Classiques Garnier, « Textes de la Renaissance », 2008, p. 160. L’orthographe a été modernisée par nos soins. 15 Georges Molinié, Du roman grec au roman baroque. Un art majeur du genre narratif en France sous Louis XIII [1982], Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 1995, p. 317. Lecture thématique et approche phénoménologique PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0003 39 1. Subversions solaires La première phrase de chaque texte repose sur le détournement de la même image, le lever du soleil, motif épique par excellence depuis Homère et sa célèbre Aurore aux doigts de rose, fréquemment présente au début des chants. Ce motif propre à l’épopée est ainsi devenu un véritable topos que les romanciers antiques ont repris à leur compte 16 . La comparaison est nette : le soleil se lève chez Héliodore et ses successeurs baroques, gage d’aventures à venir, tandis que chez Scarron, l’action n’a pas encore commencé que le soleil se couche, puisqu’il a « achevé plus de la moitié de sa course 17 », signe d’un refus du romanesque 18 . Le char finit par dérailler, de même que la tonalité épique associée, que le narrateur conjure d’une remarque méta-linguistique insistant sur son artificiel charabia : « Pour parler plus humainement et plus intelligiblement 19 ». Le choix de ces deux adverbes se veut même programmatique de l’esthétique comique, qui propose au style ampoulé et incompréhensible du romanesque baroque une alternative immédiatement perceptible et saisissable par le lecteur à travers ses sens, selon l’étymologie même du verbe intellego (comprendre, apprécier, sentir). Sorel, quant à lui, va plus loin puisque la scène se passe en pleine nuit : « La nuit était déjà fort avancée lorsqu’un certain vieillard, qui s’appelait Valentin, sortit d’un château de Bourgogne… 20 ». Paradoxalement, malgré ce cadre nocturne, à priori peu propice à des aventures romanesques, c’est bien le corps qui apparaît comme le moteur de l’action à venir à travers l’irruption en extérieur du personnage pour se livrer à une activité rompant le calme 16 On peut lire l’ouverture du livre III des Métamorphoses d’Apulée, où le personnage de Lucius est en proie aux pires tourments, se croyant responsable d’un crime qui n’est en réalité qu’une vaste mascarade, comme un clin d’œil ironique à cette même Rhododaktylos Éos ( δ δ λ ) : « Commodum punicantibus phaleris Aurora roseum quatiens lacertum caelum inequitabat, et me securae quieti reuulsum, nox diei reddidit. » (À peine l’Aurore agitant son bras de rose chevauchait-elle le ciel avec ses phalères pourprées, qu’arraché à un sommeil tranquille, la nuit me rendit au jour). Nous traduisons. 17 Paul Scarron, Le Roman comique, éd. Jean Serroy, Paris, Gallimard, « Folio classique », 1985, p. 37. 18 Voir l’article de Françoise Létoublon « La rencontre avec les personnages de roman : des Éthiopiques au Roman comique », dans Topographie de la rencontre dans le roman européen, éd. Jean-Pierre Dubost, Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise Pascal, 2008, p. 327-341. 19 Paul Scarron, Le Roman comique, éd. Jean Serroy, p. 37. 20 Charles Sorel, L’Histoire comique de Francion, éd. Fausta Garavini, Paris, Gallimard, « Folio classique », 1996, p. 44. Cassandre Heyraud PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0003 40 environnant. L’obscurité, envisagée comme un moyen de dissimuler les pratiques honteuses liées au corps, est ainsi conjurée et participe paradoxalement au dévoilement du personnage qui, malgré toutes ses précautions, va être mis sous le feu des projecteurs par le narrateur. 2. Microcosme vs macrocosme On peut observer par ailleurs un net contraste entre ce que l’on lit et les attendus relatifs au cadre d’aventures héroïques : chez Héliodore, des brigands observent depuis les montagnes une scène qui se déroule à l’embouchure du Nil, image grandiose dans un environnement exotique. Néanmoins, dans Le Roman comique, le char du soleil défectueux nous oblige à reprendre pied sur terre, puisque la seule « mer 21 » mentionnée est un leurre. Ainsi, le cadre de la petite ville de province, peu propice à des aventures extraordinaires, est éminemment terrestre, sans relief. Le personnage de Valentin chez Sorel vit dans un « château de Bourgogne 22 », heureux présage d’une intrigue noble, mais les attentes sont vites détournées puisqu’il en est le simple « concierge 23 » et se livre à ses activités magiques dans les « fossés 24 » ! De même, tandis que l’on attendrait des navires, gages d’aventures lointaines et dangereuses, les comédiens chez Scarron voyagent avec une simple charrette. Pour autant, on peut y déceler la transcription d’un principe fondamental du genre romanesque : les héros-comédiens, mus par un éternel mouvement, sont introduits par le symbole de leur errance, même si le registre n’est pas le même. Le moyen de locomotion traduit en effet la bigarrure tant matérielle que sociale propre à une profession placée aux marges de la société de l’Ancien Régime, si bien que la charrette semble déborder par le haut de tout ce bric-à-brac qui est le seul bien des comédiens. Dans le Francion, Valentin évolue, lui, à pied dans un périmètre extrêmement restreint, ce qui est un indice de son rôle très anecdotique dans l’histoire. Il est en effet le héros d’une véritable petite nouvelle qui ouvre le roman, mais il ne sera plus guère question de lui par la suite puisque le cadre bourguignon étriqué cédera sa place aux vastes aventures du véritable héros, Francion. 21 Paul Scarron, Le Roman comique, éd. Jean Serroy, p. 37. 22 Charles Sorel, L’Histoire comique de Francion, éd. Fausta Garavini, p. 44. 23 Ibid. 24 Ibid. Lecture thématique et approche phénoménologique PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0003 41 3. Brosser le portrait : textures et reliefs des descriptions La dimension corporelle et sensible est au cœur de la présentation des personnages et les distingue, de fait, des héros romanesques conventionnels. Chez Scarron, la charrette, en marche et en approche, est porteuse de vie comme en témoignent les nombreux imparfaits. Au sommet trône une « demoiselle 25 » à peine décrite, « habillée moitié ville, moitié campagne 26 », sans doute pour insister sur sa duplicité et mettre en garde le lecteur quant à la fausse piste qu’il s’apprête à suivre. En effet, cette demoiselle, nous le découvrirons plus tard, est née dans une famille de comédiens et occupe un rôle secondaire dans l’intrigue. De plus, elle est la mère d’une jeune fille. Le terme même pour la désigner est donc un piège qui se joue des attendus topiques du lecteur : ce n’est pas l’héroïne du roman que nous découvrons dans cet incipit. Le jeune homme fait l’objet d’une attention bien plus soutenue que sa camarade. Cette focalisation pourrait indiquer que l’on a bien affaire au personnage principal et à un véritable héros de roman, ce que semble suggérer la tournure comparative « aussi pauvre d’habits que riche de mine 27 », insistant sur la noblesse dont il est porteur. C’est pourtant sur l’accoutrement bigarré du jeune homme que la suite du texte se concentre au fil d’une description mimant la progression de ses pas 28 . Le corps est omniprésent à travers cette description, qui a littéralement lieu de la tête aux pieds, et l’évocation pour le moment mystérieuse d’une blessure d’ordre physique : « Il avait un grand emplâtre sur le visage 29 ». Le rôle de ce masque est double puisqu’il dissimule à la fois l’identité de Destin qui cherche à échapper à ses ennemis, mais aussi sa parfaite beauté physique qui le trahit au sein du personnel comique. Le héros scarronien est donc un être hétéroclite, véritable palimpseste d’aventures et de genres variés, défini par son corps en marche. La description de la caravane se clôt par une rapide mention d’un « vieillard 30 » que nous confronterons à la figure de Valentin chez Sorel. Faire appel à un homme d’un certain âge dans une œuvre littéraire relève davantage du genre de la comédie 31 que de celui du roman. De fait, ces deux vieillards sont présentés de manière subversive et ridicule en mettant l’accent 25 Paul Scarron, Le Roman comique, éd. Jean Serroy, p. 37. 26 Ibid. 27 Ibid. 28 Par exemple « un grand fusil », « un bonnet de nuit », « une casaque de grisette », « des chausses trouées » (Ibid., p. 38.) 29 Ibid., p. 37. 30 Ibid., p. 38. 31 Pensons à Géronte chez Molière. Cassandre Heyraud PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0003 42 sur leur corps défaillant. Celui qui est en réalité le comédien La Rancune dans Le Roman comique « se courbait un peu en marchant 32 », tant sous le poids de ses bagages que de celui des ans, ce qui inspire au narrateur une comparaison animalière pointue et décalée avec la tortue des Indes : l’homme disparaît ainsi au profit de l’animal. Valentin, de son côté, subit le même sort puisque ses grommellements l’assimilent à « un vieux singe 33 ». Il reprend par la suite figure humaine à travers l’invocation de sa femme, Laurette, à la fin de son rituel magique 34 . Rien de comparable, pourtant, aux chastes sentiments des beaux et parfaits amants des romans grecs et baroques puisque cette scène mystérieuse a pour objectif de lui permettre de consommer charnellement son union. Cette dimension physique, purement corporelle, est entravée par son grand âge. Dès les premières lignes, Valentin est en effet présenté comme un véritable barbon 35 . Ses lunettes, accessoire peu compatible avec un statut héroïque, ont été enlevées pour l’occasion, sûrement pour l’empêcher de discerner nettement ce qu’il est en train d’accomplir et qui n’a rien de glorieux ! Son corps occupe le devant de la scène puisqu’il s’agit de lui rendre sa vigueur par un processus apparemment très minutieux et codifié. Il va même jusqu’à se déshabiller. L’accent est alors mis, de façon triviale et transgressive, sur le bas de son corps dont aucun détail n’est épargné au lecteur. Le processus de déshabillage, en dévoilant ostensiblement tous les défauts liés à la vieillesse, suscite à la fois gêne et amusement face à ce voyeurisme littéraire auquel on ne peut se soustraire : « il ôta tous ses habits hormis son pourpoint et, ayant retroussé sa chemise, se mit dedans l’eau jusqu’au nombril 36 », « se laver par tout le corps sans en rien excepter 37 ». Alors que traditionnellement, le corps du chaste héros romanesque est invariablement soumis aux dangers du voyage et à la tentation de la passion, sa pleine performance est l’enjeu de cet incipit pour notre protagoniste d’un soir afin de satisfaire son épouse, signe d’une nouvelle relation affective au monde portée par la veine comique. 32 Paul Scarron, Le Roman comique, éd. Jean Serroy, p. 38. 33 Charles Sorel, L’Histoire comique de Francion, éd. Fausta Garavini, p. 44. 34 Ibid., p. 45. 35 Nous renvoyons aux différentes expressions utilisées pour le décrire : « un certain vieillard », « une robe de chambre sur le dos »... (Ibid., p. 44). 36 Ibid. 37 Ibid., p. 35. Lecture thématique et approche phénoménologique PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0003 43 Le corps raconté : les récits rétrospectifs Ces récits, enchâssés dans la diégèse, se caractérisent, d’un point de vue thématique, par un retour en arrière nécessaire à la bonne compréhension de l’intrigue. Ils sont, dès le roman grec sur le modèle héliodorien et ses héritiers baroques, étroitement associés à l’incipit in medias res dont les zones de mystère sont élucidées progressivement grâce à ces analepses ponctuant la suite de l’histoire. C’est précisément ce phénomène qui est à l’œuvre dans Le Roman comique, Scarron utilisant le procédé pour que les personnages de la troupe de comédiens présentés au début de l’œuvre se dévoilent progressivement aux autres et au lecteur, par la même occasion. Néanmoins, on rencontre ce type de récits rétrospectifs de façon plus large dans le roman antique, tant latin que grec, où il peut être pris en charge par un personnage tout à fait secondaire, rencontré de façon épisodique, et dont le passé nécessite d’être connu pour faire progresser l’action. C’est le cas de la maquerelle Agathe dont le récit rétrospectif de la longue carrière va occuper la quasi-totalité du livre II du Francion tout en tissant des liens avec la figure de Laurette, au cœur des préoccupations érotiques du héros éponyme au début de l’œuvre. Le récit rétrospectif, enchâssé au sein des aventures des protagonistes, est donc un véritable topos romanesque que le genre de l’histoire comique va subvertir au service d’une esthétique et d’une perception personnelles du monde. Il marque un temps de pause dans le mouvement qui régit les héros et les conduit sur les routes puisqu’il a lieu, en règle générale, dans une chambre, partagée pour l’occasion. Chez Sorel, les personnages se trouvent dans une taverne un peu louche et cohabitent, comme souvent dans ce type d’établissement, avec une supposée inconnue qui établit le contact. Dans Le Roman comique, installés dans une hôtellerie, certains comédiens se regroupent pour entendre, sous la forme d’une veillée, les aventures de Destin et l’Étoile, qui seront, à plusieurs reprises, interrompues 38 . Nous remarquons donc que le récit rétrospectif comique est lié à une variation particulière du thème du corps en mouvement, celui de la halte, pour lui redonner des forces avant un nouveau voyage, grâce au sommeil, à la nourriture, et à la boisson ! De même, ce récit, pris en charge par un membre du personnel romanesque, plus ou moins important selon les cas, accorde une place de premier ordre à l’expérience vécue du monde, à l’instabilité de la position du personnage et à sa mobilité tant géographique que sociale, du fait d’une présentation ab ovo de son parcours. 38 En particulier par la « dévote sérénade » de Ragotin au chapitre XV de la première partie (Paul Scarron, Le Roman comique, éd. Jean Serroy, p. 138). Cassandre Heyraud PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0003 44 1. Une instabilité fondamentale Les deux récits de Destin et Agathe s’ouvrent donc, de façon assez logique, sur leurs origines familiales et sociales. Contrairement aux héros grecs et baroques, qui sont toujours issus d’une famille noble, voire princière, les héros comiques sont porteurs en eux d’une forme de marginalité inéluctable, liée au milieu dont ils sont issus. Alors que la vieille maquerelle en vient directement à son adolescence, considérant sans doute que la référence à la pauvreté de son père est suffisante pour planter le décor de ses débuts dans la vie (« Je vous dis donc que mon père, ne me pouvant toujours nourrir à cause de sa pauvreté, me mit à l’âge de quinze ans à servir une bourgeoise de Paris 39 »), le comédien insiste de façon très précise sur les années précédant sa naissance, notamment à travers la figure de son père. Ce dernier est en effet présenté comme d’une condition tout à fait acceptable 40 . Pour autant, Destin met l’accent, en retraçant le parcours de Garigues, sur sa bassesse morale qui en fait le contre-point de l’honnête homme. Son itinéraire le mène tout droit à la rencontre avec sa seconde épouse, la mère de Destin, en laquelle il trouve une stabilité inédite et une compagne d’avarice idéale 41 . Ces défauts exacerbés des parents laissent présager, dès le départ, de la position instable de Destin dans cette famille, lui dont la noblesse d’âme et la beauté de corps ont déjà été constatées à plusieurs reprises par le lecteur et contrastent avec la « bassesse de [s]a naissance 42 » dont il fait état dès le début de son histoire. Cette tension entre ses origines et sa personnalité est une sorte de fil rouge dans le récit de sa vie, et les indices dont nous disposons tendent à indiquer que si Scarron avait pu achever son roman, le dénouement aurait donné lieu à une révélation favorable venant conjurer cette impossible ambivalence par une scène de reconnaissance sur le modèle grec 43 où Destin se serait révélé être le jeune comte de Glaris et non le fils de l’avare et médiocre Garigues. Du côté d’Agathe, sa place chez sa terrible maîtresse de jeunesse apparaît comme nécessairement transitoire du fait de tous les maux dont elle accable son entourage, présentés avec emphase dès le début de son récit comme 39 Ibid., p. 90-91. 40 Ibid., p. 92 : « Mon père était des premiers et des plus accommodés de son village. Je lui ai ouï dire qu'il était né pauvre gentilhomme. » 41 Ibid. Notons les multiples parallélismes de construction, comme « elle était plus avare que mon père, et mon père plus avare qu'elle ». 42 Ibid. 43 La scène de reconnaissance (anagnorisis, αγ ρ σ ) est, au-delà du genre romanesque, un topos de la littérature grecque depuis les tragédies et comédies du V e siècle avant notre ère. Lecture thématique et approche phénoménologique PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0003 45 l’élément déclencheur des péripéties futures de la jeune fille. La ponctuation expressive est ainsi un moyen de rendre compte de la dimension affective de cet épisode déterminant : « En ma foi, c’était la plus mauvaise femme que je vis jamais. Bon Dieu ! Comment le croirez-vous bien 44 ? » 2. Outrances et offenses : le corps dans tous ses états Cette mauvaise maîtresse est en effet présentée comme une ivrogne gloutonne, personnage-type des nouvelles de la Renaissance 45 , comme l’indique la savoureuse expression « faire gogaille 46 ». C’est dans un premier temps son pauvre mari qui essuie les plâtres de ses colères homériques. Ces scènes de ménage, somme toutes relativement topiques depuis les fabliaux médiévaux, permettent une transition vers les mauvais traitements infligés à la jeune servante, Agathe. Cette fois, les brimades sont nettement plus dures car associées à des châtiments d’ordre corporel comme les piqûres d’épingle et la tête plongée dans l’omelette. Cette violence physique à l’œuvre contre le protagoniste n’est pas étrangère aux romans grecs puis baroques où les héros subissent, de la part de leurs opposants, de nombreux sévices. Néanmoins, ces derniers sont présentés avec davantage de gravité, la vie même pouvant être menacée, et les héros ne doivent leur salut qu’à un retournement de situation ou à l’intervention heureuse d’un tiers 47 . De même, la présentation des parents de Destin aboutit à une succession d’épisodes mettant en avant leur avarice mutuelle dont le corps est le premier à faire les frais, en ce qu’il est malmené, comprimé et déformé pour satisfaire la pingrerie du père : « Mon père a l’honneur d’avoir le premier retenu son haleine en se faisant prendre la mesure d’un habit, afin qu’il y entrât moins d’étoffe 48 ». Malgré la dimension clairement hyperbolique de ces micro-récits 44 Charles Sorel, L’Histoire comique de Francion, éd. Fausta Garavini, p. 91. 45 Sur l’influence des recueils de nouvelles du XVI e siècle sur les histoires comiques, voir la thèse d’Anne Boutet soutenue en 2019 et publiée chez Garnier en 2024. 46 Charles Sorel, L’Histoire comique de Francion, éd. Fausta Garavini, p. 91. 47 Les multiples épreuves traversées sont énumérées par les héros lors de leurs lamentations, véritable passage topique des romans grecs, comme ici dans Les Éthiopiques (II, IV, 1) : « ω ρ σ ρ μ ρ α χ σ φ γ γ σ π αλ σα, δ θαλασσ δ π ρα ρ ω π αλ σα, λ σ α παραδ σα, π λλ ω λλ ρ σασα » (Quelle est l'insatiable Erynnie, ainsi animée par nos malheurs, qui nous a exilés de notre patrie, exposés aux dangers de la mer et aux dangers de la piraterie, livrés aux brigands et privés à plusieurs reprises de nos biens ? ) Nous traduisons. 48 Paul Scarron, Le Roman comique, éd. Jean Serroy, p. 92. Cassandre Heyraud PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0003 46 facétieux dont l’objectif est, par leur outrance, de faire rire, le personnage qui prend en charge le récit rétrospectif apparaît dans une position impossible que seul le mouvement sous la forme d’un départ permettra de conjurer. 3. De l’itinéraire cahotique à la découverte de soi De fait, la vie de Destin et d’Agathe est marquée par l’impossible quête d’une place durable et sûre. L’arrivée, chez Scarron, d’un autre enfant dans la famille donne lieu à une suite de disgrâces pour le jeune Destin qui finit par quitter ses parents. Commence alors une série de voyages et d’errances, au fil de ses rencontres, ce qu’incarne la carrière de comédien qu’il finit par embrasser. Néanmoins, malgré cette trajectoire heurtée, Destin ne se départit jamais de sa noblesse d’âme. Ainsi, ses aventures ont-elles une dimension romanesque, tant du point de vue de leur cadre géographique, pensons à son voyage en Italie, que des péripéties qui auront lieu, à l’image de son affrontement avec le brutal Saldagne qui voulait ôter le voile du visage de la belle Léonore, alias l’Étoile. Dans cet épisode purement héroïque, le dévoilement forcé du corps est perçu de manière conventionnelle comme une offense physique et un sacrilège moral, brossant en creux le portrait du coriace agresseur. Chez Sorel, le récit de son séjour chez la tyrannique maîtresse parisienne n’est, là aussi, qu’une première étape dans le parcours d’Agathe. Pour autant, malgré ces similitudes d’un point de vue structurel et thématique avec Le Roman comique, la tonalité est nettement différente. Là où Destin est l’incarnation de l’honnête homme qui ne se corrompt pas, malgré les revers de fortune, la jeune Agathe utilise son esprit et ses charmes pour tirer le meilleur parti des situations. De fait, son parcours est à rapprocher des romans picaresques espagnols et les brimades physiques qu’elle subit ne sont pas sans rappeler les déboires de Lazarillo au service de plusieurs de ses maîtres 49 . Le long récit de sa vie accorde, en outre, une place essentielle à la thématique carnavalesque du bas corporel étudiée par Bakhtine 50 , qui fait 49 Aux pages 77 et 78 de L’Histoire comique de Francion de Charles Sorel, Paris, SEDES, « Agrégation de lettres », 2000, Frank Greiner et Véronique Sternberg détaillent ainsi les emprunts avérés de l’œuvre à la littérature picaresque. 50 Dans L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance [1970], traduction du russe par Andrée Robel, Paris, Gallimard, « Tel », 1982. Lecture thématique et approche phénoménologique PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0003 47 écho au comportement anti-héroïque des protagonistes des romans latins, mus par le désir de satisfaire leurs besoins 51 . Le parcours d’Agathe est donc une expérience haute en couleurs du monde, à travers un itinéraire érotique visant à satisfaire, au fil des rencontres, tous les instincts associés à son corps. Alors que les héroïnes romanesques conventionnelles cherchent par tous les moyens à préserver leur vertu malgré les sollicitations et les violences des désirs qu’elles suscitent 52 , faisant du corps une réalité virtuelle, voire un repoussoir, la trajectoire dans le monde de la jeune Agathe est celle d’une expérimentation sensuelle et sensorielle de toutes ses potentialité 53 . Tandis que le récit rétrospectif pris en charge par une femme dans le roman traditionnel met l’accent sur la vertu préservée et les dangers affrontés, il devient, pour Agathe, le lieu d’une réactualisation jouissive de cette découverte hautement positive. Par la mise en scène dès le début de leur œuvre de personnages déjà en action, et même lancés sur les routes dans le cas des comédiens du Roman comique, Scarron et Sorel renouent avec les principes structurels du romanesque traditionnel qu’ils abaissent néanmoins à portée humaine par un cadre et des préoccupations plus triviales. Les deux incipit marquent le triomphe du corps, à la fois comme incarnation palpable d’une esthétique de la bigarrure, voire de la disconvenance, et thème majeur du passage là où, dans le roman héroïque, il est un simple medium désincarné au service de l’action et des rebondissements multiples. L’insertion, là encore topique, de récits rétrospectifs visant à fournir au lecteur les informations nécessaires à la compréhension de l’intrigue et pris 51 Voir en particulier les tribulations d’Ascylte, Encolpe et Giton dans Le Satiricon de Pétrone. 52 Ce qui n’est pas sans alimenter les moqueries des détracteurs du genre, à l’image de Nicolas Boileau en 1665 dans son Dialogue des héros de roman (dans Œuvres complètes, éds. Antoine Adam et Françoise Escal, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1966, p. 455. L’orthographe a été modernisée par nos soins.) : « DIOGÈNE - […] Et savez-vous combien elle a été enlevée de fois ? PLUTON - Où veux-tu que je l’aille chercher ? DIOGÈNE - Huit fois. MINOS - Voilà une Beauté qui a passé par bien des mains. DIOGÈNE - Cela est vrai mais tous ses Ravisseurs étaient les Scélérats du monde les plus vertueux. Assurément ils n’ont pas osé lui toucher. » 53 Par exemple : « Alors je sus ce que c’est que de coucher avec les hommes, et ne me fâchais que de ce que je n’avais pas plus tôt commencé à en goûter. Je m’y étais tellement accoutumée que je ne m’en pouvais non plus passer que de manger et de boire. » (Charles Sorel, L’Histoire comique de Francion, éd. F. Garavini, p. 97-98). Cassandre Heyraud PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0003 48 en charge par des personnages du récit-cadre, permet de rendre compte d’un rapport renouvelé au monde, appréhendé dans sa dimension plurielle, concrète et matérielle. Le corps apparaît mu par un éternel mouvement visant à conjurer l’instabilité des situations dont l’expérience est rendue de manière personnelle et sensible par le locuteur. À travers cette thématique du corps présente en filigrane dans les deux œuvres, à la fois inhérente à leur dimension comique - oserions-nous dire réaliste ? -, mais profondément intertextuelle par les jeux d’échos implicites avec les canons romanesques, les auteurs invitent à une réflexion sur la généalogie même du genre. La récurrence et les variations dans la mise en texte du motif montrent qu’il occupe désormais une place centrale dans l’imaginaire et la perception du monde des romanciers. Ces effets de contraste et de clins d’œil à la tradition permettent alors de dessiner un paysage à la fois proche et lointain où c’est finalement au lecteur, par son affectivité et les outils critiques dont il dispose, de percevoir les nuances et les touches, de donner de l’épaisseur aux connotations abritées dans les plis des pages. Bibliographie Sources Amyot, Jacques. « Le Prœsme du translateur », dans L’Histoire aethiopique, traduction française de Jacques Amyot [1547], éd. Laurence Plazenet, Paris, Classiques Garnier, « Textes de la Renaissance », 2008. Apulée. Les Métamorphoses, texte établi par Donald Struan Robertson et traduit par Paul Vallette, Paris, Les Belles-Lettres, « Collection des universités de France », 1940-1945. Boileau, Nicolas. Dialogue des héros de roman [1665], dans Œuvres complètes, éd. Antoine Adam et Françoise Escal, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1966. Chapelain Jean. « Lettre CXCII, À Monsieur Carrel de Sainte-Garde du 15 décembre 1663 » dans Lettres de Jean Chapelain de l’Académie française, éd. Philippe Tamizey de Larroque, tome second, 2 janvier 1659-20 décembre 1672, Paris, Imprimerie nationale, 1883. Héliodore. Les Éthiopiques. Théagène et Chariclée, texte établi par Robert Mantle Rattenbury et Thomas Wallace Lumb et traduit par Jean Maillon, Paris, Les Belles-Lettres, « Collection des universités de France », 1935. Scarron, Paul. Le Roman comique [1651-1657], éd. Jean Serroy, Paris, Gallimard, « Folio classique », 1985. Sorel, Charles. Histoire comique de Francion [1633], éd. Fausta Garavini, Paris, Gallimard, « Folio classique », 1996. Lecture thématique et approche phénoménologique PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0003 49 Études Bakhtine, Mikhaïl. L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance [1970], traduction du russe par Andrée Robel, Paris, Gallimard, « Tel », 1982. Boutet, Anne. Conteurs de la Renaissance et romanciers comiques. Le genre des nouvelles au XVI e siècle, Paris, Classiques Garnier, « Études et essais sur la Renaissance », 2024. Brethes, Romain et Guez, Jean-Philippe. Romans grecs et latins, Paris, Les Belles- Lettres, 2016. Esmein-Sarrazin, Camille. Poétiques du roman, Scudéry, Huet, Du Plaisir et autres textes théoriques et critiques du XVII e siècle sur le genre romanesque, Paris, Honoré Champion, 2004. Greiner, Frank et Sternberg, Véronique. 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La perception, entendue comme acte esthétique de recomposition de la matière de l’œuvre, est fondée sur le corps, ses propriétés et sa position dans l’espace. Par exemple, [l]a beauté de la forme s’identifie avec ce qui convient à notre œil. On illustre cette thèse lorsqu’on affirme que le rôle du chapiteau d’une colonne est de conduire doucement l’œil de la verticale vers l’horizontale, ou lorsqu’on perçoit la beauté d’une ligne de montagne en ce qu’elle permet à l’œil de glisser doucement vers le bas, sans trébucher 1 . Le goût se constitue selon les données issues d’un rapport physique du corps avec l’œuvre. Bien entendu, l’œil n’est pas le seul instrument de cette relation sensible qui mobilise le corps entier. Pour Wölfflin, la dimension intercorporéiste de l’expérience esthétique est la caractéristique fondatrice du style baroque : le baroque retient notre attention en assaillant notre corps. Le style de la Renaissance s’est lentement « émoussé 2 » et l’art s’est mis à exiger des formes plus imposantes, une pesanteur spectaculaire, un dynamisme électrisant. Autant de stratégies qui visent à capturer l’œil, stupéfier le corps et, très littéralement, couper le souffle. Cette conception corporelle du sentiment esthétique a trouvé, après Wölfflin, un écho certain dans la phénoménologie. Le corps est en effet le point originaire d’une projection de la conscience qui conditionne notre rapport au monde. Tout sujet saisit l’espace et les objets qui se présentent à 1 Heinrich Wölfflin, Prolégomènes à une psychologie de l’architecture, J. Cepl (éd.), B. Queysanne (trad.), Paris, Éditions de la Villette, 2005, p. 25. 2 Voir Heinrich Wölfflin, Renaissance et baroque, B. Teyssèdre et G. Monsaingeon (éd.), G. Balangé (trad.), Marseille, Parenthèses, 2017, p. 101-119. Antoine Bouvet PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0004 52 lui à la mesure de sa propre étendue. C’est en tout cas ainsi que Maurice Merleau-Ponty définit le rapport du corps à l’espace qui l’entoure : Le mot « ici » appliqué à mon corps ne désigne pas une position déterminée par rapport à d’autres positions ou par rapport à des coordonnées extérieures, mais l’installation des premières coordonnées, l’ancrage du corps actif dans un objet, la situation du corps en face de ses tâches. L’espace corporel peut se distinguer de l’espace extérieur et envelopper ses parties au lieu de les déployer parce qu’il est l’obscurité de la salle nécessaire à la clarté du spectacle, le fond de sommeil ou la réserve de puissance vague sur lesquelles se détachent le geste et son but, la zone de non-être devant laquelle peuvent apparaître des êtres précis, des figures et des points 3 . L’espace présent à soi se matérialise dans la mesure où le sujet y projette intentionnellement sa conscience, prolongement du corps. Le corps n’est donc pas conçu comme un objet fixe et fini, il est mouvement, tension : la profondeur, les distances, les proportions sont relatives à sa capacité à parcourir intentionnellement l’espace qui se donne à lui. La qualité esthétique de l’espace donné à percevoir se fonde ainsi sur le sentiment qui émane du corps : l’œil parcourt la courbe des montagnes « sans trébucher », les formes ondoient harmonieusement sans blesser le regard. Cette activité de projection dans le monde et d’épanouissement dans la distance de soi au monde constitue l’intimité : relation de soi à son propre corps et de son corps à l’espace. Tout espace intime est donc nécessairement vécu, investi et habité 4 . C’est cette expérience intime de l’espace que l’œuvre d’art baroque cherche à subvertir. En remplaçant les lignes droites par des lignes courbes et des ondulations, en jouant sur les effets de masse et de structure, en ménageant des espaces nichés à l’intérieur d’autres espaces par imbrication, l’art baroque écrase et désoriente le spectateur. Sa puissance d’impression 5 exige de lui qu’il coopère et s’abandonne au spectacle, qu’il se laisse entraîner dans l’espace aménagé par l’artiste, qu’il éprouve physiquement l’étourdissement 3 Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, p. 117. 4 Voir Gaston Bachelard, La Poétique de l’espace, Paris, Presses Universitaires de France, 1970, p. 17 : « L’espace saisi par l’imagination ne peut rester l’espace indifférent livré à la mesure et à la réflexion du géomètre. Il est vécu. Et il est vécu, non pas dans sa positivité, mais avec toutes les partialités de l’imagination. En particulier, presque toujours il attire ». 5 Rappelons l’origine latine du mot, le verbe impressio : appuyer sur, modeler. L’œuvre imprime sa marque sur le spectateur, cherche à le fasciner, à l’amener vers une position d’ouverture totale à son contenu. Voir à ce sujet les analyses contenues dans Bernard Chédozeau, Le Baroque, Paris, Nathan, 1989. Phénoménologie baroque de l’espace intime PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0004 53 que provoquent les volutes et les dorures, l’écrasement sous les masses minérales des colonnes et des escaliers, qu’il laisse enfin son regard et son corps résonner dans le vide ouvert de l’œuvre. Jean Rousset rapporte précisément ce sentiment quand il évoque sa rencontre avec les églises et les palais de Rome. Il décrit avec émotion cette « fascination » spectaculaire, cette sensation intense d’« éblouissement » qui subjugue la conscience, déjoue les stratégies habituelles de la raison, exerçant une implacable séduction sur le néophyte qu’il était alors 6 . Face aux œuvres baroques, l’œil est comme privé de ses repères : les formes ondulent, les proportions trompent et il ne reste plus au spectateur qu’à s’abandonner au plaisir sensuel de ces structures mouvantes et hétérogènes. Ce qui distingue en partie le baroque du reste des esthétiques de l’âge classique, c’est l’assomption radicale du regard et du corps du spectateur sans lesquels l’œuvre n’existe pas. La manière dont l’art baroque joue avec les formes et les tons, avec les contrastes et les dissymétries, ne fonctionne que dans la mesure où le spectateur occupe une position dans l’espace par rapport à l’œuvre, mais aussi dans l’espace de l’œuvre, l’observe, s’y projette, peutêtre même se déplace dans ou autour d’elle si le dispositif le permet. Il ne faudrait pas croire que cette manière, pour l’œuvre, de se donner au spectateur exclue le texte littéraire. Au contraire, la saisie de l’œuvre littéraire est faite d’allers-retours entre les multiples parties qui la constituent. C’est ainsi, en tout cas, que Roman Ingarden la caractérise au point de vue phénoménologique, jugeant que « nous ne pouvons satisfaire à l’œuvre que jusqu’à un certain degré, mais jamais complètement 7 ». Il pointe en quelque sorte un 6 Jean Rousset, Dernier regard sur le baroque, Paris, José Corti, 1998, p. 13-14 : « À l’origine il y eut une rencontre, avec tout ce que le terme contient d’émotion : l’enchantement éprouvé devant une architecture qu’on disait baroque, rapidement entrevue dans les campagnes bavaroises avant que la confirmation me vînt des grands créateurs, la triade romaine Bernin, Borromini, Cortone. Ce fut d’abord, j’en conviens, une fascination, un éblouissement, ce qui veut dire plaisir et aveuglement ; novice en ces choses, mal préparé à la lecture des édifices, trop peu attentif aux structures, je fus sensible au spectacle : façades ondulantes et voûtes en trompel’œil dans leur mise en scène séductrice, places, statues et fontaines. » 7 Roman Ingarden, L’Œuvre d’art littéraire, P. Secretan (trad.), Lausanne, 1983, p. 292. Voir aussi, quelques lignes plus haut : « Par conséquent, ce sont toujours d’autres parties et autres couches de l’œuvre lue qui sont présentes à l’intuition en toute clarté ; les autres retombent dans une pénombre et un demi-flou où elles ne font que consonner de leur vibration et de leur voix, donnant de ce fait même une coloration particulière à l’œuvre. Une autre conséquence de ce changement continuel et de différentes manières de vivre tantôt telle expérience, tantôt telle autre, est que l’œuvre littéraire n’est jamais saisie pleinement dans toutes ses couches et composantes, donc jamais qu’en partie [et] pour ainsi dire dans un raccourci perspectiviste. » Antoine Bouvet PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0004 54 défaut inhérent à la construction subjective de l’œuvre littéraire par le récepteur : l’œuvre d’art littéraire se soustrait toujours plus ou moins à son lecteur. Cette qualité fuyante de l’œuvre d’art reparaît dans ce que Mikel Dufrenne désigne comme sa « profondeur 8 ». Toute œuvre d’art met en tension des données visibles et des données invisibles qu’il s’agit de recomposer par le regard et l’interprétation. En montrant, l’œuvre d’art signale toujours au spectateur qu’une partie du contenu est dissimulée, qu’il s’agit de la chercher et de l’exhumer - par des lectures successives, par exemple, si l’on se place du point de vue d’Ingarden. Cette tension de la monstration et de la dissimulation, du visible et de l’invisible rend l’œuvre d’art singulièrement attirante et nous force à nous plier à elle : L’objet esthétique est profond parce qu’il est au-delà de la mesure, et qu’il nous oblige à nous transformer pour le saisir : ce qui mesure la profondeur de l’objet, c’est la profondeur d’existence à laquelle il nous convie ; sa profondeur est corrélative de la nôtre 9 . Cette transformation est une opération du corps : l’œil doit se modifier, la conscience doit se déplacer dans l’espace intime ouvert par l’artiste. L’œuvre exige une avancée, un mouvement du sujet percevant vers elle, en elle, alors même qu’elle se retire inexorablement. Cette interminable percée dans la matière de l’œuvre d’art ne peut s’accomplir que si le sujet « existe sur le mode de l’excès sur soi 10 », écrit Renaud Barbaras. Nous avons donc voulu comprendre comment la poésie baroque articule ce rapport à l’espace fondé sur la saisie intuitive des données perceptibles par le corps. Si l’idée d’employer les outils de la phénoménologie pour considérer le texte baroque peut sans aucun doute paraître anachronique, il faut néanmoins reconnaître que le baroque se prête particulièrement bien à l’analyse phénoménologique 11 . Nous convoquons donc deux sonnets de la période 8 Voir Mikel Dufrenne, Phénoménologie de l’expérience esthétique, Paris, Presses Universitaires de France, 2011, p. 504-514. 9 Ibid., p. 493-494. 10 Renaud Barbaras, Métaphysique du sentiment, Paris, Les Éditions du Cerf, 2016, p. 17 : « La profondeur ne peut être donnée qu’à un sujet qui s’avance en elle, qui y pénètre ; sa donation est une ouverture, ouverture qui ne saurait être effectuée que par un mouvement. Autrement dit, seul un sujet qui existe sur le mode de l’excès sur soi est à la mesure de cet excès interne au sensible par lequel nous avons caractérisé le monde : seul un sujet qui est avancée peut accueillir cet incessant retrait au cœur du sensible qu’est le monde. » 11 Il n’est d’ailleurs pas exclu que la phénoménologie soit une des conditions de l’apparition du baroque dans le champ de la critique d’art, puis de la théorie littéraire. Voir Maxime Cartron, « Au seuil d’une présence nue. » Phénoménologies baroques, Genève, Droz, 2025. Phénoménologie baroque de l’espace intime PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0004 55 baroque qui mettent en scène deux expériences de perception de l’espace intime. Par ordre chronologique, commençons par « Le Paresseux » de Marc- Antoine Girard de Saint-Amant, poème célèbre publié pour la première fois dans La Suitte des Œuvres de 1631 : Accablé de Paresse, et de Melancholie, Je resve dans un lict, où je suis fagotté, Comme un Lièvre sans os, qui dort dans un Pasté, Ou comme un Dom-Quichot en sa morne folie. Là sans me soucier des Guerres d’Italie, Du Comte Palatin, ny de sa Royauté, Je consacre un bel Hymne à cette oisiveté, Où mon Ame en langueur est comme ensevelie. Je trouve ce plaisir si doux et si charmant, Que je croy que les biens me viendront en dormant, Puis que je voy des-ja s’en enfler ma bedaine ; Et hay tant le travail, que les yeux entr’ouvers, Une main hors des draps, cher Baudoin, à peine Ay-je pû me resoudre à t’escrire ces Vers 12 . Mettons ce sonnet en regard d’un second, « Gros et rond dans mon cabinet » de Charles Vion d’Alibray, publié en 1647 dans la Musette : Gros et rond dans mon cabinet, Comme un ver à soie en sa coque, Je te fabrique ce sonnet Qui de nos vanités se moque. De quoi servent ces vastes lieux Où l’un et l’autre on se perd de vue ? Ne saurions nous apprendre mieux À mesurer notre étendue ? Dedans ce trou qui me comprend, Je suis plus heureux et plus grand Que si j’occupais un empire. 12 Marc-Antoine Girard de Saint-Amant, La Suitte des Œuvres du Sieur de Saint-Amant, Paris, François Pomeray, 1631, p. 65-66. Nous nous réfèrerons à l’édition des œuvres complètes par Jean Lagny et Marcel Bailbé : Marc-Antoine Girard de Saint- Amant, Œuvres, J. Lagny (éd.), Paris, Librairie Marcel Didier, 1967, vol. 2, p. 82-83. Antoine Bouvet PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0004 56 J’atteins de l’un à l’autre bout, Et s’il m’est permis de le dire, J’y suis un dieu qui remplit tout 13 . Ces poèmes, qu’une quinzaine d’années sépare, sont comparables en ce qu’ils mettent en scène le poète au repos dans un lieu retiré et familier, et qu’ils renvoient tous deux à un lyrisme spontané et ironique encore rare dans la première moitié du XVII e siècle. Il n’est d’ailleurs pas surprenant de leur trouver une même veine : sur le plan historiographique, Saint-Amant et Vion d’Alibray furent vraisemblablement de bons amis, ils avaient approximativement le même âge et ont fréquenté les mêmes cercles de sociabilité poétique. Nul ne sera donc surpris de voir qu’ils cultivent volontiers le même ethos de poète de cabaret, libertin, indépendant et insouciant, amateur de vin et de bonne chère. Les deux sonnets procèdent à ce que Bachelard appelle une « topoanalyse 14 », c’est-à-dire à l’examen subjectif de la relation d’intimité qui lie le sujet au monde à partir des données établies par le corps. Saint-Amant campe avec ironie la figure d’un poète dilettante, dissimulé dans un lit dont la matière finit par le recouvrir et à l’intérieur duquel il cherche activement à se fondre, à disparaître. Vion d’Alibray, quant à lui, se décrit en poète organisateur, architecte et chorégraphe de l’espace qui l’entoure, dont le moi constitue à la fois le centre absolu, la source originaire et la matière de ce monde minuscule. Dans le premier sonnet, le lieu absorbe la poésie dans une invitation à la paresse qui la rend laborieuse, sinon impossible ; dans le second, le lieu est, au contraire, la condition et la source de la poésie. Avant toute chose, il faut remarquer que, dans les deux poèmes, l’espace intime ne constitue nullement la totalité du monde. Il y a bien un monde extérieur, un espace extime, mais les deux poètes le rejettent fermement. Retiré, Saint-Amant néglige avec indolence les « Guerres d’Italie / Du Comte Palatin » et « de sa Royauté » (v. 5-6). Dans son édition, Jean Lagny note que le poète écrit très probablement ce sonnet à l’été 1630, alors qu’il se trouve à Venise. L’événement évoqué ferait ainsi référence à la défaite de Frédéric V, élu puis spolié de son pouvoir par le Saint-Empire et finalement vaincu le 10 juillet 1630 lors du siège de Mantoue. Quoiqu’il en soit, la mention de cet épisode politique nous renvoie à un espace extérieur au lit que le poète refuse. Il a renoncé au monde pour lui préférer l’intimité du lit, affection pour 13 Charles Vion d’Alibray, La Musette du Sieur d’Alibray, Paris, Toussaint Quinet, 1647. Le seul exemplaire répertorié est conservé à la Bibliothèque de l’Arsenal sous la cote : RESERVE 8-BL-9104. Nous nous réfèrerons à l’édition la plus récente de ce poème dans Jean-Pierre C HAUVEAU , Anthologie de la poésie française du XVII e siècle, Paris, Gallimard, 1987, p. 290-291. 14 Gaston Bachelard, La Poétique de l’espace, op. cit., p. 18. Phénoménologie baroque de l’espace intime PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0004 57 l’exigüité qui est aussi identifiée par Bachelard dans La Poétique de l’espace : « [l]e rêveur, dans son coin, a rayé le monde en une rêverie minutieuse qui détruit un à un tous les objets du monde 15 ». Vion d’Alibray, lui, formule ce rejet du monde extime dans deux tournures interrogatives. La première fustige la vanité de ceux qui courent le monde et oublient de savourer à sa juste mesure la sérénité de l’espace intime : « De quoi servent ces vastes lieux/ Où l’un et l’autre on se perd de vue ? » (v. 5-6). La seconde recentre en contrepartie le regard sur le corps sentant : « Ne saurions nous apprendre mieux/ À mesurer notre étendue ? » (v. 7-8). La disposition syntaxique et prosodique, qui met en relation l’« étendue » et la « vue » à la rime, redouble la mention des qualités perceptives du corps sentant ; le corps est envisagé à la fois comme présence matérielle, positionnée dans l’espace et instrument de pénétration intentionnelle de la matière du monde. Les « vastes lieux » qui s’étendent devant nous ne sont rien sans un sujet capable d’y projeter sa propre « étendue ». Le monde extérieur est donc rejeté au profit d’un espace intime dans lequel le corps occupe la première et peut-être la seule place. Il s’agit d’un corps bien particulier car difforme et modelé selon l’espace qui l’enveloppe. Cette difformité, laideur burlesque et satirique, est incarnée avec beaucoup d’ironie. Le poète, chez Vion d’Alibray, présente d’emblée son corps comme « [g]ros et rond » (v. 1). Le corps ballonné et renflé, excessif et caractéristique de l’hédonisme du poète 16 (le ventre du libertin, gros mangeur et gros buveur), rencontre le caractère discret et « retiré 17 » du cabinet. Cette découverte du corps du poète est tout de suite requalifiée dans un sens grotesque par une métaphore : « Comme un ver à soie en sa coque » (v. 2). Le ver à soie attire vraisemblablement l’attention des poètes de l’époque : deux ans avant la Musette, en 1645, l’abbé Pierre Perrin faisait paraître Divers insectes, recueil qui contient vingt-quatre pages de stances sur le ver à soie, et l’année suivante, en 1646, Charles Cotin faisait publier avec grand succès les énigmes qui ont fait sa renommée dans les salons et dont une porte sur cet étrange animal. Peut-être que les qualités subversives du ver à soie permettent de comprendre l’attrait de la société baroque à son égard : être fragile, misérable et laid, il produit, par le travail de son propre corps, un matériau d’une beauté remarquable. 15 Ibid., p. 135. 16 Voir par exemple la section des « Vers bacchiques » dans Charles Vion d’Alibray, Œuvres poétiques, Paris, Antoine de Sommaville, 1653, p. 1-76. 17 Voir Antoine Furetière, Dictionnaire universel, contenant généralement tous les mots françois tant vieux que modernes, et les termes de toutes les sciences et des arts, La Haye, Arnout et Reinier Leers, 1690, art. « Cabinet ». Antoine Bouvet PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0004 58 Chez Saint-Amant, la première mention du corps intervient au troisième vers : le poète git « [c]omme un Lièvre sans os, qui dort dans un Pasté ». Il n’est plus l’animal vivant qui dort en attendant sa métamorphose, il est un animal désossé, broyé, réduit à l’état de masse de chair. Le ver à soie produit son fil par le travail de son corps ; en revanche, dans le pâté, le corps du lièvre est travaillé pour devenir un produit objectifié et consommable. Cette charge symbolique semble aussi guider le choix de l’adjectif verbal « fagotté » au vers 2, dérivé du « fagot » de bois. Dans ces deux cas, le poète est comme réifié de l’extérieur par l’espace : le lit est le sujet agissant et il contraint le corps du Paresseux à une passivité maximale qui l’apparente à celui d’un morceau de bois inerte ou d’une viande molle et visqueuse. Ces métaphores soulignent l’opposition entre une intimité qui élève le sujet, agissant de l’intérieur sur l’espace, et une intimité qui montre le sujet pétri de l’extérieur par le monde. Le ver pousse sur les parois de son cocon dans un élan vital indomptable ; le Paresseux, transporté par le plaisir de sa propre oisiveté est tout simplement réduit à l’état de matière languide, sans forme. Le Paresseux est totalement immobile, figé par l’oisiveté. Le seul verbe de mouvement présent dans le sonnet apparaît au vers 10 : « les biens me viendront en dormant ». « Venir » caractérise l’action d’un sujet extérieur au poète, reléguant le Paresseux au statut d’objet (« me »), qui laisse venir à lui « les biens » qu’il désire. C’est précisément cette posture lascive du Paresseux qui fait de lui un être ouvert à l’expérience phénoménologique de l’intimité : l’immobilité racinaire qui le caractérise constitue en propre la condition de son intentionnalité, l’« obscurité de la salle nécessaire à la clarté du spectacle » qu’évoque Merleau-Ponty. Il faut aussi s’arrêter un instant sur le gérondif « en dormant », dont les sens multiples construisent l’imaginaire structurant du poème. Notons d’abord la fonction sylleptique du verbe en situation dans le vers, qui désigne à la fois l’activité du Paresseux dans son lit - l’état de repos inconscient - et l’expression populaire remarquée chez Furetière par Jean Lagny, éditeur des Œuvres complètes de Saint-Amant : « On dit que le bien vient à quelqu’un en dormant, pour dire, lors qu’il ne s’y attend pas, & sans travailler 18 ». Ajoutons aussi, toujours chez Furetière, que l’action de dormir est fortement corrélée à celle de manger et de grossir. Le sommeil est un des effets de la digestion, ce qui amène les deux actions à partager un certain nombre de traits signifiants, notamment la croyance, répandue au XVII e siècle, « qu’en dormant on s’engraisse 19 ». Cet imaginaire partagé par le repas et le sommeil donne lieu à des 18 Ibid., art. « Dormir ». 19 Id. Phénoménologie baroque de l’espace intime PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0004 59 entrecroisements lexicologiques auxquels Saint-Amant fait implicitement référence : « [d]ormir la grasse matinée » signifie, chez Furetière, « [d]ormir jusqu’à midi pour devenir gras 20 ». Il faut enfin croire que le lièvre qui dort dans le pâté n’est peut-être pas si mort que cela puisque, toujours selon le Dictionnaire universel, « [o]n appelle dormir en lièvre, dormir les yeux ouverts 21 ». Ce dernier trait caractérise précisément le Paresseux qui n’est pas exactement un dormeur : il montre tous les signes du sommeil, mais il reste néanmoins éveillé et conscient. Ces jeux d’isotopies lexicales et de dédoublements successifs de la charge de sens des mots (par des syllepses, des assonances ou des métaphores) sont constitutives du style de Saint-Amant 22 . Chez Vion d’Alibray, le sujet est autrement plus exalté et mobile. Contrairement au lit qui prescrit les coordonnées précises du corps dans l’espace (la position allongée, sous les draps), le cabinet n’induit pas la localisation précise du sujet. C’est d’ailleurs cette indétermination spatiale qui fonde son rapport à l’espace intime : le poète est partout dans le cabinet à la fois, puisqu’il « remplit tout » (v. 14). Le mouvement du corps est mouvement absolu dans toutes les directions simultanément, il excède l’espace, sans lieu, ni durée. Si l’on se penche là encore sur l’unique verbe de mouvement du poème, « atteindre », on constate que son sens est comme aboli par l’extraversion du corps du poète qui « attein[t] l’un à l’autre bout » (v. 12) de la pièce. Atteindre une chose, c’est tendre son corps dans sa direction précise pour la toucher (« ad tangere »), diriger sa volonté vers un objet : atteindre « l’un », c’est a priori se détourner de « l’autre ». Or, le mouvement du sujet représenté par Vion d’Alibray est de l’ordre de la maximité, d’une dynamique absolue, aveugle et sans borne. Que ce soit le fruit d’une volonté inflexible qui s’impose au monde ou, au contraire, d’une inexorable apathie, la forme des corps est modelée par l’espace et, de ce fait, difforme ou informe. Les deux êtres sont invertébrés, presque liquides, engoncés dans la poche d’espace qui les accueille, et expérimentent une forme d’extase du corps, l’un bandant sa membrane de toutes ses forces et l’autre relâchant chaque muscle dans l’étreinte qui le tient sous les draps. Dans les deux cas, l’intimité est synonyme de contraction, de compression. Le rapport à l’espace qui fonde l’intimité n’est ni figé, ni définitif ; il est le fruit d’une tension constante entre le sujet qui s’avance intentionnellement et le monde qui contraint sa force de pénétration et de surpassement. C’est pourquoi Merleau-Ponty écrit que « [l]a conscience est originairement non 20 Id. 21 Id. 22 Voir par exemple Guillaume Peureux, Le Rendez-vous des Enfans sans soucy. La poétique de Saint-Amant, Paris, Honoré Champion, 2002, p. 43-50. Antoine Bouvet PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0004 60 pas un “je pense que”, mais un “je peux” 23 . » La conscience est puissance du corps, volonté et capacité du corps à tendre vers. Le lit et le cabinet sont des dispositifs de contention qui enserrent une chair tumescente qui pousse de l’intérieur sur la matière inorganique des parois ou un corps mou qui se laisse comprimer à loisir par l’épaisseur du réel. L’espace se contracte à mesure que le corps se développe. Chez Saint- Amant, le corps comprimé est « accablé de Paresse et de Melancholie » (v. 1). Le choix de l’adjectif verbal laisse entendre le poids que fait peser l’apathie sur ses membres. Cette charge de sens est très nettement soulignée dans la définition du verbe chez Furetière : « Faire tomber une chose pesante sur une autre, qui l’oblige à succomber sous un poids excessif 24 ». À la métaphore réifiante évoquée plus tôt (« je suis fagotté » v. 2), s’ajoutent une sensation d’étouffement (« mon Âme en langueur est comme ensevelie » v. 8), de demiconscience (« je crois que les biens me viendront en dormant » v. 10) et d’impuissance presque totale (« à peine / Ay-je pû me resoudre à t’escrire ces Vers » v. 13-14). Mais cette compression du corps allume un plaisir paradoxal : celui de cesser d’exister, de se fondre dans la matière et d’y disparaître. C’est le sens profond du « plaisir si doux et si charmant » (v. 9) qui réside dans cette forme extrême d’« oisiveté » (v. 7) et de « langueur » (v. 8), d’inaction radicale consistant à ne plus faire jusqu’à ne plus être. Dans le sonnet de Vion d’Alibray, le corps est aussi contraint par le cabinet, mais parce que le sujet en excède les limites. Le rapport intime à l’espace est renversé : chez Saint-Amant, le corps est « accablé » par la matière qui le recouvre, alors que chez Vion d’Alibray, c’est l’espace qui est saturé par le corps qui « remplit tout ». Le poète décrit cette relation intime comme une forme de surpuissance : le « je peux » bouscule la relation à l’espace intime en excédant les coordonnées du corps. La démesure cause là aussi le plaisir : « Je suis plus heureux et plus grand / Que si j’occupais un empire » (v. 10-11). Le sujet jouit de se sentir agissant et de dominer l’espace. Il faut encore ajouter que la présence du cabinet répond au corps du poète : c’est un « trou qui me comprend » (v. 9), écrit-il. La conscience remplit l’espace et l’espace répond. Il sent lui aussi, il a conscience de la présence du poète et l’accueille en son sein. Dans une certaine mesure, l’enflure jouissive du corps est aussi présente dans le sonnet de Saint-Amant, mais elle ne donne pas lieu pour autant à la même relation maximaliste. Il fait plutôt une allusion hédoniste à la bonne chère : « je croy que les biens me viendront en dormant, / Puis que je voy 23 Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 160. 24 Antoine Furetière, Dictionnaire universel, contenant généralement tous les mots françois tant vieux que modernes, et les termes de toutes les sciences et des arts, op. cit., art. « Accabler ». Phénoménologie baroque de l’espace intime PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0004 61 des-ja s’en enfler ma bedaine » (v. 10-11). Ce ballonnement, cette boursouflure du corps n’est pas le fruit d’une exultation, mais d’une absence de mouvement qui engendre l’enfouissement du corps dans l’épaisseur du lit. Le dormir de Saint-Amant est un abandon plutôt qu’un réel état d’inconscience. Il se perçoit comme « un Dom-Quichot en sa morne folie » (v. 4), c’est-à-dire comme un homme que sa propre surpuissance a blessé et épuisé. Coupable d’avoir pensé être autre ou plus que ce qu’il était vraiment, Don Quichotte est l’archétype du héros puni pour son hybris, qui a projeté de toutes ses forces dans le monde une conscience exaltée, mais échoue finalement à la faire correspondre au réel. Peut-être le Don Quichotte dont parle Saint-Amant estil celui de la fin du premier livre, enfermé de force pour son propre bien, ou de la fin du second, celui qui, au moment de mourir, trouve une forme de rédemption dans le repos 25 . Dans les deux cas, le motif de la constriction, qui semble d’abord déplaisant, est rassurant, voire euphorisant. Le lit de Saint-Amant et le cabinet de Vion d’Alibray retiennent peut-être tous deux quelque chose de l’œuf ou du ventre maternel, à l’intérieur duquel l’être croît en accédant à la conscience, poussant sur les parois qui le compriment à mesure qu’il grandit. On peut d’ailleurs signaler que le poème de Saint-Amant est un sonnet d’alexandrins, celui de Vion d’Alibray un sonnet d’octosyllabes. L’alexandrin est déjà le mètre privilégié des sonnets en 1631 26 . Mais, il faut aussi ajouter que, puisque ses douze syllabes le rendent plus proche du rythme de la conversation, il est tout à fait pertinent dans le dispositif pragmatique affiché par « Le Paresseux » qui consiste en une adresse à l’ami de l’auteur : Jean Baudoin, fidèle camarade du poète, futur académicien comme lui, romancier et traducteur. On peut remarquer que l’extraordinaire prolixité de Baudoin ajoute encore un savoureux degré d’ironie au discours du Paresseux. Par sa régularité, l’alexandrin peut aussi apparaître comme un vers monotone qu’un poète jouant de son image de flâneur nonchalant pourrait tout à fait écrire « en dormant » 27 . Dans le sonnet de Vion d’Alibray, en revanche, le mètre 25 Don Quichotte est omniprésent dans les premières œuvres de Saint-Amant et fait généralement office de figure d’identification pour le poète. Voir Guillaume Peureux, Le Rendez-vous des Enfans sans soucy, op. cit., p. 62-66. 26 Voir Jacques Roubaud, « La Forme du sonnet français de Marot à Malherbe. Recherche de seconde Rhétorique », Cahiers de Poétique comparée, vol. 1, n o 17-18- 19, 1990. Les analyses menées par Jacques Roubaud à partir du corpus qu’il établit avec Pierre Getzler vont jusqu’à 1630 et montrent que la tendance à l’uniformisation des sonnets vers l’alexandrin est stable dès la Renaissance. 27 Cette posture de négligente virtuosité est exactement celle qu’on retrouvera sous la plume de Tristan Corbière (qui fut sans doute lecteur de Saint-Amant et des baroques) dans « I sonnet » : les alexandrins du sonnet sont rangés « par quatre en Antoine Bouvet PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0004 62 utilisé est l’octosyllabe. Il est difficile de ne pas y voir une forme de connivence : le recours à un mètre inhabituel pour un sonnet de 1647, lui-même plus compressé et plus contraint que l’alexandrin, n’est certainement pas un hasard dans un sonnet qui évoque la retraite dans le minuscule cabinet comme le ver à soie en sa coque. Le propos du sonnet lui-même est comprimé dans le vers. Ce dernier point est crucial, car il permet en effet de comprendre que c’est bien du sonnet lui-même dont il est question dans ces deux textes, du sonnet comme espace poétique, voisin et complémentaire du lit et du cabinet. La qualité métapoétique des deux textes est tout à fait caractéristique de la relation trouble à l’espace de l’œuvre d’art baroque que décrivent Wölfflin et Rousset dans les textes auxquels nous avons fait référence plus haut. Saint- Amant et Vion d’Alibray racontent, par les moyens du sonnet, la genèse du sonnet que le lecteur est en train de découvrir. Le spectateur est entraîné dans l’œuvre malgré lui. Il se pensait au dehors, mais il découvre que la distance qui le sépare de l’œuvre est brouillée : il est acteur de l’œuvre, il est pris à l’intérieur. Le sonnet achevé dans la lecture recouvre exactement le sonnet achevé dans l’écriture. Les deux espaces se recoupent selon un dispositif de mise en abyme qui place l’écriture comme acte originaire de la lecture (le poète compose le sonnet qui est lu par le lecteur), puis la lecture comme acte originaire de l’écriture (l’acte de lecture consiste à recomposer l’écriture du sonnet). Le poème paraît ainsi s’autocréer dans un seul et même mouvement qui confond le poète et le récepteur en ce qu’ils sont ensemble en train de faire apparaître le poème. Cette double opération de saisie dénote la qualité performative du texte : l’écrire revient à dérouler le temps de sa conception ; le lire consiste à revenir au moment d’avant son écriture pour rejouer à chaque fois son apparition. Le poète déplie le texte, le lecteur le replie, mais chaque pli s’ajoute aux précédents dans une génération continue. En un sens, puisque c’est sa composition qui le fait exister et que c’est cette même composition qu’il met en scène, rien ne précède véritablement le poème qui s’engendre et « se retire » en même temps que le récepteur s’« avance » en lui 28 . Mais le sonnet ne fait pas que s’engendrer seul ; il engendre aussi le sujet qui s’y regarde. Les quatre blocs de vers (alexandrins ou octosyllabes) qui fondent l’édifice du sonnet constituent le véritable espace de représentation dans lequel le poète est enserré. Les deux sonnets suivent ainsi la même trajectoire noétique. Le premier quatrain commence par un bref autoportrait pelotons » et peuvent « dormir debout comme soldats de plomb ». Voir Tristan Corbière, Les Amours jaunes, J.-P. Bertrand (éd.), Paris, Flammarion, 2018, p. 85. 28 Renaud Barbaras, Métaphysique du sentiment, op. cit., voir supra. Phénoménologie baroque de l’espace intime PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0004 63 qui installe la perspective métapoétique du texte : on le découvre comme il se découvre. Les deux poèmes s’ouvrent sur des appositions (« Accablé de paresse et de Melancholie », « Gros et rond dans mon cabinet / Comme un ver à soie en sa coque ») qui suspendent l’identification du personnage. La position du sujet dans l’espace et l’étendue de son corps sont les seules coordonnées qui permettent d’abord de le saisir. Le syntagme principal, qui révèle le sujet grammatical et discursif du poème, n’advient que dans un second temps : « je resve » (v. 2) confie le Paresseux, « je te fabrique ce sonnet » (v. 3) proclame le poète dans son cabinet. Le sujet commence par se situer lui-même avant de pouvoir penser ce qu’il est et ce qu’il fait. Ce premier acte de noèse achevé, le second quatrain évoque le monde extérieur et le raye aussitôt de la carte de l’espace intime, circonscrivant ainsi l’univers du poète au lit et au cabinet. Les coordonnées secondes sont posées à partir des premières : le corps, le moi, puis le monde. Le premier tercet procède ensuite à une rupture énonciative. Les deux sonnets évoquent le sentiment de bien-être qui découle non seulement du confort matériel dans lequel le corps est plongé (solitude, quiétude), mais aussi de l’état psychique agréable que la sécurité de l’espace intime procure. Pour finir, le dernier tercet délivre la pointe qui achève l’acte performatif de création et de saisie du poème. Chez Saint-Amant, la pointe est d’une remarquable ironie et d’une ingéniosité toute baroque. Elle fait vaciller le poème : le Paresseux parviendra-t-il à terminer le sonnet 29 ? La plaisanterie est remarquable car le texte est bien là sous nos yeux. Mais l’heureuse conclusion de l’acte créateur reste suspendue jusqu’au dernier mot. Le syntagme final fait jouer l’opposition entre la pesanteur de la tâche (« à peine / Ay-je pû me résoudre à » v. 13-14) et son dénouement virtuose (« t’escrire ces vers » v. 14). La profondeur du sonnet l’a finalement emporté sur la paresse du personnage. Serait-elle au fond un acte irrépressible de saisissement du réel, de pure création, qui s’impose à soi alors même qu’on déploie tous les efforts pour n’en faire aucun ? La paresse serait-elle un métier plus difficile que celui de poète ? Ou est-elle en fin de compte la condition d’apparition du poétique, le nécessaire « excès sur soi » qui permet d’aller vers l’œuvre comme poète, aussi bien que comme lecteur ? Chez Vion d’Alibray, la pointe du sonnet amène le poète à constater sa propre surpuissance, son propre excès. L’hypertrophie du poète dans le cabinet aura finalement servi à créer, à générer le sonnet. En n’intervenant qu’au terme du poème, la métaphore qui l’apparente à un « dieu » dont l’étendue 29 D’autant que dans ses premières Œuvres, en 1629, Saint-Amant a déjà donné à lire un sonnet inachevé qui a été maintes fois commenté depuis. Voir Marc-Antoine Girard de Saint-Amant, Œuvres, J. Bailbé (éd.), Paris, Librairie Marcel Didier, 1971, vol. 1, p. 290-291. Antoine Bouvet PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0004 64 est maximale aura elle aussi suspendu pendant tout le cours du sonnet le sens de la première métaphore sur le ver à soie : la larve croît, sature l’espace du cocon et le déchire. Un être nouveau surgit et laisse son œuvre derrière lui. Cette métaphore livre en fin de compte la clé qui permet de donner sens au texte : le sonnet est le cabinet, le cabinet est le sonnet. Le texte constitue l’espace intime au sein duquel le sujet a pu croître et opérer sa dernière métamorphose. Devenu transcendant, il est bientôt libéré de l’espace dans lequel il a dû s’enfermer pour s’élever. En dernière analyse, ces deux sonnets nous semblent démontrer la pertinence d’une analyse phénoménologique de l’œuvre d’art baroque. On retrouve dans la matière du texte ce que Wölfflin et Rousset paraissent avoir saisi au premier regard dans l’architecture tridentine. L’intimité qui lie le sujet du poème (le Paresseux, le poète « [g]ros et rond ») avec l’espace qui l’entoure se brouille avec celle qui lie le poète et son texte, le lecteur et le sonnet. Dans les deux cas, il s’agit de se confronter à l’épaisseur du réel, à sa « profondeur », et d’y répondre par la projection des qualités sensibles du corps. Le sonnet est lui-même un espace ouvert au regard qui le parcourt, édifice renversé dont les fondations sont en haut de la page et la pointe en bas. Il n’est d’ailleurs pas exempt d’une certaine phénoménalité : que le lecteur soit averti ou non de ce qu’est un sonnet, il n’en reste pas moins un texte reconnaissable intuitivement. Il est peut-être semblable à d’autres (le quatorzain, par exemple), mais il demeure structuré par des conditions particulières (strophiques, typographiques, prosodiques, rhétoriques et philosophiques) qui organisent sa singularité. Il paraît contradictoire qu’un style aussi excessif et chaotique que le baroque puisse s’exprimer dans une forme aux dimensions si modestes, d’apparence si régulière et mesurée. Pourtant, c’est justement parce qu’il se soumet à cette architecture si contrainte que le sonnet est aussi dynamique. Sa structure est la condition de son mouvement. C’est parce que le lecteur peut prendre la mesure du sonnet, parce qu’il sait où et quand le sonnet commence et se termine, dans quelles conditions il est supposé progresser, qu’il peut s’attacher à sa profondeur. Un trompe-l’œil réussi repose d’abord sur le fait que le cadre est bien visible, ostentatoire. L’œuvre se donne comme œuvre et, de ce fait même, trouble l’ordre de l’œuvre d’art. Il semble que ce soit peut-être cette qualité du sonnet qui ait pu retenir l’attention des poètes baroques : il donne toujours les clés de sa propre subversion. Il dispose en pleine lumière un espace qui semble clos et parfaitement délimité, mais dissimule en vérité une profondeur insoupçonnable. Phénoménologie baroque de l’espace intime PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0004 65 Bibliographie Sources Chauveau, Jean-Pierre. Anthologie de la poésie française du XVII e siècle, Paris, Gallimard, « NRF Poésie », 1987. Corbière, Tristan. Les Amours jaunes [1873], Jean-Pierre Bertrand (éd.), Paris, Flammarion, « GF », 2018. Furetière, Antoine. 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Mais comme invite à le penser une formule récente de Céline Fournial, il est loisible de se demander si « l’opacité des évènements tragiques 3 » ne peut s’avérer également tributaire de cette métaphorisation du spectre lumineux sur le plan dramaturgique. En d’autres termes, on peut s’interroger sur la part prise, dans la construction du tragique, par le noir, qui tend à redoubler « l’opacité » évoquée par Céline Fournial. Pour ce faire, j’aimerais explorer un corpus tout à fait singulier de ce point de vue : les cinq tragédies que le poète Tristan L’Hermite publie entre 1637 et 1645, sa dernière pièce, Osman (1656) étant parue de manière posthume. En effet, que ce soit dans La Mariane (1637), dans Panthée (1639) ou encore dans La Mort de Sénèque (1645) et La Mort de Chrispe (1645), on retrouve chez Tristan une préoccupation identique pour le potentiel tragique et dramaturgique du noir, qui lui offre la possibilité d’user d’une vaste combinaison d’effets dont l’efficacité est certaine. La couleur noire, dans la tragédie tristanienne, relève simultanément d’une anthropologie, d’une axiologie et d’une esthétique fondée sur le clair-obscur. 1 Roland Barthes, Sur Racine [1960], Paris, Seuil, coll. Points, 2014. 2 Didier Souiller, « Coexistence des contraires et peinture en clair-obscur dans le théâtre de Racine : “De son image en vain j’ai voulu me distraire” (Britannicus, II, 2) », Textimage [en ligne], n o 4, « L’image dans le récit I », Printemps 2011, https: / / www.revue-textimage.com/ 06_image_recit/ souiller1.html. 3 Céline Fournial, Tristan L’Hermite, La Mariane, La Mort de Sénèque, Osman, Neuilly, Atlande, « Clefs concours Lettres XVII e siècle », 2022, p. 119. Maxime Cartron PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0005 70 Anthropologie du noir : le système des couleurs Les tragédies de Tristan semblent de prime abord hériter de façon toute conventionnelle d’une anthropologie des couleurs que le dramaturge mobiliserait occasionnellement afin de désigner les états émotionnels de ses personnages, en accord avec les codes de la médecine ancienne. Ainsi dans La Mariane est-il question de « la bile ardente et jaune, aux qualités subtiles 4 » et de « la mélancolie à la noire vapeur, / Où se logent toujours la tristesse et la peur 5 » qui, « ne pouvant figurer que des images sombres, / Nous fait voir des tombeaux, des spectres et des ombres 6 ». Le noir n’est ici qu’un élément indicatif parmi d’autres du système conventionnel des couleurs ; il désigne de façon absolument transparente pour le spectateur de l’époque l’état mélancolique et ses effets 7 , tout comme le jaune désigne ailleurs la jalousie 8 . Mais à y regarder de plus près, on s’avise qu’il revêt en réalité une épaisseur sémiotique plus conséquente, en suggérant une lecture des signes adossée à une herméneutique des comportements. L’interprétation du songe nocturne d’Hérode, qui ouvre la pièce, est à cet égard très révélateur : HERODE. Je me suis éveillé tout à l’heure en sursaut, Après la vision la plus mélancolique Qui puisse devancer un accident tragique. PHERORE. Les songes les plus noirs que l’on puisse inventer Seraient-ils suffisants de vous épouvanter, Vous qui savez braver les forces indomptables, 4 Tristan L’Hermite, La Mariane, I, 2, v. 51, dans Les Tragédies, éd. Roger Guichemerre et alii, Paris, Champion, « Champion classiques », 2009, p. 41. Toutes les pièces citées, que je désignerai désormais exclusivement par leur titre, proviennent de cette édition. 5 Ibid., I, 2, v. 57-58, p. 42. 6 Ibid., I, 2, v. 59-60, p. 42. 7 Sur cette question, voir l’édition de Guillaume Peureux (Paris, GF Flammarion, 2003), ainsi que son article : « Paroles, images et action. La Mariane, tragédie de la mélancolie érotique », dans « La Mariane » de Tristan l’Hermite, textes réunis par Ruggero Campagnoli, Éric Lysøe et Anna Soncini Fratta, Bologne, CLUEB, 2003, p. 23-50. 8 « HERODE seul. Serpent couvert de fleurs, dangereuse vipère, / Jaune fille d’Amour qui fais mourir ton père, / Dragon toujours veillant avec cent yeux ouverts, / Qui prends tout à rebours et vois tout de travers, / Vautour insatiable, horrible Jalousie, / Qui de cent faux objets brouilles ma fantaisie, / N’as-tu pas pleinement satisfait ta rigueur ? / Et n’as-tu point encore assez rongé mon cœur ? » (Ibid., V, 1, v. 1403-1410, p. 105). Phénoménologie du noir dans les tragédies de Tristan L’Hermite PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0005 71 Et qui craignez si peu les périls véritables ? Ce sont des visions qui n’ont jamais d’effet 9 . Ce débat sur le songe a tout d’une pièce topique, mais l’enjeu se situe ailleurs : en désignant ouvertement la maladie mélancolique, Hérode prête déjà le flanc à l’instrumentalisation que vont en faire ses mauvais conseillers, dont Phérore. Si la réponse de ce dernier a tout d’un signe évident de connivence culturelle (la mélancolie suscite « les songes les plus noirs »), elle prépare en réalité le terrain à l’obscurité qui va baigner progressivement la pièce par la suite, et sur laquelle j’aurai l’occasion de revenir. Plus encore, le noir constitue « un moyen de structuration porteur d’une dynamique puissante, dont l’effet se répercute aussi sur les autres couleurs 10 », comme dans Panthée, où l’association de deux couleurs au sein d’une même cellule discursive produit un effet singulier : CHARIS. Madame, votre esprit s’entretient tout le jour Des malheurs que peut craindre une fidèle amour, Lorsqu’aimant un objet avecque violence On souffre pour longtemps les rigueurs de l’absence. C’est la malignité de ces impressions Qui vous a fait avoir ces noires visions : Mais ne vous troublez point de ces tristes mensonges ; Et pour n’avoir la nuit que d’agréables songes, Bannissant la tristesse, ordonnez à vos sens De vous entretenir d’objets divertissants : C’en est le vrai secret 11 . Il est ici aussi question d’un songe funeste rigoureusement semblable à celui d’Hérode dans La Mariane, mais contrairement à Phérore, Charis, qui ne veut que le bien de sa maîtresse, lui propose un remède : PANTHEE. Charis, je te veux croire ; Mais quoi, toujours ce songe occupe ma mémoire. CHARIS. Vous plaît-il de tourner vers ces arbres couverts Qui gardent la fraîcheur sous leurs feuillages verts 12 ? La mélancolie, incarnation émotionnelle de la couleur noire, pourrait être circonvenue par le vert des arbres, qui engage en retour une sensation corporelle séparant la protagoniste de son environnement mental néfaste. En 9 Ibid., I, 2, v. 18-25, p. 40. 10 Dieter Hornig, « Max Raphael : théorie de la création et production visuelle », trad. Jeanne Etoré et Bernard Lortholary, Revue germanique internationale, n o 2, 1994, p. 175. 11 Panthée, II, 2, v. 499-509, p. 178. 12 Ibid., II, 2, v. 509-512, p. 178-179. Maxime Cartron PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0005 72 somme, il s’agit ici d’un embryon de thérapie chromatique, Tristan insérant discrètement ce détail afin de renforcer la valeur anthropologique du noir et de lui apporter des contrepoids. De même, dans La Mort de Chrispe, le noir est associé à une autre couleur, mais cette fois-ci dans un rapport de convergence : CAPITAINE. Pour marque du poison… FAUSTE. C’est assez, c’est assez. CAPITAINE. Un sang tout violet a couvert leur visage. FAUSTE. Tu m’en as trop appris, n’en dis pas davantage. Je suis sur ce récit trop tendre de moitié, Il m’aurait bien suffi d’en ouïr la moitié. De grâce, laisse-moi dans l’humeur sombre et noire Où me vient de plonger cette funeste histoire 13 . La mélancolie impose sa marque, mais constitue ici le refuge iconique permettant à Fauste d’échapper, par l’obscurcissement du visible qu’il occasionne, à l’image affreuse du « sang tout violet ». Le noir est un mode d’engendrement : il suscite ou est suscité par d’autres couleurs, et engage parlà de nouvelles dynamiques dramaturgiques. Du reste, la versatilité de la couleur noire la rend apte à désigner plusieurs expressions symboliques, et non uniquement la mélancolie. Dans Osman, la Sultane sœur s’adresse au sommeil en ces termes : On peut bien t’appeler le frère de la mort, Puisqu’assis sur nos yeux avec tes noires ailes Tu donnes des frayeurs et des peines mortelles 14 . On remarque dans ces vers de l’acte V que le sommeil remplit exactement le même office que la mélancolie, dont il incarne en quelque sorte la scène primitive, puisqu’il enclenche le songe funeste. Une forme de feuilletage originaire de la couleur noire est donc perceptible, qui laisse découvrir au spectateur le processus anthropologique et quasi physiologique donnant naissance à la mélancolie. Notons enfin que le noir est toujours attaché à des états émotionnels négatifs ou défavorables aux personnages ; dans Osman on le retrouve encore dans la bouche de la Fille du Mufti pour désigner la « noire puissance » des « démons 15 » : cette couleur revêt donc, au-delà de l’anthropologie qu’elle contribue à véhiculer, des connotations nettement axiologiques. 13 La Mort de Chrispe, V, 4, v. 1526-1532, p. 433. 14 Osman, I, 2, v. 12-14, p. 468. 15 Ibid., V, 3, v. 1475-1476, p. 533. Phénoménologie du noir dans les tragédies de Tristan L’Hermite PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0005 73 L’axiologie du visible : dynamique morale de l’action théâtrale Elle engendre en effet une dynamique de l’action théâtrale qui est essentiellement une dynamique morale. Toujours péjoratives, les notations de couleur noire, très nombreuses, viennent doubler efficacement, sur le plan métaphorique, l’agôn tragique : dans La Mariane, Salomé invoque la « noire intention 16 » qu’elle prête à sa belle-sœur. Exactement similaire est la déclaration de Cyrus sur le Roi d’Assyrie dans Panthée : « Et je ne pouvais croire / Qu’un Prince eût pu commettre une action si noire 17 », tandis que dans La Mort de Sénèque Sabine fustige auprès de Néron les « noires actions 18 » qu’elle impute à son précepteur. Il est révélateur que ces mentions axiologiques trouvent toutes place au début des pièces, dont elles contribuent à cadastrer l’exposition : le combat moral qui fait le cœur de la tragédie, entre influence des mauvais conseillers sur le prince dans La Mariane et La Mort de Sénèque et définition du bon prince dans Panthée trouve ici son amorce. En effet, la couleur noire a tout à voir avec une problématique morale capitale pour le tragique tristanien : celle du discernement. Dans Osman, c’est la Sultane sœur qui est pourvue du kairos oculaire dont son frère, qui devrait en tant que monarque en être dépositaire, est hélas privé, puisqu’il accorde toute sa confiance au Sélictar aga, que cette dernière a démasqué : L’aspic qui s’entortille à l’heure qu’on l’enchante, A bien moins de replis que cette âme méchante ; Dans ses déguisements je le connais, Seigneur ! Je vois distinctement dans le fond de son cœur. En sa noirceur cachée il pense à quelque ouvrage, Que n’expriment jamais sa voix ni son visage ; Il vous trahit sans doute et va par ce forfait, Éclaircir les horreurs d’un songe que j’ai fait 19 . Le regard de la Sultane sœur dévoile l’hypocrisie et le mal qui habitent le Sélictar aga, mais l’insouciance d’Osman et l’auto-aveuglement de son propre reflet 20 l’empêchent de voir autre chose que sa lumière, alors que sa sœur est apte à distinguer le noir, en pure perte cependant. À partir de cette donnée fondamentale de la tragédie tristanienne, dont le poids porte sur la quête de l’impossible discernement, il convient d’observer 16 La Mariane, I, 3, v. 302, p. 51. 17 Panthée, I, 2, v. 188, p. 164. 18 La Mort de Sénèque, I, 1, v. 60, p. 251. 19 Osman, I, 3, v. 242-256, p. 479. 20 Voir sur cette question Florent Libral, « Le Roi Soleil aveuglé : d’une optique du politique dans La Mariane, La Mort de Sénèque et Osman », Cahiers Tristan L’Hermite, Hors-série Agrégation 2023, 2022, p. 141-156. Maxime Cartron PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0005 74 que la couleur noire est partie intégrante de la batterie argumentative des personnages ; dans La Mort de Sénèque, Néron s’en sert pour justifier le chantage moral auquel il se livre avec le philosophe : Quoi, me vouloir quitter ? ce serait me trahir, M’abandonner au vice et me faire haïr ; On ne parlerait plus que de mon injustice, Que de ma violence et de mon avarice ; Ce désir de repos et de tranquillité A crime capital te serait imputé, Et tu ne voudrais pas acquérir de la gloire Causant à tes amis une tache si noire 21 . Les connotations morales de la couleur noire servent de stratégie de manipulation et de domination de l’adversaire : l’enjeu tragique est de posséder l’apparence du droit moral, en rejetant sur ses adversaires la « tache ». Tel est le sens de l’intervention de Sélim brocardant Osman : « il s’était aveuglé d’une superbe envie, / De voir en conquérant les murs de Cracovie 22 ». Et de conclure, péremptoire : « vous voyez la noirceur de ce grand attentat, / S’il choque la patrie et les lois de l’État 23 ». La dimension assertorique associée aux jugements axiologiques délivrés par les mentions de la couleur noire est pleinement tragique en ce qu’elle met en présence deux conceptions opposées du droit moral et de la vérité pensant en détenir le monopole mais n'en possédant en réalité qu’une partie. Cette présence massive du noir donne par ailleurs l’opportunité à Tristan de dramatiser le conflit moral et de suggérer implicitement les conditions de sa résolution. Dans La Mariane Salomé est clairement identifiée, par son propre discours, comme l’une des causes majeures de l’obscurcissement du discernement royal : J’ai gagné depuis peu le premier échanson, Qui doit lancer contre elle un trait de ma façon, Un trait noir qui portant la tristesse et la crainte, Donne à l’âme crédule une mortelle atteinte 24 . 21 Ibid., I, 2, v. 299-306, p. 259. 22 Osman, II, 3, v. 501-502, p. 491. 23 Ibid., II, 3, v. 515-516, p. 492. 24 La Mariane, II, 2, v. 537-540, p. 64. On rappellera ces mots de la même contre Mariane, qui manipule faussement l’opinion publique afin de réveiller le courroux d’Hérode en IV, 1, v. 1147-1148, p. 93 : « apprenant la noirceur de cette âme infidèle, / Tout le monde vous plaint et murmure contre elle ». Phénoménologie du noir dans les tragédies de Tristan L’Hermite PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0005 75 Or l’ironie tragique est exacerbée par le fait qu’Hérode reprend le qualificatif « noire », mais pour l’appliquer à la mauvaise personne, soit à son épouse Mariane : O noire perfidie ! ô trahison damnable ! O femme dangereuse ! ô peste abominable ! Elle t’a pratiqué pour me faire périr, Moi qui voulais tout perdre afin de l’acquérir 25 . C’est le renversement du visible et l’inversion morale qu’il engage qui se donne à voir de la sorte. Le duel verbal entre Mariane et Hérode en est l’expression la plus achevée. Le second affirme : Et s’il advient jamais que dans cette humeur noire, Tu lances quelque trait qui ternisse ma gloire, Je le repousserai d’un air qui fera foi Qu’on ne doit pas manquer de respect à son Roi 26 . L’ironie tragique atteint ici son acmé, puisque c’est précisément Hérode qui, dans son « humeur noire », ternit la gloire de l’innocente Mariane. La réponse de cette dernière rétablit du reste la vérité lorsqu’elle reprend des termes identiques, à la réserve de l’ajout de l’intensif (« cette humeur si noire 27 »), pour désigner l’attitude d’Hérode, mais aussi lorsqu’elle confond l’Échanson, tout en reconnaissant avec lucidité que sa parole n’est d’aucun poids 28 face à la force arbitraire du tyran aux passions dérégulées et à ses conseillers perfides : Monstre issu de l’Enfer pour nuire à l’innocence, Oses-tu bien mentir avec tant d’assurance ? De ta noire action tu recevrais le fruit, Si tu n’étais porté par ceux qui t’ont instruit 29 . 25 Ibid., II, 6, v. 717-720, p. 71. Voir aussi en III, 2, v. 777-80, p. 76 : « HERODE. Montrant l’échanson. Mais voici le témoin de ce noir attentat / Formé contre ma tête et le corps de l’Etat. / Pour sa confusion il faut qu’on lui confronte ; / Déjà l’apercevant, elle rougit de honte ». 26 La Mariane, II, 4, v. 649-652, p. 68. 27 Ibid., IV, 5, v. 1343, p. 100. 28 On note cependant le cas de la mère de Mariane l’accusant avec véhémence pour donner le change (« va, monstre plus cruel que tous ceux de l’Afrique, / Va recevoir le prix de ta noire pratique », IV, 6, v. 1383-1384, p. 102) et qui déclare, meurtrie par cette action : « je vais me mettre au lit, ou plutôt au cercueil » (IV, 6, v. 1402, p. 103), ce reflux fatal des émotions révélant à nouveau avec toute la netteté paradoxale du noir la vérité de la vertu de Mariane. 29 Ibid., III, 2, v. 795-798, p. 77. Maxime Cartron PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0005 76 Il faudra que ce soit Hérode lui-même qui reconnaisse sa faute et mette fin à l’inversion du visible et de la vérité 30 , en s’accusant dans les termes mêmes qu’il avait choisis pour incriminer Mariane : Quel fleuve ou quelle mer sera jamais capable D’effacer la noirceur de ce crime exécrable ? On s’avise ainsi de la place prise par la couleur noire dans la progression de l’action tragique, qui constitue pour Tristan un moyen efficace de baliser l’avancée de l’agôn et de signaler la boucle temporelle dans laquelle s’inscrivent les évènements : il faut attendre qu’Hérode prenne enfin sur lui la faute dont il rendait son épouse responsable pour que le regard de vérité soit restitué. La situation tragique est similaire dans La Mort de Chrispe : si Fauste désigne son amour pour son beau-fils comme « le plus noir poison dont l’honneur soit taché 32 », elle finit par l’accuser auprès de Constantin, au point que celui-ci se saisit de l’incrimination morale pour en charger son fils et sa prétendue « noire perfidie 33 ». Or cette « noire perfidie 34 » est reprise à l’identique par Fauste jalouse - elle ajoute cependant, comme pour marquer la distinction nécessaire que devra faire le spectateur, que celle-ci est « inspiré(e) des démons du souffle le plus noir 35 ! » - pour se plaindre à Cornélie de Chrispe, qui aime Constance. Cette circulation du motif axiologique du noir permet à Tristan de révéler les soubassements éthiques de la pièce et d’accentuer l’innocence de Chrispe. Avec La Mort de Sénèque, on assiste à l’entrecroisement des reproches moraux, qui confère sa dynamique à l’action théâtrale. S’adressant à Épicaris, Pison s’écrie : Comment ? Je tremperais dans une trahison, Et l’exécuterais en ma propre maison ? Pison pourrait ainsi par de noires pratiques 30 Il convient de ne pas oublier la place prise, au sein de ce processus, par la suprême offense faite à Hérode par Mariane lorsqu’elle déclare en III, 2, v. 765-766, p. 76 : « ces discours ambigus ont des obscurités, / Qui se rapportent fort au sang dont vous sortez », avant de mettre de l’avant sa « souche en gloire si féconde / Qu’elle a fait de l’ombrage aux quatre coins du monde » (III, 2, v. 871-872, p. 80). Cet outrage accélère la mise à mort de Mariane, en blessant l’orgueil déjà durement meurtri du tyran. 31 Ibid., V, 2, v. 1563-1564, p. 110. 32 La Mort de Chrispe, I, 1, v. 31, p. 362. 33 Ibid., II, 6, v. 558, p. 385. 34 Ibid., III, 3, v. 819, p. 397. 35 Ibid., III, 3, v. 822, p. 397. En IV, 3, v. 1224, p. 420, Fauste dénonce par ailleurs « ses noirs sentiments ». Phénoménologie du noir dans les tragédies de Tristan L’Hermite PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0005 77 Souiller sa renommée et ses dieux domestiques 36 ? Cette revendication ostentatoire de vertu est proleptique, puisque l’interrogation rhétorique de Pison sera rétrospectivement à comprendre comme le signe avant-coureur de sa lâcheté : l’enthousiasme du personnage pour le complot retombera bien vite lorsqu’il apprendra les premières arrestations. L’attitude de Sénèque à l’égard de Lucain lui enjoignant de rejoindre la conjuration est identique : Veux-tu porter Sénèque à passer pour ingrat ? Si de cette noirceur mon âme était capable, Le tyran que tu hais serait-il plus coupable 37 ? La notation de couleur noire construit ici discrètement un diptyque antithétique de deux personnages : Pison le conjuré enthousiaste mais lâche et Sénèque, qui refuse de participer au complot et aura le courage de mettre fin à ses jours. Caractérisant les personnages, l’usage du noir converge vers un commentaire implicite et discret de l’action théâtrale : il suggère l’interprétation morale à tirer des évènements, notamment en invitant à connecter entre elles les notations de couleur noire, qui deviennent de ce fait autant de détails signifiants. La dialectique du clair-obscur Mais plus encore, le noir est central dans la poétique tragique tristanienne en ce qu’il sert à construire une dialectique du clair-obscur dont l’omniprésence dans les cinq pièces évoquées n’est pas anodine. La palette chromatique de la représentation, oscillant entre aveuglement et éclat, participe du choc émotionnel visé par le dramaturge ; elle constitue l’une des sources des affects tragiques et de leur déploiement 38 . La réaction d’Hérode apprenant la mort de Mariane est le sommet émotionnel de cette dialectique : Mariane a des morts accru le triste nombre ? Ce qui fut mon Soleil n’est donc plus rien qu’une ombre ? Quoi ? dans son Orient cet astre de beauté, En éclairant mon âme, a perdu la clarté ? Tu dis que Mariane a perdu la lumière, 36 La Mort de Sénèque, II, 2, v. 435-438, p. 265. 37 Ibid., II, 4, v. 684-686, p. 276. 38 Pour une réflexion plus générale sur ce phénomène à partir de la question du regard, voir Maxime Cartron, « “Tracés sur son visage avec l’eau de ses pleurs” : regard et image dans La Mariane de Tristan L’Hermite », Papers on French Seventeenth Century Literature, vol. XLV, n o 89, 2018, p. 369-384. Maxime Cartron PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0005 78 Et le flambeau du monde achève sa carrière ? On le vit autrefois retourner sur ses pas, A l’objet seulement d’un funeste repas, Et d’une horreur pareille il se trouve incapable, Quand on vient devant lui d’éteindre son semblable. Astre sans connaissance et sans ressentiment, Tu portes la lumière avec aveuglement. Si l’immortelle main qui te forma de flamme, En te donnant un corps t’avait pourvu d’une âme, Tu serais plus sensible au sujet de mon deuil, De ton lit aujourd’hui tu ferais un cercueil, Et par tout l’Univers ta lumière éclipsée Établirait l’horreur qui règne en ma pensée 39 . Il n’est pas innocent que la couleur noire soit uniquement évoquée sur un plan privatif ici : signifiant la fin de la lumière, assimilée à la force vitale, elle instaure de ce fait la dialectique du clair-obscur, dont le sommet se trouve dans le vers « Tu portes la lumière avec aveuglement » : l’interpénétration métonymique de Mariane et du soleil renforce en creux la prégnance horrifique de la couleur noire, dont l’effet de présence affective est maximisé par cette expressivité de la privation de lumière. Dans La Mort de Sénèque, c’est le grand récit de l’incendie de Rome, pris en charge par Épicaris, qui assume la fonction esthétique consistant à baigner la pièce d’un climat en clair-obscur pour exacerber les émotions : Ne nous souvient-il plus de ce feu sacrilège Pour qui les lieux sacrés furent sans privilège ? Ce feu qui consuma jusques aux fondements Tant de temples fameux et de grands bâtiments ? Ce feu qui, s’allumant dans une nuit obscure, De l’état des Enfers fut l’ardente peinture ? Ce feu qui n’éclaira que pour nous faire voir Cent mille citoyens réduits au désespoir ? O Cieux ! vit-on jamais d’objets plus pitoyables ? On n’entendait partout que rumeurs effroyables 40 . La figurabilité du clair-obscur vise ici une efficacité immédiate, fondée qu’elle est sur l’hypotypose : elle est censée relancer le feu des conjurés devant l’infamie de Néron, comme sa conclusion le fait voir sans ambiguïté : « jamais l’ire du ciel eut-elle des victimes / Plus dignes de ses traits ou plus noires de 39 La Mariane, V, 2, v. 1447-1464, p. 107. 40 La Mort de Sénèque, II, 2, v. 349-362, p. 262-263. Phénoménologie du noir dans les tragédies de Tristan L’Hermite PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0005 79 crimes 41 ». En somme, l’éclat du clair-obscur est destiné à réveiller la lumière de la justice, censée mettre fin à la noirceur du monarque. Le clair-obscur prend une autre forme dans Osman, puisqu’il recouvre deux types d’évènements, qui se trouvent de la sorte interreliés : lorsque la Sultane sœur s’étonne de l’amour par ouï-dire d’Osman pour la Fille du Mufti, dont il n’a vu que la peinture, elle s’exclame : « on n’a jamais parlé / Que l’on fût ébloui par un soleil voilé 42 ». Or comme précédemment, la Sultane sœur est pour son malheur et celui de son frère une véritable Cassandre, puisque cette formule se révélera par la suite annonciatrice de l’offense d’Osman à celle qu’il trouvera laide lorsqu’il la rencontrera, la congédiant sans ménagement. Cet impair lui attirera la haine du père de la jeune femme, qui contribuera à fragiliser sa position. Et c’est à l’acte IV que la réponse méprisante d’Osman à ses hommes accélérera sa chute : « qui vous fait assembler pour me donner conseil ? / L’ombre est-elle en état d’éclairer le soleil 43 ? » Tristan s’ingénie à désigner les deux actions d’Osman précipitant la catastrophe sous l’angle du clair-obscur, afin de les marquer du point de vue des affects et d’indiquer de la sorte leur caractère central dans l’avancée du drame, qui se trouve ancré dans une anthropologie de la fuite, voire de la perte du sens : comme de juste, les avertissements ne sont pas entendus du fait du trouble auquel est confrontée la faculté de discernement, censée être l’apanage du bon politique. La tragédie tristanienne, on le voit, est structurellement bâtie sur cette forme polysémique d’oxymore et d’antithèse, dont le sens est simultanément moral et émotionnel. Mais loin de ne constituer qu’une esthétique, on remarque qu’elle concourt systématiquement à interroger les représentations du politique et à les remettre en forme. Par conséquent, on peut avancer que la couleur noire est pour Tristan un révélateur de l’essence du politique et un outil pour le questionner. Ce phénomène à la fois métaphorique et relevant de la matérialité du sensible a ses spécificités rhétoriques et énonciatives, mais aussi son rôle dans la gestion de la temporalité tragique qu’organise le dramaturge. En effet, l’itération de cette dialectique du clair-obscur concourt à enfermer les protagonistes au sein d’un cycle mémoriel qui exacerbe les pouvoirs de l’image et de son obscurcissement 44 . Dès lors, lire et voir le noir 41 Ibid., II, 2, v. 405-406, p. 264. 42 Osman, I, 3, v. 203-204, p. 477. 43 Ibid., IV, 4, v. 1083-1084, p. 518. 44 Sur le sens politique de cette représentation, on se reportera à Dominique Moncond’huy : « au-delà du pessimisme éthique et idéologique qui règne dans plusieurs de ses pièces (et au premier chef dans La Mort de Sénèque, notamment avec les rôles de Sénèque et d’Epicaris), Tristan dit l’absence de doctrine politique par le biais d’un discours métaphorique auquel ne croient peut-être plus que les sujets Maxime Cartron PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0005 80 chez Tristan revient à observer comment le poète tragique joue avec les codes culturels attachés aux représentations symboliques de cette couleur et les déplace afin de conférer une épaisseur métaphorique à ses pièces. Bibliographie Sources Tristan L’Hermite. La Mariane [1637], éd. Guillaume Peureux, Paris, GF Flammarion, 2003. Tristan L’Hermite. La Mariane [1637], dans Les Tragédies, éd. Roger Guichemerre et alii, Paris, Champion, « Champion Classiques », 2009, p. 27-120. Tristan L’Hermite. Panthée [1639], dans Les Tragédies, éd. Roger Guichemerre et alii, Paris, Champion, « Champion Classiques », 2009, p. 145-230. Tristan L’Hermite. La Mort de Sénèque [1645], dans Les Tragédies, éd. Roger Guichemerre et alii, Paris, Champion, « Champion Classiques », 2009, p. 242- 337. Tristan L’Hermite. La Mort de Chrispe [1645], dans Les Tragédies, éd. Roger Guichemerre et alii, Paris, Champion, « Champion Classiques », 2009, p. 355- 439. Tristan L’Hermite. Osman [1656, posth.], dans Les Tragédies, éd. Roger Guichemerre et alii, Paris, Champion, « Champion Classiques », 2009, p. 461-539. Études Barthes, Roland. Sur Racine [1960], Paris, Seuil, « Points », 2014. Cartron, Maxime. « “Tracés sur son visage avec l’eau de ses pleurs” : regard et image dans La Mariane de Tristan L’Hermite », Papers on French Seventeenth Century Literature, vol. XLV, n o 89, 2018, p. 369-384. Fournial, Céline et Fourquet-Gracieux, Claire. Tristan L’Hermite, La Mariane, La Mort de Sénèque, Osman, Neuilly, Atlande, « Clefs concours Lettres XVII e siècle », 2022. aveuglés ou le souverain tombé dans l’illusion de sa propre représentation (…). L’éblouissement initial du roi solaire tourne à la désillusion : avec plusieurs de ses pièces, Tristan offre à cette métaphore (dont on sait l’avenir) des miroirs déformants qui, à son sens, travestissent peut-être moins la réalité qu’elles n’en disent la nature exacte - un travestissent, précisément. Comme si le poète ne pouvait décidément se satisfaire d’une position de retrait, comme si, désabusé, ce mélancolique ne pouvait s’empêcher de noircir la royale métaphore solaire… » (« Éblouissement et désillusion. Représentations du politique dans le théâtre de Tristan L’Hermite », Cahiers Tristan L’Hermite, n o 16, 1994, p. 9). Voir aussi Hélène Merlin-Kajman, « La Marianne, ou l’obscurcissement du politique », Cahiers Tristan L’Hermite, n o 16, 1994, p. 11-20 et Florent Libral, art. cit. Phénoménologie du noir dans les tragédies de Tristan L’Hermite PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0005 81 Hornig, Dieter. « Max Raphael : théorie de la création et production visuelle », trad. Jeanne Etoré et Bernard Lortholary, Revue germanique internationale, n o 2, 1994, p. 165-178. Libral, Florent, « Le Roi Soleil aveuglé : d’une optique du politique dans La Mariane, La Mort de Sénèque et Osman », Cahiers Tristan L’Hermite, Hors-série Agrégation 2023, 2022, p. 141-156. Merlin-Kajman, Hélène. « La Marianne, ou l'obscurcissement du politique », Cahiers Tristan L’Hermite, n o 16, 1994, p. 11-20. Moncond’huy, Dominique. « Éblouissement et désillusion. Représentations du politique dans le théâtre de Tristan L'Hermite », Cahiers Tristan L’Hermite, n o 16, 1994, p. 5-10. Peureux, Guillaume. « Paroles, images et action. La Mariane, tragédie de la mélancolie érotique », Ruggero Campagnoli, Éric Lysøe et Anna Soncini Fratta (dir.), « La Mariane » de Tristan l’Hermite, Bologne, CLUEB, 2003, p. 23-50. Souiller, Didier. « Coexistence des contraires et peinture en clair-obscur dans le théâtre de Racine : “De son image en vain j’ai voulu me distraire” (Britannicus, II, 2) », Textimage [en ligne], n o 4, « L’image dans le récit I », Printemps 2011, PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0006 La part invisible du spectacle. Lecture phénoménologique de l’espace tragique racinien dans Iphigénie et Andromaque H ANNAH L AMBRECHTS IHRIM (UMR 5317) Et quand nous trouvons écrit, La Scène est à Aulide, à Éleusis, au Chersonese, en Argos, ce n’est pas à dire que le lieu particulier où les Acteurs paraissent soit cette ville ou cette Province entière ; mais c’est-à-dire que tout l’Ouvrage et les Intrigues de la Pièce, tant ce qui se passe hors de la vue des Spectateurs, que ce qui se passe en leur présence, se traitent en ce lieu-là, dont le Théâtre n’occupe que la moindre partie 1 . Au XVII e siècle, le mot de « scène » désigne à la fois la scène théâtrale proprement dite et la scène dramatique, c’est-à-dire l’espace dans lequel se développe l’action. L’unité de lieu, dite « de scène », connaît différentes interprétations : ou bien le théâtre donne à voir au spectateur différents décors, circonscrits dans un même espace dramatique, ou bien il ne lui montre qu’un seul et unique lieu. L’abbé d’Aubignac milite en faveur de cette restriction de la scène à un seul décor. Il déplore « la corruption et l’ignorance du dernier Siècle [qui] ont porté le désordre sur le théâtre jusqu’au point d’y faire paraître des personnages en diverses parties du monde, et que pour passer de France en Danemark il ne faut que trois coups d’archet, ou tirer un rideau 2 ». Absente de la Poétique d’Aristote, l’unité de lieu n’est pas aussi stable ni aussi instituée que les deux autres unités, de jour et d’action. Elle apparaît chez les théoriciens de la poésie dramatique parce que d’autres formes de 1 L’abbé d’Aubignac, La Pratique du théâtre, éd. H. Baby, Paris, Honoré Champion, 2011, p. 164. 2 Ibid., p. 154-155. Hannah Lambrechts PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0006 84 spectacles vivants se développent, qui connaissent un véritable essor et multiplient les décors du théâtre. Jacques Scherer explique cette tendance par ce qu’il appelle la « passion du spectacle » : Le deuxième ennemi de l’unité de lieu est le goût du public pour les éléments spectaculaires de la représentation théâtrale ; ce goût est poussé si loin qu’il constitue une véritable passion. Sans doute, la richesse du spectacle n’est pas incompatible avec l’unité de lieu, mais elle en rend la recherche plus difficile 3 . Deux « zones d’influences » vont ainsi se constituer : « la tragédie éliminera presque tous ses éléments spectaculaires pour s’efforcer d’observer l’unité de lieu, tandis que les beautés de spectacle s’épanouiront dans la “pièce à machines” et dans l’opéra 4 . » Jean Racine entre de plain-pied dans cette rivalité entre tragédie et opéramachine. En 1674, après avoir fait un détour par la tragédie romaine et orientale, il revient à la tragédie grecque avec Iphigénie. Créée à l’Orangerie de Versailles devant le roi et sa cour, cette pièce marque un positionnement fort du poète dramatique dans le champ littéraire : elle constitue en ellemême un geste de réplique adressé à Lully et Quinault, qui viennent de créer une Alceste, adaptant Euripide à l’opéra. L’enjeu est de taille : il s’agit de prouver que la tragédie peut satisfaire l’œil et l’esprit du public et lui offrir un véritable spectacle, sans s’émanciper de la règle de vraisemblance et, partant, de l’unité de lieu. L’unité de lieu est l’ennemie du spectacle parce qu’elle induit nécessairement une restriction du champ visuel : si un seul lieu est choisi pour constituer la scène, l’espace dramatique déborde cette scène théâtrale. Certains lieux - la majorité en réalité - sont refusés à la vue du spectateur. Or, la division de l’espace dramatique en une partie visible, la scène théâtrale, et une partie invisible, la scène dramatique, ne signifie pas que le « spectacle » ne se déroule que sur le théâtre : entre ces deux espaces circulent des acteurs, des informations, des objets, ou encore des images, qui font que l’espace invisible est bien présent à l’esprit du spectateur. Nous proposons de lire cette « part invisible » du spectacle racinien à la lumière des outils critiques développés par la phénoménologie de Merleau-Ponty, dans une démarche volontairement anachronique. Pour expliquer le concept d’invisible, qui est « l’envers du visible », Merleau-Ponty donne l’exemple d’un cube (dont on ne voit jamais que trois faces) et des objets qui se situent derrière mon dos. Il écrit : « Je suis persuadé que les objets continuent d’exister quand je ne les vois pas […]. Mais de toute 3 Jacques Scherer, La Dramaturgie classique, Paris, Armand Colin, 2014, p. 233-234. 4 Ibid., p. 234. La part invisible du spectacle. Lecture phénoménologique de l’espace tragique PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0006 85 évidence, pour la pensée classique, ces objets invisibles ne subsistent pour moi que parce que mon jugement les maintient présents 5 . » La phénoménologie s’oppose justement à cette « pensée classique », analytique et cartésienne, selon laquelle c’est le jugement de l’esprit, donc une opération de l’intelligence, qui redresse les apparences. La perception est plus immédiate : Quand je perçois, je ne pense pas le monde, il s’organise devant moi. Quand je perçois un cube, ce n’est pas que ma raison redresse les apparences perceptives et pense à propos d’elles la définition géométrique du cube. Loin que je les corrige, je ne remarque pas même les déformations perspectives, à travers ce que je vois je suis au cube lui-même dans son évidence. Et de même les objets derrière mon dos ne me sont pas représentés par quelque opération de la mémoire ou du jugement, ils me sont présents, ils comptent pour moi, comme le fond que je ne vois pas n’en continue pas moins d’être présent sous la figure qui le masque en partie 6 . Si l’on applique les notions proposées par Merleau-Ponty à la dramaturgie, l’espace théâtral pourrait être divisé en un « champ » (la scène) et un « horschamp » (le hors-scène), et le champ lui-même en un « fond » et une ou plusieurs « figures ». Le hors-champ et le fond portent a priori un degré de présence minimal : ils se dérobent au regard du spectateur, qui explore le champ et se fixe sur la figure. S’ils sont invisibles, ils ne passent pas pour autant inaperçus : comparables à la face toujours cachée du cube dans un espace à trois dimensions, le spectateur ne peut pas les voir, mais « ils comptent pour [lui] ». Le hors-champ et le fond parviennent même à « faire figure » en attirant le regard du spectateur : l’invisible enrichit et approfondit le spectacle. « Il faut savoir, que tous les acteurs qui paraissent au théâtre, ne doivent jamais entrer sur la Scène sans une raison qui les oblige à se trouver en ce moment plutôt en ce lieu-là qu’ailleurs ; autrement ils n’y doivent pas venir », écrit l’abbé d’Aubignac dans sa Pratique du théâtre 7 . Cette règle, liée à la règle de liaison des scènes, est bien établie chez les théoriciens de la poésie dramatique du XVII e siècle. La meilleure façon de justifier le mouvement d’un acteur, c’est, peut-être, de lui donner une fonction dramatique ; une sortie pourra par exemple être associée à un péril imminent. Le célèbre « Sortez » prononcé par Roxane, à l’acte V de Bajazet, équivaut à une mise à mort dans la pièce : la sortie de Bajazet hors de scène, parce qu’elle le condamne, frappe l’esprit du spectateur et suscite en lui les émotions tragiques. Jean Émelina a 5 Maurice Merleau-Ponty, « Le cinéma et la nouvelle psychologie », dans Sens et nonsens, Paris, Gallimard, 1996, p. 63-64. 6 Ibid., p. 65. 7 L’abbé d’Aubignac, La Pratique du théâtre, op. cit., p. 398. Hannah Lambrechts PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0006 86 ainsi pu constater que « l’émotion suscitée par l’arrivée et le départ des personnages se prolonge ainsi bien au-delà d’un mouvement scénique généralement banal en soi, et une fois le rideau baissé 8 ». Corneille partage le point de vue de l’abbé d’Aubignac, mais il distingue à cet égard l’entrée et la sortie : Surtout pour la sortie, je tiens cette Règle indispensable, et il n’y a rien de si mauvaise grâce qu’un Acteur qui se retire du Théâtre, seulement parce qu’il n’a plus de Vers à dire. Je ne serais pas si rigoureux pour les entrées. L’Auditeur attend l’acteur […] 9 . La règle de justification des mouvements s’appliquerait moins aux mouvements d’entrée, parce que la présence de l’acteur sur la scène est présumée, particulièrement à la première scène de chaque acte 10 . L’abbé d’Aubignac recommande d’introduire les héros tragiques le plus tôt possible sur la scène 11 . Jacques Scherer a remarqué que le moment prototypique d’introduction du héros dans la poésie dramatique du XVII e siècle était, non seulement la scène d’exposition, mais plus encore peut-être la première scène de l’acte II 12 . Iphigénie est logiquement attendue en II, 1 ; or, elle n’arrive sur le théâtre qu’en II, 2 : c’est Ériphile qui apparaît en II, 1 13 . Le mouvement d’entrée d’Iphigénie sur la scène est retardé, ce qui exacerbe encore l’attente du spectateur et le plonge dans la « langueur » 14 . Que signifie ce retard ? Quel peut-être son intérêt esthétique ? Si le spectateur est immobile, l’acteur en revanche circule dans le monde, entre la scène et le hors-scène : il est en mouvement. La phénoménologie propose d’analyser le « sentir » et le « mouvement » comme deux modalités du vivant intrinsèques au travail de la perception. La sensation est le résultat et comme l’aboutissement de la perception ; le mouvement en est la 8 Jean Émelina, « L’espace dans les tragédies romaines de Racine », Littératures classiques, n° 26, 1996, p. 129. 9 Pierre Corneille, Trois Discours sur le poème dramatique, éd. B. Louvat et M. Escola, Paris, Flammarion, 1999, p. 141. 10 D’ailleurs, l’ouverture d’un acte donne à voir immédiatement la présence de l’acteur sur la scène : son mouvement d’entrée est rarement mis en scène. 11 Voir Abbé d’Aubignac, La Pratique du théâtre, op. cit., p. 402. 12 Voir Jacques Scherer, La Dramaturgie classique, op. cit., p. 33-34. 13 Façon de suggérer, par un indice dramaturgique subtil, qu’elle est la véritable Iphigénie de l’oracle. 14 L’abbé d’Aubignac nomme « langueur » du théâtre ce mélange d’impatience et de frustration qui caractérise le public lorsqu’il est privé d’une partie du spectacle, surtout lorsqu’il est privé de la présence sur scène des « principaux personnages ». Voir La Pratique du théâtre, op. cit., p. 402-403. La part invisible du spectacle. Lecture phénoménologique de l’espace tragique PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0006 87 condition. Selon Merleau-Ponty, « la vision est suspendue au mouvement. On ne voit que ce qu’on regarde 15 . » Renaud Barbaras commente : Notre activité sensorielle est inséparable d’un mouvement : nous ne pouvons voir quelque chose que grâce à une exploration des yeux, qui cherchent, fixent et accommodent afin d’obtenir le maximum de richesse et de clarté visuelles. Or vision et mouvement manifestent ici un étrange entrelacement car, s’il est vrai que je regarde afin de voir, je ne peux obtenir l’image correcte que parce que, d’une certaine manière, ma vision se prépare ou s’annonce dans le mouvement du regard. Irréductible à un déplacement objectif, ce mouvement voit à sa façon avant de voir et afin justement que la vision soit possible 16 . Si l’on applique ces remarques à la dramaturgie, on remarque que le mouvement de l’acteur s’accompagne d’un mouvement de l’esprit du spectateur, et, partant, d’un mouvement de son œil : il excite le regard qui prépare et annonce la vision, dans un début de perception. C’est surtout le cas lorsque ce mouvement est annoncé à l’avance et qu’il fait l’objet d’une dramatisation. Dans Bajazet, le spectateur craint de voir Bajazet quitter la scène en même temps qu’il s’attend à le voir disparaître. Dans Iphigénie, c’est l’inverse qui se produit au départ : le spectateur craint l’entrée d’Iphigénie sur la scène. Il la cherche pourtant des yeux et se fait déjà une idée de son apparition. Sans recevoir à proprement parler cette vision, il l’anticipe par le regard. L’arrivée d’Iphigénie en Aulide est préparée tout au long du premier acte ; elle est aussi très fortement dramatisée. Comme la sortie hors de scène de Bajazet, l’entrée en scène d’Iphigénie équivaut à un arrêt de mort et suscite en elle-même les émotions tragiques. Rappelons les informations énoncées dans la scène d’exposition : Agamemnon a écrit à Clytemnestre pour l’inviter à venir en Aulide avec sa fille. Dans cette première lettre, il prétend qu’il s’agit de la marier à Achille avant de partir pour la guerre de Troie. Mais il s’agit en réalité de la sacrifier - un sacrifice exigé par les dieux à travers la voix de Calchas, le devin. Regrettant immédiatement son geste, il envoie Arcas délivrer à la reine et sa fille un avis contraire au premier afin qu’elles rebroussent chemin, prétendant cette fois qu’Achille a changé d’avis et préfère différer le mariage : Prends cette lettre. Cours au-devant de la Reine. Et suis, sans t’arrêter, le chemin de Mycène. Dès que tu la verras défends-lui d’avancer. Et rends-lui ce billet que je viens de tracer. Mais ne t’écarte point. Prends un fidèle guide. 15 Merleau-Ponty, L’Œil et l’esprit, Paris, Gallimard, 1964, p. 17. 16 Renaud Barbaras, La Perception. Essai sur le sensible, Paris, Hatier, 1994, p. 64-65. Hannah Lambrechts PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0006 88 Si ma fille une fois met le pied dans l’Aulide, Elle est morte 17 . Le style coupé et asyndétique, la suite de verbes à l’impératif présent, la locution conjonctive « dès que » produisent un rythme rapide qui traduit bien l’urgence de la situation. Le rejet de la principale (« Elle est morte ») au début du vers 135 exacerbe encore cette tension, puisqu’il fait résonner tragiquement la menace qui plane sur Iphigénie, et l’actualise au présent de l’indicatif. Au premier acte, l’espace tragique se configure ainsi autour de deux pôles, et du chemin qui les sépare : Mycène (le point de départ d’Iphigénie) et l’Aulide (sa destination). Le spectateur garde à l’esprit deux mouvements contraires : celui du convoi en grande pompe de la reine et de la princesse, et la course précipitée d’Arcas. Il peut sentir Iphigénie avancer lentement vers l’Aulide (donc vers la scène) ; et en même temps, il sait qu’Arcas est en train de courir vers elle en empruntant « le chemin de Mycène » 18 . Ces deux forces contraires sont peut-être plus importantes pour le spectacle que la vue du lieu scénique statique, parce qu’elles attirent l’œil et préparent la vision. Ce qui se passe sur scène s’efface dans l’esprit du spectateur au profit de ce qui se passe hors de scène : les deux scènes suivantes, les scènes 2 et 3 de l’acte I, semblent là « pour gagner du temps, pour tricher et pour fournir un Acte », pour reprendre une expression de Villars qui serait bien plus appropriée à ces deux scènes d’Iphigénie qu’à l’acte I de Bérénice 19 . Elles nous montrent le roi qui discute avec Achille, puis avec Ulysse. Il espère que sa fille ne viendra pas, comptant sur le fait qu’elle recevra à temps le message d’Arcas, et se justifie par avance auprès d’Ulysse en ces termes : Seigneur, vous le savez, j’ai donné ma parole, Et si ma fille vient, je consens qu’on l’immole. Mais malgré tous mes soins si son heureux destin La retient dans Argos, ou l’arrête en chemin ; Souffrez que sans presser ce barbare spectacle, En faveur de mon sang j’explique cet obstacle, Que j’ose pour ma fille accepter le secours De quelque dieu plus doux qui veille sur ses jours 20 . 17 Jean Racine, Iphigénie, I, 1, v. 129-135, dans Racine, Œuvres complètes, I, Théâtre- Poésie, édition présentée, établie et annotée par Georges Forestier, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1999, p. 706-707. 18 L’abbé d’Aubignac note que les déplacements des personnages de haut rang sont plus « lents » que les déplacements des personnages fonctionnels comme les confidents et les messagers, généralement rapides. Voir La Pratique du théâtre, op. cit., p. 400-401. 19 Villars, La Critique de Bérénice, dans Racine, Œuvres complètes, op. cit., p. 512. 20 Iphigénie, I, 3, v. 329-336, op. cit., p. 712. La part invisible du spectacle. Lecture phénoménologique de l’espace tragique PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0006 89 Bien sûr, Agamemnon est de mauvaise foi, puisqu’il a lui-même orchestré « l’obstacle » qui doit faire barrage à Iphigénie. Le secours d’un dieu n’est qu’un prétexte pour justifier l’absence de sa fille. Or, immédiatement après que le roi a prononcé ces mots, Eurybate apparaît et l’interrompt : E URYBATE . Seigneur... A GAMEMNON . Ah ! Que vient-on me dire ? E URYBATE . La Reine, dont ma course a devancé les pas, Va remettre bientôt sa Fille entre vos bras. Elle approche. Elle s’est quelque temps égarée Dans ces bois, qui du Camp semblent cacher l’entrée. À peine nous avons dans leur obscurité Retrouvé le chemin que nous avions quitté 21 . Une explication rétroactive du cheminement de la reine et de sa fille est donnée, avec un procédé emprunté au comique : un message est envoyé, qui n’a pas été reçu, parce que son destinataire s’est égaré, ce qui provoque un quiproquo. À ce stade, Iphigénie n’est pas encore parue sur la scène. Sans que le spectateur ne la voie effectivement, il sent sa présence dans un hors-scène tout proche. Le rejet de la proposition « Elle approche », dans le discours d’Eurybate, exacerbe cette sensation comme la tension tragique. Absent de la scène théâtrale et invisible à l’œil, le corps menacé d’Iphigénie est sans cesse présent à l’esprit du spectateur. La venue d’Iphigénie en Aulide est progressivement développée, s’inscrit dans le temps, prend la forme d’une approche graduée. Tout se passe dans le hors-scène, mais dans un même cadre temporel : la simultanéité du spectacle visible et de sa part invisible donne toute sa profondeur à l’espace tragique. Or, ce qui n’est pas visible frappe davantage l’esprit du spectateur que l’image visuelle que son œil perçoit ; ou plutôt, derrière cette image visuelle qui lui est donnée à percevoir, son œil prépare une nouvelle perception : il anticipe l’image suivante. « Percevoir, c’est au fond toujours passer à autre chose 22 . » Tant qu’Iphigénie n’est pas parue, il est toujours possible qu’elle n’arrive pas sur scène. Dans son article sur le hors-scène, Benoît Barut prend pour exemple l’expérience du chat de Schrödinger, réalisée en 1935 : « Le horsscène est donc un lieu d’émancipation à l’égard des catégories, un lieu arationnel où les polarités logiques n’ont plus cours, comme dans la boîte du chat de Schrödinger, un lieu prodigieux où l’on peut être à la fois mort et 21 Ibid., I, 4, v. 338-344, p. 713. 22 Viktor von Weizsaecker, Le Cycle de la structure, trad. M. Foucault et D. Rocher, Desclée De Brouwer, Bruges, 1958, p. 146, cité par Renaud Barbaras dans La Perception, op. cit., p. 66. Hannah Lambrechts PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0006 90 vivant 23 . » L’heureuse analogie, appliquée à Iphigénie, permet de mieux saisir la façon dont Racine joue avec la règle de justification des entrées et des sorties des acteurs : il y a bien « une raison qui oblige [Iphigénie] à se trouver plutôt en ce lieu-là qu’ailleurs », mais il y a bien aussi une raison contraire qui l’oblige à ne pas venir. On aurait presque une sorte d’Iphigénie de Schrödinger, par cette espèce de combinaison de deux situations équiprobables qui se superposent : Iphigénie arrivera en Aulide, et Iphigénie n’arrivera pas en Aulide. Ces deux propositions sont vraies - du moins dramaturgiquement - tant qu’Eurybate n’est pas venu sur la scène annoncer son arrivée, et, peut-être, tant qu’Iphigénie elle-même n’a pas fait son entrée. L’indétermination, l’attente de la résolution provoquent une sorte d’impatience qui concentre l’attention du spectateur vers le hors-scène, puisque c’est dans le hors-scène, comme dans la boîte où le chat est enfermé, que tout se joue. C’est encore dans le hors-scène que se noue la catastrophe : l’autel où doit avoir lieu le sacrifice est un lieu bien plus dramatique que la scène théâtrale proprement dite. C’est donc tout naturellement vers ce lieu que se porte l’attention du spectateur. Mais le hors-scène n’est pas seulement plus dramatique ; il est surtout bien plus spectaculaire. C’est même un concentré de spectacularité 24 . Parmi les sept occurrences du mot « spectacle » dans la tragédie, une seule fait référence au spectacle qui se déroule sous les yeux du spectateur : « Mais que voyant de près ce spectacle charmant/ Je sens croître ma joie, et mon étonnement 25 ! » s’exclame Iphigénie lorsqu’elle revoit son père après une longue absence, prenant plaisir à le « voir » et à le « contempler » 26 . Par un effet d’ironie tragique, ce spectacle ne charme Iphigénie que parce que sa perception repose sur des fondements illusoires. Les six autres occurrences réfèrent au spectacle invisible qui se déroule dans le hors-scène - spectacle « pompeux » (v. 26, 789), « barbare » (v. 333), « plus cruel que la mort » (v. 1648) et « affreux » (v. 1737), c’est-à-dire vrai spectacle. « D’un spectacle si doux ne privez point mes yeux », supplie Clytemnestre lorsque Agamemnon cherche à la dissuader de mener sa fille jusqu’à l’autel 27 . 23 Benoît Barut, « Le hors-scène : un horizon fabuleux », Coulisses, nº 44, 2012, p. 19. Cette expérience nous montre que d’après la physique quantique, un même chat enfermé dans une boîte peut être à la fois mort et vivant, jusqu’à ce que l’observation (par l’ouverture de la boîte) détermine que le chat est dans l’un de ces deux états. 24 L’autel dans Iphigénie partage les quatre propriétés du « spectaculaire » telles que les définit Jacques Scherer : la pompe, le pathétique, le dramatique et le merveilleux. Voir La Dramaturgie classique, op. cit., p. 235 sqq. 25 Iphigénie, II, 2, v. 543-544, op. cit., p. 719. 26 Ibid., II, 2, v. 539, p. 719. 27 Ibid., III, 1, v. 812, p. 729. La part invisible du spectacle. Lecture phénoménologique de l’espace tragique PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0006 91 Au-delà de l’ironie tragique certaine, nous pourrions y voir un commentaire méta-poétique : avec la mise en récit (donc « mise hors-scène ») du dénouement, le spectateur est bel et bien « privé » d’une scène hautement spectaculaire, qui n’est pas sans rappeler une scène d’opéra 28 . Au siècle suivant, Luneau de Boisjermain a regretté la mise en récit du dénouement. S’il avait été mis en scène, on eût vu d’un côté un père consterné, une mère éperdue, vingt rois en suspens, l’autel, le bûcher, le prêtre, le couteau, la victime ; et quelle victime ! de l’autre, Achille menaçant, l’armée en émeute, le sang de toutes parts prêt à couler ; Ériphile alors serait survenue ; Calchas l’aurait désignée pour l’unique objet de la colère céleste, et cette princesse, s’emparant du couteau sacré, aurait expiré bientôt sous les coups qu’elle se serait portés 29 . Voltaire conteste cette idée : bien que la scène soit « le sujet d’un très beau tableau », cette action mise en scène deviendrait « froide et ridicule » 30 . Les acteurs risqueraient de ne pas être à la hauteur de leurs personnages. Diderot va aussi dans ce sens lorsqu’il pointe l’impossibilité, pour un acteur, d’incarner le personnage de Calchas : « Où est l’acteur qui me montrera Calchas, tel qu’il est dans ces vers ? […] quelque terrible qu’il soit, ses cheveux ne se hérisseront point sur sa tête. L’imitation dramatique ne va pas jusque-là 31 . » L’imagination est plus forte et plus puissante que la vue réelle : la pièce gagne en spectacularité parce que le vrai spectacle est invisible. « Je ne le vois pas [le monde] selon son enveloppe extérieure, je le vis du dedans, j’y suis englobé. Après tout, le monde est autour de moi, non devant moi », écrit Merleau-Ponty dans L’Œil et l’esprit 32 . Et de même, nous pourrions dire que le théâtre n’est pas seulement « devant » le spectateur, mais « autour » de lui. L’objectif de l’usage de l’invisible par Racine - par la mise en récit, donc la mise hors-scène, d’événements spectaculaires - est peut-être de créer une atmosphère, d’animer les lieux invisibles du hors-scène. Trois 28 Le dénouement opératique est mis en récit et le spectateur imagine la scène finale, à défaut de la voir de ses propres yeux. Christian Delmas a ainsi pu voir dans Iphigénie un « opéra rentré ». Voir « Iphigénie, tragédie sans machines », Littératures classiques, nº 7, 1985, p. 189-205. Georges Forestier parle quant à lui d’un « antiopéra sublime ». 29 Cité par Voltaire dans ses Œuvres Complètes, Paris, Garnier, 1883, p. 414. 30 Ibid. Il est intéressant de remarquer que le « très beau tableau » est statique : le frontispice de Chauveau représente précisément cette scène. Voir Racine, Œuvres complètes, op. cit., p. 764. 31 Denis Diderot, Entretiens sur le Fils naturel, « Troisième entretien », éd. J. Goldzink, Paris, Flammarion, 2005, p. 133-134. Cité par Benoît Barut dans « Le hors-scène : un horizon fabuleux », art. cit., p. 24. 32 Merleau-Ponty, L’Œil et l’esprit, op. cit., p. 59. Hannah Lambrechts PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0006 92 années après Iphigénie, un auteur anonyme se moquera d’une expression employée par Théramène dans la scène d’exposition de Phèdre et Hippolyte : « Avez-vous jamais ouï dire, Monsieur, que les lieux aient une présence ; diton la présence de ces lieux ? Et la présence ne s’attache-t-elle pas aux personnes seulement 33 ? » Or, cette expression recèle peut-être une clé de compréhension des espaces tragiques raciniens. Revenons quelques années en arrière. En 1667, avec Andromaque, Racine procède à un approfondissement de la scène dramatique en proposant un espace tragique tripartite, qui se configure autour de trois pôles géographiques : l’Épire, la Grèce et Troie. À cette tripartition de l’espace, il faut encore ajouter la superposition de deux plans temporels distincts : le présent de l’action tragique et le passé de la guerre de Troie. L’espace troyen n’est, a priori, qu’un souvenir. Or, sa « présence » se fait sentir au point de modifier l’expérience théâtrale : si « la Scène est en Épire », le fond mythique de la guerre de Troie en est le véritable décor, et l’Épire pourrait bien n’être qu’« un second Ilion 34 ». Une scène invisible, qui s’est produite non seulement dans un autre lieu, mais aussi dans un autre temps, ne cesse d’affleurer sur la scène visible, comme un spectacle originel qui ressurgit en permanence pour éclairer le théâtre de son rayonnement, le baigner dans son atmosphère 35 . Il y a là une expérience phénoménologique à part entière : la perception du spectateur est modifiée sous l’effet d’une image qu’il garde en mémoire sans l’avoir vue. Cette scène fondamentale - « acte zéro » de la tragédie - hante le théâtre et devient une sorte de « fond » agissant sur l’aspect des « figures » apparentes en révélant leurs propriétés cachées 36 . Dans ses nombreux remaniements de l’intrigue, Racine choisit de mettre en scène Pyrrhus et d’en faire le maillon central de son quatuor, ou plutôt son quintette amoureux 37 . C’est un Pyrrhus amoureux qui apparaît sur le théâtre. 33 Anonyme, Dissertation sur les tragédies de Phèdre et Hippolyte, dans Racine, Œuvres complètes, p. 884. 34 Jean Racine, Andromaque, II, 2, v. 564, dans Racine, Œuvres complètes, op. cit., p. 216. 35 Récemment, Stéphane Braunschweig a mis en scène Andromaque en choisissant d’inonder la scène théâtrale par une flaque de sang, qui apparaît dès la scène d’exposition. Pyrrhus est représenté en vétéran de guerre alcoolique et traumatisé. Tout est fait pour rappeler au spectateur la mémoire de la guerre de Troie. Le lieu scénique n’est pas vierge : il est littéralement imprégné par le passé. 36 La distinction entre le « fond » et la « figure » renvoie encore à Merleau-Ponty dans son article « Le cinéma et la nouvelle psychologie », dans Sens et non-sens, op. cit., p. 61-74. 37 Rappelons que le personnage de Néoptolème n’apparaît pas sur scène chez Euripide : il demeure un « para-personnage », relégué dans le hors-scène. Le Pyrrhus de Racine, au contraire, est au cœur de l’action tragique. Sur le remaniement des La part invisible du spectacle. Lecture phénoménologique de l’espace tragique PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0006 93 Il « souffre tous les maux qu’[il a] faits devant Troie 38 » et renie sa propre histoire, au point de projeter d’épouser Andromaque et d’élever à sa cour le fils d’Hector. Prêt à défendre sa tête contre les Grecs et à « relev[er] Troie 39 », il voudrait faire peau neuve, oublier son passé, s’oublier lui-même. Aussi l’image du Pyrrhus légendaire de la guerre de Troie entre-t-elle en concurrence avec une figure nouvelle : le Pyrrhus de l’Épire est menacé de n’être plus Pyrrhus. Or, si l’acteur incarne un personnage légendaire, le spectateur doit pouvoir l’identifier rapidement et le reconnaître : il lui associe d’emblée un ensemble de propriétés par lesquelles il est célèbre 40 . La règle de conformité au modèle d’origine interdit un trop grand écart entre le personnage du mythe et le héros de la tragédie 41 . Un enjeu poétique important d’Andromaque est de résorber cet écart. La fameuse hypotypose de la guerre de Troie prononcée par Andromaque au milieu de la tragédie (en III, 8) consiste précisément à rétablir le souvenir du Pyrrhus légendaire dans l’esprit du spectateur après que Céphise (et, peutêtre, le spectateur) l’a oublié. Elle constitue un pivot du point de vue phénoménologique : l’image de Pyrrhus change radicalement selon que l’on se souvienne ou non de la guerre de Troie. Abondamment commentée, cette hypotypose a une fonction poétique précise, qui dépasse son intérêt esthétique certain 42 : le spectateur n’est pas seulement invité à voir l’invisible (le « hors-champ »), mais encore à réorienter différemment sa perception du « champ » visible. Parce que le récit d’Andromaque frappe son esprit, son œil ne pourra plus jamais voir Pyrrhus de la même manière. L’intérêt de l’hypotypose se révèle si l’on considère le discours de Céphise qui la précède immédiatement. Céphise enjoint Andromaque d’accepter d’épouser Pyrrhus, qu’elle décrit en ces termes : sources antiques opéré par Racine, voir la « Notice » de Georges Forestier dans son édition des Œuvres complètes, op. cit., p. 1329 sqq. 38 Andromaque, I, 4, v. 318, op. cit., p. 209. 39 Ibid., II, 4, v. 611, p. 218. 40 L’abbé d’Aubignac écrit que « le Poète ne doit mettre aucun Acteur sur son Théâtre qui ne soit aussitôt connu des Spectateurs, non seulement en son nom et en sa qualité ; mais encore au sentiment qu’il apporte sur la Scène : autrement le spectateur est en peine ». Voir La Pratique du théâtre, op. cit., p. 397. 41 Aussi Racine réplique-t-il vertement à ses détracteurs, qui lui reprochent d’avoir peint un Pyrrhus trop violent, que « Pyrrhus n’avait pas lu nos Romans. Il était violent de son naturel. Et tous les Héros ne sont pas faits pour être des Céladons. » Voir son avant-propos dans Œuvres complètes, op. cit., p. 197. 42 Rappelons que « l’hypotypose peint les choses d’une manière si vive et si énergique, qu’elle les met en quelque sorte sous les yeux, et fait d’un récit ou d’une description, une image, un tableau, ou même une scène vivante ». Voir Pierre Fontanier, Les Figures du discours, Paris, Flammarion, 1968, p. 390. Hannah Lambrechts PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0006 94 Ainsi le veut son Fils, que les Grecs vous ravissent. Pensez-vous qu’après tout ses Mânes en rougissent ? Qu’il méprisât, Madame, un Roi victorieux, Qui vous fait remonter au rang de vos Aïeux ; Qui foule aux pieds pour vous vos Vainqueurs en colère, Qui ne se souvient plus qu’Achille était son Père, Qui dément ses Exploits, et les rend superflus 43 ? Sur quatre vers, Céphise développe une série de subordonnées apposées à la description indéfinie « un Roi victorieux ». Il s’agit bien ici de décrire Pyrrhus (sans le nommer, notons-le) sous un jour favorable, pour convaincre Andromaque qu’il est légitime de l’épouser - mieux, qu’Hector lui-même approuverait ce mariage. Or, dans tous les arguments qu’elle développe, Céphise souligne précisément cette espèce de faute perceptive qui est une faute d’oubli : Pyrrhus « ne se souvient plus » de la guerre de Troie ; Pyrrhus ne se souvient plus de Pyrrhus. Et la réponse d’Andromaque s’appuie sur cette faute pour rétablir l’image qui se présente à elle sous l’effet de sa mémoire : Dois-je les oublier, s’il ne s’en souvient plus ? Dois-je oublier Hector privé de funérailles, Et traîné sans honneur autour de nos murailles ? Dois-je oublier son Père à mes pieds renversé, Ensanglantant l’Autel qu’il tenait embrassé ? Songe, songe, Céphise, à cette Nuit cruelle, Qui fut pour tout un Peuple une Nuit éternelle. Figure-toi Pyrrhus les yeux étincelants, Entrant à la lueur de nos Palais brûlants ; Sur tous mes Frères morts se faisant un passage, Et de sang tout couvert échauffant le carnage. Songe au cris des Vainqueurs, songe aux cris des Mourants, Dans la flamme étouffés, sous le fer expirants. Peins-toi dans ces horreurs Andromaque éperdue. Voilà comme Pyrrhus vint s’offrir à ma vue, Voilà par quels exploits il sut se couronner, Enfin voilà l’Époux que tu me veux donner 44 . Le verbe « songer », qui, dans son acception la plus fréquente, signifie au figuré « penser » ou « méditer », est répété au vers 1007 : son second emploi semble remotiver en discours un sens littéral demeuré subduit dans le premier. Le songe désigne alors le rêve et la vision : la formule, incantatoire, invite Céphise (et, avec elle, le spectateur) à percevoir ce tableau avec toutes les apparences de la réalité. Le présentatif « voilà » fait lui aussi l’objet d’une 43 Andromaque, III, 8, v. 989-1012, op. cit., p. 233. 44 Ibid., III, 8, v. 996-1002, p. 233-234. La part invisible du spectacle. Lecture phénoménologique de l’espace tragique PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0006 95 reprise anaphorique en début de vers : composé à l’origine du verbe « voir » à l’impératif et du déictique « -là » (« vois là »), son sens étymologique est réactivé dans le discours d’Andromaque, qui enjoint précisément Céphise à regarder Pyrrhus différemment, à le voir sous l’éclairage de la guerre de Troie. Les deux noms propres apparaissent dans le récit d’Andromaque : ils permettent de rétablir une continuité temporelle entre deux instanciations de « Pyrrhus » et « Andromaque », le nom propre ayant ce fonctionnement particulier d’être un désignateur rigide. Les deux images se superposent et l’une (passée) finit par effacer l’autre (présente). Le Pyrrhus virtuel de la guerre de Troie efface le Pyrrhus actuel qui paraît sur l’espace scénique. Andromaque parvient à faire coïncider ces deux images, ou plutôt à réactualiser la première dans le présent du dernier vers, qui opère une sorte de métalepse temporelle. Pyrrhus n’a peut-être pas d’autre choix que d’être Pyrrhus ; sa tentative pour faire peau neuve et oublier le passé aboutit logiquement à la mort - façon, peut-être, de suggérer son impossibilité. Si l’on considère les acteurs présents sur la scène comme des figures qui se détachent d’un fond - le véritable fond de la scène, et, derrière lui, l’« horizon fabuleux 45 » du hors-scène -, alors la perception du spectateur porte a priori sur ces figures. Or, il peut arriver que cette structuration normale de la perception se modifie et que la figure devienne fond, tandis que le fond devient figure. Merleau-Ponty évoque cette permutation du fond et de la figure : Le malade qui contemple la tapisserie de sa chambre la voit soudain se transformer si le dessin et la figure deviennent fond, pendant que ce qui est vu d’ordinaire comme fond devient figure. L’aspect du monde pour nous serait bouleversé si nous réussissions à voir comme choses les intervalles entre les choses - par exemple l’espace entre les arbres sur le boulevard - et réciproquement comme fond les choses elles-mêmes - les arbres du boulevard 46 . Une scène d’Andromaque procède à un effet d’enchâssement tout à fait particulier : le spectateur porte d’abord naturellement son attention vers Pyrrhus (présent et locuteur sur la scène), mais l’image de Pyrrhus s’efface progressivement derrière celle d’Andromaque, qui s’efface encore derrière celle d’Astyanax, qui s’efface finalement derrière celle d’Hector - chaque figure devenant tour à tour un fond que masque une autre figure. Voici le contexte : à la fin de l’acte I, Pyrrhus a envoyé Andromaque voir son fils. Cette rencontre s’est déroulée dans le hors-scène, pendant l’entracte et les trois premières scènes de l’acte II. Elle est rapportée par Pyrrhus dans un récit 45 Cette expression renvoie au titre de l’article de Benoît Barut cité supra. 46 Merleau-Ponty, Sens et non-sens, op. cit., p. 62. Hannah Lambrechts PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0006 96 en II, 5. Pyrrhus raconte une scène que le spectateur n’a pas vue : il est allé voir Andromaque et son fils, pour, dit-il, « voir le succès de [leurs] embrassements 47 ». Or, il a constaté qu’au lieu que ces « embrassements » fléchissent Andromaque, ils ont au contraire renforcé son amour pour Hector. Pyrrhus se plaint de ce que l’image d’Hector a effacé celle d’Astyanax. Il rapporte les paroles d’Andromaque (absente de scène) : Cent fois le nom d’Hector est sorti de sa bouche. Vainement à son Fils j’assurais mon secours, C’est Hector, (disait-elle en l’embrassant toujours ; ) Voilà ses yeux, sa bouche, et déjà son audace, C’est lui-même, c’est toi, cher Époux, que j’embrasse 48 . L’usage de la première et de la deuxième personne fait affleurer le spectacle d’une interlocution invisible, dans laquelle Andromaque parle à Astyanax, et à Hector à travers lui. Andromaque est d’abord désignée au moyen d’expressions référentielles de troisième personne, qui marquent son absence de l’interlocution (« sa bouche », « elle ») ; mais Pyrrhus lui prête bientôt sa voix et la fait parler. Ainsi, le second « je », renvoyant à Andromaque, a tôt fait d’effacer le premier : Pyrrhus s’efface derrière Andromaque. Les présentatifs « c’est » et « voilà » mettent l’accent sur son interlocuteur, Astyanax ; mais bientôt ce « fils » est lui-même effacé par l’image d’Hector (notons que le nom propre apparaît pour désigner le père, tandis qu’une simple description est utilisée pour désigner le fils ; notons aussi l’usage des pronoms disjoints « lui » et « toi » pour désigner Hector, plus accentués phonétiquement que le pronom élidé « l’ » renvoyant à Astyanax, qui s’entend à peine). Dans le discours d’Andromaque, l’absence d’Hector (qui apparaît par l’usage de la troisième personne dans les expressions référentielles « Hector », « ses yeux », « sa bouche », « son audace », « lui-même ») est finalement neutralisée par un embrayage déictique qu’opèrent l’apostrophe « cher époux » et le pronom « toi », dans un glissement vers la deuxième personne faisant d’Hector luimême le véritable allocutaire d’Andromaque. On observe une configuration particulière des « para-personnages » dans Andromaque : la mise en présence d’Astyanax dans le discours active aussi celle de son père. L’image d’un mort transparaît sur celle d’un vivant. En fin de compte, les « para-personnages » hantent la scène. Leur présence est rendue sensible au spectateur, et nous écririons volontiers, à l’instar de Jean Prophète, qu’« Astyanax reste au centre 47 Andromaque, II, 5, v. 651, op. cit., p. 220. 48 Ibid., II, 5, v. 654-658, p. 220. La part invisible du spectacle. Lecture phénoménologique de l’espace tragique PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0006 97 de la pièce. Il en est l’enjeu invisible 49 », en remplaçant le nom d’Astyanax par celui d’Hector, le vrai fantôme de la tragédie. Le théâtre racinien livre, semble-t-il, la même leçon que la phénoménologie : la perception n’est pas la réception passive d’un stimulus sensoriel extérieur à la conscience, mais la création dynamique d’une image dans l’esprit et par l’esprit. Ce n’est pas seulement l’objet que l’œil regarde qui produit une image : c’est le regard lui-même qui structure cette image, en révélant les propriétés cachées de l’objet. Appliqués à la dramaturgie, les outils critiques de la phénoménologie illustrent ce que nous appelons la « part invisible » du spectacle : loin d’inviter l’œil du spectateur à recevoir passivement une image, la tragédie racinienne multiplie les points de vue, présente une même situation sous différents aspects, révèle progressivement ce qu’elle dissimulait d’abord. En fin de compte, c’est le caractère spectaculaire de la représentation qui est renforcé : le spectacle est complexe, dynamique et surtout expérimental. Il « bouleverse l’aspect du monde » en faisant voir l’invisible par un jeu sur la multiplication des points de vue, rappelant sans cesse au spectateur que le monde est un monde « pour la conscience » et non un monde « en soi ». Le regard perçoit à travers différents espaces, différentes temporalités, et différentes subjectivités : finalement, il n’y a pas de solution de continuité entre les deux espaces, visible et invisible, scène et hors-scène, champ et horschamp. On peut décorréler le degré de « présence » d’un objet de son statut et de sa position dans le champ visuel : une figure invisible peut être plus présente qu’une figure visible, un fond peut devenir figure, ou modifier l’aspect des figures qui le cachent en partie. La tragédie racinienne saisit bien ce que Merleau-Ponty soulignera trois siècles plus tard : la « quasi présence et la visibilité imminente qui font tout le problème de l’imaginaire 50 . » C’est peut-être la raison pour laquelle elle n’a pas besoin, pour être « spectaculaire », de recourir aux procédés de l’opéra-machine, ni de briser l’unité de lieu pour nous faire passer de France en Danemark : elle parvient à nous faire passer d’Épire à Troie, puis à nous faire revenir de Troie en Épire, sans jamais altérer la nature du lieu scénique, sans nuire à la vraisemblance. 49 Jean Prophète, Les Para-personnages dans les tragédies de Racine, Paris, Nizet, 1981, p. 42. 50 Merleau-Ponty, L’Œil et l’esprit, op. cit., p. 23. Hannah Lambrechts PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0006 98 Bibliographie Sources Racine, Jean. Iphigénie, dans Œuvres complètes, éd. Georges Forestier, Paris, Gallimard, 1999. —. Andromaque, dans Œuvres complètes, éd. Georges Forestier, Paris, Gallimard, 1999. 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Ce problème se décline selon trois modalités différentes qui permettent de mettre au jour trois rapports distincts de Blaise Pascal à la phénoménologie. D’abord, le vocabulaire du « sensible » a une première signification qui est double. Il désigne à la fois l’objet qui fait impression sur les sens sensoriels du corps, c’est-à-dire l’objet ou le corps « senti », et la capacité de sentir qui reçoit l’objet par l’intermédiaire du corps, plus précisément par l’intermédiaire des sens sensoriels ou de la sensation, c’est-à-dire le corps « sentant ». La condition de possibilité du caractère sensoriel de l’objet senti, c’est-à-dire de son impression sur les sens du corps sentant, est que cet objet soit un corps matériel. Mais la seule possession de la matérialité s’avère insuffisante pour que le corps sentant puisse sentir. En effet, si la pierre a ou est un corps matériel, au même titre que l’animal et l’homme, seuls ces derniers peuvent pourtant sentir, ce qui implique qu’ils possèdent autre chose que la seule matière, à savoir la capacité de sentir au moyen des sens ou de la sensation. Cela correspond, par exemple, à ce qu’Aristote nomme l’« âme sensitive ». Il s’agit alors d’étudier la modalité d’appartenance au « corps du sensible » du corps sentant ou corps doué de sensation, en tant que celui-ci est irréductible à la seule matière. L’étude de cette première dimension conduit vers l’interrogation phénoménologique de * Je remercie Patrick Lang pour ses remarques. Sylvain Josset PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0007 102 Martin Heidegger au sujet des rapports que Pascal établit entre l’âme et le corps 1 . Une deuxième dimension du problème de l’essence et de l’étendue du « corps du sensible » concerne sa constitution. Si tous les corps matériels paraissent former le « corps du sensible », précisément en tant qu’ils sont matériels, il n’est pourtant pas certain que le « corps du sensible » se limite à la matérialité. En effet, outre le fait que le corps sentant est sans doute irréductible à la seule matière, il semble encore que le corps matériel, pour appartenir au « corps du sensible », doive « être » senti par le corps sentant. La question est alors de connaître la modalité de l’« être » en jeu dans cet « être senti » par la sensation. Il n’est pas possible de le restreindre à la seule sensation « actuelle », puisque des corps matériels qui ne sont pas « actuellement » sentis par les sens appartiennent pourtant au « corps du sensible ». Un corps matériel appartient donc au « corps du sensible » dans la mesure où il « peut » être senti, c’est-à-dire dans la mesure où il est senti « en puissance » par le corps sentant. Mais quelle est alors l’étendue de cet « être senti en puissance » ? Se limite-t-il aux corps matériels qui peuvent être sentis effectivement par la seule sensation, ou s’étend-il aussi aux corps matériels qui peuvent être sentis effectivement au moyen d’instruments techniques, tels que la loupe, la lunette, le microscope ou le macroscope, ou s’étend-il même à l’ensemble de tous les corps matériels, y compris à tout le corps matériel ? Pour interroger cette dimension du problème, il est possible de s’appuyer sur le long fragment de Pascal Disproportion de l’homme, aussi connu sous le titre Les deux infinis 2 . Cette Pensée porte sur la situation de l’homme dans la nature, 1 Nous reviendrons prochainement sur cette question dans un article consacré à l’étude du rapport de « l’être-jeté [die Geworfenheit] » heideggérien aux analyses pascaliennes. Sur la lecture heideggérienne générale de Pascal, voir en particulier Sylvain Josset, « Sauver le christianisme ou sauver le cartésianisme ? Heidegger et Pascal », Quaderni leif, vol. XIV, n° 19, 2020, p. 83-109 ; « La “logique du cœur” pascalienne de Scheler à Heidegger », Les Études philosophiques, n° 146, 2023/ 3, p. 145-167 ; et « Pascal in the Light of the Phenomenology of Max Scheler and Martin Heidegger », dans The Blackwell Companion to Blaise Pascal, textes réunis par Roger Ariew et Yuval Avnur, Hoboken (New Jersey), Wiley-Blackwell, 2025 (à paraître). 2 L 15/ 199 = H-R I, 53-60. Nous citons les Pensées en indiquant d’abord L et le numéro de la liasse (en chiffres arabes) ou de la série (en chiffres romains) où Pascal a versé le fragment (HC - hors classement - signale un fragment non reproduit dans les Copies) suivi du numéro du fragment dans l’édition de Louis Lafuma ; puis H-R suivi du numéro du volume (en chiffres romains) et de la page (en chiffres arabes) dans l’édition et la traduction allemandes de Bruno von Herber-Rohow des Gedanken (Pensées), Jena/ Leipzig, Eugen Diederichs, 1905, deux volumes en un - qui est probablement la principale édition utilisée par Max Scheler. Un « corps du sensible » ? Sensation et sentiment selon Pascal et Scheler PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0007 103 qui se trouve entre deux infinis, à savoir entre l’infiniment grand, ou le « tout », et l’infiniment petit, ou le « néant ». Ces deux infinis peuvent-ils euxmêmes appartenir au « corps du sensible », c’est-à-dire être sentis selon une certaine modalité, et le peuvent-ils tous deux en un même sens ? Il est cette fois pertinent de recourir à la phénoménologie de l’apparaître d’Edmund Husserl pour comprendre la position de Pascal 3 . Enfin, la troisième difficulté au sujet de l’étendue du « corps du sensible », qui nous intéresse directement dans cette étude, porte sur la question de savoir s’il n’y a et ne peut y avoir de « sensible » que corporel, ou du moins principalement corporel. Le vocabulaire du « sensible » ou de la « sensibilité » a deux significations principales. Il désigne d’abord, comme nous l’avons vu, l’objet qui fait impression sur les sens sensoriels du corps et la capacité corporelle de sentir qui reçoit l’objet au moyen des sens ou de la sensation. Mais la notion de « sensible » qualifie aussi l’objet qui fait impression sur les « sentiments » et la capacité de sentir ou d’éprouver (au moyen) des « sentiments ». Cette ambivalence du vocabulaire du « sensible » est déjà présente dans le terme latin « sensus » qui désigne, au moins aux XVI e et XVII e siècles, à la fois le « sens » ou la « sensation » et le « sentiment » 4 . Il s’agit donc désormais de savoir comment penser les sentiments et leurs objets corrélatifs, c’està-dire d’étudier si le sentiment est, comme la sensation, lui aussi d’abord corporel. Si ce n’était pas le cas, l’alternative suivante se poserait. Il faudrait soit conclure que l’extension du « sensible » au sentiment constitue un élargissement maximal et paradoxal du « corps du sensible » au-delà du corps lui-même, et par là un élargissement du « corps du sensible » au sensible sans corps ; soit constater une stricte équivocité entre le « sensible » au sens de la sensorialité corporel, c’est-à-dire de la sensation, et le « sensible » au sens non corporel, à savoir le sentiment, qui implique une impossibilité de les comprendre tous deux en un seul et même « corps » - il serait alors nécessaire d’opérer une distinction entre deux « corps » ou deux domaines du « sensible ». Ainsi, le « sensible » se limite-t-il au corporel et demeure-t-il univoque ? Pour répondre à cette troisième difficulté, nous proposons d’étudier la pensée pascalienne du « sentiment » au prisme de la phénoménologie de Max Scheler 5 . 3 Pour une tentative en ce sens, voir déjà Gérard Granel, « Le Tricentenaire de la mort de Pascal », Critique, n° 203, 1964, p. 291-313 ; repris dans Traditionis traditio, Paris, Gallimard, 1972, p. 233-257. Nous reviendrons sur cette question dans une prochaine étude. 4 Voir notamment Frédéric de Buzon et Vincent Carraud, Descartes et les « Principia » II. Corps et mouvement, Paris, Puf, 1994, p. 38 (note). 5 Sur cette question, voir également Sylvain Josset, « Une “logique du cœur” ? Max Scheler lecteur de Pascal », XVII e siècle, n° 290, 2021/ 1, p. 9-26. Sur l’interprétation Sylvain Josset PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0007 104 Une réduction problématique du sentiment à la sensorialité Selon Scheler, il est possible de distinguer trois grandes théories du sentiment dans l’Histoire de la philosophie moderne. La première est la théorie « rationaliste » ou « intellectualiste » des « sentiments intentionnels [intentionale Gefühle] », notamment avancée par les philosophes cartésiens du XVII e siècle et du début du XVIII e , en particulier Descartes, Spinoza et Leibniz. Si ces penseurs ont mis au jour le caractère « intentionnel » du sentiment, ils ont en revanche compris ce dernier comme un mode de pensée ou de connaissance de même nature que l’idée rationnelle, mais « obscur » et confus », et partant inférieur en degré à la connaissance « claire » et « distincte », c’est-àdire évidente, de la raison ou de l’entendement. Au XVIII e siècle, le « romantisme » ou « sentimentalisme 6 » parvient certes à envisager une différence de nature entre le sentiment et la raison, mais il ne réussit pas à comprendre le cœur autrement que comme « un chaos d’états sentimentaux aveugles [ein Chaos blinder Gefühlszustände] ». Le romantisme accorde ainsi au sentiment une importance de premier ordre en l’exaltant en son irrationnalité même en tant qu’état sensoriel. Cela conduit les penseurs de la fin du XVIII e siècle et du XIX e à un retour au « rationalisme ». Mais ce rationalisme radicalise celui du XVII e siècle, et par là devient différent, car il réduit à son tour le sentiment à la « sensorialité », et lui refuse donc tout pouvoir cognitif, y compris celui schelérienne générale de Pascal, voir aussi Hermann Platz, Pascal in Deutschland, Kolmar, Alsatia [1944], p. 218-293 ; Winfrid Hover, Der Begriff des Herzens bei Blaise Pascal. Gestalt, Elemente der Vorgeschichte und der Rezeption im 20. Jahrhundert, Fridingen, Börsig, 1993, p. 143-164 ; Paola-Ludovika Coriando, Affektenlehre und Phänomenologie der Stimmungen. Wege einer Ontologie und Ethik des Emotionalen, Frankfurt am Main, Vittorio Klostermann, 2002, p. 25-27 et 32-35 ; Otto Weiß, „Der erste aller Christen“. Zur deutschen Pascal-Rezeption von Friedrich Nietzsche bis Hans Urs von Balthasar, Regensburg, Friedrich Pustet, 2012, p. 88-91 ; Christian Sommer, « “Logique du cœur”. Le tournant théo-anthropologique de la réduction phénoménologique selon Scheler (1913-1928) », Les Études philosophiques, n° 143, 2022/ 4, p. 7- 18, en particulier p. 8-12 ; et Matthew Clemons, « Pascals “Ordnung des Herzens” in der phänomenologischen Werttheorie », Revista Portuguesa de Filosofia (RPF), n° 79, 2023/ 4, p. 1527-1548. 6 Ce terme s’autorise de la description schelérienne des « apostrophes pathétiques et sentimentales [rührselig] » qu’adressait à la vertu « la bourgeoisie du XVIII e siècle en tant que poètes, philosophes et prédicateurs » (Zur Rehabilitierung der Tugend [1913], in Vom Umsturz der Werte. Abhandlungen und Aufsätze, Gesammelte Werke, Bonn, Bouvier [Bern/ München, Francke] [= GW], III, éd. Maria Scheler, 2007 6 [1955], p. 15 ; trad. fr. mod. Philibert Secretan, Pour une réhabilitation de la vertu, in Six Essais de philosophie et de religion, Fribourg (Suisse), Éditions universitaires de Fribourg, 1996, p. 31. Un « corps du sensible » ? Sensation et sentiment selon Pascal et Scheler PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0007 105 de permettre une connaissance inférieure en degré à celle de la raison. En ce sens, Kant écrit : « tout sentiment est sensoriel [alles Gefühl ist sinnlich] 7 ». Ces théories s’opposent donc les unes aux autres, puisque la première pense le sentiment par rapport et à partir de la raison, quand les deux dernières le considèrent par distinction de nature avec cette dernière. Cependant, Scheler signale que derrière cette opposition ces théories s’accordent en réalité toutes sur un présupposé commun fondamental hérité de l’Antiquité selon lequel l’homme se laisserait diviser en deux termes auxquels il serait possible de le réduire : la raison et la sensorialité (die Sinnlichkeit). Le sentiment devrait alors nécessairement être classé au sein de l’un de ces deux termes : les rationalistes cartésiens le placent du côté de la raison, quand les romantiques et les rationalistes ultérieurs le mettent du côté de la sensorialité non intentionnelle. Ainsi, le sentiment serait soit infralogique, en tant que connaissance obscure et confuse de la raison, soit illogique, s’il est réductible à la sensorialité, et partant incapable de toute connaissance véritable du fait de son « absurdité » 8 . Peut-être est-il possible d’ajouter à ce tableau une quatrième doctrine, là encore « rationaliste » ou « intellectualiste », qui consiste à considérer certains sentiments à nouveau comme un mode de la connaissance rationnelle, non plus cependant « obscur » et « confus », mais « clair » et « distinct ». Le sentiment est alors entendu en un sens proche de l’« intuitus » décrit par Descartes, en particulier dans les Règles pour la direction de l’esprit. Néanmoins, le sentiment n’est par là pas entendu en un sens véritablement nouveau, puisqu’il est encore compris à partir de la raison, non toutefois comme au bas de l’échelle rationnelle, mais au sommet de la raison. En définitive, le sentiment est envisagé soit comme rationnel, soit comme sensoriel, donc corporel. Mais est-il possible de mettre en question le présupposé commun selon lequel l’homme se diviserait en deux termes, à savoir la raison et la senso- 7 Immanuel Kant, Kritik der praktischen Vernunft (1788), Akademie Ausgabe, Kant’s Gesammelte Schriften, Königliche Preußische Akademie der Wissenschaften, Berlin, Reimer (= AA), V, p. 75. 8 Voir en particulier Max Scheler, Der Formalismus in der Ethik und die materiale Wertethik. Neuer Versuch der Grundlegung eines ethischen Personalismus (1913 et 1916), GW II, éd. Maria Scheler, 1980 6 [1954], p. 82-83, 259-260 et 267-269 ; trad. fr. Maurice de Gandillac, Le Formalisme en éthique et l’éthique matériale des valeurs. Essai nouveau pour fonder un personnalisme éthique, Paris, Gallimard, 1991 [1955], p. 85-86, 265-266 et 273-276 ; et Ordo Amoris (1914-1916), in Schriften aus dem Nachlaß, Bd. 1 : Zur Ethik und Erkenntnislehre, GW X, éd. Maria Scheler, 2000 4 [1957], p. 361-362 ; trad. fr. Philibert Secretan, Ordo Amoris, in Six Essais de philosophie et de religion, p. 69-70. Sylvain Josset PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0007 106 rialité ? Autrement dit, est-il possible de penser un sentiment non rationnel qui ne soit pourtant pas d’emblée corporel ? L’irréductibilité du sentiment à la sensorialité Dans la première partie de son grand œuvre Le Formalisme en éthique et l’éthique matériale des valeurs (1913), Scheler explique que le présupposé commun fondamental d’une division de l’homme entre la raison et la sensorialité, et partant la réduction du sentiment à l’un de ces deux termes, tient à la superposition problématique de l’a priori avec le « pensé » ou le « rationnel » et le « formel » d’un côté, et du « matérial » avec le « sensoriel » et l’a posteriori d’un autre côté. L’origine de cette superposition erronée est pour Scheler la substitution à la simple question (phénoménologique) : « Qu’est-ce qui est donné ? », de cette autre question, en particulier kantienne : « Qu’estce qui peut être donné ? » En effet, dès que l’on pose la question de cette dernière manière, tout ce pourquoi il n’y a pas de « fonctions » ou d’« organes » de sens ne « peut » tout simplement pas nous être donné. Le donné se réduirait ainsi au « sensoriel ». Et tout ce qui excèderait le « sensoriel » ne « pourrait » tout simplement pas être donné et serait alors nécessairement apporté par nous-mêmes, c’est-à-dire serait le résultat de notre « activité » subjective, donc serait du « pensé » « formel » ou des formes du « pensé ». La théorie de la connaissance qui assimile a priori et « pensé » part ainsi de l’idée qu’il n’y a et ne peut y avoir que deux sources de la connaissance : la « sensorialité », qui permet une connaissance a posteriori du « matérial », et la « pensée » ou « raison », qui permet seule une connaissance a priori « formelle ». Le problème de cette position est qu’il n’y a en réalité aucune connaissance véritable du « matérial », c’est-à-dire du contenu. En effet, soit la connaissance est « sensorielle » : elle a alors un contenu, mais celui-ci dépend de l’organisation sensorielle de l’homme et n’est donc que subjectif et relatif à cette organisation ; soit la connaissance est « rationnelle » : elle est alors ramenée à des concepts purement logiques, vides de tout contenu, qui ne peuvent être amenés au remplissement, et elle n’est donc que « formelle ». Ainsi, Scheler explique qu’il ne s’agit pas d’interroger ce qui peut nous être donné, mais qu’il s’agit simplement de questionner ce qui est donné dans l’intuition. Puisque les concepts ne sont pas tirés du néant par la « pensée » ou la « raison », ils ont un contenu, c’est-à-dire une « matière », qui n’est pourtant pas connu a posteriori par la sensorialité de l’homme. Ainsi, il y a du donné a priori, et par là indépendant de l’organisation sensorielle, mais qui a pourtant un contenu, c’est-à-dire une matière, et qui est par là indépendant des formes de la pensée rationnelle. Selon Scheler, il est donc nécessaire d’admettre une troisième source de connaissance, aux côtés de la sensorialité Un « corps du sensible » ? Sensation et sentiment selon Pascal et Scheler PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0007 107 et de la raison, ou une deuxième source de connaissance a priori, aux côtés de la raison, qui correspond à l’« intuition phénoménologique ». Cette intuition a en particulier une dimension « émotionnelle », à savoir le « sentir [Fühlen] » intentionnel 9 . Selon Scheler, Pascal constitue en ce sens une exception dans l’Histoire de la pensée, précisément parce qu’il a ébranlé le préjugé traditionnel d’une séparation de l’homme entre raison et sensorialité. Pour le montrer, il s’appuie sur deux textes principaux. D’abord, dans la seconde partie du Formalisme en éthique (1916) et dans l’essai Ordo Amoris (1914-1916), Scheler se réfère à la célèbre formule de Pascal « le cœur a ses raisons », extraite du fragment suivant : Le cœur a ses raisons <que la raison ne connaît point> 10 . Scheler signale que le romantisme a considéré cette Pensée comme une exaltation du cœur dans sa forme irrationnelle ou chaotique. Le mot « raisons » devrait alors être compris en un sens assez ironique. Pascal voudrait dire qu’on ne doit pas chercher des « raisons » véritables du cœur, mais qu’il faut aussi laisser le sentiment aveugle s’exprimer. Partant, Pascal reconduirait le cœur à la sensorialité corporelle irrationnelle. Scheler ajoute que c’est alors à bon droit que les rationalistes du XIX e siècle ont rejeté le cœur et ses sentiments entendus de la sorte, sans toutefois en envisager une autre signification possible. En outre, si Scheler ne le note pas, il est possible d’ajouter que le cœur pascalien a aussi reçu deux interprétations « cartésiennes » opposées. Il a pu être tenu pour une connaissance rationnelle « obscure » et « confuse ». Pierre Nicole note en ce sens que pour Pascal « il y a beaucoup de choses qu’on ne connaît que par sentiment, par où l’on veut dire qu’on n’en a pas d’idée distincte, maniable, formée 11 ». Inversement, le sentiment pascalien a aussi pu être considéré comme une connaissance rationnelle « claire » et « distincte » en un sens proche de l’« intuitus » cartésien 12 . 9 Scheler, Le Formalisme en éthique (1913), GW II, p. 73-84 ; trad. fr., p. 76-87. 10 L II/ 423 = H-R II, 144. 11 Pierre Nicole, Traité de la Grâce générale, éd. Jacques Fouillou, 1715, II, p. 463. 12 Par exemple, c’est de cette façon qu’Antoine Arnauld et Pierre Nicole ont, semble-til, compris le cœur qui connaît les « premiers principes », comme qu’il y a espace, temps, mouvement, nombres (L 6/ 110 = H-R II, 3-5 = Pensées de M. Pascal sur la religion et sur quelques autres sujets, qui ont été trouvées après sa mort parmi ses papiers, éd. dite de Port-Royal, Guillaume Desprez, 1670 [= PR], p. 160-162). Sur ce point, voir Sylvain Josset, « Heart, Intelligence and Intuitus: Arnauld and Nicole, Cartesian Interpreters of Pascal », Journal of Early Modern Studies, vol. XIII, n° 1, 2024, p. 103- 127. Certains interprètes ont opéré un rapprochement semblable avec l’« intuitus » cartésien au sujet de la saisie des principes des choses de finesse par « sentiment » Sylvain Josset PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0007 108 Cependant, ajoute Scheler, la formule de Pascal a en réalité un tout autre sens. Elle met en avant une corrélation entre les raisons ou fondements (die Gründe) du cœur et le sentir intentionnel (das intentionale Fühlen) du cœur. Si ces raisons sont le plus souvent inconnues, sinon parfois inconnaissables, par et pour la raison, elles sont néanmoins objectives, éternelles et absolues et ne peuvent être atteintes que par la « vue » des sentiments, qui - contrairement à l’idée reçue - ne sont en aucun cas « aveugles ». Cette interprétation schelérienne permet donc de penser une connaissance par sentiments qui est véritable, fondée sur une légalité du sentiment du cœur aussi objective, éternelle et absolue que celle de la raison, mais qui est irréductible à cette dernière. De surcroît, cette connaissance du cœur fonde même celle de la raison, qui est seconde et lui est subordonnée. Dès lors, selon Scheler, la doctrine pascalienne surmonte les écueils des théories traditionnelles du sentiment. D’abord, à l’encontre du rationalisme cartésien mais comme le romantisme et le rationalisme du XIX e siècle, Pascal voit qu’il y a une irréductibilité du sentiment à la raison. Ensuite, à l’encontre du romantisme et du rationalisme du XIX e siècle mais comme le rationalisme cartésien, Pascal ne considère plus le sentiment comme un chaos d’états sentimentaux sensoriels, mais comme un acte intentionnel ordonné qui voit, et partant qui connaît. Enfin, à l’encontre de l’ensemble de ces positions, Pascal affirme que la connaissance par sentiment est au moins aussi claire et distincte, c’est-à-dire évidente, que celle de la raison, sinon davantage encore. Le cœur a ses propres « raisons », qui sont de véritables fondements 13 . Ensuite, dans l’essai Amour et Connaissance (1915), Scheler se fonde aussi sur un passage du Discours sur les passions de l’amour. Il écrit : Et pourtant, contre ce jugement qui prévaut surtout depuis la période des Lumières, nul autre que Blaise Pascal dans sa conversation sur les Passions de (Léon Brunschvicg, dans Blaise Pascal, Pensées et Opuscules, Paris, Hachette, 1912 [1897], p. 321 [note] ; Vincent Carraud, Pascal et la philosophie, Paris, Puf, 2007 [1992], p. 244-248). D’autres commentateurs ont rapproché la distinction pascalienne générale du cœur et de la raison de celle grecque, en particulier platonicienne, du et de la δ α, et ont par là tenu le sentiment pour « la forme supérieure de la raison humaine » (Jacques Chevalier, Pascal, Paris, Plon, 1922, p. 306 ; Émile Baudin, Études historiques et critiques sur la philosophie de Pascal. I. Pascal et Descartes, Neuchâtel, La Baconnière, 1946, p. 214 et 216). Jean Steinmann a, dans le même sens, considéré le sentiment comme « la forme la plus vive de l’intelligence » (Pascal, Paris, Cerf, 1954, p. 300). 13 Scheler, Ordo Amoris, GW X, p. 361-362 ; trad. fr., p. 69-70 ; et Le Formalisme en éthique (1916), GW II, p. 260-261 ; trad. fr., p. 266-267. Dans le passage en question du Formalisme, Scheler se réfère aussi à l’un des fragments de Pascal sur les « trois ordres », à savoir la Pensée L 23/ 308 = H-R II, 89-91. Un « corps du sensible » ? Sensation et sentiment selon Pascal et Scheler PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0007 109 l’amour n’ose mettre la phrase à la sonorité presque incroyable : « Amour et raison sont une et la même chose » 14 . Scheler oppose la pensée pascalienne du sentiment à celle des Lumières, laquelle rejoint sur ce point le romantisme. Le problème est que l’authenticité du Discours sur les passions de l’amour est contestée 15 . Cependant, Scheler ne s’appuie pas sur la phrase du Discours en réduisant ou en identifiant le sentiment à la raison, mais il la reprend en lui faisant dire ce qu’elle ne dit précisément pas : « Et cela est l’opinion profonde de Pascal, que les objets qui se représentent aux sens et que la raison apprécie après émergent d’abord dans le déroulement et le procès de l’amour 16 . » La raison est selon Scheler seconde et subordonnée aux sentiments du cœur, en particulier à l’amour. Selon les commentateurs, cette citation du Discours constitue un indice en faveur de son inauthenticité, puisque Pascal, loin de les identifier, distingue nettement le sentiment et la raison 17 . Ainsi, l’interprétation paradoxale proposée par Scheler de la phrase du Discours s’avère en réalité pascalienne. Mais si le sentiment du cœur est capable d’une connaissance véritable, à quoi correspondent alors les « raisons » du cœur ? Autrement dit, que connaît le sentiment et quelle est l’étendue de sa connaissance ? Le domaine du cœur : sentiments et valeurs Selon Scheler, le corrélat intentionnel du sentir ou de l’intuition phénoménologique émotionnelle correspond aux « valeurs ». Celles-ci ne sont en 14 « Und doch wagt gegen dieses seit der Aufklärungsperiode vorwiegende Urteil niemand Geringerer als Blaise Pascal in seinem Gespräch über die “Leidenschaften der Liebe” den schier unglaublich klingenden Satz zu setzen : “Liebe und Vernunft sind ein und dasselbe” » (Max Scheler, Liebe und Erkenntnis [1915], in Schriften zur Soziologie und Weltanschauungslehre, GW VI, éd. Maria Scheler, 2008 4 [1963], p. 77 ; trad. fr. mod. Pierre Klossowski, Amour et Connaissance, in Le Sens de la souffrance, suivi de deux autres essais, Paris, Fernand Aubier, 1936, p. 140 ; voir le Discours sur les passions de l’amour : « L’amour et la raison n’est qu’une même chose », dans Blaise Pascal, Œuvres complètes, éd. Jean Mesnard, Paris, Desclée de Brouwer, IV, 1992, p. 1665 = H-R II, 222). 15 Voir notamment Jean Lafond, Moralistes du XVII e siècle. De Pibrac à Dufresny, Paris, Robert Laffont, 1992, p. 615-631 ; et Jean Mesnard, dans Pascal, Œuvres complètes IV, p. 1628-1654, en particulier p. 1628-1639. 16 « Und dies ist hierbei Pascals tiefere Meinung, daß im Verlaufe und Prozesse der Liebe erst die Gegenstände auftauchen, die sich den Sinnen darstellen und die die Vernunft hernach beurteilt » (Scheler, Liebe und Erkenntnis [1915], GW VI, p. 77 ; trad. fr. mod., p. 140). 17 Jean Lafond, Moralistes du XVII e siècle, p. 1152. Sylvain Josset PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0007 110 effet ni constituées formellement de manière a priori par la raison du sujet, ni reçues comme matière a posteriori par l’organisation sensorielle corporelle de l’homme. Elles sont un donné a priori, et par conséquent indépendant de l’organisation corporelle humaine, mais qui a pourtant un contenu, c’est-àdire une matière, et qui est de ce fait indépendant des formes de la pensée rationnelle. Les valeurs sont donc un donné a priori originaire de l’intuition émotionnelle, c’est-à-dire du « sentir ». Scheler s’efforce alors de décrire la hiérarchie des valeurs et des sentiments corrélatifs. Au bas de l’échelle se trouve la série des valeurs de l’« agréable » et du « désagréable », auxquelles correspondent les fonctions du sentir sensoriel de la jouissance et de la souffrance et les états sentimentaux des sensations, du plaisir et de la douleur sensorielles. Le niveau supérieur est celui des « valeurs vitales », c’est-à-dire de toutes les qualités enveloppées dans l’opposition du « noble » et du « commun ». À ces valeurs correspondent en particulier tous les états sentimentaux de la vie, comme le sentiment de l’« essor » et de la « régression » de la vie, le sentiment de la santé et de la maladie, le sentiment de la vieillesse et de la mort, etc. Le troisième rang des valeurs est occupé par le domaine des « valeurs spirituelles », qui sont de trois sortes principales : les valeurs du « beau » et du « laid », et en général les valeurs purement esthétiques, les valeurs du « droit » et du « non droit » et les valeurs de la « connaissance pure de la vérité ». Les valeurs spirituelles sont principalement connues par les sentiments spirituels intentionnels, à savoir le sentir spirituel de l’amour et de la haine. Le niveau le plus élevé est celui des valeurs du « sacré » ou du « saint » et du « profane », connues par le sentir pur de l’amour et de la haine en tant que ce sentir porte par essence sur les personnes, en particulier sur la personne de Dieu 18 . Enfin, les valeurs morales, c’est-à-dire les valeurs du « bien » et du « mal », sont celles qui apparaissent dans les actes de réalisation des autres valeurs, et par là qui déterminent la hiérarchie des autres valeurs. Le bien absolu apparaît dans l’acte de réalisation de la valeur la plus élevée, le mal absolu dans l’acte de réalisation de la valeur la plus basse, le bien relatif dans l’acte de réalisation d’une valeur plus élevée, et le mal relatif dans l’acte de réalisation d’une valeur plus basse 19 . Scheler donne ainsi tout son sens à la description pascalienne d’un domaine du cœur, qui s’étend à au moins cinq premières régions d’objets, qui se comptent quant à eux en milliers (« on le sait en mille choses 20 ») : les choses divines, les principes de la morale, les souvenirs, les principes des 18 Scheler, Le Formalisme en éthique (1913), GW II, p. 122-126 ; trad. fr., p. 125-129. 19 Ibidem, p. 45-51 ; trad. fr., p. 48-53. 20 L II/ 423 = H-R II, 144. Un « corps du sensible » ? Sensation et sentiment selon Pascal et Scheler PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0007 111 choses de finesse et la beauté. Toutes ces connaissances sont des connaissances non de la sensation corporelle, mais du sentiment du cœur. Mais le domaine du cœur s’étend-il encore au-delà de ces cinq régions ? Dans un fragment surprenant, Pascal le suggère. Il écrit en effet : Nous connaissons la vérité non seulement par la raison mais encore par le cœur. C’est de cette dernière sorte que nous connaissons les premiers principes […], comme qu’il y a espace, temps, mouvement, nombres 21 . Que vient faire le cœur dans ces connaissances ? Autrement dit, si c’est selon Pascal le cœur qui connaît les premiers principes, en quoi consiste cette connaissance ? Cette affirmation pascalienne apparaît éminemment paradoxale au regard de l’Histoire de la philosophie moderne pour laquelle l’a priori, dans l’ordre de la connaissance théorique, se réduit au « pensé » rationnel. Ainsi, les « catégories » kantiennes comme les « natures simples » cartésiennes des Règles pour la direction de l’esprit, au moins selon l’interprétation néokantienne de Descartes, sont des formes a priori de l’entendement. Comment Pascal peut-il, quant à lui, faire des premiers principes des connaissances du cœur ? Là encore, il est possible que la phénoménologie schelérienne puisse apporter un éclaircissement. Scheler écrit en effet lui aussi de manière étrange : Ainsi, même dans la connaissance théorique, l’a priori n’est en aucun cas simplement ou avant tout du « pensé » 22 . L’a priori théorique correspond par exemple à l’espace, au temps, au mouvement ou aux nombres, c’est-à-dire notamment aux premiers principes pascaliens. Et Scheler explique que l’a priori théorique n’est pas une connaissance formelle de la pensée. Ainsi, Scheler semble étendre l’a priori matérial au-delà des valeurs à l’a priori théorique lui-même. À l’encontre de la présupposition selon laquelle l’a priori se réduirait au « formel », Scheler écrit en effet : Comment veut-on sous cette présupposition amener au remplissement les concepts de chose, d’effectif, de force, de similitude, de ressemblance, d’activité […], de mouvement, et même d’espace, de temps, de quantité, de nombre, et encore - ce qui nous importe particulièrement ici - les concepts de valeurs ? S’ils ne doivent précisément pas être « conçus-par-la-pensée », c’est-à-dire tirés du « néant » par la « pensée » […], il doit pourtant bien 21 L 6/ 110 = H-R II, 3-4. 22 « Es ist also auch in der theoretischen Erkenntnis a priori keineswegs ein bloß oder zuvörderst “Gedachtes” » (Scheler, Le Formalisme en éthique [1913], GW II, p. 81 ; trad. fr. mod., p. 85). Sylvain Josset PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0007 112 d’abord y avoir pour eux une donnée de l’intuition qui ne soit néanmoins sûrement aucune teneur « sensorielle » 23 . Si l’a priori théorique, c’est-à-dire les concepts de « mouvement », d’« espace », de « temps » ou encore de « nombre », ne correspondait qu’à des « catégories » formelles, il ne serait qu’une conception de la pensée, et il devrait être tiré du néant par cette dernière. Ces concepts n’auraient ainsi aucun contenu, c’est-à-dire aucune « matière », et ils ne pourraient être amenés au remplissement. Pour pouvoir être pensés, ces concepts doivent ainsi d’abord être « donnés », et partant avoir un contenu ou une matière qui puisse être donné. Dès lors, l’a priori théorique est aussi, et même d’abord, « matérial », et non seulement « formel ». Puisqu’il est a priori, l’a priori théorique ne peut pas être une connaissance de la sensation, et puisqu’il est « matérial », il ne peut pas non plus être une connaissance formelle de la pensée. L’a priori théorique est donc connu par l’« intuition phénoménologique » ou « la vue d’essence [die Wesensschau] ». C’est pourquoi, dans son énumération, Scheler place l’a priori théorique aux côtés des « valeurs », qui constituent elles aussi un a priori matérial. Scheler paraît toutefois se refuser à penser l’« intuition phénoménologique » qui connaît l’a priori théorique comme sentir pur, lui conservant, semble-t-il, une dimension intellectuelle. Néanmoins, l’analyse schelérienne éclaire la connaissance pascalienne des premiers principes. Les premiers principes sont des connaissances a priori, ce pourquoi ils ne peuvent pas être connus par l’expérience sensorielle inductive. Mais ils constituent un a priori matérial, puisqu’ils sont un « donné » qui est « reçu », raison pour laquelle ils ne peuvent pas être non plus des catégories de la raison. Cependant, là où Scheler trouve une solution à travers la connaissance de l’« intuition phénoménologique », qui semble d’abord intellectuelle en ce qui concerne la saisie de l’a priori théorique, Pascal tient les premiers principes pour des connaissances du cœur 24 . 23 « Wie will man unter dieser Voraussetzung die Begriffe Ding, Wirklich, Kraft, Gleichheit, Ähnlichkeit, Wirken […], Bewegung, ja auch Raum, Zeit, Menge, Zahl, und wie will man die Wertbegriffe - was uns hier besonders angeht - zur Erfüllung bringen? Sollen sie nicht geradezu “erdacht” sein, d.h. aus dem “Nichts” durch das “Denken” gesetzt […], so muß es doch wohl erst ein Datum der Anschauung für sie geben, das gleichwohl sicher kein “sinnlicher” Gehalt ist » (ibidem, p. 82 ; trad. fr. mod., p. 85). 24 L 6/ 110 = H-R II, 3-5. Scheler ne cite jamais ce fragment de Pascal. Cela pourrait notamment s’expliquer par le fait que Bruno von Herber-Rohow, dans l’édition allemande des Pensées à laquelle Scheler a sans doute recouru, attribue la connaissance des premiers principes à la « sensation [Empfindung] ». Un « corps du sensible » ? Sensation et sentiment selon Pascal et Scheler PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0007 113 Pour conclure, Pascal et Scheler parviennent d’abord à penser une connaissance véritable par « sentir » ou « sentiment », qui n’est réductible ni à une connaissance « sensorielle » ou par « sensation », qui demeurerait « aveugle », ni à une connaissance de la raison. Ensuite, ils expliquent que le sentir intentionnel ou l’intuition émotionnelle permet une connaissance des « raisons » du cœur, c’est-à-dire des valeurs en tant qu’a priori matérial. Enfin, Pascal et Scheler étendent l’a priori matérial au-delà des « valeurs » à l’a priori théorique, c’est-à-dire aux premiers principes. Mais là où Scheler accorde la saisie de l’a priori théorique à l’intuition phénoménologique, qui semble en ce sens être d’abord intellectuelle, Pascal attribue la connaissance des premiers principes au sentiment. Pour le penseur français, le domaine du cœur ne comprend donc en réalité pas cinq, mais au moins six régions de raisons objectives : les cinq premières sont, dans le vocabulaire de Scheler, les régions des « valeurs », à savoir les choses divines, les principes de la morale, les souvenirs, les principes des choses de finesse et la beauté, et la sixième région est la région des premiers principes. Ainsi, Scheler et, peut-être davantage encore, Pascal sont parmi les penseurs qui accordent la place la plus importante dans l’Histoire de la pensée à la connaissance par sentiment. En définitive, le « corps du sensible » doit-il être étendu au-delà de la sensorialité corporelle au sentiment lui-même ou le domaine de la sensorialité et celui du sentiment constituent-ils deux domaines irréductibles l’un à l’autre ? Il pourrait à première vue sembler qu’il faille conclure en faveur de la première possibilité. En effet, aux XVI e et XVII e siècles, le vocabulaire latin du « sensus » et ceux français du « sentiment » et du « sensible » peuvent désigner la « sensation » comme le « sentiment » non sensoriel. Ainsi, si Pascal recourt à la terminologie du « sensible » principalement pour nommer la « sensation », quelques rares passages font exception. En particulier, dans une célèbre Pensée où il s’efforce de caractériser la foi, Pascal écrit : C’est le cœur qui sent Dieu et non la raison. Voilà ce que c’est que la foi. Dieu sensible au cœur, non à la raison 25 . Cependant, il y a, semble-t-il, une équivocité entre le domaine de la sensorialité et celui du sentiment, qui interdit de les unir ou de les rassembler en un seul et même corps. En effet, dans le fragment de Pascal, la notion de « sensible » ne renvoie ni directement à la sensation corporelle, ni à un sentiment d’abord entendu à partir de la sensation, mais à un sentiment non sensoriel, puisqu’il est question du sentiment de foi. De plus, Pascal suggère dans son fragment la possibilité que certaines choses puissent être « sen- 25 L II/ 424 = H-R II, 145. Scheler ne se réfère jamais à ce fragment, peut-être à nouveau parce que Bruno von Herber-Rohow traduit le vocabulaire du « sentir » et du « sensible » par celui de la « sensation [Empfindung] ». Sylvain Josset PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0007 114 sibles » à la raison, laquelle se distingue précisément de la sensation corporelle. Ainsi, le domaine du cœur n’est pas originairement corporel : il peut certes aussi avoir une dimension corporelle pour Pascal, mais seulement de manière secondaire. Le domaine du cœur n’est pas compris dans celui de la sensorialité, mais il est le domaine du « sentiment intérieur et immédiat 26 ». Penser une unité de la sensorialité et du sentiment revient à penser ce dernier à partir de la sensation, et partant à retrouver le présupposé commun problématique que Pascal comme Scheler s’efforcent justement de surmonter. C’est sans doute initialement à cause de ce présupposé que les vocabulaires latin et français du « sensus » et du « sensible » en sont venus à désigner à la fois la sensation et le sentiment. Mais, selon Pascal et Scheler, il n’y a pas deux termes au sein de l’homme - la raison et la sensorialité -, mais au moins trois : la raison, la sensorialité et le sentiment du cœur. Ainsi, l’ordre du cœur est certainement d’abord le domaine du sensible sans corps distinct du « corps du sensible ». Dans le Traité de l’amour de Dieu, d’une manière certes différente de Pascal, saint François de Sales écrit en ce sens : Or, quand je parle du sacré sentiment de la présence de Dieu […], je n’entends pas parler du sentiment sensible, mais de celui qui réside en la cime et suprême pointe de l’esprit, où le divin amour règne et fait ses exercices principaux 27 . Bibliographie Sources Kant, Emmanuel. Kritik der praktischen Vernunft (1788), Akademie Ausgabe, Kant’s Gesammelte Schriften, Königliche Preußische Akademie der Wissenschaften, Berlin, Reimer (= AA), V. Nicole, Pierre. Traité de la Grâce générale, éd. Jacques Fouillou, 1715, II. Pascal, Blaise. Pensées de M. Pascal sur la religion et sur quelques autres sujets, qui ont été trouvées après sa mort parmi ses papiers, éd. dite de Port-Royal, Guillaume Desprez, 1670 (= PR). —. Pensées et Opuscules, éd. 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PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0008 Le passage du sensible à l’invisible : la fiction comme expérimentation de la démarche spirituelle chez Fénelon A NNE -L AURE D ARCEL IHRIM (UMR 5317) Que ce soit dans le livre IV des Aventures de Télémaque ou dans la fable VIII « Voyage dans l’île des plaisirs » de Fénelon, les deux personnages, Télémaque et le narrateur de la fable, sont confrontés aux « plaisirs des sens 1 » et à leurs effets sur le corps et sur l’âme. Dans le livre IV du Télémaque, Télémaque, dans la grotte de Calypso, poursuit le récit de ses aventures. Il se dirige vers l’île de Chypre, toujours seul, ayant été séparé de Mentor au livre II. Sur cette île, il découvre la violence des assauts des plaisirs mais aussi la faiblesse de son cœur. Dans la fable « Voyage dans l’île des plaisirs », le personnage principal fait l’expérience de multiples plaisirs, il découvre des vendeurs d’appétit, d’odeurs… Les personnages des deux récits font donc l’expérience sensible de ce monde. Le monde sensible désigne le monde tel qu’il est perçu par l’homme à travers ses sens. Mais il ne se limite pas à ce qui est vu, à ce qui est perçu. Il comprend une part invisible, qui n’est pas décelable par les sens. Selon Merleau-Ponty, l’invisible c’est : 1) ce qui n’est pas actuellement visible, mais pourrait l’être (aspects cachés ou inactuels de la chose, - choses cachées, situées “ailleurs” - “ici” et “ailleurs”) 2) ce qui, relatif au visible, ne saurait néanmoins être vu comme chose […] 2 . L’invisible renvoie donc à ce qui ne peut pas être perçu. 1 Fénelon, « Voyage dans l’île des plaisirs », Fable VIII, Fables et opuscules pédagogiques, dans Œuvres, t. I, éd. J. Le Brun, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1983, p. 204. 2 Maurice Merleau-Ponty, Le Visible et l’invisible, Paris, Gallimard, « Tel », 1964, p. 310-311. Anne-Laure Darcel PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0008 118 La fable VIII et le livre IV du Télémaque, tout en racontant la confrontation des personnages au monde sensible, laissent entrevoir une réflexion sur la présence de l’invisible, ici Dieu. Fénelon propose une réflexion spirituelle et l’expérience du monde devient une étape indispensable dans le cheminement mystique. En faisant l’expérience d’eux-mêmes, Télémaque et le narrateur de la fable VIII découvrent les limites de l’être humain. Ils envisagent alors une autre voie, qui renvoie à une vérité qui les dépasse et qui se présente dans ce que Michel Henry appellera « l’auto-révélation originaire de la vie 3 » : Dieu. Michel Henry définit la phénoménologie comme ce qui revient à « se donner, se montrer, advenir dans la condition de phénomène, se dévoiler, se découvrir, apparaître, se manifester, se révéler 4 ». Ces termes correspondent aussi bien à la phénoménologie qu’au domaine de la théologie et plus précisément au mysticisme : Dieu se révèle à l’homme. Ainsi l’expérience révèlerait la vérité, plus précisément la présence de Dieu en chaque homme. Dans les deux passages étudiés, il est bien question de « se découvrir » au moyen d’expériences variées, par lesquelles les personnages éprouvent le monde sensible et sa capacité à apporter à l’homme une forme de plénitude. En cela, Télémaque, dans le livre IV, dans la souffrance qu’il ressent face à cette épreuve qui lui semble insurmontable, s’éprouve lui-même mais il ne trouve pas la force de surmonter les difficultés rencontrées. Il faut attendre le retour de Mentor pour que l’obscurité de son âme se dissipe. Ce retour a lieu en deux temps : Mentor apparaît une première fois sous la forme d’un songe l’exhortant à plus de fermeté et à fuir l’île de Chypre et une deuxième fois en personne, sa présence physique sauve Télémaque et lui apporte le soutien nécessaire pour affronter les illusions du monde. Ce retour à soi, par le passage par le monde sensible, est aussi un premier pas vers le « Soi 5 » originel, Dieu, phénomène qui se donne à voir à travers l’épreuve. Le narrateur de la fable « Voyage dans l’île des plaisirs » présente toutefois une lucidité plus avancée que Télémaque, étant capable par luimême de faire le choix de s’éloigner de ces plaisirs, tandis que Télémaque a besoin de Mentor pour affronter les dangers de Chypre. Télémaque va devoir poursuivre son voyage et donc surmonter d’autres épreuves pour développer cette lucidité. À travers la question du sensible, du rapport au monde sensible, c’est donc celle du rapport entre le visible et l’invisible qui se pose, question propre à la démarche mystique de Fénelon. L’épreuve du monde sensible devient l’unique moyen de se rapprocher de Dieu. Selon Fénelon, « c’est le sensible qui donne 3 Michel Henry, Incarnation, une philosophie de la chair, Paris, Éditions du Seuil, 2000, p. 122. 4 Ibid., p. 37. 5 Ibid., p. 123. Le passage du sensible à l’invisible PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0008 119 le change, c’est un appât flatteur pour l’amour-propre. On ne craint point de manquer à Dieu tandis que le plaisir dure 6 ». Le sensible masque la présence de Dieu, se détacher des appâts du monde requiert une force qui amène les personnages à se détourner d’eux-mêmes et donc à se tourner vers Dieu. L’homme a alors accès au phénomène premier qui « se donne à tous sans se partager 7 », telle est la leçon que reçoit Télémaque. Par l’expérience vécue et éprouvée dans la chair et l’âme des deux personnages, c’est une leçon spirituelle qui leur est donnée et qui est transmise au lecteur. Ainsi l’approche phénoménologique de ces deux passages permet d’expliquer par l’intermédiaire de la fiction le cheminement du visible à l’invisible. Ce n’est pas tant la théorie que l’expérimentation de la démarche spirituelle qui permet de prendre conscience de cette part d’invisible présente en tout homme. L’expérience sensible du monde Selon Marc Richir, les sensations participent du « vivre incarné », présenté comme un « corps vécu 8 ». Il présente les sensations comme « la tendance du corps à s’évanouir dans les choses. […] C’est par rapport à cet excès [du sensible dans le sensible lui-même] que notre corps paraît à son tour, pour une part au moins de lui-même situé : […] 9 ». Le corps tend vers ce qui est extérieur à lui-même, le monde auquel il est confronté, par l’intermédiaire des sens. C’est en étant confronté à l’objet monde qu’il s’incarne et s’expérimente comme corps sensible. Dans les Aventures de Télémaque, livre IV, et dans la fable VIII, les personnages arrivent sur une île dans laquelle ils font l’expérience des plaisirs : « nous arrivâmes dans l’île de Chypre 10 », « nous aperçûmes de loin une île… 11 ». L’île est une « matrice spatiale, imaginaire et intellectuelle 12 », en tant que lieu clos sur lui-même et isolé du reste du monde, elle offre un espace propice à l’expérience, ici du monde sensible, mais cette expérience sera aussi 6 Fénelon, Lettres et opuscules spirituels, XXV, dans Œuvres, t. I, éd. J. Le Brun, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1983, p. 675. 7 Fénelon, Les Aventures de Télémaque, dans Œuvres, t. II, éd. J. Le Brun, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1997, p. 55. 8 Marc Richir, Le Corps, Essai sur l’intériorité, Paris, Hatier, « Optiques philosophie », 1993, p. 8. 9 Ibid., p. 10-11. 10 Fénelon, Les Aventures de Télémaque, p. 49. 11 Fénelon, « Voyage dans l’île des plaisirs », p. 200. 12 Olivier Leplatre, « La carte et le livre », dans Le Clair-obscur du visible, Fénelon et l’image, dir. O. Leplatre, Lyon, Cahiers du GADGES, n° 14, 2016, p. 423. Anne-Laure Darcel PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0008 120 le temps de la révélation de l’être à lui-même et donc de Dieu. Dieu est présent au plus profond du cœur de l’homme. Michel de Certeau, en parlant de ce lieu où réside Dieu, décrit l’île comme « une figure narrative qui forme le cadre du récit (l’insularité de l’âme : un cercle, un château, une île, etc.) 13 ». L’île est alors à la fois un espace fictionnel, « cadre du récit », et la métaphore de cet espace intérieur, reculé, dans lequel l’homme va rechercher la présence de Dieu. Elle devient la représentation métaphorique de la démarche mystique, dans ce glissement d’un lieu renvoyant au monde sensible à un autre, intérieur et propre à chaque homme. Dans la fable VIII, Fénelon crée une sorte de cartographie des plaisirs et de ses effets sur l’être. Il superpose deux espaces : en proposant une géographie physique des plaisirs, l’espace géographique se mêle aux différentes parties du corps sollicitées par ces plaisirs. Il donne ainsi à voir, et donc à sentir, l’expérience sensorielle exprimée par la fiction, qui propose ici au lecteur une expérience sensible du monde. Ainsi le héros de la fable décrit sa première vision de l’« île de sucre » en géographe averti : « avec des montagnes de compotes, des rochers de sucre candi et de caramel, … 14 ». Le voyage d’une île à une autre devient celui d’une expérience sensorielle à une autre, et l’île, une métaphore du monde sensible dans lequel évolue l’homme. Le narrateur de la fable erre au gré de sa curiosité dans une sorte de déambulation au milieu des sens. La fable propose au lecteur une expérience sensorielle totale : le goût, la vue, l’odorat, l’ouïe, le toucher, jusqu’à satiété voire jusqu’au dégoût. Chaque découverte se clôt par une satiété déplaisante aux yeux du personnage car au fur et à mesure de ses explorations, il rencontre les limites des plaisirs, qui, en tant que plaisirs terrestres, ne sont pas absolus mais restent corporels. Fénelon analyse le corps comme « une étendue bornée » par opposition à « l’étendue sans restriction 15 » qu’est Dieu. En cela, les plaisirs ne peuvent permettre d’atteindre une sorte d’extase, étant donné qu’ils restent ancrés dans un rapport physique au monde. Si dans la fable VIII, Fénelon cartographie les plaisirs, en donnant une existence spatiale aux sens, dans Les Aventures de Télémaque, il cartographie le cœur. Fénelon s’intéresse moins, dans son roman, aux effets physiques qu’aux affres moraux de Télémaque. Chypre incarne le lieu des tentations : « On n’oubliait rien pour exciter toutes mes passions, pour me tendre des 13 Michel de Certeau, La Fable mystique 1, XVI e - XVII e siècle, Paris, Gallimard, « Tel », 1982, p.225. 14 Fénelon, « Voyage dans l’île des plaisirs », p. 200-201. 15 Fénelon, La Nature de l’homme expliquée par les notions simples de l’être en général, dans Œuvres, t. II, éd. J. Le Brun, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1997, p. 843. Le passage du sensible à l’invisible PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0008 121 pièges, et pour réveiller en moi le goût des plaisirs 16 ». Télémaque est confronté à un conflit intérieur qu’il ne parvient pas à surmonter. Il est lucide sur sa propre faiblesse et décrit son épuisement moral. Il se compare à un homme qui nage à contre-courant et qui s’épuise physiquement mais, à la différence de ce dernier, l’impact de sa résistance aux assauts des plaisirs est moral, non physique. Le vocabulaire de l’intériorité traduit la virulence de l’attaque, car elle a un objectif précis, son cœur : « mon cœur tombait en défaillance 17 », « une douce langueur s’emparait de moi. J’aimais déjà le poison flatteur qui se glissait de veine en veine, et qui pénétrait jusqu’à la moelle de mes os 18 ». La douceur est pernicieuse et s’insinue par des chemins intérieurs, veines, moelle, pour atteindre l’essence même de Télémaque, et de tout homme, son cœur. Télémaque ne peut détourner les yeux de la réalité du corps, celui du corps lascif, source de tentation : « D’abord j’eus horreur de tout ce que je voyais. Mais insensiblement je commençais à m’y accoutumer 19 ». Il arrive sur l’île de Chypre après avoir erré en mer. Mais, à la différence du personnage de la fable « Voyage dans l’île des plaisirs », il n’est pas maître de ses choix, il subit l’expérience. La déambulation devient une errance géographique et morale, le voyage se fait chemin de croix. Le livre IV du Télémaque et la fable VIII proposent ainsi deux façons d’appréhender le monde sensible : soit en l’expérimentant volontairement, soit en le subissant. Les deux récits se complètent donc, la place du plaisir et la façon de se confronter aux tentations du monde sensible sont sources d’une réflexion sur le rapport entre extériorité et intériorité, entre espace extérieur et espace intérieur. Fénelon présente, dans la fable VIII et dans le livre IV du Télémaque, une débauche de plaisirs qui a pour objectif de faire réfléchir son lecteur, ici le duc de Bourgogne, sur les conséquences physiques mais aussi morales de ces derniers. L’expérience des plaisirs immodérés conduit, comme le dit François-Xavier Cuche 20 , à la perte de Télémaque ; mais on peut ajouter aussi à une distance critique et éclairée du narrateur de la fable. Les expériences décrites sont loin des plaisirs modérés prônés dans le livre VII du Télémaque : Il vous faut des plaisirs qui vous délassent, et que vous goûtiez en vous possédant, mais non pas des plaisirs qui vous entraînent. Je vous souhaite 16 Fénelon, Les Aventures de Télémaque, p. 50. 17 Ibid., p. 51. 18 Id. 19 Ibid., p. 50. 20 François-Xavier Cuche, Télémaque, entre père et mer, Paris, Honoré Champion, « Unichamp », 2009, p. 124. Anne-Laure Darcel PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0008 122 des plaisirs doux et modérés, qui ne vous ôtent point la raison, et qui ne vous rendent jamais semblable à une bête en fureur 21 . La fable VIII insiste justement sur l’épuisement du corps face à la quête de satiété : « Le soir je fus lassé d’avoir passé toute la journée à table comme un cheval à un ratelier 22 », « La nuit, j’eus une indigestion pour avoir trop senti tant d’odeurs nourrissantes 23 ». Le prosaïsme de la comparaison animale renvoie l’homme à sa condition d’être de chair et l’empêche d’atteindre ce qui constituerait son essence, la part divine en lui. Elle l’ancre dans le corporel au détriment du spirituel. Le narrateur de la fable prend conscience de l’avilissement de l’homme qui découle des « plaisirs des sens 24 » : en rejetant les plaisirs qu’il estime désagréables, il reprend possession de lui-même, par lui-même, dans une distance critique salutaire : « de retour chez moi, je trouvai dans une vie sobre, dans un travail modéré, dans des mœurs pures, dans la pratique de la vertu, le bonheur et la santé que n’avaient pu me procurer la continuité de la bonne chère et la variété des plaisirs 25 ». La fable VIII, mais aussi Télémaque dans sa « folie 26 », démontre combien l’être se perd dans les sensations, perd son intégrité, se rabaisse à ne plus devenir que le sens lui-même : une bouche qui mange, une âme souffrant de sa propre faiblesse. Cette expérience des sens et du monde sensible n’a donc de valeur que dans ce retour sur soi ; en tant que tel, elle est indispensable à la connaissance de soi. L’expérience du monde doit conduire à l’expérience de soi : car notre chair n’est rien d’autre que cela qui, s’éprouvant, se souffrant, se subissant et se supportant soi-même et ainsi jouissant de soi selon des impressions toujours renaissantes, se trouve, pour cette raison, susceptible de sentir le corps qui lui est extérieur, de le toucher aussi bien d’être touché par lui 27 . Michel Henry rappelle ainsi la part réflexive de l’expérience, comme le montre l’emploi des formes pronominales, dans un mouvement de soi au monde puis du monde à soi. Télémaque par ses souffrances apprend et découvre qui il est, tout comme le narrateur de la fable : en découvrant le monde sensible, ils comprennent le sens du monde, de leur être. 21 Fénelon, Les Aventures de Télémaque, p. 104. 22 Fénelon, « Voyage dans l’île des plaisirs », p. 202. 23 Id. 24 Ibid., p. 204. 25 Id. 26 Fénelon, Les Aventures de Télémaque, p. 51. 27 Michel Henry, Une philosophie de la chair, p. 8. Le passage du sensible à l’invisible PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0008 123 C’est pourquoi les deux personnages de ces histoires prononcent tous deux la même phrase : « alors je compris par l’expérience ce que j’avais souvent ouï dire à Mentor, que les hommes mous et abandonnés aux plaisirs manquent de courage dans les dangers 28 » ; « et je compris, par expérience, qu’il valait mieux se passer des choses superflues que d’être sans cesse dans de nouveaux désirs, sans pouvoir jamais s’arrêter à la jouissance tranquille d’aucun plaisir 29 ». L’expérience a permis à Télémaque de prendre conscience de la portée de l’enseignement de Mentor : « ce que j’avais souvent ouï dire à Mentor », elle a donné du sens à une parole passée. Mais cet apprentissage ne reste encore qu’une parole qui n’a pas marqué suffisamment profondément son esprit pour le garantir des autres difficultés. En effet, même si pendant la tempête Télémaque maintient le cap et fait preuve de fermeté, dès l’arrivée sur l’île de Chypre, les préceptes de Mentor sont oubliés, l’âme de Télémaque n’étant pas assez ferme. Mais dans la fable VIII, l’expérience est tournée vers l’avenir, vers les choix raisonnables du narrateur, celui d’une vie simple. Peutêtre est-ce en cela que le personnage de la fable et Télémaque se distinguent : l’un envisage l’avenir en toute conscience des écueils à éviter, l’autre commence seulement à comprendre la valeur de l’enseignement de Mentor, sa réflexion n’en est qu’à ses débuts. Dans les deux récits, Fénelon propose « une réponse éducative sûre, [pour lui], il est nécessaire de faire l’expérience du désir sous toutes ses formes, afin de le gérer, de l’éduquer, ou de l’éradiquer 30 ». Ce processus ne peut que s’inscrire dans le temps. La révélation de la présence invisible de Dieu Le visible renvoie à ce qui est perçu par les sens, à la façon dont l’homme se confronte au monde pour appréhender cette réalité extérieure à lui. Il fait ainsi l’expérience du monde mais aussi, par un effet de renversement, l’expérience de lui-même, comme le montrent Télémaque et le personnage de la fable VIII. L’invisible correspond en revanche à cette part non visible du visible. Il correspond à la partie non perceptible du monde. Dans une approche théologique, réfléchir à la présence de l’invisible revient alors à s’interroger sur la présence de Dieu. Selon Marc Richir, Dieu n’est pas à chercher au dehors dans le monde qui reste irréductiblement profane, tant qu’il n’est pas transfiguré par la croyance, mais au plus intime 28 Fénelon, Les Aventures de Télémaque, p. 48 29 Fénelon, « Voyage dans l’île des plaisirs », p. 203. 30 Benedetta Papasogli, Le Sourire de Mentor, Paris, Honoré Champion, 2015, p. 175. Anne-Laure Darcel PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0008 124 du dedans, dans le retournement qui me fait me découvrir comme toujours déjà, et pour toujours, accueilli par Dieu 31 . Cette présence « intérieur[e] au fond du cœur, antérieur[e] à toute intelligibilité du monde 32 » pousse l’être à se détourner de l’expérience du monde sensible pour explorer le monde intime. Dieu est celui que l’on ne voit pas mais qui est là par le fait même qu’il est là avec le monde et avant le monde. Le livre IV du Télémaque et la fable VIII posent tous deux la question de l’apparaître de Dieu, de la révélation de la présence divine. Fénelon, à travers l’expérience vécue des personnages et leur recul critique, amène son lecteur à réfléchir à cette part invisible de l’être et surtout à son mode d’apparition. La question de voir Dieu est abordée par Fénelon dans son texte « Sur le bonheur des saints ». Selon lui, les yeux du corps ne peuvent jamais voir Dieu. […] L’œil demeurant un corps organisé et la sensation demeurant ce qu’elle est essentiellement, c’est-à-dire un ébranlement causé par un contact physique, que l’âme aperçoit, il s’ensuit que la substance divine qui est immatérielle ne peut jamais par elle-même faire une sensation dans mon œil 33 . La perception du monde par l’œil renvoie à une projection du moi vers le monde extérieur. Ainsi un corps perçoit un autre corps, mais le rapprochement en reste à « un contact physique », extérieur. L’immatérialité de la présence divine annonce l’échec d’une perception sensible de Dieu, la présence divine n’étant pas perceptible par l’œil mais par le cœur. La présence de Dieu ne découle donc pas du contact direct et sensible avec le monde extérieur à soi mais bien de ce retour à soi suite à la rencontre avec le monde sensible. Les deux fictions s’interrogent sur ce processus intérieur que Michel Henry, tout comme Fénelon, développe lui aussi avec la métaphore de l’œil : « l’Œil par lequel je vois Dieu et l’Œil par lequel Dieu me voit n’est qu’un seul et même Œil 34 ». Cette métaphore illustre le processus de l’« auto-révélation 35 » de la parole divine et le lien qui unit l’homme à Dieu. La vue n’est alors plus tournée vers le monde mais vers l’apparition de Dieu, révélation 31 Marc Richir, Le Corps, Essai sur l’intériorité, p. 58. 32 Benedetta Papasogli, « Fénelon et les “anthropologies” de Dieu », dans Le Clairobscur du visible, Fénelon et l’image, dir. O. Leplatre, Lyon, Cahiers du GADGES, n° 14, 2016, p. 64. 33 Fénelon, « Sur le bonheur des saints », Opuscules théologiques, dans Œuvres, t. II, éd. J. Le Brun, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », p. 889. 34 Michel Henry, « Parole et religion : la parole de Dieu », dans Phénoménologie et théologie, Paris, Criterion, « Idées », 1992, p. 141. 35 Michel Henry, Incarnation, une philosophie de la chair, p. 122. Le passage du sensible à l’invisible PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0008 125 intérieure de la présence divine comme substance première de notre être. L’impossibilité de voir Dieu n’empêche donc pas ce dernier de se révéler aux hommes, mais cela se fait par un processus qui lui est propre. Dans la deuxième partie du livre IV du Télémaque apparaît un nouveau personnage, Hasaël. Ce dernier a acheté Mentor, qui avait été fait esclave, et tous deux vont quitter Chypre. Télémaque le supplie de l’emmener avec eux. Hasaël accepte et décide d’être un père de substitution en attendant que Télémaque retrouve Ulysse. Il incarne une autre douceur : « me regardant avec un visage doux et humain 36 », qui annonce celle de Dieu et qui est bien éloignée de celle de Chypre. Son nom, lui-même, « signifie “Dieu a vu” en hébreu 37 ». Il acquiert une dimension symbolique : avec lui s’opère ainsi un renversement du monde extérieur vers le moi intérieur. De plus, au moment où Mentor annonce à Télémaque qu’il doit retrouver Hasaël, le jeune homme supplie Mentor de l’emmener avec lui : Je me jetterai à ses pieds, j’embrasserai ses genouils, je ne laisserai point aller qu’il ne m’ait accordé de vous suivre. Mon cher Mentor, je me ferai esclave avec vous, je lui offrirai de me donner à lui. […] Dans ce moment, Hasaël appela Mentor. Je me prosternai devant lui 38 . Télémaque emploie un vocabulaire propre à la pratique spirituelle : « je lui offrirai de me donner à lui », mais aussi de la reconnaissance du divin : « je me prosternai devant lui ». Même si Hasaël est présenté comme un homme, la valeur symbolique de son nom et l’attitude de Télémaque peuvent être analysées comme des signes révélant la présence de Dieu. La présence de Mentor, qui n’est autre que l’incarnation de Minerve, vient doubler cette présence divine souterraine que le récit fait émerger en lui donnant corps. Le récit par là même devient le vecteur de la diffusion de cette présence et le moyen que Fénelon utilise pour rendre sensible et donc visible cette présence invisible. Fénelon en appelle à la culture de son lecteur pour comprendre les indices égrenés par ses personnages et marquer l’esprit de son élève. Le récit centré sur Mentor et Télémaque montre que les indices peuvent être multiples, et comme Télémaque, il faut savoir suivre son cœur pour, sans en avoir pleinement conscience, reconnaître la grandeur cachée, voire masquée à l’homme, de Dieu. Au début du quatrième livre, lors de son arrivée sur l’île de Chypre, Télémaque est confronté à Cupidon, caractérisé par son « ris […] malin, 36 Fénelon, Les Aventures de Télémaque, p. 54. 37 Gérard Ferreyrolles, De Pascal à Bossuet, La littérature entre théologie et anthropologie, Paris, Honoré Champion, 2020, p. 663. 38 Fénelon, Les Aventures de Télémaque, p. 53. Anne-Laure Darcel PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0008 126 moqueur et cruel 39 » et à Vénus. L’arrivée de Vénus est présentée comme une rupture avec le sentiment de « paix » qu’il ressentait au départ de la Phénicie : « tout à coup je crus voir Vénus qui fendait les nues 40 ». L’emploi du verbe de perception, même modalisé « je crus voir », rattache Vénus au monde sensible. Vénus ne peut pas être assimilée à cette présence divine intérieure. La rencontre va jusqu’à un contact physique marqué : « me mit en souriant la main sur l’épaule 41 ». Selon Fénelon, « la sensation [demeure] ce qu’elle est essentiellement, c’est-à-dire un ébranlement causé par un contact physique 42 ». Télémaque prend conscience de la présence de Vénus par la vue et le toucher, la déesse se limite donc à une sensation. Elle est le contre-exemple de l’apparition du phénomène divin incarné par Minerve protégeant Télémaque du péché, de la tentation de la chair : « quand Minerve se montra soudainement pour me couvrir de son égide 43 ». Le verbe « se montra » marque l’apparition de la déesse Minerve et révèle l’action de la grâce divine touchant le cœur de Télémaque afin de le fortifier. Selon François-Xavier Cuche, « l’égide en est le symbole matériel, la parole - […] - en représente, sous un aspect extérieur, le mode d’intervention - en réalité intérieur 44 ». L’opposition se poursuit avec l’emploi d’un vocabulaire moral opposé à celui de Vénus : « n’avait point cette beauté molle… C’était au contraire une beauté simple, négligée, modeste. Tout était grave, vigoureux, noble, plein de force et de majesté 45 ». Fénelon, dans le livre IV, construit comme un diptyque, opposant deux modes d’apparition : l’un soumis au sens, l’autre protégeant le cœur. Les sens sont ainsi présentés, s’ils ne sont pas mis à distance par une force intérieure et agissante en l’homme, comme dangereux et effrayants pour reprendre les termes de Télémaque à la vue de Cupidon. Mais la rapidité de l’apparition de Minerve (« puis elle disparut ») fait de cette apparition le temps d’une révélation, même fugace, de la puissance agissante de Dieu, apportant la paix intérieure. Fénelon renforce la présence invisible de Dieu par un jeu de tensions entre les réalités terrestres, qui découlent du monde sensible, et les réalités spirituelles. Il construit un jeu d’oppositions avec la reprise, dans un contexte différent, d’un même lexique spirituel. Ainsi dans le quatrième livre du Télémaque, les paroles de Calypso annonçant celles de Vénus reprennent le 39 Ibid., p.47. 40 Id. 41 Id. 42 Fénelon, « Sur le bonheur des saints », p. 889. 43 Fénelon, Les Aventures de Télémaque, p. 47. 44 François-Xavier Cuche, Télémaque, entre père et mer, p. 250. 45 Fénelon, Les Aventures de Télémaque, p. 47. Le passage du sensible à l’invisible PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0008 127 lexique propre à la démarche mystique de Fénelon : « abandonnez-vous donc à la joie, goûtez la paix et tous les autres dons des dieux, dont vous allez être comblés 46 », et s’opposent au moment de paix suite aux retrouvailles avec Mentor : « je goûtais la consolation d’être auprès d’un homme qui m’aimait… fendent les ondes paisibles… un doux mouvement 47 ». De même les corps mous liés aux mauvais plaisirs s’opposent au corps sain incarné par Minerve. Le discours de Vénus, tout comme la parole de Calypso, peut se lire comme une réécriture déformée, et fallacieuse, de la parole de Dieu : à « je te plongerai dans un fleuve de délices », où Télémaque est soumis à l’action néfaste de Vénus, répondent les effets de la joie apportée par la reconnaissance de la présence divine : « plus on s’y plonge, plus elle est douce ; elle ravit l’âme sans la troubler 48 ». Dans le Télémaque, l’expérience du monde sensible conduit ainsi l’homme à connaître le monde intérieur, celui de Dieu. Le récit par un savant jeu de contrepoints construit la manifestation d’une présence divine en filigrane qui devient une réécriture positive d’une expérience douloureuse. Mentor incarne cette présence invisible par son absence dans un premier temps puis par sa présence qui ne devient nette qu’au fur et à mesure, dans une révélation progressive. Mentor absent, Télémaque l’appelle, comme il interpelle les dieux face aux maux de l’âme engendrés par la passion. Cette prière à l’absent revient à marquer « la présence de l’invisible. Elle est l’acte par lequel l’orant se tient en présence d’un être auquel il croit, mais qu’il ne voit pas, et se manifeste à lui. Si elle répond à une théophanie, elle est d’abord une anthropophanie, une manifestation de l’homme 49 ». Télémaque met son âme à nu, conscient de son imperfection, et exprime ainsi sa lutte intérieure contre l’aveuglement des passions. Dans la fable VIII, l’épisode utopique révèle lui aussi par un jeu de renversements la présence divine. C’est paradoxalement dans l’absence de référence au divin que se manifeste sa présence. La ville utopique décrite dans la deuxième partie de la fable est dans un premier temps l’image de l’ordre et de l’unité : « Toute la ville n’est qu’une seule maison », incarnant la perfection. Le narrateur décrit l’idée d’une plénitude tant matérielle que morale : « qui ne me laissa manquer de rien », « les habitants de cette ville étaient polis, doux, obligeants 50 ». Mais tout cela n’est qu’une illusion. Le renverse- 46 Ibid., p. 44. 47 Ibid., p. 54. 48 Ibid., p. 52. 49 Jean-Louis Chrétien, « La parole blessée - Phénoménologie de la prière », dans Phénoménologie et théologie, Paris, Criterion, « Idées », 1992, p. 44. 50 Fénelon, « Voyage dans l’île des plaisirs », p. 203. Anne-Laure Darcel PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0008 128 ment des rôles entre les hommes et les femmes révèle l’incapacité des hommes à modérer leurs besoins, leurs désirs, leurs excès : En ce pays-là, les femmes gouvernent, […], les hommes […] travaillent à la broderie […] : mais les hommes servis par les souhaits sont devenus si lâches, si paresseux et si ignorants, que les femmes furent honteuses de se laisser gouverner par eux 51 . L’échec moral de l’homme dont la vie reste ancrée dans les biens et les besoins matériels révèle implicitement par son oubli la présence de Dieu. Selon Fénelon, au sujet des grands du monde, « toute leur vie est une expérience sensible et continuelle de leur égarement, mais rien ne les ramène 52 ». L’expérience utopique qui expose une forme de perfection matérielle par les plaisirs masque en réalité une vérité plus sombre. C’est dans ce renversement de la perfection matérielle en imperfection morale que découle la révélation de la place des vrais biens, de l’importance de la présence divine. Dans l’absence se révèle donc paradoxalement la présence de Dieu. Le récit peut ainsi être interprété comme une représentation métaphorique de la puissance agissante de la parole de Dieu, sa démonstration, et surtout le moyen, là encore, pour Fénelon de révéler la présence divine présente en tout homme. La fiction joue le même rôle que l’égide pour Télémaque, celui de rendre visible cette présence invisible en l’homme. Par l’expérience du sensible, l’enseignement du chemin de Dieu Fénelon enseigne les erreurs du monde, il les rend manifestes par les expériences proposées dans ces œuvres. Comment démontrer l’illusion du monde si ce n’est en la rendant palpable au moyen de la fiction qui se fait expérience pour son lecteur ? Le temps de la lecture, le lecteur suit à travers les personnages des expériences variées, qui le conduisent à réfléchir, par un retour sur lui-même, à son propre rapport au monde. Fénelon écrivait pour son élève le duc de Bourgogne. Selon François- Xavier Cuche, « à la connaissance abstraite, à la théorie, le précepteur du duc de Bourgogne préférait en toute chose l’expérience. […] L’expérience privilégiée, c’est la souffrance. On sait ce qu’on a souffert, on sait parce qu’on a souffert ». Il ajoute : « Mais surtout il ne se connaît pas lui-même, car l’expérience, […], de la souffrance […] éprouve en [l’homme] sa force et sa faiblesse, et, tant qu’il ne l’a pas éprouvée, il ne peut se connaître ni accéder 51 Ibid., p. 204. 52 Fénelon, Lettres et opuscules spirituels, XXXIX « Jésus-Christ est la lumière de tout homme qui vient en ce monde », p. 735. Le passage du sensible à l’invisible PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0008 129 à la sagesse 53 ». C’est ainsi que Télémaque et le narrateur de la fable font l’expérience de la faiblesse humaine. À travers ces deux personnages, le duc de Bourgogne peut être témoin de la faiblesse de l’homme et en tirer les conséquences. Mais cette expérience physique du monde a surtout un enjeu spirituel avec la révélation de la présence divine. Fénelon, dans ses œuvres, ne cesse d’avertir son lecteur des dangers de l’illusion du monde sensible, comme dans la lettre XXXIX : « on croit voir. On croit toucher. On croit jouir. Mais tout est faux, tout va disparaître au grand réveil de l’éternité, où la lumière de Jésus- Christ si longtemps méconnue viendra tout à coup frapper les yeux étonnés et éblouis 54 ». Nous retrouvons la même leçon dans le livre IV du Télémaque au sujet des hommes « [n’ayant jamais] vu cette lumière pure 55 » : il croit tout voir, et il ne voit rien. Il meurt n’ayant jamais rien vu ; tout au plus il aperçoit de sombres et fausses lueurs, de vaines ombres, des fantômes qui n’ont rien de réel. Ainsi sont tous les hommes entraînés par le plaisir des sens, et par le charme de l’imagination. Il n’y a point sur terre de véritables hommes, excepté ceux qui consultent, qui aiment, qui suivent cette raison éternelle 56 . La répétition du verbe « croire » montre que les sens participent de l’illusion du monde et de l’ancrage physique de l’homme en ce monde au détriment de son élévation spirituelle. Avec le verbe « suivre », Fénelon présente à son lecteur le chemin qui permettra à tout homme de se détourner des écueils que représentent les sens. Cette réflexion théologique rappelle que derrière l’expérience sensible, il est question de l’expérience spirituelle, de la quête de Dieu. Ce n’est donc pas dans son rapport au monde sensible que l’homme se découvre et se révèle mais bien dans le monde intime qui appelle une intériorité supérieure, révélant ainsi la présence de Dieu en lui. Dans la lettre XXXIX des Lettres et opuscules spirituels, Fénelon dénonce l’illusion du monde : « Ô monde si fragile et si insensé […], tu n’es rien de vrai qui remplisse le cœur. […] Dans le moment où tu t’offres à nous avec un visage riant, tu nous coûtes mille douleurs. […] Heureux seulement celui qui voit ton néant à la lumière de Jésus-Christ 57 ». Dans les deux récits, Télémaque et le narrateur de la fable font le même constat d’une jouissance 53 François-Xavier Cuche, Télémaque, entre père et mer, p. 127. 54 Fénelon, Lettres et opuscules spirituels, XXXIX, p. 735. 55 Fénelon, Les Aventures de Télémaque, p. 55. 56 Id. Nous soulignons par l’emploi de l’italique. 57 Fénelon, Lettres et opuscules spirituels, Lettre XXXIX, p. 735-736. Anne-Laure Darcel PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0008 130 négative : « je jeûnai pour me délasser de la fatigue des plaisirs 58 » et d’une réalité illusoire faussée par les sens car elle détourne le regard de Dieu. Chacun des deux personnages, à sa manière, est face au vide laissé par les sens. Toute la fable est construite autour de l’idée de remplir les douze estomacs, de satisfaire tous ses souhaits… Mais tout ce plein ne laisse place paradoxalement qu’à un sentiment de vide marqué par la négation voire la saturation de la négation : « sans pouvoir jamais s’arrêter à la jouissance tranquille d’aucun plaisir 59 ». La seule solution est l’éloignement. À plusieurs reprises, Mentor pousse Télémaque à fuir : « Fuyez cette cruelle terre, cette île empestée… […] La vertu la plus courageuse y doit trembler, et ne peut se sauver qu’en fuyant 60 ». « La fuite du monde 61 » devient une nécessité pour trouver le chemin de Dieu. Dans la fable, les mêmes termes sont employés : « Je m’éloignai donc de ces contrées en apparence si délicieuses ; et, de retour chez moi, je trouvai une vie sobre 62 ». La fin de la fable peut se relire comme une métaphore du cheminement spirituel pour retrouver la lumière divine : il ne faut pas chercher […] au-dehors de soi. Chacun la trouve en soi-même. Elle est la même pour tous. Elle découvre également toute chose. Elle se montre à la fois à tous les hommes dans les coins de l’univers. Elle met audedans de nous ce qui est dans la distance la plus éloignée 63 . Le vocabulaire employé rappelle celui de la révélation en phénoménologie évoqué par Michel Henry : « se donner, se montrer, advenir dans la condition de phénomène, se dévoiler, se découvrir, apparaître, se manifester, se révéler 64 ». La lumière apparaît comme un phénomène révélant la présence divine en l’homme. Mais elle marque aussi le chemin que l’homme doit parcourir pour l’atteindre en commençant par revenir à une vie simple, dans une démarche personnelle afin de pouvoir ensuite laisser la volonté divine agir, tout comme Télémaque courant vers Mentor : « je courais vers lui, tout transporté, jusqu’à perdre la respiration. Il m’attendait tranquillement sans faire un pas vers moi 65 ». 58 Fénelon, « Voyage dans l’île des plaisirs », p. 202. 59 Ibid., p. 203. 60 Fénelon, Les Aventures de Télémaque, p. 48. 61 Fénelon, Fragments spirituels, XLIX, dans Œuvres, t. I, éd. J. Le Brun, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1983, p. 808. 62 Fénelon, « Voyage dans l’île des plaisirs », p. 204. 63 Fénelon, Preuves intellectuelles et idée de l’infini, IV, dans Œuvres, t. II, éd. J. Le Brun, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1997, p. 641-642. Nous soulignons par l’emploi de l’italique. 64 Michel Henry, Incarnation, une philosophie de la chair, p. 37. 65 Fénelon, Les Aventures de Télémaque, p. 52. Le passage du sensible à l’invisible PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0008 131 Seule la lumière divine éclairant l’intériorité de l’être peut ainsi extraire l’homme du monde sensible en le recentrant sur lui et donc sur Dieu. La lumière, comme élément suprasensible, guide Télémaque et apaise son âme : « Il dit, et aussitôt je sentis comme un nuage épais qui se dissipait sur mes yeux, et qui me laissait voir la pure lumière. Une joie douce et pleine d’un ferme courage renaissant dans mon cœur 66 ». Elle exprime le pouvoir de la grâce et sa force. Elle est définie comme cette première puissance qui a formé le ciel et la terre ; […] cette lumière simple, infinie et immuable, qui se donne à tous sans se partager ; […] cette vérité souveraine et universelle qui éclaire tous les esprits, comme le soleil éclaire tous les corps 67 . Elle devient la métaphore sensible de la présence de Dieu et exprime l’action de la grâce dans le cœur de l’homme. « Il ne faut pas [la] chercher au-dehors de soi. Chacun la trouve en soi-même. Elle est la même pour tous 68 ». Le livre IV du Télémaque et la fable VIII proposent donc tous deux une réflexion sur le rapport de l’homme au monde sensible. Les personnages font part au lecteur de leurs difficultés : le monde offre de multiples sources de jouissances, mais derrière ce plein, se cache une analyse des insuffisances morales qui en découlent, un vide intérieur. Le rapport entre le monde sensible comme perception extérieure à soi et le monde intérieur repose dans les deux fictions sur un effet de miroir et de renversement. Mais ces expériences multiples, sources de danger, de lassitude et d’illusions, même si elles sont rejetées par les personnages, sont indispensables : c’est parce qu’elles ont été vécues que Télémaque et le narrateur de la fable ont pu acquérir une force d’âme les amenant à les condamner, à les mettre à distance. L’expérience du monde sensible permet de se détourner de l’illusion de bien-être et de joie qu’elle peut offrir pour retrouver la présence intérieure et cachée de Dieu. Elle se fait ainsi révélation. Les deux récits ne cessent de mettre en scène, sous différentes formes, la présence divine et l’importance de son action sur l’âme de l’homme. Le livre IV des Aventures de Télémaque, toutefois, ne constitue qu’une étape dans le cheminement de Télémaque. Aux multiples perceptions du monde extérieur, à la fragmentation du monde selon les sens et les perceptions que l’on peut en avoir, répond l’unité 66 Id. 67 Ibid., p.55. 68 Fénelon, Démonstration de l’existence de Dieu, « II. Preuves intellectuelles et idée de l’infini », IV, dans Œuvres, t. II, éd. J. Le Brun, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1997, p. 641. Anne-Laure Darcel PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0008 132 incarnée par Dieu. La fiction rend sensible à son lecteur ces expériences. Ce dernier peut, dans le prolongement de sa lecture, méditer sur ce rapport entre le monde sensible et les illusions qui y règnent. La lecture devient une expérience dans laquelle il se trouve emporter le temps d’un récit. En suivant les pensées et les souffrances des personnages, mais aussi leur joie et l’origine de cette dernière, le lecteur prend conscience de la présence divine en chaque être, le récit servant à son tour à révéler, à rendre visible cette part invisible en tout homme. Bibliographie Sources Fénelon. Œuvres, t. I, éd. Jacques Le Brun, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1983. Fénelon. Œuvres, t. II, éd. Jacques Le Brun, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1997. Études Certeau, Michel de. La Fable mystique 1, XVI e - XVII e siècle, Paris, Gallimard, « Tel », 1982. Chrétien, Jean-Louis. « La parole blessée - Phénoménologie de la prière », dans Phénoménologie et théologie, Paris, Criterion, « Idées », 1992. Cuche, François-Xavier. Télémaque, entre père et mer, Paris, Honoré Champion, « Unichamp », 2009. Ferreyrolles, Gérard. De Pascal à Bossuet, La littérature entre théologie et anthropologie, Paris, Honoré Champion, 2020. 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Peut-on parler de « phénoménologie sadienne » ? J ULIEN L EFEBVRE -B IER CURAPP-ESS, U NIVERSITÉ DE P ICARDIE J ULES V ERNE Les recherches phénoménologiques du littéraire, que l’on peut entendre en l’occurrence par le corps de recherches sur les états de conscience des individus dans leur rapport au et dans monde littéraire, ne se sont que très peu occupées du cas de Sade. Cet état de fait de la recherche semble trouver sa raison dans le caractère propre de ce dernier : il s’agirait d’un mauvais objet d’étude, voire d’un objet d’étude paradoxal ou impossible en ce qui concerne la description des vécus de conscience. Si ce que Georges Bataille affirme à propos de Sade est véridique, c’est-à-dire que « […] parler de Sade est de toute façon paradoxal 1 », c’est parce que la conscience des personnages de Sade, telle qu’elle est décrite dans les différents ouvrages qui constituent son œuvre, est une conscience de la violence la plus révoltante et la plus dégoûtante de la condition humaine. Cette phénoménologie est peut-être même impossible ; comme le souligne Maja Zorica, « [l]e caractère utopique et déterministe des récits de Sade anéantit la possibilité de la représentation de l’expérience vécue - dès le début, même le récit est un théâtre 2 ». Sade empêcherait alors toute phénoménologie à la racine même de son écriture. Il n’en demeure pas moins possible d’établir certaines esquisses phénoménologiques de cette ouverture à la violence, quand bien même elles seraient théoriquement précaires : les études phénoménologiques peuvent très bien s’ouvrir à autre chose qu’aux descriptions des vécus de conscience rationnels (au sens strict, c’est-à-dire calculés, maîtrisés, soumis à la comptabilité du supportable). En effet, même si la violence et la cruauté sont largement constitutives des écrits littéraires de Sade, les personnages et leurs 1 Georges Bataille, L’érotisme, « Sade et l’homme normal », Paris, Éditions de Minuit, « 10/ 18 », 1957, p. 198. 2 Maja Vukušić Zorica, « La scène érotique chez Sade et Louÿs. Le sadisme en levrette et en continu », Sections romane, italienne et anglaise, Université de Zagreb, vol. 59, 2014, p. 17-41, p. 33. Julien Lefebvre-Bier PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0009 134 interactions dévoilent précisément certaines altérations de la conscience, dont la portée éthique est notable et qui peuvent permettre de repenser nos rapports conventionnels à l’altérité. Cette altérité est double : le regard des personnages sadiens est tourné vers les autres personnages sur un même plan d’immanence, mais aussi sur un plan de transcendance matérialisé par le culte du Dieu chrétien. Or, cette altérité est dévoyée, défigurée par l’attitude libertine d’une part, et par une certaine vision de la spatialité d’autre part : les deux faces de l’altérité sont englouties par ce qu’Éric Marty appelle « négation transcendantale 3 », c’est-à-dire que l’épochè à l’œuvre dans l’œuvre sadienne ne constituerait pas simplement une mise entre parenthèses de l’attitude naïve, mais une destruction de tout ce qui peut être mis entre parenthèses. Le paradoxe réside aussi dans le fait que cette cruauté, cette conscience, ce déchargement de la violence et ces tentations sporadiques de destruction de l’autre sont aussi des traits de l’humain : on peut s’identifier aux personnages sadiens comme l’on peut s’identifier aux personnages de tous les autres romans. Comme le dit Merleau-Ponty : « […] cet éclair que nous retrouvons en tout regard dit humain, il se voit aussi bien dans les formes les plus cruelles du sadisme que dans la peinture italienne 4 ». Pointer du doigt la littérature sadienne - et peut-être même toute littérature et toute pratique sadiques - et l’appeler « monstruosité » s’avère peut-être infidèle aux potentialités de la conscience et de l’action humaines. Dans cet article, nous tâcherons de montrer, malgré le caractère paradoxal de ce que serait une « phénoménologie sadienne », qu’il est possible de dessiner certaines esquisses générales de cette phénoménologie à partir de la topologie qu’elle met en œuvre, à savoir une pensée singulière de la spatialité. Tout en conservant le doute rationnel vis-à-vis de la possibilité de la « phénoménologie sadienne », nous montrerons qu’il est possible d’en jeter certains fondements, en n’excluant jamais leur précarité théorique. L’espace du regard Qu’il s’agisse de littérature ou non, les individus sont de toute façon compris et pensés, et se comprennent et se pensent eux-mêmes, à partir de l’espace dans lequel ils se situent : c’est ce que Merleau-Ponty appelle l’« ici », c’est-à-dire « […] l’ancrage du corps actif dans un objet, la situation du corps 3 Éric Marty, Pourquoi le XX e siècle a-t-il pris Sade au sérieux ? , Paris, Seuil, « Fiction & Cie », 2011, p. 418. 4 Maurice Merleau-Ponty, Signes, « L’homme et l’adversité », Paris, Gallimard, « Folio », 1960, p. 391. L’espace des voluptés et des catastrophes PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0009 135 en face de ses tâches 5 ». Les individus sont toujours en situation ; et, quand ils se retrouvent, ils se retrouvent aussi parce qu’ils forment une communauté active dont le regard sert de manifestation. C’est par le regard que s’institue l’altérité au sein de la communauté, car, comme l’affirme Sartre, « […] autrui est, par principe, celui qui me regarde […] 6 ». Autrui n’est pas simplement un objet parmi les objets du monde, puisque le regard instruit la conscience à une différenciation ontologique particulière : autrui est différent des autres objets, et donc mon activité et mes tâches, pour reprendre les termes de Merleau-Ponty, sont elles-mêmes différentes entre l’altérité des sujets et l’altérité des objets, tous deux compris comme Gegenstanden (objets en tant qu’ils se « tiennent contre » une conscience). Dans l’œuvre sadienne, nous pouvons distinguer plusieurs formes de regards différents, et donc plusieurs rapports à autrui différents au sein du même espace. Si l’on prend notamment les deux extrémités du spectre du libertinage, à savoir Justine des Malheurs de la vertu et Juliette des Prospérités du vice, nous constatons le différentiel des regards et d’appréciations de l’altérité humaine, jusqu’à, chez Juliette, une tentation, ou une tentative, de réduire à néant toute approche phénoménologique de l’altérité par la destruction de l’autre. « Justine a toutes les vertus, et de chaque vertu se voit punie […] elle porte bonheur à qui abuse d’elle 7 . », affirme Jean Paulhan en guise de préface aux Malheurs de la vertu ; « À la fin, dans ce monde romanesque très noir, le mal semble sans véritable obstacle et les vertueux promis à la plus complète défaite 8 », affirme Colas Duflo à propos du roman sadien, soixante-quatorze ans après Paulhan. Justine, comme son propre prénom semble l’indiquer et, en quelque sorte, l’« essentialiser », est perpétuellement vouée à la vertu : son rapport à l’altérité est subordonné à la normalité imposée par la rigueur et la foi chrétiennes. Le regard de Justine est profondément ambigu, parce qu’il relève à la fois du déni de la condition humaine, dans laquelle la violence est permise voire louée, et d’une réalisation d’un bonheur impossible si l’on emprunte le chemin de la vertu. Quand Justine, prise de déception, affirme la chose suivante : « Ô ciel ! dis-je à ce traître [dom Severino], faudra-t-il donc que je sois encore la victime de mes bons sentiments, et que le désir de m’approcher de ce que la religion a de plus respectable aille être encore puni 5 Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, I , III , Paris, Gallimard, « Tel », 1945, p. 117. 6 Jean-Paul Sartre, L’être et le néant, III , I , IV , Paris, Gallimard, « Tel », 1943, p. 297. 7 Jean Paulhan, « La douteuse Justine ou Les revanches de la pudeur », préface à Donatien Alphonse François de Sade, Les infortunes de la vertu, Paris, Gallimard, « Folio », 1970, p. 19-20. 8 Colas Duflo, Philosophie des pornographes, chap. XII , Paris, Seuil, « L’ouverture philosophique », 2019, p. 237. Julien Lefebvre-Bier PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0009 136 comme un crime ! ... 9 », celle-là réalise d’une part l’impossibilité d’un regard univoque sur l’altérité - dom Severino a l’air de prendre plaisir au vice, ce qui ne convient pas au chemin de la vertu - et d’autre part l’impossibilité d’un bonheur qui serait la résultante d’une éthique de la piété. Justine constate que la conscience violente n’est pas celle d’une entière destruction, mais bel et bien celle d’un jeu : les libertins moquent et se jouent de la conscience droite et rationnelle, qui ne s’aventure à aucun écart de conduite. L’expérience affective de Justine est perpétuellement dominée par l’ambivalence d’un bonheur impossible et d’une éthique aux prétentions délégitimées par son rapport forcé, car théâtralisé, à l’altérité libertine - ambivalence, soit dit en passant, plutôt nuancée par rapport à la séparation habituelle et étanche entre ce qui relève du « bien » et ce qui relève du « mal », séparation qui se trouve tout de même structurante chez Sade, comme le souligne Lacan 10 . Justine est un personnage particulier de l’œuvre sadienne, tant pour sa conduite, son expérience vécue et son rapport à autrui malheureux mais fidèle aux principes de religion : elle déteint, par son hétéronomie fondamentale, avec l’autonomie des libertins. Selon une grille de lecture issue de la théorie critique, Carlo Invernizzi Accetti compare Kant et Sade et montre que leurs œuvres respectives s’articulent toutes deux autour du concept central d’autonomie : Sade ne « […] montrerait [pas] la ‘‘vérité’’ perverse de l’éthique kantienne […] », parce que leurs éthiques respectives se fondent sur l’autonomie 11 . Justine se regarde comme étant un individu autonome face au vice des libertins ; elle se trouve soumise, finalement, à une sorte d’hétéronomie radicale dans son rapport à l’altérité (soumise à Dieu, à l’autre, au libertinage le plus effréné, et donc soumise à des principes contradictoires), en contraste par rapport à l’autonomie radicale du reste du monde intradiégétique dans lequel elle s’inscrit. L’incarnation radicale de l’autonomie se trouve dans la personne de Juliette : son regard n’est pas celui de sa sœur Justine, porté sur le monde et sur elle comme victime, mais bien plutôt celui du bourreau, éduqué au libertinage le plus licencieux. Affirmation du vice, jusqu’à récuser l’existence et la légitimité mêmes de Dieu, Juliette rompt avec l’attitude éthique qui consiste 9 Donatien Alphonse François de Sade, Justine ou Les malheurs de la vertu, Paris, Éditions de Minuit, « 10/ 18 », 1969, p. 127. 10 Jacques Lacan, « Kant avec Sade » [1962], dans Écrits, t. II , Paris, Seuil, « Points », 1999, p. 266 : « Pour Sade, on est toujours du même côté, le bon ou le mauvais ; aucune injure n’y changera rien. C’est donc le triomphe de la vertu : ce paradoxe ne fait retrouver la dérision propre au livre édifiant, que la Justine vise trop pour ne pas l’épouser. ». 11 Carlo Invernizzi Accetti, « Kant et Sade : Les Lumières sont-elles totalitaires ? », Raisons politiques, vol. 1, n°33, 2009, p. 149-169. L’espace des voluptés et des catastrophes PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0009 137 à regarder les autres en cherchant leur reconnaissance et leur réponse. Cette autonomie du regard va si loin que Juliette ne se trouve même plus dans la nécessité de regarder la loi pour la transgresser : « Sade va ici bien au-delà de la logique naïve d'une transgression hétéronome de la loi 12 » ; regard sur la loi qui suggérerait derechef une dépendance à son égard, ce qui va à l’encontre de ce que l’on pourrait appeler un « libertinage maximal ». Cette autonomie de Juliette est intéressante au point de vue phénoménologique parce qu’elle caractérise un rapport singulier à son propre corps en relation avec les autres, ce que certaines études sadiennes, notamment au travers de Maurice Blanchot et de Georges Bataille, ont nommé « isolisme ». Le libertin maximal est inscrit dans une profonde solitude : le désir de reconnaissance est coupé, la Loi n’est plus digne d’être observée, le corps de l’autre ne mérite plus les ménagements que les mœurs encouragent continuellement. Quand Bataille affirme que « [l]’homme vrai sait qu’il est seul, et il accepte de l’être 13 », il invite le lecteur de Juliette ou Les prospérités du vice à reconfigurer la spatialité des relations interpersonnelles (et inter-corporelles) : ils ne sont plus comme tissés dans une toile commune, mais radicalement séparés comme s’ils existaient en tant que coordonnées sans coordination. Juliette est ainsi l’ultime variation de la déclinaison hétérodoxe des Lumières, soit l’ultime possibilité de l’absence de possibilité morale, c’est-à-dire que la raison aristocratique, qui caractérise l’érotisme libertin, s’éveille tellement qu’elle affirme pour elle-même un principe irrationnel, soit la volonté de destruction des autres raisons, mêmes aristocratiques. Le ministre Saint-Fond, un scélérat protagoniste des Prospérités du vice, qui reconnaît la puissance de Juliette, lui affirme : « […] toi, Juliette, ah ! bouleverse la nature entière… trouble, détruis, arrache ! Le monde adorera sa divinité en toi, quand tu laisseras découler sur lui quelques bienfaits, il te craindra si tu l’écrases mais tu seras toujours son Dieu 14 ». La subjectivité de Juliette est littéralement sacrée dans son caractère énantiosémique, à la fois adorée et crainte. Et Saint- Fond d’ajouter un peu plus loin : Vautre-toi dans l’ordure et dans l’infamie : que tout ce qu’il y a de plus sale et de plus exécrable, de plus honteux et de plus criminel, de plus cynique et de plus révoltant, de plus contre la nature, contre les lois et contre la religion, devienne par cela seul ce qui te plaise le mieux 15 . 12 Ibid. 13 Bataille, L’érotisme, « L’homme souverain de Sade », p. 190. 14 Donatien Alphonse François de Sade, Juliette ou Les Prospérités du vice, Paris, Éditions de Minuit, « 10/ 18 », 1969, p. 181. 15 Ibid., p. 182. Julien Lefebvre-Bier PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0009 138 La destruction est totale ; et que la fougue aille jusqu’à détruire Juliette elle-même, elle se sera soumise à sa propre loi, une morale autoérotique qui dit : « Je veux, donc je fais ». Le plaisir devient la Loi même du libertinage maximal, affirmant l’universalisation kantienne des maximes jusqu’à l’autodestruction de soi 16 . Les corps sadiens sont au sens strict radicalement voués à leur propre perte s’ils affirment absolument leur autonomie : c’est en ce sens que le regard phénoménologique ouvert par Juliette pourrait envisager, en son sein propre, la fin même de toute phénoménologie - ou bien envisager une phénoménologie toute nouvelle du corps, spécificité du XVIII e siècle, soulignée Gianni Iotti, qui inaugurerait la « vérité de l’homme » au travers de la « phénoménologie du corps et du désir » 17 . Les ouvrages sadiens que sont Justine et Juliette permettent donc d’esquisser leur propre phénoménologie au travers de la particularité des regards qui y sont mis en scène. La relation à l’autre, qu’elle soit celle du bourreau ou de la victime, renvoie à une problématique phénoménologique de premier ordre, à savoir celle du vécu de l’altérité par rapport à la conscience du sujet individuel. Ce mode particulier du regard que Sade instaure dans son œuvre permet d’envisager d’autres dimensions de la relation à autrui, notamment la communication discursive. L’espace du discours Quelle est l’adresse du discours dans un monde, qu’il soit littéraire ou « réel », où les sujets sont des coordonnées sans coordination ? En d’autres termes, quel serait le langage des sujets dans un monde où l’isolisme règne ? Le langage sadien est paradoxal : il est, a priori, un langage de la solitude, alors que l’une des fonctions principales du langage est de communiquer (mettre en commun). Comme le dit Bataille, en parlant du « langage monstrueux de Sade 18 » : « [c]’est un langage qui désavoue la relation de celui qui parle avec ceux auxquels il s’adresse 19 ». Pourtant, Sade construit aussi 16 Sur ce point, voir la démonstration de Dolmancé sur la destruction dans la nature dans La philosophie dans le boudoir (Donatien Alphonse François de Sade, La philosophie dans le boudoir, 5 ème dialogue, Paris, Éditions de Minuit, « 10/ 18 », 1972, p. 156 et s.). S’il n’y a pas que de la création dans la nature, mais également de la destruction, le libertin cohérent peut naturellement affirmer sa propre destruction, contrairement aux « autres », qui vivent sous le coup de la rédemption, de la mort comme seule désintégration du corps, etc. 17 Gianni Iotti, « Sade conteur ‘‘réaliste’’ », Revue italienne d’études françaises, varia, n°5, 2015. 18 Bataille, L’érotisme, « Sade et l’homme normal », p. 209. 19 Ibid. L’espace des voluptés et des catastrophes PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0009 139 son œuvre en recourant aux procédés dialogaux : plusieurs voix parlent, communiquent et semblent se comprendre. M me de Saint-Ange et Dolmancé instruisent Eugénie par les dissertations ; Clairwil instruit Juliette au libertinage le plus effréné ; les dialogues parcourent les historiettes sadiennes. Entre confiance et méfiance, les sujets libertins et les sujets victimes sont mêlés dans des rapports ambigus qui semblent défier les convenances et les règles usuelles du discours, jusqu’à nous inviter à concevoir une communauté de consciences qui ne tiendrait que par son semblant. Dans Totalité et infini, Levinas définit « l’essence du langage » comme « relation avec Autrui » 20 . La présence d’autrui, au moins à titre de phénomène, semble en effet indispensable dans toute forme de langage : parler, communiquer ou s’exprimer ne semblent possible que parce que ce sont des actes qui se projettent vers l’altérité. Cette altérité, au sens levinassien, est toujours double : rapport à Dieu et rapport à l’homme - « [a]utrui est le lieu même de la vérité métaphysique et indispensable à mon rapport avec Dieu 21 ». Les œuvres de Sade trouvent également leur dénominateur commun dans la critique de l’idée de Dieu et de son existence comme vecteur éthique : l’autonomie humaine, caractérisée par le libertinage, va au bout de ses conséquences en affirmant la neutralisation de toute subordination à Dieu. Les sujets sadiens discourent entre eux, mais ces discours sont biaisés dans leur essence, si l’on accepte jusqu’au bout la définition levinassienne de l’essence du langage. Il faut rappeler l’interpellation de Juliette par Saint- Fond : « […] il te craindra si tu l’écrases mais tu seras toujours son Dieu. 22 ». Ainsi, les discours sont à la fois libérés de leur emprise théologique et métaphysique et, en conséquence de cette émancipation, voués à leur conflictualité, puisque l’altérité des autres sujets humains et de Dieu ne sont plus des garants éthiques suffisants pour assurer leur cohérence unique. Colas Duflo souligne justement cette nuance de la place du discours dans les œuvres sadiennes à caractère épistolaire, comme Aline et Valcour : « La forme même du roman épistolaire permet d’énoncer toutes les opinions, de soutenir toutes les doctrines, à charge au lecteur de comparer et de décider intérieurement 23 ». Ainsi, « [c]’est la pluralité des discours qui intéresse Sade, leur conflit, leur concurrence […]. » : les personnages des récits ne s’entendent qu’au prix de la conflictualité qui gouverne l’ordre des discours. L’autonomie radicale des sujets implique une autonomie du discours telle qu’il n’est pas possible d’y envisager un principe, qu’il soit transcendant ou transcendantal, 20 Emmanuel Levinas, Totalité et infini, III , B, 4, Paris, trad. Le livre de poche, « Biblio Essais », 1971, p. 227. 21 Ibid., I , B, 6, p. 77. 22 Sade, Juliette ou Les Prospérités du vice, p. 181. 23 Duflo, Philosophie des pornographes, chap. XII , p. 244. Julien Lefebvre-Bier PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0009 140 qui puisse lui garantir une accointance toujours suffisante à l’égard de la communauté des hommes, pas même un Deus ex machina. L’athéisme poussé jusque dans ses retranchements bouleverse toute communication à sa racine jusqu’à l’irrégularité essentielle de tout rapport, libertin et dévot pris ensemble : « Le maître est celui qui parle, qui dispose du langage dans son entier ; l’objet est celui qui se tait, qui reste séparé […] 24 », dit Roland Barthes à propos du libertinage sadien. Forts de leur intrication dans la constellation terminologique et philosophique des Lumières, les ouvrages de Sade reprennent également à leur compte la place de la raison dans le discours. Si le λ γ combine le discours et la raison, Sade semble proposer une dissociation essentielle entre les deux, de sorte à ce que le discours soit vidé de son aspect aussi bien raisonnable (l’éthique), tout en conservant un aspect rationnel (le calcul des plaisirs et des peines). Si, comme le dit Levinas, « […] le langage ne sert pas seulement la raison, mais est la raison 25 », Sade semble reconfigurer le discours en le rendant plus proche des passions que de la raison, tout en organisant avec précision l’exercice des pratiques libertines, voire criminelles. Le rapport entre les personnages est ambigu parce qu’il exclut la rationalité axiologique pour embrasser la rationalité instrumentale et calculatoire : « [s]elon eux [Adorno et Horkheimer], en effet, les écrits de Sade sont la preuve que la conception kantienne de la raison, réduite à une simple exigence de systématicité, peut être mise au service de ‘‘n’importe quel intérêt naturel’’ 26 ». La systématisation par la raison, qui ordonne les différents discours et forme une communauté cohérente de sujets, ou bien ordonne la cohérence des intérêts d’un seul et même sujet, instaure un rapport différencié à la communication : les sujets semblent soumis à leurs finalités absolument individuelles, rendant ainsi leurs rencontres à la fois vaines et accomplies. Le discours semble ainsi soumis à un calcul des plaisirs et des peines jusqu’à l’apathie, celui-là manifestant ainsi uniquement un rapport instrumental à l’autre : « Énergie à son paroxysme, l’‘‘heureuse apathie’’ correspond au stade ultime de maîtrise raisonnée des passions, permettant d’accéder à une forme supérieure de plaisir 27 ». L’apathie est une structure de la relation intersubjective et discursive : principe d’exclusion de tout rapport raisonnable entre les personnages des romans et, simultanément, affirmation d’une rationalité 24 Roland Barthes, Sade, Fourier, Loyola, « Sade I », dans Œuvres complètes, éd. É. Marty, t. III , Paris, Seuil, 2002, p. 726. 25 Levinas, Totalité et infini, III , B, 4, p. 228. 26 Acetti, art. cit. 27 Élise Sultan-Villet, « Le calcul des plaisirs et des peines dans les romans libertins du XVIII e siècle », Corpus, revue de philosophie, n°69, 2015. Sultan-Villet cite Juliette ou Les Prospérités du vice. L’espace des voluptés et des catastrophes PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0009 141 excessivement mesurée. La « folie propre de Sade », pour reprendre l’expression de Deleuze 28 , n’est pas une simple folie : à la fois pléthorique et chirurgicale, érotiquement dépensière et discursivement méthodique, Sade accomplit ce paradoxe d’un discours rassemblant ses antipodes ; comme en témoigne certains passages, notamment, de La philosophie dans le boudoir, ouvrage dans lequel les dialogues, sous forme théorique et pratique, débats et ébats, structurent l’éducation libertine de la jeune Eugénie : M me DE S AINT -A NGE . — Je te proteste, Eugénie, que l’idée de cette surprise n’appartient qu’à mon frère ; mais qu’elle ne t’effraie pas : Dolmancé, que je connais pour un homme fort aimable, et précisément du degré de philosophie qu’il nous faut pour ton instruction, ne peut qu’être très utile à nos projets ; à l’égard de sa discrétion, je te réponds de lui comme moi. Familiarise-toi donc, ma chère, avec l’homme du monde le plus en état de te former, et de te conduire dans la carrière du bonheur et des plaisirs que nous voulons parcourir ensemble. E UGÉNIE , rougissant. — Oh ! je n’en suis pas moins d’une confusion… D OLMANCÉ . — Allons, belle Eugénie, mettez-vous à votre aise… la pudeur est une vieille vertu dont vous devez, avec autant de charmes, savoir vous passer à merveille. E UGÉNIE . — Mais la décence… D OLMANCÉ . — Autre usage gothique, dont on fait bien peu de cas aujourd’hui. Il contrarie si fort la nature ! (Dolmancé saisit Eugénie, la presse entre ses bras et la baise.) 29 La dissertation se conjoint à son application, et la pratique est philosophiquement heuristique : le discours sert alors aux fins du libertinage et non à celles de la raison universelle. Eugénie, prude et vertueuse, prompte à la décence et à la responsabilité d’une attitude raisonnable, se laisse entreprendre par ses instructeurs philosophes au libertinage, et donc à une autre forme de raison qui rendent connivents le corps et l’esprit. La décence est reléguée à une attitude antinaturelle : le discours doit s’accorder à la nature, à la dépense et à la destruction. Par son « esthétique de l’hybridité », pour reprendre l’expression de Colas Duflo 30 , les Lumières sadiennes accomplissent ce brouillage entre la raison totalitaire et l’ordonnancement protocolaire, entre le roman et le traité de philosophie : ce brouillage des catégories permet une reconfiguration des rapports discursifs entre les sujets. D’un point de vue phénoménologique, le 28 Gilles Deleuze, Présentation de Sacher-Masoch, Paris, Éditions de Minuit, 2009, p. 19. 29 Sade, La philosophie dans le boudoir, 2 ème dialogue, p. 32. 30 Voir notamment Duflo, Philosophie des pornographes, chap. I , p. 14, où l’esthétique de l’hybridité est définie comme relevant d’une compréhension des « ambitions philosophiques du roman libertin » (ibid.). Julien Lefebvre-Bier PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0009 142 langage sadien est un langage coupé, séparé, hiérarchique ; il neutralise à sa racine toute forme de communication, de mise en commun dans laquelle tous les intérêts convergent, en vertu du fait d’un « égoïsme absolu » qui est prêt à « refuser le pacte social », dit Blanchot 31 ; les sujets se parlent, vivent les feux de la passion sans se retrouver par les austérités de la raison. La vérité et le raisonnement sont encore une affaire du discours, mais sont confinés dans une discipline du corps pour celle de l’esprit. Ce confinement fait écho à la spatialité propre des romans de Sade : spatialité paradoxale, du fait qu’elle évoque l’enfermement des sujets dans lequel ou au travers duquel tout événement peut avoir lieu. L’espace comme synthèse : une topologie paradoxale Nous terminerons notre travail de la « phénoménologie sadienne » par certaines remarques sur la spatialité propre aux ouvrages de Sade, en évoquant notamment le paradoxe d’une topologie à la fois bornée et infinie. Depuis les travaux de Merleau-Ponty notamment, la phénoménologie s’est emparée de la réflexion topologique, c’est-à-dire de la pensée « […] d’une spatialité ordonnée selon des relations topologiques indépendantes de toute métrique, et où la logique première est celle du voisinage, de la séparation, de l’empiètement ou encore de l’enveloppement […] 32 ». Les écrits de Sade, comme nous avons déjà pu le constater au travers des descriptions sur la présence et l’apparition de l’altérité, notamment du point de vue du regard et du discours, semblent souscrire cette « nouveauté » phénoménologique. Nous tenterons même d’envisager, considérant tout d’abord la vision topologique des espaces sadiens, une forme délicate d’« atopologie », dans laquelle les espaces et les individus ne sont plus si étanches dans leur distinction ontologique. Ce que nous pourrions appeler « topologie sadienne » renvoie à des lieux spécifiques comme les boudoirs, les chambres, les antichambres, les caves, les catacombes, les sous-sols, les prisons, etc., qui renvoient tous à un espace séparé de l’appréciation de tout un chacun : le libertinage sadien s’exerce dans des lieux fermés. Certains autres espaces sont moqués par Sade dans leur symbolique préalable : la cave de l’abbaye, le confessionnal, l’église, sont parfois le lieu des crimes qui semblent doublement criminels, à la fois pour le crime lui-même et le jeu de cette symbolique, détournée, retournée et 31 Maurice Blanchot, Lautréamont et Sade, « Sade », Paris, Éditions de Minuit, 1949, p. 227-228. 32 Guy-Félix Duportail, « Le moment topologique de la phénoménologie française. Merleau-Ponty et Derrida », Archives de philosophie, t. 73, 2010, p. 47-65. L’espace des voluptés et des catastrophes PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0009 143 bouleversée. Pour ne prendre que quelques cas particuliers, nous pouvons penser au boudoir de La philosophie dans le boudoir : « Passons donc dans mon boudoir, nous y serons plus à l’aise ; j’ai déjà prévenu mes gens ; sois assurée qu’on ne s’avisera pas de nous interrompre 33 » ; le couvent de l’abbesse Delbène, garante de Juliette et de son éducation, témoigne aussi de cette exclusion du libertinage : « Je n’ai pas besoin de vous dire que le penchant à la volupté est, dans les femmes recluses, l’unique mobile de leur intimité ; ce n’est pas la vertu qui les lie, c’est le foutre […] 34 ». Le château de Silling, lieu de l’horreur des 120 journées de Sodome, s’érige, quant à lui, en manifestation spatiale idéale de l’isolisme sadien : Ce caprice singulier de la nature est une fente de plus de trente toises sur la cime de la montagne, entre sa partie septentrionale et sa partie méridionale, de façon que, sans les secours de l’art, après avoir grimpé la montagne, il devient impossible de la redescendre 35 . Tous ces espaces peuvent être appelés « hétérotopies », pour reprendre le terme de Foucault 36 : ce sont des lieux autres, qui existent réellement, mais qui sont radicalement coupés de tout espace plébéien, de la communauté de la conscience normale : la topologie propre aux romans sadien nous inviterait, par conséquent, à concevoir une « phénoménologie hétérotopique », pour laquelle les corps, les relations entre les corps, l’altérité et le discours seraient synthétisés et intégrés dans une spatialité à la fois bornée dans sa métrique mais infinie dans ses potentialités événementielles. Dès lors que les sujets sont en situation, corps à corps et discours à discours, ils demeurent immédiatement sauvegardés de tout dérangement inopportun : nulle police, nul État, nul prêtre normal - et, in fine, nul Dieu - ne vient remettre de l’ordre dans l’ordre que Sade a établi pour ses héroïnes et ses héros. Ces situations sont tellement isolées de tout le reste qu’elles en deviendraient presque la condition transcendantale de tout espace sain débarrassé du saint : c’est à se demander, même, si le vice ne serait pas annulé par une telle exagération de l’intime. Au fond, c’est à la subjectivité même des sujets que Sade se prend : les identités ne peuvent plus se constituer normalement dans ses espaces où les relations à l’altérité normées par les institutions sociales ne sont plus de mise. Parmi les pouvoirs de l’écriture littéraire, la production de ces espaces para- 33 Sade, La philosophie dans le boudoir, 2 ème dialogue, p. 30. 34 Sade, Juliette ou Les Prospérités du vice, p. 15. 35 Donatien Alphonse François de Sade, Les 120 journées de Sodome ou L’école du libertinage, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. I , 1990, p. 54-55. 36 Michel Foucault, « Les utopies réelles ou Lieux et autres lieux » [1966], dans Œuvres complètes, t. II , Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2015, p. 1239. Julien Lefebvre-Bier PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0009 144 doxaux, voire impossibles, est tout à fait exercée par Sade : la « phénoménologie hétérotopique » est condition de possibilité de « l’existence irrégulière », c’est-à-dire « […] celle qui se configure sans être soumise à l’action des mécanismes régulateurs qui imposent ou induisent la formation de la subjectivité 37 », comme le remarque Guilherme Grané Diniz dans sa thèse sur l’influence de Sade dans la pensée post-structuraliste. Dans une vision foucaldienne, qui sert aussi à esquisser la « phénoménologie sadienne », nous pouvons rappeler ces mots de Foucault : « S’il n’y a aucun Dieu, aucune identité personnelle, aucune nature, aucune contrainte humaine d’une société ou d’une loi, alors il n’y a plus de différence entre le possible et l’impossible 38 ». C’est grâce à cette remarque que nous pouvons envisager une confusion topologique spécifique à la « phénoménologie sadienne » : la confusion entre l’espace et les « sujets » qui les habitent ou rendus possibles par celui-là. Les libertins et les espaces dans lesquels le libertinage est en exercice sont de la même couleur ; ils semblent même faits de la même farine. S’il est de coutume de distinguer l’espace et les choses qui les habitent, en quelque sorte à la manière d’Aristote qui définissait l’espace comme « limite immobile immédiate » des corps (π ρα α πρ 39 ), il est aussi possible de faire prendre congé à l’étanchéité entre les corps et l’espace qu’ils habitent. La « phénoménologie hétérotopique » de Sade y invite : les lieux d’exercice du libertinage ressemblent traits pour traits aux personnages qui s’y adonnent. S’il n’est plus possible, comme le dit Foucault, de différencier le possible de l’impossible, et même, s’il l’on va au bout du raisonnement, la subjectivité de la non-subjectivité, alors il est envisageable de concevoir une porosité phénoménologique entre l’espace et les corps habitant l’espace. Pour cela, nous pouvons emprunter le concept de « lieu » dans la phénoménologie de Kitarō Nishida. Chez Nishida, le lieu ( basho) est ce par quoi il y a quelque chose comme condition transcendantale de l’Être. Le lieu est une condition sans base (mukitei, mu signifiant « néant »), « atopologique » de l’Être, c’est-à-dire que cette condition est littéralement illimitée, elle est le néant qui engendre l’Être 40 . Nous retrouvons cette illimitation possible par la création 37 Guilherme Grané Diniz, « Sade, mon contemporain : lectures de Sade dans la formation du post-structuralisme », Université de la Sorbonne / Université de S-o Paulo, 2024, 448p, p. 183. Disponible en ligne sur : https: / / theses.hal.science/ tel- 04903777v1 [consulté le 03/ 03/ 2025]. 38 Michel Foucault, « Conférence sur Sade », dans La grande étrangère, Paris, Éditions de l’EHESS, « Audiographie », n°7, 2013, p. 181. 39 Aristote, Physique, IV , 212a, Paris, trad. A. Stevens, Vrin, 1999, p. 161. 40 Nous tenons nos propos sur la pensée nishidienne d’un chapitre d’ouvrage écrit par Augustin Berque et non des ouvrages de Nishida eux-mêmes. Voir Augustin Berque, « La logique du lieu dépasse-t-elle la modernité ? », dans Livia Monnet (dir.), L’espace des voluptés et des catastrophes PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0009 145 littéraire (et peut-être par la création artistique en général) : selon cette interprétation, les hétérotopies sadiennes sont issues d’un néant essentiel qui engendre la spatialité concrète et diégétique des relations interpersonnelles. Si l’on considère le propre de Sade, ce néant pourrait être une sorte de « négation transcendantale » pour reprendre l’expression d’Éric Marty à nouveaux frais 41 . Les espaces sadiens seraient autant de manifestations littérairement sensibles de cette négation absolue, et donc de cette violence que l’être humain dans son humanité réprouverait pour vivre sainement avec son semblable en tant que sujet formé et identifié. Les protagonistes des histoires sont leurs histoires. L’abbesse Delbène est son propre espace, ou bien son couvent est l’abbesse Delbène. Cette « atopologie » phénoménologique pourrait finalement signer la fin de toute phénoménologie, étant donné qu’il ne serait plus possible de distinguer les différentes consciences, les différents cogitationes pour parler comme Husserl, c’est-à-dire les différents actes de la conscience, puisque sujet et objet, espace et habitation de l’espace, possible et impossible ne sont plus distingués de façon étanche. Cette porosité essentielle serait un défi pour la phénoménologie et ses conditions d’existence. La synthèse que nous nous sommes proposés comporte autant d’intérêts pour la constitution d’une « phénoménologie sadienne » que d’ambiguïtés pour cette constitution même. Entre « phénoménologie hétérotopique » et « atopologie » phénoménologique, la spatialité sadienne renvoie à des incertitudes quant à la place des personnages dans l’exercice du libertinage et permet d’envisager un rapport essentiellement négatif à toute forme d’altérité - l’espace lui-même n’étant plus vécu comme une altérité, mais comme le prolongement réciproque des libertins. Peut-on alors parler d’une « phénoménologie sadienne » ? L’expression pose encore question. Quand bien même le fil directeur de notre travail consistait à affirmer et à démontrer la pertinence d’une telle expression, au travers de plusieurs voies possibles, notamment au travers du regard, de la parole et de l’espace, plusieurs ambiguïtés et incertitudes empêchent d’accréditer cette expression d’une véracité rigoureusement établie. Les rapports entre les personnages des ouvrages de Sade renvoient à des relations phénoménologiques originales, notamment dans le refus de toute adhésion aux doctrines morales sensiblement réifiées dans les rapports de regard, de contact, de discours à l’égard de l’autre. L’investissement passionnel et l’assouvissement criminel des libertins rendent également compte de relations particulières et heuristiques entre les protagonistes des récits sadiens. Cepen- Approches critiques de la pensée japonaise du XXe siècle, Montréal, Presses Universitaires de Montréal, 2001, 570p, p. 41-51. 41 Marty, Pourquoi le XX e siècle a-t-il pris Sade au sérieux ? , p. 418. Julien Lefebvre-Bier PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0009 146 dant, les tournures essentiellement négatives d’un exercice effréné du libertinage sadien renvoient autant au caractère autodestructeur de l’existence individuelle. Quand dans Juliette ou Les Prospérités du vice Amélie, hapax parmi les personnages sadiens, affirme que sa « […] tête ne s’est embrasée qu’à l’idée de périr victime des passions cruelles du libertinage 42 », nous comprenons que la phénoménologie ne peut tenir sur des conditions aussi précaires. In fine, c’est semble-t-il seulement en tant que la destruction des personnages n’est pas achevée que l’on peut parler de « phénoménologie sadienne » - encore faut-il comprendre que cette « phénoménologie » semble vouée à sa propre perte. Bibliographie Sources Sade, Donatien Alphonse François. Juliette ou Les Prospérités du vice, Paris, Éditions de Minuit, « 10/ 18 », 1969. —. Justine ou Les malheurs de la vertu, Paris, Éditions de Minuit, « 10/ 18 », 1969. —. La philosophie dans le boudoir, Paris, Éditions de Minuit, « 10/ 18 », 1972. —. Les 120 journées de Sodome ou L’école du libertinage, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. I , 1990. Études Accetti, Carlo Invernizzi. « Kant et Sade : Les Lumières sont-elles totalitaires ? », Raisons politiques, vol. 1, n° 33, 2009, p. 149-169. Aristote. Physique, IV , 212a, Paris, trad. A. Stevens, Vrin, 1999. Barthes, Roland. Sade, Fourier, Loyola, dans Œuvres complètes, éd. É. Marty, t. III , Paris, Seuil, 2002. Bataille, Georges. L’érotisme, « Sade et l’homme normal », Paris, Éditions de Minuit, « 10/ 18 », 1957. Blanchot, Maurice. « Sade », dans Lautréamont et Sade, Paris, Éditions de Minuit, 1949. Deleuze, Gilles. Présentation de Sacher-Masoch, Paris, Éditions de Minuit, 2009. Diniz, Guilherme Grané. « Sade, mon contemporain : lectures de Sade dans la formation du post-structuralisme », Université de la Sorbonne / Université de S-o Paulo, 2024. Disponible en ligne sur : https: / / theses.hal.science/ tel- 04903777v1. 42 Sade, Juliette ou Les Prospérités du vice, cité par Élise Sultan-Villet, « Juliette philosophe : vers un au-delà du libertinage ? », dans Colas Duflo et Fabrice Moulin (dir.), « Sade : roman et philosophie », Littérales, Presses Universitaires de Paris Nanterre, n°46, 2019, p. 63. L’espace des voluptés et des catastrophes PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0009 147 Duflo, Colas. Philosophie des pornographes, chap. XII , Paris, Seuil, « L’ouverture philosophique », 2019. Duflo, Colas, et Moulin, Fabrice (dir.). « Sade : roman et philosophie », Littérales, Presses Universitaires de Paris Nanterre, n° 46, 2019. 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B OURQUE U NIVERSITY OF N EW E NGLAND , A USTRALIA Les thèmes du transvestisme, de l’homosexualité et de la transsexualité figurent dans quatre des six pièces d’Isaac de Benserade 1 . Dans La mort d’Achille, et la dispute de ses armes (1636), nous trouvons une référence au fait que le héros avait autrefois été déguisé en vêtements de femme pour échapper à un oracle. Dans Gustaphe ou l’heureuse ambition (1637), la princesse Célinte paraît sur scène habillée en homme, et elle continue à être travestie pendant une grande partie de la pièce. Le transvestisme fait partie intégrante d’Iphis et Iante (1637), où Iphis a été déguisée en garçon depuis sa naissance par sa mère. La jeune héroïne, âgée alors de vingt ans, fait semblant d’être un homme tout au long de la comédie jusqu’à sa métamorphose miraculeuse. Dans La Pucelle d’Orléans (1642), Jeanne d’Arc est habillée en homme. Bien que le transvestisme ait un but pratique dans chaque pièce, il y a toujours un élément érotique qui lui est nécessairement associé. Un érotisme plus explicite se retrouve dans le traitement du thème de l’homosexualité féminine dans Iphis et Iante. À l’encontre d’Ovide, qui révèle la métamorphose en homme d’Iphis avant le mariage du jeune couple, Benserade présente l’événement miraculeux après la nuit de noces. Dans Gustaphe ou l’heureuse ambition, l’homosexualité féminine est seulement évoquée grâce au déguisement en homme de la princesse Célinte. Les charmes de ce personnage travesti attirent l’attention d’autres femmes, créant potentiellement dans l’esprit du spectateur ou du lecteur des images légèrement érotiques. La transsexualité soudaine d’Iphis est l’événement qui permet à Iphis et Iante d’avoir une fin heureuse, 1 Ces thèmes sont traités en termes généraux dans la section intitulée Observations de mon édition critique du théâtre complet de ce dramaturge. Voir Isaac de Benserade. Théâtre complet, éd. Bernard J. Bourque, Tübingen, Narr Francke Attempto Verlag, « Biblio 17, 231 », 2024, p. 28-33. Bernard J. Bourque PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0010 152 les espoirs et les désirs de tous les personnages étant exaucés, en particulier ceux du jeune couple. L’élément fondamental de la nature érotique des thèmes ci-dessus est, bien sûr, celui de la nudité. Les images de nudité sont fréquentes dans les six pièces de Benserade. Le présent article vise à démontrer comment le dramaturge réussit à créer ces images sans choquer son public. I. Les euphémismes Le choix des thèmes de Benserade révèle un dramaturge qui aime l’érotisme, évoquant la nudité de nombreuses fois dans ses œuvres. Toutefois, l’auteur fait attention à ne pas enfreindre les règles des mœurs. L’une des façons dont Benserade y parvient est l’utilisation d’euphémismes. Le Dictionnaire de l’Académie française nous donne la définition suivante du terme : Euphémisme : Figure de pensée et de style par laquelle on atténue l’expression de faits ou d’idées considérés comme désagréables, tristes, effrayants ou choquants 2 . Avant son mariage homosexuel avec Iante, Iphis se plaint que n’étant pas un homme, elle ne pourra pas éprouver de gratification sexuelle avec sa future épouse : Dire que je vous aime en l’état où je suis, Et baiser ce beau sein, c’est tout ce que je puis ; Ô Dieux ! permettrez-vous, pour accroître ma peine, Que je meure de soif auprès d’une fontaine ? Verrai-je devant moi des mets si délicats, Et s’ils me sont servis, n’en goûterai-je pas 3 ? Des euphémismes liés à la boisson et à la nourriture permettent à Benserade de créer des images de nudité sans qu’elles soient explicites. Une métaphore culinaire avait également été utilisée par Lidge, le père d’Iphis, dans la première scène de la pièce lors de la planification du mariage. Parlant à sa fille (qu’il croit être son fils), il affirme : Je vous irai trouver sur le soir chez son Père, Où nous achèverons le reste de l’affaire, Afin qu’un chaste hymen vous donne cette nuit Le moyen de goûter les douceurs de son fruit 4 . 2 Dictionnaire de l’Académie française, 9 e édition, 4 volumes, Paris, Fayard, 1992-2024, t. II. 3 Isaac de Benserade, Iphis et Iante, Paris, Sommaville, 1637, IV, 1. 4 Ibid., I, 1. Images de nudité dans les œuvres théâtrales de Benserade PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0010 153 Au moment de sa métamorphose en homme, Iphis parle d’une « mâle vigueur 5 » qui caractérise désormais son être. Le personnage parle de ses membres qui sont maintenant plus forts, de son corps qui devient robuste, de ses pas qui sont plus grands que d’habitude, de son sein qui est devenu tout plat et de sa peau et sa voix qui ont perdu leur délicatesse 6 . Le personnage se tient nu sous forme masculine dans nos esprits, les mots « mâle vigueur » communiquant qu’Iphis a soudainement des organes sexuels masculins. La nudité est aussi évoquée lorsque Iphis, après sa métamorphose, désire la fin de la lumière du jour afin qu’il puisse profiter du plaisir sexuel avec Iante : Nous devons souhaiter la fin de la lumière, Et la seconde nuit doit être la première 7 . Il poursuit en déclarant que la preuve de sa nouvelle masculinité sera démontrée lorsqu’un bébé arrivera dans neuf mois : Au reste, si l’excès de ma félicité Laisse dans vos esprits de l’incrédulité, Si vous ne jugez pas mes discours véritables, Je vous en ferai voir des effets plus palpables, Et ma chère moitié d’une bonne façon Prouvera dans neuf mois qu’Iphis est un garçon 8 . L’utilisation d’euphémismes pour évoquer des images de nudité se retrouve également dans Gustaphe ou l’heureuse ambition. L’arrivée de Célinte déguisée en homme crée une excitation sexuelle pour Oriane, la fille cadette du roi. Celle-ci décrit le nouveau venu en termes très suggestifs, l’appelant « la merveille des hommes » : Parlons de l’étranger la merveille des hommes, De cet objet charmant, les délices des yeux, Qui d’un simple discours persuaderait mieux Que celui dont la voix déracina des arbres, Ravit l’âme aux humains, et la mit dans les marbres, Mieux fait que ce berger, qui dans un long sommeil Reçut mille baisers de la sœur du Soleil 9 . Oriane affirme qu’elle admire « les attraits » du jeune homme, ce qui incite sa fille d’honneur à déclarer : « C’est trop bien s’expliquer 10 . » 5 Ibid., IV, 6. 6 Ibid. 7 Ibid. 8 Ibid. 9 Benserade, Gustaphe ou l’heureuse ambition, Paris, Sommaville, 1637, V, 1. 10 Ibid. Bernard J. Bourque PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0010 154 Enfin, dans Méléagre (1641), Atalante fait allusion à la nudité en parlant de son âme. Après avoir épousé le héros, elle déclare : Maintenant que le Ciel autorise ma flamme, Que je puis sans rougir manifester mon âme, Et vous en découvrir la glorieuse ardeur Sans que je fasse injure à l’honnête pudeur 11 . Ici, la manifestation de l’âme peut être interprétée comme un euphémisme pour la révélation du corps nu de l’héroïne. II. L’utilisation de l’adjectif « nu(e) » Encor qu’a-t-elle dit, lorsqu’elle a reconnu, Qu’un garçon comme vous est fille étant tout nu 12 ? L’utilisation de « tout nu » crée une image directe de la nudité du corps. Iphis répond à sa mère en fournissant des détails concernant la nuit de noces. Elle parle des nombreux baisers qu’elle a donnés sur le sein et sur la bouche d’Iante : Hélas, qu’eût-elle dit ! elle était occupée À se plaindre tout bas d’avoir été trompée, Et son cœur me disait par de secrets soupirs Qu’il ne rencontrait pas le but de ses désirs. Je lui baise le sein, je pâme sur sa bouche, Mais elle s’en émût aussi peu qu’une souche, Et reçoit de ma part comme d’un importun Mille de mes baisers, sans m’en rendre pas un 13 . Comme Benserade limite sa description à celle des baisers, les images qui sont créées ne choquent pas la sensibilité de son public. Il est important de noter que les baisers sont très fréquents dans le théâtre préclassique. Il s’agit non seulement des baisers qui sont des gestes de politesse, mais aussi de ceux qui sont de nature sensuelle 14 . Il convient également de souligner que le mot « sein » est employé fréquemment dans les pièces de la première moitié du siècle, comme l’affirme Jacques Scherer : 11 Benserade, Méléagre, Paris, Sommaville, 1641, V, 1. 12 Iphis et Iante, V, 4. 13 Ibid. 14 Voir Jacques Scherer, La dramaturgie classique en France, Paris, Nizet, 1950 ; réimpr. 1964, p. 403. Images de nudité dans les œuvres théâtrales de Benserade PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0010 155 Il faut ici se souvenir que le mot « sein » est souvent au XVII e siècle employé dans un sens noble et vague ; mais il semble parfois que son sens soit plus précis. En tout cas, au théâtre comme dans le roman de la première moitié du siècle, il est assez fréquemment question de l’embrasser ou de le caresser. La douceur, la dureté ou le durcissement du « sein » sont notés avec une complaisance évocatrice par un Rotrou, un Mareschal, un Scarron 15 . L’utilisation de « tout nu » (dans ce cas « toute nue ») se retrouve également dans La Pucelle d’Orléans. Le comte de Warwick, qui courtise désespérément Jeanne d’Arc, utilise le terme dans le contexte de son âme : Au reste mon amour vous est assez connue, Vous avez vu cent fois mon âme toute nue 16 . L’image de nudité qui est créée est immédiatement transférée de l’âme au corps dans l’esprit du spectateur, l’expression « toute nue » conduisant naturellement à des pensées érotiques. Néanmoins, en parlant de l’âme plutôt que du corps, Benserade ajoute cet élément d’érotisme à la scène sans choquer son public. Le dramaturge veille à ce que ce soit l’imagination du spectateur qui soit responsable de ces éléments impurs. Le mot « nue » dans le contexte d’une femme se retrouve dans la tragicomédie Gustaphe ou l’heureuse ambition. Ayant été choisi par Amasie pour être son mari, Gustaphe n’hésite pas à exprimer son attirance sexuelle pour elle : Le faste du dehors n’arrête point ma vue, Plus haut que votre trône elle s’est étendue, À travers cette pompe et de gloire, et d’honneur Je vous contemple nue, et c’est là mon bonheur 17 . Cet élément érotique est cependant atténué, car Gustaphe accentue immédiatement le cœur généreux d’Amasie plutôt que ses attributs physiques : Il est vrai je possède une fortune insigne, Et des prospérités dont je me sens indigne, Mais je possède aussi votre cœur généreux, Cette possession me rend bien plus heureux 18 . L’adjectif « nu » se retrouve également dans La Cléopâtre (1636). À la deuxième scène de la tragédie, Antoine déplore la perte de sa dignité et de son pouvoir en raison de sa défaite aux mains d’Octave, adressant les mots suivants à Cléopâtre : 15 Ibid., p. 405. 16 Benserade, La Pucelle d’Orléans, Paris, Sommaville et Courbé, 1642, I, 4. 17 Gustaphe ou l’heureuse ambition, III, 3. 18 Ibid. Bernard J. Bourque PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0010 156 Je ne me trouve plus digne de vous servir, Je n’ai plus rien en moi qui vous puisse ravir, Nu, délaissé, trahi, n’ayant plus rien d’illustre, Et mon peu de mérite ayant perdu son lustre 19 . Bien que « nu » soit utilisé métaphoriquement pour décrire la perte de prestige d’Antoine, l’adjectif est toujours chargé d’érotisme, car le discours est prononcé à la reine d’Égypte, sa maîtresse. Le mot est utilisé une seconde fois dans la tragédie, cette fois par Cléopâtre elle-même. Dans le dernier acte de la pièce, la reine convainc faussement l’affranchi d’Octave qu’elle accepte maintenant d’être la prisonnière du triumvir romain. Elle parle de son destin qui lui avait donné les moyens de faire face à sa détresse : Le Ciel qui fit mon cœur propre à lui résister Pour avoir plus d’honneur à me persécuter, De crainte que sa gloire en fut moins estimée, Ne m’attaquerais pas s’il ne m’avait armée. Comme un ennemi prête en son ardent courroux À son ennemi nu de quoi parer ses coups 20 . Dans ce cas, le mot « nu » signifie sans armes. Cependant, étant donné que la reine d’Égypte parle d’elle-même, l’image d’une Cléopâtre nue est évoquée. Benserade utilise l’adjectif « nu » quatre fois dans sa tragédie La mort d’Achille, et la dispute de ses armes. Après la mort d’Hector aux mains d’Achille, le roi troyen, Priam, arrive au camp ennemi pour récupérer le corps de son fils. Briséide, la captive d’Achille, exhorte son maître à traiter le roi avec respect : Priam est toujours Roi, bien qu’il soit malheureux, Vous le devez traiter comme on traite un Monarque, Bien qu’un Roi soit tout nu, jamais il n’est sans marque 21 . Comme nous l’avons vu dans Iphis et Iante, l’utilisation de l’expression « tout nu » évoque l’image directe d’un corps sans vêtements. Cependant, cet élément érotique est léger compte tenu du contexte dans lequel l’expression est utilisée. Les mêmes mots, « tout nu », se retrouvent plus loin dans la pièce. Dans le dernier acte, le héros Ajax rivalise verbalement avec Ulysse pour déterminer qui mérite d’être le récipiendaire des armes du défunt Achille. Il soutient que son concurrent manque de courage : Comme autrefois charmé de sa natale terre Une feinte fureur l’exempta de la guerre, 19 Benserade, La Cléopâtre, Paris, Sommaville, 1636, I, 2. 20 Ibid., V, 1. 21 Benserade, La mort d’Achille, et la dispute de ses armes, Paris, Sommaville, 1636, I, 2. Images de nudité dans les œuvres théâtrales de Benserade PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0010 157 Quand son esprit touché d’une ordinaire peur Fuyait ce qu’il recherche avecque tant d’ardeur : Il sera préférable à tant d’autres personnes, Et qui n’en voulut point en aura de si bonnes ? Le mérite éclatant ne sera point connu ? Il fuira tout armé, je combattrai tout nu 22 ? Dans ce cas, Ajax fait référence non seulement à un manque d’armes, mais aussi à une absence totale de vêtements. Cet élément érotique est une fois de plus dans les limites de la décence étant donné que Benserade utilise l’expression « tout nu » dans le contexte de la guerre. Le héros Ajax utilise le mot « nu » une autre fois dans la pièce, mais dans ce cas, il s’agit d’épées hors de leurs fourreaux : Mais contre les Troyens nos troupes sont aux champs, Déjà l’on voit à nu mille glaives tranchants 23 . La quatrième utilisation du mot « nu » se trouve à la scène finale de la pièce. Déplorant le suicide d’Ajax, Ulysse ne peut savourer sa victoire dans la dispute des armes d’Achille : Je goûte peu l’honneur de ce prix obtenu, Plût aux Dieux qu’il fut vif, et que je fusse nu Mais puisque c’est un mal qui n’a point de remède ; Dissimulons au moins le deuil qui nous possède 24 . Ici « nu » est utilisé dans le sens de ne pas avoir le prix, mais il y a aussi l’autre sens d’être non vêtu. Une fois de plus, Benserade ajoute un élément érotique à sa tragédie en utilisant l’adjectif à la fois au sens figuré et au sens littéral. III. Le non-dit Chez Benserade, la nudité est parfois implicite ou informulée. C’est particulièrement vrai dans les scènes où les personnages portent les vêtements de l’autre sexe. La pensée d’un homme travesti a tendance à évoquer des images de parties du corps masculines, tandis que la pensée d’une femme travestie a tendance à évoquer des images de parties du corps féminines. Cela est dû au fait que, d’un point de vue stéréotypé, la tenue vestimentaire de ces personnages n’est pas compatible avec leur corps, ce qui crée un élément légèrement érotique dans la pièce. Comme l’affirme Jacques Scherer, les 22 Ibid., V, 1. 23 Ibid., III, 1. 24 Ibid., V, 2. Bernard J. Bourque PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0010 158 travestissements ne sont pas rares dans les pièces de la première moitié du dix-septième siècle : Pour commencer par ce qui nous paraît le moins suggestif, on aime à voir des femmes déguisées en hommes et, plus rarement, des hommes déguisés en femmes. Le public devait prendre à ces travestissements un vif plaisir, car ils sont extrêmement fréquents. Une femme déguisée en homme peut avoir mille aventures, y compris d’être courtisée, aimée ou serrée de fort près par une autre femme […] 25 . Le thème du travestissement se retrouve dans quatre pièces de Benserade. L’image d’un Achille nu ou presque nu est créée lorsque nous apprenons que le héros avait autrefois porté des vêtements féminins afin d’échapper au sort d’un oracle : Parlons-en toutefois. Quand l’esprit de Thétis, Eut lu dans les secrets du destin de son fils, Par le conseil rusé d’une crainte subtile Sous l’habit d’une femme elle déguise Achille, Et cette invention la tire du souci 26 . L’idée du héros habillé en fille évoque l’image de son corps couvert d’une manière qui, en réalité, accentue ses caractéristiques masculines dans l’esprit du public. Dans Gustaphe ou l’heureuse ambition, la princesse Célinte est travestie pendant plusieurs scènes. Comme nous l’avons déjà noté, la beauté physique de ce personnage déguisé évoque des images érotiques, toutes impliquant de la nudité féminine. Célinte elle-même attire l’attention sur son corps lorsqu’elle révèle son vrai sexe à la princesse Amasie : Voyez en regardant une fille amoureuse Dans sa fidélité la vertu malheureuse. Je la suis, par ce sein dont l’amour est vainqueur Qui fut jadis aimable, et qui couvrit un cœur 27 . Dans Iphis et Iante, Iphis est déguisée en garçon tout au long de la pièce jusqu’à sa métamorphose miraculeuse à la fin. Sa simple présence sur scène suffit à évoquer des pensées sur le corps féminin, car toute la prémisse de la pièce est basée sur la dissimulation du sexe du personnage. L’héroïne de La Pucelle d’Orléans est également vêtue d’habits d’homme tout au long de la tragédie. Ses juges se concentrent sur le travestissement du personnage comme preuve de son crime : 25 La dramaturgie classique en France, p. 400. 26 La mort d’Achille, et la dispute de ses armes, V, 1. 27 Gustaphe ou l’heureuse ambition, V, 3. Images de nudité dans les œuvres théâtrales de Benserade PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0010 159 Faut-il pour la convaincre user de tant d’efforts ? Son crime éclate assez dessus son propre corps, Ces restes d’un habit dont son sexe elle offense, Et qu’elle garde encor contre notre défense, Sont de justes témoins qui parlent devant nous 28 . Dans chacune des quatre pièces discutées ci-dessus, la nudité est implicite, car le public est amené à imaginer le personnage nu en raison du travestissement. En raison de l’incongruité entre le vrai sexe du personnage et les vêtements qu’il porte, l’esprit du spectateur est automatiquement attiré par la nudité de ce personnage. Comme ces images de nudité sont le produit de l’imagination, le dramaturge réussit à émouvoir la sensualité du public sans paraître trop osé. IV. L’amour et le mariage Un thème important que l’on retrouve dans les œuvres dramatiques de Benserade est celui de l’amour . Le thème du mariage y est étroitement associé. Comme dans la société du dix-septième siècle, les règles au théâtre sont strictes concernant le comportement des femmes dans les relations sentimentales. L’abbé d’Aubignac affirme dans sa Pratique du théâtre : Il ne faut jamais qu’une femme fasse entendre de sa propre bouche à un homme qu’elle a de l’amour pour lui, et moins encore qu’elle ne se sent pas assez forte pour résister à sa passion : car c’est donner sujet au plus discret amant de prendre avantage de cette disposition, et de tenter tout ce qu’elle doit craindre 30 . L’aveu de l’amour d’une héroïne pour un homme est donc difficile. Comme l’affirme Jacques Scherer, « cet aveu exige un effort, parce qu’il suppose en réalité une attitude masculine 31 ». Lorsque ce comportement est observé sur scène, un élément d’érotisme est introduit dans la pièce. Dans Gustaphe ou l’heureuse ambition, la princesse Amasie doit choisir son mari, selon la coutume du royaume. En évaluant tous les hommes qui se sont 28 La Pucelle d’Orléans, IV, 1. 29 Comme l’affirme Georges Forestier : « Dans le théâtre classique, qu’il soit comique ou tragique, l’amour est essentiel comme ressort dramaturgique » (entretien du 9 février 2019, La Croix, en ligne : https: / / www.la-croix.com/ Culture/ Theatre/ theatre-classique-lamour-ressortdramaturgique-essentiel-2019-02-09-1201001358). 30 François Hédelin, abbé d’Aubignac, La pratique du théâtre, éd. Hélène Baby, Paris, Champion, 2001 ; réimpr. 2011, p. 455. 31 La dramaturgie classique en France, p. 397. Bernard J. Bourque PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0010 160 rassemblés à la cour du roi en tant que candidats, elle fait son choix en fonction de leurs attributs physiques. Quand elle aperçoit Gustaphe, elle ressent une attirance sexuelle immédiate : Dieux! quel nouveau rayon brille dans ce nuage, Qui comme un trait de feu pénètre dans mon cœur Ha, l’amour le commande, adorons ce vainqueur, En quelque rang qu’il soit je veux qu’il me possède, Ô superbe dédain, je vous perds, et je cède 32 . Le verbe « posséder » évoque des images de nudité et de rapports sexuels. Puisqu’Amasie est obligée de faire un choix de mari, étant la fille aînée du roi, et que le résultat immédiat de ce choix sera le mariage, son langage évocateur fait appel à la sensualité des spectateurs sans être trop hardi. Dans La Cléopâtre, la reine d’Égypte parle également d’être possédée par un homme. À propos d’Octave qui fut victorieux sur elle et d’Antoine, Cléopâtre affirme : Et puis en quelque sorte ici tout m’est rendu, Je trouve dans César le bien que j’ai perdu, Et quoi que de mon sceptre un tel vainqueur dispose, Je souffre les effets d’une si digne cause, Je ne murmure plus, mon esprit se résout, Aussi bien suis-je à lui, puisqu’il doit gagner tout 33 . Nous apprenons plus tard que cette déclaration de Cléopâtre n’était qu’un stratagème pour se donner l’occasion de se suicider. N’ayant pas réussi à charmer ou à séduire Octave, comme elle l’avait fait avec Jules César et Antoine, elle décide que son seul recours est la mort. Parlant d’Octave, la reine déclare : Ce cruel ne m’a pas seulement regardée, Dieux de quelles fureurs me sens-je possédée ! Je vois bien qu’il faut faire avecque le trépas, Ce que je n’ai pu faire avec tous mes appas 34 . En ce qui concerne Cléopâtre, la question du mariage n’a pas d’importance. Elle n’avait jamais été officiellement mariée ni à Jules César ni à Antoine. Benserade utilise les relations non conjugales de la reine comme un moyen d’émouvoir la sensualité de son public. Comme l’histoire de Cléopâtre était bien connue dans la France du XVIIe siècle, cet élément érotique n’aurait pas été considéré comme étant trop risqué. 32 Gustaphe ou l’heureuse ambition, II, 4. 33 La Cléopâtre, V, 1. 34 Ibid., IV, 7. Images de nudité dans les œuvres théâtrales de Benserade PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0010 161 Le thème de la séduction se retrouve également dans La mort d’Achille, et la dispute de ses armes. La princesse Polyxène utilise ses charmes physiques pour persuader Achille de rendre le corps de son frère, Hector, à la famille. Achille est immédiatement séduit par la jeune femme, exauce son vœu et demande au roi Priam la main de sa fille en mariage. Polyxène fait l’aveu de son amour pour Achille. Cependant, comme dans le cas de Cléopâtre, le comportement séduisant de Polyxène était une ruse pour profiter de son ennemi. Hécube, la mère de Polyxène, et qui participe également au complot contre Achille, encourage sa fille dans ce jeu politique de séduction : Caressez-le pourtant, faites-en de l’estime, Si ce n’est par amour, que ce soit par maxime, Songeons au bien présent, le mal soit oublié, Il nous perd ennemi, qu’il nous serve allié, Que son affection répare notre perte, Et qu’il ferme la plaie après l’avoir ouverte : Nourrissez son espoir d’un favorable accueil, Quoique vous ayez peine à le voir de bon œil, Et qu’il vous soit à charge en sa flamme amoureuse, Il fut votre ennemi, vous êtes généreuse 35 . À cette complication s’ajoute la relation d’Achille avec Briséide, sa captive. Méfiante à l’égard de Polyxène et jalouse de son pouvoir de séduction sur Achille, Briséide déclare son amour éternel à son maître : Briséide en beauté le cède à Polyxène, Souffrez, souffrez pour elle une amoureuse peine, Préférez ses attraits à ma fidélité, Mais aimez votre honneur autant que sa beauté. Je ne demande pas (beau, mais cruel Achille), Que vous n’aimiez que moi, je serais incivile, Ni que vous teniez à mes faibles appas, Ni que vous me gardiez ce que vous n’avez pas, Je ne veux point forcer votre humeur déloyale, Non, non, mais seulement connaissez ma rivale, Songez que de vos faits, elle a souvent gémi, Et qu’il est dangereux d’aimer son ennemi 36 . Comme pour La Cléopâtre, l’élément érotique de cette pièce est discret, excitant le public sans être trop risqué. Dans Iphis et Iante, il s’agit d’une fille, déguisée en garçon, qui fait l’aveu de l’amour pour une autre fille. Cette situation pose un dilemme en ce qui 35 La mort d’Achille, et la dispute de ses armes, III, 4. 36 Ibid., III, 2. Bernard J. Bourque PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0010 162 concerne les exigences d’un comportement approprié de la part des femmes. Iphis n’adopte pas seulement une attitude masculine, mais elle essaie aussi de se faire passer pour un homme. Le mariage scandaleux de ce couple de même sexe et la nuit de noces qui s’ensuit alimentent amplement les pensées érotiques de la part du public. Cependant, les détails intimes fournis plus tard par Iphis indiquent que le comportement amoureux du couple lors de la nuit de noces n’est pas allé très loin, se limitant à des baisers de la part du « mari ». Dans Méléagre, Atalante assume des rôles qui sont considérés comme étant le domaine des hommes. Elle insiste pour participer à la chasse au sanglier monstrueux afin de gagner des honneurs. Elle déclare à Déjanire, la sœur de Méléagre, qu’elle n’est une femme que par son corps : Pour vous, vous êtes fille, et fille infiniment, De moi, si je la suis, c’est de corps seulement Mais sans perdre de temps il faut que je médite, Par où je dois frapper ce Sanglier d’élite 37 . Bien qu’elle soit amoureuse de Méléagre, elle feint l’indifférence à son égard au début de la pièce. De son côté, Méléagre courtise la jeune femme en termes suggestifs : Si vous ne connaissez le démon qui me guide Mirez-vous seulement dans ce cristal humide, Contemplez-vous un peu, regardez à dessein Ce beau teint, ce beau front, ces beaux yeux, ce beau sein, Cherchez ma passion dans vos grâces parfaites, Pour voir ce que je sens voyez ce que vous êtes, Vos rares qualités composent un amour Dont mon âme timide est le brulant séjour 38 . Plus tard, Atalante fait l’aveu de l’amour pour le prince. Consciente d’enfreindre les règles, elle accompagne son aveu de honte : Vous verrez les rayons d’une flamme assez prompte, Les agitations d’une débile honte, Et le grand embarras qui se fait dans le cœur, Dont une passion déloge la pudeur Bien plus (me résoudrai-je à franchir ces limites ? Oui, la raison l’ordonne, ainsi que vos mérites, Et si c’est un péché d’aimer ce qui le vaut, Il n’en est pas plus grand pour le dire tout haut 39 .) 37 Méléagre, I, 1. 38 Ibid., II, 1. 39 Ibid., III, 4. Images de nudité dans les œuvres théâtrales de Benserade PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0010 163 Une fois de plus, Benserade fait appel à la sensualité de son public, évoquant des images de nudité. Mais comme l’amour du couple mène au mariage, le langage évocateur utilisé par le héros et l’héroïne reste dans les limites de l’acceptable. Dans La Pucelle d’Orléans, il s’agit d’un amour non partagé, le comte de Warwick voulant sauver Jeanne d’Arc de l’exécution parce qu’il veut la posséder. La jeune fille refuse l’aide du comte, croyant que son amour est un péché : Tu m’aimes je le sais, ton âme se consume, Mais d’un feu qui fait honte à celle qui l’allume, Puisqu’il souffre un espoir lâchement combattu Et que je vois qu’il dure auprès de ma vertu 40 . Sans se décourager, le comte élabore un plan pour libérer l’héroïne de prison. Il exprime ses motivations en termes très suggestifs : Mais elle aura pitié d’un amour si constant, Je l’aimerai si bien, je la presserai tant Qu’elle m’accordera le bonheur où j’aspire : Ainsi j’aurai ce bien comme je le désire, Puisque tout le secret et l’assaisonnement Des plaisirs amoureux est le consentement 41 . Valorisant sa pureté au-dessus de sa vie, l’héroïne condamne les sentiments du comte : Je connais ton adresse, âme au vice occupée, Et dans l’impureté tout à fait détrempée, N’ayant pas achevé ce complot odieux Tu veux me rassurer pour me surprendre mieux, Mais les intentions tant de fois reprochées Et des tiens et de toi ne me sont point cachées . Dans cette pièce, le mariage est hors de question, le comte étant un homme marié et l’héroïne étant très protectrice de sa virginité. C’est précisément parce que les intentions immorales du comte sont impossibles à satisfaire que les images érotiques évoquées par la situation ne devraient pas choquer le public. *** 40 La Pucelle d’Orléans, I, 4. 41 Ibid., II, 3. 42 Ibid., II, 5. Bernard J. Bourque PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0010 164 L’érotisme est un aspect important des ouvrages dramatiques de Benserade, l’évocation d’images de nudité étant fréquente. Nous avons vu que dans sa pièce la plus audacieuse, Iphis et Iante, l’intrigue est complètement chargée d’éléments érotiques en raison de l’accent mis sur le travestissement, sur l’homosexualité féminine et sur la transsexualité. Le thème du travestissement fait également partie intégrante de Gustaphe ou l’heureuse ambition et de La Pucelle d’Orléans, avec des images de nudité suggérées. Le thème de la séduction féminine est important dans La Cléopâtre et dans La mort d’Achille, et la dispute de ses armes, les attributs physiques des femmes en question étant au centre de l’attention. L’aveu de l’amour d’une femme pour un homme - comportement pourtant découragé au dix-septième siècle - se retrouvent dans cinq des six pièces de Benserade, le dramaturge essayant d’émouvoir la sensualité de son public. Le mot « nu », chargé d’érotisme, se retrouve également dans cinq des œuvres. Des références aux seins sont également présentes dans certaines pièces. Bien que Benserade soit un adepte de l’érotisme, il fait attention à ne pas choquer son public. L’utilisation d’euphémismes lui permet d’évoquer des images de nudité sans qu’elles soient explicites, le dramaturge faisant des allusions équivoques pour autoriser l’appel à la sensualité. Liée à cette pratique, le recours aux non-dits pour atténuer l’érotisme. L’amour, qui est à la base de l’érotisme dans les œuvres de Benserade, est souvent lié au mariage ou à la perspective du mariage. Pour cette raison, le langage évocateur utilisé par les personnages amoureux réussit à émouvoir la sensualité du public sans être trop hardi. Bibliographie Aubignac, François Hédelin, abbé d’. La pratique du théâtre, éd. Hélène Baby, Paris, Champion, 2001 ; réimpr. 2011. Benserade, Isaac de. La Cléopâtre, Paris, Sommaville, 1636. —. Gustaphe ou l’heureuse ambition, Paris, Sommaville, 1637. —. Iphis et Iante, Paris, Sommaville, 1637. —. Méléagre, Paris, Sommaville, 1641. —. La mort d’Achille, et la dispute de ses armes, Paris, Sommaville, 1636. —. La Pucelle d’Orléans, Paris, Sommaville et Courbé, 1642. —. Théâtre complet, éd. Bernard J. Bourque, Tübingen, Narr Francke Attempto Verlag, 2024. Carlin, Claire. « Représentation du sexe : une histoire de genre », Dix-septième siècle, 252 (2011), p. 511-523. Combe, Bernard. Isaac de Benserade de l’Académie Française. Poète et grand ami de Louis XIV, Paris, Éditions L’Harmattan, 2021. Deierkauf-Holsboer, Sophie Wilma. Histoire de la mise en scène dans le théâtre français à Paris de 1600 à 1673, Paris, Nizet, 1960. Dictionnaire de l’Académie française, 9 e édition, 4 volumes, Paris, Fayard, 1992-2024. Images de nudité dans les œuvres théâtrales de Benserade PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0010 165 Forestier, Georges. Entretien du 9 février 2019, La Croix, en ligne : https: / / www.lacroix.com/ Culture/ Theatre/ theatre-classique-lamour-ressort-dramaturgiqueessentiel-2019-02-09-1201001358. Foucault, Michel. Histoire de la sexualité, 3 volumes, Paris, Gallimard, 1976-1984. Gibson, Wendy. Women in Seventeenth-Century France, Londres, Macmillan, 1989. Legault, Marianne. Female Intimacies in Seventeenth-Century French Literature, Abingdon, Oxon, Routledge, 2012. Levine, Laura. Men in women’s clothing. Anti-theatricality and effeminization, 1579- 1642, Cambridge, Cambridge University Press, 1994. Maclean, Ian. Woman Triumphant. Feminism in French Literature 1610-1652, Oxford, Clarendon Press, 1977. Scherer, Jacques. La dramaturgie classique en France, Paris, Nizet, 1950 ; réimpr. 1964. Steinberg, Sylvie. La confusion des sexes. Le travestissement de la Renaissance à la Révolution, Paris, Fayard, 2001. Traub, Valerie, Badir, Patricia et McCracken, Peggy, éd. Ovidian Transversions : ‘Iphis and Ianthe’, 1300-1650, Édimbourg, Edinburgh University Press, 2019. PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0011 Méthodologie du succès. Le cas Jean de la Fontaine F IDJI F OURNIER CELLF 16-18, S ORBONNE U NIVERSITÉ La proposition d’un ouvrage au public représente toujours un pari sur un succès escompté mais totalement incertain. Même si la publication résulte généralement d’un choix assumé, conscient et médité, l’issue et le succès de chaque entreprise possèdent toujours une part d’incertitude. Certains écrivains semblent pourtant avoir cherché à mesurer les risques que chaque projet pouvait concrètement représenter de manière à les réduire. De nombreux indices laissent penser que La Fontaine fut de ceux-ci. Loin de s’être lancé au hasard dans les divers projets qui ponctuèrent sa carrière d’écrivain, l’auteur semble en effet avoir été, notamment à partir des années 1660 consécutives à la chute de Vaux 1 , particulièrement attentif aux enjeux d’une publication qu’il entendait, par le biais de choix hautement concertés, en quelque sorte maîtriser. Comme nous le rappelle Terence Allott, « une fois fini le rêve du paradis sous le patronage de Nicolas Fouquet, La Fontaine [dut] s’adresser au grand public, c’est-à-dire aux quelques centaines de milliers de gens cultivés qui se trouv[ai]ent en France 2 ». Le temps d’une réception restreinte en des cercles amis était bel et bien révolu. L’espoir d’une résonnance nouvelle sur la scène littéraire impliquait désormais la prise en compte des données relatives à un lectorat non seulement élargi mais également diversifié qui ne se limitait plus à la cour du mécène et à son entourage. Il était, au moment d’envisager une carrière publique, surtout question d’intégrer l’existence d’un champ 1 Voir notamment sur ce point l’article d’Yves-Marie Bercé, « L’affaire Fouquet dans l’opinion de son temps et sous le regard des historiens », Le Fablier, n°5 (La Fontaine de Château-Thierry à Vaux-le-Vicomte. Première partie : les années de formation (Actes des 2-3 juillet 1992)), 1993, p. 37-42. 2 Terence Allott, « La Fontaine éditeur de ses œuvres », XVII e siècle, n°187 (2), Avril-Juin 1995, p. 239. Fidji Fournier PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0011 168 littéraire - entendu au sens bourdieusien 3 - dans lequel il s’agirait de s’inscrire et, surtout, de se positionner ; et ce, même si celui-ci était encore en pleine constitution. Sur ce point, La Fontaine sut exactement comment s’y prendre ayant vraisemblablement eu l’intuition, bien avant que le concept ne soit théorisé par Pierre Bourdieu dans Les Règles de l’art 4 , du caractère éminemment conjoncturel et social d’un « champ littéraire » dont les règles n’étaient jamais sans inviter celui qui souhaitait s’y insérer à déployer une certaine « science des œuvres », de sorte à parvenir plus sûrement à ses fins. Un certain nombre de déclarations - notamment disséminées dans les paratextes qui accompagnent ses plus grandes œuvres - témoignent, chez La Fontaine, d’un véritable discernement concernant les modes d’accès au succès. L’auteur prouve dans ces textes qu’il pense, réfléchit, envisage conjointement les différents aspects de la création littéraire et de sa réception. Plus encore, celui-ci révèle prendre en considération les acteurs ainsi que les logiques ou les dynamiques structurant non seulement la relation unissant l’œuvre à son public mais également « l’espace des possibles (les options esthétiques qui s’offrent aux auteurs dans une configuration particulière) et les principes de formation de la valeur spécifique » constituant le champ dans lequel il était question de s’inscrire. Comme Emmanuel Bury, nous croyons que La Fontaine ne perdit jamais de vue « les impératifs [de ce] “champ” littéraire et social dans lequel les écrivains d[evaient] s’affirmer et “faire carrière 5 ”» au XVII e siècle ; celui-là 3 Entendu au sens de « l’outil méthodologique destiné à reconstituer l’espace des possibles (les options esthétiques qui s’offrent aux auteurs dans une configuration particulière) et les principes de formation de la valeur spécifique (réputation, consécration, canonisation), lesquels prennent des formes particulières à étudier dans chaque cas, malgré les homologies structurales et les transferts d’un champ à l’autre, et sont portés par des instances plus ou moins institutionnalisées telles que les académies, revues, prix. » (Gisèle Sapiro, « Le champ littéraire. Penser le fait littéraire comme fait social », Histoire de la recherche contemporaine, Tome X, n°1 (La théorie littéraire en questionS), 2021, p. 45-51. Texte consultable en ligne à l’adresse : [http: / / journals.openedition.org/ hrc/ 5575], dernière consultation le 15/ 05/ 2024, §2). 4 Pierre Bourdieu, Les Règles de l’Art : genèse et structure du champ littéraire, Paris, Éd. du Seuil, coll. « Libre examen. Politique », 1992. - L’approche de l’ouvrage reste particulièrement moderne et découle d’une réflexion s’intéressant à des phénomènes, bien postérieurs dans le temps, relatifs à l’évolution du paradigme au XIX e siècle. Cependant celle-ci permet d’évoquer un certain nombre de lois et d’impératifs relatifs au champ littéraire dans lequel l’écrivain est appelé à s’inscrire suivant des principes relativement transposables à notre étude. 5 Emmanuel Bury, L’Esthétique de La Fontaine, Paris, SEDES, coll. « Esthétique », 1996, p. 41. Méthodologie du succès. Le cas Jean de La Fontaine PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0011 169 même dont Alain Viala 6 , dans le cadre d’une approche historiquement renseignée, a tenté de rendre compte. La Fontaine paraît avoir systématiquement cherché à en tenir compte lorsqu’il fut question de proposer au public une nouvelle œuvre, ayant sans doute estimé, qu’en se montrant particulièrement attentif aux données de la situation qui entourerait la publication de l’œuvre et en envisageant par anticipation les moindres aspects de sa réception, il parviendrait à maîtriser sa création de manière à orchestrer son succès. « Mon principal but est toujours de plaire » L’étude des paratextes lafontainiens révèle certaines constantes ; au premier chef desquelles l’expression, de la part de l’auteur, d’une réelle volonté de placer l’ensemble de sa création sous le signe du « plaire », du plaisir, et de l’agrément. Dès la Préface des Contes, La Fontaine développait déjà l’idée selon laquelle « le principal point » ou l’enjeu de toute création ne résidait pas dans une certaine exactitude d’exécution mais bien dans un certain art de plaire et d’enlever le lecteur. Quand celui qui a rimé ces nouvelles y aurait apporté tout le soin et l’exactitude qu’on lui demande ; […] encore l’auteur n’aurait-il pas satisfait au principal point, qui est d’attacher le lecteur, de le réjouir, d’attirer malgré lui son attention, de lui plaire enfin 7 . Placer le « plaire » à la fois comme origine et comme but de l’entreprise, c’était bel et bien faire présider à cette dernière une certaine pensée de la réception et de ses effets sur le lecteur. Il est évident qu’au-delà d’un choix personnel, d’un penchant ou une disposition spécifique de l’auteur, faire d’une certaine esthétique du plaisir la pierre angulaire d’une nouvelle poétique aurait de quoi contenter le lectorat mondain qui, dans la lignée de la France galante qui avait alors pris le relai d’une certaine préciosité, avait su faire de ce dernier l’horizon vers lequel devait tendre toute production écrite. Or, de manière générale, ces déclarations témoignaient surtout d’une attention toute particulière portée au public auquel La Fontaine entendait s’adresser. Évoquant les enjeux d’une composition orientée vers la satisfaction 6 Alain Viala, Naissance de l’écrivain - sociologie de la littérature à l’âge classique, Paris, Éditions de Minuit, coll. « Le Sens Commun », n°74, 1985. 7 Jean de La Fontaine, Œuvres Complètes. Tome I : Fables, contes et nouvelles, Édition établie, présentée et annotée par Jean Pierre Collinet, Paris, Gallimard, NRF, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », n°10, 1991, Préface de la deuxième partie des Contes et Nouvelles en vers, p. 603. Fidji Fournier PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0011 170 de ce dernier, l’auteur montrait là une certaine conscience du fait qu’envisager une publication, c’était devoir composer avec les attentes et les aspirations de ceux auxquels s’ouvrait potentiellement le texte et par conséquent devoir envisager toute nouvelle entreprise en fonction d’une réception potentielle et/ ou visée. Cette pensée de la réception dut, sans doute dès le temps de Vaux, déjà travailler les premières créations de l’auteur mais de manière encore très décomplexée et, surtout, non contraignante. L’auteur savait qu’il évoluait dans un contexte particulièrement confortable et que ses écrits allaient être reçus entre des mains amies. La plupart des créations se résumaient à des productions de circonstance réalisées dans le cadre de la pension poétique qu’il s’était engagé à verser à Fouquet et/ ou dans le cadre d’une émulation joyeuse envisageant toute littérature sous le signe de la grâce et du badinage. Ces productions étaient encore largement appelées à être reçues par les membres d’un cercle qui avait, en quelque sorte, constitué pour La Fontaine une véritable « école du goût 8 ». Il est évident qu’à partir du moment où il fut question d’une réception publique, l’idée de devoir composer avec les attentes et les aspirations d’un lectorat élargi et diversifié posséda un impact et une influence décuplés sur la pensée et la production de ses œuvres. La Fontaine dut sans doute rapidement concevoir la nécessité de se conformer à ses goûts afin d’avoir le plus de chances de rencontrer ce dernier et, ainsi, d’atteindre le succès. Un rapide aperçu de cette réception allait amener La Fontaine à concevoir que « pour gagner [la] confiance [du public] il ne suffi[sai]t pas de savoir louer, flatter, il fa[llait] savoir plaire 9 ». Ceci explique la manière dont ce dernier allait tout naturellement faire de cet art de plaire un - sinon le - principe déterminant de la création. Ayant particulièrement bien intégré l’idée selon laquelle la capacité de l’œuvre à plaire constituait la mesure à l’aulne de laquelle le lectorat contemporain décidait désormais de sa valeur, l’auteur tentait alors, simplement et par là même, de répondre à ses attentes. Comme il l’affirmait dans la Préface des Fables, « on ne considé[rait] en France que ce qui plai[sai]t 10 » ; il ne lui en fallut pas plus pour affirmer dans la Préface de Psyché, sous la forme d’une véritable profession de foi concernant l’intention présidant à toute création, que « [s]on principal but 8 Voir notamment les pages consacrées à cette idée par Patrick Dandrey dans La Fontaine ou les métamorphoses d’Orphée, Paris, Gallimard, coll. « Découvertes Gallimard : littérature », n°240, 1995, (rééd. 2008), p. 29 sqq. 9 Patrick Goujon, « La réception des Fables de La Fontaine au dix-septième siècle : étude et propositions pédagogiques », Pratiques : linguistique, littérature, didactique, n°91 (1), 1996, p. 13. 10 La Fontaine, O.C., t.1, op. cit., Préface des Fables, p. 9. Méthodologie du succès. Le cas Jean de La Fontaine PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0011 171 [était] toujours de plaire 11 ». Autrement dit, suivant cette stratégie intégrant à la création une certaine pensée de la réception, plaire représentait une injonction à suivre, voire s’imposait comme « la grande règle, et, pour ainsi dire, la seule 12 », car émanant directement d’un public au jugement duquel on prêtait de plus en plus d’importance. Prendre en compte le goût du temps Même si, comme le signale Tiphaine Rolland, le poète chercha sans doute, dans ces textes liminaires, à d’abord « établir une véritable interaction avec ses lecteurs, dans les années 1660, sous le signe du plaisir 13 », « les préfaces dont La Fontaine accompagne ses œuvres dessinent [surtout] la figure d’un écrivain particulièrement attentif aux désirs, aux caprices et aux réticences de son public 14 ». En effet, l’auteur paraît avoir très rapidement pris conscience de l’intérêt qu’il y avait à considérer, plus largement, ce nouveau public : une connaissance aiguisée du lectorat et de ses goûts - acquise au prix d’une observation et d’une écoute attentives de ses réactions - associée à une prise en compte scrupuleuse du champ littéraire et de ses mutations contemporaines, lui permettrait sans doute de rencontrer le public sur son propre terrain. Estimant l’importance de cette démarche, l’auteur semble alors avoir cherché à récolter un certain nombre d’indices concernant la nature, les goûts et les attentes du lectorat - en somme, à reconstituer un véritable « horizon d’attente 15 ». Envisageant dans un même mouvement cette observation minutieuse tendue vers la prise en compte de ses résultats et la mise en œuvre concrète de tout projet, l’auteur espérait trouver là les moyens qui assureraient la réussite de ses œuvres. Il n’est donc pas étonnant que celui-ci en soit venu à développer une véritable « sensibilité aux goûts du public 16 ». 11 Id., Les Amours de Psyché et de Cupidon (1669), éd. Françoise Charpentier, Paris, Flammarion, coll. « GF », n° 568, 1990, Préface, p. 38. 12 Id., O.C., t.1, op. cit., Préface des Fables, p. 9. 13 Tiphaine Rolland, Le “Vieux Magasin” de La Fontaine. Les Fables, les Contes et la tradition européenne du récit plaisant (XV e -XVII e siècles), Genève, Droz, coll. « Travaux du Grand Siècle », n°53, 2020, p. 193. 14 Loc. cit. 15 Nous utilisons ici le concept tel que défini par Hans Robert Jauss dans son célèbre ouvrage Pour une esthétique de la réception, trad. de l’allemand par Claude Maillard, préf. de Jean Starobinski, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des idées », 1978 (rééd. Paris, Galimmard, coll. « Tel », n°169, 1990.) 16 Patrick Goujon, « La réception des Fables de La Fontaine au dix-septième siècle : étude et propositions pédagogiques », art. cit., p. 13. Fidji Fournier PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0011 172 Dès le début du siècle, Corneille avait déjà introduit - notamment durant la « querelle du Cid » - l’idée de faire de ce public le juge ultime de chaque création, de toujours s’en remettre à ses réactions ; le plaisir de ce dernier constituant, en quelque sorte, une preuve irréfutable de succès. Il n’était plus question de penser, strictement, la valeur de l’œuvre à partir des principes et des idéaux « portés par des instances plus ou moins institutionnalisées » et structurées autour du respect de règles précisément établies afin de réaliser ces idéaux. Il serait question d’introduire dans l’équation du jugement la notion de plaisir. Durant la seconde moitié du siècle, le phénomène eut tendance à fortement s’accentuer face à l’avènement du goût. Se développerait en conséquence une critique émancipée des doctes et des savants affirmant que le plaisir et l’émotion étaient désormais des critères pertinents pour juger de la qualité de l’œuvre - conception dont ne manqueraient pas de tenir compte, voire dont se réclameraient, les écrivains contemporains ; Molière et La Fontaine au premier chef. [La] fonction la plus importante du bon goût est d'avoir libéré un grand nombre d’écrivains de la tutelle des “règles”. Ce ne sont plus désormais, comme c’était généralement le cas durant la première moitié du XVII e siècle, les théoriciens qui se font les interprètes des œuvres, mais les “honnêtes gens”, les non-spécialistes. Le bon goût, en mettant l’accent sur les valeurs subjectives plutôt que sur l'observation rigoureuse de la doctrine a ouvert de nouveaux horizons à la critique. Aux critères traditionnels hérités des anciens se substitue une conception plus large, plus souple du travail créateur de l'écrivain. On lui demande moins à présent de s’en tenir à la leçon d’Aristote que de se cultiver le goût et de l’avoir bon 17 . Pour se donner une idée plus précise de ce « goût », le lecteur pourra, entre autres, se reporter aux travaux de Jean-Bertrand Barrère 18 s’étant donné pour tâche d’« éprouver les variations du goût littéraire » ; à l’ouvrage de Claude Chantalat À la recherche du goût classique 19 ; ainsi qu’aux récentes mises au point effectuées par Didier Masseau dans Une Histoire du bon goût 20 et Carine Barbafieri dans Anatomie du « mauvais goût » 21 . Il conviendra 17 Jean-Pierre Dens, « La notion de “bon” goût au XVII e siècle : historique et définition », Revue belge de philologie et d’Histoire, n°53-3 (Langue et littérature modernes), 1975, p. 729. 18 Jean-Bertrand Barrère, L’idée de goût de Pascal à Valéry, Paris, Klincksieck, 1972. 19 Claude Chantalat, À la recherche du goût classique, Paris, Klincksieck, coll. « Théorie et critique à l’âge classique », n°7, 1992. 20 Didier Masseau, Une Histoire du bon goût, Paris, Perrin, coll. « Pour l’histoire », 2014. 21 Carine Barbafieri, Anatomie du « mauvais goût », Paris, Éditions Classiques Garnier, coll. « Lire le XVII e siècle », n°72, 2021. - Voir en particulier l’introduction et la première partie (« Archéologie de la notion de “goût”, p. 33 à 149). Méthodologie du succès. Le cas Jean de La Fontaine PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0011 173 surtout, comme invite à le faire Jean-Pierre Dens, de ne pas perdre de vue que « comme tant d’autres concepts », le goût « s’inscrit dans un milieu et dans une histoire 22 ». D’une manière générale, il traduit les préjugés esthétiques d’une classe aristocratique - celle qui fréquentait la Cour et les salons, et se trouve dès lors associé avec les qualités que cette société révérait, à savoir la délicatesse, le naturel, le bon air, et l’agrément. Ainsi, le bon goût ne peut se passer d’une certaine étiquette ; c’est pourquoi P. Rapin déclare que c'est dans la pratique des bienséances et dans l’idée qu’on s’en fait, que consiste le bon goût ». Le bon goût devient à ce moment l’apanage culturel d’une classe sociale soucieuse avant tout de perpétuer sa manière d’apprécier une œuvre littéraire. Comme le précise Carine Barbafieri, si la notion de goût accompagne une « nouvelle manière de penser le rapport entre le jugement et le plaisir 23 », elle renvoie surtout « à la faculté de juger de celui qui, à l’âge classique, se considère avant tout comme membre d’une société polie régulée par les valeurs de l’honnêteté et de la galanterie 24 ». Les auteurs prendraient de plus en plus vivement conscience de la manière dont le public - notamment aristocratique et mondain que nous venons de mentionner et auquel La Fontaine entendait préférentiellement s’adresser - jouait désormais un rôle dans la formation de ce « goût ». Le déclin progressif des anciens - d’Aristote en particulier -, le développement d’une littérature de salon, le succès des théories sur l’honnêteté, autant de facteurs qui, chacun à sa manière, ont contribué à assurer à ce concept une place de premier plan. Un grand nombre d’écrivains de la fin du XVII e siècle, en se détachant des doctrines souvent rigides de leurs ainés, s’efforcent de formuler une esthétique plus à la portée des “honnêtes gens”. Ce qu’ils invoquent, c’est moins le fétichisme des “règles” que la primauté du bon sens, de la raison, du génie, et du bon goût 25 . C’est effectivement dans le cadre d’un « champ littéraire déterminé par la naissance et l’affirmation de l’honnête homme 26 », qu’il convient, comme nous invite à le faire Alain Génetiot, de réancrer les choix effectués par La Fontaine. Il est évident que cette poétique de la grâce et de la gaité, pour 22 Jean-Pierre Dens, « La notion de “bon” goût au XVII e siècle : historique et définition », art. cit., p. 728. 23 Carine Barbafieri, Anatomie du « mauvais goût », op. cit., p. 16. 24 Ibid., p. 92. 25 Jean-Pierre Dens, « La notion de “bon” goût au XVII e siècle : historique et définition », art. cit., p. 726. 26 Alain Génetiot, « La Fontaine, poète au XVII e », Le Fablier, n°32 (1995-2021. Un quart de siècle d’études lafontainiennes), 2021, p. 60. Fidji Fournier PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0011 174 laquelle l’auteur fut reconnu, fut pensée de manière à être parfaitement « en prise sur les valeurs nouvelles de la belle société, tournée vers la douceur, le plaisir, l’enjouement, qui développent pour les belles-lettres un art d’agréer dans le cadre ludique de la société polie 27 » : La Fontaine s’approprierait « l’esthétique légère, divertissante, piquante de la “gaité” » consonnant « avec le goût du public moderne à qui il faut plaire » 28 suivant ce qu’Emmanuel Bury a défini comme étant de l’ordre d’une « esthétique du sourire 29 » - cellelà même qui permettrait finalement à l’auteur de s’imposer comme un des poètes « de la conversation spirituelle accordée à une période mondaine et galante » 30 . Les nombreux paratextes (avertissements et préfaces) accompagnant ses œuvres attestent cette attention portée au goût du public comme le prouve la présence récurrente des syntagmes « les gens d’aujourd’hui » et « le goût du siècle » dans la Préface des Contes, des Fables, de Psyché et Cupidon ou encore dans l’Avertissement d’Adonis. Les propos tenus par l’auteur dans l’Avertissement des Nouvelles en vers tirées de Boccace et de l’Arioste de 1664 - qui disparait des éditions suivantes - étaient particulièrement représentatifs de l’attitude adoptée. Il faut qu[e le lecteur] soit assuré du succès de celles-ci et du goût de la plupart des personnes qui les liront. Ce poète n’écrivait pas pour se satisfaire seulement, ou pour satisfaire un petit nombre de gens choisis ; il avait pour but : Populo ut placerent quas fecisset fabulas [que le public prît plaisir aux pièces qu’il avait composées] 31 . Or, La Fontaine conçut rapidement que ce « goût » était particulièrement changeant, soumis à des mutations aussi rapides que nombreuses. L’auteur restait conscient du fait que chaque « saison 32 » était susceptible de préférences ; que les goûts et les attentes du public variaient très rapidement. « On ne peut pas dire que toutes saisons soient favorables pour toutes sortes de 27 Ibid., p. 63. 28 Ibid., p. 62. 29 Emmanuel Bury, « Le sourire de Socrate ou peut-on être à la fois philosophe et honnête homme ? », dans Marc Fumaroli, Philippe-Joseph Salazar, Emmanuel Bury (dir.), Le Loisir lettré à l’âge classique, Genève, Droz, 1996, p. 197-212. 30 Alain Génetiot, « La Fontaine, poète du XVII e siècle », art. cit., p. 62. 31 La Fontaine, Nouvelles en vers, 1664, Avertissement - cité d’après Georges Mongrédien, Recueil des textes et des documents du XVII e siècle, relatifs à La Fontaine, Paris, CNRS, 1973, p. 67-68. Mongrédien note « cette avertissement disparaît dans les éditions suivantes ». 32 J.d.L.F., O.C., t.1, op.cit., Préface de la première partie des Contes et Nouvelles en vers, p. 555. Méthodologie du succès. Le cas Jean de La Fontaine PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0011 175 Livre 33 » énonçait-il à la manière d’une véritable loi dans la Préface des Contes, confirmant implicitement l’importance de rester attentif aux évolutions contemporaines en un siècle où on connait l’importance De la Mode 34 . Preuve supplémentaire du fait que l’auteur s’est très sérieusement et très concrètement adonné à cette analyse du champ littéraire et de la réception contemporaine, nombre de ses publications s’accompagnent de diverses observations - souvent sur le mode de constat - visant à commenter l’état de la conjoncture littéraire avant d’y situer sa nouvelle œuvre. Pour exemple, dans la préface des Contes (première partie, 1665), l’auteur enregistrait le caractère démodé des petits genres qui rencontraient, pourtant, tant de succès quelques années plus tôt. Nous avons vu les Rondeaux, les Métamorphoses, les Bouts-rimez, régner tour à tour : Maintenant ces Galanteries sont hors de mode, et personne ne s’en soucie : tant il est certain que ce qui plait en un temps peut ne pas plaire en un autre 35 . Dans l’Avertissement original d’Adonis (1669) 36 , La Fontaine se révélait encore plus attentif. Solide analyste des tendances littéraires et de leurs évolutions, celui-ci mettait en avant - alors même qu’il en offrait quelques exemples concrets appliqués à son poème - l’existence de mutations aussi rapides que radicales en ce qui concernait l’accueil de genres ou de sujets qui avaient pourtant su, précédemment, trouver grâce aux yeux du public : On est tellement rebuté des Poèmes à présent, que j’ai toujours craint que celui-ci ne reçût un mauvais accueil et ne fût enveloppé dans la commune disgrâce : il est vrai que la matière n’y est pas sujette : si d’un côté le goût du temps m’est contraire, de l’autre il m’est favorable. Combien y a-t-il de gens aujourd’hui qui fermerait l’entrée de leur cabinet aux divinités que j’ai coutume de célébrer ? Il n’est pas besoin que je les nomme, on sait assez que c’est l’Amour et Venus ; ces puissances ont moins d’ennemis qu’elles n’en ont jamais eu. Nous sommes en un siècle où on écoute assez favorablement tout ce qui regarde cette famille ; pour moi qui lui dois les plus doux moments 33 Loc. cit. 34 L’émergence de la mode comme phénomène social reste effectivement indissociable de la période en question ayant fait l’objet de nombreuses réflexions - et critiques ! - des moralistes contemporains. 35 La Fontaine, O.C., t.1, Préface de la première partie des Contes et Nouvelles en vers, p. 555. 36 Nous faisons ici référence à l’Avertissement de la première édition publiée en 1669 à la suite de Psyché dans Les Amours de Psyché et de Cupidon [et Adonis. Poème] par M. de La Fontaine, Paris, Claude Barbin, 1669, in-8°, 500 p. [B.N. RES-Y2-1468]. Fidji Fournier PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0011 176 que j’aye passez jusqu’ici, j’ai cru ne pouvoir moins faire que de raconter ses aventures de la façon la plus agréable qu’il m’est possible. L’auteur faisait ici montre d’une certaine lucidité concernant les dynamiques contemporaines. Évoquant une conjoncture singulière, celui-ci se montrait, d’une part, conscient de la manière dont les « Poèmes » étaient, en un temps où la chute d’Icare ou la crise de la poésie française 37 commençait à s’annoncer, désormais hors de mode. Celui-ci revenait, d’autre part, sur l’intérêt tout particulier de la période pour les divinités mises en scène en faisant référence à la passion du temps pour les questions amoureuses ayant partie liée avec l’épanouissement sensible de la galanterie qu’il évoquait déjà dans la Préface de Psyché en déclarant que le « goût du siècle » « se port[ait alors] au galant et à la plaisanterie » 38 . Concédant le caractère désuet de la forme choisie, l’auteur semblait tenir compte de la possibilité d’un éventuel rejet. Il se rassurait cependant ; le sujet retenu était susceptible d’attirer l’attention du public. Dans l’Avertissement remanié d’Adonis 39 publié dans le recueil des Fables nouvelles et autres poésies de 1671, l’auteur semblait cependant moins assuré du succès de sa proposition. Je reprendrais ce dessein si j'avais quelque espérance qu'il réussît, et qu'un tel ouvrage pût plaire aux gens d’aujourd’hui ; car la poésie lyrique ni l’héroïque, qui doivent y régner, ne sont plus en vogue comme elles étaient alors 40 . Considérant la fin de l’engouement contemporain pour la poésie « lyrique » et « héroïque » caractérisant l’œuvre inachevée, l’auteur renonçait à poursuivre l’entreprise. Estimant que la conjoncture lui était désormais trop défavorable - autrement dit, que l’ouvrage n’avait plus vraiment de chance de s’accorder le goût du temps - il lui semblait effectivement plus sage 37 Sylvain Menant, La Chute d’Icare. La crise de la poésie française (1700-1750), [Thèse de doctorat ès-lettres soutenue à l’Université Paris IV, soutenue en 1979 sous le titre « La crise de la poésie française dans la première moitié du XVIIIe siècle »], Genève, Droz, coll. « Histoire des idées et critique littéraire », n° 193, 1981, 395 p. [Paris : Diffusion Champion ; Diffusion Minard, 1981]. 38 La Fontaine, Les Amours de Psyché et de Cupidon (1669), éd. Françoise Charpentier, op. cit., Préface, p. 38. 39 Nous faisons cette fois référence à l’Avertissement remanié par l’auteur qui précède le poème Adonis dans le recueil Fables nouvelles et autres poésies de M. de La Fontaine, Paris, Denys Thierry ou Claude Barbin, 1671, in-12°, 184 p. [B.N. RES-YE-2221]. Les fragments de l’Adonis et du Songe de Vaux avaient alors été intégrés dans ce même volume. 40 La Fontaine, Fables nouvelles et autres poésies de M. de La Fontaine, Paris, Denys Thierry ou Claude Barbin, 1671, Avertissement (non paginé) en tête du recueil. Méthodologie du succès. Le cas Jean de La Fontaine PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0011 177 d’abandonner cette dernière au stade de fragment remettant, éventuellement à plus tard, la poursuite de sa composition. Se fier aux enseignements de l’expérience Alors même qu’il observait le champ littéraire, évaluait ses dynamiques et ses évolutions, tout en tentant de s’informer sur la nature et les attentes du public, La Fontaine n’hésitait pas, en outre, à enrichir ses observations des apports de l’expérience ; autrement dit à prendre en compte les réactions du public vis-à-vis des œuvres précédentes. L’auteur semble en effet avoir été particulièrement conscient de l’intérêt d’une telle démarche : le devenir de telle ou telle tentative avait de quoi lui confirmer (ou non) la pertinence des choix opérés et le guider dans la continuation ou l’abandon d’une voie dont il avait pu expérimenter l’effet sur ses contemporains. Ainsi attestait-il une certaine capacité à prendre du recul vis-à-vis de son œuvre ; à rester à l’écoute des réactions du public qu’il laissait juge de sa réussite. Chaque expérience ne manquait jamais d’enrichir la suivante ; chaque œuvre offrant une occasion d’évaluer la réceptivité du lectorat. En évaluant les termes de sa réception, l’auteur pouvait identifier les éléments capables de séduire le public ou susceptibles, au contraire, de favoriser son rejet. Combinés aux données recueillies dans le cadre de l’observation des tendances contemporaines, les résultats des expérience précédentes étaient alors interprétés afin de décider d’une stratégie à orienter (ou à réorienter). Ceci permettait, par conséquent, de saisir les limites ou les contours d’une voie à suivre et de définir, avec encore plus de précision, « l’espace des possibles », les options qui s’offraient à lui. Pour n’en citer qu’un exemple, cette attitude l’avait notamment conduit à décider, en 1669, d’entreprendre l’écriture de sa Psyché. En effet, après avoir « consid[éré] le goût du siècle » et fait le point sur les acquis de « plusieurs expériences » 41 , l’auteur avait entrevu de nouvelles possibilités du côté du galant et de la plaisanterie auquel ce goût semblait désormais plus sensible. Celui-ci décida, par conséquent, d’explorer cette nouvelle voie, tâchant « seulement de faire en sorte » que sa nouvelle proposition « plût » 42 . Ainsi, autant qu’il tentait de procéder par anticipation en s’appuyant sur une connaissance aiguisée de son domaine, La Fontaine se montrait-il très à l’écoute des réactions effectives du public ; qui plus est quand celles-ci concernaient ses propres œuvres. En ce sens, l’expérience empirique représentait, tout autant qu’une connaissance théorique résultant de l’observation 41 La Fontaine, Les Amours de Psyché et de Cupidon (1669), éd. Françoise Charpentier, op. cit., Préface, p. 38. 42 Ibid., p. 40. Fidji Fournier PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0011 178 du champ littéraire, un instrument d’orientation fiable appelé à guider toute nouvelle aventure. Œuvrant ensemble pour sonder son public et apprendre toujours mieux à le connaître - ou, du moins, à cerner les évolutions d’un goût aussi éphémère et changeant, - ces deux démarches guidaient alors très surement ses pas sur le chemin du succès. Grâce aux diverses interactions qu’il entretenait avec le public - lesquelles prenaient la forme d’une observation de ses goûts et d’une prise en compte de ses réactions - l’auteur parvint assez rapidement à se forger une conscience très fine d’une certaine conjoncture, des « particularités d’une époque 43 ». Ceci lui permit d’envisager avec plus ou moins de précision (sur le mode de la projection ou de l’anticipation) le probable degré de réceptivité du public à des propositions éventuelles. Les projections motivaient alors la décision de s’engager dans un nouveau projet ou, au contraire, convainquaient d’y renoncer. L’adaptation comme seule voie possible En considérant les différentes conclusions tirées non seulement de l’observation du champ littéraire et de la réception contemporaine mais également des différents acquis de l’expérience, La Fontaine possédait des indications aussi précieuses que précises concernant, d’une part, le public auquel il entendait s’adresser et, d’autre part, la manière dont il convenait de s’adresser à lui. Cette observation et ces conclusions préalables lui révélaient toujours une voie à suivre. Il s’agissait donc, assez naturellement, de conformer sa création aux goûts et attentes identifiées du public afin de maximiser ses chances de succès et tâcher d’atteindre une cible bien définie selon des voies clairement et préalablement déterminées. La Fontaine prit conscience de la manière dont l’adaptation représentait en ce sens une des voies les plus évidentes à suivre afin d’assurer - avec une quasi-certitude - le succès de ses œuvres auprès du public. En faisant consciencieusement correspondre sa création aux attentes de ce dernier - autrement dit en s’inscrivant très précisément dans l’horizon d’attente qu’il avait préalablement reconstitué -, il s’assurait d’attirer son attention et, probablement, de susciter chez lui un certain intérêt. Puisque l’auteur lui proposait un produit plus ou moins conforme à ses attentes, celui-ci était donc plus ou moins susceptible de lui plaire. S’exprimant au futur à l’occasion de ce qui paraît être, dans la Préface des Contes, une véritable promesse, l’auteur ne manquait pas d’affirmer que, comme semblait le lui avoir confirmé son expérience personnelle dans le 43 Tiphaine Rolland, Le “Vieux Magasin” de La Fontaine. Les Fables, les Contes et la tradition européenne du récit plaisant (XV e -XVII e siècles), op. cit., p. 194. Méthodologie du succès. Le cas Jean de La Fontaine PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0011 179 domaine des lettres, cette « accommodation » relevait, en quelque sorte, d’une impérieuse nécessité : « Je m’accommoderai, s’il m’est possible, au goût de mon siècle, instruit que je suis sur ma propre expérience qu’il n’y a rien de plus nécessaire 44 ». De manière très transparente, l’auteur exprimait ici sa volonté non seulement de se montrer à l’écoute mais surtout de s’adapter au « goût de son siècle ». Comme le souligne René Bray, « on ne peut pas ne pas être frappé de la soumission de La Fontaine aux goûts de son temps et de son entourage 45 ». Non seulement celui-ci fut « plastique à l’extrême 46 » et démontra une étonnante faculté d’adaptation aux attentes du public mais, plus encore, fit preuve d’une « docilité 47 » impressionnante quant aux indications de ce dernier. La déclaration de la Préface ne faisait guère de doute. S’« accommoder » signifiait « s’adapter à », « se mettre en conformité, en accord, en rapport d’harmonie et de correspondance » avec ce goût du temps finement identifié par ailleurs. La Fontaine confirmait là l’importance de capter l’écho de ce dernier dans le but d’entrer fidèlement en résonnance (ou de s’accorder) avec lui de manière harmonieuse. Le terme suggérait en fait la recherche d’une mise en correspondance selon deux principes : l’acceptation et - surtout - la mise en œuvre des changements potentiellement nécessaires à cette mise en accord. « Accommoder » une pièce nécessitait en effet souvent de lui faire subir des modifications afin de faire en sorte qu’elle s’accorde avec une autre. Une telle déclaration rend sensible la manière dont La Fontaine envisageait très concrètement l’idée d’apporter des modifications à son œuvre si celles-ci étaient capables de la rendre plus conforme aux attentes du public. L’auteur dévoilait qu’il était bien question pour lui de s’accorder, par choix, par opportunité ou par obligation, en arrangeant son œuvre dans le sens des indications reçues de la part du public afin de plus certainement le contenter. Comme le souligne Tiphaine Rolland, la déclaration de La Fontaine dans la Préface des Contes « définit un programme […] entièrement tourné vers l’enregistrement minutieux (et inquiet) des sautes d’humeur d’un public versatile 48 » et s’inscrit finalement dans la lignée d’un grand nombre de « réflexions particulièrement appuyées, sur la nécessaire adaptation du propos à 44 La Fontaine, O. C., t. 1, op. cit., Préface de la première partie des Contes et Nouvelles en vers, p. 555. 45 René Bray, Les Fables de La Fontaine, Paris, E. Malfère, coll. « Les grands évènements littéraires », Deuxième série, n°8, 1929, p. 43. 46 Loc. cit. 47 Ibid., p. 45. 48 Tiphaine Rolland, Le “Vieux Magasin” de La Fontaine. Les Fables, les Contes et la tradition européenne du récit plaisant (XV e -XVII e siècles), op. cit., p. 194. Fidji Fournier PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0011 180 un goût changeant 49 ». Catégorisant l’attitude de La Fontaine entre franche plasticité, docilité extrême, voire véritable soumission, Roger Duchêne va, certes un peu radicalement mais non sans une certaine intuition, jusqu’à considérer que « la volonté de réussir et le fait de s’adapter, presque sans scrupules, aux tendances et goûts du public contemporains » constituent sans doute « les mobiles les plus évidents de toute l’activité littéraire de La Fontaine 50 ». Sans exclure d’autres motivations moins pragmatiques, moins stratégiques, nous admettons que l’œuvre semblait effectivement toujours, plus ou moins, découler d’un compromis entre la proposition d’un artiste créateur et l’adaptation de cette proposition aux attentes du public et au goût du temps afin de rencontrer l’un et l’autre. Une telle démarche en venait alors à placer l’étude préalable du public au cœur de la définition du projet et octroyait à cette dernière une influence déterminante dans la mesure où l’ensemble de l’entreprise jaillissait de cet effort d’adaptation d’un contenu aux goûts des « gens d’aujourd’hui 51 ». Cet effort constant d’adaptation et d’accommodation fut sans doute intrinsèquement lié à la conscience du fait que le public avait le pouvoir de faire et défaire les modes et, par la même occasion, de faire et défaire les réputations. Parfaitement en accord avec les conceptions d’une époque ayant progressivement développé un sens inné du public, de ses attentes et fait de son approbation l’aulne à laquelle mesurer la réussite des œuvres, il serait alors de plus en plus clairement question de rencontrer « le goût » de la fin de siècle qu’il faudrait, en amont, sonder. La tâche n’était cependant pas facile ; il fallait que - selon la belle expression de Tiphaine Rolland - l’auteur se fasse habile « sismographe des envies du public 52 » dont le goût possédait quelque chose de profondément versatile. La Fontaine comprendrait toutefois très vite l’intérêt (voire l’impérieuse nécessité) de cette « adaptation » et ne manquerait pas d’en faire le principe d’une véritable méthode. 49 Loc. cit. 50 Propos de Roger Duchêne (La Fontaine, Paris, Fayard, 1990, p. 181) résumés par Jürgen Grimm, « “Si je craignais quelque censure…”. Pourquoi La Fontaine écrit-il des fables ? » , dans Id., Le pouvoir des fables. Études lafontainiennes I, Paris, Seattle, Tübingen, Papers on French Seventeenth Century Literature, coll. « Biblio 17 », n°85, 1994, p. 266. 51 La Fontaine, O.C., t.1, op. cit., Préface de la première partie des Contes et Nouvelles en vers, p. 557. 52 Tiphaine Rolland, Le “Vieux Magasin” de La Fontaine. Les Fables, les Contes et la tradition européenne du récit plaisant (XV e -XVII e siècles), op. cit., p. 194. Méthodologie du succès. Le cas Jean de La Fontaine PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0011 181 Les contours d’une méthode À ce stade, nous estimons avoir bien présenté les grands principes de cette méthode ayant, manifestement, possédé une influence décisive sur la démarche créatrice de l’auteur. Nous pouvons en conclure que la méthodologie lafontainienne semble avoir mis en jeu un jugement particulièrement sûr qui ne fut sans doute pas sans avoir partie liée avec cette « prudence » classique - telle qu’a notamment pu la définir Francis Goyet 53 . Celle-ci paraît en effet avoir bel et bien tenu d’une certaine prudentia qui, loin d’être seulement la prudence précautionneuse, est, en réalité, une « théorie complète de la décision 54 ». Selon cette méthode, l’œuvre semble avoir toujours été conçue comme réaction à la réception mi-observée, mi-anticipée d’un public qui en devenait le déterminant majeur. Comme nombre de ses contemporains, La Fontaine envisageait en amont la réception de ses œuvres, et plus largement la nature et les attentes de son public, avant de tenter, par la suite et en réaction, de s’y adapter. Cette réception mi-effective (observée à partir des expériences précédentes), mi-anticipée (sur le mode de la projection et de l’étude de marché), possédait donc une influence considérable sur la création dont elle déterminait l’orientation - semblant quelquefois même avoir pu se poser à son origine en décidant ou non de son bienfondé et de sa pertinence. Même si, comme l’évoque Roger Duchêne, « La Fontaine [vivait] chacune de ses œuvres comme une nouvelle aventure 55 », la démarche créatrice semblait surtout découler de l’application d’une méthode plus ou moins expérimentale suivant une formule mettant successivement en jeu : observations, hypothèses, expérimentations, résultats, interprétations et conclusions. Bien entendu, il convient de rester précautionneux quant aux réalités évoquées : il n’est pas question d’écarter la part de sensibilité qui entre en jeu dans ce qui s’apparente, chez La Fontaine, à une certaine méthodologie de l’agrément. Néanmoins, le rapprochement avec une méthode expérimentale semble valoir au moins du point de vue de la manière dont l’auteur observe une démarche tant empirique que méthodique. Tout projet semblait en effet jaillir d’une conjonction d’observations, de tests, d’expérimentations permettant de recueillir un certain nombre d’indices. Ces éléments, fonctionnant comme autant d’instruments d’orientation pour l’artiste, l’amenaient donc progressivement à éclaircir les termes de sa création ; la conception du projet 53 Francis Goyet, Les audaces de la prudence : littérature et politique au XVI e et XVII e siècles, Paris, Éditions Classiques Garnier, coll. « Études montaignistes », n°54, 2009. 54 Ibid., p. 9. 55 Roger Duchêne, La Fontaine, op. cit., p. 260. Fidji Fournier PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0011 182 étant alors scrupuleusement rapportée et envisagée en fonction des résultats obtenus. Misant sur les acquis d’une observation implacable, l’auteur n’avait qu’à tenter d’exploiter, le plus judicieusement possible, les conclusions tirées de l’analyse. En anticipant minutieusement la nature et les attentes du public - c’est-à-dire en s’adonnant à la projection d’une réception probable - et en tentant d’en intégrer les enseignements, le poète décèlerait toujours quelques indices concernant la meilleure manière d’orienter son projet en en déterminant quelques lignes directrices. Selon un ensemble de pratiques finalement assez communes aux auteurs du Grand Siècle, l’appréhension du champ littéraire au sens large resterait systématiquement conçue par l’auteur comme l’occasion de définir une cible et de poser quelques garde-fous, tout en se faisant la boussole qui lui permettrait de définir un cap à tenir pour s’assurer d’arriver à destination - autrement dit atteindre les voies du succès. Porté à adapter son projet en fonction de ses découvertes, l’auteur mettait enfin en œuvre un certain nombre de stratégies visant à mieux le contrôler. De la sorte, il estimait sans doute pouvoir en réduire considérablement les risques. Si une loi générale - celle de s’adapter au goût du temps - semblait présider à l’ensemble de la création et en définir le principe de base, chacune des orientations suivies par ailleurs résultaient d’observations singulièrement référencées qui décidaient avec une grande précision de la direction à suivre en fonction des circonstances afin de toujours mieux répondre à l’injonction première. L’auteur semble avoir systématiquement procédé de la même manière selon un enchaînement logique d’actions qui permettaient, ensemble, de définir habilement son projet suivant une ligne directrice parfaitement anticipée lui donnant la possibilité, au moment de la création, d’orienter une matière ou une manière afin de la rendre parfaitement conforme aux données récoltées durant la phase préparatoire. *** En tentant de clarifier les contours de ce qui s’apparente à une véritable méthode chez notre auteur, nous espérons avoir bien mis en évidence la manière dont se noue une véritable relation entre la démarche créatrice et la prise en compte du public. Nous avons souligné l’influence considérable que put exercer une certaine conception de la réception du texte sur les formes d’une création adaptée, par un auteur particulièrement attentif aux attentes et aux mutations du champ littéraire dans lequel il entendait s’inscrire, à son public. Nous avons alors mis en lumière la manière dont La Fontaine paraît toujours avoir organisé sa création en fonction du public et de ses attentes - c’est-à-dire en considérant une certaine réception qu’il Méthodologie du succès. Le cas Jean de La Fontaine PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0011 183 escomptait de l’œuvre. Ainsi apparait-il que la réception (se présentant comme le point vers lequel est tendue l’écriture) a en fait directement agi sur nombre - si ce n’est chacun - de ses projets en en déterminant fortement les codes et l’ambition. Faisant l’objet d’une pensée résolument pragmatique, la réception fut, d’emblée, intégrée et prise en compte à toutes les étapes de la conception de l’œuvre. Suivant les termes de ce qui s’apparente finalement à une véritable méthodologie du succès, dont nous avons tenté de rendre compte en revenant sur ses principes structurant, l’auteur semble même avoir fait d’une réception escomptée le guide le plus sûr, voire le déterminant, de toutes ses décisions visant à rencontrer le public. Bibliographie Sources La Fontaine. Œuvres Complètes. Tome I : Fables, contes et nouvelles, édition établie, présentée et annotée par Jean Pierre Collinet, Paris, Gallimard, NRF, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », n°10, 1991. —. Œuvres Complètes. Tome II : Œuvres diverses, édition présentée, établie et annotée par Pierre Clarac, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », n°62, 1968 (rééd. 1991). —. Les Amours de Psyché et de Cupidon [et Adonis. Poème] par M. de La Fontaine, Paris, Claude Barbin, 1669, in-8°. —. Les Amours de Psyché et de Cupidon (1669), éd. Françoise Charpentier, Paris, Flammarion, coll. « GF », n° 568, 1990. —. 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In early modern France, aphorisms and maxims, rooted in the Proverbia Senecae compilation, were popular among Christian humanists who sought to reconcile reason and belief. La Rochefoucauld’s Maximes exemplify an Atticism that prioritizes brevity and personal reflection over ornate language. While he acknowledges the importance of virtues like magnanimity and clemency, La Rochefoucauld critiques the Stoic presumption and exposes the self-interest underlying seemingly virtuous actions. In La Rochefoucauld’s work, Seneca’s concept of clemency is dissected, revealing its potential ties to fear and self-interest. The interplay of virtues and vices, particularly in the case of Augustus, underscores the complexities of moral psychology. La Rochefoucauld’s skepticism challenges conventional interpretations of Stoic virtues, highlighting the interplay between ambition, generosity, and self-interest. La Rochefoucauld’s Christian humanist perspective critiques Seneca’s vanity and self-love masquerading as virtue, echoing themes of Christian morality. 1 Part I: Appropriation and innovation of Proverbia Senecae In early modern France, one of the most imitated and appropriated literary forms was the aphorism, along with its related subgenres such as 1 My research on this article was supported by Tsinghua University Initiative Scientific Research Program and Cyrus Tang Foundation. Jiani (Stephanie) Fan PFSCL, LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0012 186 maxims, sentences, and proverbs. According to Jean Lafond’s incisive observation, the ninth-century compilation Proverbia Senecae includes Seneca’s genuine works and two pseudo-Senecan compositions. It was a much-read collection of proverbs among many early modern French authors. This brief form of proverb-sentence was an intellectual instrument for Christian humanists to reconcile reason and faith and to gain attention through its wittiness and astonishing effects. This Atticism, which privileges the brief form, “also facilitates personal ideas and reflections to gain the upper hand over flowery language.” 2 Unlike the messy repertoire of extracts from books constituting pedantic and dogmatic maxims, La Rochefoucauld’s maxims are characterized by subtle literary registers, an Atticism with short sentences that discards Ciceronian abundance, and functions as “intellectual weapons of a Christian humanist intending to conciliate reason and belief in the vein of a quite new liberalism.” 3 Initially, the complete title of La Rochefoucauld’s Maximes was Réflexions ou sentences et maximes morales. Although both maxims and sentences intend to inculcate into the readers the gnomic and universally valid truth concerning morality and the wisdom of life through some witticism, the genre of sentences appertains to impersonal discourse as absolute truth - dictum impersonale. 4 On the contrary, the maxim as a genre is less impersonal and is characterized by irony and other special literary effects to surprise the readers in revealing the author’s character and his intended relation to his interlocutors or readers. 5 Thus, as a man of worldly society, he prefers to provoke his readers, instead of pedantically instilling the dogmatic doctrines to his readers, since the court society stimulates him through invigorating, worldly prose. Nevertheless, this rigid dichotomy of sentences as impersonal statements and maxims as more personal discourses is not always tenable in the case of La Rochefoucauld, since the boundary is blurred. 2 Jean Lafond, Moralistes du XVII e siècle. Paris: R. Laffont, 1992, pp. vii-xiv. About the whole section, see also Jiani Fan, “Réflexions ou sentences et maximes morales.” The Literary Encyclopedia. First published 28 June 2020. [https: / / www.litencyc.com/ php/ sworks.php? rec=true&UID=31916, accessed 05 April 2024.] 3 Jean Lafond, Moralistes du XVII e siècle. Paris: R. Laffont, 1992, pp. vvi. Ibid., pp. x and xii. Ibid., pp. x-xii. François de La Rochefoucauld’s Appropriation and Unmasking of Seneca PFSCL, LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0012 187 Part II: Critique of the Senecan moral values Several maxims disclose the latent motivation of self-interest behind Stoic virtues such as clemency, constancy, generosity, magnanimity, pity and constitute two direct references to Seneca. La Rochefoucauld criticized Stoic presumption (présomption) and thought that Stoics denied their miserable condition as human beings. Stoic virtues are epitomes of self-love and masks of their pride: “The philosophers—and Seneca above all—did not eradicate crime by the advice they gave; they only used it to build up their pride.” 6 In an Augustinian vein, for La Rochefoucauld, the Stoics turned their back on the grace endowed by God. La Rochefoucauld closely associated the Premier President Lamoignon, an advocate of Jansenists’ religious rigorism, and attended his academy frequently. Imbued with the Jansenists’ Augustinian doctrines, La Rochefoucauld unveiled the heroic virtues proclaimed by Seneca and other Stoics as a sublimation of their vanity and vainglory, that is to say, false virtues. Nevertheless, it is also complicated since La Rochefoucauld was not condemning the doctrines of Stoic virtues or behaviors that appear to comply with these virtues but are a dazzling sham distorting the essential properties of them out of self-interest. Unmasking hypocritical claims behind actions violating orthodox Stoic virtues by self-interests rather than condemning the doctrinal aspects of Stoic virtues makes La Rochefoucauld’s demystification of Neo-stoicism in the court society ambivalent and intricate. Purportedly, La Rochefoucauld still advocated some ought-tobe Stoic virtues such as the strength of character and generosity, as ancillary transitional virtues for Christian morality, if they are the genuine motivation of ostensibly great actions; while he would ridicule these virtues if they were only masks of self-interests or fear. One of the Stoic virtues, magnanimity, 7 was subordinate to the cardinal Stoic virtues of courage for the early Stoics but later elevated as one of the four generic virtues by Cicero. In light of this-worldly human virtues, 6 François de La Rochefoucauld, Collected Maxims and Other Reflections. Translated with an Introduction and Notes by E. H. and A. M. Blackmore and Francine Giguère. Oxford University Press, 2007, p. 159. 7 “Magnanimity, in most Stoic sources, is given what may seem a subordinate role, as a sub-strand of the generic or cardinal virtue of courage. This is markedly different from the prominent status give to magnanimity, as ‘the crown of the virtues’, by Aristotle. However, in Cicero’s On Duties, magnanimity is promoted to being one of the four central or generic virtues; Cicero also explores it in some depth in each of the three books that make up this book.” Christopher Gill, “Stoic Magnanimity.” In The Measure of Greatness: Philosophers on Magnanimity, ed. Sophia Vasalou. Oxford University Press, 2019, p. 49. Jiani (Stephanie) Fan PFSCL, LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0012 188 La Rochefoucauld paid tribute to this-worldly magnanimity as “the noblest approach to receive praises,” high-mindedness, and greatness of the soul, because it compels aristocrats to persist in self-overcoming and overcoming other external difficulties: “Magnanimity is defined well enough by its name, yet we could say that it is pride’s form of good sense, and the noblest way to win praise.” 8 He remarks elsewhere, “Magnanimity is a noble effort of pride, which makes a man a master of himself so that he can master all things.” 9 Here, magnanimity emerges as both a virtuous form of pride and a product of noble efforts of pride. According to Aristotle’s discussion about the virtue megalopsychia, which several English editions, such as those of Richard McKeon and David Ross, prefer to translate as “pride” or “greatness of soul” and “self-respect,” 10 since pride is a golden mean between two vices “vanity (which is excessive) and humility (which is deficient),” 11 as the appropriate measure rendering pride as a virtue. Noblemen and noblewomen display their dignity because of the adequate relation between their self-evaluation and their actual words and deeds. This golden mean is conveyed in the post- Homeric Greek sense of the word, , which means “in moral relations, worthy, estimable, of persons and things” (LSJ). As Aristotle incisively defines 8 V: 285, “La magnanimité est assez définie par son nom ; néanmoins on pourrait dire que c’est le bon sens de l’orgueil, et la voie la plus noble pour recevoir des louanges.” François de La Rochefoucauld, Collected Maxims and Other Reflections, 2007, p. 81. 9 I: 127, “La magnanimité est un noble effort de l’orgueil, par lequel il rend l’homme maître de lui-même, pour le rendre maître de toutes choses.” François de La Rochefoucauld, Collected Maxims and Other reflections, 2007, p. 167. 10 Aristotle, Nicomachean Ethics, in Richard McKeon, ed. The basic works of Aristotle. New York: The Modern Library, 2001, 1107b, 1100b and Aristotle. The Nicomachean Ethics. Translated by David Ross, revised with an introduction and notes by Lesley Brown, Oxford: Oxford UP, 2009, 1125a. The English word “pride” also vacillates between two extremes of excessively mistaken high self-evaluation and adequate self-evaluation of the spectrum: “a high, esp. an excessively high, opinion of one’s own worth or importance which gives rise to a feeling or attitude of superiority over others; inordinate self-esteem” and “a consciousness of what befits, is due to, or is worthy of oneself or one’s position; self-respect; self-esteem”. “Pride, N. (1).” Oxford English Dictionary, Oxford: Oxford UP, March 2025, https: / / doi.org/ 10.1093/ OED/ 7380022113. See also the discussion of the word pride in Yelena Baraz, “From Vice to Virtue: The Denigration and Rehabilitation of Superbia in Ancient Rome.” KAKOS, Badness and Anti-Value in Classical Antiquity, ed. Ineke Sluiter and Ralph Rosen. Leiden/ Boston: Brill, 2008, pp. 365-398. 11 Bernd Magnus, “Aristotle and Nietzsche: ‘Megalopsychia’ and ‘Uebermensch’.” In The Greeks and the Good Life. Proceedings of the Ninth Annual Philosophy Symposium, Calafornia State University, Fullerton, ed. David J. Depew. Indianapolis, Indiana: Hackett Publishing Company, 1980, pp. 260-261. François de La Rochefoucauld’s Appropriation and Unmasking of Seneca PFSCL, LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0012 189 a magnanimous person, it “seems to be the one who thinks himself worthy of great things and is really worthy of them” (1123b). 12 Here, La Rochefoucauld seems to practice the hermeneutics of restoring the glorious side of the natural human virtue, in accordance with his own merits. 13 This process of devaluation of the noble qualities by the criterion of good and bad is the demolition of the heroic virtues by the moral evaluation of the slave morality: the “pessimistic suspicion” and misanthropic condemnation of the human condition with the sublime potentiality of being noble, as well as suspicious of all the high virtues honored. Different scales and criteria of moral evaluation may lead to some mixed assessments of magnanimity and pride. On the scale of natural and human goodness, magnanimity is usually associated with a pejorative connotation of immoderate self-importance. Nevertheless, since the greatness of the soul of the nobility is proportional to the reputation of being magnanimous according to the proper definition of magnanimity, those of moderate or petty virtues have overestimated their merits “rather than the megalopsychos who has an exaggerated sense of his importance” (EN,1123b1- 2, 1123a8-9). Here, it is quite ambiguous whether La Rochefoucauld opposes magnanimity to Christian virtues of self-denial and humility and whether he condemns pride as a depraved vice in the Augustinian vein, just as Pascal equates pride (orgueil) with “superbia” and “ordinary vanity.” 14 In particular, contrary to the scale of natural virtues, in light of Augustinism, the genuine glory lies in celestial glory, as the entry of glory in Furetière’s 1690 edition of Dictionnaire universel indicates: “Majesty of God, the sight of his power, of his infinite greatness.” 15 Megalopsychia and mikropsychia can be translated as “pride” and “humility,” and respectively considered as vice or virtue during the process of the transvaluation of moral traits and reversal of the hierarchy 12 Aristotle, Nicomachean Ethics. Translated with Introduction, Notes, and Glossary by Terence Irwin. Indianapolis/ Cambridge: Hackett Publishing Company, 1999, p. 56. 13 Yelena Baraz, “True Greatness of Soul in Seneca’s De Constantia Sapientis”. In Roman Reflections: Essays on Latin Philosophy, ed. G. Williams and K. Volk. Oxford University Press, 2015, pp. 157-171. For superbia is a quality of those who misapprehend their true stature and consider themselves to be greater than they truly are. On superbia as mistaken self-evaluation, see Yelena Baraz, “Modeling Roman Pride,” in Unveiling Emotions II: Emotions in Greece and Rome: Texts, Images, Material Culture, eds. A. Chaniotis and P. Ducrey, Steiner Verlag 2014, pp. 218-220. I would like to extend my gratitude to Yelena Baraz for sharing her insights with me on this paper. 14 William Wood, Pascal on Duplicity, Sin, and the Fall: The Secret Instinct. Oxford University Press, 2013, p. 24. 15 “Majesté de Dieu, la veuë de sa puissance, de sa grandeur infinie”. See Margot Kruse, “Ethique et critique de la gloire dans la littérature française du XVII e siècle.” In Margot Kruse, Beiträge zur französischen Moralistik, ed. Joachim Küpper, Andreas Kablitz, Bernhard König. Walter de Gruyter : Berlin/ New York, 2003, p. 62. Jiani (Stephanie) Fan PFSCL, LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0012 190 between pride and humility from the Aristotelian framework to the Christian framework discussed in Nietzsche’s Beyond Good and Evil. However, it is unclear whether this kind of transvaluation occurs in the Maximes rather than in Aristotle’s ethics. Humility restrains the appetite from aiming at great things against the right reason: while magnanimity urges the mind to great things according to the right reason. Hence it is clear that magnanimity is not opposed to humility. Indeed, they concur in this, that each is according to the right reason. 16 If we attempt to weigh this-worldly virtue against the so-called perfect and infinite goodness of God, this-worldly glory or the magnanimity of heroes is only a pale shadow of celestial glory. The recognition of the discrepancy between this-worldly glory and the ultimate glory to God, as well as the conscious internalization of glory based on genuine human virtue instead of contrived glory based on others’ approval, manifest a process of disabusing false consciousness. They mislead us to the anthropocentric illusion that we are as glorious as God, in virtue of our resplendent undertakings or the empty glory based on intersubjective recognition. Being aware of our misery and destitution testifies to our majesty (grandeur) through cognitively transcending the confined mental and anthropological sphere of the miserable human condition, as Pascal claims: Man’s greatness lies in his capacity to recognize his wretchedness. A tree does not recognize its wretchedness. So it is wretched to know one is wretched, but there is greatness in the knowledge of one’s wretchedness. 17 By analogy, as exemplified by the lesson of Spinoza: “one first finds himself a slave, he understands his slavery, he rediscovers himself free within understood necessity,” 18 the hermeneutics of suspicion as an existential inquiry into the text and the Lebenswelt bears witness to the greatness of human beings attempting to disenchant false consciousness and awaken 16 Thomas Aquinas, Summa Theologica. Translated by Fathers of the English Dominican Province. New York: Benziger Brothers, volume II, p.1848 and Howard J. Curzer, “Aristotle’s much maligned megalopsychos.” Australasian Journal of Philosophy 69.2 (1991), p. 149. 17 “La grandeur de l’homme est grande en ce qu’il se connaît misérable. Un arbre ne se connaît pas misérable. C’est donc être misérable que de [se] connaître misérable, mais c’est être grand que de connaître qu’on est misérable.” Lafuma 114 / Sellier 146. Blaise Pascal, Pensées and Other Writings. Oxford University Press, 1995, pp. 36-37. 18 Paul Ricœur, Freud and Philosophy: An Essay on Interpretation. Translated by Denis Savage. Yale University Press, 1970, pp. 35-36. François de La Rochefoucauld’s Appropriation and Unmasking of Seneca PFSCL, LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0012 191 ourselves from that simulacrum through confronting ourselves with the bare reality and necessity of the world. The strength of character or magnanimity is usually attributed to Stoic sages. Although sometimes caricatural and exaggerated, this character trait depicts Stoics’ indifference towards the vicissitudes of their destiny and pleasure as well as their constancy, sangfroid, and impassivity before suffering and death. Sweetness and gentleness (douceur) ostensibly seem to conflict with the qualities of the strength of character (la fermeté) 19 and to verge on weakness (faiblesse) with respect to the appearance of the lack of vigor and force as well as softness. The true gentleness lies not in the acquisition of truth and its articulation in an apathetic, impersonal, and demonstrative manner. Now we focus on the analysis of several other illuminating maxims on generosity and clemency: I: 105 The philosophers--and Seneca above all--did not eradicate crime by the advice they gave; they only used it to build up their own pride. Les Philosophes et Sénèque surtout, n’ont point ôté les crimes par leurs préceptes, ils n’ont fait que les employer au bâtiment de l’orgueil. V: 15 The clemency of rulers is often merely a strategy to win their subjects’ affections. La clémence des princes n’est souvent qu’une politique pour gagner l’affection des peuples. V: 16 Such clemency, which is treated as a virtue, is prompted sometimes by vanity, sometimes by laziness, often by fear, and nearly always by all three together. Cette clémence dont on fait une vertu se pratique tantôt par vanité, quelquefois par paresse, souvent par crainte, et presque toujours par tous les trois ensemble. V: 246 What seems to be generosity is often merely a disguised form of ambition, which disdains small interests in order to pursue great ones. Ce qui paraît générosité n’est souvent qu’une ambition déguisée qui méprise les petits intérêts, pour aller à de plus grands. La Rochefoucauld’s moral skepticism about Seneca’s clemency is based, at least in part, on reading Montaigne’s translation of De Clementia 1.9 in his Essays in the wake of the Neo-Stoic fad in seventeenth-century France. His initial collaborator on the Maximes, or at least his interlocutor and corre- 19 Isabelle Chariatte, La Rochefoucauld et la culture mondaine. Portraits du cœur de l’homme. Paris: Classiques Garnier, 2011, p. 202. Jiani (Stephanie) Fan PFSCL, LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0012 192 spondent, Jacques Esprit, in La Fausseté des vertus humaines, a cynical Jansenist pamphlet, relentlessly denounced Seneca’s clemency through numerous direct literary references to Seneca’s works. “What am I to do, then? Am I to let my assassin stroll about without a care while I’m wracked by anxiety? Will he not be punished, when he has undertaken not just to kill me but to offer me up as a blood sacrifice”—for Cinna had decided to attack Augustus when he was sacrificing—“after I have survived attacks in so many civil wars, so many naval and ground skirmishes, and brought peace on land and sea? ” (De Clementia, I,9) 20 Now let us attempt to create a parody of Pascal’s wager about happiness. This transaction effectuated by generosity could be reformulated as: “Let us weigh the gain and the loss in wagering that you should practice generosity and clemency. If you gain, you gain all; if you lose, you lose nothing.” Now, let us undertake to make an account of the total balance in the ledger book about what Augustus has gained and lost through adopting clemency, magnanimity, and generosity. Am I to let my assassin stroll about without a care while I’m wracked by anxiety? (Seneca, De Clementia, I, 9) For the Stoics, anxiety (sollicitus) and fear as emotional reactions against external stimuli due to cognitive errors are the tyranny of passion. These passions should be extirpated because they are the chief enemies against equanimity as a character trait of a sage. Clemency and generosity function as effective antidotes to purge these disturbing emotions through eradicating the origin of these emotions, namely, the dilemma between assassinating Cinna as transgressing Mark Anthony’s edict for the proscription and being murdered. Although Seneca is clearly dramatizing here with all this direct speech, through La Rochefoucauld’s lens, this one transaction is accomplished by generosity and clemency to achieve the disguised ambition of more considerable interests through sacrificing a little interest. Moreover, Seneca contradicts himself in his narrative concerning Cinna and Augustus, before he claims that generosity should not be achieved “at another’s expense” but “gives what he gives at some cost to himself” (Seneca, XX, 3), but rather release another from distress and anxiety through one’s lenience. In the story of Cinna, Augustus demonstrates his clemency for the purpose of cleansing his fear and anxiety instead of an altruistic goal. This egoism-oriented motivation of Augustus’ self-claimed clemency testifies to 20 I quote the English translation of De Clementia from Lucius Annaeus Seneca, Anger, Mercy, Revenge. Translated by Robert A. Kaster, and Martha C. Nussbaum. University of Chicago Press, 2010. François de La Rochefoucauld’s Appropriation and Unmasking of Seneca PFSCL, LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0012 193 La Rochefoucauld’s pungent hermeneutic of suspicion of these specific Stoic virtues, indicating fear as a hidden motivation behind the ostensibly clement actions. Such clemency, which is treated as a virtue, is prompted sometimes by vanity, sometimes by laziness, often by fear, and nearly always by all three together. [I-V] La Rochefoucauld incisively discloses another contemptible and disguised stimulus of clemency, namely laziness, as an inversed character trait for magnanimity and strength of character. In the same vein, Seneca also contradicted himself when applauding Augustus’s clemency (De Clementia I, 9) and condemning his camouflaged clemency through revealing the hidden script of exhausted cruelty (lassam crudelitatem) to kill Cinna, 21 due to the restriction of old age and crushing defeat in the next section of De Clementia. Additionally, according to Seneca, the scene with Cinna took place when Augustus was around forty years old, which is considered old age in ancient Rome. Moreover, Seneca portrays clemency as “the mind’s inclination toward mildness in exacting punishment (inclinatio animi ad lenitatem in poena exigenda).” David Konstan asserts several times that clemency is the overall innate or habitual and even settled disposition of a person to feel and behave in place of fickle emotion or impulse. 22 Conversely, although Augustus was labeled as mild, his tender temperament was offset by his cruelty in his youth, such as when he “stabbed friends in the heart” and “tried to ambush Mark Anthony” (De Clementia, I, 9). In the case of Augustus’s renunciation of exacting revenge on Cinna, his clemency was triggered by extremely agitating fear embodied by “a groan” and “wracked by anxiety” (De Clementia, I,9). Augustus’s inclination toward being manipulated by perturbing emotion as a marionette demonstrates the defects of character, especially pusillanimity. As a matter of fact, under the disguise of clemency, Augustus’s clemency is a condescending and tyrannical generosity, originated in self-interest and the will to domination regardless of his impotence and pusillanimity. It serves as a substitute for an innate virtuous character of magnanimity. The character traits of clemency as a virtue should consist of indifference towards the vicissitudes of destiny and pleasure, and constancy, sangfroid, and impassibility before suffering and death. Under these difficult circumstances, it still strives to accomplish praiseworthy and noble undertakings. La Rochefoucauld reveals the deep moral psychology of magnanimity as premises of clemency: “Magnanimity is a noble effort of pride, which makes a man master of himself 21 See the discussion about lassam crudelitatem in Guillaume Flamerie de Lachapelle, “Jacques Esprit, Sénèque et la clémence”, Anabases, 4 | 2006, p. 115. 22 David Konstan, “Clemency as a Virtue.” Classical Philology 100.4 (2005): 337-346. Jiani (Stephanie) Fan PFSCL, LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0012 194 so that he can master all things.” 23 Nonetheless, Augustus shows evidence of clemency not based on the strength of character trained through constantly ascetic self-overcoming, a will to power, and mastery of the self and all things, but on shrewd and utilitarian calculation of interests. At any rate, it seems that Augustus’s gesture, as reported, was exaggerated if a typical act of imperial clemency, one of the vaunted virtues of the emperor. As one would expect, even Seneca acknowledges to Nero that this gesture and the virtue to which it is attached is useful and self-interested—so that clemency entails self-interest for each individual agent, to some extent, has already been admitted in their estimation. 24 Remarkably, when writing De Clementia, Seneca does not intend clemency to be an abstract consideration of a specific virtue and its nature. Moreover, he was not much more insistent that practicing clemency as a virtuous behavior should be practiced just because it is virtuous, nor that virtue is its own reward. This book is primarily a practical attempt to persuade the most powerful person Nero in the world— a person whose limitations of character Seneca observes very closely—that being merciful was not just a matter of cultivating virtue for virtue’s sake but was very much in his practical interest. The account he gives of the virtue has a very consequentialist emphasis as a result, but the goal he was trying to achieve was not an unworthy one, if it could have the effect of tempering a narcissist’s worst impulses and thereby save lives, although these impulses ended up running essentially unchecked. The unfinished state of the treatise just might reflect his unhappy realization that—with Nero being Nero—he was only wasting his breath and his time. 25 Seneca spells out a concept of clemency as “the leniency of a superior towards an inferior in fixing punishment (lenitas superioris adversus inferiorem in constituendis poenis)” (De Clementia, II, 3). With regard to the power dynamics of superior and inferior in the transaction through clemency, I consent to David Konstan’s denial of clemency as “the arbitrary mercy, bound by no law” or as “a despotic trait offensive to the Roman aristocracy.” Still, on different grounds in the specific case of Augustus: first, although no civic laws, such as sumptuary usury laws, stipulate the practice of clemency, the natural law of moral psychology, such as everyone is dragged by self-interest, might be applicable here; second, I question the validity of David Konstan’s statement that superior and inferior refers to the legal or practical authority 23 I: 127, “La magnanimité est un noble effort de l’orgueil, par lequel il rend l’homme maître de lui-même, pour le rendre maître de toutes choses.” François de La Rochefoucauld, Collected Maxims and Other Reflections, 2007, p. 167. 24 I’d like to express my gratitude towards Professor Brent Shaw for pointing out this issue. 25 Thanks to Professor Robert Kaster for making this important comment. François de La Rochefoucauld’s Appropriation and Unmasking of Seneca PFSCL, LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0012 195 of demonstrating leniency towards penalty in place of social status. 26 I would like to, at least, propose another interpretation of the dynamic status of the superior and the inferior constructed by the cycling gift system of reciprocity as a sophisticated calculation of gains and losses and a competition of powers with the intention of domination. Specifically in the case of Cinna and Augustus, as Augustus pretends that his sovereignty cannot be guaranteed in confrontation with Cinna as a potential usurper: “Do you mean to be prince yourself? My God, the Roman people, are in a bad way if I’m the only thing between you and supreme authority! ” (De Clementia, I,9). The principle of a symbolic transaction of honor and prestige, as well as the trade of material capitals between Augustus and Cinna, lie in what La Rochefoucauld observes with his perspicacious eyes: “What seems to be generosity is often merely a disguised form of ambition, which disdains small interests in order to pursue great ones.” 27 In terms of this generosity under the disguise of ambition for greater interests at the expense of small interests, it is legitimate to draw a convincing analogy between Augustus and Cinna’s transaction and potlatch investigated by Marcel Mauss with some minor revisions. The allegedly altruistic gesture of potlatch results in many significant ramifications, most of which apply to the case of clemency and generosity between Augustus and Cinna. 28 Ostensibly, the manifestation of Augustus’ gifts, such as leniency in penalty and even conferring consulship to his potential assassin, witnesses several notches above Cinna’s plot and crime, not only marking the social status of the benefactor within the framework of potlatch but also enhancing Augustus’ reputation: “he’s been caught and now can do you no harm, though he can do your reputation some good” (De Clementia, I,9). Moreover, in the similar spirit of potlatch, Cinna was obliged to be embroiled in the spiral of reciprocation 29 through promising to 26 Konstan, 2005, p. 339. 27 “Ce qui paraît générosité n’est souvent qu’une ambition déguisée qui méprise les petits intérêts, pour aller à de plus grands.” François de La Rochefoucauld. Collected Maxims and Other Reflections, 2007, p. 71. 28 With regard to the definition and analysis of potlatch in the following sentences of this paragraph, I refer to Marcel Mauss, The Gift: The form and reason for exchange in archaic societies. London/ New York: Routledge, 2002 and Tom Jaine, “Potlatch.” In Alan Davidson, The Oxford Companion to Food. Oxford University Press, 2014. Oxford Reference, date accessed Nov. 19, 2020: <https: / / www.oxfordreference.com/ view/ 10.1093/ acref/ 9780199677337.001.00 01/ acref-9780199677337-e-1931>. 29 Tom Jaine, “Potlatch.” In Davidson, The Oxford Companion to Food. Oxford Reference, date accessed Nov. 19, 2020: Jiani (Stephanie) Fan PFSCL, LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0012 196 forfeit his future conspiracy and thus spared Augustus’ life, the most valuable property for Augustus. Remarkably, Augustus also stressed that “he had Cinna as his dearest and most loyal friend and was his sole heir (heres)” (De Clementia, I, 9). As heres, Augustus could inherit a whole lot of Cinna’s properties, as a mark of his status as a beneficiary of Augustus’ clemency, expression of his allegiance, and indebtedness to Augustus. However, the Lex Falcidia protected the heres from the excessive dispensation of the patrimony to legatees—he had to leave at least a quarter of the whole estate to the heres. Presumably, we don’t know what sort of final dispensation that Cinna made, but Augustus, as sole heir, would get at least one-quarter of the whole. 30 Both Augustus and Cinna were obliged to be enmeshed in the roles of a giver and a recipient. Augustus and Cinna, both as recipients and donators in turns, “possess some kind of right of property over anything that belongs to the donor,” 31 that is to say, their own lives. Augustus spares Cinna, unlike the others mentioned by Livia in her “speech,” because of his very noble birth, youth, and relationship with Pompey, to whom Augustus was himself related. He decided that Cinna would be more useful as a political ally. In this case, he seems to have been correct, but this is the only example of such a pardon that we know of. Augustus also imitates Julius Caesar, who pardoned so many but still ended up being killed by the men he had spared. After all, this is not a strictly historical account but the use of an episode for Seneca’s purposes, written in a very different period. This analysis of Seneca’s writing for his purposes, like hermeneutics of suspicion, unmasks one more layer of the mask on the historical facts and moral psychology, besides La Rochefoucauld. 32 The rejection of the bond of alliance conduces to a declaration of war in the case of potlatch and bloodshed in this specific case of clemency. Analogous to the gift exchange system of potlatch, generosity through transferring interests on equal or overweight footing dispels the <https: / / www.oxfordreference.com/ view/ 10.1093/ acref/ 9780199677337.001.00 01/ acref-9780199677337-e-1931>. 30 Thanks to Professor Brent Shaw to clarify the issue of heres and legatee to me: would prevent a person writing a last will and testament (here Cinna) from giving away more than three-quarters of his/ her estate to legatees (i.e. in legacies to persons other than the heir)—so that Augustus would be guaranteed of receiving no less than one-quarter of Cinna’s wealth. Of course, exactly what disposition of his wealth that Cinna did make in his testament, we are not told. See also Robert Samuel Rogers, “The Roman emperors as heirs and legatees.” Transactions and Proceedings of the American Philological Association, Vol. 78. Johns Hopkins University Press, American Philological Association, 1947, pp. 142-143. 31 Mauss, 2002, p. 18. 32 I’d like to express my gratitude towards Professor Harriet Flower for pointing out this issue. François de La Rochefoucauld’s Appropriation and Unmasking of Seneca PFSCL, LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0012 197 rivalry between the giver and the recipient and even establishes hierarchical structure in the competition of honors, when a giver heaps extravagant gifts on the recipient such as granting a second life and consulship to Cinna or Cinna sparing Augustus his life. Despite the intricate and duplicitous calculation of interests behind the generous behaviors of both sides, from a utilitarian viewpoint, the private self-interest of the two individual agents as a potential vice increases the wellbeing of both agents in a win-win situation and creates huge social benefits. In spite of that, judging Augustus’ deeds and intentions based on the criteria of utility and outcome of the maintenance of power is such a Machiavellian gesture, according to whom, the use of generosity should comply with the necessity of hostile circumstances instead of good (The Prince, 15). Nonetheless, one of the differences between potlatch and the transaction between Augustus and Cinna lies in the fact that conferring a consulship on Cinna did not deplete any of the prince’s possession but preserved the most precious and priceless treasure for Augustus—his own life—as well as conferred himself on as sole heir of Cinna. Here, Augustus can be deemed a figure of a Machiavellian fox, able to recognize traps and set traps. Specifically, Augustus does not live up to all the idea virtues which might be detrimental to his rule, but seem to have them and guaranteed his sovereignty without disclosing his feebleness: “Everyone sees what you seem to be; few have direct experience of what you are” (Machiavelli, The Prince, ch. 18, 55). This sleight of hand scarcely matches up to the orthodox Stoic moral doctrine that “The nearest path to glory [...] is to behave in such a way that one is what one wishes to be thought [...] The greatest effect is achieved, then, by being what we wish to seem” (Cicero, On Duties, sec. 44, 79). Augustus lacked in the physical strength and strength of character to emulate and then gradually embody the virtue through behaving in the manner of what one aspires for. Machiavelli might inspire La Rochefoucauld and therefore advocates strength and power when delivering a eulogy of the strength of character. Implicitly or even unconsciously, he shows admiration for the Nietzschean will to power and adopts a new scale of values and reverses the hierarchy of good and evil through the ethics of force, when sublimating the ought-to-be clemency as a natural human virtue and denouncing its feeble and vain counterfeit embodiment in the exhausted cruelty. The new scale of value grounded in the potency and strength follows the same logic of Machiavelli’s substitution of a prince’s virtù for conventional virtues related to a prince. To be specific, the traditional doctrine of virtue assumes a symbiotic relationship between a prince’s ethical traits and a polity’s character, and the latter corresponds to the former. Furthermore, Jiani (Stephanie) Fan PFSCL, LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0012 198 engagement with political life conduces to moral development. 33 On the contrary, virtù, in the sense of energetic living force and as an antonym to sloth and laziness (lassam crudelitatem) instead of being opposed to vice, 34 requires a prince to commit cruelty and nonchalance under certain appropriate circumstances. Thus, virtù related to the will to power is analogous to Nietzschean master drive, which channels all the dispersed and agitating drives into the very one most grandiose enterprise. The Stoics advocate character traits of a sage such as generosity, clemency, magnanimity, and a human soul as a part of divine substance. Consequently, Stoics espoused human beings’ free will, believed that human beings could attain perfection, and considered human beings as equal as God through indulging themselves in presumption characterized by excessive confidence. In conclusion, when exposing the hidden, insidious motivations of stoic virtues through the hermeneutics of demystification, La Rochefoucauld, as a Christian humanist, foreshadows the insinuation of Christian morality into the court society. For that reason, La Rochefoucauld still criticizes the deep driving force of selflove and concupiscence exemplified by vanity, for “gaining people’s affection,” as “a noble effort of pride” (La Rochefoucauld) and a maneuver of masking feebleness as virtue behind the ostensible strength of character, clemency, and generosity from an Augustinian view. 33 Niccolò Machiavelli, The Prince. Translated with Introduction and Notes by James B. Atkinson (Atkinson Edition). Indianapolis, Indiana: Hackett Publishing Company, 2008, pp. 258-260. 34 Neal Wood, “Machiavelli’s Concept of virtù Reconsidered.” Political Studies 15.2 (1967), p. 160. PFSCL, LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0013 « En équilibre sur un abîme » : Pascal et l’anthropologie du baroque selon Jean Rousset M AXIME C ARTRON FNRS-UCL OUVAIN , GEMCA Le succès considérable de la grande thèse de Jean Rousset, La Littérature de l’âge baroque en France (José Corti, 1953), qui a réussi le tour de force d’imposer la catégorie de baroque littéraire dans le milieu institutionnel français, est en particulier imputable à la puissance d’incarnation métaphorologique - pour reprendre la terminologie d’Hans Blumenberg 1 - de l’écriture du critique genevois, qui à travers des emblèmes tels que Circé et le Paon, et bien d’autres encore, révèle avec force la dimension anthropologique du baroque. Dans ce contexte, la présence tout à fait conséquente de moralistesphilosophes comme Montaigne, La Rochefoucauld et Pascal interpelle. Ces penseurs fournissent un véritable réservoir d’images anthropologiques à ceux que Rousset appelle les « poètes de la vie fugitive » 2 , de sorte qu’un véritable alliage se forme entre poésie et philosophie et s’impose comme une détermination capitale du baroque, qui démontre sa profondeur existentielle. Deux questions demeurent à propos de ce cadrage philosophique 3 , correspondant à deux séquences narratives du grand livre de Rousset. Mon propos est de tenter d’y répondre afin de déterminer quelle est la spécificité de Pascal pour le baroque de Rousset. Pour ce faire, une approche d’ordre génétique s’impose. Là où La Rochefoucauld a dès l’origine été aux sources du baroque littéraire roussetien 4 , 1 Hans Blumenberg, Paradigmes pour une métaphorologie [1960], trad. Didier Gammelin, Paris, Vrin, « Problèmes et Controverses », 2006. 2 Jean Rousset, « Les poètes de la vie fugitive », Lettres, n o 5, 1945, p. 58-77. 3 Pour une réflexion plus générale sur les rapports du baroque et du philosophique, on pourra lire Michael Moriarty, « The Baroque and Philosophy », John D. Lyons (dir.), The Oxford Handbook of the Baroque, Oxford, Oxford University Press, 2018, p. 602-622. 4 Voir Maxime Cartron, « “Ruinant en l’homme tout effort vers l’unité et la permanence” : La Rochefoucauld et les poètes baroques selon Jean Rousset », Analyse Maxime Cartron PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0013 200 Pascal est arrivé de façon un peu moins précoce, et surtout dans une perspective comparatiste visant à prouver la dimension intrinsèquement européenne du baroque. On le retrouve en effet dans un projet non abouti dans son intégralité d’Anthologie de la poésie baroque allemande 5 dont la table des matières envisagée par Rousset, qui découpait cette compilation en six parties, comporte notamment, pour la troisième section, intitulée « L’écume et la nuée », trois épigraphes. La première, très fameuse, est tirée du Macbeth de Shakespeare (« Life’s but a walking shadow ») tandis que la seconde est empruntée à Gryphius (« Wir vergehn wie Rauch von starken Winde »), Pascal intervenant ensuite avec « La vie n’est qu’un songe » 6 . Cet appariement est très révélateur : dans l’esprit résolument anti-nationaliste de Rousset, cette gradation chronologique révèle non seulement l’empan temporel du baroque (Gryphius est né en 1616, l’année de la mort de Shakespeare : comme un symbole implicite d’une relève 7 ), mais aussi son impact européen : un anglais, un allemand et un français sont réunis par une sensibilité identique. Ce n’est du reste en rien un cas isolé chez Rousset, puisque on retrouve une configuration identique dans un autre inédit. Il s’agit d’un texte en deux parties, « La jeune fille et la rose » et « Le monde qui chancelle », initialement composé en guise d’introduction de l’anthologie baroque allemande, que le critique prévoyait de publier dans la revue Fontaine : Ce n’est pas le lieu de multiplier ici les rappels et les citations qui montreraient en Angleterre, en France, ailleurs encore, sur un espace de deux générations, une commune sensibilité aux prises avec les mêmes expériences ; qu’on pense à Shakespeare, pour qui la vie est une ombre qui passe, à Prospéro disant que nous sommes faits de l’étoffe des songes, et notre courte vie est enveloppée de sommeil. Il est superflu de convoquer Pascal. Mais voici, avant lui, Du Perron : L’homme est une feuille d’automne prête à choir au premier vent, une fleur d’une matinée, une ampoule qui s’enfle et s’élève sur l’eau, une petite étincelle de flamme dans le cœur, et un peu de fumée dans les narines. morale et poésie baroque, Éric Tourrette (dir.), Paris, Champion, « Moralia », à paraître. 5 Voir mon ouvrage, Jean Rousset. Traduire et compiler le baroque, préface de Thomas Hunkeler, Genève, Droz, « Courant critique », 2023. 6 Bibliothèque de Genève, Ms. Rousset 106. 7 D’autres historiens de la littérature n’ont pas manqué, avant Rousset, de relever ce fait, tel André Moret, qui en tire une autre comparaison, à la défaveur du poète allemand : évoquant le baroque comme « dualisme » le plus souvent non surmonté, il écrit : « cette heureuse fusion des contrastes, un écrivain génial la réalisa en Angleterre ; et ce fut le mérite de Shakespeare. L’Allemagne, moins heureuse, ne devait, l’année même où mourait Shakespeare, produire qu’un Gryphius » (A. Moret, Le Lyrisme allemand au XVII e siècle, Paris, La Renaissance du Livre, « Les Cent chefsd’œuvre étrangers », 1935, p. 39-40). « En équilibre sur un abîme » : Pascal et l’anthropologie du baroque PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0013 201 L’homme est un fantôme qu’on ne peut retenir, une ombre d’un songe d’une nuit, … un jouet de fortune et de nature... 8 . La prétérition renforce le statut d’exception de la référence pascalienne, tout en la rendant dans le même temps indispensable et évidente. À nouveau, Shakespeare la précède, ce qui sous-entend l’idée d’une gémellité anthropologique entre ces deux auteurs phares du baroque européen selon Rousset. En 1945, « Les poètes de la vie fugitive » vient définitivement parachever ce schème de figuration, en ramassant tous ces éléments initiaux pour les brasser avec d’autres références encore : Ile étrange, « monde vacillant », « grande scène de fous », globe qui se dissout comme une vision, chez Shakespeare ; tréteaux sans lendemain ou illusion d’un songe chez Calderon ; ile désolée chez Pascal, c’est toujours cet univers sans assises, en équilibre sur un abîme ; c’est toujours cette mousse, cette vague, ce nuage que stuccateurs et architectes baroques pétrifient par un miracle sans fin, quand ils donnent la solidité durable de l’édifice à ce qui n’est ni solide ni durable ; et sur ces changeantes constructions, l’homme, comme un fantôme que chasse le vent, semble ne s’arrêter qu’un instant pour dire ce que disent tous les poètes du temps : je passe. Je passe comme les « journalières fleurs » (Sponde), ou « l’étoffe d’un songe » (Shakespeare), ou « une ombre qui ne passe qu’un instant » (Pascal), ou « les balles d’un grand jeu de paume » (Webster), ou « les fleurs du narcisse… la pluie d’été… la rosée du matin… les feuilles charmantes… » d’un arbre où nous lisons notre destin, qui est de « glisser vers la tombe » (Herrick) 9 . La présence, parmi les poètes allemands - puisqu’il s’agit pour Rousset de présenter le choix de traductions qui suit ce texte -, de cadres référentiels anglais et français, circonvient d’emblée toute potentielle instrumentalisation nazie d’une prétendue « exception nationale baroque », défendue à cette époque par plusieurs germanistes. Pascal est pris dans cette dialectique anthropologique, qu’il contribue à déployer, en devenant une sorte de double encore plus radical de Calderon, qui le précède dans l’énumération - et l’on se souvient à ce titre de la négation restrictive portant sur le titre de la pièce la plus fameuse du dramaturge espagnol (La Vie est un songe) dans l’épigraphe pascalienne citée plus haut (« la vie n’est qu’un songe »). Déjà, alors même que Rousset est avant tout soucieux d’élaborer à partir du baroque une anthropologie pouvant concurrencer l’instrumentalisation nazie de la poésie allemande, on distingue ce qui constituera le fonds de son grand livre de 1953 sur La Littérature de l’âge baroque en France : résister au mythe du « Grand 8 J. Rousset, « La jeune fille et la rose. Le monde qui chancelle », inédit, éd. M. Cartron, Jean Rousset. Traduire et compiler le baroque, op. cit., p. 99. 9 J. Rousset, « Les poètes de la vie fugitive », Lettres, n o 5, 1945, p. 29. Maxime Cartron PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0013 202 Siècle » uniformément classique, en tirant du côté du baroque des statues monolithiques attachées au « classicisme » français. Le baroque s’invente chez Rousset dans un esprit foncièrement comparatiste - il le revendiquera explicitement 10 - dont l’enjeu institutionnel semble effacer, dans la thèse de 1953, la circonstance idéologique anti-nazie originaire. Pourtant, en remontant le fil génétique, on constate que Rousset y remploie exactement les mêmes comparaisons hispano-franco-anglaises que dans ses écrits des années 1940. À propos d’un personnage de la Comédie des erreurs de Shakespeare, il remarque : Sa stupeur le conduit logiquement à se poser, après Montaigne et avant Pascal ou Descartes, la question des frontières incertaines du rêve et de la réalité, de l’envahissement de la vie par le songe tel que l’éprouvera le héros de Calderon dans la Vie est un songe 11 . Persistance évidente d’une anthropologie intrinsèquement européenne du baroque, qui va contre le nationalisme du classicisme français, dont Pascal est pour ainsi dire exfiltré. Le montage des épigraphes en tête du chapitre V intitulé « La flamme et la bulle (la vie fugitive et le monde en mouvement) » en témoigne de manière exemplaire : le « Je suis une balle… » d’Hoffmannswaldau est suivi par « Un rien qui voudrait faire montre d’être quelque chose » (Anonyme) et par « L’homme n’est jamais plus semblable à lui-même que lorsqu’il est en mouvement » du Bernin, tandis que Pascal est chargé de conclure avec son « Tendre au repos par l’agitation ». L’insertion de la formule capitale du Bernin, que Rousset aimait par-dessus tout à citer pour définir « l’homme du baroque », ajoute à son caractère transfrontalier une transdisciplinarité foncière, les poètes tenant un discours identique à celui des architectes et des philosophes. On peut réaliser semblable génétique baroque d’une figure moraliste chez Rousset avec La Rochefoucauld 12 , dont le traitement s’apparente à celui de Pascal, Rousset s’ingéniant à « mixer » les deux penseurs avec d’autres citations plus ouvertement baroquistes afin de les convertir par contamination à son dispositif d’exemplification. Citant un extrait de la Boutade du 10 Voir par exemple dans « Le problème du baroque littéraire français. État présent et futur », Trois conférences sur le baroque français, Torino, Società Editrice Internazionale, 1964, p. 52 : « c’est l’une des vertus de la nouvelle notion de nous obliger à prendre une plus nette conscience de cette situation européenne et à recourir aux méthodes comparatistes ». 11 J. Rousset, La Littérature de l’âge baroque en France. Circé et le paon [1953], Paris, José Corti, 2002, p. 61. 12 Voir M. Cartron, « “Ruinant en l’homme tout effort vers l’unité et la permanence” : La Rochefoucauld et les poètes baroques selon Jean Rousset », art. cit. « En équilibre sur un abîme » : Pascal et l’anthropologie du baroque PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0013 203 Temps perdu (« … Ne vous moquez plus des fous, / Puisque vous l’estes quasi tous »), il commente ainsi : Tout le monde est fou, et le chemin le plus court vers la sagesse passe par la folie. « Les hommes sont si nécessairement fous que ce serait être fou par un autre tour de folie de n’être pas fou » (Pascal) 13 . Mais c’est dans la coïncidence et la convergence du discours moraliste et du discours poétique que Pascal est rapproché de La Rochefoucauld en tant que figures tutélaires d’une philosophie baroque. Rousset trouve en effet à utiliser Pascal pour décrire la pensée même du poète contemplateur ; cette pensée qui s’échappe à ellemême, comme celle de Montaigne, d’Etienne Durant, de Pascal : « Pensée échappée, je la voulais écrire ; j’écris, au lieu, qu’elle m’est échappée » (Br. 370) 14 . On peut donc affirmer que pour Rousset, Pascal est l’un des philosophes majeurs du baroque 15 , dont les poètes viennent incarner la pensée dans la matérialité émotionnelle de leur langage : S’il y a des esprits qui tentent de s’arracher à cet écoulement qu’ils éprouvent jusqu’à l’horreur, les poètes de la vie fugitive, au contraire, s’immergent dans le monde de la métamorphose et varient avec une joie émerveillée le thème du « tout change » à travers un lyrisme de la flamme, du nuage, de l’arc-enciel et de la bulle, accompagnés en sourdine par le chœur de ceux qui répètent, de Montaigne à Pascal et au Bernin, que « l’homme n’est jamais plus semblable à lui-même que lorsqu’il est en mouvement » : c’est la devise d’un temps dans lequel la rupture et le changement semblent être à l’origine du sentiment qu’on a d’aimer, de jouir, de vivre 16 . L’âge baroque est délimité ici non par des dates, mais par les noms de ses deux philosophes les plus importants : Montaigne comme précurseur, Pascal comme aboutissement, les poètes vivant durant cet empan chronologique venant exprimer la réalité sensible de ces deux pensées, tandis que le Bernin 13 J. Rousset, La Littérature de l’âge baroque en France…, op. cit., p. 26. 14 Ibid., p. 125. 15 Je ne rejoins donc pas Hall Bjørnstad lorsqu’il déclare que Rousset « puise, certes, des citations “baroques” des Pensées, mais sans se prononcer d’une manière décisive sur l’auteur, son projet ou l’anthropologie qui s’y dessine » (Créature sans créateur : pour une anthropologie baroque dans les « Pensées » de Pascal, Québec, Presses de l’Université Laval, « Les Collections de la République des Lettres », 2010, p. 49). Il est vrai que selon lui « tout se passe comme si Pascal, dès le seuil de son apologie, avait prévu de formuler son projet en des termes que l’on qualifierait aujourd’hui de baroques » (Ibid). 16 J. Rousset, La Littérature de l’âge baroque en France…, op. cit., p. 230. Maxime Cartron PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0013 204 demeure la pierre angulaire de ce système de représentation, puisque pour Rousset il figure le baroque le plus pur : la philosophie et le discours moraliste de Pascal se trouvent insérés au cœur de ce processus iconotextuel, dont il contribue à déterminer l’anthropologie. Et de fait, dans La Littérature de l’âge baroque en France, Pascal apparaît comme un référent clé fournissant ce que l’on peut appeler des phrases-chocs résumant efficacement un élément de l’anthropologie baroque au fur et à mesure de sa construction : Tout le monde est fou, et le chemin le plus court vers la sagesse passe par la folie. « Les hommes sont si nécessairement fous que ce serait être fou par un autre tour de folie de n’être pas fou » (Pascal) 17 . Le propos moraliste revêt, par sa condensation, une utilité pratique pour Rousset, en ce qu’il rassemble la dimension disparate inhérente au monde fracturé que le baroque exprime, le critique s’ingéniant à le restituer en une forme de rhétorique mimétique de son objet afin de mieux le faire sentir à son potentiel lecteur. Plus encore, l’œuvre pascalienne est régulièrement confrontée par Rousset à des corpus en apparence assez éloignés de son style, de son esprit et même de sa temporalité, tout en étant mise en parallèle avec d’autres œuvres dans un but de collectivisation des instances baroques : Quand il déguise la Bravoure en Crainte, ou la Sagesse en Folie, le ballet de cour prononce en badinant une vérité qui le dépasse, une vérité que reprendront, pour lui donner plus d’étoffe et d’acuité, - chacun avec une intention et un accent particuliers, - un Gracian, un La Rochefoucauld, un Corneille, un Pascal : l’homme est déguisement dans un monde qui est théâtre et décor 18 . L’usage de l’article indéfini est d’un intérêt tout particulier puisqu’il offre l’opportunité à Rousset, tout en réunissant quatre noms célèbres et en les unifiant sous la bannière d’une maxime présentée comme baroque, de figurer virtuellement les autres auteurs et penseurs moins fameux qui partagent cette « vérité ». Pascal est par conséquent tantôt pris comme une singularité dont l’éclat et les fulgurances servent à cadastrer le périmètre anthropologique du baroque, tantôt comme l’un de ses penseurs fondamentaux, dont la réflexion est comparable et même assimilable à celle de Gracian, La Rochefoucauld ou encore Corneille. Mais c’est surtout sur l’alliance du poétique et du philosophique que Rousset insiste. C’est donc sur cette question qu’il importe de revenir dans un premier temps, puisqu’elle dépasse de loin la simple mise en parallèle et que 17 Jean Rousset, La Littérature de l’âge baroque en France. Circé et le paon, Paris, José Corti, 1953, p. 26. 18 Ibid., p. 28. « En équilibre sur un abîme » : Pascal et l’anthropologie du baroque PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0013 205 le critique genevois l’insère avec une efficacité notable dans le moule de l’histoire littéraire, dont la dimension intrinsèquement narrative exige, pour fixer son objet d’étude, de le scander par des noms d’auteurs qui sont autant de balises nécessaires à l’intelligibilité du récit. La singularité de Rousset est de placer à diverses reprises un poète à l’orée du baroque et Pascal à sa fin, et de marquer une forte proximité dans l’approche anthropologique qu’il prête aux deux : le chapitre V, intitulé « La flamme et la bulle (la vie fugitive et le monde en mouvement) » 19 , s’ouvre ainsi sur une section intitulée « De Sponde à Pascal » 20 , tandis qu’à propos du « débat de l’être et du paraître » considéré comme le « cœur du XVII e siècle » on lit d’entrée « D’Agrippa d’Aubigné à Pascal », les autres diptyques invoqués étant « de Gracian à La Rochefoucauld ou à Mlle de Scudéry » et « de Corneille à Molière » 21 . De prime abord étonnant, la lignée que Rousset tisse de Sponde et Aubigné à Pascal est explicitée comme suit par lui : évoquant « les hommes de la dernière génération du XVI e siècle, celle des pires troubles civils » 22 , le critique genevois écrit : Ils éprouvent la condition humaine comme un entre-deux, comme un suspens instable ; à la fois « contrariété » et « écoulement », l’accent étant mis tantôt sur l’un, tantôt sur l’autre de ces termes, que Pascal fera siens. Car Port-Royal est une des directions indiquées par Sponde et d’Aubigné. Pascal l’approfondira et la dépassera 23 . Il est tout sauf innocent que Rousset importe deux termes spécifiquement pascaliens, signalés de plus comme tels par les guillemets, à la fin du XVI e siècle : Rousset projette sur Sponde et Aubigné l’état d’esprit pascalien, la continuité chronologique une fois rétablie permettant de résorber les difficultés temporelles qui pourraient se poser au sujet de cette approche. C’est en effet un pari de prime abord discutable que de supposer une anthropologie identique sur plus d’un siècle, de surcroît entre catholiques et protestants. Ce dépassement des singularités confessionnelles et génériques par la dimension anthropologique légitime le baroque en marquant un accord étroit entre ces poètes et penseurs 24 . Le rappel ostensible par Rousset de la 19 Ibid., p. 118-141. 20 Ibid., p. 118. 21 Ibid., p. 226. 22 Ibid., p. 120. 23 Ibid., p. 122. 24 Signe patent de la dimension capitale de cette lignée spondienne-albinéennepascalienne, l’Anthologie de la poésie baroque française reprendra à l’identique ce schème de figuration quelques années plus tard : « Sponde, comme d’Aubigné, comme Chassignet, parle au nom de ce radicalisme chrétien qui passera ensuite par Bérulle, par Pascal : “Rien ne s’arrête pour nous… Notre raison est toujours déçue Maxime Cartron PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0013 206 confession et du statut d’écriture de chacun permet de mieux signaler comment elles s’effacent devant les points communs ; ainsi de l’extension du domaine confessionnel effectuée presque immédiatement : Et même en dehors de Port-Royal : la souffrance du protestant Gombauld, c’est que le péché lui retire sa réalité et fait de lui un « fantôme », un double incertain et misérable de celui qu’il serait en Dieu, un songe de soi-même qui voit toutes choses comme en songe. D’autres aimeront ce songe et se griseront de ce monde éprouvé comme une illusion, comme une belle fumée qui s’enfuit. Gombauld ne le peut ; comme Nicole, il oppose un refus au monde qui s’écoule ; ce monde ne lui inspire, comme à Pascal, que de l’horreur 25 . Le lien de parenté spirituelle entre Pascal et Gombauld, que l’on pourrait trouver à bon droit quelque peu saugrenu de prime abord, à plus forte raison que Rousset ne fait rien, bien au contraire, pour cacher ce qui les sépare en apparence de manière insoluble, s’avère en réalité fondé car il repose sur un être au monde dépassant les options et optiques confessionnelles pour signifier une ontologie commune. Invoquer Gombauld offre par ailleurs l’opportunité à Rousset de rappeler la différence de statut d’écriture entre poètes et philosophes, et ce afin de renforcer, de manière en apparence paradoxale, leur accord intime : Mais Gombauld est poète, et c’est dans ses vers que s’exprime avec le plus d’intensité cette douleur de n’être qu’un fantôme, une ombre courant après des ombres 26 . Ce rappel sert de préambule à une pièce majeure du dossier que Rousset s’efforce d’instruire, en la présence du sonnet suivant de Gombauld, qui vient le conclure avec l’efficacité voulue d’une preuve textuelle : Cette source de mort, cette homicide peste Ce péché dont l’enfer a le monde infecté, M’a laissé pour tout être un bruit d’avoir été, Et je suis de moi-même une image funeste. L’Auteur de l’univers, le Monarque céleste S’était rendu visible en ma seule beauté. Ce vieux titre d’honneur qu’autrefois j’ai porté, Et que je porte encore, est tout ce qui me reste. par l’inconstance des apparences” » (Jean Rousset, Anthologie de la poésie baroque française [1961], t. 1, Paris, José Corti, 1988, p. 7). 25 Jean Rousset, La Littérature de l’âge baroque en France. Circé et le paon, op. cit., p. 122. Rousset parachève sa démonstration en citant ce passage de Gombauld : « alors, s’écrie-t-il, j’ay esté saisi d’une secrète horreur et d’une tristesse qui, comme une ombre de mort, a troublé les plus beaux jours de ma vie » (Ibid). 26 Ibid., p. 122-123. « En équilibre sur un abîme » : Pascal et l’anthropologie du baroque PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0013 207 Mais c’est fait de ma gloire, et je ne suis plus rien Qu’un fantôme qui court après l’ombre d’un bien, Ou qu’un corps animé du seul ver qui le ronge. Non, je ne suis plus rien, quand je veux m’éprouver, Qu’un esprit ténébreux qui voit tout comme en songe, Et cherche incessamment ce qu’il ne peut trouver. Les italiques sont du critique genevois et signalent les aspects « pascaliens » de l’œuvre gombaldienne. Ne renvoyant pas avec précision aux passages des Pensées qui innervent selon lui les vers du poète, Rousset en maximise le pouvoir évocateur et la force imageante : la résonnance pascalienne au sein du poétique se passe de tout démarquage textuel détaillé et table sur une forme d’implicite culturel pour faire accepter la thèse d’une anthropologie baroque dont Pascal est présenté comme la matrice philosophique. S’il est loisible de considérer de la sorte Pascal comme le centre du développement catégoriel tenté par le critique genevois, c’est également parce que ce dernier le place au centre de tout en convoquant immédiatement ensuite son « avant » et son « après » : Avant lui, Saint-Cyran dira souvent à ses amis qu’il est « composé de contrariétés ». Après lui, Nicole, projetant sur le monde la lumière de la grâce, fera paraître « l’instabilité des choses du monde, qui s’écoulent et s’évanouissent comme des fantômes », d’autant plus précaires qu’on les oppose à la solidité de ce qui ne s’écoule pas. C’est ainsi qu’il fonde son refus de la comédie, vaine représentation d’un monde vain, ombre d’une ombre. On ne tire pas un corps d’un fantôme, on ne fait pas de la grâce avec du péché - du moins à Port-Royal 27 . Cette double détermination temporelle de lignées, celle des poètes et des philosophes et la port-royaliste, fait de Pascal le point nodal d’où rayonne toute la réflexion roussetienne sur l’anthropologie du baroque, d’autant plus que son œuvre éclaire aussi bien « les complices » que « les adversaires du monde en mouvement » qui certes « s’y sentent immergés et l’éprouvent fortement ». Si « les premiers se grisent de cet écoulement, les seconds en ont horreur » 28 , il est significatif qu’une telle distinction, qui donnera lieu quelques années plus tard à la bipartition entre « inconstance blanche » et « inconstance noire » exploitée dans l’Anthologie de la poésie baroque française, n’empêche pas l’œuvre pascalienne d’être opératoire pour expliciter les deux positions : 27 Ibid. 28 Ibid., p. 123 Maxime Cartron PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0013 208 On vient de voir s’esquisser la position de ceux-ci, de Sponde à Port-Royal ; Pascal la résume dans un fragment bref et violent : « C’est une chose horrible de sentir s’écouler tout ce qu’on possède » (Br. 212). Sentiment que tout s’écoule, mais horreur de cet écoulement. Attachons-nous maintenant aux complices de l’écoulement, aux poètes de la vie fugitive 29 . Le poème est animé en sous-œuvre par le feu « prompt et léger » qui monte, par la flamme à laquelle participe non seulement le monde extérieur, mais la pensée même du poète contemplateur ; cette pensée qui s’échappe à ellemême, comme celle de Montaigne, d’Etienne Durant, de Pascal : « Pensée échappée, je la voulais écrire ; j’écris, au lieu, qu’elle m’est échappée » (Br. 370) 30 . La force de Pascal selon Rousset, c’est en somme l’adaptabilité de son herméneutique à des déterminations anthropologiques concurrentes. À ce titre, les citations des Pensées cette fois démarquées de l’édition Brunschvicg passent la frontière de l’implicite culturel pour faire retour sur les qualificatifs employés précédemment et les incarner afin de fournir des pièces aptes à ramasser et à résumer les caractéristiques de l’anthropologie partagée par les poètes et les philosophes. En second lieu, il s’agit de comprendre comment Rousset envisage la temporalité du baroque au miroir du lien chronologique qu’il tisse entre Montaigne et Pascal. Il les envisage effectivement comme le premier et le dernier philosophe du baroque, ou plus exactement comme le précurseur et le terminus ad quem, ce qui engage une prise de position sur le rapport entre les deux penseurs 31 . Dans La Littérature de l’âge baroque en France, les deux figures ne sont pas traitées tout à fait à égalité, Montaigne étant évoqué à dixsept reprises tandis que Pascal l’est douze fois, dont la moitié en lien avec l’auteur des Essais. Mais l’essentiel est en fait ailleurs : Rousset procède à un décalage du traditionnel parallèle Montaigne-Pascal, en ajoutant dès les premières pages du livre à ce duo un troisième homme : Le Bernin 32 . Ce fait est dû à l’impact alors considérable, dans la pensée de Rousset, des catégories de Wölfflin, l’histoire de l’art influençant notablement son approche de 29 Ibid., p. 123-124. 30 Ibid., p. 125. 31 Je me permets de renvoyer à mon étude : « Un “premier inspirateur” : Montaigne et les poètes de l’inconstance (Jean Rousset, Imbrie Buffum, Alan Boase) », Poésie et philosophie : langage et discours (XVI e -XVII e siècles), Antoine Bouvet et Sylvain Josset (dir.), Paris, Classiques Garnier, « Constitution de la Modernité », à paraître. 32 « Le premier soin de cette enquête sera d’établir que toute une époque, qui va approximativement de 1580 à 1670, de Montaigne au Bernin, se reconnaît à une série de thèmes qui lui sont propres » (Jean Rousset, La Littérature de l’âge baroque en France. Circé et le paon, op. cit., p. 8). « En équilibre sur un abîme » : Pascal et l’anthropologie du baroque PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0013 209 l’histoire littéraire 33 . La création d’un tel trio a des conséquences sur la philosophie et l’anthropologie du baroque décrites précédemment en leur rapport au poétique. L’inclusion du Bernin se fait sur les bases de ce que Rousset perçoit dans un premier temps comme la relation conflictuelle de Pascal à Montaigne : Il est hors de doute (…) qu’un Pascal s’oppose à Montaigne sur les directions essentielles et qu’il le prend à partie sans le nommer quand il disjoint violemment de la nature animale l’homme fait pour l’infinité, le soulevant au-dessus de l’univers où le Montaigne de l’Apologie s’ingénie à l’immerger. Ce n’est pourtant pas sans raisons profondes que Pascal donne tant d’attention à Montaigne, qu’il rejoint et utilise sur tant de points ; accents et intentions peuvent différer ; Pascal lit péché et absence de Dieu où Montaigne écrit sagesse et esjouissance, il crie casse-cou quand Montaigne semble s’installer et s’accepter ; les points d’arrêt de Montaigne sont pour lui des points de départ 34 . En réalité, ce propos qui multiplie les distinctions sert surtout à Rousset de tremplin pour avancer l’hypothèse selon laquelle les deux penseurs ne sont pas si éloignés l’un de l’autre ; se défaisant au plus vite des évidences, le critique genevois va directement à ce qui constitue selon lui, en quête de cohérence philosophique pour son baroque, le terrain d’entente des deux penseurs : L’un et l’autre n’en définissent pas moins l’homme par les mêmes termes de duplicité, d’inconstance et de changement. Pour Pascal, comme pour Montaigne, notre nature est dans le mouvement, comme pour le Bernin - l’homme et l’art que Pascal eût sans doute le plus haïs s’il les avait considérés 35 . Sur le même modèle que celui observé plus haut, Rousset s’ingénie à révéler une détermination anthropologique destinée à lisser les aspérités herméneutiques entre Montaigne et Pascal pour révéler leur accord ontologique profond, qui rend leurs différences moins accusées qu’on ne pourrait le croire. On peut cependant s’étonner de l’apparition subite, dans ce contexte, du Bernin, d’autant plus qu’il intervient à travers une modalisation péjorative que Rousset prête virtuellement à l’auteur des Pensées ; une minuscule fiction d’histoire littéraire est ici proposée, qui sert paradoxalement à motiver ce rapprochement au premier abord surprenant : 33 Voir mon article : « “Un être vivant et unique” : enjeux disciplinaires de la genèse du baroque roussetien », Poétique, n o 196, 2024, p. 71-77. 34 Jean Rousset, La Littérature de l’âge baroque en France. Circé et le paon, op. cit., p. 140. 35 Ibid., p. 140-141. Maxime Cartron PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0013 210 Mais ce mouvement, que le Bernin passe sa vie à poursuivre, à aimer, à jeter dans toutes ses créations, il n’est pour Pascal que le signe décevant de la précarité et de la misère de l’homme pécheur à sauver - à arracher au flux de ce mouvement. Pascal aurait cependant accordé au Bernin ce seul point, mais d’importance, que « l’homme n’est jamais plus semblable à lui-même que lorsqu’il est en mouvement » 36 . On assiste ici à une forme d’évidement du statut de Pascal comme anthropologue premier du baroque, qui se fait destituer par Le Bernin et sa fameuse phrase, laquelle se substitue aux citations pascaliennes données précédemment, notamment parce que la conclusion de La Littérature de l’âge baroque en France en fait « la devise d’un temps dans lequel la rupture et le changement semblent être à l’origine du sentiment qu’on a d’aimer, de jouir, de vivre » 37 . Le Bernin plutôt que Pascal en dernière instance : symétrique de ce renversement anthropologique, l’époque baroque circonscrite par un « De Montaigne à Pascal » l’est à présent par un « De Montaigne au Bernin » 38 . Mais Rousset corrige presque immédiatement cette formule en « De Montaigne à Pascal et au Bernin » avant d’ajouter : « l’homme est défini en termes de changement, de déguisement, d’inconstance et de mouvement » 39 . Comment comprendre cette subtile épanorthose, qui comme on s’en doute n’a rien d’un hasard ? Son sens réside, me semble-t-il, dans un double besoin pour le baroque littéraire : celui de l’image et celui de la pensée. Plus qu’à une double détermination, on a affaire ici à une conjonction de l’histoire de l’art et de l’histoire de la philosophie, qui renforce l’anthropologie du baroque littéraire en lui procurant deux incarnations la structurant et la rendant cohérente et interdépendante. En dernière instance, c’est donc une extension du domaine du littéraire et de l’histoire littéraire que réalise Rousset. Au sujet d’un personnage de la Comédie des erreurs de Shakespeare, Rousset déclare : Sa stupeur le conduit logiquement à se poser, après Montaigne et avant Pascal ou Descartes, la question des frontières incertaines du rêve et de la réalité, de l’envahissement de la vie par le songe tel que l’éprouvera le héros de Calderon dans la Vie est un songe . Ce sera la seule occurrence du nom de Descartes dans La Littérature de l’âge baroque en France. Cette quasi-absence n’est-elle pas logique ? Là où Audrey 36 Ibid., p. 141. 37 Ibid., p. 230. 38 Ibid., p. 182. 39 Ibid., p. 183. 40 Ibid., p. 61. « En équilibre sur un abîme » : Pascal et l’anthropologie du baroque PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0013 211 Duru tracera plusieurs années après une évolution philosophique « entre Montaigne et Descartes » 41 , le « De Montaigne à Pascal » de Rousset semble exclure logiquement l’auteur du Discours de la méthode du baroque et de son anthropologie. Et pourtant cette seule occurrence ajoute, même très brièvement, Descartes à cette lignée des philosophes baroques 42 , mais via la question très spécifique du songe 43 . L’intérêt de cette mention n’est pas pour autant anecdotique : dans la citation roussetienne, la formule « Pascal ou Descartes » est riche de sens, dans la mesure où elle suggère certes l’alternative, mais peut-être aussi bien l’interchangeabilité et l’assimilation ; Pascal et Descartes pourraient être réconciliés sur certains points précis de l’anthropologie baroque, ce qui rend compte du pouvoir d’attraction du système bâti par Rousset, dont le caractère extrêmement concerté exploite avec acuité les mutations herméneutiques dont est susceptible l’œuvre pascalienne. En 1998, Dernier regard sur le baroque reviendra sur la question, Rousset y déclarant à propos des textes qu’il avait retenu pour son Anthologie de la poésie baroque française de 1961 : Je me flattais que, joyaux plus ou moins purs, ces textes très divers se disposaient pour jouer leur partie dans une orchestration, déployés le long d’un parcours reliant deux points extrêmes - Montaigne et Pascal pour le dire emblématiquement 44 . En considérant Pascal comme le terminus de la pensée baroque, Rousset justifie après coup ce passage de sa thèse, dans lequel il semble refuser d’immerger complètement l’auteur des Pensées dans ce concept, l’érigeant plutôt en compagnon de route, dont l’herméneutique est autre : Pour Pascal comme pour Montaigne, notre nature est dans le mouvement, comme pour le Bernin. Mais ce mouvement, que le Bernin passe sa vie à poursuivre, à aimer, à jeter dans toutes ses créations, il n’est pour Pascal que le signe décevant de la précarité et de la misère de l’homme pécheur à sauver, - à arracher au flux de ce mouvement. Pascal aurait cependant accordé au 41 Audrey Duru, Essais de soi. Poésie spirituelle et rapport à soi, entre Montaigne et Descartes, Genève, Droz, « Travaux d’Humanisme et Renaissance », 2012. 42 Voir également Erik Larsen, « Le baroque et l’esthétique de Descartes », Baroque, n o 6, 1973, https: / / journals.openedition.org/ baroque/ 416. 43 « Ainsi, Descartes sera-t-il baroque dans l’évocation du rêve, le doute radical, la fable du monde, mais pas dans la méthode », peut écrire Pascal Dumont (« Est-il pertinent de parler d’une philosophie baroque ? », Littératures classiques, n°36, 1999, p. 65). Sur le songe cartésien, voir Florence Dumora, « Dream and Sensory Illusions in Seventeenth-century France », trad. Peter Thomas, Études Epistémè, n o 30, 2016, https: / / journals.openedition.org/ episteme/ 1484. 44 J. Rousset, Dernier regard sur le baroque. Petite autobiographie d’une aventure passée, Paris, José Corti, « Les Essais », 1998, p. 23. Maxime Cartron PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0013 212 Bernin ce seul point, mais d’importance, que « l’homme n’est jamais plus semblable à lui-même que lorsqu’il est en mouvement » 45 . Cette distinction très fine sera d’une importance capitale pour les suiveurs de Rousset, qui reviendront à plusieurs reprises sur cette question, faisant de La Littérature de l’âge baroque un modèle de la pensée d’un Pascal « témoin des temps baroques », selon le mot de Jean-Pierre Chauveau 46 . Mais c’est là une autre époque de l’historiographie du XVII e siècle. 45 J. Rousset, La Littérature de l’âge baroque en France…, op. cit., p. 118. 46 J.-P. Chauveau, Lire le Baroque, Paris, Dunod, « Lettres Sup », 1997, p. 114-115. PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0014 Gender Inversions and Transgressive Bodies: A Queer Reading of Madame de Murat’s “Le Sauvage” N ANCY A RENBERG U NIVERSITY OF A RKANSAS At the close of the seventeenth century, Henriette-Julie de Castelnau was an active participant of the conteuses, a group of fairy-tale writers that included Madame d’Aulnoy, Mlle Bernard, Mlle Lhéritier, and Mlle de La Force (among others). Despite the fact this literary genre was considered minor, these innovative, accomplished women composed two-thirds of the fairy tales published in France between 1697-1710. 1 Although relatively unknown, Madame de Murat was a prolific writer who published two volumes of fairy tales: Contes de fées (1698) and Les Nouveaux contes des fées (1698). In addition, her body of work was quite diverse, as Murat composed a variety of prose texts, including short stories, a journal, and an experimental text, Voyage de campagne (1699), which sustained her interest in the supernatural, infused with magic. It is worth noting that one of her most compelling literary creations was her Mémoires de M me la comtesse de M*** avant sa retraite, servant de réponse aux mémoires de M. St-Évremond (1697). In her extensive study of Murat’s published works, Geneviève Clermidy-Patard underscores the importance of this text, as it lays the groundwork for the author’s literary project— her interest in the feminine condition. A key aspect of Murat’s objective, outlined in the preface to her memoirs, is her collective defense of women. As Patard points out, her volume of memoirs can be read as an autofiction, as she fuses authentic parts of her own life story with a fictional component (41-42). In essence, Murat wrote to defend herself from widespread calumny 1 For a detailed history of the fairy-tale genre and the role of the conteuses, see Raymonde Nancy Arenberg PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0014 214 and misogyny because she was accused of numerous scandals, revolving around lesbian relationships, gambling, and other deviant sexual activities. In 1702, she was arrested and banished to a castle in Loches because she supposedly engaged in the “désordre” of lesbian love affairs. 2 David Robinson has examined the police reports conducted by the Parisian lieutenant general of police, René D’Argenson, who wrote a detailed account of Murat’s “monstrous attachment to persons of her sex.” (53). 3 With these accusations swirling around her, it is no surprise that Murat’s memoirs reflect her position against the injustice aimed at women, and, in turn, the negative portrayal of the feminine condition. The author’s proto-feminist stance permeates her fairy tales, exemplified by the creation of transgressive, audacious women who refuse to succumb to the conventional patriarchal structure that prevailed during the Classical Age. This essay focuses on the construction of sex roles, with a focus on gender inversions and corporeal transgression in “Le Sauvage,” an intriguing and intricately crafted tale. From the opening pages of the text, the protagonist, Constantine, engages in gender switching by cross-dressing to escape an arranged marriage with an undesirable partner. To provide insight on crossdressing and the appropriation of the masculine, contemporary theoretical approaches to exploring the complexity of gender issues will be interpolated into the analysis. Judith Butler’s and Marjorie Garber’s theories on crossdressing and sexual identities are illuminating to consider the deeper implications of the performative aspects of gender inversions. As a critical part of this study on gender reversals in the tale, we will consider current ideologies related to queer identities, with emphasis on the fairy-tale genre. Scholars such as Lewis Seifert, Kay Turner, and Pauline Greenhill have written exclusively on “queering” the fairy tale, which reveals a fascinating postmodern aspect concealed within the narrative. It is the combination of queer elements and Murat’s proto-feminist position that highlights the subversive features of the narrative, as will be shown. It is useful to begin by looking at some of the seminal critical theories on cross-dressing and gender switching, since these aspects are not only germane to the architectonics and setting of “Le Sauvage” but are interwoven into the rich fabric of the tale. In Judith Butler’s Gender Trouble, she notes that gender 2 Geneviève Clermidy-Patard proves a thorough study of Madame de Murat’s scandalous experiences and other transgressive personal experiences in her recent monograph entitled Madame de Murat et la défense des dames (Classiques Garnier, 2023) 19-20. 3 David Robinson examines the representation of lesbianism in the early modern period in “The Abominable Madame de Murat,” Journal of Homosexuality 41.3 (2018) 53-56. Gender Inversions and Transgressive Bodies PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0014 215 is “performative—that is, constituting the identity it is purported to be. In this sense, gender is always a doing” (25). In other words, the concept of gender identity is malleable or fluid, and, at times, seemingly ambiguous, thereby creating a space in which fictional characters can not only appropriate the opposite sex but engage in a prolonged theatrical performance. Butler views these types of performances as an act, a dramatic one revolving around the construction of alternative identities (139-140). From a cultural angle, Garber provides further insight on cross-dressing. Mirroring Butler, she views cross-dressing as a construction and a dramatic performance, creating gender confusion. In particulier, Garber emphasizes the pivotal role that clothing plays in cross-dressing: “clothes are but a symbol of something hid deep beneath” (135). This symbolic notion seems to point to the possibility of switching sexual identities. Above all, the body can be viewed as a surface, a blank canvas that is inherently flexible and can adapt to either feminine or masculine apparel. These postmodern theories on the gender implications of cross-dressing as a dramatic performance are germane to Murat’s protagonist, Constantine, a young princess who has three unattractive sisters: Disgrâce, Douleur, and Désespoir. Throughout the tale, the theme of ugliness is opposed to beauty, shown by the king’s reference to his three undesirable daughters as magottes and monstres (80). Nevertheless, he succeeds in marrying them off before their miracle daughter is born, Constantine, a striking beauty, cast in sharp contrast to her hideous sisters. It is important to consider the author’s choice of names for the three sisters, as it mirrors her philosophy on the negative view of women during the Classical Age, while highlighting her pessimistic outlook on the feminine condition, a viewpoint seen in fairy tales such as “Anguillette,” and “Peine Perdue” (among other tales). At the same time, the choice of these three names seems to be emblematic of the feminine condition. To clarify, the author’s pessimism is represented by feminine oppression emanating, in this fairy tale, from the authoritarian king. When the princess’s father, King Richardin, finds Constantine a suitor, a man without wealth or a title, the courageous protagonist decides to flee the kingdom to escape her inevitable fate as an unhappy bride. With no reservations, she asks her mother, Queen Corianthe, to offer her assistance: “donnez-moi un habit d’homme, et sous ce déguisement je chercherai dans un pays éloigné une mort honorable, que je préférerai toujours à une vie honteuse” (84). 4 In response to her daughter’s request, her mother outfits her with masculine clothing so she can more readily flee the kingdom and set sail 4 All of the quotations are taken from Madame de Murat’s “Le Sauvage,” Contes de fees queer. (Rivages, 2024). Subsequent references to this fairy tale are incorporated into the text. Nancy Arenberg PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0014 216 to another country. The acquisition of this virile disguise signals a key transgression on the princess’s part, as she not only rejects her father’s plan for her future but establishes a path that might provide her with some autonomy (albeit limited). There is another interesting aspect here related to the author’s pre-feminist stance, shown by the role Constantine’s mother plays in her escape. In saving her daughter from being chained to an undesirable partner, the theme of feminine solidarity is underscored, as seen in many of Murat’s fairy tales, but it is not restricted to fairies assisting young women in distress. On the contrary, the author develops the empowering connections between women; they are often cast as mothers and other feminine figures who offer aid and guidance to younger women. As a loyal ally, Queen Corianthe conceals her knowledge regarding her daughter’s unexpected disappearance from her husband who suspects she knows what became of their absent daughter. Upon her arrival in Sicily, the author develops the network of feminine support, as an elegantly attired fairy encounters Constantine who is asleep in a dense forest. The beautiful fairy awakens her and gifts her with a magic horse to swiftly carry her to safety. It is Embletin that will guide the displaced princess to a place where she can seek asylum. Disguised as a man, Constantine arrives at the court of Sicily and immediately changes her name to Constantin to meet the king and his sister Fleurianne. It is important to point out that Constantine’s gender performance is convincing, as no one questions her “male” appearance. But most of all, Constantine’s masquerade reveals some fascinating gender implications, for this display of cross-dressing highlights the fluidity of appropriating the sexual identity of the opposite sex. As Butler observes, “gender itself becomes a free-floating artifice, with the consequence that man and masculine might just as easily signify a female body as a male one, and woman and feminine a male body as easily as a male one” (6). To broaden the perspective, Garber posits that “Cross-dressing is about the power of women” (390). In taking on a masculine identity as Constantin, the princess acquires agency, pivoting from her authentic feminine self to present herself as a heroic warrior, as will be demonstrated before the king and his sister. With warmth and enthusiasm, the king welcomes this intriguing stranger to Sicily, assuring Constantin that he will have his protection in his kingdom. Garbed as Constantin, he does not conceal the truth of his origins, as he states he is from the island of Tercères but finds himself in a disadvantaged position, thus is bereft of material necessities. As the king’s guest, Constantin is the recipient of an array of clothing, embellished with luxurious fabrics and vibrant colors. This initial encounter between Constantin and the king reveals an interesting reaction to the stranger’s presence, revolving around clothing, which accentuates his Gender Inversions and Transgressive Bodies PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0014 217 striking features. As the author describes it, “Les habits magnifiques dont il fut revêtu relevèrent encore sa beauté et sa bonne mine; le roi était charmé des belles manières de ce nouveau gentilhomme, mais la princesse Fleurianne, sa soeur, ne se lassait point de l’admirer” (89). This passage suggests that the king is not only charmé but enchanted by Constantin’s physical transformation into sartorial finery, an illusion to his veiled homoerotic attraction for the young visitor. In concert with her brother, Fleurianne admires Constantin but finds herself strangely drawn to him because of his alluring appearance. This pivotal scene has significant textual implications, as it contains alternative interpretations of gender constructions, which invite readers to “read against the grain” (16). 5 To delve into this notion, it is useful to consider the marvelous aspect of the fairy-tale genre. In general, Kay Turner and Pauline Greenhill note that the structural frame of fairy tales carves out a space for enchantment and fantasy, thereby allowing for unusual or non-conventional situations to occur, including nontraditional love relationships. In his work on the queer aspects of fairy tales, Seifert provides a definition of how the term queer applies to the fairy-tale genre. According to him, queer references genders and sexualities that resist normative categories such as masculine-feminine, heterosexual-homosexual, dominant-submissive, etc (16). Mirroring Seifert’s ideology, Turner and Greenhill affirm that queer fairy tales tend to “turn away from heteronormativity” (9). Above all, Turner and Greenhill observe that “fairy tales reference same-sex erotic attraction, symbolically yet multivocally” (9). Indeed, the homoerotic desire experienced by the king, who believes Constantin is a man, destabilizes the normative exchange of corporeal passion between a man and a woman. In this instance, Madame de Murat deviates dramatically from the tension driving traditional heterosexual love triangles, seen in prose texts like La Princesse de Clèves, in which the female protagonist is the object of two desiring men. In sharp contrast to the mainstream love triangle, the king and his sister direct their erotic gaze to the ambiguous figure of the cross-dresser. Within the marvelous configurations of the tale, the author revises the heteronormative category, replacing it with a queer one, the cross-dresser who, according to Garber, not only destabilizes all binaries but constitutes “the radical sense—in which transvestism is a “third” (133). Annamarie Jagose enhances the perspective on queerness. According to her, “Institutionally, queer has been associated most prominently with lesbian and gay subjects, but its analytic framework also includes such topics 5 This expression is attributed to Lewis Seifert. See his introduction in a special volume devoted to queer readings of fairy tales in Marvels & Tales: Journal of Fairy- Tale Studies 29.1 (2015) 16. Nancy Arenberg PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0014 218 as cross-dressing, hermaphroditism, gender ambiguity” (3). To apply this concept to the text, this strange attraction to this “third” category has a profound impact on the king’s sister. Her reaction is more complex, as she believes she is drawn to a man but, in fact, experiences a lesbian attraction, an unspoken desire for a beautiful princess. Fleurianne’s affinity for Constantin will be further developed in subsequent encounters with him. After this initial meeting between the three characters, the author directs the reader’s attention to the ensuing intrigue in the narrative, revolving, once again, around marriage. Fleurianne is supposed to marry the prince Carabut from the kingdom of Canarie, an arrangement between the two royal families. However, his physical appearance is described as “bossu et fort désagréable, et la princesse n’avait pas lieu d’en être contente” (89-90). With this portrayal of the repulsive prince, the author reprises the theme of ugliness, shown earlier in the depiction of Constantine’s unsightly sisters, identified with monsters. But in the passage above, the distasteful image of Carabut amplifies the dramatic tension in the intrigue, as Fleurianne looks to Constantin to save her from this unhappy fate—to be betrothed to a hideous prince. To impress the king and his sister at the court of Sicily, Constantin showcases other compelling aspects of his performance as a man by engaging in an elaborate display of his fighting skills, represented by his swordsmanship. It is important to take a closer look at Constantin’s heroic attributes, as this aspect of the main character’s masquerade fuses masculine and feminine traits, blurring the delineation of gender, thereby creating, at times, corporeal ambiguity. Beneath the masculine attire in this scene, the reader can identify the veiled silhouette of a historical female figure. Like her fellow writers, Murat and the conteuses hark back to the first half of the century by reviving the fascinating figure of la femme forte. For the conteuses, they wanted to restore not only the heroism of a lost era but the glory of the aristocratic class, which was waning at the close of the century. As Ian Maclean notes, the conception of la femme forte in the 1640s underscores the virtuous nature of women, while presenting an early feminist image of these compelling figures as energetic, courageous, and compassionate (75-87). Echoing Maclean, Joan DeJean describes these formidable women as “illustrious,” “heroic,” “generous,” and “strong.” (28). To situate the time frame in the early part of the Classical Age, Maclean explains that the early years of Anne of Austria’s regency “were preceded by a decade which saw a steady rise in the prestige of woman” (76). He goes on to add that the salons and the Hôtel de Rambouillet were united in fostering an atmosphere “in which feminism could not but flourish” (76). Most notably, this promotion of the pivotal image of heroic women is represented in works by writers such as Mlle de Gender Inversions and Transgressive Bodies PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0014 219 Scudéry, Jacques Du Bosc, and François de Grenaille (among others). 6 Turning our attention back to the tale, the author sustains corporeal ambiguity, identified with the “third sex,” the transvestite, as Constantin presents himself not only as a heroic figure, akin to a femme forte, but a multi-faceted one. His more masculine talents as a skilled horseman are modulated by a more refined, cultured side: “Si l’on faisait une chasse, il en avait tout l’honneur, s’il dansait au bal, il effaçait les meilleurs danseurs; l’on faisaient quelquefois des concerts chez la princesse, sa belle voix et la grâce qu’il avait à toucher des instruments le faisaient admirer de tout le monde” (91). It is this intriguing balance between masculine and feminine talents that intensifies Fleurianne’s fascination for the stranger from Tercères: “Fleurianne en ressentait augmenter sa passion” (91). Her fondness for their affable guest does not go unnoticed by the king, but he can only, in part, acquiesce to her wishes by proposing Constantin as her personal horseman. With this designation as a squire, the author maintains the socio-cultural emphasis on social class, as Constantin cannot court the princess, for he lacks a title, material possessions, and wealth. Moreover, she is promised to her unsavory suitor, Carabut, as noted above. In any case, Fleurianne accepts her brother’s decision with pleasure and Constantin soon becomes her trusted friend and confidant. It is her wish that Constantin, as a talented swordsman, save her from her inevitable union with this undesirable prince. She openly avows her feelings to Constantin, while acknowledging that she lacks the power to save herself from her fate. Disguised behind her fictional character, Madame de Murat subtly fuses her voice with Fleurianne’s to articulate her opposition to arranged marriages. As the princess states, “si j’étais la maîtresse de mon sort, je ne balancerais pas un moment à vous prendre pour mon époux, mais puisque je ne le puis faire sans manquer à ce que je dois, je suis résolue de n’être jamais à d’autres” (94). Although Fleurianne is unaware, once again, that she is in love with another woman, her desire for Constantin accentuates the erotic aspect of the masked lesbian narrative. Moved by her profound dilemma, Constantin inadvertently finds himself in a position to alter the destiny of the princess. At this juncture of the tale, the intrigue accelerates, which alters Constantin’s fate in Sicily. The unsightly prince is aware of Fleurianne’s penchant for the intriguing stranger at court and challenges Constantin to a duel. With minimal effort, Constantin demonstrates he is a skilled fighter and kills him, thereby liberating the king’s sister from the shackles of an arranged marriage. It is the shocking murder of Carabut that signals the end of Constantin’s pleasant sojourn with the king and the 6 For a detailed history of la femme forte, see Ian MacIean’s book, Woman Triumphant: Feminism in French Literature 1610-1652. (Oxford, 1977) 74-87. Nancy Arenberg PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0014 220 princess, the core of the first part of the text. Although the middle part of the narrative seems to serve as a textual digression from the central events in the tale, it reveals other transgressions that are associated with the instability of gender roles. After this sudden death of Carabut, the author develops the use of repetition, a key trait of fairy-tale stylistics. The theme of exile resurfaces, as Constantin saddles his mystical horse to flee the kingdom of Sicily. Here, there is a variation on an earlier scene in which Obligeante, the fairy, provided him with Embletin and other necessities for the journey to Sicily. However, this time Embletin leads his rider to a dense forest, a remote place. Within the text, Madame de Murat reverses the trajectory of the intrigue by creating a circular structure, shown by restoring a familiar spatial image— the forest, a mysterious space that adds suspense to the tale. Unbeknownst to Constantin, he enters this dark forest, belonging to Obligeante, the fairy who resides in a sumptuous palace, concealed deep in the woods. Another noteworthy example of the author’s reversal of the tale’s intrigue revolves around the questions of gender and identity, for Constantin is no longer clad in masculine clothing. On the contrary, she is recognized by Obligeante’s servants as a woman, thus she abandons her performance as a man to swing back to her authentic feminine self. From Butler’s viewpoint, as noted above, this abrupt inversion indicates that gender is a free-floating artifice (6). To further apply Butler’s concept to the text, the protagonist’s gender identity is fluid and malleable, which, in turn, creates more complexity in the overall construction of sex roles. On a stylistic level, there is another key example of repetition in this part of the text, as the author emphasizes the generosity of the fairy who presents Constantine, once again, with an abundance of gifts. Obligeante also seems to play the role of a surrogate maternal figure in her relationship with the princess, guiding her with wisdom, while treating her with kindness and compassion. As she becomes aware of her surroundings, Constantine recognizes the fairy from her initial arrival in the forest. Her hostess, Obligeante, graciously offers the young princess repos: “Obligeante lui fit connaître qu’elle savait tout ce qui lui était arrivé chez le roi de Sicile, et lui dit qu’elle attendrait dans ce château la fin de toutes ses peines” (98). As this passage suggests, Obligeante is intent on offering Constantine repos from the turmoil emanating from the violent turn of events in Sicily. Moreover, she presents her guest with an array of elegant clothing, accentuating the gender reversal here, as the princess realigns herself with her authentic identity, represented by garbing herself in luxurious feminine apparel. In addition, there are other salient gender implications in this interesting relationship between Constantine and Obligeante. Gender Inversions and Transgressive Bodies PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0014 221 This middle part of the tale places female friendship at the center of the narrative, and, in so doing, reduces the presence of male characters. With an absence of male characters in this scene, the author directs the focus to Obligeante’s majestic home, a place of enchantment on many levels. Her castle represents an innovative reproduction of a gynaeceum, an idyllic space, situated in the marvelous, that is governed solely by a fairy who possesses great agency. As her guest, Obligeante leads Constantine to a cabinet in her palace, a feminized space, offering the two women a unique experience. The ability to see beyond the present indicates that the motif of destiny reappears but differs from the patriarchal mandate of arranged marriage, reinforced by Constantine’s father in the first part of the text. Here, the cabinet represents a serene space, a place offering respite from all socio-cultural conflict. Within Obligeante’s palace, this luminous space is described as a “galerie remplie de cabinets, de miroirs, de tables, de guéridons, de girandoles et de lustres d’une richesse infinie” (99). In this passage, Madame de Murat appears to pay homage to Versailles, exemplified by the numerous allusions to mirror imagery and reflecting objects, all of which are lavish and extravagant. However, the author revises the context, for the concept of transparency does not revolve around the patriarchal figure of Louis XIV but is rescripted into the feminine. To clarify, the image of the mirror is reversed to highlight Obligeante’s palace and her agency. The image of transparency is equally transformed, as it illuminates this unusual feminine space, the cabinet du destin, where Obligeante possesses the extraordinary ability to view the future. With no reservations, Obligeante invites Constantine to travel with her to observe the courts of Europe, royal marriages at Versailles, the brutality of wars, and even the court of Sicily. To embark on this elaborate voyage, Obligeante relies on her magical powers to alter their corporeal appearance. Sylvie Cromer reads this as another form of disguise: “la jeune fille doit user d’un autre travestissement, non moins innocent: l’invisibilité” (11). To delve deeper into this complex notion, the visible image of the feminine body is erased by Obligeante’s supernatural ability to allow them to travel invisibly, thereby opening new horizons for them to discover. The effacement of the female gender is achieved by blurring the visible image of their feminine apparel, thereby permitting the two women to acquire the freedom to penetrate masculine places—the royal court of France, a privileged space that is normally not accessible to those who are not a part of the king’s carefully curated entourage at court. Most importantly, their infiltration of this royal space points to deeper socio-cultural repercussions. Cromer observes that transvestism in “Le Sauvage” not only contests patriarchal power, demonstrated in the first part by Constantine’s refusal to marry her chosen suitor, but subverts it by cross-dressing in the tale. As Cromer Nancy Arenberg PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0014 222 reads it, Murat’s use of transvestism constitutes “une usurpation du pouvoir du Père” (11). Most of all, the erasure of their femininity can be interpreted as another form of transgression in the text, one that poses a challenge to the socio-political norms of the day. Cloaked in invisibility, the two women not only observe political events at court but overcome barriers that lock women out of masculine spaces. As noted in this travel scene, the author shifts the emphasis on transgressive bodies to female agency in this middle part of the narrative, for the figure of the invisible woman demonstrates resistance to assigned gender roles. As a critical part of their trip to foreign lands, the two women observe the events transpiring in the kingdom of Sicily, which has become increasingly unstable in the aftermath of the death of Carabut. On a structural level, their ability to observe the violence in Sicily highlights the author’s stylistic use of fluidity, a technique that creates cohesiveness in the tale. Madame de Murat seamlessly bridges this middle part, a digression, to the main frame of the plot by shifting the focus back to the kingdom of Sicily. Empowered by Obligeante’s extraordinary powers, Constantine can see that the king of Sicily is engaged in a series of wars, including a civil conflict in which he is engaged in combat with brutal monsters that are half human and half goat. One of these preternatural creatures approaches the king to speak with him in a peaceful manner: “Je te demande seulement, répondit-il, que tu m’emmènes avec toi dans ton palais, et que tu me mettes en un lieu où je ne sois vu que de toi, et après que j’y aurai été quelque temps, je te dirai des choses qui ne te seront pas désagréables” (109). The king agrees to the monster’s request, which seems to accentuate the rational side of this odd creature. The fact that the monster, Le Sauvage, wants to seek refuge at the king’s palace not only accelerates the rhythm of the tale but adds intrigue and suspense to this latter part of the narrative. It also sets the stage for Constantine and Obligeante to reappear, but this time they infiltrate another masculine place—the private space of the royal kingdom of Sicily. The closing scene of the text reprises the overarching theme of marriage, but the role of destiny is significantly modified. Although the king is unaware, the beast in his palace is no ordinary monster, as he possesses a miraculous power that will significantly impact his future. His guest, Le Sauvage, informs him: “Il faut que vous disiez à tous vos sujets que vous voulez vous marier” (111). To enhance the mystery surrounding the woman intended for the king, the author dissimulates the future queen’s identity. The beast apprises the king that when he prepares the apartment for his future queen in his palace, he will, in turn, learn who will become his wife. To resolve the enigma surrounding the chosen queen, Madame de Murat places Constantine and Obligeante at the forefront of the action, thereby sustaining her textual Gender Inversions and Transgressive Bodies PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0014 223 emphasis on female agency. The performative aspect associated with gender configurations resurfaces in a different way, as Constantine enters the room dressed as a woman and is accompanied by Obligeante. Before he is introduced to her, the king recognizes some familiar features that bear an odd resemblance to Constantin’s alluring silhouette, an observation shared by Fleurianne. Interestingly, the malleable aspect of gender roles manifests itself again, shown by the queer aspect of Fleurianne’s hidden desire: “la princesse, qui l’avait tant aimée comme Constantin, ne l’aimait pas moins comme Constantine” (114-115). As noted earlier, Fleurianne and the king are equally attracted to Constantine’s enticing beauty, regardless of whether it is visually presented in the masculine or feminine. Obligeante reveals the truth surrounding the identity of the enchanting stranger by informing the king that Constantine is, in fact, a princess, the daughter of the king of Tercères, and, above all, his intended bride. The intervention of Le Sauvage’s influence does not go unnoticed. As Obligeante waves her magic wand, she transforms Le Sauvage into his authentic self—a handsome prince, the suitor destined to marry Fleurianne. The beast was the victim of a cruel spell cast by an evil fairy, which can only be broken by the king who must give his consent to marry Constantine. Here, it is worth taking a closer look at the transformation of Le Sauvage, as it is indicative of another inclusion of a queer element in the tale. Elizabeth Howard adds perspective on metamorphosis by referencing similar occurrences in Madame d’Aulnoy’s “Belle-Belle ou Le Chevalier fortuné” (316), a tale that also focuses on the protagonist’s cross-dressing adventures. Howard stresses the importance of identity instability in Madame d’Aulnoy’s queer tales, which we have also observed in “Le Sauvage.” According to Howard, “Identity is also queered through the constant transformations of the characters. A queer understanding of identity, which imagines identity to be in constant flux, takes literal shape in the magical world of d’Aulnoy’s tales” (316). This concept also applies to Madame de Murat’s tale, represented by multiple gender inversions, as Constantine swings back and forth between masculine and feminine identities throughout the tale. To return to Le Sauvage’s transformation, he sheds his monstrous mask as a creature who is half human and half goat, as Obligeante liberates him from the curse of ugliness. On an aesthetic level, Madame de Murat reprises the tension between beauty and ugliness to eliminate the presence of the grotesque, as the fairy tale is traditionally an idyllic space reserved for elegant, attractive characters. Once Fleurianne sees that Le Sauvage is not a repulsive monster, she accepts his marriage proposal: “Il alla se jeter aux pieds de la belle Fleurianne; ils conçurent en ce moment l’un pour l’autre la plus tendre de toutes les passions” (114). Nancy Arenberg PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0014 224 The final scene of the narrative tends to revert to more conventional closures often seen in fairy-tale writing, exemplified by noble women acquiescing to the patriarchy by accepting a chosen suitor. However, it is important to note that the author maintains the textual focus on Obligeante’s intervention to ensure the happiness of not only the king, Fleurianne, and Constantine, but Le Sauvage as well. In other words, the tale retains its feminocentric emphasis by relying on Obligeante’s magical powers to create a sense of harmony. In a subtle way, Madame de Murat interpolates another interesting form of transgression, shown by downplaying authoritarian power. It is Obligeante, the replacement for a patriarchal figure, that ensures the future will bring these two couples together in blissful unions. Once again, the author seems to shroud her authorial presence behind one of her female characters to redefine the socio-cultural conventions of the day, revolving around the critical question of marriage. In her illuminating study of Murat’s body of work, Patard observes that one of the author’s more subversive notions was her belief in reforming love relationships, which mirrors the prefeminist position of the Précieuses. Murat’s feminocentric stance on arranged marriage harks back to the earlier part of the century and was the subject of many animated conversations in the salons and in women’s literary works. As a champion of reform, Mlle de Scudéry articulated her position on challenging official laws governing marriage contracts, while underscoring the critical need to redefine marriage. As DeJean notes, “the fictional forms devised by seventeenth-century women writers were both feminocentric and the product of an ideology that sought to promote equality between the sexes” (5). Echoing this progressive idea highlighting equality, Murat’s revisionist philosophy was predicated on “une vision de l’amour comme échange plutôt que rapport de force” (Patard 115). Murat’s stance is reminiscent of a dream, one that would eradicate the inequity of the power balance between the sexes. In a similar way, her proto-woman position supports marriages that privilege love, not duty. It is this strikingly modern conception of marriage, with an emphasis on gender equality, that underscores the pivotal role that women can play in changing their destiny, demonstrated textually by Obligeante’s extraordinary agency. It is important to note that this tale reveals a sharp contrast in comparison to other fairy tales composed by Murat. In many of her other texts, the author highlights her pessimistic view of love, as happy outcomes do not occur in tales such as “Peine Perdue,” “Anguillette,” and “Le Palais de la Vengeance” (among others). Although there are many conventional aspects associated with “Le Sauvage,” which tend to follow the style of Murat’s fellow conteuses, this close analysis of the malleability of gender configurations underscores the contemporary aspect of Murat’s writing. As shown, these textual examples of Gender Inversions and Transgressive Bodies PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0014 225 Constantine’s cross-dressing performances reveal many instances of gender transgressions, pointing to deeper socio-cultural repercussions for women during the Classical Age. To delve into this aspect, Cromer poses an interesting question, pertaining to the rigid political structure of the day. In her reading of the closure of the tale, Cromer wonders if Murat was an advocate of a “transformation du patriarcat” (15). To look at Cromer’s inquiry from another perspective, this proposed change may constitute a part of Murat’s utopic vision for women in her defense and promotion of the feminine condition, the main justification for picking up her pen to engage in literary productions. In any case, it is through the study of tales like “Le Sauvage,” that Madame de Murat demonstrates that she was indeed a progressive writer, a formidable scribe who prepared the way for more empowered women to emerge in the Enlightenment. At the dawn of the eighteenth century, the author envisions alternative paths, providing women with more intellectual and creative opportunities that might liberate them from their traditional destiny—the enslavement of a loveless marriage. Works Cited Aulnoy, Marie-Catherine Le Jumel de Barneville, Comtesse d’. “Belle-Belle ou le chevalier fortuné.” Contes des fées suivi des contes nouveaux ou les fées à la mode, edited by Nadine Jasmin, 2004, Champion, pp. 797-838. Butler, Judith. Gender Trouble: Feminism and the Subversion of Identity. Routledge, 1990. Cromer, Sylvie. “Le Sauvage”: Histoire sublime et allégorique de Madame de Murat.” Merveilles & Contes, vol. 1, no. 1, 1987, pp. 2-19. DeJean, Joan. Tender Geographies: Women and the Origin of the Novel in France. Columbia UP, 1991. Garber, Marjorie. Vested Interests: Cross-Dressing and Cultural Anxiety. Routledge, 1992. Howard, Elizabeth. “Queer Transformations and Transgressive Bodies in the Fairy Tales of Marie-Catherine d’Aulnoy.” Marvel & Tales, vol. 35, no. 2, 2021, pp. 312-334. Jagose, Annamarie. Queer Theory: An Introduction. New York UP, 1996. La Fayette, Marie-Madeleine Pioche de la Vergne. La Princesse de Clèves. Folio, 2005. Maclean, Ian. Woman Triumphant: Feminism in French Literature 1610-1652. Clarendon P, 1977. Murat, Henriette Juliette de Castelnau, Comtesse de. Contes de fées. Barbin, 1698. —. Contes de fées queer. Rivages, 2024. —. Les Nouveaux contes des fées. Vve Ricoeur, 1698. —. Mémoires de M me la comtesse de M***avant sa retraite, servant de réponse aux mémoires de M. St-Évremond. Barbin, 1697. —. Voyage de campagne. Vve de Cl. Barbin, 1699. Nancy Arenberg PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0014 226 Patard, Geneviève-Clermidy. Madame de Murat et la défense des dames. Classiques Garnier, 2023. Robert, Raymonde. Le Conte de fées littéraire en France de la fin du XVIIe à la fin du XVIII e siècle. PU de Nancy, 1982. Robinson, David Michael. “The Abominable Madame de Murat.” Journal of Homosexuality vol. 41, no. 3, 2018, pp. 53-67. Seifert, Lewis. Fairy Tales, Sexuality and Gender in France, 1690-1715: Nostalgic Utopias. Cambridge UP, 1996. —. “Introduction: Queer(ing) Fairy Tales.” Marvels & Tales, vol. 29, no. 1, 2015 (special Issue), pp. 15-20. Turner, Kay, and Pauline Greenhill. “Introduction: Once Upon a Queer Time.” Transgressive Tales: Queering the Grimms, edited by Kay Turnhill and Pauline Greenhill, Wayne State UP, 2012, pp. 1-24. Comptes rendus PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0015 Léa Burgat-Charvillon et Isabelle Moreau (dir.) : La paresse aux XVI e et XVII e siècles, Littératures classiques, n o 112 (2023), Presses Universitaires du Midi. 159 p. La paresse est une notion qu’on découvre souvent dans la littérature du XVII e siècle. Les dictionnaires de l’époque l’insèrent « dans les réseaux de termes connexes et antithétiques » (5), que les éditrices de ce numéro enregistrent dans leur introduction (5-16) en montrant la variété des explications attribuées au concept. Depuis la Renaissance, elle est « une notion équivoque, à la fois condamnée moralement et valorisée socialement » (6) et soumise à une « caractérisation genrée » (6). Son explication varie « en fonction du contexte discursif dans lequel elle est employée » (9). Ce numéro envisage la paresse dans trois « axes » : « paresse et médecine », « enjeux religieux et moraux », « littérature(s) paresseuse(s) » (9). Justine le Floc’h (« Sur une opinion médicale commune à l’époque moderne : la colère comme régime minceur pour pituiteux ») base ses développements sur les Questions naturelles et curieuses (1628) du médecin Pierre Bailly qui discute « des propositions de diététique qui circulent dans les proverbes et dans les lieux communs « (17) à l’époque moderne en vue d’examiner « la capacité de la colère à constituer un régime efficace pour aider les personnes grasses et paresseuses à maigrir » (18). Les médecins de l’époque présentent « les pituiteux comme des êtres de petite intelligence et de profonde oisiveté » (21). Par contre, Bailly « décrit le corps pesant et replet […] comme le propre d’une âme pacifique » (22) et met « en garde contre le cas particulier de la colère » (25) en basant son raisonnement « sur l’idée d’une relation causale entre la corpulence, le comportement et les qualités morales » (27). L’autrice documente comment les régimes de santé contribuent à « la construction culturelle du corps » (28). Montaigne promeut « l’idée d’une paresse bénéfique et d’une agitation mortifère » (Dominique Brancher « ‘Je ne bouge’ : Montaigne ou l’arrêt tonique de la pensée », 30) en affichant une « proximité avec les grands dormeurs de ce monde » (37). Il « déconstruit l’association morale entre immobilité et paresse, en travaillant la limite indécise séparant l’arrêt du mouvement, le vice de la vertu » (40). Répliquant dans l’Entretien avec M. de Sacy, Pascal reproche à Montaigne d’avoir « voulu chercher quelle morale la raison devrait dicter sans la lumière de la foi » (cité par Alberto Frigo « Désirs imparfaits et velléité : modèles théologiques de la paresse à l’âge classique », 67). Frigo analyse « quelques modèles théologiques de l’idée de paresse » pour évaluer « les usages et la portée théorique à l’époque moderne » (69). Il cite la « définition biblique de la paresse proposée par Proverbes, XIII, 4 » (69), Denys le Chartreux interprétant la tristesse d’Hérode à la suite de la décollation, Comptes rendus PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0015 230 ordonnée par lui, de saint Jean le Baptiste comme un antagonisme de deux volontés et Cornelius a Lapide recourant au « concept de velleitas » (72) dont on trouve chez saint Thomas d’Aquin deux approches, que Duns Scot critique en suscitant des « modifications assez profondes » (74). Désormais on détecte, avec saint François de Sales, chez les paresseux « un désir de ce qu’on ne veut pas œuvrer » et « un désir de ce qui est hors de notre portée, un désir oiseux » (74). Montaigne récuse l’angoisse qui pourrait être causée par cet antagonisme entre les deux formes de velléités et avoue : « je me repens rarement » (cité p. 77), ce qui laisse Pascal « tout à fait désemparé » (77). Au début de la quatrième journée de L’Heptaméron, Marguerite de Navarre attribue à Oisille des propos qui s’éloignent des convictions de la tradition monastique chrétienne associant la paresse à l’acédie, « péché capital » (Emily Butterworth, « Le ‘profit’ de la paresse chez Margueritte de Navarre, 44). Les sujets abordés dans les narrations et les discussions renvoient « peut-être au champ lexical plus ancien » (47) de cette notion en étudiant les risques que courent les jeunes filles paresseuses dans le domaine érotique. Le statut de la paresse y est « moins celui d’un péché spirituel que d’une faiblesse laïque » (53). L’index des Adages d’Érasme « fait sentir à quel point un vice peut être proche d’une vertu et inversement » (Blandine Perona, « La paresse dans les Adages d’Érasme. De l’inflexibilité de l’ignorance à la souplesse du doute sceptique », 62) en associant « paresse et ignorance » (59). L’adolescent « contaminé par la mollesse de sa mère », sachant qu’on parle surtout des « femmes » (57), fait partie des portraits dans les Adages et, selon notre humaniste, « le mauvais maître et le mauvais élève » sont « les paresseux les plus redoutables » (56). Erasme sait que « les subtilités lexicales n’épuisent pas la complexité des situations morales » (65). Le domaine littéraire confronte le critique avec des propos où des auteurs invoquent leur paresse pour expliquer des données très variées. Dès 1550, Ronsard annonce La Franciade, mais en 1572 ne paraissent que les quatre premiers livres de son épopée qui reste inachevée. Il « n’a jamais arrêté de laisser entendre qu’il travaillait par intermittence » (Daniele Maira, « Ronsard, portait du poète en paresseux ou la puissance de ne pas vouloir », 91). Henri II l’encourage immédiatement, mais ses « récompenses ne correspondent pas aux attentes du poète » (93), aussi Ronsard attribue-til l’inachèvement de La Franciade « à un mécénat royal répréhensible » (95). Son choix du décasyllabe rend difficile l’exécution du projet, mais Maira explique l’inachèvement également par « la puissance - virile - de ne pas vouloir passer à l’acte » qu’on peut comprendre « comme une forme suprême de puissance poétique » (101). M me de Lafayette, quant à elle, « forme Comptes rendus PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0015 231 avec ses proches collaborateurs un cercle de paresseux impénitents », mais cette posture « s’accorde mal avec le palmarès d’une femme à qui les biographes reconnaissent le génie des affaires » (Natalie Freidel, « ‘Il n’y a rien de meilleur à faire que de ne rien faire’ : vertus épistolaires de la paresse dans le cercle d’écriture de M me de Lafayette », 103). Parmi les différentes facettes de la paresse affichée par Lafayette, les échanges épistolaires avec Huet et Ménage la font apparaître comme « l’alibi d’un comportement suspect aux mentalités du temps » (107) : l’ethos aristocratique et surtout « le cas des femmes que leur science expose au ridicule » (107). Comme son ami La Rochefoucauld revendiquant la négligence, elle sait « concilier la posture paresseuse de l’écrivaine et son infatigable activité » (110) en participant « à la construction collective d’une notion empruntée au répertoire des civilités et corrigée au prisme de la réflexion morale » (113). Depuis le XVII e siècle, les biographes ont repéré le caractère de la paresse « comme une clef d’explication » de la personne et de l’œuvre de La Fontaine (Damien Fortin, « La Fontaine paresseux ? Formes et fonctions d’un lieu commun du discours critique (XVII e -XIX e siècle) », 116). Fortin trace l’histoire intéressante de ce cliché. Il commence chez les premiers interprètes, passe par les grands critiques des Lumières et du XIX e siècle et termine par l’écho chez ceux du XX e siècle qui s’en distancient de plus en plus. Le lien du concept de la paresse avec celui de l’honnêteté et les tensions entre les deux illustre Antoine de Courtin qui publie en 1671 un Nouveau traité de la civilité qui se pratique en France parmi les honnêtes gens et le complète en 1673 par un Traité de la paresse ou l’art de bien employer le temps en toute sorte de conditions. Selon Benjamin Bokobza, la lecture du premier appelle « à être complétée » (« Paresse et civilité chez Antoine de Courtin : rapports ambivalents des notions et complémentarité des traités », 90) par celle du deuxième. Isabelle Moreau confronte « les écrits sur la paresse d’Antoine de Courtin et de Madeleine de Scudéry » (« Les lieux de la paresse », 127). Elle montre que le « traité de Courtin revient à rayer de la carte l’honnête loisir et ses productions de plume » (132) et que Scudéry « passe de la paresse comme temps soustrait à Dieu à la paresse comme temps soustrait au roi » (136). Elle distingue « une paresse qui s’apparente à l’oisiveté honnête […] c’est une manière d’être à soi » d’une « autre qui prend les traits de la sujétion pour la plus grande gloire du roi » (138-139). « Les conversations de Madeleine de Scudéry mettent en scène et s’adressent à un groupe socialement homogène » (Léa Burgat-Charvillon, « Paresse, noblesse et identité sociale dans les Conversations de Madeleine de Scudéry », 143). On y trouve « une galerie de paresseux qui, grâce à leur paresse, parviennent à se soustraire […]au calendrier et au rythme royal, ou du Comptes rendus PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0015 232 moins à mieux s’accommoder d’un éloignement subi ou causé par des dynamiques politiques » (152). Ce volume explicite bien les implications multiples du concept de paresse. Volker Kapp Comptes rendus PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0016 233 Rémi Mathis : Le Solitaire et le Ministre : autour de la correspondance entre Arnaud d’Andilly et Arnaud de Pomponne 1642-1674. Paris, Garnier, 2024. 359 p. Before taking up the content of this book an observation came to mind: this is the most perfectly prepared and completed book that this reviewer has seen in his seventy years of reading scholarly books. The Preface and the Introduction, read together as a single engaging whole; the Introductions to each of the 95 letters are cogent and brief, and the annexes complementary to the letters, and indexes of places and persons appropriate in their level of detail. Only one unimportant oversight was found. The letters exchanged between Robert d’Andilly and his son Simon de Pomponne are certainly only one of the numerous surviving sets of letters from one side, the diplomat posted to a faraway country, and the other side, a relative at “home,” that remain unknown and unread because they are in private archives. Their owners keep them, but they do not quite know why. The letters edited here are mostly in the Bibliothèque de l’Arsenal. The themes found in the letters are primordial—health, concern for relatives other than the one to whom the letter is addressed, education, children, wives, useful contacts, and paternal warnings as well as expressions of affection. There are examples that might serve as models for readers by later generations (See Roger Chartier, dir., La Correspondance: les usages de la lettre au XIX e siècle, Paris, Fayard, 1991). For readers who are interested in the seventeeth century, the Arnaud family needs no Introduction except that there are so many who are truly famous that most readers need to know that Robert Arnaud d’Andilly was the son of the great advocate general of the Parlement who had numerous brothers and sisters. Robert’s early career as secretary to Sully became more illustrious because of his financial expertise. It goes without saying that he was very ambitious, but the succession of ministers, Luynes, Richelieu, and Mazarin all kept him at a distance, while all the while becoming man of letters. By the time he began writing his son Simon, he had a strong relationship with all the Jansenists, and had the recognition of being a major poet who would undertake the translation of Flavius Josephus into French. He was a widower at age 53 when he first wrote Simon, at his post in northern Italy (Casal), and he was tempted to become a solitaire at Port Royal des Champs where his illustrious sisters were leaders in monastic reform, and his daughters were on the way to becoming nuns in 1642 (See Daniella Kostroun, Feminism, Absolutism, and Jansenism: Louis XIV and the Port Royal Nuns, Cambridge University Press, 2011). Comptes rendus PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0016 234 D’Andilly’s son received a stream of advice from his father, but only after they acted out in writing a very religious and affectionate exchange of letters, a veritable surenchère or testing of the son’s ability to write in intimate religious prose. Centered on friendship, it remains unclear as to whether or not d’Andilly believed that only divine authority would help him keep Simon spiritually close. Cicero’s letters to his son Marcus are much more secular. D’Andilly’s model for these letters, if there is one, may be correspondence between the fathers of the early Church, those of Paulinus of Nola being an example. Simon had participated heavily in the Fouquet financial magic, so when the minister was arrested and his money confiscated by the crown, Simon suffered a heavy loss. There was no recourse but to try to mount a campaigne to influence Colbert and Fouquet’s wife Marie-Madeleine de Castille to pay back the invesment. Simon keeps his father informed and shares his worries but the father does not express much empathy for his son on money matters. Perhaps d’Andilly had settled an income on Simon, and he helped take care of his children as well as relatives who had spent time in the Bastille because of their Jansenist views (Le Maistre de Sacy). D’Andilly wrote back about work on the château of Pomponne, and planting trees. He finally became a solitaire at Port Royal, and would die there in 1674. After Cazal Simon was posted to Stockholm, where the cold and absence of ministers irritated him. He could have engaged on the issues brought up by Christine of Sweden’s abdication and conversion, but he did not. His major correspondence such as despatches and letters to the king were submitted for review by his father. In turn, translated chapters of Josephus would be sent to Stockholm to be read by Simon, who was well read, but in no position to challenge his father’s choice of words in a learned translation. Simon did intrervene to suggestions on the draft of the Memoires, very probably regarding the fugue between the father and another son. Once posted to the Hague Simon began to travel around and write typical travel observations about various cities. While these postings were very honorable though doubtlessly poorly compensated, they were also exiles for someone who had particapated in Fouquet’s monetary schemes. Simon continued carrying out diplomatic duties while remaining totally engaged in impeding the European states from allying with each other against France as a result of Louis XIV’s War of Devolution. His letters pleased the king, who offered him the high office of secretary of state. Did the king help Simon to buy such a really expensive office? Other sources than the letter would probably answer that question. The postings to Casal, Stockholm, and the Hague were welcome appointments, but they were also exiles for someone who had participated in Comptes rendus PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0016 235 Fouquet’s money making schemes (See Julian Swann, Exile, Imprisonment, or Death. The Politics of Disgrace in Bourbon France, 1610-1789, Oxford University Press, 2017). Scarcely adjusted to being secretary of state, Louis surprised Simon completely by making him a minister of state with a seat on the councils of state. Lionne had died, which helps to explain Simon’s rise, but it was also the satisfaction given by the content and style of his writing. There was just the right amount of lofty French not to be called flattery and incisive analysis. Earlier, there had been an oblique phrase about hope that the king would not go to war again after Devolution. There are brief references to numerous literary giants in the letters, but only those to Madame de Sevigné are of interest, and they are published elsewhere. Madame de Lafayette was a regular conrrespondent with d’Andilly, and so was the Duc de La Rochefoucauld, and the uncles, including the Great Arnauld, the theologian. Finally, though Racine is not mentioned in the index of names, he is in the book, p. 31. He and his son, Jean-Baptiste, gentilhomme de la chambre in a later ambassadorial household at the Hague, suggests interesting comparisons even though the son’s letters have never been found. Racine writes about daily family life, a daughter who is seeking to join Port Royal as a nun (it is forbidden), constantly worrying about his son’s conduict (See André Blanc, Racine. Trois siècles de théâtre, Paris, Fayard, 2003), and his declining health. Unlike Simon, Jean-Baptiste never climbed into high office. The great playwright sought to be buried at the feet of one of his teachers at Port Royal, and instead of translating an ancient historian he wrote a short history of Port Royal to support an aunt in her battles to preserve Port Royal from destruction. Voltaire wrote that it was written in the purist French prose that he had ever read. This reviewer lacks the expertise to evaluate French classical prose, but are not d’Andilly’s Memoires and letters of equal prose distinction? Orest Ranum Comptes rendus PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0017 236 Christian Reidenbach : Gesten der Entscheidung. Spielarten von Souveränität im Theater Pierre Corneilles (1636-1643), Berlin/ Boston, De Gruyter, 2024. 537 p., 50 Ill. Les dates du titre de ce volume concernent les cinq pièces de Corneille auxquelles Reidenbach consacre toujours un chapitre : L’Illusion comique (89- 134), Le Cid (135-198), Horace (199-254), Cinna ou la clémence d’Auguste (255-310), Polyeucte martyr (311-376), La Mort de Pompée (377-438). Ses interprétations se réfèrent aux théories explicitées dans le premier chapitre, le plus long, intitulé « Nous laisser faire. Einleitendes zum Dezisionismus als Epochensignatur der Frühen Neuzeit » (1-88). La thèse centrale de ce chapitre est que les temps modernes se distinguent par un certain type de décision politique discutée en faisant abstraction de la dramaturgie cornélienne (70- 81) pour aboutir aux six pièces dont l’analyse traite « primordialement le paradigme de la modernité » (« im Hinblick auf das Paradigma der Moderne sind sie zentral », 81). L’interprétation de Corneille comme poète érudit par Georges Forestier est vilipendée (cf. p. 23) et les vues rhétoriques de Marc Fumaroli sont citées quand elles peuvent soutenir les vues de notre critique mais écartées en principe (cf. p. 24) tandis que les publications de Hélène Merlin-Kajman sont approuvées puisqu’elles ont « le mérite » d’avoir utilisé les idées de Reinhart Koselleck sur les développements de l’ère privée pour expliquer « les drames de Corneille » (38). La critique allemande, française et anglo-saxonne est citée dans les nombreuses notes surtout pour confirmer les interprétations de l’auteur, sinon elle est rejetée. Reidenbach aborde le théâtre cornélien dans l’optique de l’histoire des mentalités. Hans Blumenberg lui fournit la théorie pour le situer à l’intérieur d’une « généalogie des concepts de réalité » (« Genealogie der Wirklichkeitsbegriffe », 26) qui contribuent à créer une « norme de réalité de la beauté de l’art » (« Realitätsnorm des Kunstschönen », 28). Cette optique fait ressortir une « duplication de la réalité » (« Realitätsverdoppelung », 29) grâce à laquelle le théâtre classique peut attribuer à l’État sécularisé un nouveau mythe produisant « un nouveau schéma de représentation sociale » (« ein neues soziales Vorstellungsschema », 29) en projetant « des présents futurs dans le coloris de l’antiquité » (« zukünftiger Gegenwarten im Kolorit der Antike », 30). Dans De l’Vtilité de l’Histoire aux gens de la covr, Guez de Balzac recommande aux courtisans de pénétrer dans les arcanes des décisions du cabinet royal grâce à l’histoire en affirmant, dans De la Conversation des Romains, qu’il faut ouvrir « la porte de leur cabinet » (cit. p. 37). Il encourage ainsi Corneille à présenter « les abîmes et les chagrins des souverains suprêmes hauts » (« die höchsten Entscheidungsträger in ihren Abgründen und Nöten », 39). Tandis que, dans Le Catholique d’Estat (1625), Jérémie Ferrier Comptes rendus PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0017 237 propage « la sacralisation du secret » (« Sakralisierung des Geheimnisses », 41), Corneille s’attire le reproche de François d’Aubignac d’avoir thématisé, dans son Œdipe, « les grands mal-heurs des familles Royales » (cit. p. 41). Grâce à l’impact des gestes de la décision politique sur la fiction des six pièces la politique de l’État absolutiste et du Roi est rendue « visible d’une manière plus authentique » (« eine authentischere Sichtbarkeit, 3). Andreas Kablitz avait soutenu auparavant la thèse selon laquelle Le Cid, Horace, Cinna pouvaient être compris comme une série expérimentale servant à « essayer des solutions toujours modifiées » (« in der je veränderte Lösungen ausprobiert werden » cit. p. 4) du discours politique, et Reidenbach se réfère plusieurs fois à lui en tant que prédécesseur de ses propres interprétations. Les jugements des Commentaires sur Corneille (1764) de Voltaire sont souvent approuvés et l’Éloge de Corneille, connue sous le titre de Vie de M. Corneille, de Fontenelle est érigée en lecture préalable à celle de notre auteur. Guez de Balzac est cité pour confirmer ses vues tout autant que le Testament politique de Richelieu, Machiavel, quant à lui, sert à expliciter la doctrine politique de Corneille et François d’Aubignac celle du domaine littéraire. Le poète se conforme au programme de Richelieu attribuant au théâtre la fonction de propager les buts de la politique royale, programme confirmé par François de Cauvigny, chargé d’élaborer les discours royaux, dans le traité De l’Autorité des Roys (1631). La philosophie de Descartes, elle, est citée régulièrement pour appuyer les interprétations. Le chapitre sur L’Illusion comique commence par évoquer le roman Voyage du monde (1690) de Gabriel Daniel bien qu’il ne puisse avoir influencé Corneille. Mais ce père jésuite a compris « tout à fait littéralement » (« ganz und gar wörtlich », 89) la doctrine cartésienne pour créer un « théâtre mental » (« mentales Theater », 92-93). Tandis qu’il s’en moque, Corneille l’exploite en inventant la grotte du magicien Alcandre, base de l’illusion théâtrale célébrée ensuite par D’Aubignac. La présentation des affinités entre le philosophe et le dramaturge recourt même à une notion grecque en graphie originale (cf. p. 113), procédé qui revient toujours quand Reidenbach, qui n’utilise que des traductions des sources antiques, semble souligner l’importance d’un concept. Le Cid se rattache à l’essor des traités de comportement comme par exemple celui de Nicolas Faret qui propage un « changement des sémantiques des passions » (« Umkodierung der Affektsemantiken », 137). Les affinités du dramaturge avec l’auteur de L’honnête Homme se vérifient jusqu’à leur montée similaire dans la hiérarchie sociale (cf. p. 142-146). Un long développement sur De la Sagesse (1601/ 1604) de Pierre Charon (147-156) analyse la présentation de la vertu en tant que « modération des appétits » (cit. p. 147) et met en évidence « un changement anthropologique qui est précurseur de Comptes rendus PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0017 238 celui de Descartes » (« einen anthropologischen Wandel, der auf Descartes vorausdeutet », 154). Corneille condense ce programme dans l’épigramme : « Pour vaincre un point d’honneur qui combat contre toi, / Laisse faire le temps, ta vaillance, et ton Roi. » (cit. p. 157 et p. 196). El Héroe de Baltasar Gracián, publié en 1637, confirme le programme du Cid dès que le traducteur Nicolas Gervaise oppose aux passions guerrières des Espagnols l‘honnêteté française, ce qui revient « à une domination du comportement » (« eine Zähmungsleistung », 197). L’illusion de cette tragicomédie est « comique » grâce au « coup rhétorique de l’esthétisation de l’effet d’illusion » (« rhetorischer Coup bei der Ästhetisierung der Illusionswirkung », 117). Alcandre est le double du dramaturge qui « réclame le droit propre des réalités théâtrales » (« Anspruch aufs Eigenrecht theatraler Wirklichkeiten », 123) en s’ingéniant primordialement à « formuler et à réclamer le droit propre du théâtre » (« das Eigenrecht des Theaters allererst formuliert und einfordert », 131). Dans Horace, Corneille prend parti pour les fins politiques de Richelieu quand il exalte les personnages à l’intérieur d’une « économie de gloire » (« Ökonomie des gloire », 204). Citant la dédicace du drame au Cardinal, Reidenbach constate que le poète désire fournir sa « contribution directe en vue de la conservation du corps de l’État » (« direkten Beitrag zum Erhalt des Staatskörpers », 240). Après avoir profité d’Horace pour fonder son royaume, Tulle attribue au meurtre commis contre Camille une « origine du royaume de Rome en tant que territoire de justice » (« Ursprung für das römische Reich als Rechtsraum », 246). Le Dicours de la tragédie (1660) insiste sur la nécessité de plaire même au prix d’une violation de la règle de bienséance pour justifier le bouleversement du public (cf. p. 252-253). Le début du chapitre sur Cinna ou la clémence d’Auguste évoque l’assassinat de Concino Concini, ordonné par Louis XIII, et le situe dans l’optique des Considérations politiques sur les coups d’État (1639) de Gabriel Naudé pour attribuer à Corneille l’intention de montrer comment il résulte « de la compréhension de l’homme au pouvoir concernant la fondation précaire de son office une nouvelle morale du gouvernement » (« aus der Einsicht in die prekäre Begründung seines Amtes eine neue Sittlichkeit des Regierens », 263). Mais Cinna présente « un souverain doutant » (« einen zweifelnden Herrscher », 286) et Cinna et Maxime ne sont que « les exécuteurs de ces scénarios auxquels Auguste se voyait confronté auparavant par sa conscience » (« nur Ausführende jener Szenarien, mit denen sich Auguste zuvor durch das eigene Gewissen konfrontiert sah », 289). Bien que la dévotion bien connue de Louis XIII ne suffise pas à justifier ce trait de caractère du personnage, la pièce s’en autorise pour fournir « un plaidoyer pour la raison d’État » (« ein Plädoyer für die Staatsraison », 306). Comptes rendus PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0017 239 Reidenbach commence ses interprétations des drames par le renvoi à un auteur que les critiques n’avaient pas l’habitude d’évoquer. Celle de Polyeucte martyr se base sur La perspective cvrievse ou Magie artificielle des effets merveillevx (1638) de Jean-François Niceron, une des nombreuses illustrations citées pour expliciter ses lectures, dans le cas présent utilisée pour manifester « le rejet et en même temps la proximité exceptionnelle entre le sacré et le profane » (« die Verwerfung und zugleich die exzeptionelle Nähe zwischen Sakralem und Profanem », 312). Corneille incarne la tension entre le paganisme et le christianisme dans l’amour de Pauline pour Polyeucte et Sévère, deux « personnages symétriques » (« symmetrische Figuren », 331). Le propos de Néarque : « Polyeucte est Chrétien, parce qu’il l’a voulu », (cité p. 346) appuie la thèse d’après laquelle Corneille envisage surtout une légitimation théâtrale du merveilleux, idée rapprochée de sa dédicace à la Reine régente affirmant : « Ce n’est qu’une pièce de théâtre que je lui présente, mais qui l’entretiendra de Dieu » (cité p. 358). Reidenbach s’y refère pour ajouter un développement sur « la religion et la mode » (« Exkurs. Die Religion und die Mode », 359-367). Il explique l’énoncé de Sévère « que chacun ait ses Dieux, / Qu’il les serve à sa mode, et sans peur de la peine » (cité p. 372) comme un défi de l’honnête homme vis-à-vis du zèle des dévots et en conclut que « l’agitation fondamentaliste de Polyeucte est moins appréciée par le public que l’idée de tolérance de Sévère » (« Polyeuctes fundamentalistischer Übereifer steht in der Pubikumsgunst zurück hinter der Toleranzidee eines Sévère », 461). Le chapitre finit par un portrait satirique de Péguy, dont « l’enthousiasme anachronique » (« anachronistischen Enthousiasmus », 376) pour une lecture religieuse de Polyeucte contraste avec « la fin peu glorieuse dans les tranchées de 1914 » (« in den Schützengräben von 1914 ein wenig ruhmreiches Ende », 376). La Mort de Pompée présente une « idéologie dégrisée » (« ideologisch ausgenüchtert », 382) par rapport au Cid. Corneille y « érige un tombeau littéraire à l’exaltation de l’idéalisme étatiste » (« errichtet […dem…] zum Höhepunkt getriebenen Staatsidealismus ein literarisches Grabmal », 385). Son hommage au cardinal Mazarin, où il déclare « que de tes vertus le portrait sans égal / S’achève de ma main sur son original » (cit. p. 435) érige le dramaturge en « fabricateur de l’opinion publique » (« Meinungsmacher », 435) mais la fin de cette tragédie est « fallacieuse » (« trügerisch », 437). Le dernier chapitre « Möglichkeit der Tragödie gestern und heute » (439- 488) résume les développements précédents en élargissant la perspective jusqu’aux temps présents. Reidenbach y rapproche ses analyses des études de Lucien Goldmann, Walter Benjamin, Georg Lukács, Susan Sontag et George Steiner (cf. p. 439-445). La fin de ce chapitre (464-488) se détourne de Corneille en faveur d’une étude de ce qui est « au-delà du mythe » (Jenseits Comptes rendus PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0017 240 des Mythos, 464), elle dépasse par conséquent l’optique de notre revue. Je n’ai donc plus à m’en occuper. Volker Kapp Livres reçus PFSCL LII, 102 DOI 10.24053/ PFSCL-2025-0018 Livres reçus ABIVEN, Karin, AMSTUTZ, Delphine, GODERNIAUX, Alexandre, PETIT, Adrienne (dir.) : Écritures des libelles et pratiques littéraires (XVI e -XVIII e siècle), Littératures classiques, n o 115 (2024). 196 p. BIET, Christian : Transparence du passé : les théâtres de la catastrophe (XVI e -XVII e siècles/ XX e -XXI e siècles). Édition établie par Sophie Houdard et Olivier Neveux. Rennes, coll. « Le Spectaculaire - Arts de la scène », Presses Universitaires de Rennes, 2023. 444 p. BURGAT-CHARVILLON, Léa ; MOREAU, Isabelle (dir.) : La paresse aux XVI e et XVII e siècles, Littératures classiques, n o 112 (2023). 159 p. CARTRON, Maxime : « Au seuil d’une présence nue ». Phénoménologies baroques. Genève, Droz, « Courant critique, 7 », 2025. 130 p. MANGILI, Adrien : Magie naturelle et libre pensée. Étude d’une relation ambivalente (XVI e -XVII e siècles). Genève, Droz, « Travaux d’Humanisme et Renaissance », 2025. 536 p. MATHIS, Rémi : Le Solitaire et le Ministre. Autour de la correspondance entre Arnauld d’Andilly et Arnauld de Pomponne (1642-1674). Paris, Classiques Garnier, coll. « Univers Port-Royal, 53 », 2024. 359 p. MAZOUER, Charles : Images du Moyen Âge dans le théâtre français moderne, XVI e - XXI e siècle. Paris, Honoré Champion, « Convergences (Antiquité-XXI e siècle) », 2024. 234 p. + Index nominum, Index des pièces de théâtre. MORIMOTO, Norihiro : Fénelon, pasteur et écrivain. Paris, Honoré Champion, « Lumière Classique, 127 », 2024. 474 p. + Bibliographie, Index nominum. REIDENBACH, Christian : Gesten der Entscheidung. Spielarten von Souveränität im Theater Pierre Corneilles (1636-1643). Berlin/ Boston, Walter de Gruyter, 2024. 491 p. + Bibliographie, Index de noms. ROUQUAYROL, Louis : Descartes et la culture des esprits. Du bon sens au sens commun. Paris, Honoré Champion, « Travaux de philosophie », 2024. 324 p. + Bibliographie, Index nominum. SCHLIEPER, Hendrik : Liebestragödie. Genealogien einer französischen Gattung des 17. Jahrhunderts. Paderborn, Brill/ Fink, coll. « Poesis, 7 », 2024. 409 p. Biblio 17 Suppléments aux Papers on French Seventeenth Century Literature Derniers titres parus 227 Claudine N édelec / Marine R oussilloN (éds.) Frontières. Expériences et représentations dans la France du XVII e siècle (2023, 507 p.) 228 Bernard J. B ouRque (éd.) Guillaume Colletet : Cyminde ou les deux victimes (1642) (2022, 154 p.) 229 Christopher G ossip (éd.) Claude Boyer : Le Comte d’Essex (2024, 113 p.) 230 Guillaume p euReux / Delphine R éGuiG (éds.) La langue à l’épreuve. La poésie française entre Malherbe et Boileau (2024, 324 p.) 231 Bernard B ouRque (éd.) Isaac de Benserade. Théâtre completet (2024, 532 p.) 232 Philippe Hourcade (éd.) Jean-François Regnard. Le Joueur. Comédie suivi de La Désolation des joueuses. Comédie de Florent Carton Dancourt (2025, 195 p.)