eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 35/68

Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
61
2008
3568

La fête qui n’a pas eu lieu

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2008
Marc Fumaroli
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PFSCL XXXV, 68 (2008) La fête qui n’a pas eu lieu MARC FUMAROLI de l’Académie française La commémoration du quatrième centenaire de la naissance de Corneille en 2006 n’a eu aucun caractère national. L’Académie française, lors de sa séance solennelle de rentrée, la Ville de Rouen, la Revue d’Histoire littéraire de la France, ont fait leur devoir. Le cœur n’y était pas, et la résonance de ces hommages clairsemés a été très faible. On a dit, mais je me refuse à le croire, que l’on aurait subodoré, parmi les ancêtres ou les descendants du dramaturge rouennais, quelque armateur ou capitaine négrier, ce qui aurait incité en haut lieu à freiner les enthousiasmes et empêcher la fête, de peur de tomber sous le coup de la loi Taubira. Si c’était exact, il faudrait à l’avenir éviter Chateaubriand comme la peste, car dans son cas, il est à peu près avéré que le père de l’écrivain malouin a redoré son blason dans la traite. Mais même si ce bruit n’est qu’un canard, il est symptomatique d’un climat médiatique où tous les prétextes sont bons pour mettre à la question le concept de « nation » et où l’on a pu lire, dans une gazette, une damnatio memoriae du fameux discours de Renan « Qu’est ce qu’une nation ! », comme si la noble définition qu’il en donnait, « plébiscite de tous les jours », ne s’opposait pas terme à terme au « Volk » nationaliste allemand. Alors, Corneille, vous pensez ! Ce grand classique français de l’Age classique plébiscité par Napoléon et Talma, par Hugo et par Péguy, cette pierre angulaire de la nation telle que la conçoit Renan, est de trop. Il dérange les joueurs de flûte de Hamelin. C’est un fait récent. Longtemps après 1968, le souffle de jeunesse qu’avait donné au Cid l’interprétation de Gérard Philipe, le succès que la mode « baroque » avait assuré à diverses mises en scène de l’Illusion Comique, la redécouverte par des metteurs en scène expérimentaux des comédies du jeune Corneille, la réapparition fréquente au répertoire de la Comédie française et des théâtres subventionnés de ses tragédies les plus célèbres et même les plus oubliées (Othon, Suréna, voire, au Vieux Marc Fumaroli 12 Colombier, Tite et Bérénice) ont fait de la seconde moitié du XX e siècle une époque faste pour la vie scénique de son œuvre dramatique. Les travaux de Georges Couton, son édition de Corneille dans la Pléiade, ont accompagné et nourri cette faveur de longue durée. Soudain, aujourd’hui, n’était le serpent de mer stupide qui fait jaser les journalistes, d’un Corneille auteur des comédies de Molière, c’est à peine si l’on se souvient qu’il a existé un poète de ce nom. Pourquoi cette amnésie ? J’ai évoqué d’entrée l’association d’idées entre Corneille et le concept classique de nation française. Dans un contexte d’effritement ou de dilution de ce concept, l’association d’idées se retourne aujourd’hui contre le poète. J’aurais pu évoquer aussi le refus d’inscrire dans le préambule de la Constitution européenne la notion des « sources chrétiennes » de l’Europe. Ce n’est pas ce refus qui a fait voter « non » à la Constitution. Reste que la dénégation officielle d’une origine chrétienne de l’Europe a retenti indirectement sur l’auteur de Polyeucte, qui est de surcroît un admirable traducteur de l’Imitation de Jésus Christ. On a osé récemment, à Genève, jouer le Mahomet de Voltaire. Qui oserait aujourd’hui représenter Polyeucte, ou faire une lecture publique de l’Imitation ? Corneille est devenu soudain politiquement très incorrect. C’est inquiétant. Mais il faut en venir à une explication si possible encore plus inquiétante. Le mouvement qui pendant l’après-guerre a porté un long revival du théâtre de Corneille était le fait de metteurs en scène et d’acteurs qui avaient étudié leurs classiques au lycée, et il a pu s’appuyer sur des générations de spectateurs qui avaient fait les mêmes études. Ces générations ont disparu ou sont en train de disparaître. Le public actuel de théâtre n’a pas étudié ses classiques. Voir Corneille revivifié dans une nouvelle mise en scène ne lui dit plus rien. Du moins est-ce le goût que nos princes, dans leur profonde sagesse sociologique et économique, ont décidé qu’il devait avoir, sous peine de ne pas être à la hauteur de la modernité. Corneille est un professeur de liberté. La modernité s’en accommode de moins en moins. Il est déjà question de ranger les études littéraires françaises, dans notre enseignement secondaire, parmi les matières à option, au même titre que le latin et le grec. La mémoire littéraire de la nation tend à s’atrophier au point de ne plus remonter au delà de Ionesco et de Beckett, qui eux-mêmes font figure de classiques très chenus. Cet Alzheimer collectif, infligé de haut, n’est que dans sa première phase. Déjà un de nos plus brillants hommes politiques vient de déclarer qu’il est étrange, en plein XXI e siècle, que l’Education nationale perde son temps à enseigner La Princesse de Clèves ! La fête qui n’a pas eu lieu contribue du moins à nous ouvrir les yeux. Le seul endroit où la mémoire, l’étude, la lecture de l’œuvre de Corneille ont La fête qui n’a pas eu lieu 13 une chance d’être maintenues, c’est l’Université. Là au moins, comme les classiques antiques sauvés par Cassiodore dans la bibliothèque du studium de Cassissiacum, la chaîne peut n’être pas rompue. Le colloque qu’Alain Niderst a eu le mérite d’organiser est un maillon dans cette chaîne, et un acte de confiance dans l’avenir.