eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 35/68

Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
61
2008
3568

Sur la circulation des livres et des spectacles en Europe

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2008
Alain Niderst
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PFSCL XXXV, 68 (2008) Sur la circulation des livres et des spectacles en Europe ALAIN NIDERST Université de Rouen L’histoire littéraire en France a d’ordinaire privilégié ce que les grands écrivains classiques doivent à la Grèce et à Rome. Il est indispensable en effet de rapprocher La Fontaine d’Esope et de Phèdre, Racine de Sophocle, d’Euripide et de Sénèque, Molière d’Aristophane et de Térence. On sait que Corneille a proclamé que « les Anciens n’avaient pas tout su » 1 , mais enfin il doit beaucoup à Lucain, à Tite-Live, à Valerius Flaccus. Durant ces quatre journées où nous sommes réunis, nous allons tenter une autre voie. Nous allons adopter une optique que l’on peut dire comparatiste et chercher ce que l’auteur du Cid a puisé dans les grandes littératures européennes et ce qu’il leur a apporté. Un changement d’optique suscite forcément de nouvelles conceptions. Soyons sûrs que Corneille à l’issue de nos travaux ne sera plus tout à fait ce qu’il était avant que nous commencions à nous assembler... Encore faut-il être assurés de la validité de notre démarche, et donc soulever et tenter de résoudre la question suivante : comment se faisait au XVII e siècle la circulation des livres et des spectacles d’un pays à l’autre ? comment le poète rouennais a-t-il pu connaître ce qui se jouait et s’imprimait à Rome ou à Madrid, et comment ses tragédies ont-elles pu inspirer les poètes d’Amsterdam ou de Vienne ? Au début sont les voyageurs. Il est maintes raisons qui font venir en France des princes ou des savants des pays étrangers. On voit aussi à Paris les comédiens italiens, qui y demeurent de 1653 à 1697 et y reviendront en 1716, et de 1660 à 1672 s’y produit une troupe espagnole protégée par la reine Marie-Thérèse. Il est également bien des raisons qui amènent les Français à sortir du royaume. Alors que les voyages sont évidemment longs et coûteux, alors 1 Préface de Clitandre . Alain Niderst 18 que les guerres sont fréquentes et rendent apparemment les frontières étanches, alors que les souverains se menacent et souvent se combattent, l’Europe demeure une unité vivante. On ne cesse d’errer entre le nord de l’Allemagne et le sud de l’Italie. Peut-être parce que, malgré les divisions, parfois les haines, qui opposent protestants et papistes, l’unité chrétienne n’est pas perdue. Mais n’est-ce pas plutôt l’unité humaniste, puisque les Français, comme les Espagnols ou les Anglais n’hésitent pas à se rendre dans le Levant, plus loin même, et qu’ils méditent, tels Bernier et tant d’autres, sur la sagesse des Indiens, celle des Chinois, celle des Incas ? Pourquoi ces voyages ? Il semble normal que les adolescents qui sortent du collège, se rendent en Italie. Les ruines romaines, les chefs d’œuvre de la Renaissance, même la vie moderne des Vénitiens ou des Napolitains, doivent être connus. Le « voyage en Italie » demeurera pendant des siècles - jusqu’à notre époque à la rigueur - un rite éducatif 2 . On espère que les jeunes gens se décrasseront de leur naïveté ou d’un simplisme excessif due à leur éducation en voyant les merveilles transalpines. Ils peuvent aussi se purger de leur mélancolie. Dans Celinte Madeleine de Scudéry nous peint l’amour que l’héroïne inspire à deux amis, Ariston et Meliandre. Pour les guérir Mirinthe, qu'ils ont pris pour arbitre, les emmène à Rome. « Ils alloient lentement et s’arrestoient presques par tout où ils passoient » 3 . Il leur faut donc quatre mois pour arriver à Rome. Au début ils sont encore rongés de chagrin, puis « la raison, la diversité d’objets, le changement de lieux et la conversation de Mirinthe les rendirent un peu plus sociables » 4 . A Rome ils voient les antiquités ainsi que les chefs d’œuvre de la peinture, et d’abord ceux de Raphaël. Ils visitent les ateliers où travaillent les artistes, et par un funeste hasard, dans l’un de ces ateliers, ils voient le portrait de Celinte sous les traits de Diane. C’en est assez pour que tous les bienfaits du voyage s’estompent et qu’ils soient tous deux dominés à nouveau par la passion et la mélancolie... La romancière ne nous dit pas que ses héros aient vu des spectacles, ni acheté des livres. Maximilien Misson distingue plusieurs sortes de voyageurs. La pluspart des jeunes gens, écrit-il, que leurs parens envoyent en Italie, sont des Enfans qui n’ont encore ni goust ni discernement. Ils ne songent 2 Voir Marie-Madeleine Martinet, Le voyage d’Italie dans les littératures européennes, Paris : P.U.F., 1996. 3 Celinte, p. p. Alain Niderst, Paris : Nizet, 1979, p. 81. 4 Ibid., loc. cit. Sur la circulation des livres et des spectacles en Europe 19 qu’à manger, à jouer et à dormir, et font [...] fort vanité de mépriser tout le reste 5 . Bien éloignés de cette frivolité, d’autres voyageurs veulent d’abord s’instruire. André Félibien, parti pour accompagner l’ambassadeur, François de Fontenay-Mareuil, dont il est le secrétaire, découvre à Rome la grande peinture de la Renaissance et rencontre Claude Lorrain et Poussin 6 . Charles- César Baudelot de Dairval explique longuement que l’utilité des voyages ne lui semble pas résider seulement dans l’appréhension de nouveaux climats et de nouvelles connaissanes, mais plus encore dans la découverte d’antiquités singulièrement instructives - inscriptions, bas-reliefs, talismans, médailles et monnaies 7 . Il n’est donc pas inutile de composer des mémoires qui guideront les voyageurs, et c’est à quoi s’applique la liste alphabétique des « palais de Rome », des « vignes et maisons de plaisance », des églises à voir dans la ville... 8 Juste Lipse a rédigé un petit traité De ratione cum fructu perigrandi - « De l’art de voyager avec fruit ». L’utilitas doit, affirme-t-il, accompagner la voluptas, et, précise-t-il, « l’encerche se devra tirer des hommes ou des livres : car presque chaque langue a ses livres et ses histoires particulieres que tu fueilleteras » 9 . François Guyet, Guez de Balzac, Jacques Sirmond, Descartes, Baudier, Silhon, l’abbé de Thou, Bouchard, Patru, Urfé, Boisrobert, Saint- Amant, Scarron, Mainard et bien d’autres se rendent en Italie et s’y cultivent autant qu’ils s’y amusent. Misson s’étonne de ce qu’il appelle les bacchanales auxquelles Venise s’abandonne pendant le carnaval. Il admire la musique des opéras, tout en regrettant que les décorations y soient « moins belles » qu’en France, et « les habits fort pauvres » et en avouant que « nous attendions la fin de la pièce avec impatience ». Dans les comédies italiennes il ne voit que « galimatias, miserables bouffonneries à bastons rompus », et, ajoute-t-il, « les sottises toutes pures s’y prononcent aussi distinctement qu’autre chose » 10 . Mon- 5 Nouveau Voyage d’Italie, Lettres à M. Du., La Haye : Henri van Bulderen, 1698, t. III, Au Lecteur. 6 Alain Niderst, « André Félibien en Italie », dans C.E.H.I.S., Les Récits de voyage, Paris : A.G. Nizet, 1986, p. 73-83. 7 Baudelot de Dairval, De l’Utilité des Voyages et de l’avantage que la Recherche des Antiquitez procure aux Sçavans, 2° éd., Paris : Charles Ferrand, 1727. 8 Nouveau Voyage d’Italie, t. III, p. 249. 9 Traduction du De ratione p. p. Antoine Brun, Lyon, 1619, dans Normand Doiron, L’Art de voyager, Le déplacement à l’époque classique, Sainte-Foy : les Presses de l’Université Laval; Paris : Klincksieck, 1995, p. 212. 10 Nouveau voyage d’Italie, t. I, p. 236-238. Alain Niderst 20 taigne « se contente fort » des comédies qu’il voit à Bologne et à Pise 11 . Nicolas Payen juge la comédie italienne « simple et ordinaire, comme on la joüe dans le Palais-Royal à Paris, avec cette seule difference que les Nobles Venitiens qui l’entendent, en font souvent la meilleure partie. Ils ne se taisent point dans le Parterre » 12 . Si le président de Brosses peut déclarer que « Naples est la capitale du monde musical » et admirer comme les opéras y sont « au goust du petit peuple » 13 , il semble bien que l’Espagne soit le royaume de la comedia. L’abbé Bertaut constate qu’il y a « des troupes de comediens quasi dans toutes les villes et meilleures à proportion que les nostres » 14 , et il assiste au palais à la représentation devant le roi d’une comédie qui lui paraît fort plaisante, « car le principal personnage estoit un Archevêque de Tolede qui commandoit une armée, et afin que l’on n’en doutast point il venoit toûjours sur le theatre en Rochet et Camail avec un baudrier et une épée par dessus des bottes et des esperons » 15 . Mme d’Aulnoy rapporte que le reine-mère Marie-Anne d’Autriche, « qui cherchoit à gagner l’affection du Peuple donna trois Comedies mêlées de Musique qu’on representa sur un Theâtre de la Plaça Major, afin que beaucoup de monde pût en avoir le plaisir sans qu’il en coutât rien », et, ajoute-t-elle, « on aime [ces spectacles] plus en Espagne qu’en lieu du monde » 16 . Elle note d’ailleurs qu’ »il se passoit peu de jours que le Roi et la Reine n’allassent à la chasse, ou à la comedie » 17 , elle évoque une tragédie donnée à la cour, et, durant le carnaval, trois jours de suite où se jouent des comédies au palais 18 . Elle décrit les représentations données sur les places de comédies sérieuses, mais coupées aux entractes de danses ou d’un morceau de farce. Elle rappelle toutes les Comedias famosas, de Montalban, de Mendoza, de Rojas, d’Alarcón, de Velez de Guevara, de Mira de Mescua, de Coello, de Villegas et de Calderón, qui lui semble le meilleur. « Les François, note-t-elle, critiquent les pièces espagnoles », et en particulier les « plaisanteries fades et inutiles qui apparaissent dans les 11 Journal de Voyage, p. p. Louis Lautrey, Paris : Hachette, 1906, p. 183 et 393. 12 Les Voyages de Monsieur Payen, Lieutenant General de Meaux, Paris : Estienne Loyson, 1667, p. 176. 13 Journal de Voyage en Italie, Lettres Familieres, Préface de Marie-Thérèse de Brosses, Grenoble : Roissard, 1971, p. 238. 14 Journal de Voyage d’Espagne, Paris : Denys Thierry, 1669, p. 298. 15 Ibid., p. 36. 16 Mémoires de la Cour d’Espagne, Amsterdam : N. Etienne Lucas, 1716, 5° éd., t. II, p. 58. 17 Ibid., t. II, p. 197. 18 Ibid., t. II, p. 257-258. Sur la circulation des livres et des spectacles en Europe 21 tragédies » 19 , et elle-même regrette que dans l’opéra d’Alcée les machines soient « pitoyables » et que le gracioso y prononce « cent impertinences » 20 . Elle reconnaît toutefois que le théâtre s’est épuré, où jadis se voyaient bien des « actions opposées à la modestie » et où les « acteurs faisoient honte aux gens de bien », et elle loue « l’enjouement naïf » de certaines œuvres 21 . Antoine Brunel de Saint-Maurice note qu’en 1655 il y a à Madrid deux théâtres, où l’on joue tous les jours, il indique le prix des représentations - en tout près de quinze sols par personne. On joue, note-t-il, en plein jour et non aux flambeaux. Finalement il est assez sévère : « La représentation n’en vaut presque rien » : si l’on excepte « quelques personnages qui reüssissent », aucun acteur n’a « l’air ni le genie de vray comedien », les habits ne sont pas « adaptés au sujet », le prologue en musique est « fort mal chanté ». Cela n’empêche que le peuple adore ces spectacles, qui chaque jour attirent la foule 22 . A Vienne, pour l’anniversaire de l’impératrice Marguerite-Thérèse, Charles Patin voit jouer, chanter et danser une Andromède italienne. En Angleterre Sorbière admire la beauté du théâtre de Saint-James, mais les pièces ne l’enthousiasment pas, car elles ignorent les unités de lieu et de temps, et les caractères sont représentés d’une étrange manière : « Pour dépeindre un avare, dit-il, ils font faire à un homme toutes les plus basses actions qui se prattiquent en divers âges, en diverses rencontres et en diverses professions ». C’est là ce qu’il appelle « un pot pourry », et les livres anglais, ajoute-t-il, sont « des rapsodies assez mal cousues » 23 . Cette sévérité lui attire une Reponse aux faussetés et aux invectives qui se lisent dans la Relation de Voyage de Sorbiere en Angleterre 24 , où l’on proclame que « presentement il n’y a peut estre point dans toute l’Europe de theatre plus regulier que celui de Londres » et que les poètes anglais sont « plus originaux que les poetes françois » 25 . 19 Relation du Voyage d’Espagne, Paris : Vve de Claude Barbin, 1699, t. I, p. 84, t. II, p. 184 sv. 20 Ibid., t. III, p. 33. 21 Ibid., t. II, p. 184. 22 Voyage d’Espagne Curieux, historique, Politique, Fait en l’Année 1655, Paris : Robert de Ninville, 1666, p. 29 sv. 23 Relation d’un Voyage en Angleterre, où sont touchées plusieurs choses qui regardent l’estat des Sciences, et de la Religion, et autres matieres curieuses, Cologne : Pierre Michel, 1666, p. 137-139. 24 Amsterdam : Jean Maximilien Lucas, 1675. 25 Ibid., p. 126-127. Alain Niderst 22 Samuel Chappuzeau est moins critique que Sorbière. Il rappelle qu’il a vu jouer à Londres deux tragédies, l’une sur Montezume roi de Mexique, l’autre sur La Mort de Mustapha Les Anglais, dit-il, sont trés bons Comediens pour leur nation, ils ont de fort beaux theatres et des habits magnifiques; mais ny eux ni leurs Poëtes ne se piquent pas fort de s’atacher aux regles de la Poëtique et dans une Tragédie ils feront rire et pleurer 26 . Mme d’Aulnoy voit le duc Georges de Buckingham s’amuser à s’habiller en Trivelin et jouer des bouffonneries sur des tréteaux 27 , et elle assiste à une représentation de l’Ibrahim de Georges de Scudéry, où les comédiens jouent « merveilleusement bien » 28 . C’est l’époque où l’on récrit Shakespeare pour l’accommoder au goût moderne, et où Samuel Pepys jugera Le Songe d’une nuit d’été « la plus insipide et ridicule piece qu’il ait vue de sa vie » 29 . Ces voyageurs peuvent - c’est évident - se procurer aisément des manuscrits, soit du simple canevas soit de tout le texte des pièces qu’ils voient, et ils peuvent les rapporter en France. Souvent ils achètent des livres, et certains d’entre eux ont entrepris leurs périples dans ce but. Ainsi Jacques Gaffarel et Jean Tileman Stella sont chargés par Richelieu de rapporter en France pour la bibliothèque du cardinal-duc « les meilleurs livres et imprimez qui se puissent trouver » 30 . Mazarin donne la même mission à Gabriel Naudé, qui dans ce but parcourt de 1644 à 1647 les Flandres, l’Italie, la Suisse, la Rhénanie, la Hollande et l’Angleterre 31 . En 1680-1682 le fils de Claude Pellot, premier président au Parlement de Rouen, voyage en Espagne, au Portugal, en Italie et en Allemagne afin d’acheter des livres pour la bibliothèque de Colbert 32 . Naudé explique longuement comme il est utile et glorieux de « dresser de belles et magnifiques bibliotheques » 33 et par quels moyens on y peut parvenir - soit en achetant d’autres bibliothèques, soit en profitant d’un 26 Le Théatre françois Divisé en trois Livres, Lyon : Michel Mayer, 1674, p. 55-56. 27 Memoires de la Cour d’Angleterre, La Haye : Meynder Uytwerf, 1695, t. I, p. 143. 28 Ibid., t. II, p. 109. 29 Hippolyte Taine, Histoire de la Littérature Anglaise, Paris : Hachette, 1892, t. III, p. 38. 30 Jacqueline Artier, « La bibliothèque du cardinal de Richelieu », dans Claude Jolly dir., Histoire des bibliothèques françaises, Les bibliothèques sous l’Ancien Régime, 1530-1789, Paris : Promodis, Editions du Cercle de la Librairie, 1989, p. 127-134. 31 Ibid., p. 135-145 : Pierre Gasnault, « De la bibliothèque de Mazarin à la Bibliothèque Mazarine ». 32 Ibid., p. 157-166 : Denise Bloch, « La bibliothèque de Colbert ». 33 Advis pour dresser une bibliotheque, Presenté à Monseigneur le President de Mesme, Paris : Rolet le Duc, 1644, 2° éd., p. 12. Sur la circulation des livres et des spectacles en Europe 23 legs, soit en courant les boutiques des « libraires fripiers », et il souligne l’importance des catalogues 34 . En fait, dans toute l’Europe courent des hommes de confiance envoyés par des cardinaux, par des princes, par des ministres, pour moissonner livres et manuscrits. Cela coûte horriblement cher - Naudé en convient. Mais qu’importe! Il est beau de collectionner les livres comme on collectionne les tableaux ou les statues. C’est ainsi que se constituent les grands ensembles qu’énumère en 1644 le carme Louis Jacob dans son Traicté des plus belles bibliotheques Publiques et Particulieres qui ont esté, et qui sont à present dans le monde 35 - celle de Vienne, celle de Bâle, en Angleterre celles de Westminster, d’Oxford, d’York, en Espagne celle de l’Escurial, en Belgique celle d’Anvers, en Italie l’Ambroisienne de Milan, l’Angélique de Rome, et bien d’autres. En France, en 1680, Pierre Le Gallois cite après la Bibliothèque Royale, que Colbert veille à enrichir régulièrement, celle de Condé, qu’a dressée le père du vainqueur de Rocroi, le prince Henri, « un des plus sçavans hommes de son temps », puis celles du cardinal de Bouillon, du cardinal Mazarin, de Colbert (à laquelle Etienne Baluze est attaché), des archevêques de Paris et de Reims, du Chancelier Séguier, des présidents de Lamoignon, de Mesme et de Thou, de Malebranche « conseiller au Parlement et frere de l’illustre Auteur de la recherche de la verité » et encore toutes celles des communautés religieuses 36 ... Dans ces bibliothèques se retrouvent assurément mains ouvrages latins et français, mais aussi des livres écrits en italien et en espagnol, comme en témoignent les catalogues des bibliothèque d’Henri de Fourcy 37 ou de Guillaume Prousteau 38 , et même des ouvrages allemands, flamands ou anglais 39 . Encore faut-il que ces bibliothèques soient publiques, que les étudiants, les érudits ou simplement les honnêtes gens puissent y venir travailler. Certes, à la Révolution, on fit un grand effort dans ce sens : la nationalisation des biens du clergé, la confiscation des biens des émigrés, permirent d’instaurer ce qu’on appela des « dépôts littéraires » et d’envisager un catalogue général. Mais avant 1789 il y avait déjà des bibliothèques publiques dans une quarantaine de villes de province, sans compter les 34 Ibid., p. 140-150. 35 Paris : Rolet Le Duc, 1644, p. 184 sv. 36 Traitté des plus Belles Bibliotheques de l’Europe, Paris : Estienne Michallet, 1680. 37 Catalogus Librorum Bibliothecae Illustrissimi Viri D. Henr. de Fourcy, Parisiis : Apud Gabrielum Martin, s. d. 38 Bibliotheca Prustelliana, sive Catalogus Bibliothecae Viri Clarissimi D.D. Guillelmi Prousteau, Aurelianis : Typis Francisci Rouzeau, 1721. 39 Catalogue de la bibliotheque de defunt M. Boucot, Paris : Rue des Noyers, 1699. Alain Niderst 24 bibliothèques populaires paroissiales et les cabinets de lecture. Dès 1551 à Arras, dès 1569 à Valenciennes, dès 1582 à Dôle s’étaient ouvertes des bibliothèques publiques. On estime qu’à la fin du XVIII e siècle, au nord d’une ligne allant de Saint-Malo à Genève, deux hommes sur trois et une femme sur deux étaient alphabétisés, et au sud de la même ligne 27% des hommes et 10% des femmes. Dès le XVII e siècle les collectionneurs ne travaillent pas seulement pour eux ni pour leurs maîtres. Si le jésuite Claude Clément, auteur des Musei, sive Bibliothecae, estime que les bibliothèques doivent être « fermées » au public, Naudé affirme dès 1627 que c’est « une grande renommée », une fois constituées les « belles et magnifiques bibliotheques » de « les voüer et consacrer à l’usage du public » 40 , et il note qu’à Rome on se glorifie de « faire dresser beaucoup de ces Librairies », destinées ensuite à « tous les hommes de lettres » 41 . Le Gallois en 1680 ne trouve rien de plus honorable, ny qui soit plus digne de louanges que d’eriger une bibliotheque, particulierement quand on se propose en cela non seulement sa propre instruction, mais aussi l’utilité du public, du moins celle des honnêtes gens, en leur permettant l’usage de ses livres 42 . C’est ainsi que Richelieu dans son testament recommanda de « donner l’entrée [de sa bibliothèque] à certaines heures du jour aux hommes de lettres et d’érudition » pour qu’ils puissent avoir accès aux livres, mais « sans les transporter ailleurs » 43 . Dès 1643 Mazarin autorisa dans son hôtel la consultation de ses livres « tous les jeudys depuis le matin jusqu’au soir », ou plus exactement de 8 heures à 11 heures et de 14 à 17 heures, et dans la salle les chercheurs trouvent des tables, du papier et de l’encre. En 1654 Henri du Bouchet de Bournonville légua sa bibliothèque à l’abbaye Saint- Victor. Ainsi se constitua la plus grande bibliothèque publique de Paris, ouverte trois heures le matin et quatre heures l’après-midi, les lundis, mardis et samedis 44 . Le Rica des Lettres persanes y verra travailler de cent à deux cents personnes 45 . Jacques Hennequin à Troyes, l’archevêque Anne de Lévis de Ventadour à Bourges, permettront l’ouverture de riches bibliothèques publiques. Les Rouennais disposent d’une « grande et splendide Bibliotheque publique, par 40 Naudé, Advis, éd. 1644, p. 12. 41 Ibid., p. 150. 42 Traitté, p. 170. 43 Louis Jacob, Traicté, p. 439 sv. 44 Voir Lucien Desgraves, « Vers la bibliothèque publique », dans Claude Jolly, op. cit., p. 391-411. 45 Lettres persanes, 133, 134, 135, 136, 137. Sur la circulation des livres et des spectacles en Europe 25 la liberalité de plusieurs personnes de lettres », soit Pierre Acarie, le fils de l’introductrice du Carmel en France, l’archevêque François de Harlay, le chanoine Barthélémy Hallé et Jean Bigot. A Paris viennent jouer des acteurs italiens et espagnols. A Rome, à Venise et à Séville les voyageurs vont au théâtre et achètent des livres pour eux ou pour leurs maîtres. A Paris et dans plusieurs villes de province les honnêtes gens peuvent accéder aux richesses des grandes bibliothèques. En est-ce assez pour que chaque Français puisse acquérir une culture cosmopolite ? Encore faut-il comprendre les langues étrangères. En fait, les Français du XVII e siècle sont tellement persuadés de la supériorité de leur pays et de leur langue, qu’ils se donnent rarement la peine d’apprendre d’autres idiomes. François Charpentier, Antoine Furetière, le P. Dominique Bouhours, Samuel Chappuzeau, s’accordent pour constater la « domination universelle » du français, « que les Estrangers s’empressent d’apprendre » 46 , acquérant ainsi « plus de grace et de liberté pour leur langage », car au contact du français l’italien devient moins affecté, l’allemand plus doux, l’espagnol moins outré 47 . Chauvinisme un peu excessif, car les Anglais, selon Sorbière, sont « fort amoureux de leur langue » 48 , et à la fin du siècle Misson dit encore que les Anglais « croyent que leur langue est la plus belle langue du monde » 49 . En tout cas, la fille de Monsieur, Marie-Louise d’Orléans, devenue reine d’Espagne, n’avait, selon Mme d’Aulnoy, « pour tout regal que de longues et ennuïeuses comedies Espagnoles, dont elle n’entendoit presque rien » 50 , et Brunel de Saint-Maurice reconnaît ne pouvoir bien juger du style des pièces qu’il voit à Madrid, sa « connoissance, dit-il, en la langue n’allant pas encore si avant que j’entende la Poësie, où sont toutes les façons de parler les plus figurées » 51 . Si Mme d’Aulnoy avoue s’efforcer de faire quelques progrès en espagnol, cette belle langue, dit-elle, « expressive, noble et grave » 52 , Sorbière, voyageant en Angleterre, est tout heureux de rencontrer un cavalier français « qui parloit bien Anglois » 53 , et Alfred Jouvin joint à ses Voyages 46 Chappuzeau, op. cit., p. 76. 47 Le Sort de la Langue Françoise, Paris : Vve de Claude Barbin, 1703. 48 Sorbière, op. cit., p. 140. 49 Memoires et Observations faites par un voyageur en Angleterre, La Haye : Henri van Bulderen, 1698, p. 348. 50 Relation de Voyage d’Espagne, t. I, p. 178. 51 Voyage d’Espagne, p. 27. 52 Relation de voyage d’Espagne, t. III, p. 81. 53 Sorbière, op. cit., p. 16. Alain Niderst 26 d’Europe 54 ce qu’il appelle un « Dialogue de chaque Langue estrangere acvec la Françoise, afin que si vous ne voulez point vous donner la peine de les apprendre, du moins vous en sçachiez assez pour vous faire entendre ». Il paraît en 1652 une Grammaire Angloise et Françoise pour facilement et promptement apprendre la Langue Angloise et Françoise 55 , puis des dictionnaires français-latin-allemand, anglais-français, espagnol-français, italien- français 56 . Certes, comme le dit Richard Lassels, « en voyageant nous apprenons diverses Langues et nous nous accoûtumons à converser avec des personnes que nous ne connoissons pas » 57 . Mais ceux qui restent en France sont d’ordinaire désarmés devant les étrangers. Ainsi Nicolas Boindin nous montre-til dans les loges, lors de la représentation des comédies italiennes, des gens d’une condition distinguée s’entretenant familierement avec d’autres qui assurément n’étoient pas en état de faire la depense des places qu’ils occupaient [...] ces gens n’étoient dans ces places que parce qu’ils avoient assez d’intelligence de la Langue Italienne pour expliquer aux autres ce qu’ils n’entendoient pas 58 . Il ajoute que depuis que Riccoboni et ses camarades sont arrivés à Paris, « presque tout le monde projette d’apprendre l’Italien » et que « les Dictionnaires, les Methodes et autres Œuvres de Veneroni restent [...] peu dans [...] les/ Boutiques » des libraires 59 . Il demeure qu’avec de la patience, en recourant à des amis ou à des maîtres, les honnêtes gens qui savent bien le latin, parviennent à comprendre l’essentiel d’un texte écrit en italien et en espagnol. On sait que Mme de Lafayette, formée par Ménage, apprit le latin, l’italien et l’espagnol. Dans sa Bibliotheque Ancienne et Moderne et dans sa Bibliotheque choisie Jean Le Clerc ne donne pas seulement des extraits d’ouvrages français ou latins, il rend compte de livres italiens, castillans et même anglais ou flamands... Malgré son orgueil national, le Français du XVII e siècle est naturellement ouvert sur le monde, et fidèle à l’humanisme. Il ne connaît aucun mépris 54 Paris, Claude Barbin, 1672, Au Lecteur. 55 Rouen, Robert Doré, 1652. 56 Voir la Table Alphabetique des Dictionnaires en toutes sortes de Langues et sur toutes sortes de Sciences et d’Arts, Paris : Hug. Chaubert, Herissant, 1758. 57 Voyage d’Italie contenant les mœurs des peuples, la description des Villes et de tout ce qu’il y a de beau et de curieux, tr. de l’anglois de Richard Lassels, Paris : Vve Louis Billaine, 1682, t. I, Préface. 58 Lettres Historiques a M. D*** sur la Nouvelle Comedie Italienne, Paris : Prault, 1717, p. 34-35. 59 Ibid., p. 29. Sur la circulation des livres et des spectacles en Europe 27 catégorique ni d’ailleurs aucun racisme : il a la même estime pour les Arabes, pour les Persans et les Chinois, que pour les Napolitains ou les Catalans. Ne voit-on pas à la fin de Zaïde des « noces qui se firent avec toute la galanterie des Maures et toute la politesse d’Espagne » 60 ? C’est, nous semble-t-il, au cours du XIX e siècle que s’épanouiront les nationalismes européens et en même temps le racisme, qui justifiera l’édification des grands empires coloniaux. 60 Mme de Lafayette, Romans et Nouvelles, p. p. Alain Niderst, Paris : Garnier, 1990, p. 248.