eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 35/68

Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
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2008
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L’art et le précepte : Corneille et l’aristotélisme européen

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2008
Anne Duprat
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PFSCL XXXV, 68 (2008) L’art et le précepte : Corneille et l’aristotélisme européen ANNE DUPRAT Université Paris-Sorbonne (Paris-IV) On connaît la complexité des relations qu’a pu entretenir Corneille avec l’autorité politique ; l’histoire de ses rapports avec Richelieu en fait ressortir l’ambiguïté avec assez de force. Ses relations avec l’autorité poétique, c’està-dire essentiellement avec l’aristotélisme de la République des Lettres n’ont pas été moins mouvementées. De la désinvolture affichée des premières préfaces « irrégulières » au classicisme législateur des Trois discours sur le poème dramatique, en passant par l’épreuve de force qu’a représenté pour lui comme pour l’ensemble des théoriciens du théâtre la querelle du Cid, Corneille n’a jamais cessé de mesurer son œuvre aux lois qui la régissent, comme à l’existence même de telles lois - car « il est constant », écrit-il en 1660, « qu’il y a des préceptes, puisqu’il y a un art. » Bien que, selon Aristote, le seul but de la Poésie Dramatique soit de plaire aux spectateurs, et que la plupart de ces Poèmes leur aient plu, je veux bien avouer toutefois que beaucoup d’entre eux n’ont pas atteint le but de l’Art. Il ne faut pas prétendre, dit ce Philosophe, que ce genre de poésie nous donne toute sorte de plaisir, mais seulement celui qui lui est propre ; et pour trouver ce plaisir qui lui est propre, et le donner aux Spectateurs, il faut suivre les préceptes de l’Art, et leur plaire selon les règles. (Discours de l’utilité et des parties du poème dramatique, 1660, p. 63 1 ) La phrase, bien connue, ouvre dans la première édition complète du théâtre de Corneille ce que le poète désigne comme le fruit de toute sa réflexion théorique sur les principes de cet art, et sur la façon dont il est possible ou loisible de les appliquer quand on fait vraiment des pièces de théâtre, au lieu de se contenter de réfléchir « en grammairien ou en Philosophe » - 1 La pagination est celle de l’édition G.F. des Trois discours sur le poème dramatique, prés. B. Louvat et M. Escola, 1999. Anne Duprat 34 entendre : en moraliste - sur ce que pourrait bien être une « pratique du théâtre ». Corneille répète ici sur le plan critique le tour de force que l’on admire souvent dans son écriture dramatique, en nouant dès la première phrase de son discours tous les fils du problème que pose aux poètes modernes l’autorité d’Aristote ; au lieu de s’y soumettre ou de la combattre, il annonce son intention de s’en servir comme d’un bouclier, dans sa progression constante vers le but de son Art. L’exorde donne pourtant une idée de la dimension éristique du propos qui suit : les critiques du Cid trouveront là tout ce que l’auteur condamné n’avait pas pu ou pas su leur dire vingt ans plus tôt. Dans les trois Discours du poème dramatique, comme dans les Examens et les Avis au lecteur placés en tête de chacune des pièces, l’utilisation polémique des principaux motifs de la réflexion aristotélicienne est indéniable. Elle se fait sentir aussi bien dans le faux sérieux avec lequel le dramaturge au sommet de sa gloire salue les doctes commentateurs du texte d’Aristote, que dans la désinvolture avec laquelle il tranche les nœuds qui ne se laissent pas défaire : « Voici mes opinions ou si vous voulez, mes hérésies […] » (Discours de la tragédie, p. 151). Corneille, en s’efforçant de plier ainsi la loi à sa pratique et de contourner les obstacles qu’auraient placé, devant lui les interprètes de la Poétique oscille donc entre deux attitudes : répondre aux exigences de débats de circonstances, et proposer, « sans esprit de contestation », une simple description non normative de sa poétique. Dans un cas comme dans l’autre, il est certain que tout, dans cet ensemble théorique élaboré pour l’édition de 1660, semble fait pour détourner le lecteur d’aller chercher chez Aristote - et moins encore chez Heinsius, Vida, Scaliger ou Castelvetro - les sources de la pensée de Corneille sur le sujet. L’ironie plus ou moins voilée des références à ces doctes traités suffirait à l’en empêcher : à vouloir retrouver les fondements théoriques de tel ou tel choix fait par le poète, ne risque-t-on pas, dit-il en somme, de tomber dans le piège de la dispute érudite, manquant ainsi le véritable but du discours, qui serait d’éclairer le résultat concret de ces choix 2 ? Sur la question des fins de la poésie, sur la définition de la tragédie, sur les principes de la division des genres comme sur la question de la vraisemblance, tous les préceptes qu’il formule y apparaissent d’abord comme le résultat d’une expérience dont la réussite n’est pas contestable - « Je hasarderai, dit-il, 2 Les traducteurs et commentateurs italiens ou hollandais d’Aristote n’apparaissent explicitement dans l’exposé que pour faire valoir la liberté que prend le poètethéoricien de présenter son interprétation personnelle du passage de la Poétique qu’ils n’auraient jamais réussi à expliquer correctement - c’est le cas par exemple à propos du sens de la catharsis (Discours de la tragédie, p. 96). Corneille et l’aristotélisme européen 35 quelque chose sur trente ans de théâtre » 3 ! Quant aux sources livresques de cette réussite, elles ne seraient pas à chercher dans les traités de poétique, mais chez les auteurs à qui il dit reprendre le sujet de ses pièces, et qu’il cite cette fois de la façon la plus détaillée, invitant son lecteur à aller chercher le sens de sa poétique dans les comédies de Lope de Vega, dans la Pharsale de Lucain, dans les tragédies de Sénèque, du Trissin, d’Euripide ou de Sophocle, comme dans les récits des historiens mineurs. On s’aperçoit pourtant, lorsqu’on tente de retracer le parcours qu’a pu faire Corneille dans les différentes formes d’aristotélisme auxquelles il a pu être confronté 4 , qu’il fait en réalité un usage tout à fait intéressant de la loi ou plutôt de la jurisprudence en matière de théorie poétique, dans le dispositif qu’il adopte pour rendre compte de la légitimité de ses choix artistiques. On se souvient en effet qu’il commente dans les trois Discours les principes de toute composition dramatique, pour pouvoir justifier ensuite dans l’Examen qu’il place en tête de ses pièces les inévitables écarts auxquels l’exécution concrète de chaque projet a pu le contraindre - la théorie d’un côté, la critique de l’autre. Or, ce Codex dramatique formule les lois tirées de la Poétique par les commentateurs d’Aristote de façon souvent plus contraignante que ceux-ci ne l’avaient fait, que ce soit sur la définition des unités du poème, sur la nature des passions tragiques, ou encore sur l’intérêt de préférer le nécessaire au vraisemblable dans l’organisation d’une intrigue. Il y emploie, de plus, une phraséologie presque abandonnée par les doctes, vingt ans après la querelle du Cid. Ainsi, dans les écrits théoriques d’un Jean Chapelain - principal importateur en France de l’aristotélisme italien et hollandais du début du siècle, et principal interlocuteur de Corneille en la matière - la référence à la Poétique n’est jamais utilisée sur le mode de l’autorité législatrice ; c’est Chapelain qui a contribué le plus à 3 De l’utilité et des parties du poème dramatique, p. 65. Un argument dont le poids augmente évidemment au fil des éditions : « plus de trente ans » (1664), « quarante ans » (1668), et « cinquante ans » (1682). « Le commentaire dont je me sers le plus », dit-il en achevant ce premier Discours, « c’est l’expérience du théâtre » (p. 93). 4 Voir sur ce point, outre E. Hénin (« Corneille et Castelvetro », dans ce volume), les analyses d’A. Niderst, « Corneille et les commentateurs d’Aristote », PFSCL, 1987, pp. 733-743, A. Stegman, « Corneille, théoricien de la tragédie et ses antécédents italiens », La Licorne, 1985, pp. 83-96 et C. Van Rees, « L’aristotélisme de la poétique néo-classique en France », Travaux récents sur le XVII e , Marseille, 1979, pp. 81-90. Anne Duprat 36 faire de la voix du Philosophe celle de la raison même, avant d’en faire celle de la nature 5 . Or, non seulement Corneille ressuscite dans les Discours, en face de l’affirmation de la liberté du poète, le mode érudit de la référence à l’autorité de « notre unique Docteur », mais il ajoute à ce corpus de règles qu’il décrit comme instituées par lui toutes celles qui, dit-il, procèdent des contraintes qui pèsent sur le poète soucieux de faire représenter ses pièces avec succès, contraintes liées à cette forme de mimesis particulièrement difficile qu’est l’écriture pour la scène. La comparaison qu’il développe sur ce point entre le travail du romancier et celui du poète de théâtre rejoint l’ensemble des remarques qu’il fait sur l’extrême difficulté de l’art dramatique, mais aussi celles qui ont trait à l’exposition du plus célèbre sans doute de ses choix théoriques : la nécessité de suivre l’histoire dans l’invention du sujet tragique, y compris là où elle semble s’accorder mal avec la vraisemblance. Une décision qui débouche à son tour sur l’expression de la série des préceptes qui contraignent la composition d’un sujet historique. C’est pourquoi Corneille, en citant longuement dans plusieurs de ses Avis au lecteur les sources historiques de ses tragédies, fabrique lui-même une contrainte qui parfois n’existait pas : si son public en effet avait en mémoire l’histoire d’Œdipe aussi bien que les circonstances de la mort de Pompée, il connaissait en revanche bien mieux « la Sophonisbe de M. Mairet que celle de Tite-Live » (Avis au lecteur de Sophonisbe, 1663). Corneille avoue de même que ce public n’avait sans doute jamais entendu parler de Rodogune avant qu’il n’arrache son nom à l’obscurité de l’histoire. On voit bien l’utilité critique de cette façon de placer soi-même les obstacles là où ils pourront le mieux mettre en valeur la force et la beauté de l’invention. C’est ce que fait le poète dans les Examens qu’il place en tête de chacune des pièces dans l’édition complète de 1660 ; le décalage entre le texte des Dédicaces et des Avis au lecteur des éditions originales et celui des Examens de 1660 et de 1682 est tout à fait révélateur à cet égard. Bien des plaidoyers pour que l’on pardonne à l’auteur telle audace d’écriture, ou telle transgression d’une règle qu’il s’impose à lui-même y permettent à Corneille de souligner l’ingéniosité de la solution qu’il a trouvée au problème poé- 5 Ainsi, lorsque Corneille affirme que le seul but de la poésie dramatique est le plaisir des spectateurs (ajoutant plus loin, comme on le sait, qu’il est « impossible de leur plaire qu’il ne s’y rencontre beaucoup d’utilité »), le propos ne fait que reprendre l’interprétation que faisait déjà Lodovico Castelvetro en 1571 du sens de la Poétique ; une interprétation qui a perdu depuis si longtemps son caractère scandaleux qu’il n’y a plus guère en France que La Mesnardière pour blâmer Castelvetro de l’en avoir tirée. Corneille et l’aristotélisme européen 37 tique qui se posait, de mettre en valeur la beauté même du délit, et parfois de dissimuler ce qu’il pense être les véritables raisons d’un échec. Mais au-delà de ses évidents avantages stratégiques, cette mise en scène de la contrainte poétique, qui lui permet de peindre l’artiste en héros de l’invention rivalisant de génie avec la Fortune rejoint sans doute l’usage que fait Corneille de la loi dans la construction même de ses fictions - ou précisément, l’élaboration chez lui de l’ordre des nécessités à l’intérieur de l’univers fictionnel dans lequel luttent ses héros. Ici comme là, l’identité du sujet héroïque se révèle dans le généreux effort qu’il fait pour dépasser le système des lois qui s’imposent à lui sans jamais tenter d’en déplacer le cadre. On voit ainsi Corneille confondre de façon tout à fait remarquable la nécessité qui pèse sur les personnages qu’il met en scène (celle de la loi, celle de leurs passions, celle de la logique de leurs actions) et celle qui pèse sur le poète lui-même, lorsqu’il affirme dans le Discours de la tragédie « que le nécessaire n’est autre chose que le besoin du poète pour arriver à son but. […] Le but des Acteurs, dit-il, c’est de s’emparer d’une couronne, de posséder leur maîtresse ou de se venger ; […] le but du poète, c’est de plaire selon les règles de son art » (p. 130). Tout le reste n’est alors qu’une astucieuse combinaison de ces deux nécessités. Cette métalepse, qui est déjà chez Daniel Heinsius une plaisanterie classique du discours poétique sur la machine - « on dit que le poète se sert de son génie comme d’une machine, lorsqu’il fait descendre un Dieu sur scène pour tirer ses personnages de la situation inextricable dans laquelle il les a mis 6 » - ce trait d’esprit devient chez Corneille une réalité de son discours critique. L’omniprésence, dans ce discours, d’une mise en scène de cet exploit technique qui consiste à fabriquer à partir des matériaux les plus difficiles à réemployer une intrigue qui puisse à elle seule porter le poids des passions tragiques y correspond directement à la recherche de la complication (au sens premier du terme), qui lui fait déclarer, par exemple à propos d’Héraclius, qu’il s’agit là, sans aucun doute, « de l’intrigue la plus merveilleusement embrouillée » qui se soit pu inventer. Cette réduction esthétique de la mission du poète, qui n’a pas charge d’âme mais d’art seulement, cette concentration de son travail sur la fabrication de l’intrigue par opposition à la peinture des caractères, cette exhibition de ce que le sens d’une pièce doit aux lois du métier, tout cela fait que l’on admire la liberté avec laquelle Corneille aurait réussi à dégager du texte d’Aristote 6 La Constitution de la tragédie, Leyde, 1611 (éd. et trad. française A. Duprat, Droz, 2000, p. 221). Anne Duprat 38 le sens exclusivement esthétique qu’on s’accorde à lui donner aujourd’hui - sens qui aurait été recouvert à son époque par un siècle et demi d’interprétations rhétoriques et moralisantes imposées au texte par ses traducteurs latins et ses interprètes italiens du siècle précédent, puis par les artisans du classicisme français. Et pourtant, si l’on se penche sur ce que cette théorie d’artisan révèle du rapport que le poète entretient avec le métier qu’il décrit, on s’aperçoit que Corneille se place dans le droit fil du discours que tenaient depuis 1575 au moins les académiciens de Florence, et surtout le Tasse sur la Poétique d’Aristote. Bien avant Corneille, ces lecteurs d’Aristote ont mis au centre de l’interprétation de son texte le rôle organique joué par la fable, ce complexe d’actions humaines qui donne au poème son âme, dans la définition de la poésie représentative. L’essentiel de la « doctrine » exprimée par les Discours reprend les résultats de cette réflexion sur ce qui fait d’un poète ce qu’il est, en particulier dans l’appui qu’elle prend sur une volonté de rationalisation profonde du fait littéraire. La poétique, pour les aristotéliciens, se donne en effet pour objet de comprendre et de décrire tous les aspects de la création, depuis l’origine des fictions jusqu’à l’effet produit par le spectacle sur le public, sans jamais faire appel, comme le font les théories néo-platoniciennes au même moment, à une formulation ésotérique de sa nature. Exclure l’irrationnel de la fable tragique, centrer le métier du poète sur le montage d’un système d’actions humaines plutôt que sur la peinture de caractères, écarter de l’art poétique tout ce qui relèverait d’une réflexion sur les fondements ontologiques de la fiction pour s’intéresser uniquement à la façon dont le poète travaille les matériaux qu’il trouve dans la Fable ou dans l’Histoire - sur tous ces points importants, les préoccupations techniques de Corneille, occupé à rédiger une pratique de son théâtre, rencontrent directement les leçons de l’aristotélisme italien de la fin du XVI e siècle. C’est aussi le sens même de l’interprétation de la Poétique que Corneille connaissait sans doute le mieux, pour se l’être vu jeter à la tête par Scudéry lors de la querelle du Cid : celle du docteur hollandais, Daniel Heinsius, qui depuis la parution en 1611 de sa Constitution de la tragédie représente pour les poètes d’Europe l’autorité principale en matière d’orthodoxie aristotélicienne 7 . Dans les écrits d’Heinsius sur la comédie et sur la tragédie, relayés 7 Une autorité à peine affaiblie en France par la dispute qui l’avait opposée en 1632 à Ménage à propos de la question de la tragédie biblique, comme en témoignent les lettres de Chapelain (à M. Mainard, 16 juillet 1638, dans Opuscules critiques, éd. A. Hunter, 1937, p. 390). Sur bien des points, Heinsius reprenait les leçons du Tasse et des académiciens de Florence et de Padoue, ainsi que l’héritage des grands commentaires du milieu du Cinquecento, mais son manuel de poétique, plus simple à lire et dépourvu d’érudition apparente, semblait mettre un point Corneille et l’aristotélisme européen 39 bien sûr par ceux de Chapelain, Corneille affirme avoir trouvé le principe de la division des genres dramatiques qu’il tente de promouvoir avec la comédie héroïque Dom Sanche d’Aragon ; mais il y a trouvé aussi un appui théorique à l’idée que le poète n’a pas à punir les méchants à la fin d’une tragédie, puisque cela ne satisfait que la partie la plus naïve de son public 8 . Enfin, il a pu y lire également la formulation de l’idéal dramatique dont son œuvre expérimente à peu près toutes les variations imaginables : celui du déclenchement des émotions tragiques par le biais d’une intrigue conçue comme une machine infernale, dans les rouages de laquelle on place des personnages auxquels le spectateur puisse s’identifier - ni tout à fait bons, ni tout à fait méchants 9 . Chez Heinsius, cet idéal de concentration des effets aboutissait à mettre au sommet d’un système encore baroque l’intrigue la plus complexe possible dans la limite de l’unité d’action, ce qui impliquait bien sûr le recours aux substitutions d’identité ; c’est le modèle dont la réalisation parfaite est sans doute l’intrigue d’Héraclius. Même dans la recherche inverse pourtant, celle de l’intrigue la plus simple possible (Suréna en est un bon exemple), Corneille continue en fait à charger la fable elle-même de la production des émotions tragiques. C’est aussi dans la Constitution de la tragédie d’Heinsius que Corneille pouvait trouver sinon la définition de la catharsis qu’il décide d’adopter, du moins une version rationnelle de l’effet produit par la tragédie sur le public 10 . Il semble tout à fait significatif à cet égard de voir Corneille exprimer dans le Discours de la tragédie ses doutes sur la réalité de ce fameux effet cathartique que la tragédie est censée produire sur les spectateurs - « j’ai bien peur que le raisonnement d’Aristote sur ce point ne soit qu’une belle idée » (De la tragédie, p. 99-100) - et inviter ceux-ci à vérifier eux-mêmes « dans le secret de leur cœur » si le mystère de la purgation s’accomplit ou non, en déclinant finalement toute responsabilité dans le déclenchement d’un processus aussi incontrôlable. Ce n’est pas un hasard si c’est le premier point sur lequel Corneille exprime directement la limite de sa déférence aux règles imposées par le philosophe : là où le texte ne se laisse pas lire de façon entièrement rationnelle, il faut l’amender. C’est pourquoi il propose dans l’Examen de Nicomède de remplacer ce « profit final à cent ans de travail sur le texte, en proposant une lecture achevée et définitive du système d’Aristote, ainsi que son application possible aux œuvres contemporaines. La poétique de La Mesnardière se ressent directement de son influence. 8 La Constitution de la tragédie, Chapitre X, p. 209. 9 Ibid, ch. IX (« Quelle est la meilleure façon de susciter l’émotion ? »), pp. 193-205. 10 Ibid, ch. II, p. 125-127. Anne Duprat 40 hasardeux » par un processus entièrement compréhensible celui-là, et bien connu des poètes épiques, celui de l’exemplarité : « l’amour qu’on nous donne pour la vertu nous faisant haïr le vice son contraire ». S’il affirme ici avoir inventé un impératif pourtant bien connu des rhéteurs, c’est bien parce que le remplacement de la pitié tragique par la sympathie qu’on doit éprouver pour le premier acteur apparaît comme l’un des traits principaux de sa dramaturgie, « puisque le succès a montré », disait-il déjà dans l’Avis au lecteur de Nicomède (1651) « que la fermeté des grands cœurs, qui n’excite que de l’admiration dans l’âme des spectateurs, est quelquefois aussi agréable que la compassion que notre art nous commande de mendier pour leurs misères ». L’expression est si forte qu’elle sera corrigée dix ans après dans l’Examen de la pièce, où Corneille parle seulement de « la compassion que notre art nous ordonne de produire ». L’une et l’autre témoignent bien de la façon dont Corneille, dans le discours qu’il tient sur son art, met en scène un système de contrainte propre à produire en retour le sentiment de l’action héroïque chez le lecteur qui assiste ici au spectacle du génie déployé par le poète pour la dépasser. Le champ sur lequel cette mise en scène se déploie le mieux est certainement celui de l’invention des sujets historiques, puisque c’est le point le plus important - et peut-être au fond le seul sur lequel Corneille soit en contradiction directe avec la lecture que faisaient ses contemporains de l’impératif aristotélicien de la vraisemblance. Là où Chapelain comme d’Aubignac, la Mesnardière ou Rapin érigent la vraisemblance de l’événement représenté en principe de composition universel, Corneille, on le sait, décide sur ce point de prendre le texte de la Poétique au pied de la lettre : tout ce qu’Aristote ne défend pas explicitement est permis, voir prescrit (De la tragédie, p. 128). Il faut donc préférer à l’événement vraisemblable et inventé l’événement historique invraisemblable, dès qu’il est rendu crédible par le fait qu’il est réellement arrivé. La vérité historique, dit-il, « persuade avec empire », et c’est cette puissance que le poète doit récupérer, afin d’en profiter pour mettre sur la scène les événements les plus extraordinaires, les plus propres à provoquer l’admiration. Mais en s’accordant cette liberté, loin de desserrer le carcan des règles, Corneille ne fait que se charger d’une série de contraintes plus violentes encore. Le maniement d’un sujet historique exige justement du poète tragique une maîtrise virtuose du système des vraisemblances en même temps qu’un effort d’invention supplémentaire pour modifier ce qui est en son pouvoir, c’est-à-dire les circonstances qui ont mené à l’ « effet historique » que le public connaît - opération dans laquelle Castelvetro disait déjà que Corneille et l’aristotélisme européen 41 l’on pouvait reconnaître le véritable artiste, beaucoup plus que dans la tâche facile qui consiste à inventer entièrement un sujet. C’est sans doute le point sur lequel il peut être le plus utile de confronter la dissidence de Corneille avec celle du plus atypique et du plus irrespectueux de ses commentateurs italiens. Le commentaire qui accompagne la traduction italienne de la Poétique que publie Lodovico Castelvetro en 1571 aura en effet servi autant de repoussoir que de référence aux aristotéliciens « réguliers » comme ceux de Padoue, qui s’inspirent souvent de son interprétation des principaux points difficiles du texte autant que de celle de Pietro Vettori (1560), mais ont toujours à cœur de désavouer le commentaire qu’il en fait. Personnage controversé, soupçonné de crypto-protestantisme, accusé d’hérésie et excommunié, Castelvetro a dû se réfugier à Ferrare, puis Genève, et c’est à Vienne qu’il a pu faire imprimer sa traduction du texte qu’il dédie à l’empereur Maximilien 11 . Le rapport qu’il entretient avec le texte d’Aristote donne à ses successeurs l’exemple d’une liberté totale vis-àvis de l’autorité du Philosophe 12 , tandis que le caractère constamment polémique de ses formulations lui vaut les foudres des aristotéliciens réguliers, en particulier sur le point le plus difficile de sa poétique : l’idée qu’il donne du public des théâtres. S’il affirme, comme les « hédonistes », que la poésie dramatique est faite pour le divertissement du public, il précise constamment qu’il s’agit d’une foule ignorante ; c’est pour cela, dit-il, que le poète n’a à s’occuper ni de morale, ni de politique, mais seulement de faire son travail, qui est d’inventer des histoires. Les peuples n’étant pas capables de raison, tout effort pour leur donner des leçons à travers une fiction est voué à l’échec, parce qu’il dégoûte tout aussitôt le public d’une fiction à laquelle il ne croira plus (Poetica, p. 46). Castelvetro est anti-idéaliste bien plus que sceptique ; en renvoyant le poète à son métier, il dénonce, les uns après les autres, tous les mythes de l’invention poétique chers aux néo- 11 Poetica d’Aristotile volgarizzata e sposta, Vienne, 1571, éd. W. Romani, Laterza 1978 (trad. française en préparation, E. Hénin et A. Duprat, Cahiers de l’humanisme, Droz). Voir également les actes à paraître du colloque Lodovico Castelvetro, Letterati e grammatici nella crisi religiosa del’500, organisé par le Centro di Studi sul pensiero politico, Turin, octobre 2006. 12 Castelvetro n’hésite jamais à contredire directement le texte de la Poétique - qu’il considère comme le brouillon obscur d’un ouvrage qui n’a peut-être jamais vu le jour (pp. 3-14) - là où il ne s’accorde pas l’idée qu’il se fait lui-même de l’art poétique, ou à affirmer que tel ou tel précepte n’a plus de sens dans un contexte contemporain. Il n’hésite pas davantage à déclarer que Virgile et Lucain ne sont pas des poètes, lorsqu’ils se contentent de mettre en vers des conseils d’agriculture ou l’histoire des guerres civiles de Rome (pp. 44-45). Anne Duprat 42 platoniciens 13 . C’est bien pourquoi il choisit de fonder son traité de poétique sur un commentaire du texte d’Aristote, le seul qui puisse fournir la base d’une interprétation rationalisante du fait littéraire. Si l’on voit bien tout ce qui sépare son propos de celui de Corneille, on comprend aussi à la lecture de sa Poétique ce que le poète pouvait y retrouver de son propre rapport complexe au sacré, et à tout ce qui relève d’une manifestation du mystère de l’art. Le point pourtant sur lequel le rapprochement entre Corneille et Castelvetro est le plus éloquent reste sans doute celui de leur rapport respectif à l’histoire. Castelvetro affirme en effet dès les premières pages de son commentaire que l’obscurité de la pensée poétique d’Aristote est due à l’absence chez les Grecs au moment où le Philosophe écrit d’un traité de l’histoire qui aurait, dit-il, rendu inutile la composition d’un « Art poétique », dans la mesure où la poésie ne fait jamais qu’imiter - représenter plus précisément - l’histoire (Poetica, p. 14). Si cette théorie rencontre bien sûr ses limites assez rapidement, elle fait pourtant de Castelvetro l’un des rares poéticiens chez qui l’on trouve une véritable religion de l’histoire, entendue non pas comme art oratoire de la composition des faits, mais bien comme le récit des res gestae par opposition aux res fictae. Castelvetro distingue en effet scrupuleusement le fait vrai, ce qui s’est réellement passé, de la reconstitution rationnelle et vraisemblable que peut en faire, à l’aide de son jugement, l’orateur qui veut en faire l’histoire. Arranger l’histoire, dit-il, tenter de transformer un fait gênant en en modifiant le sens pour qu’il s’accorde mieux avec les plans de la Providence revient à faire passer un faux bijou pour un vrai ; c’est une contrefaçon (Poetica, p. 294). Ce n’est pas ce que fait la poésie, puisque l’on sait qu’elle ment ; mais elle doit s’efforcer de reconstituer artificiellement, pour le plaisir de son public, le sentiment qu’il éprouve au contact de cette vérité du fait. Ce respect lucianesque du fait vrai, porteur en tant que tel d’un sens que l’on ne retrouve pas dans l’arrangement rationnel auquel se livre le rhéteur se retrouve dans l’exception qu’impose Corneille à la règle du vraisemblable en poésie : la recherche de l’extraordinaire historique. Corneille certes ne distingue pas dans les Discours la Fable de l’Histoire : ce qu’il appelle un sujet historique, c’est un sujet hérité des historiens, et connu en tant que tel ; on sait qu’il met toute sa gloire à modifier de fond en comble les circonstances qui lui permettent d’arriver à ce fait. Mais c’est bien pour sa valeur historique qu’il le choisit, non seulement parce qu’elle lui donne, dit- 13 Mythes auxquels il affirme que Platon lui-même n’a jamais cru, et dont il ne parlerait que par ironie : l’inspiration, le furor poétique ne serait ainsi qu’une invention publicitaire de poètes charlatans pour faire valoir leur art (pp. 94-96). Corneille et l’aristotélisme européen 43 il, les spectateurs tout persuadés de la réalité et de l’importance des événements qu’il va montrer sur scène, mais surtout parce que c’est ce fait vrai, quelque inexplicable qu’il soit, qui va servir de point d’aboutissement à toute la fiction élaborée pour le produire 14 . Si la vérité particulière qui se manifeste dans la singularité de ces événements presque monstrueux est vide de sens en elle-même, puisqu’elle n’est pas vraisemblable, elle entraîne cependant avec elle non seulement la conviction des spectateurs, mais aussi la capacité réelle du poème à inventer un sens des actions humaines. Sans doute est-ce là la limite mais aussi l’aboutissement de l’aristotélisme de Corneille, qui aura trouvé dans l’art poétique que lui léguaient les commentateurs de la Poétique le fondement d’une théorie rationnelle du métier de poète, et l’idée même de la grandeur de l’effort consenti par l’artisan de fables pour lutter contre les contraintes dont il se charge. On comprend la difficulté que pouvaient avoir les romantiques à reconnaître dans ce portrait du poète en marionnettiste le père de Chimène ou de Suréna. Mais on peut penser que l’ironie bien réelle de Corneille dévoilant sans mystère les ficelles de son métier n’est finalement que la forme que prend chez lui l’orgueil du créateur de la machine vivante, et la certitude de rester inimitable. 14 Sur tous ces points, voir les analyses de G. Forestier, Corneille. Le sens d’une dramaturgie, Paris : SEDES, 1998.