eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 35/68

Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
61
2008
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Corneille et Castelvetro : une lecture polémique des portraits de la Poétique

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2008
Emmanuelle Henin
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PFSCL XXXV, 68 (2008) Corneille et Castelvetro : une lecture polémique des portraits de la Poétique EMMANUELLE HENIN (Université de Reims) L’attitude de Corneille théoricien frappe par sa liberté et son émancipation face à l’autorité d’Aristote, affirmées dès l’ouverture du Premier Discours, tandis que la plupart des Italiens et des Français se font serviles commentateurs, voulant absolument donner raison à Aristote au prix d’acrobaties conceptuelles. Parmi les Italiens, Castelvetro fait toutefois exception, et ouvre la voie aux arguments de Corneille : le texte est obscur, plein de contradictions, corrompu, on a perdu le second livre… Cette attitude commune donne aux deux théoriciens la distance critique nécessaire pour comprendre l’esprit d’Aristote par le mépris de la lettre, et tirer des contradictions du texte une véritable dialectique, une incitation à dépasser les arguments des exégètes. L’infléchissement central imposé à la lecture de la Poétique concerne le refus de sa moralisation, d’origine horatienne et renforcée par la lecture tridentine des Italiens. Elle est particulièrement apparente dans les passages concernant les mœurs des personnages, où Corneille retravaille le paradigme du portrait récurrent dans la Poétique : le dramaturge (et le peintre) sont invités à faire des portraits « plus beaux » (un des passages souvent invoqués pour justifier la doctrine de la belle nature), et l’action elle-même doit avoir une fin « morale », punir les méchants et récompenser les « bons ». Or, Corneille, après Castelvetro, critique cet idéalisme à deux titres 1 : il réfute la belle nature au nom d’une esthétique du « portrait au naturel » et de la « ressemblance », qu’on lui voit appliquer dans ses comédies (refus des types traditionnels au profit d’un « style naïf » et de personnages quotidiens), pour affirmer la neutralité morale du type, de 1 Et ce serait la principale originalité de sa position critique, d’où découle tout le reste : voir C. Carlin, « Corneille’s Trois Discours: a Reader’s Guide », Orbis Litterarum, 1990, pp. 49-70. Emmanuelle Hénin 46 l’exemplar morum (suivant en cela une tradition exégétique minoritaire allant de Robortello et Castelvetro à Heinsius) ; et il refuse une hiérarchie des genres fondée sur la valeur morale ou sociale des personnages, pour la fonder sur le seul contenu de l’intrigue, politique ou amoureuse. Les deux critiques obéissent au même principe : le primat de la structure et de la fable sur les caractères qui n’en sont que l’ornement ; primat lui-même justifié par la priorité absolue de la catharsis, de l’effet à produire, dans l’ordre de l’invention. Autrement dit, le souci de réussite « technique » l’emporte sur des considérations morales extrinsèques. Dans cette démarche, Corneille est fidèle à Castelvetro : ce dernier critiquait l’idéalisme au nom de la « ressemblance » (rassomiglianza) et remplaçait la perfection du caractère par celle du système de caractères (en passant du modèle du portrait à celui du tableau d’histoire). Corneille se réapproprie ce discours, en l’affranchissant de toute référence à la théorie picturale (alors que Castelvetro opposait directement Giotto et Alberti à l’idea maniériste), et, surtout, en le mettant en pratique dans sa dramaturgie. Plus qu’une réponse à Aristote, les Discours sont une préface d’auteur, et Corneille n’en fait pas mystère. L’esthétique du portrait au naturel et la réfutation de l’idéalisme Avec une remarquable constance, Corneille recourt au modèle du portrait au naturel (selon le sens originel de pour-traict, représentation fidèle) pour définir sa création dramatique. La comédie n’est qu’un portrait de nos actions et de nos discours, et la perfection des portraits consiste en la ressemblance. Sur cette maxime je tâche de ne mettre en la bouche de mes acteurs, que ce que diraient vraisemblablement en place ceux qu’ils représentent, et de les faire discourir en honnêtes gens, et non pas en auteurs 2 . Le poème dramatique est une imitation, ou pour en mieux parler, un portrait des actions des hommes, et il est hors de doute que les portraits sont d’autant plus excellents, qu’ils ressemblent mieux à l’original 3 . Ce paradigme parcourt toute la tradition de commentaires d’Aristote, qui compare à plusieurs reprises le dramaturge au portraitiste 4 . Cependant, les 2 Corneille, Epître dédicatoire de La Veuve, 1638, O.C., éd. par G. Couton, Paris : Gallimard, la Pléiade, 1980-1987, t. I, p. 202. Toutes les références sont empruntées à cette édition. 3 Corneille, Discours des trois unités, 1660, dans Trois discours sur le poème dramatique, éd. par B. Louvat et M. Escola, Paris: Garnier-Flammarion, 1999, pp. 144-145. Toutes les références aux Discours sont empruntées à cette édition. Corneille et Castelvetro 47 exégètes insistent sur le modèle du portrait flatté (que Corneille réinterprète aussi, comme on verra), tandis que Corneille recourt à un autre modèle, plus proche des traités humanistes sur la comédie : la comédie est dite imago vitae et speculum consuetudinis par opposition à la tragédie, qui embellit ses modèles. Dans la dédicace de la Veuve, Corneille défend une voie moyenne pour la comédie, intermédiaire entre la vulgarité de la farce (qui discrédite la réputation du genre) et la noblesse de la tragédie). Or, de la Veuve au Discours, Corneille élargit au poème dramatique un modèle spécifiquement comique, caractérisé par l’effet de miroir entre le public et les personnages. Le recours à ce modèle n’est pas neutre : il sert à réfuter la belle nature et renvoie au refus de l’idéalisme alors dominant dans la théorie dramatique, et qui dicte la préférence générale pour le vraisemblable sur le vrai, dans un double but : remporter la créance du spectateur en se conformant à son attente ; et lui donner des exemples à imiter. Pour Corneille, la créance est emportée par la fidélité du portrait, plus que par sa conformité à l’attente du spectateur. De fait, Corneille ne cesse de revendiquer la « ressemblance » du portrait (sa principale caractéristique dans la théorie de l’art) et de prôner le « naturalisme » de l’imitation, contre tous les théoriciens italiens, sauf un : Castelvetro, qui fait constamment allégeance au portrait ressemblant et réhabilite l’historien contre le poète. L’Italien traduit systématiquement mimésis par rassomiglianza, et son refus de l’idéalisation le conduit à une critique originale de l’idea maniériste, qui cristallise alors la théorie de la belle nature. Ainsi Perino del Vaga peignait-il toutes les femmes à partir d’une seule idée de la beauté, qu’il s’était formée dans sa tête. Résultat : ses portraits ne renvoient qu’à son idée, au lieu de représenter le modèle au naturel : Il faut ici remarquer que la perfection de la peinture ne consiste pas plus à faire un homme parfaitement beau, qu’un homme parfaitement laid ou parfaitement médiocre, mais elle consiste à faire qu’il paraisse semblable au vif et au naturel de l’homme qu’on représente, qu’il soit beau, laid ou médiocre ; bien que cela ne dispense pas le peintre de connaître les canons des mesures, des proportions et des couleurs nécessaires à faire un homme beau. 5 En critiquant la théorie de l’exemplaire parfait, Castelvetro attaque (plus qu’il ne glose) un passage archi-connu de la Poétique : 4 Sur ce point, je me permets de renvoyer à la première partie de mon livre, Ut pictura theatrum (Droz, 2003), entièrement consacrée à cette question. 5 Castelvetro, La Poetica d’Aristotele vulgarizzata e sposta, Vienne : G. Stainhofer, 1570, III, 16. Emmanuelle Hénin 48 Puisque la tragédie est une représentation d’hommes meilleurs que nous, il faut imiter les bons portraitistes : rendant la forme propre, ils peignent des portraits ressemblants, mais en plus beau ; de même le poète qui représente des hommes coléreux, apathiques, ou avec d’autres traits de caractères de ce genre, doit leur donner, dans ce genre, une qualité supérieure : un exemple en matière de dureté, c’est l’Achille d’Agathon et d’Homère 6 . Cette comparaison aristotélicienne est la base de l’idéalisme en peinture (notamment, dans la théorie maniériste du portrait qui « gomme » les défauts du modèle 7 ), et devient le pivot de la théorie française à partir de Chapelain et de d’Aubignac. Tout comme le peintre a le droit de tricher avec ses modèles, d’en gommer les irrégularités pour s’approcher d’une idée transcendante de la beauté idéale qui n’est pas trouvable sur la terre, de même le dramaturge peut (et doit) gauchir la fable et les caractères pour les rendre exemplaires, faire des portraits moraux dans la logique des exempla édifiants. Dans la Préface de l’Adone (1623), Chapelain identifie la vraisemblance à cette exemplarité, à un idéal proposé à l’imitation du spectateur, conformément au but « utilitaire » de la poésie, tant épique que dramatique, pour lesquelles il établit également une chaîne liant vraisemblance, illusion, purgation et instruction morale. Pour les théoriciens orthodoxes, la vraisemblance devient la condition nécessaire à l’instruction ; le texte d’Aristote est utilisé pour préférer le vraisemblable au vrai, c’est-à-dire, investir la tragédie d’un message normatif capable de réguler la moralité des spectateurs 8 . la vraisemblance […] et non la vérité sert d’instrument au poète pour acheminer l’homme à la vertu 9 . « Sert d’instrument » : telle est « l’utilité » du poème dramatique : agir directement sur les mœurs, comme si la poétique se confondait avec l’éthique. Et c’est pour livrer sa propre conception de l’utilité que Corneille rédige en 1660 son Discours sur l’utilité et les parties du poème dramatique, où il propose sa propre traduction du texte aristotélicien : 6 Aristote, Poétique, ch. 15, 1454 b 8-14, éd. par R. Dupont-Roc et I. Lallot, Paris, Seuil, 1980. 7 Voir par exemple Lomazzo, Trattato dell’arte della pittura, scultura ed architettura, Milan: P-G. Pontio, 1584, VI, 51, « Composizione del ritrarre del naturale ». 8 Voir H. Phillips, « Vraisemblance and Moral Instruction in XVII th -Century Dramatic Theory », Modern Language Review 1978, 73, pp. 267-277, et D.-R. Clarke, « Corneille’s Differences with the XVII th -Century Doctrinaires Over the Moral Authority of the Poet », Modern Language Review 80 (1985), pp. 550-562. 9 Chapelain, Préface de l’Adone du Marin, 1623, dans Opuscules critiques, éd. par A.-C. Hunter, Genève : Droz, 1936, p. 87. Voir aussi p. 86 et 95. Corneille et Castelvetro 49 La Poésie, dit-il, est une imitation de gens meilleurs qu’ils n’ont été, et comme les peintres font souvent des portraits flattés qui sont plus beaux que l’original, et conservent toutefois la ressemblance ; ainsi les poètes représentant des hommes colères, ou fainéants, doivent tirer une haute idée de ces qualités qu’ils leur attribuent, en sorte qu’il s’y trouve un bel exemplaire de dureté ou d’équité, et c’est ainsi qu’Homère a fait Achille bon 10 . Corneille réinterprète l’exemplarité dans un sens amoral, où l’embellissement du modèle est remplacé par l’extraction de la forme propre et où la « beauté » se réfère uniquement au processus mimétique, pas à son modèle (« haute idée », « bel exemplaire »). Dans cette lecture, il s’appuie sur Robortello, pour qui la bonté d’un caractère consiste dans sa forme achevée, prolongeant et épurant l’exemplar perfectum, exemplar absolutissimum, ad naturam 11 contrairement à Maggi pour qui l’exemplarité consiste dans un « sommet de vertu » 12 . De fait, la « bonté » des mœurs concerne seulement leur caractère paradigmatique, l’évidence avec laquelle ils manifestent leurs inclinations face à la situation. La transformation en mieux est d’ordre esthétique, dénote la supériorité pure (en bonté, en colère, etc.). Ce passage fait l’objet d’une discussion philologique exceptionnelle dans les Discours : Corneille invoque plusieurs lectures possibles du texte grec, compare les traductions et déclare sa préférence pour celle de Castelvetro qui met sur le même plan les caractères durs et doux 13 , par rapport à trois autres traductions (Pazzi, Vettori, Heinsius) 14 . Mais implicitement, Corneille réfute Chapelain, qui dans la Préface de l’Adone avait identifié cette « bonté » des caractères à leur universalité exemplaire, qui justifie de les accentuer ou de 10 Discours de l’utilité et des parties du poème dramatique, 1660, éd. 1999, p. 79. 11 Robortello, In librum Aristotelis De Arte poetica explicationes, Florence : Laurentius Torrentius, 1548, p. 181. 12 Maggi et Lombardi, In Aristotelis Librum De Poetica communes explanationes, Venise : V. Valgrisium, 1550, part. 79, p. 175 : « tragici poetæ, quoniam præstantiores imitantur cum mores exprimunt, debent exemplar facere, hoc est in moribus summum probitatis illius personæ, quam sibi imitandam proponunt, exprimere ». 13 Castelvetro, Poetica d’Aristotele, 1570, III, 16, Volgarizamento, éd. 1576, p. 332 : « Et, puisque la poésie est représentation (rassomiglianza) des meilleurs, il faut que nous fassions comme les bons peintres : de même que ceux-ci, attribuant aux personnages leur forme propre, les dépeignent plus beaux tout en conservant la ressemblance, ainsi le poète doit, quand il représente (rassomigliando) des hommes colères et des doux, et ceux qui ont d’autres mœurs formés d’autres traits de caractère (altri habiti fatti di costumi), se forger un exemplaire de douceur ou de dureté, comme Homère aussi fit un bon Achille. » 14 Après avoir discuté le sens de l’adjectif « epieikes », il se réfère à nouveau à Castelvetro pour réfuter son idée que la bonté des mœurs ne s’appliquerait qu’au protagoniste. Emmanuelle Hénin 50 les gauchir au nom du vraisemblable 15 . Cependant, cette conclusion se déduit aisément de l’exemple choisi, Achille « colérique » n’étant pas une qualité - ce qui n’empêche pas beaucoup d’exégètes italiens de contourner la contradiction, prétendant que la colère d’Achille est compensée par d’autres qualités, ou fait partie du tempérament d’un homme fort : autant de lectures qui ne sortent pas du champ de la morale 16 . De même Corneille justifiera sa « peinture de la vertu farouche d’Horace » par une nécessité de l’action, au dénouement de Cinna 17 . Le dramaturge redéfinit une bienséance des mœurs fondée non pas sur leur adéquation à un référent extérieur (moral ou social), mais sur leur adéquation à l’action : la convenance est déplacée à l’intérieur du poème dramatique, passant de la bienséance externe à la bienséance interne, ou du vraisemblable au nécessaire 18 . A l’inverse, la traduction proposée par Racine conserve une connotation très idéaliste. Racine ajoute à Aristote plusieurs superlatifs (les plus excellentes, dans un degré tel d’excellence, là où Corneille disait haute idée) et se réfère à une exemplarité d’ordre moral bien plus qu’esthétique : au lieu de bel exemplaire, on a servir de modèle : encore l’utilité, présentée comme la fin ultime de la mimésis tragique 19 . 15 Chapelain, Préface de l’Adone du Marin, éd. 1936, p. 87 : « De tout cela nous servent de preuve soit l’Achille d’Homère, soit l’Enée de Virgile, lesquels, si l’on en croit quelques-uns, ne furent jadis ni si dépits ni si gens de bien qu’ils nous les ont baillés, et que néanmoins, voulant proposer sous leurs noms les idées des choses qui leur sont attribuées, ils ont fait être tels, ne se mettant en nulle peine si la vérité particulière en pâtissait pourvu que le genre humain en général y profitât par la vraisemblance. » 16 Maggi, Explanationes, 1550, part. 79, p. 175 : « ainsi Homère a fidèlement dépeint Achille si fort et belliqueux qu’il ne lui manque rien de ce qui fait un homme fort. » ; Trissino, Poetica, V, 1562, éd. 1970, p. 31 : « Ainsi Homère dépeignit Achille colérique, mais amoureux et bon ». 17 Voir G. Forestier, Essai de génétique théâtrale. Corneille à l’œuvre, Paris : Klincksieck, 1996. 18 Corneille définit ainsi la bonté des mœurs : « Il faut trouver une bonté compatible avec ces sortes de mœurs, et s’il m’est permis de dire mes conjectures sur ce qu’Aristote nous demande par là, je crois que c’est le caractère brillant et élevé d’une habitude vertueuse, ou criminelle, selon qu’elle est propre et convenable à la personne qu’on introduit » (Discours, éd. 1999, p. 78). 19 Comme le fait remarquer H.-T. Barnwell (The Tragic Drama of Corneille and Racine. An Old Paralel Revisited, Oxford : Clarendon Press, 1982), Corneille traduit « des gens meilleurs qu’ils n’ont été » : son idéalisation est compatible avec le caractère original, embellissement d’un caractère déjà exceptionnel, car choisi dans l’histoire ; le poète n’a qu’à souligner sa nature exceptionnelle. Cette haute idée ou élévation de leur caractère est moralement neutre. Corneille et Castelvetro 51 La tragédie étant une imitation des mœurs et des personnes les plus excellentes, il faut que nous fassions comme les bons peintres qui, en gardant la ressemblance dans leurs portraits, peignent en plus beau ceux qu’ils font ressembler. Ainsi le poète, en représentant un homme colère ou un homme patient, ou de quelque autre caractère que ce puisse être, doit non seulement les représenter tels qu’ils étaient, mais il les doit représenter dans un degré tel d’excellence qu’ils puissent servir de modèle, ou de colère, ou de douceur, ou d’autre chose 20 . Pour Corneille, ce n’est pas l’objet qui fait la qualité de l’imitation, mais son degré de fidélité au vrai ou d’abstraction de la forme propre : la beauté gît dans le processus mimétique même. Si on pousse le raisonnement jusqu’au bout, la représentation devient indifférente à son objet ; pour le faire comprendre, Corneille utilise à deux reprises, en 1643 et 1660, une métaphore picturale : la belle peinture d’une femme laide. En l’occurrence, il s’agit de défendre deux personnages peu recommandables, dans deux registres différents : Médée, puis Dorante - confirmant au passage la constance des positions de Corneille, qui reprend les mêmes expressions ; et ne fait pas de différence sensible entre mimésis comique et mimésis tragique. Corneille a puisé cette comparaison à deux sources : le passage d’Aristote qui joue un rôle crucial dans le débat sur la catharsis (le plaisir à voir des objets repoussants 21 ), et son interprétation par Plutarque dans un des textes centraux dans la tradition de l’ut pictura poesis 22 . Selon Plutarque, on a du plaisir à voir en peinture des objets répugnants ou horribles, telle la Médée de Timomaque, le meurtre commis par Oreste de Théon, ou l’Ulysse furieux de Parrhasius : autant de sujets tragiques transposés en peinture, et qui donnent en retour un modèle à la représentation tragique. En reprenant l’exemple canonique du paradoxe de la représentation, Corneille situe le débat sur son vrai terrain : le plaisir tragique, qui ne s’oppose pas tant à l’idée d’une moralité de la fable qu’il ne la dépasse, comme une question extrinsèque à l’art de la représentation. C’est pourquoi il n’a pas à justifier le personnage de Médée, il la livre « toute méchante qu’elle est » 23 , parce que cette méchanceté est une nécessité de la fable. De ce point de vue 20 Traduction de Racine, Principes de la tragédie en marge de la Poétique d’Aristote, éd. par E. Vinaver, Université de Manchester, 1951, p. 31. 21 Aristote, Poétique, ch. 4, 1448 b 5-19, éd. 1980. 22 Plutarque, « Comment il faut que les jeunes gens lisent les poètes, et fassent leur profit de la poésie », Œuvres morales, traduction de Jacques Amyot, Paris : Vascoan, 1572, p. 11. 23 Epître dédicatoire de Médée, 1639, O.C., t. I, pp. 536-536 : « Monsieur, je vous donne Médée toute méchante qu’elle est, et ne vous dirai rien pour sa justification ». Emmanuelle Hénin 52 surplombant du plaisir tragique, Corneille peut poser trois affirmations corrélatives, portant sur l’objet, les moyens et la fin de la tragédie. Sur l’objet : le dramaturge peut portraire les personnes les plus laides, pourvu qu’il en fasse une « belle peinture ». Mettant côte à côte les héros antiques et ses propres personnages, il cite Médée, Atrée et Clytemnestre à côté de sa Médée, la Cléopâtre de Rodogune et Dorante du Menteur, et s’appuie largement sur Heinsius 24 qui donnait pour exemples Thersite, Nirée, Atrée et Thyeste, pour réfuter l’interprétation habituelle de l’embellissement des caractères 25 . Mais avant Heinsius, la démonstration avait été faite par Castelvetro, beaucoup plus minutieusement : Castelvetro 26 réfutait l’idée de la « médiocrité » du personnage tragique (qui serait selon Aristote une condition indispensable de la catharsis 27 ). D’abord, cette idée de médiocrité est infirmée par les exemples choisis par Aristote : tel Thyeste, qui couche avec sa belle-sœur puis donne à son frère ses enfants en 24 Heinsius, De tragœdiæ constitutione liber, Lyon : Elzévir, 1611, p. 25-26 : « La tragédie imite en effet tous les caractères, non moins celui d’Atrée ou de Thyeste que celui de Tirésias ou d’Ajax. Et elle ne nous réjouit pas moins quand elle exprime ceux-là plutôt que ceux-ci. Car elle ne vise qu’à la ressemblance, comme dans la peinture, où elle traite de la même manière Thersite et Nirée. [...] Les vices eux-mêmes, quand ils sont représentés avec justesse et art, plaisent autant que la vertu. » 25 Epître dédicatoire de la Suite du Menteur, 1645, O.C., t. II, p. 97 : « Ainsi, si cette maxime est une véritable règle de théâtre, j’ai failli, et si c’est en ce point seul que consiste l’utilité de la poésie, je n’y en ai point mêlé. Pour le premier, je n’ai qu’à vous dire que cette règle imaginaire est entièrement contre la pratique des anciens, et sans aller chercher des exemples parmi les Grecs, Sénèque, qui en a tiré presque tous ses sujets, nous en fournit assez. Médée brave Jason après avoir brûlé le palais royal, fait périr le roi et sa fille, et tue ses enfants. Dans La Troade, Ulysse précipite Astyanax, et Pyrrhus immole Polyxène, tous deux impunément. Dans Agamemnon, il est assassiné par sa femme, et par son adultère qui s’empare de son trône, sans qu’on voie tomber de foudre sur leurs têtes ; Atrée même dans le Thyeste triomphe de son misérable frère, après lui avoir fait manger ses enfants. » Dans le Premier Discours, il reprend les exemples de Médée, Atrée, Clytemnestre (éd. 1999, p. 68) ; puis met sur le même plan des exemples tirés de ses propres pièces (Médée, Cléopâtre, Dorante, éd. 1999, p. 78). 26 Castelvetro, Poetica, III, 13, éd. 1576, pp. 284-285. 27 En réalité, Aristote préconise d’éviter non pas deux types de caractères, mais deux scénarios extrêmes, qui n’éveillent ni pitié ni frayeur : un personnage totalement vicieux qui devient heureux, et a contrario un personnage totalement vertueux qui tombe dans le malheur. « Reste donc le cas intermédiaire. C’est celui d’un homme qui, sans atteindre à l’excellence dans l’ordre de la vertu et de la justice, doit, non au vice et à la méchanceté, mais à quelque faute, de tomber dans le malheur ». (Poétique, chapitre 13, 53a 7-10). Corneille et Castelvetro 53 ragoût. De surcroît, Aristote réclame que les personnages commettant de grands crimes y soient poussés non par leur propre faute, mais par une « erreur » qui les innocente, mais ce cas de figure est éminemment invraisemblable : certes, Œdipe et Hercule tuent par aveuglement, mais pas Oreste, Clytemnestre ou Méléagre. Enfin, un personnage parfaitement saint et innocent touché par le malheur suscite à ses yeux une pitié et une terreur bien plus grandes qu’un personnage médiocre, puisque les émotions sont proportionnées à la grandeur du héros auquel le spectateur s’identifie, et de son épreuve. Je dis que je ne puis comprendre comment un personnage menant une vie très parfaite (di santissima vita), tombant du bonheur au malheur, ne pourrait générer la crainte et la pitié, et même une crainte et une pitié bien supérieures à celles que génère un personnage médiocre 28 . La démarche critique de Castelvetro, qui confronte systématiquement Aristote à ses propres contradictions et à la pratique des dramaturges (toujours privilégiée), avant de formuler son interprétation personnelle, permet à Corneille d’élaborer une règle à son propre usage, fondée sur son expérience dramaturgique et qui ne prétend pas à l’universalité : l’exemplarité ne suppose que la grandeur, et lui permet de portraire les personnes grandes dans le vice (telle Cléopâtre, dont la ressemblance est ennoblie par sa grandeur 29 ) comme dans la vertu, tel Nicomède ou Polyeucte 30 . Sur les moyens : il est inutile de châtier les vices et de récompenser les bonnes actions à la fin, comme le voudraient les partisans d’une tragédie moralisante et les apologistes du théâtre. Et comme le portrait d’une femme laide ne laisse pas d’être beau, et qu’il n’est pas besoin d’avertir que l’original n’en est pas aimable pour empêcher qu’on l’aime, il en est de même dans notre peinture parlante : quand le crime est bien peint de ses couleurs, quand les imperfections sont bien figurées, il n’est pas besoin d’en faire voir un mauvais succès à la fin pour avertir qu’il ne les faut pas imiter. Et je m’assure que toutes les fois que Le 28 Castelvetro, Poetica, III, 13, éd. 1576, p. 277. Réfuté par La Mesnardière, La Poétique, Paris : Sommaville, 1639, pp. 167-176. La Mesnardière accuse Castelvetro de vouloir mettre sur le théâtre une « injustice manifeste ». 29 Examen de la mort de Pompée, 1660, O.C., t. I, p. 1077 : « Le caractère de Cléopâtre garde une ressemblance ennoblie par ce qu’on peut imaginer de plus illustre. Je ne la fais amoureuse que par ambition, et en sorte qu’elle semble n’avoir point d’amour qu’en tant qu’il peut servir à sa grandeur. » 30 Examen de Polyeucte, 1660, O.C., t. I, p. 978 : « Ceux qui veulent arrêter le héros dans une médiocre bonté, où quelques interprètes d’Aristote bornent leur vertu, ne trouveront pas ici leur compte, puisque celle de Polyeucte va jusqu’à la sainteté, et n’a aucun mélange de faiblesse. » Emmanuelle Hénin 54 Menteur a été représenté, bien qu’on l’ait vu sortir du théâtre pour aller épouser l’objet de ses derniers désirs, il n’y a eu personne qui se soit proposé son exemple pour acquérir une maîtresse, et qui n’ait pris toutes ses fourbes […] 31 […] la peinture et la poésie ont ceci de commun, entre beaucoup d’autres choses, que l’une fait souvent de beaux portraits d’une femme laide, et d’autres de belles imitations d’une action qu’il ne faut pas imiter. Dans la portraiture, il n’est pas question si un visage est beau, mais s’il ressemble ; et dans la poésie, il ne faut pas considérer si les mœurs sont vertueuses, mais si elles sont pareilles à celles de la personne qu’elle introduit. Aussi nous décrit-elle indifféremment les bonnes et les mauvaises actions, sans nous proposer les dernières pour exemple ; et si elle nous en veut faire quelque horreur, ce n’est pas par leur punition, qu’elle n’affecte pas de nous faire voir, mais par leur laideur, qu’elle s’efforce de nous représenter au naturel 32 . La seconde utilité du poème dramatique se trouve en la naïve peinture des vices et des vertus. Les Anciens se sont souvent contentés de cette peinture, sans se mettre en peine de récompenser les bonnes actions et de punir les mauvaises 33 . Si le théâtre peut jouer un rôle moral, c’est en montrant le contraste entre vices et vertus, non en s’arrogeant le droit de les récompenser : ce droit est un usage du théâtre moderne, une donnée culturelle absente chez les Grecs. Pour Aristote, l’essentiel est la péripétie, le passage du bonheur au malheur, qui éveille pitié et terreur, et non la punition des méchants 34 . Cette punition est une nécessité technique liée aux émotions à produire, plutôt qu’un impératif moral : dans Rodogune, la monstrueuse Cléopâtre n’est pas punie par son fils Antiochus, mais par le poison qu’elle avale elle-même par dépit, de sorte que la pitié du spectateur envers le jeune prince est préservée 35 . Corneille répond ici aux Italiens moralisateurs de la Poétique, mais surtout aux Français encouragés par Richelieu à promouvoir une tragédie morale, « utile », dans un contexte de légitimation du genre : Chapelain (1630) 36 , Scudéry (1637 et 1639) et La Mesnardière (1639) insistent sur la 31 Epître dédicatoire de la Suite du Menteur, 1645, O.C., t. II, p. 98. 32 Epître dédicatoire de Médée, 1639, O.C., t. I, p. 535. 33 Discours sur l’utilité et les parties du poème dramatique, 1660, éd. 1999, p. 68. 34 Aristote, Poétique, chapitre 13 : en préconisant le passage du bonheur au malheur, Aristote n’évoque pas directement la question de la punition des méchants, mais l’exemple de Thyeste montre qu’il s’en soucie peu. 35 Discours de la tragédie, 1660, éd. 1999, p. 117. 36 Chapelain, Opuscules critiques, éd. 1936, p. 86 : « la suite des actions, ou bonnes ou mauvaises, est toujours semblable, chacune en son genre ; tout bon reconnu, Corneille et Castelvetro 55 nécessité d’une leçon morale explicite de la tragédie (alors que pour les humanistes tel La Taille, cette leçon se tirait naturellement du spectacle des renversements de fortune). Dans ses Observations sur le Cid, Scudéry accuse Corneille d’avoir porté atteinte aux règles de la poésie dramatique par l’immoralité de Chimène, et affirmé que la poésie doit instruire en montrant le vice puni 37 . A ses yeux, c’est la seule manière de racheter le dangereux plaisir que causent la peinture du vice et l’indifférence morale du plaisir tragique, source de dépravation dans la cité platonicienne : si la peinture de Thersite est aussi belle que celle de Narcisse, le spectateur sera aussi enclin au vice qu’à la vertu. C’est la responsabilité du dramaturge que de guider son inclination. C’était pour de semblables ouvrages, que Platon n’admettait point dans sa République, toute la Poésie : mais principalement, il en bannissait cette partie, laquelle imite en agissant, et par représentation ; d’autant qu’elle offrait à l’esprit toute sorte de mœurs ; les vices et les vertus, les crimes et les actions généreuses ; et qu’elle introduisait aussi bien Atrée comme Nestor. Or ne donnant pas plus de plaisir, en l’expression des bonnes actions, que des mauvaises, puisque dans la poésie, comme dans la peinture, on ne regarde que la ressemblance, et que l’image de Thersite bien faite, plaît autant que celle de Narcisse : il arrivait de là, que les esprits des spectateurs étaient débauchés par cette volupté ; qu’ils trouvaient autant de plaisir à imiter les mauvaises actions, qu’ils voyaient représentées avec grâce, et où notre nature incline, que les bonnes, qui nous semblent difficiles ; et que le théâtre était aussi bien l’école des vices que des vertus 38 . Ce n’est pas à dire pourtant, qu’il ne soit permis aux poètes de produire sur la scène et les méchants, et leurs maximes : tant s’en faut ; comme les contraires se font paraître davantage, il est bon d’opposer le vice à la vertu, pour en relever d’autant plus l’éclat ; mais il faut toujours établir le trône de cette reine, sur les ruines de ce tyran si dangereux : et faire toujours triompher à la fin, cette vertu persécutée. Comme l’image d’un Thersite tout méchant châtié, comme procédant de la vertu ou du vice dont la nature est de récompenser ou de perdre ceux qui les vont suivant ». 37 Scudéry, Observations sur le Cid, 1637, dans J.-M. Civardi, La Querelle du Cid, Paris : Champion, 2004, pp. 383-384. 38 Scudéry, Sentiments sur le Cid, éd. cit., p. 385. Argument repris par La Mesnardière, La Poétique, pp. 19-20 : « Ainsi nous satisferons aux objections de Platon, qui avait exclu les poètes de sa République idéale, pource qu’ils représentaient les plus méchantes actions aussi bien que les meilleures ; et qu’ils nuisaient davantage par l’exposition des crimes qu’une nature dépravée reçoit avec avidité, qu’ils ne profitaient au public par la représentation des déportements vertueux, qui ne touchent communément que les âmes les plus parfaites ». Emmanuelle Hénin 56 quand elle est bien faite donne autant de plaisir à voir que celle d’Hélène, il n’est pas défendu de représenter aussi bien et aussi naïvement un Sinon comme un Nestor, pourvu que l’un soit détesté comme méchant, et l’autre estimé comme bon : et que les propos dangereux soient toujours mis en la bouche des méchantes personnes 39 . Scudéry et La Mesnardière mettent en place très concrètement tout un dispositif de moralisation du théâtre : idéalement, il faut récompenser les bons et punir les méchants ; mais si ce n’est pas possible (à cause de la fable, qu’on n’a pas le droit de changer), il faut au moins que les paroles d’un personnage louent la vertu et stigmatisent le vice, indiquant le chemin à suivre ; enfin, en tout état de cause, les spectacles trop dépravés et les personnages trop vicieux sont à éviter, telle la parricide Médée : l’exemple sans cesse invoqué par La Mesnardière vise directement la pièce de Corneille, jouée en 1634. Après Maggi, La Mesnardière « moralise » la poétique tragique, notamment en promouvant une « justice tragique » qui compenserait l’injustice de la vie réelle, et anticiperait la compensation du Jugement dernier 40 . Et précisément, il règle longuement ses comptes à Castelvetro qui a miné cette lecture moralisante en défendant le primat du plaisir sur l’instruction, le réalisme contre l’idéalisme. Rétablissant la mémoire d’Aristote entachée par l’exégète frondeur, il rappelle la médiocrité de la personne tragique (Castelvetro préférant les personnes très bonnes ou très mauvaises), malgré l’exemple d’Euripide ; et rappelle que le plaisir est toujours subordonné à l’instruction 41 . L’explicitation de la leçon tragique se joint à l’exemplarité pour guider la volonté du lecteur. 39 Scudéry, Apologie du théâtre, Paris : A. Courbé, 1639, pp. 13-14. 40 La Mesnardière, Poétique, 1639, chapitre 8, « Les mœurs », p. 107 : « Or encore que dans le monde les bons soient souvent affligés, et que les méchants prospèrent, il faut néanmoins comprendre que le poème tragique donnant beaucoup à l’exemple, et plus encore à la raison, et qu’étant toujours obligé de récompenser les vertus et de châtier les vices, il ne doit jamais introduire des personnes très vertueuses et absolument innocentes qui tombent en de grands malheurs, ni des hommes fort vicieux qui soient heureux parfaitement. » C’est encore l’avis de d’Aubignac, La Pratique du théâtre 1657, éd. par H. Baby, Paris, Champion, 2001, p. 40 : « La principale règle du poème dramatique, est que les vertus y soient toujours récompensées, ou pour le moins toujours louées, malgré les outrages de la Fortune, et que les vices y soient toujours punis, ou pour le moins toujours en horreur, quand même ils y triomphent. » 41 Dans ses « controverses théâtrales : raisonnements contre Castelvetro » (pp. 142- 215), La Mesnardière rétablit la pensée d’Aristote contre les réfutations de Castelvetro : « Aristote ne permet point que les personnes théâtrales soient absolument mauvaises » ; « Que le philosophe a raison de censurer Euripide pour avoir mis dans son poème une personne héroïque remplie de mauvaises mœurs » ; « Que le Corneille et Castelvetro 57 Sur la fin : le primat du plaisir sur l’instruction. Dans ce débat virulent, Corneille se situe de manière très juste, dès le texte de 1643 (quatre ans après La Mesnardière) : du point de vue strictement poétique, Aristote ne parle que du plaisir de l’imitation ; l’utilité morale n’appartient pas aux règles de l’art dramatique. De manière significative, l’épître commence par cette phrase provocatrice : « Si j’étais de ceux qui tiennent que la poésie a pour but de profiter aussi bien que de plaire […] » ; principe réaffirmé dans le Premier Discours 42 et L’examen de Médée 43 . L’instruction morale n’est pas totalement bannie, à condition qu’on n’en fasse pas le but de la tragédie, c’est-à-dire qu’on n’asservisse pas l’intrigue (qui possède sa propre nécessité) à la décision de punir les méchants (nécessité extrinsèque). On peut en revanche en « assaisonner » le poème, par deux moyens : les sentences qui émaillent le discours des personnages, et la « naïve peinture des vices et des vertus ». La vraie morale se tient dans la vérité, dans la peinture vraie d’une réalité où le bien et le mal sont intimement mêlés 44 . Le déplacement du portrait à l’action Ainsi, Corneille comme Castelvetro utilisent le paradigme aristotélicien du portrait pour réfuter une conception didactique de la tragédie, qui annexe l’idéalisme esthétique pour en faire une norme morale : ils nient tout à la fois que le dramaturge doive se limiter au portrait des beaux sujets et qu’il doive embellir le tableau en rétablissant une justice suprahumaine. Le premier idéal qu’ils ont en commun est celui du portrait au naturel et indifférent à son objet. Mais dans la pensée d’Aristote, le paradigme du portrait n’est qu’une étape, un passage de l’éthique à la poétique : la tragédie est définie comme « le portrait d’hommes en action » (ch. 2), puis comme « le portrait d’une action » (ch. 6). Et Castelvetro souligne cette césure entre peinture et poésie : le portrait est un modèle insuffisant, inadéquat, dès l’instant où prime la structure de l’intrigue : il ne permet pas divertissement n’est pas la fin principale que la poésie se propose, comme avance Castelvetro ; mais que c’est un puissant attrait qui se trouve dans les manières par lesquelles elle instruit, et qui la rend agréable avant qu’elle soit utile, pour être à la fin tous les deux. » 42 Qui commence ainsi : « Bien que selon Aristote le seul but de la poésie dramatique soit de plaire aux spectateurs […] » (éd. 1999, p. 63). 43 « [Le but] de la poésie dramatique est de plaire, et les règles qu’elle nous prescrit ne sont que des adresses pour en faciliter les moyens au poète, et non pas des raisons qui puissent persuader aux spectateurs qu’une chose soit agréable, quand elle leur déplaît. » 44 Epître dédicatoire à la Suite du Menteur, 1645, O.C., t. II, pp. 95-98. Emmanuelle Hénin 58 de penser la différence spécifique des genres dramatiques, et plus fondamentalement, il contredit le principe du primat de l’action sur les caractères, de la structure sur l’ornement. Dans son Premier Discours, Corneille réfute l’idée que la comédie serait « une imitation de personnes basses et fourbes » et d’une distinction des genres fondée sur la hiérarchie des caractères et des imitations, car elle renvoie à l’usage de la comédie grecque, pas à une loi universelle. Comédie et tragédie s’opposent d’ordinaire comme des portraits péjoratif et mélioratif de modèles laids ou beaux, selon une double compréhension de la belle nature (embellissement et beau choix). Tels les peintres Polygnote et Pauson, qui peignaient respectivement des tableaux d’histoire héroïques en les embellissant et de petits sujets de genre en les caricaturant 45 . Corneille note la contradiction entre cette hiérarchie (transposée par Aristote de la peinture à la poésie) et l’idée que la tragédie est le portrait d’une action, partout affirmée par Aristote 46 . Castelvetro confronte lui aussi les deux passages pour refuser la hiérarchie des genres : la poésie n’est pas une peinture des caractères, mais une peinture des actions (I, 6). La poésie dramatique selon lui est une imitation des actions, et il s’arrête ici à la condition des personnes, sans dire quelles doivent être ces actions. Et certes, après avoir lu dans Aristote que la tragédie est une imitation des actions, et non pas des hommes, je pense avoir quelque droit de dire la même chose de la comédie, et de prendre pour maxime que c’est par la seule considération des actions, sans aucun égard aux personnages, qu’on doit déterminer de quelle espèce est un poème dramatique. La condition sociale des personnages n’est pas déterminante, mais bien leur action, qui selon sa gravité et sa grandeur, détermine les passions provoquées : si la tragédie ne parle que d’amour, l’intrigue n’est pas assez « illustre », bien que les personnages le soient ; inversement, pourvu que l’intrigue repose sur l’amour, la comédie peut faire intervenir des personnages de rang royal. Corneille théorise seulement dans la mesure où il 45 Aristote, Poétique, ch. 2, 1448 a 1-14. 46 Corneille, Discours de l’utilité et des parties du poème dramatique, éd. 1999, pp. 71-72 : « Les conditions du sujet sont diverses pour la tragédie et pour la comédie. Je n’en toucherai à présent qu’à ce qui regarde cette dernière, qu’Aristote définit simplement, une imitation de personnes basses et fourbes. Je ne puis m’empêcher de dire que cette définition ne me satisfait point, et puisque beaucoup de savants tiennent que son traité de la Poétique n’est pas venu tout entier jusqu’à nous, je veux croire que dans ce que le temps nous a dérobé il s’en rencontrait une plus achevée. La poésie dramatique selon lui est une imitation des actions, et il s’arrête ici à la condition des personnes, sans dire quelles doivent être ces actions. » Corneille et Castelvetro 59 innove, où il se doit de justifier sa pratique dramatique, qui tend à rapprocher comédie et tragédie, et à réhabiliter la comédie : ce genre n’est plus associé à la caricature des types hérités de la comédie latine, mais au « style naïf » convenable au portrait au naturel (Examen de Mélite) ; et il n’est pas non plus réservé aux personnages de rang social inférieur, puisque la « comédie héroïque » fait intervenir des personnages élevés (Dom Sanche). Dans ce brouillage apparent d’une hiérarchie bien établie depuis les traités humanistes, Corneille fait d’autant mieux ressortir le critère essentiel : l’action. Or le seul critique avant Corneille à avoir contesté cette traditionnelle hiérarchie des genres est Castelvetro, quoique par un autre raisonnement : pour l’Italien, l’opposition comédie/ tragédie ne recoupe pas l’antithèse bonté/ méchanceté (comme pourrait le suggérer la superposition des métaphores picturales), mais une distinction sociale, directement au service de la fable et non au service des caractères : les personnages sont des emplois, ne sont pas là pour découvrir leur caractère ni pour enseigner la vertu, mais pour susciter le plaisir par la nouveauté de leur aventure 47 . Le déplacement de la hiérarchie des genres n’est donc qu’un cas particulier, ou une conséquence pratique, du déplacement général d’accent du portrait à l’action accompli par Corneille à la suite de Castelvetro, insistant sur l’ordre des priorités établi par Aristote lui-même. Dans tous les textes où il invoque le portrait au naturel, Corneille donne pour objet de ce portrait non les hommes, mais l’action, véritable objet du dramaturge. La comédie n’est qu’un portrait de nos actions et de nos discours 48 . Le poème dramatique est une imitation, ou pour en mieux parler, un portrait des actions des hommes 49 . […] l’une fait souvent de beaux portraits d’une femme laide, et d’autres de belles imitations d’une action qu’il ne faut pas imiter 50 . 47 Castelvetro, Poetica, 1570, I, 6, pp. 19-20 : « Et cette poésie se divise en plusieurs espèces non à cause de la bonté ou la méchanceté des caractères des personnes représentées par le poète, mais à cause de l’état des personnes, royales, citadines ou paysannes ; et pour chacune de ces personnes, on choisit surtout des fables convenant à leur condition, qui ne sont autres que des actions non advenues mais pouvant advenir, non pour découvrir les caractères de bonté ou de méchanceté, mais pour susciter le plus possible, par la nouveauté de l’aventure (novità del caso), le plaisir du peuple commun, qui en est capable et y prend plus de plaisir qu’il ne fait de l’instruction, de la découverte des caractères, d’un enseignement relevant de l’art ou de la science, ou des événements se produisant ordinairement d’une manière déterminée. » 48 Epître dédicatoire de La Veuve, 1638, O.C., t. I, p. 202. 49 Discours des trois unités, éd. 1999, p. 144. Emmanuelle Hénin 60 […] quand le crime est bien peint de ses couleurs […] 51 . Castelvetro opérait le même déplacement en substituant à l’idée maniériste de la beauté parfaite une « idée de l’action parfaite » 52 : en matière critique, 50 Epître dédicatoire de Médée, 1639, O.C., t. I, p. 535. 51 Epître dédicatoire de La Suite du Menteur, O.C., t. II, p. 98. 52 Castelvetro, Poetica d’Aristotele, 1570, III, 16, pp. 188-189 : « [Aristote] revient maintenant aux caractères et nous apprend que pour bien les figurer, nous devons suivre l’usage des bons peintres de portraits, en ayant une idée parfaite des caractères que nous regardons quand nous voulons revêtir nos personnages d’un caractère (costumare), ainsi que ces peintres ont un exemple parfait de beauté qu’ils regardent quand ils veulent portraire une personne belle. Il faut remarquer que cet enseignement n’est pas lié à ce qui est dit plus haut, mais placé ici au hasard, comme beaucoup d’autres choses sont placées au hasard dans ce petit livre. Donc, pour prouver que nous devons créer un exemple parfait de beauté, il recourt à la démonstration suivante. De même que les peintres qui représentent les hommes beaux parce qu’ils se sont d’abord créé un exemple parfait de beauté qu’ils regardent en même temps, de même le poète tragique, qui représente (rassomiglia) les meilleurs, doit avoir un exemple des caractères parfaits, qu’il regarde continuellement quand il revêt ses personnages d’un caractère. En premier lieu, je doute que l’enseignement d’Aristote soit utile ou qu’il serve beaucoup, s’il ne nous enseigne également de quelle sorte doit être ce caractère et comment nous devons le former. Et si on objecte que plus haut, il nous a assez enseigné quel il est et comment le former, pourquoi alors ne nous renvoie-t-il pas à ce qu’il a déjà dit ? Mais il n’est pas vrai que ce qu’il nous a enseigné à propos des caractères puisse constituer cet exemple parfait, puisqu’il nous a enseigné que nous devons regarder les caractères moyens, et non les parfaits, de sorte que soit il nous a mal enseignés jusqu’ici, soit il nous enseigne mal ici. Mais mettons que la doctrine qu’il nous a enseignée jusqu’ici soit conforme à celle qui nous est enseignée ici, et qu’il nous faille des caractères parfaits, il ne nous suffira pas du tout d’avoir un seul exemple de caractère parfait comme il suffit au peintre d’avoir un exemple de beauté parfaite, mettons d’une femme, pour figurer de belles femmes ; parce que les caractères, fussent-ils parfaits à quelque degré, sont plus variés que la beauté de la femme, qui se trouve limitée par les traits, les mesures et les couleurs tempérées (lineamenti, misure, colori temperati). Et Perino del Vaga, peintre florentin très renommé de nos jours, pouvait, avec la beauté de sa femme, figurer de nombreuses figures de femmes, et spécialement celle de la Vierge, car on reconnaissait dans toutes une seule manière de beauté souveraine. Mais Giotto, peintre florentin lui aussi, très réputé autrefois, ne put, ni ne voulut figurer avec une seule manière de frayeur étonnée (meraviglioso spavento) tous les apôtres dans le portique de l’église de Saint-Pierre à Rome, quand, le vent s’étant levé, le Seigneur leur apparut marchant sur l’eau, mais il attribua à chacun en particulier une manière différente de frayeur étonnée, et le spectateur ne peut juger laquelle est le plus à admirer. Et de la variété des caractères, qu’on ne peut embrasser sous Corneille et Castelvetro 61 les métaphores ont besoin d’une transposition, ne sont pas valables littéralement, et la métaphore picturale a induit les commentateurs en erreur, en leur donnant à penser que peintre et dramaturge avaient le même objet. Dans sa réfutation des portraits embellis, Castelvetro transforme progressivement le débat beauté/ ressemblance en un débat caractères/ action. La méthode de Perino del Vaga, peintre maniériste qui peint toutes les femmes pareilles (à partir de son idée de la beauté), cette méthode ne saurait convenir au poète tragique, qui doit créer non pas un caractère parfait, mais un système de caractères, défini par la complémentarité de personnages différents. Pour lui, il s’agit moins de produire la « ressemblance » des caractères que celle de l’action. Et le seul exemple pictural qu’il cite dans son livre n’est pas un portrait, mais la Navicella de Giotto, qui fait intervenir la série des apôtres exprimant chacun sa crainte d’une manière particulière, en voyant le Christ marcher sur l’eau : donc un système de passions et de caractères qui réagissent face à une situation donnée, un événement extraordinaire (qui ne relève même pas du vraisemblable extraordinaire, mais bien du vrai, et qu’on doit croire bien qu’il fasse violence à l’entendement). Ce déplacement de l’opposition beauté/ ressemblance en caractères/ action est fortement suggéré par le lien entre plusieurs passages de la Poétique concernant le même Polygnote, modèle du peintre d’histoire. Ce peintre faisait les portraits ressemblants et plus beaux, et peignait les caractères là où Zeuxis peignait plutôt les actions, de même que les modernes font souvent des tragédies dépourvues de caractères 53 . Aristote veut prouver par là que la tragédie subsiste sans caractères, mais pas sans action, puisque c’est l’action qui nous rend heureux ou malheureux, comme le dit Beni que Corneille a lu attentivement et que l’action est la seule fin de la un seul exemple parfait, on voit l’expérience dans le Sacrifice d’Iphigénie peint par Timanthe, si recommandé par Pline, Quintilien et d’autres. [...] » 53 Aristote, Poétique, ch. 6, 1450 a 23-26, éd. 1980 : « De plus, sans action il ne saurait y avoir de tragédie, tandis qu’il pourrait y en avoir sans caractères : de fait les tragédies de la plupart des modernes sont dépourvues de caractères, et en général beaucoup de poètes font ainsi ; de même, en peinture, c’est le cas de Zeuxis par rapport à Polygnote. Polygnote est un bon peintre de caractères, tandis que la peinture de Zeuxis ne fait aucune place au caractère ». Ce passage est source de confusion pour les commentateurs, puisque Aristote semble tantôt louer, tantôt critiquer Polygnote ; en réalité comme le dit Castelvetro, théâtre et peinture sont différents : en peinture, les caractères sont louables car c’est la partie la plus délicate de l’art pictural (et de se référer à Alberti), tandis que dans la tragédie c’est l’action qui est première. Voir Castelvetro, III, 3 et III, 15. Emmanuelle Hénin 62 tragédie 54 . Ainsi, comme le souligne Ricœur 55 , il y a à la fois continuité et rupture entre l’éthique et la poétique : en éthique, le sujet précède l’action dans l’ordre des qualités morales 56 ; en poétique au contraire, la composition de l’action régit la qualité éthique des caractères. Toute logique dramatique (plus encore que narrative) procède en partant de situations (en général conflictuelles) pour y faire correspondre des caractères, et l’analyse des tragédies cornéliennes confirme ce fonctionnement : au théâtre, les actes d’un personnage précèdent et déterminent son caractère, au rebours de la vie ordinaire 57 . En identifiant mimésis et muthos, Aristote assimile l’activité poétique à la mise en intrigue, à la composition des faits, ou syntasis, structure que viennent ensuite habiller les caractères, selon une troisième analogie picturale : la composition des faits est comparable au dessin, les caractères à la couleur, dont le rôle est purement ornemental et ne permet pas de reconnaître l’objet dépeint. Il y a donc entre ces deux composantes de la tragédie non seulement une différence de rang, mais une différence de statut : l’action est un élément définitionnel de la tragédie, les caractères en sont l’ornement, comme disent les poétiques 58 ; de même la composition des faits est structurelle, tandis que la leçon morale est ornementale. 54 Beni fait en 1613 un résumé de toutes les exégèses du siècle précédent, et Corneille le cite comme un compendium d’interprétations (p. 96). Mais au-delà, Beni donne aussi souvent une interprétation très fine, qui recoupe souvent l’opinion de Corneille : ainsi sur l’importance du spectaculaire. Beni loue les peintures de Zeuxis, sans tenir compte des contradictions aristotéliciennes. Voir Commentarii, Padoue : Bolzetta, 1613, part. 42, pp. 219-220. 55 P. Ricœur, Temps et récit I, Paris : Seuil, 1983, « la mise en intrigue ». 56 Aristote, Ethique à Nicomaque, II, 1103 a 27-28 (traduction par R. Bodeüs, GF Flammarion, 2004, p. 100) : « De plus, tout ce que la nature met à notre disposition, nous l’apportons d’abord sous forme de capacité et ensuite nous y répondons par nos actes […] ». Si les vertus morales sont données par l’habitude et non naturellement, en revanche, c’est bien la nature qui nous prédispose à commettre des actes vertueux qui, peu à peu, se transforment en habitudes morales. 57 Voir G. Forestier, Essai de génétique théâtrale, op. cit. Ainsi Corneille explique-t-il le caractère d’Horace, qui change brusquement au dénouement, par la nécessité d’introduire un rebondissement dans l’intrigue. 58 Tel Beni, attentivement lu par Corneille, dans ses Commentari, 1613, part. 43, p. 221 : « Comme la disparition du dessin efface en quelque sorte la peinture […], de même, le retrait de la fable fait nécessairement s’effondrer les autres parties de qualité. […] Dans une tragédie sans fable, qui correspond au dessin, les caractères, qui sont semblables aux couleurs, ont peu de pouvoir pour charmer et atteindre la fin que s’est proposée la peinture ». Corneille et Castelvetro 63 Or cette subordination des caractères à l’action s’oppose à l’orthodoxie aristotélicienne : paradoxalement, les exégètes soulignent de manière contradictoire que l’action est l’âme de la tragédie 59 et qu’elle doit s’effacer devant le développement des caractères, qui donne lieu à la fois aux ornements rhétoriques et à la leçon morale. Selon Viperano, les actions servent à révéler les caractères, comme les traits du visage dans la peinture dépeignent l’intérieur de l’âme ; l’objet privilégié du poète sont bien les actions humaines, mais dans la mesure où elles donnent à lire un caractère, et permettent de corriger nos affects et de conduire au bonheur 60 . Pour Scaliger (commentant la comparaison entre Zeuxis et Polygnote), l’action est l’instrument et les passions sont la fin de la tragédie, car c’est elles qui contiennent son enseignement moral 61 . Or Scaliger est la référence des doctrinaires français, qui insistent à la fois sur l’instruction et sur le développement rhétorique des passions : ainsi d’Aubignac juge-t-il l’étude des caractères supérieure à la disposition de l’intrigue, considérée comme mécanique ; et critique les fables « polymythes, c’est-à-dire chargées d’un grand nombre d’incidents », qui ne laissent « point de place au discours » 62 . De cette loi, Corneille offre d’abord un exemple puis un contre-exemple. Dans la Pratique de 1657, d’Aubignac l’érige en modèle : Nous en avons une preuve sensible dans les pièces de Monsieur Corneille ; car ce qui les a si hautement élevées par-dessus les autres de notre temps, n’a pas été l’intrigue, mais le discours ; leur beauté ne dépend pas des 59 La Mesnardière, La Poétique, 1639, pp. 15-16 : la fable est « l’âme et le principe » de la tragédie : « Puisque toute la tragédie n’est rien qu’une imitation, non pas l’imitation d’un homme, mais de quelque action d’un homme, praxeos esti mimesis, et même d’un homme illustre, epiphanon andron, il faut que cette action qui doit servir de sujet soit importante et remarquable, et que tous les discours qui serviront à l’exprimer, se proportionnant à elle, soient graves, considérables, et dignes de la majesté de ce poème magnifique. » La Mesnardière, suivant la hiérarchie aristotélicienne, consacre les premiers chapitres à la fable (IV-VI) avant de passer aux mœurs et à l’expression des passions (VII-X) ; mais le second sujet reçoit un développement bien plus long ; et même ces premiers chapitres sont remplis de considérations sur les passions, qui sont à ses yeux le principal ressort de la fable. La fidélité apparente au Stagirite dissimule un infléchissement majeur de sa pensée. 60 Viperano, De re poetica libri tres, Anvers : Christophe Plantin, 1579, pp. 21-22. 61 Le poète enseigne les passions à travers des actions : pour que nous embrassions et imitions les bons dans nos actions, et méprisant les méchants, nous abstenions [de mal agir]. Car l’action est le moyen d’enseigner, la passion notre enseignement pour agir. Dans la fable, les actions sont un exemple et un instrument, les passions une fin. 62 D’Aubignac, La Pratique du théâtre, 1657, IV, 1, éd. 2001, p. 409. Emmanuelle Hénin 64 actions, dont elles sont bien moins chargées que celles des autres poètes, mais de la manière d’exprimer les violentes passions qu’il y introduit 63 . Mais en 1663, après la querelle de Sertorius, il supprime tout éloge et, dans sa Seconde dissertation concernant le poème dramatique, accuse au contraire la pièce de « polymythie » 64 : plus on met d’action, moins on laisse de place au développement rhétorique des passions. C’est aussi la position anticornélienne de la préface de Bérénice : prendre l’action la plus simple car elle n’est plus l’essentiel, mais un simple support, un simple « dessein », l’essentiel étant dans les couleurs et l’ornement. Dans la théorie de l’art, cette position correspond à l’argumentation « coloriste », qui défend le primat de l’ornement sur la structure 65 . De fait, en soutenant le primat de l’action sur les passions en 1660, Corneille était conscient de s’opposer à l’évolution de la tragédie vers la galanterie et l’amplification rhétorique, comme l’a très bien vu Saint-Evremond en le défendant contre les critiques de d’Aubignac : la supériorité de Corneille est d’avoir vu et montré par sa pratique que dans la constitution de la tragédie, l’intrigue précède les caractères 66 . 63 Ibid. 64 D’Aubignac, Seconde dissertation concernant le poème dramatique, Paris : Du Breuil, 1663 ; rééd. par N. Hammond et M. Hawcroft, Exeter : University of Exeter Press, 1995, p. 30 et 35 : « Le plus grand défaut d’un poème dramatique est lorsqu’il a trop de sujet, et qu’il est chargé d’un trop grand nombre de personnages […] Cette polymythie nous prive encore d’un plus grand plaisir, en ce qu’elle ôte à M. Corneille le moyen de faire paraître les sentiments et les passions, c’est son fort, c’est son beau, et c’est ce qu’on ne trouve pas en ce poème. » 65 Ainsi Dacier, à la fin du siècle, gauchit-il le texte d’Aristote en faisant un éloge de Polygnote contre Zeuxis, puisqu’il savait représenter les passions. Poétique d’Aristote, La Poétique d’Aristote traduite en français avec des remarques, 1692, pp. 93-94 : « Ce dernier exprimait parfaitement les mœurs. Toutes les figures des tableaux de Polygnote étaient si animées, que le spectateur n’avait aucune peine, à connaître l’esprit et les mœurs des personnages qu’elles représentaient. Les passions y étaient admirablement exprimées. Aussi Aristote dit dans le livre VIII de ses Politiques, que les ouvrages de ce peintre devaient être plus exposée aux yeux des jeunes gens, que ceux de Pauson, qui, comme Zeuxis, n’exprimait point du tout les mœurs dans sa peinture. Parrhasius, Polygnote, et Aristide le Thébain, ont été de tous les peintres de l’Antiquité, ceux qui se sont le plus attachés à exprimer les mœurs. » 66 Saint-Evremond, Défense de quelques pièces de théâtre de M. Corneille, Œuvres mêlées, éd. par L. de Nardis, Rome : Ateneo, 1966, pp. 392, 393 et 394 : « J’ai soutenu que pour faire une belle comédie, il fallait choisir un beau sujet, le bien disposer, le bien suivre, et le mener naturellement à la fin ; qu’il fallait faire entrer les caractères dans les sujets, et non pas former la constitution des sujets après Corneille et Castelvetro 65 Si Corneille est redevable à Castelvetro, c’est moins parce qu’il lui reprend certaines idées précises (sur le primat de la structure, ou du plaisir) que par sa position face à ses contemporains : en porte-à-faux pour ses positions théoriques, frondeur dans le concert des autorités établies, il livre finalement la quintessence de l’esprit aristotélicien. L’originalité de Corneille théoricien, tant de fois soulignée, ne serait-elle pas d’avoir imité l’originalité de Castelvetro ? celle des caractères ; que nos actions devaient précéder nos qualités et nos humeurs ; qu’il fallait remettre à la philosophie de nous faire connaître ce que sont les hommes, et à la comédie de nous faire voir ce qu’ils font ; et qu’enfin ce n’est pas tant la nature humaine qu’il faut expliquer, que la condition humaine qu’il faut représenter sur le théâtre ». « J’avoue qu’il y a eu des temps où il fallait choisir de beaux sujets, et les bien traiter ; il ne faut plus aujourd’hui que des caractères ». « Racine est préféré à Corneille et les caractères l’emportent sur les sujets ».