eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 35/68

Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
61
2008
3568

Les théoreticiens italiens et les remarques de Corneille sur le roman et sur les différences entre le théâtre et le roman

61
2008
Giorgetto Giorgi
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PFSCL XXXV, 68 (2008) Les théoriciens italiens et les remarques de Corneille sur le roman et sur les différences entre le théâtre et le roman GIORGETTO GIORGI (Université de Pavie) Dans ses nombreux écrits théoriques (avis Au Lecteur, Préfaces, Épîtres, Examens, Discours sur le poème dramatique, etc), Pierre Corneille met souvent en lumière la spécificité du genre théâtral, qui avait été, comme chacun sait, codifié dès l’antiquité classique, grâce à d’efficaces comparaisons avec le genre romanesque, dont les Italiens avaient tenté la codification durant la Renaissance 1 . Et c’est en particulier dans le deuxième Discours, intitulé Discours de la tragédie, et des moyens de la traiter, selon le vraisemblable ou le nécessaire que Corneille établit un parallèle entre le théâtre et le roman, en affirmant que le théâtre bien des fois n’échappe guère au manque de naturel et à l’invraisemblance, dans la mesure où il est soumis à plusieurs contraintes (comme, par exemple, les unités de temps et de lieu), tandis que le roman, qui ignore totalement ces règles, n’a aucune raison valable de s’éloigner du vraisemblable. Mais laissons la parole à Corneille : […] nous sommes gênés au théâtre par le lieu, par le temps, et par les incommodités de la représentation, qui nous empêchent d’exposer à la vue beaucoup de personnages tout à la fois, de peur que les uns demeurent sans action, ou troublent celle des autres. Le roman n’a aucune de ces contraintes. Il donne aux actions qu’il décrit tout le loisir qu’il faut pour 1 Les premières tentatives de codification du roman ont eu lieu en Italie, au début de la deuxième moitié du XVI e siècle, grâce à Simon Fórnari, Giovanni Battista Giraldi et Giovanni Battista Pigna, qui défendirent les « romans » de Boiardo et de l’Arioste (c’est ainsi que l’on appelait, à l’époque, les poèmes chevaleresques) contre les partisans des poèmes héroïques. Voir, à ce sujet, Les poétiques italiennes du « roman ». Simon Fórnari, Jean-Baptiste Giraldi, Jean-Baptiste Pigna, éd. Giorgetto Giorgi, Paris : Champion, 2005. Giorgetto Giorgi 74 arriver, il place ceux qu’il fait parler, agir, ou rêver, dans une chambre, dans une forêt, en place publique, selon qu’il est plus à propos pour leur action particulière ; il a pour cela tout un palais, toute une ville, tout un royaume, toute la terre, où les promener; et s’il fait arriver, ou raconter quelque chose en présence de trente personnes, il en peut décrire les divers sentiments l’un après l’autre. C’est pourquoi il n’a jamais aucune liberté de se départir de la vraisemblance, parce qu’il n’a jamais aucune raison, ni excuse légitime pour s’en écarter. 2 Certes, affirmer que le roman de la première moitié du XVII e siècle , en France, n’était soumis à aucune contrainte (comme, par exemple, les unités de temps et de lieu dont nous venons de parler) est sans aucun doute inexact. Quelques célèbres théoriciens italiens du XVI e siècle, en polémique avec Aristote (qui affirmait, dans le livre V de la Poétique, que l’action du poème héroïque « n’est pas limitée dans le temps ») 3 , avaient en effet déclaré que l’épopée (dont les théoriciens italiens de la Renaissance ont fait dériver le roman) doit respecter une certaine unité de temps et de lieu, et leur opinion avait été reprise en France par les théoriciens du roman de l’époque de Corneille. C’est ainsi, par exemple, que Minturno, dans son Arte poetica, parue en 1564, soutenait, en se réclamant des poèmes héroïques d’Homère et de Virgile, que la durée de l’action principale d’une épopée ne doit en aucune façon dépasser un an: […] on voit clairement que l’un et l’autre poètes [Homère et Virgile] ont traité - observe Minturno - un sujet complet et parfait qui concerne des événements qui se sont déroulés dans le cours d’une même année: Homère, dans l’Iliade, a décrit ce qui a fait suite à la colère d’Achille, durant la dixième année de la guerre de Troie, jusqu’à ce que ce dernier ait tué Hector ; dans l’Odyssée il a décrit le retour d’Ulysse à Ithaque et le châtiment des prétendants dix ans après la chute de Priam ; Virgile a décrit l’arrivée d’Énée dans l’antique Latium et la guerre avec les Rutules jusqu’à 2 Pierre Corneille, Discours de la tragédie, et des moyens de la traiter, selon le vraisemblable ou le nécessaire, dans Pierre Corneille, Œuvres complètes, textes établis, présentés et annotés par G. Couton, Paris : Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1987, t. III, pp. 163-164. Les trois Discours de Corneille sur le poème dramatique ont été récemment traduits en italien et commentés dans l’édition suivante : Pierre Corneille, Tre discorsi sul poema drammatico, éd. A. Jeronimidis, Taranto : Lisi, 2006. 3 Aristote, Poétique, éd. John Hardy, Paris : Les Belles Lettres, 1990, p. 36 (1 ère éd. 1932). Les théoriciens italiens et les remarques de Corneille sur le roman 75 ce que Turnus ait été vaincu et tué ; et ces choses sont arrivées, comme on peut le lire, sept ans après le départ d’Énée de Troie. 4 Et l’opinion de Minturno était adoptée par Castelvetro dans la Poetica d’Aristotele vulgarizzata e sposta, publiée en 1570, où il affirmait en outre qu’un poète héroïque mérite un vif éloge s’il s’efforce de situer dans un espace relativement circonscrit les événements racontés dans l’histoire principale de son ouvrage : […] dans l’épopée - écrit Castelvetro - plus le temps de l’action est circonscrit et dure moins de jours, plus l’œuvre sera digne d’éloges. Et si l’on considère la dimension du lieu où se déroule l’action dont nous venons de parler, il est incontestable que cette dimension est plus grande dans l’épopée que dans la tragédie, puisque dans la tragédie l’action se passe non seulement dans une ville, ou dans un palais, ou à la campagne, ou dans un lieu semblable, mais aussi dans un endroit qui peut être vu par le personnage ; dans l’épopée, au contraire, l’action peut se dérouler dans le ciel, en enfer, dans plusieurs lieux de la terre, de la mer, et des airs. Toutefois, plus le lieu où se passe l’action de l’épopée est restreint, plus l’épopée est digne d’éloges et belle. 5 Ces affirmations seront reprises, en France, par les théoriciens du roman héroïque de la première moitié du Grand Siècle. Georges et Madeleine de Scudéry, dans la Préface d’Ibrahim ou l’Illustre Bassa, paru en 1641, déclarent en effet qu’il faut imiter les auteurs d’épopées et de romans de l’antiquité gréco-latine qui « […] pour s’enfermer dans des bornes raisonnables […] ont fait […] que l’histoire ne dure qu’une année, et que le reste est par narration ». 6 Et La Calprenède, dans la première partie de Cléopâtre, qui a 4 Antonio Minturno, Arte poetica [1564], Napoli : Gennaro Muzio, 1725, p. 12. C’est nous qui traduisons. Minturno avait déjà soutenu une idée analogue dans son De Poeta (Venezia, Francesco Rampazzetto, 1559) que Corneille cite dans l’Examen de Polyeucte martyr. 5 Lodovico Castelvetro, Poetica d’Aristotele vulgarizzata e sposta, éd. W. Romani, Bari : Laterza [Scrittori d’Italia], t. II, 1979, p. 151. C’est nous qui traduisons. (Sur les rapports entre les commentateurs italiens de la Poétique d’Aristote et Corneille, voir l’article d’Alain Niderst « Corneille et les commentateurs d’Aristote », Papers on French Seventeenth Century Literature, XIV, 27, 1987, pp. 733-743). La nécessité de raconter, dans l’action principale d’une épopée, des événements dont la durée ne dépasse pas un an, a été soulignée, après les Italiens, par Ronsard dans la troisième Préface de la Franciade, de 1587 : « Le poëme heroïque, qui est tout guerrier, comprend seulement les actions d’une année entiere. » (Pierre de Ronsard, Troisième Préface de la Franciade, dans Critical Prefaces of the French Renaissance, éd. B. Weinberg, New York : AMS Press, 1970, p. 256 [1 ère éd. 1950]. 6 Georges et Madeleine de Scudéry, Préface d’Ibrahim ou l’Illustre Bassa [1641], dans Poétiques du roman. Scudéry, Huet, Du Plaisir et autres textes théoriques et Giorgetto Giorgi 76 vu le jour en 1647, souligne avec force qu’il a « […] formé le dessein de ne [s’] éloigner point de [sa scène] » 7 . Les remarques de Georges et Madeleine de Scudéry et de La Calprenède reflètent d’ailleurs fidèlement la façon dont sont construits les romans héroïques du Grand Siècle. L’action principale de L’Astrée, par exemple, qui est indiscutablement l’archétype de ce genre de romans, se déroule en effet en six mois environ, étant donné que nous sommes en mars, dans l’ouverture, lorsque le berger Céladon est abandonné par la bergère Astrée, tandis que nous sommes en juillet, dans l’épilogue, lorsque les protagonistes se réconcilient. En outre, l’action principale est située entre le Rhône et l’Auvergne, dans la plaine du Forez, c’est-à-dire dans un lieu tout compte fait relativement circonscrit 8 . Et l’on pourrait faire des considérations analogues à propos des romans héroïco-galants qui ont vu le jour après L’Astrée, même s’il faut souligner que c’est à la durée et à la localisation de l’histoire principale de ces ouvrages que nous nous référons (et que Georges et Madeleine de Scudéry se réfèrent), étant donné que la présence de fort nombreuses histoires secondaires, ou épisodes, dans les ouvrages en question, dilate de façon considérable le temps et le lieu de l’histoire principale. Malgré ce que l’on vient de dire, il faut observer que les unités de temps et de lieu ont évidemment un caractère bien moins contraignant dans le roman par rapport au théâtre, et que par conséquent l’affirmation de Corneille (que nous avons citée plus haut), selon laquelle le roman n’est guère soumis à des règles strictes, est en dernière analyse acceptable si l’on ne la prend pas au pied de la lettre. Quoi qu’il en soit, Corneille, dans les Discours et les Examens, cite quelques-unes de ses intrigues qui s’avèrent invraisemblables justement dans la mesure où il a dû respecter les unités de temps et critiques du XVII e siècle sur le genre romanesque, éd. Camille Esmein, Paris : Honoré Champion, 2004, pp. 138-139. Lorsqu’ils affirment que les événements qui dépassent l’année, dans les épopées et les romans de l’antiquité classique, font l’objet d’une « narration », Georges et Madeleine de Scudéry pensent surtout, évidemment, à l’histoire qu’Ulysse raconte aux Phéaciens dans l’Odyssée, à celle qu’Énée raconte à Didon dans l’Énéide, à celle que Calasiris raconte à Cnémon dans Les Éthiopiques d’Héliodore. Dans chacune de ces histoires secondaires on remonte en effet à un passé plutôt éloigné par rapport au moment où l’histoire principale est interrompue pour faire place aux récits d’Ulysse, d’Énée et de Calasiris. (Sur les réflexions théoriques de Georges et Madeleine de Scudéry, voir d’Éveline Dutertre, Scudéry théoricien du classicisme, Paris-Seattle-Tübingen : Papers on French Seventeenth Century Literature, Coll. « Biblio 17 », n° 66, 1991). 7 Cité dans le travail de René Bray, La formation de la doctrine classique en France, Paris : Nizet, 1961, p. 287 ( 1 ère éd. 1927). 8 Voir, à ce sujet, notre ouvrage « L’Astrée » di Honoré d’Urfé tra Barocco e Classicismo, Firenze : La Nuova Italia, 1974, pp. 33 et sv. Les théoriciens italiens et les remarques de Corneille sur le roman 77 de lieu, et qui n’auraient au contraire absolument pas manqué de vraisemblance si elles avaient été narrées (il va sans dire d’une façon tout à fait différente) dans des ouvrages de type romanesque. Par exemple, dans l’Examen du Cid le dramaturge observe qu’il n’est guère vraisemblable que Chimène demande en vingt-quatre heures deux fois justice au roi de Castille à la suite du meurtre de son père et qu’un roman « […] lui aurait donné sept ou huit jours de patience avant que de l’en [le roi] presser de nouveau ; mais les vingt et quatre heures ne l’ont pas permis : c’est l’incommodité de la Règle » 9 . De même, dans le Discours de la tragédie, et des moyens de la traiter, selon le vraisemblable ou le nécessaire, Corneille observe que dans Horace l’unité de lieu est scrupuleusement observée, puisque la pièce dans son ensemble se déroule dans une salle du palais d’Horace. Le respect de cette unité, poursuit l’auteur, finit toutefois par conduire à l’invraisemblance : à la fin de l’acte premier, Curiace et sa fiancée Camille se rendent en effet auprès de la famille d’Horace dans une autre salle du même palais, où (durant la pause entre l’acte premier et le deuxième acte) ils apprennent que les trois Horace ont été choisis comme champions de Rome contre les trois champions d’Albe. Au début du deuxième acte, toutefois, Curiace se présente dans la salle précédente (celle où, comme nous l’avons dit, se déroule toute la pièce) pour féliciter Horace d’avoir été choisi. Or, dans un roman, souligne le dramaturge « […] il aurait fait cette congratulation au même lieu où l’on en reçoit la nouvelle en présence de toute la famille, et il n’est point vraisemblable qu’ils s’écartent eux deux pour cette conjouissance, mais il est nécessaire pour le théâtre […] » 10 . Ces remarques, véritable « leitmotiv » des Discours et des Examens, sont résumées d’une façon extrêmement efficace dans le passage suivant du deuxième Discours, dont nous avons cité le titre intégral plus haut : Il faut placer les actions où il est plus facile et mieux séant qu’elles arrivent, et les faire arriver dans un loisir raisonnable, sans les presser extraordinairement, si la nécessité de les renfermer dans un lieu et dans un jour ne nous y oblige. J’ai déjà fait voir en l’autre Discours, que pour conserver l’unité de lieu, nous faisons parler souvent des personnes dans une place 9 Pierre Corneille, Examen du Cid, dans Pierre Corneille, Œuvres complètes, éd. cit., t. I, p. 704. 10 Pierre Corneille, Discours de la tragédie, et des moyens de la traiter, selon le vraisemblable ou le nécessaire, dans Pierre Corneille, Œuvres complètes, éd. cit., t. III, p. 164. Giorgetto Giorgi 78 publique, qui vraisemblablement s’entretiendraient dans une chambre, 11 et je m’assure que si on racontait dans un roman ce que je fais arriver dans Le Cid, dans Polyeucte, dans Pompée, ou dans Le Menteur, on lui donnerait un peu plus d’un jour pour l’étendue de sa durée. L’obéissance que nous devons aux règles de l’unité de jour et de lieu nous dispense alors du vraisemblable, bien qu’elle ne nous permette pas l’impossible […]. 12 Mais pour quelle raison Corneille (qui avait évidemment maille à partir avec les règles et qui a mis à plusieurs reprises en lumière, comme nous venons de le voir, que quelques-unes de ses pièces manquent de naturel et de vraisemblance justement dans la mesure où il a dû observer les unités de temps et de lieu) n’a-t-il jamais écrit des ouvrages de type romanesque 13 ? Nous noterons en premier lieu que Corneille a déclaré de façon tout à fait explicite qu’il n’avait de véritable vocation que pour le théâtre. Dans l’Excusatio qu’il a adressée en 1633 à l’archevêque de Rouen François de Harley de Champvallon (ce dernier lui demandait de faire l’éloge en vers latins de Louis XIII et de Richelieu, qui devaient se rendre, au mois de mars de cette année-là, dans la ville normande), le dramaturge se déclare en effet inapte à un tel exploit et affirme humblement qu’il ne sait écrire que pour le théâtre. Mais laissons la parole à Corneille, qu’il nous semble de cueillir ici dans un moment de grâce, de sincérité profonde, et dont nous citerons les vers dans la belle traduction en prose de Marty-Lavaux, que Georges Couton, dans son édition des œuvres complètes de Corneille, met en note aux vers latins de l’auteur : […] Ma muse enjouée règne au théâtre où ondoie la foule ; égayant le peuple elle l’empêche de connaître l’ennui. Les doctes et les ignorants, et le courtisan délicat, tous, jusqu’au Zoïle adouci, qui se ronge les ongles en silence, l’écoutent avec étonnement. Mais il n’est pas besoin de tendre fortement les cordes et notre scène n’exige pas un dur labeur […]. Arrachée à son grand théâtre, c’est à peine si ma muse parvient à se faire entendre; 11 Voir, à ce sujet, les Examens de la Galerie du Palais ou l’amie rivale et de la Place Royale ou l’Amoureux extravagant (Pierre Corneille, Œuvres complètes, éd. cit., t. I, pp. 302-303 et pp. 471-472). 12 Pierre Corneille, Discours de la tragédie, et des moyens de la traiter, selon le vraisemblable ou le nécessaire, dans Pierre Corneille, Œuvres complètes, éd. cit., t. III, p. 163. 13 Maurice Lever s’était déjà posé la même question (à laquelle il a répondu de façon nuancée, non univoque) dans l’article « Corneille et le roman », dans Pierre Corneille, Actes du Colloque organisé par l’Université de Rouen, la Société d’Étude du XVII e siècle et la Société d’Histoire Littéraire de la France, tenu à Rouen du 2 au 6 octobre 1984, textes édités par Alain Niderst, Paris : Presses Universitaires de France, 1985, pp. 229-234. Les théoriciens italiens et les remarques de Corneille sur le roman 79 elle bégaye et ne se risque point à parler par sa propre bouche. Là sont mes limites, ne me cherchez pas en dehors : le théâtre fermé, il ne faut plus attendre de vers de moi ; et je n’oserais, Louis, ni profaner tes triomphes, ni déshonorer Richelieu, en le célébrant sur mon humble lyre. 14 Cette passion si exclusive pour « les planches » ne peut pas ne pas avoir eu une genèse. Et où aller la chercher si ce n’est à l’époque où le dramaturge s’est formé ? Corneille, comme chacun sait, a fait ses études au Collège des jésuites de Rouen (il l’a quitté en 1622 pour s’inscrire à une Faculté de droit - on ne sait pas au juste de quelle Université - , où il a obtenu son diplôme de licencié en 1624) et leur enseignement a laissé en lui des traces si profondes qu’il a éprouvé la nécessité d’en parler (même si fort brièvement) dans l’avis Au Lecteur de sa traduction en vers du Regi Epinicion, élaboré par le Père jésuite Charles de La Rue en 1667, traduction que Corneille a intitulée Poème sur les victoires du Roi. Dans son court avis Au Lecteur, le dramaturge déclare en effet avoir profité de cette traduction pour manifester son amitié à Charles de La Rue et pour remercier vivement ses incomparables maîtres de l’excellente éducation qu’il a reçue : « […] j’ai été bien aise de pouvoir donner par là - écrit Corneille - quelque marque de reconnaissance aux soins que les P.P. jésuites ont pris d’instruire ma jeunesse et celle de mes enfants, et à l’amitié particulière dont m’honore l’auteur de ce panégyrique » 15 . Or, en analysant la remarquable influence que l’enseignement des jésuites a exercée sur l’œuvre de Corneille, Marc Fumaroli, dans un ensemble de recherches désormais célèbres, a mis en lumière les traits distinctifs de cet enseignement - qui donne une grande importance au théâtre et à la rhétorique - et a approfondi les rapports entre cette dernière et la dramaturgie 16 . 14 Pierre Corneille, Excusatio, in Pierre Corneille, Œuvres complètes, éd. cit., t. I, pp. 463-466. Naturellement, dans la deuxième partie de l’Excusatio, Corneille fait un vif éloge des succès politiques et militaires du roi et du cardinal, et Georges Couton observe dans son commentaire (Œuvres complètes, éd. cit. , t. I, pp. 1346- 1350) que ce bref ouvrage est un parfait exemple de prétérition. Mais cela ne signifie aucunement que Corneille n’était pas sincère quand il affirmait qu’il n’avait de véritable vocation que pour le théâtre. 15 Pierre Corneille, Au Lecteur du Poème sur les victoires du Roi traduit de latin en français par P. Corneille, dans Pierre Corneille, Œuvres complètes, éd. cit., t. III. p. 709. 16 De Marc Fumaroli voir le recueil d’essais intitulé Héros et orateurs, Rhétorique et dramaturgie cornéliennes, Genève : Droz, 1996 (1 ère éd. 1990) et en outre la deuxième partie (dédiée aux styles jésuites) de L’Âge de l’éloquence, Genève : Droz, 1980. Giorgetto Giorgi 80 La « Ratio studiorum » des collèges jésuites 17 nous apprend en effet que dans la « rhetorica classis » (fréquentée par Corneille de 1619 à 1620) l’enseignement était presque entièrement consacré au style oratoire (sur la base surtout des œuvres de Cicéron et de Quintilien) et que les élèves étaient soigneusement formés à l’exercice de l’éloquence qui leur était nécessaire, soit qu’ils pensassent se vouer au sacerdoce, et par conséquent à la prédication, soit qu’ils voulussent entreprendre une carrière de magistrat, d’avocat, de diplomate, ou même de courtisan. On leur donnait de la sorte l’opportunité de constater les affinités nombreuses qui existent entre la rhétorique et le théâtre : en premier lieu, il est évident que l’orateur a la possibilité (on pourrait même dire le privilège) d’être à lui seul une troupe entière d’acteurs, dans la mesure où, en exploitant par exemple les ressources de la prosopopée, il peut donner la parole à toute une série de personnages, de sorte que son discours (et c’est ce qui a souvent lieu dans les déclamations rapportées par Sénèque le Rhéteur) nous donne l’impression d’être l’action même, étant donné que la dimension mimétique y joue un rôle plus important que la dimension diégétique; secundo, il saute aux yeux que l’importante partie de la rhétorique que l’on appelle « actio » et qui a pour objet les expressions du visage, les gestes, la voix de l’orateur, ne peut pas ne pas présenter d’affinités avec le jeu théâtral. L’acteur Quintus Roscius ne donna-t-il pas des leçons de déclamation à Cicéron ? On comprend ainsi pour quelles raisons étaient prévus, dans les collèges jésuites, durant l’année de rhétorique, des exercices de déclamation et des représentations théâtrales (de pièces néolatines) dont les élèves étaient les interprètes 18 . Pour les jésuites, en somme, le langage dramatique (à l’opposé de ce que pensaient les jansénistes) ne devait en aucune façon être considéré comme un allié du diable, comme esclave du péché, mais bien plutôt comme le véritable couronnement des études entreprises dans la « rhetorica classis ». Marc Fumaroli écrit en effet à ce sujet : […] le vœu profond de la rhétorique, c’est de s’accomplir en dramaturgie. Celle-ci réduit et rend presque invisible la médiation entre la chose évoquée et le destinataire de l’évocation - elle accomplit l’idéal de l’orateur. Pour Alcandre [le magicien de L’Illusion comique qui défend habilement le 17 La « Ratio studiorum » avait été publiée à Rome en 1599. Sur cette question voir l’ouvrage que nous venons de citer, Héros et orateurs. Rhétorique et dramaturgie cornéliennes, pp. 8 et 127. 18 André Stegmann, dans son ouvrage L’Héro sme cornélien. Genèse et signification, Paris : Armand Colin, 1968, 2 vol., souligne que Corneille a certainement interprété des rôles dans les pièces que les jésuites faisaient représenter (vol. I, p. 24), et Georges Couton, dans son Introduction aux Œuvres complètes de Corneille (éd. cit., t. I, p. X) fait une affirmation identique. Les théoriciens italiens et les remarques de Corneille sur le roman 81 théâtre] comme pour Corneille, la dramaturgie est une rhétorique qui porte jusqu'à son terme la volonté de puissance oratoire sur l'auditoire. En ce sens, l'un et l'autre sont les bons disciples des régents de collèges jésuites, pour lesquels tous les exercices de la classe de rhétorique étaient résumés par des représentations théâtrales - apothéose d’un enseignement qui visait à la maîtrise du langage. 19 D’ailleurs, bien des pièces de Corneille portent des traces évidentes de sa formation rhétorique, et ensuite juridique, dans le goût qu’elles manifestent pour les discours de type judiciaire ou qui se tiennent devant des assemblées délibératives 20 . L’Illusion comique dans son ensemble, par exemple, comme l’a souligné Marc Fumaroli 21 , laisse lire en filigrane une sorte de débat qui a pour objet (à une époque où la profession d’acteur était discréditée et bafouée) la question de la dignité et de la moralité du théâtre : le magicien Alcandre, qui a la pénible tâche de défendre l’art des comédiens, a toutes les qualités que Cicéron et Quintilien attribuent à l’orateur idéal, dans la mesure où il sait susciter l’intérêt et s’attirer la bienveillance de Pridamant ; Pridamant (inquiet à la suite de la longue absence de son fils Clindor) est le juge de tout ce que lui dit et surtout lui fait voir Alcandre sur son fils ; Clindor, qui a quitté la maison paternelle et a fini par devenir acteur, est le client (dans ce cas, il va sans dire, tout à fait involontaire) dont Alcandre se charge de plaider la cause. Et il est aisé de faire des remarques analogues à propos d’autres pièces de Corneille. Dans la scène VII du deuxième acte du Cid, par exemple, Chimène, après la mort de son père provoquée par don Rodrigue, demande justice au roi de Castille et assume ainsi le rôle du Ministère public, tandis que don Diègue soutient devant le souverain le comportement de son fils don Rodrigue et assume évidemment le rôle de l’avocat de la défense. En outre, dans la scène V du quatrième acte, Chimène et don Diègue (cette fois consensuellement), dans une série de discours où ils font preuve d’une grande habileté rhétorique, demandent au roi d’autoriser un duel judiciaire entre don Rodrigue et le champion de Chimène, don Sanche, et obtiennent du roi-juge une entière satisfaction. Dans la pièce qui fait suite au Cid, Horace, la scène est occupée par une sorte de tribunal qui a la fonction de juger Horace, coupable d’avoir exécuté sa sœur Camille, et devant le roi-juge Tulle prennent tour à tour la parole : 19 Marc Fumaroli, « Rhétorique et dramaturgie dans L’Illusion comique », dans Héros et orateurs. Rhétorique et dramaturgie cornéliennes, éd. cit., p. 271. 20 Voir les travaux, plusieurs fois cités, de Marc Fumaroli et, en outre, l’article de Jacques Morel, « Rhétorique et tragédie au XVII e siècle », XVII e siècle, n° 80-81, 1968, pp. 89-105. 21 Marc Fumaroli, « Rhétorique et dramaturgie dans L’Illusion comique », dans Héros et orateurs. Rhétorique et dramaturgie cornéliennes, éd. cit., pp. 261-287. Giorgetto Giorgi 82 le chevalier Valère, qui assume le rôle du Ministère public ; l’accusé, qui dans un vibrant discours voit dans sa propre mort le seul moyen de sauver son honneur ; l’épouse d’Horace, Sabine, qui assume le rôle de témoin à décharge et qui offre sa vie à la place de celle d’Horace ; le vieil Horace, qui assume le rôle de l’avocat de la défense et répond systématiquement à tous ceux qui ont pris la parole ; le roi Tulle, enfin, qui acquitte Horace, tout en n’étant pas insensible aux arguments du Ministère public. Et nous terminerons cette rapide exemplification (qui pourrait, sans difficulté, prendre plus d’ampleur) par une pièce comme Cinna ou la clémence d’Auguste où, dans la scène III du premier acte, le héros éponyme, au cours d’une tirade adressée à sa fiancée Émilie, tantôt résume, tantôt rapporte à la lettre, l’ample discours qu’il vient de tenir aux conjurés pour les pousser à ne pas renoncer à assassiner Auguste, dans lequel ils voient surtout un tyran dont les mains sont souillées de sang. Splendide exemple de discours de type délibératif. Il est en somme incontestable, du moins à notre avis, qu’une formation rhétorique et juridique approfondie a fortement conditionné ou, si l’on préfère, façonné Corneille, et l’a pour ainsi dire induit à préférer l’univers du théâtre à celui du roman. On doit toutefois souligner que notre dramaturge a su donner à ses pièces un caractère, un souffle, intensément romanesque, soit dans la mesure où il a eu une véritable prédilection pour les sentiments, les passions, les professions de foi, qui ont atteint une sorte de paroxysme, soit parce qu’il a privilégié les situations extraordinaires et absolument hors du commun (pour faire un seul exemple, dans Pertharite, roi des Lombards, au tyran qui lui donne le choix entre un honteux mariage et la mort de son fils, l’héroïne Rodelinde, qui se croit veuve de Pertharite, répond qu’elle consentira à l’épouser, mais sous la condition qu’il fasse mourir ce fils, afin de pouvoir le haïr encore davantage), soit, enfin, dans la mesure où il a accordé tout au long de sa carrière une importance extrême au suspense, aux effets de surprise, grâce auxquels il a construit des intrigues souvent fort enchevêtrées 22 . C’est pour cette raison que l’on peut dire (et Maurice Lever rappelle avec à propos que c’est ce que bien des 22 Sur ces différents aspects, voir l’article de Georges Forestier « Illusion comique et illusion mimétique », dans Papers of French Seventeenth Century Literature, XI, 21, 1984, pp. 377-389. On consultera en outre avec fruit le volume Essai de génétique théâtrale. Corneille à l’œuvre (Genève : Droz, 2004), du même critique, et en particulier le chapitre intitulé « Une esthétique du sublime ». Giovanni Macchia, dans l’article « La fortezza di Corneille » [1963] (qui fait partie du volume Il Mito di Parigi, Torino : Einaudi, 1965, pp. 43-52) avait déjà insisté sur la centralité de l’extraordinaire, du merveilleux, de l’invraisemblable dans le théâtre de Corneille. Les théoriciens italiens et les remarques de Corneille sur le roman 83 critiques ont fait) 23 que Corneille a inscrit dans son théâtre (pour les raisons que nous avons cherché à mettre en lumière) les romans qu’il n’a jamais écrits. 23 Maurice Lever, « Corneille et le roman », dans Pierre Corneille, Actes du colloque organisé par l’Université de Rouen…, éd. cit., p. 229.