eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 35/68

Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
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2008
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Corneille héritier de Trissino : Sophonisbe et la naissance de la tragédie moderne

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2008
Rainer Zaiser
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PFSCL XXXV, 68 (2008) Corneille héritier de Trissino : Sophonisbe et la naissance de la tragédie moderne RAINER ZAISER (Université de Kiel) Sofonisba, rédigée en 1514 par Gian Giorgio Trissino et publiée en 1524 à Rome, déclencha le renouveau de la tragédie classique à l’âge moderne. Représentée pour la première fois en 1556 à Blois dans la traduction française de Mellin de Saint-Gelais, 1 la pièce du Trissin devait inspirer de nombreux auteurs dramatiques qui contribuèrent à la formation de la tragédie classique du XVI e au XVIII e siècle. Montchrestien, Mairet, Corneille, Voltaire et Alfieri comptent parmi ceux qui semblent avoir voulu rendre hommage au fondateur de la tragédie classique au seuil de l’âge moderne en composant, eux aussi, respectivement une pièce dont la trame et le titre sont consacrés à l’héroïne de la tragédie du Trissin. 2 C’est ainsi que Corneille, en préfaçant en 1663 sa Sophonisbe, loue la pièce du Trissin d’avoir été une des premières « qui ai[en]t ennobli les théâtres des derniers temps.» 3 Au lieu d’expliquer à son lecteur les raisons pour lesquelles il apprécie la tragédie de son prédécesseur italien, il préfère parler de manière circonstanciée de l’écart qui sépare sa pièce de celle de Mairet, tout en reconnaissant le succès que la Sophonisbe de son ancien rival a remporté sur les scènes parisiennes depuis sa première représentation en 1634, succès qui dure encore au 1 La première représentation de l’original n’eut lieu qu’en 1562 au « Teatro Olimpico » de Vicence. 2 En ce qui concerne la liste complète des sources et des adaptations dramatiques de l’histoire de Sophonisbe voir Charles Rizzi, Sophonisbe dans la tragédie classique italienne et française, Grenoble : Imprimerie Allier Frères, 1904 et August Andrae, « Sophonisbe in der französischen Tragödie mit Berücksichtigung der Sophonisbebearbeitungen in anderen Litteraturen », dans Zeitschrift für französische Sprache und Literatur, Vol. XIII (1891), Supplementheft, VI, 114 p. 3 Pierre Corneille, Œuvres complètes, III, textes établis, présentés et annotés par Georges Couton, Paris : Gallimard, 1987 (Bibliothèque de la Pléiade), p. 382. Rainer Zaiser 90 moment de la création de la pièce éponyme de Corneille. 4 Il n’est donc guère étonnant que la plupart des études sur les sources de la Sophonisbe de Corneille se concentrent sur une comparaison entre la pièce de ce dernier et celle de Mairet. 5 Reste pourtant à savoir ce que Corneille doit à son prédécesseur italien. Pour répondre à cette question, je me propose de présenter dans un premier temps les sources, la trame et la qualité dramatique et tragique de la pièce du Trissin. Ensuite, je passerai très brièvement à Mairet, afin de signaler quelques changements importants que celui-ci a apportés à la mise en scène de l’histoire de Sophonisbe. Dans un troisième temps, je montrerai dans quelle mesure Corneille s’est inspiré de la pièce du Trissin, et dans quelle mesure il a perfectionné ce que son prédécesseur de la Renaissance italienne avait inauguré. 6 Le Trissin tire le sujet de sa Sofonisba de l’Histoire romaine. Les sources principales sont le Livre XXX de l’ouvrage Ab urbe condita de Tite Live et les Livres VI et VIII de l’Historia Romana d’Appien d’Alexandrie. 7 Les deux historiographes traitent, dans les passages mentionnés de leurs ouvrages, un épisode qui s’est produit pendant la seconde guerre punique, à savoir le siège de la ville de Cyrthe, capitale de la Numidie occidentale et résidence du roi Syphax. Celui-ci est marié avec Sophonisbe qui est la fille d’Has- 4 Cf. Corneille dans la préface de la pièce : « Depuis trente ans que M. Mairet a fait admirer sa Sophonisbe sur notre théâtre, elle y dure encore, et il ne faut point de marque plus convaincante de son mérite, que cette durée […] » (Œuvres complètes, III, p. 381). 5 Cf. Madeleine Bertaud, « D’une Sophonisbe à l’autre : Mairet et Corneille », dans Théâtre et création. Textes réunis et présentés par Emmanuel Jacquart. Paris : Honoré Champion, 1994, pp. 87-105. 6 Contrairement à l’étude de Christian Delmas sur les principales versions dramatiques de l’histoire de Sophonisbe, nous prêtons une particulière attention à la psychologie des personnages et au moment tragique dans les pièces des auteurs en question. Delmas, en revanche, analyse surtout les modalités pratiques concernant la mise en scène et le degré de fidélité aux exigences aristotéliciennes du théâtre dans les adaptations respectives du sujet. Cf. Christian Delmas, « Les Sophonisbe et le renouveau de la tragédie en France », dans Mythe et histoire dans le théâtre classique, Hommage à Christian Delmas, édité par Fanny Népote-Desmarres avec la collaboration de Jean-Philippe Grosperrin, Toulouse : Société des Littératures Classiques, 2002, pp. 57-80. 7 Cf. entre autres la présentation de Luigia Zilli de la traduction française de la pièce du Trissin : « Mellin de Saint-Gelais, Sophonisba. Texte édité et présenté par Luigia Zilli », dans La tragédie à l’époque d’Henri II et de Charles IX. Théâtre français de la Renaissance, dirigé par Enea Balmas et Michel Dassonville, première série, vol. 1 (1550-1561), Florence : Olschki, Paris : Presses Universitaires de France, 1986, pp. 239-294, p. 244. Corneille héritier de Trissino 91 drubal, général de Carthage et frère d’Hannibal. Sophonisbe a dû épouser Syphax pour des raisons politiques. Les Carthaginois ont conclu ce mariage pour empêcher que Syphax s’allie avec les Romains qui s’apprêtent à se venger de la marche d’Hannibal et d’Hasdrubal sur Rome en essayant de conquérir les territoires puniques de l’Afrique du Nord. La contre-attaque est conduite par Scipion, brillant général romain qui, dès son débarquement en Afrique du Nord, aspire à occuper la ville de Cyrthe pour combattre en premier lieu cet ancien sympathisant de Rome qui s’est allié aux Carthaginois en vertu de son mariage avec Sophonisbe. Cette situation est le point de départ de la pièce du Trissin. Les habitants de Cyrthe se voient cernés par l’armée romaine. Dans le premier épisode, Sophonisbe rappelle à Erminia, sa femme de chambre, les événements qui ont nourri la haine entre Rome et Carthage et ont décidé de son destin personnel. Elle révèle à Erminia les douleurs qu’elle a éprouvées quand le sénat de Carthage l’a obligée à épouser Syphax au nom de la raison d’Etat. Ce mariage a eu pour conséquence que Sophonisbe a dû renoncer à son amour pour Massinisse, roi de la Numidie orientale et jusqu’alors ami fidèle des Carthaginois. Pour se venger de Carthage du mariage imposé à son ancienne fiancée, Massinisse s’est uni avec les Romains pour soutenir leur guerre contre les Carthaginois. Massinisse compte parmi ceux qui se trouvent devant les remparts de Cyrthe pour assaillir la ville et assujettir la Numidie occidentale et son roi Syphax. Pendant que Sophonisbe et Erminia attendent l’issue du combat au palais royal, un messager de l’armée ennemie vient leur faire part du fait que Syphax a été fait prisonnier et que la ville est envahie par les soldats ennemis. Quand Sophonisbe apprend que Massinisse se trouve très près du palais royal, elle demande à lui parler. Lors de leur entretien, elle le supplie de veiller à ce qu’elle ne tombe pas aux mains des Romains. Ce rendez-vous avec Sophonisbe a tout de suite fait renaître l’amour de Massinisse pour elle, de sorte qu’il lui propose le mariage pour la sauver de l’esclavage romain. Lorsque les Romains déclarent vouloir faire de Sophonisbe leur prisonnière, elle n’hésite plus à consentir à l’offre de Massinisse. Celui-ci croit que son alliance avec les Romains l’autorisera à pouvoir refuser de livrer sa femme à ses ennemis. En reprenant cet épisode un siècle et demi plus tard, Corneille ne pourra s’empêcher de prouver la légitimité de ce mariage convenu entre Massinisse et Sophonisbe pour éviter que ses lecteurs/ spectateurs doutent de la vérité de l’histoire de sa pièce. Dans la préface à sa Sophonisbe il signale à « ceux qui ont eu peine à souffrir qu’elle eût deux maris vivants » que « les lois de Rome voulaient que le mariage se rompît par la captivité. » 8 « Celles de 8 Cf. Corneille, Œuvres complètes, III, p. 383. Rainer Zaiser 92 Carthage », continue-t-il à faire remarquer, « nous sont fort peu connues, mais il y a lieu de présumer […] qu’elles étaient encore plus faciles à ces ruptures. » 9 Vu la captivité de Syphax, la loi romaine aussi bien que la loi carthaginoise semblent donc permettre à Sophonisbe d’annuler ses premières noces et d’épouser Massinisse en secondes noces. Jean Mairet, plus soucieux de la vraisemblance de sa pièce que de sa vérité historique préfère faire mourir Syphax dans la bataille contre les assiégeants de Cyrthe pour éviter toute équivoque concernant la légitimité du mariage de Sophonisbe et de Massinisse. 10 Ceci dit, je reprend le fil de l’histoire de la pièce du Trissin. Les Romains insistent sur la captivité de Sophonisbe, bien qu’elle soit devenue entretemps la femme de leur allié. Massinisse intervient auprès de Scipion pour le convaincre de laisser la liberté à Sophonisbe. Mais Syphax a fait croire à Scipion que c’était uniquement dû aux conseils de Sophonisbe qu’il s’est détourné des Romains. C’est pour cela que Scipion continue à se méfier de la Reine et reste ferme dans sa décision de demander à Massinisse de la lui livrer. Il souhaite que Sophonisbe soit jugée par le peuple et le Sénat de Rome. Massinisse finit par se soumettre à la volonté de Scipion, mais il apporte à Sophonisbe un calice plein de poison pour lui laisser le choix entre la mort et la servitude. Elle n’hésite pas à boire le calice jusqu’à la lie. En mourant, elle confie son fils à Erminia et exprime la conviction qu’ils seront tous réunis dans la vie éternelle de l’au-delà. L’histoire de Sophonisbe est sans aucun doute digne d’une tragédie. Bien avant l’essor de la poétique aristotélicienne, le Trissin a créé une pièce dans laquelle on observe déjà très nettement la reprise du théâtre des Anciens. Sa structure montre une alternance d’épisodes et de chants de chœur, à l’imitation du schéma de la tragédie grecque. S’y ajoute que les trois unités 9 Cf. Corneille, Œuvres complètes, III, p. 383. Corneille va jusqu'à donner cette explication dans la pièce même, ibid., p. 407 : « Et sa captivité [celle de Syphax] qui rompt cette Hyménée / Laisse votre main libre, et la sienne enchaînée. » (II, 4, vv. 643-644). 10 Cf. Jean Mairet, « La Sophonisbe », dans Théâtre du XVII e siècle, I, textes choisis, établis, présentés et annotés par Jacques Scherer, Paris : Gallimard, 1975 (Bibliothèque de la Pléiade), pp. 669-729, « Au lecteur », p. 670 : « […] j’ai même changé deux incidents de l’histoire assez considérables, qui sont la mort de Syphax, que j’ai fait mourir à la bataille afin que le peuple ne treuvât point étrange que Sophonisbe eût deux maris vivants, et celle de Massinisse, qui vécut jusques à l’extrême vieillesse. Les moins habiles doivent croire que je n’ai pas altéré l’histoire sans sujet, et les plus délicats verront, s’il leur plaît en prendre la peine, la défense de mon procédé dans Aristote. Sane constat ex his non poetae esse ipsa facta propria narrare, sed quemadmodum geri quiuerint, vel verissimile, vel omnino necessarium fuerit, etc. » Corneille héritier de Trissino 93 sont respectées. L’action s’engage au petit matin, comme le suggère un confident de Sophonisbe en lui annonçant que la bataille a commencé « ce matin, au lever du soleil ». La pièce se termine le même jour par le suicide de l’héroïne. A part l’unité de temps, l’unité d’action s’impose par la seule attention du dramaturge au conflit intérieur de la protagoniste qui va jusqu’à l’extrême pour ne pas perdre sa liberté et sa dignité royale. En ce qui concerne l’unité de lieu, il faut tout d’abord rappeler que cette règle ne figure pas dans la Poétique d’Aristote. Elle ne fut que revendiquée par les théoriciens du théâtre au fur et à mesure que la doctrine classique se forma. Le Trissin, quant à lui, signale toutefois que l’action de sa pièce se déroule à Cyrthe. Cette indication scénique, certes, n’aurait pas contenté les doctes français qui réclameront au XVII e siècle que le lieu théâtral se limite à un seul palais, voire à une seule pièce, mais elle aurait sans aucun doute plu à Corneille qui plaide, dans son Discours sur les trois unités, pour un lieu théâtral permettant au dramaturge de faire jouer l’action à plusieurs endroits d’une ville si le sujet le réclame. 11 Quoi qu’il en soit, Le Trissin ignora encore cette discussion portant sur les règles, mais il connaissait sans doute à l’époque où il rédigea sa Sofonisba, la Poétique d’Aristote dont la première traduction latine parut en 1498. Y succéda la publication du texte original en 1508 à Venise. En tout cas, il est certain que l’auteur de Sofonisba a suivi les principales règles de la tragédie classique de l’Antiquité. Du point de vue de la structure, la pièce est donc le texte fondateur du renouveau de la tragédie classique au XVI e et au XVII e siècle. Mais cette perfection classique au niveau de la forme est seulement l’un côté de la médaille. Son revers concerne la tension dramatique, et de ce point de vue, la pièce du Trissin n’est pas sans défauts. En témoignent les représentations autant tardives que peu nombreuses de la pièce. Je m’en expliquerai. Les imperfections de la tragédie du Trissin se font remarquer par la mise en scène du conflit intérieur de Sophonisbe. La protagoniste du dramaturge italien me semble un personnage tragique très faible. Son auteur ne l’expose à aucun conflit vraiment digne de la tragédie. Dès son premier monologue elle n’est préoccupée que de sa dignité royale menacée par le siège de Cyrthe. Malgré le mariage imposé par le sénat de Carthage, elle s’est identifiée en peu de temps si parfaitement à son rôle d’épouse de Syphax qu’elle semble avoir oublié son amour pour Massinisse, dont elle sait qu’il se 11 Cf. Pierre Corneille, « Discours sur les trois unités, d’action, de jour, de lieu », dans Œuvres complètes, III, pp. 174-190, p. 187 : « Quant à l’unité de lieu, je n’en trouve aucun précepte, ni dans Aristote, ni dans Horace. » ; p. 188 : « Je tiens donc qu’il faut chercher cette unité exacte autant qu’il est possible, mais comme elle ne s’accommode pas avec toute sorte de sujets, j’accorderais très volontiers que ce qu’on ferait passer en une seule ville aurait l’unité de lieu. » Rainer Zaiser 94 trouve parmi les assiégeants de la ville. Aucune étincelle de passion ne se rallume dans le cœur de Sophonisbe pour son ancien fiancé avant que son mari ne soit fait prisonnier. Tout au contraire, elle le considère comme son ennemi parce qu’il s’est uni avec ceux qui veulent la ruine de sa nouvelle patrie. Je cite ses propos d’après la traduction française de Mellin de Saint- Gelais : […] Massinissa, avec l’aide des Romains, [avait] recouvert son royaume que nous tenions ; de quoi le roi mon mari, grandement indigné, assemblant ses forces, est allé essayer de le reconquérir, et […] aujourd’hui se doit donner une bataille, dont je suis en passion qui ne se peut dire, craignant une ruine telle que nous ne puissions plus lever la tête. 12 Nous ne remarquons donc aucun conflit passionnel chez la protagoniste. Elle ne cesse de signaler son appartenance au royaume de Numidie, ainsi que sa fidélité à son mari. Massinisse, en revanche, lui est devenu indifférent. Elle ne s’inquiète que de son sort politique. Néanmoins, son ancien fiancé lui redeviendra cher lorsqu’il pourra lui être utile à sauvegarder sa liberté. C’est la raison pour laquelle elle accepte de l’épouser après la défaite de Cyrthe et l’emprisonnement de Syphax. C’est donc plutôt par calcul que par passion qu’elle redécouvre son amour pour Massinisse. Elle sait prendre ses dispositions en vue de son avantage. Elle se sépare sans hésiter de Syphax dès que celui-ci perd son pouvoir royal, et elle se rapproche de Massinisse dès que celui-là gagne en pouvoir. Cet opportunisme fait d’elle un personnage peu tragique. Outre ce manque de tension intérieure chez la protagoniste, la pièce montre également un manque de tension extérieure en ce qui concerne la mise en scène de l’action. Sophonisbe finit par atteindre la dignité d’une héroïne tragique dans le dernier épisode de la pièce, dans lequel elle décide de prendre le poison pour échapper à la servitude de ses ennemis. Mais la protagoniste prend cette décision hors de la scène. Sur la scène, cet événement est raconté par une de ses suivantes qui ne rapporte que les faits et gestes de son suicide, bien qu’elle cite dans son récit de temps en temps quelques propos de la Reine au discours direct. Voilà un petit extrait de ce récit : […] elle s’en est retournée en sa chambre, là où sans délayer elle a pris et bu constamment tout le poison entièrement, sans en rien laisser. […] Mais ce qui m’a semblé en ce cas plus émerveillable, c’est qu’elle a fait et dit 12 Mellin de Saint-Gelais, Sophonisba, éd. Balmas/ Dassonville 1986, p. 255. Corneille héritier de Trissino 95 toutes choses sans jeter une seule larme d’œil, ni tirer un seul soupir et sans changer seulement de voix ni de couleur. 13 Ce que la suivante de la Reine tient pour une qualité humaine qui mérite d’être admirée, devient sur le plan dramatique une faiblesse qui nuit à la qualité tragique de la pièce. La retraite de Sophonisbe, ainsi que son silence relatif à ses sentiments, laisse une lacune dans l’enchaînement des événements tragiques de la pièce. Une fois de plus, le lecteur/ spectateur ne parvient pas à connaître une protagoniste aux prises avec ses craintes, ses douleurs, ses passions et ses espérances, et ceci d’autant plus qu’elle n’apparaît pas sur scène dans les moments les plus décisifs de la pièce. C’est ainsi que le propre du tragique, sa dimension psychologique, ne se manifeste guère dans la tragédie du Trissin. Les passages où l’action est rapportée par les personnages secondaires se multiplient et empêchent qu’une véritable tension dramatique naisse au théâtre. Les auteurs dramatiques qui ont repris l’histoire de Sophonisbe dans la France du XVII e siècle ont observé les principales règles de la poétique aristotélicienne, à l’instar de leur prédécesseur italien. Mais contrairement à celui-ci, ils ont également réussi à mettre en scène les conflits de leurs personnages conformément aux exigences du théâtre. Pour démontrer cette thèse je passe brièvement à la Sophonisbe de Mairet avant de me consacrer à la pièce de Corneille. La Sophonisbe de Jean Mairet, représentée pour la première fois en 1634, passe aujourd’hui pour être la première tragédie régulière du XVII e siècle. 14 Les trois unités sont observées, quoique le lieu de l’action semble se scinder en plusieurs endroits. Ceux-ci se trouvent cependant à Cyrthe, donc dans une seule ville, comme c’est également le cas chez le Trissin. Avant la Querelle du Cid, ni les spectateurs ni les doctes n’ont reproché à aucun dramaturge d’avoir enfreint la règle de l’unité de lieu si l’action de sa pièce se déroule dans l’espace d’une ville. De plus, Mairet est particulièrement attentif à respecter le principe de la vraisemblance. Contrairement au récit 13 Mellin de Saint-Gelais, Sophonisba, éd. Balmas/ Dassonville, p. 285. 14 Cf. Madeleine Bertaud, « D’une Sophonisbe à l’autre : Mairet et Corneille », dans Théâtre et création, textes réunis et présentés par Emmanuel Jacquart, Paris : Champion, 1994, pp. 87-105, à propos de la tragédie de Mairet, pp. 91-96. La régularité apparente de la Sophonisbe de Mairet n’empêche pas que cette pièce fasse voir également quelques imperfections en détail par rapport à l’esthétique classique. Voir le titre du chapitre consacré par Madeleine Bertaud à l’analyse de la pièce : « La Sophonisbe de Mairet, ou la rencontre de la régularité et du baroque » (p. 91), et l’article de Pierre Kohler, « Sur la Sophonisbe de Mairet et les débuts de la tragédie classique », dans Revue d’Histoire Littéraire de la France, 46 e année, N o 1, (janvier-juin 1939), pp. 56-70. Rainer Zaiser 96 historique transmis par Tite Live, Mairet veille à ce que Syphax meure sur le champ de bataille avant que Sophonisbe épouse Massinisse, pour rendre ce mariage crédible aux yeux du spectateur de son temps. Ce qui me paraît pourtant plus important de noter, en comparant la tragédie de Mairet avec celle du Trissin, c’est le fait que le successeur du poète italien a su créer une protagoniste qui s’explique sur la scène et révèle au spectateur les secrets de son âme. Dès le début de la pièce elle n’hésite pas à confesser à sa confidente qu’elle aime encore sincèrement Massinisse. 15 Quand la bataille éclate entre les assiégeants de la ville et ses défenseurs, Sophonisbe craint plutôt la mort de son ancien fiancé que la défaite de son mari et de son royaume. Je cite quelques vers de son monologue dans lequel elle dévoile, non sans scrupules d’ailleurs, ses espérances secrètes : Sophonisbe, seul Ô sagesse ! ô raison ! adorables lumières, Rendez à mon esprit vos clartés coutumières, Et ne permettez pas que mon cœur endormi Fasse des vœux secrets pour son propre ennemi, Ni que mes passions aujourd’hui me réduisent À vouloir le salut de ceux qui me détruisent. (II, 1, vv. 347-352) […] Était-ce, Sophonisbe, un crime nécessaire, D’aimer un Massinisse, un mortel adversaire, Un ami des Romains, et de qui la valeur Donne les derniers coups à mon dernier malheur, Puisqu’en ce même instant que je plains et soupire, Peut-être que Syphax a perdu son Empire […] (II, 1, vv. 403-408) Il va sans dire que l’héroïne de Mairet révèle ses pensées et ses sentiments plus passionnellement que la protagoniste homologue du Trissin. Tout comme une héroïne racinienne, elle fait désespérément appel à sa raison pour éviter que l’interdit, son amour pour Massinisse, soit prononcé. Et tout comme une héroïne racinienne, la Sophonisbe de Mairet passe aux aveux en se voyant poussée à s’exprimer par une puissance hors de sa volonté, quasiment divine. C’est ainsi qu’elle impute son crime, à savoir sa passion pour Massinisse, au Dieu de l’amour : Ô funeste rencontre ! Ô malheureux moment Où le sort me fit voir ce visage charmant ! Quel orgueil vers le Ciel ou quelle ingratitude 15 Cf. Théâtre du XVII e siècle, I, p. 679 : « Cependant, Massinisse ignore ma pensée ; / Ce glorieux vainqueur est encore à savoir / Le mauvais traitement qu’il me fait recevoir. / Combien me va coûter l’amour que je lui garde, / Et comme à son sujet mon honneur se hasarde ! » (I, 3, vv. 256-260). Corneille héritier de Trissino 97 Avait pu m’attirer un châtiment si rude ? Quel crime envers l’Amour pouvais-je avoir commis, Qu’il a juré ma perte avec mes ennemis ? (II, 1, 393-398) Elle se considère donc comme une victime d’Amour, en accusant celui-ci de lui avoir inspiré malgré elle sa passion pour Massinisse dans le but de causer sa ruine. Après la mort de Syphax elle cède cependant délibérément à cette passion en acceptant d’épouser Massinisse. 16 Cette fois-ci, sa passion se transforme en stratégie afin d’échapper aux mains de ses vainqueurs. Elle ne pense désormais qu’à ses propres intérêts et passe sous silence le sort de son peuple qui, lui aussi, risque d’être tenu dans l’esclavage de Rome. Pour Sophonisbe, sa dignité royale ne consiste pas dans sa charge publique, mais dans sa liberté personnelle qui lui semble assurée par le mariage avec Massinisse. 17 C’est la raison pour laquelle la Sophonisbe de Mairet finit par perdre, elle aussi, en valeur tragique. Elle n’est pas tracassée par ces cruelles souffrances qui résultent des sentiments contraires et irréconciliables, souffrances qui sont les vraies sources du tragique. La pièce, par contre, se termine par un suicide plutôt sentimental que tragique. On voit l’héroïne de Mairet ravie de prendre le poison parce que son mari a promis de la suivre : « Mais il m’est aussi doux de mourir que de vivre », déclame-t-elle, « Puisque mon Massinisse a juré de me suivre. » (V, 5, vv. 1653-1654). Contrairement au récit de Tite Live, Mairet fait donc mourir Massinisse après le suicide de Sophonisbe. Massinisse se poignarde et meurt de manière aussi satisfaite que sa femme : « Donne-toi pour le moins le plaisir de la suivre, / Et cesse de mourir en achevant de vivre » (V, 8, vv. 1829-1830), s’exalte-t-il à la pensée de retrouver la paix en suivant sa femme. Le couple amoureux subit donc une mort heureuse. Sophonisbe et Massinisse se tuent en se 16 Après avoir tardé à consentir à l’offre de Massinisse, elle s’apprête très vite à l’accepter : « Sophonisbe : […] Le déplorable état de ma condition / M’empêche de répondre à votre affection ; / La veuve de Syphax est trop infortunée / Pour avoir Massinisse en second hyménée […] / Massinisse : […] Puisque Syphax n’est plus, il ne tiendra qu’à vous / D’avoir en Massinisse un légitime époux. / Sophonisbe : Quelles reines au monde en beautés si parfaites / Ont jamais mérité l’honneur que vous me faites ? / Ô merveilleux excès de grâce et de bonheur / Qui met une captive au lit de son seigneur ! » (III, 4, vv. 913-934). 17 Cf. Sophonisbe à Massinisse : « Que si rien ne le peut, je vous demande au moins / Au nom de tous les Dieux de nos noces témoins, / Er par la pureté de l’amour conjugal, / De conserver en moi la dignité royale. / Enfin je vous conjure autant que je le puis / De vous bien souvenir de ce que je vous suis. / Ne souffrez pas qu’un jour votre femme enchaînée / Soit dans un Capitole en triomphe menée. » (IV, 2, vv. 1117-1124). Rainer Zaiser 98 sentant délivrés de tous leurs tourments. Les grands personnages tragiques, en revanche, sont obsédés par leurs souffrances jusqu’à ce qu’ils meurent. Je passe à la pièce de Corneille pour vérifier ce qu’est devenue l’histoire de Sophonisbe sous la plume de l’auteur du Cid. Alors que Mairet se contente d’énumérer les sources historiques du sujet de sa pièce, 18 Corneille signale que l’histoire de Sophonisbe a déjà été adaptée pour le théâtre par le Trissin, sans dire cependant s’il a lu cette pièce ou non. 19 Faute de connaissance en italien, il aurait pu la lire au moins dans la traduction de Mellin de Saint-Gelais. Mais il se tait là-dessus. Au lieu de préciser ses sources, Corneille prend soin de faire comprendre qu’il a fidèlement gardé la vérité historique et reproche à Mairet d’avoir inventé la mort de Syphax et de Massinisse à l’opposé de ce que l’on lit dans les récits historiques. 20 Cela n’empêche pas que Corneille lui même ajoute à l’histoire un élément fictif, à savoir le personnage féminin d’Eryxe. Il la fait tomber amoureuse de Massinisse. Corneille justifie cette invention en expliquant que ce personnage - et je cite - « ajoute des motifs vraisemblables aux historiques, et sert tout ensemble d’aiguillon à Sophonisbe pour précipiter son mariage, et de prétexte aux Romains pour n’y point consentir. » 21 Quelque que soit l’utilité d’Eryxe au déroulement de l’action dans la pièce de Corneille, elle est également indispensable à la mise en évidence du caractère narcissique de la protagoniste. Eryxe, captive de Syphax, est la rivale de Sophonisbe parce qu’elle dispute à cette dernière l’amour de Massinisse. Certes, la protagoniste cornélienne a sacrifié avec douleur cet amour au bien de sa patrie quand le sénat de Carthage lui a ordonné le mariage politique avec Syphax, mais elle s’en est très vite contentée quand son mari a conquis les territoires de Massinisse et lui a donné en cadeau une deuxième couronne, celle du royaume de son ancien fiancé. 22 La Sophonisbe cornélienne est donc plus 18 Cf. sa préface « Au lecteur » dans Théâtre du XVII e siècle, I, p. 670. 19 Cf. sa « Préface » dans Œuvres complètes, III, p. 382. 20 Cf. la « Préface » à la pièce dans Œuvres complètes, III, p. 384 : « Sa Sophonisbe [celle de Mairet] est à lui, c’est son bien, qu’il ne faut pas lui envier, mais celle de Tive-Live [sic] est à tout le monde. Le Tricin [sic] et Montchrestien, qui l’ont fait revivre avant nous, n’ont assassiné aucun des deux rois, j’ai cru qu’il m’était permis de n’être pas plus cruel, et de garder la même fidélité à une histoire assez connue parmi ceux qui ont quelque teinture des livres, pour nous convier à ne la démentir pas. » 21 Cf. la « Préface » à la pièce dans Œuvres complètes, III, p. 385. 22 Cf. Œuvres complètes, III, p. 388 : « J’immolai ma tendresse au bien de ma Patrie, / Pour lui gagner Syphax j’eusse immolé ma vie : / Il était aux Romains, et je l’en détachai, / J’étais à Massinisse, et je m’en arrachai, / J’en eus de la douleur, j’en sentis de la gêne, / Mais je servais Carthage, et m’en revoyais Reine ; / Car afin que le change eût pour moi quelque appas, / Syphax de Massinisse envahit les Corneille héritier de Trissino 99 attirée par le pouvoir que par l’amour. Elle ne redécouvre son amour pour Massinisse qu’à partir du moment où elle apprend que Syphax aspire à négocier avec les Romains les conditions d’un traité de paix. Sophonisbe est irritée par le geste de son mari parce qu’elle craint qu’une paix imposée par leurs ennemis donne à sa rivale l’occasion de revoir Massinisse et de contracter le mariage qu’ils se sont promis l’un à l’autre. L’amour que Sophonisbe prétend éprouver encore pour son ancien fiancé se limite à sa seule jalousie inspirée par la crainte que la paix puisse permettre à Eryxe et à Massinisse de jouir d’un bonheur que Sophonisbe, quant à elle, n’a jamais possédé. La personnalité de Massinisse, par contre, lui est totalement indifférente. Les vers suivants déclamés par la protagoniste sont formels à ce propos : Sophonisbe Ce reste ne va point à regretter sa perte, Dont je prendrais encor l’occasion offerte, Mais il est assez fort pour devenir jaloux De celle dont la Paix le doit faire l’époux. Eryxe, ma captive, Eryxe, cette Reine Qui des Gétuliens naquit la Souveraine, Eut aussi bien que moi des yeux pour ses vertus. (I, 2, vv. 87-93) Sophonisbe préfère donc voir mourir Massinisse au combat, plutôt que de le voir réuni avec Eryxe une fois que la paix sera conclue. C’est pour cela qu’elle fait tout pour retenir Syphax de conclure la paix avec ses ennemis. Par conséquent, la guerre continue jusqu’à ce que Syphax tombe aux mains des Romains et qu’Eryxe soit délivrée. Quand les conquérants occupent la ville Sophonisbe s’offre tout de suite en prisonnière à Massinisse, sachant que c’est la seule personne qui puisse la sauver de la servitude romaine. 23 Le Massinisse de Corneille, tout comme les personnages homologues du Trissin et de Mairet, sent renaître en lui son ancien amour pour Sophonisbe et lui propose de l’épouser immédiatement dans le but d’éviter qu’elle soit prise par les Romains. Sophonisbe accepte, mais sans éprouver la moindre inclination pour Massinisse. L’héroïne de Corneille ne jouit que de sa victoire sur les Romains, auxquels elle croit avoir échappé, et de sa victoire sur Eryxe qu’elle a privée de son amant. Voilà comment elle triomphe en faisant à sa confidente les propos suivants: États, / Et mettait à mes pieds l’une et l’autre Couronne, / Quand l’autre était réduit à sa seule personne. » (I, 1, vv. 43-52) 23 Cf. à ce sujet les propos d’Eryxe dans Œuvres complètes, III, p. 401 : « Tu l’as vue étonnée, et tout ensemble altière / Lui demander l’honneur d’être sa prisonnière, / Le prier fièrement qu’elle pût en ses mains / Eviter le Triomphe, et les fers des Romains. » (II, 1, vv. 435-438) Rainer Zaiser 100 Sophonisbe Tu vois, mon bonheur passe et l’espoir et l’exemple, Et c’est, pour peu qu’on aime, une extrême douceur De pouvoir accorder sa gloire avec son cœur : Mais c’en est une ici bien autre, et sans égale, D’enlever, et sitôt, ce Prince à ma Rivale, De lui faire tomber le triomphe des mains, Et prendre sa conquête aux yeux de ses Romains. (II, 5, vv. 708-714) Les cruautés de Sophonisbe vont en augmentant dans les épisodes qui suivent cette scène de réconciliation trompeuse avec Massinisse. Sa devise « Je me rends au pouvoir, et non pas à l’amour » (III, 4, v. 968) signale qu’elle aspire à tout prix à son autonomie absolue autant sur le plan politique que personnel. Pour atteindre ce but elle ne cesse d’humilier tous ceux qui l’entourent, soit qu’ils lui soient hostiles, soit qu’ils lui soient favorables. C’est ainsi qu’elle refuse Syphax avec dédain quand celui-ci vient la voir, après avoir subi sa défaite, pour s’assurer de sa fidélité conjugale dans les nouvelles conditions politiques qui se sont produites. Mais Sophonisbe lui fait brutalement comprendre qu’elle n’aura pas envie de vivre avec lui en captivité et lui avoue vouloir épouser Massinisse pour être du côté des vainqueurs, du triomphe et de la gloire : Ma gloire est d’éviter les fers que vous portez, D’éviter le triomphe où vous vous soumettez, […] Je suis à Massinisse et le Peuple en ces lieux Vient de voir notre Hymen à la face des Dieux […] (III, 6, vv. 1015-1020) Toutefois, Massinisse, lui aussi, risque d’être abandonné par Sophonisbe s’il n’est pas en mesure de sauvegarder sa liberté. Elle serait même prête à renouer ses liens avec Syphax si celui-ci réussissait à la sauver des Romains et à lui fournir l’occasion de rentrer librement à Carthage. « Obtenez de vos Dieux ce miracle pour moi », dit-elle à Syphax, « Et je romps avec lui pour vous rendre ma foi. » (IV, 6, vv. 1103-1104) Sophonisbe n’hésite donc pas à remplacer un mari par l’autre, dans la mesure où celui-ci lui sert de soutien dans sa lutte pour son autonomie. Elle est entièrement hantée par l’amourpropre qui l’amène à défendre inexorablement la cause de sa souveraineté au détriment des intérêts de ses semblables. 24 Cet acharnement à disposer de soi-même atteint son apogée dans le dernier acte, lorsque la protagoniste apprend que les Romains empêchent Massinisse de la prendre pour épouse. En recevant le poison que Massinisse lui envoie, elle se rend compte que son 24 Cf. par exemple la sentence suivante dans Œuvres complètes, III, p. 436 : « Sur moi, quoi qu’il en soit, je me rends absolue ». (V, 2, v. 1526) Corneille héritier de Trissino 101 sort en est jeté, mais elle ne se contente pas de s’y résigner. Elle se révolte en rejetant la suggestion de Massinisse. Elle le considère comme trop docile à la volonté des Romains pour être digne de lui conseiller le suicide. Plein de mépris pour Massinisse et pour Eryxe elle cède sa place d’épouse à sa rivale : Il est vrai que l’état où j’ai su vous le prendre N’est pas du tout le même où je vais vous le rendre. Je vous l’ai pris vaillant, généreux, plein d’honneur, Et je vous le rends lâche, ingrat, empoisonneur ; Je l’ai pris magnanime, et vous le rends perfide, Je vous le rends sans cœur, et l’ai pris intrépide ; Je l’ai pris le plus grand des Princes Africains, Et le rends, pour tout dire, esclave des Romains. (V, 4, vv. 1659-1666) Tout en refusant de prendre le poison que Massinisse lui a fait parvenir, Sophonisbe finit par commettre le suicide en avalant son venin à elle. Elle veille donc à être maître de ses actes jusqu’au moment où elle décide de se tuer. « Et quand il me plaira de sortir de la vie […] », explique-t-elle son refus du poison de Massinisse, « On ne me verra point emprunter rien d’autrui. » (V, 3, vv. 1612-1614). Le suicide de Sophonisbe devient un triomphe autant sur ses adversaires 25 que sur ses deux maris qu’elle accuse de « lâcheté » et de « bassesse » (V, 7, v. 1787 et v. 1791) à cause de leur servilité. Sophonisbe, quant à elle, sait garder sa fierté qui ne cesse de l’inciter à résister à la soumission, et ne serait-ce qu’au détriment de sa propre mort. La Sophonisbe de Corneille est donc une véritable héroïne d’une tragédie, quoique son suicide soit moins tragique que stoïcien. 26 Son orgueil, son indocilité et son opiniâtreté lui permettent de mourir au moins librement, voire satisfaite d’elle-même, alors que les autres personnages sont condamnés à l’échec. Ce sont eux qui sont, en dernière analyse, les personnages tragiques de la pièce. Ils sont outragés et dégradés par l’ardeur furieuse de Sophonisbe qui influe sur leur destin à la manière d’une Déesse fatale et impitoyable. C’est ainsi que Corneille arrive à mettre en scène, dans sa Sophonisbe, une tension tragique qui manque dans les pièces corres- 25 Cf. à ce propos les vers suivants de Lépide, tribun romain, dans Œuvres complètes, III, p. 446 : « Elle meurt à mes yeux, mais elle meurt sans trouble, / Et soutient en mourant la pompe d’un courroux, / Qui semble moins mourir que triompher de nous. » (V, 7, vv. 1800-1802) 26 Cf. au sujet du stoïcisme du théâtre cornélien en général Jacques Maurens, La tragédie sans tragique : Le néo-stoïcisme dans l'œuvre de Pierre Corneille, Paris: Armand Colin, 1966 et plus particulièrement en ce qui concerne la tragédie de Sophonisbe Bertaud 1994, p. 104. Rainer Zaiser 102 pondantes de Mairet et du Trissin. La tragédie sans conflit du Trissin 27 et la tragédie avec une fin romantique glorifiant la mort du couple amoureux chez Mairet sont remplacées chez Corneille par une tragédie consacrée aux passions déchirantes du tragique. En puisant aux sources de l’histoire de Sophonisbe, Corneille a sans aucun doute créé, par rapport à ses prédécesseurs, l’exemple le plus digne de la tragédie classique. 27 Cf. Giulio Ferroni, « La Sofonisba : un classicismo senza conflitto », dans Convegno di Studi su Gian Giorgio Trissino, a cura di Neri Pozza, Vicenza: Accademia Olimpica, pp. 111-138.