eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 35/68

Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
61
2008
3568

Corneille et la Jérusalem délivrée

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2008
Elena Garofalo
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PFSCL XXXV, 68 (2008) Corneille et la Jérusalem délivrée ELENA GAROFALO (Université de Cagliari) Lors des premiers succès du Corneille tragique, dans les années 1630-1640, la Jérusalem délivrée est considérée comme un modèle de perfection poétique. Par ailleurs, le Tasse commence à être connu en France pour ses réflexions sur les arts poétique, épique et dramatique, grâce aux traductions de ses Discours dont quelques extraits sont publiés dès 1632. Les principes du Tasse sur la cohérence de l’intrigue, sur les épisodes d’invention liés à l’action principale influencent le parti des Modernes dont Corneille est un représentant illustre. Dans cette perspective, Madame Graziani a mis en relief quelques correspondances entre les Discours du poète français et les Discours du Tasse 1 . Par ailleurs, les études de M. Sellstrom ont montré que le lien entre les deux poètes remonte aux années de la Querelle du Cid, lorsque Scudéry faisait l’éloge du poète italien pour mieux dénigrer son rival 2 . Piqué par cette provocation, Corneille se serait rapproché des théories du Tasse et il les aurait suivies dans le but de devenir le plus grand poète français de la modernité. Et c’est dans cet esprit, qu’il aurait donc conçu la trilogie d’Horace, Cinna et Polyeucte 3 . A la suite des remarques de M. Sellstrom, je me suis demandée pourquoi Scudéry a choisi de rapprocher Corneille du Tasse. Serait-ce pour affirmer que l’auteur du Cid n’aurait jamais pu atteindre la perfection du poète 1 Françoise Graziani, « Sur le chemin du Tasse. La fidélité du traducteur selon Vigenère, Baudoin et Vion Dalibray », [dans ] L’Arioste et le Tasse en France au XVIe siècle, Cahiers V. L. Saulnier n° 20, Paris : Editions Rue d’Ulm, 2003, pp. 294 et 210. 2 Voir A. Donald Sellstrom, Corneille, Tasso and Modern Poetics, Columbus : Ohio State University Press, 1986, p. 7 et aussi « Corneille émule du Tasse », Pierre Corneille. Actes du Colloque tenu à Rouen du 2 au 6 octobre, Paris : PUF, 1984, p. 139. Cette dernière étude précise que le parallèle entre Corneille et le Tasse apparaît non pas dans les Observations mais dans deux lettres que Scudéry envoie à l’Académie par la suite. 3 Cf. A. Donald Sellstrom, Corneille, Tasso and Modern Poetics, op. cit., p. 17. Elena Garofalo 104 italien ou ne serait-ce plutôt parce que le principal censeur du Cid avait peut-être remarqué la parenté entre quelques-unes des inventions qui agrémentent la tragi-comédie cornélienne et certains passages de la Jérusalem délivrée ? Confortant cette hypothèse, Scudéry ironise en effet sur le fait que Corneille s’était probablement inspiré du poème épique moderne le plus traduit et le plus adapté depuis la fin du XVI e siècle. Le Cid présenterait donc des timides tentatives d’imitation du Tasse, imitation qui se serait perfectionnée dans les tragédies qui ont été composées aussitôt après. Loin de discuter l’importance de la Querelle du Cid marquant les premiers pas vers l’émulation des Discours et des Dialogues du Tasse, je voudrais montrer que le lien entre Corneille et le Tasse est aussi fondé sur l’imitation pratique de quelques épisodes de la Jérusalem délivrée. Je vais donc circonscrire mon étude aux débats concernant la justice que l’on trouve, et dans Le Cid, Horace et Cinna, et dans les chants V et II du poème italien. Je commencerai donc par un rapprochement entre le chant V de la Jérusalem et l’épisode de la rébellion du Comte dans le Cid 4 , épisode qui n’existait pas dans le sujet espagnol. En effet, Corneille retouche la portée idéologique du soufflet que le Comte assène à Don Diègue, après que le roi a nommé ce dernier gouverneur du prince. Par son geste offensif, le Comte prétend mépriser une décision royale, car ce titre prestigieux aurait dû être attribué à un capitaine toujours vaillant comme lui et non pas à Don Diègue qui n’est qu’un vieillard. Afin de donner un relief juridique à ce qui se présente comme un cas de révolte face au roi et à ses lois, Corneille s’inspire de l’Antigone de Sophocle : empruntant quelques raisonnements de l’affrontement entre Antigone et Créon, il met en place un débat où le Comte ne songe qu’à vanter son honneur et à défier les lois du royaume tandis que, de son côté, le roi Fernand étale ses maximes sur la nécessité de punir les sujets arrogants et rebelles 5 . Mais ce débat n’a pas lieu dans le cadre d’une confrontation directe entre le roi et son sujet rebelle ; il ne répète donc pas le modèle du procès d’Antigone se terminant par une condamnation à mort de cette rebelle. Or, le sujet du Cid impose que le Comte meure de l’épée de Rodrigue et non pas par un arrêt du roi Fernand. Et même si la punition du Comte aurait pu être moins dure, elle aurait été de toute façon un obstacle à l’avancement de l’action vers le duel fatal avec Rodrigue. Corneille donne 4 Le Cid, tragi-comédie (1637), Acte II, scènes 1 et 6. Mon édition de référence est Le Cid (1637-1660), Georges Forestier éd., Paris : Nizet, 1996 (Société des Textes Français). 5 Pour ce qui est des liens entre l’Antigone et Le Cid, je renvoie à mon étude « Presenze di Antigone e Ismene nelle prime tragedie di Corneille », [dans] Les Femmes illustres. Hommage à Rosa Galli Pellegrini, Publif@rum, 2 (2005), URL : http: / / www.publifarum.farum.it/ n/ 02/ garofalo.php. Corneille et la Jérusalem délivrée 105 donc à son épisode une forme qui ne risque pas de changer son sujet : il songe ainsi à créer une situation dans laquelle le roi est obligé de suspendre son jugement, du moment qu’il ne peut rencontrer le Comte. Ce dernier s’est effectivement éloigné de la Cour et Corneille profite de cette circonstance offerte par le sujet espagnol pour se rattacher à la fuite d’un autre rebelle, le croisé Renaud et au débat à distance que ce dernier entame avec son chef Godefroy de Bouillon. Je vais donc résumer brièvement ce cas qui fait l’objet du chant V de la Jérusalem. Renaud est un champion chrétien qui a commis la faute de se battre en duel avec Gernaud, l’un de ses compagnons, et de l’avoir tué. Renaud sait bien qu’il mérite une punition, mais il se révolte à l’idée de subir un procès : malgré les requêtes de soumission que son chef Godefroy lui fait parvenir, il quitte le camp des chrétiens. Le cas de Renaud offre donc la forme adéquate au cas de la rébellion du Comte : échangeant le camp avec la cour, Corneille n’a plus qu’à trouver un personnage qui joue le rôle de médiateur entre le juge et son accusé, rôle que le Tasse avait conféré à Tancrède et Guelfe. Le choix de Corneille tombe sur Don Arias, un gentilhomme castillan déjà présent dans le sujet de Guillèn de Castro : dans le Cid de Corneille, Don Arias aura en effet la fonction spécifique de rapporter les avis du roi au Comte. Une fois les rôles établis, Corneille peut adapter non seulement le cadre de la communication à distance entre le chef et l’accusé rebelle, mais aussi les arguments qu’ils s’échangent à l’intérieur et à l’extérieur du camp. Je vais donc résumer les séquences du chant V de la Jérusalem que Corneille choisit pour son adaptation. Dans le poème épique, Tancrède se propose pour rapporter les sentiments de Godefroy à Renaud, à savoir que ce champion rebelle respecte l’obéissance et qu’il se soumette 6 . Revendiquant sa liberté et sa vaillance, Renaud n’accepte pas d’être jugé comme les hommes ordinaires 7 , ce qui lui vaut une mise en garde de la part de Tancrède sur la vanité de son courage 8 . Respectant ce schéma, Corneille 6 Tancrède : « […] il [Godefroy] veut te confondre avec le vulgaire des coupables, et te soumettre à toute la rigueur des lois », Le Tasse, La Jérusalem délivrée, Françoise Graziani éd. et Charles-François Lebrun trad., Paris : GF Flammarion, 1997, V, 41. 7 Renaud : « […] moi, je suis né libre, j’ai vécu libre, je mourrai libre, et avant que ces pieds ou ces bras soient chargés d’indignes chaînes. Cette main sait manier le fer et cueillir des lauriers, mais elle se refuse à de honteux liens », Jérusalem, op. cit., V, 42. 8 Tancrède : « Un honneur passager, de vains égards pour une opinion qui, semblable aux flots de la mer, paraît et s’évanouit, pourront-ils plus sur toi que la foi, que l’amour d’une gloire qui nous immortalise dans le Ciel ? […] triomphe de toimême ; dépouille ta vertu, ton orgueil ; cède. […] tu veux suivre les lois et les Elena Garofalo 106 invente la scène où Don Arias se rend chez le Comte pour l’inviter à se soumettre spontanément au Roi. Reflétant clairement le dédain et les raisonnements de Renaud, le Comte aussi fait mine de ne pas craindre une punition 9 , suivant la maxime que c’est aux Rois justes d’épargner les sujets les plus vaillants 10 . La maxime du Comte ne fait que devancer un débat sur la justice élective qui a lieu dans la Cour et que Corneille puise encore une fois dans le chant V de la Jérusalem. Un débat analogue a lieu dans le camp des chrétiens, et il est aisé de remarquer la correspondance entre les avis du roi Fernand d’un côté et du chef Godefroy de l’autre, les deux réagissant à l’insolence des arrogants qui ne veulent pas se rendre à la justice 11 . En l’absence des accusés, d’autres personnages se chargent de les représenter : ainsi Guelfe défend la cause de Renaud dans la Jérusalem et Don Sanche plaide pour le Comte dans Le Cid, mais si le premier essaie de nuancer la gravité du crime commis par Renaud 12 , le second clôt le débat répétant l’argument de l’impossibilité des âmes fières à s’abaisser à des soumissions. Don Sanche souligne ensuite que les grands veulent se faire justice tous seuls, et ce n’est que pour annoncer au roi - et aux spectateurs - le duel usages que le vulgaire a consacrés sous le nom de l’honneur », Jérusalem, op. cit., V, 46-47, 49. L’idée que la gloire véritable ne coïncide pas avec la renommée est reprise dans ces vers d’Horace : « Horace, ne crois pas que le Peuple stupide / Soit le maître absolu d’un renom bien solide. / Sa voix tumultueuse assez souvent fait bruit, / Mais un moment l’élève, un moment le détruit, / Et ce qu’il contribue à notre Renommée / Toujours en moins de rien se dissipe en fumée. », Horace, [dans] Corneille, Œuvres complètes, I, G. Couton éd., Bibliothèque de la Pléiade, Paris : Gallimard, 1987, V, 2, v. 1711-1716. 9 Tancrède dit à Renaud : « Guerrier indompté […] je sais que rien ne peut résister à ton bras ; je sais que c’est au milieu des armes, au sein de la terreur que ta haute vaillance triomphe avec plus d’éclat […] », Jérusalem, op. cit., V, 42. Repoussant les menaces de punition, Le Comte prend congé de Don Arias par ces vers : « Je m’estonne fort peu de menaces pareilles, / Dans les plus grands perils je fais plus de merveilles », Le Cid, op. cit., II, sc. première, v. 395-396. 10 Cf. Le Cid, op. cit., II, sc. première, v. 367-370. 11 Godefroy dit à propos de Renaud : « […] comment excuser le crime qu’il vient de commettre ? Que ne peut-on le justifier à mes yeux ! », Jérusalem, op. cit., V, 54. Pareillement, le roi Fernand dit à Don Arias : « Le Comte est donc si vain, & si peu raisonnable ! / Ose-t-il croire encore son crime pardonnable ? » Le Cid, op. cit., II, 6, v. 367-370. Par la suite, Fernand ordonne à Don Arias de retourner chez le Comte pour qu’il l’oblige à se soumettre. Dans la Jérusalem aussi Godefroy demande à Guelfe, l’oncle de Renaud, d’amener son neveu pour qu’il plaide sa cause. 12 Cf. Jérusalem, op. cit., V, 57-59. Corneille et la Jérusalem délivrée 107 entre le Comte et Rodrigue 13 . Corneille achève ainsi son travail d’adaptation du débat de Renaud et il se rend à la nécessité dramatique de renouer l’épisode du Comte à l’action principale. Par ailleurs, l’auteur du Cid renonce à imiter les raisonnements sur la gravité du crime commis par Renaud, car ils seraient mal adaptés au cas spécifique du Comte : un soufflet ne saurait en effet être comparé à un meurtre. L’étude juridique du cas d’un meurtrier n’est sacrifiée que par rapport au Comte dans le Cid ; mais, témoignage de l’intérêt que Corneille accorde aux débats de la Jérusalem, cette même étude fait son apparition dans la tragédie qu’il composera par la suite. Dans Horace, le personnage éponyme présente en effet quelques analogies avec Renaud : les deux luttent pour des idéaux supérieurs, patriotique pour l’un et religieux pour l’autre ; de plus, ils partagent la même faute d’avoir brisé le lien sacré de la fraternité, étant donné qu’Horace a tué sa sœur Camille et Renaud un chrétien comme lui. Mais si l’on considère ces mêmes cas du point de vue poétique, il faut remarquer que Renaud échappe à la punition car d’autres exploits l’attendent ailleurs, alors qu’Horace n’est plus nécessaire à l’avancement de l’action tragique : suite au combat contre les Curiaces, il est devenu le héros de Rome et, par un excès de patriotisme, il a tué Camille. La pièce de Corneille est de fait achevée, à ceci près qu’il lui manque un embellissement : le procès du héros, où il s’agit simplement de déployer un débat sur la justice qu’il faut rendre aux grands, débat que le Tasse a aussi approfondi longuement. Toujours au chant V de la Jérusalem, le meurtre accompli par Renaud soulève la question de savoir si un champion doit être puni ou sauvé. Mais comme ce dernier se soustrait à la justice de Godefroy, son cas est débattu en vain. Corneille veut en revanche apporter une solution à cette question : voilà pourquoi son Horace renonce aux maximes de l’honneur et se soumet à son roi, auquel il exprime sa dévotion par ce vers emblématique : « Sire, prononcez donc, je suis prêt d’obéir 14 ». En lui attribuant une conduite contraire à celle de l’arrogant Renaud, Corneille prépare l’effet dramatique de l’issue d’un procès qui se terminera bien sûr par la récompense du héros. Malgré cette différence, Corneille ne cesse de calquer les pas du Tasse, lorsque ce dernier distribue les rôles du juge, de l’accusateur et du défenseur. Suivant les premières séquences du débat autour de Renaud, Corneille remarque que le chef-juge Godefroy écoute d’abord les avis de l’accusateur de Renaud, Arnaud, et ensuite ceux de Tancrède, plaidant la cause de l’accusé. De même, le roi Tulle entend au début les remontrances 13 Cf. Le Cid, op. cit., II, 6, v. 575-580 et 585-594. 14 Horace, [dans] Corneille, O. C., I, op. cit., V, 2, v. 1545. Elena Garofalo 108 de Valère, accusateur d’Horace et amoureux de Camille. Par la suite, le vieil Horace enchaînera ses arguments en défense de son propre fils. En outre, dans la Jérusalem tout comme dans Horace, le débat s’ouvre sur un appel des accusateurs : Arnaud, d’un côté, et Valère, de l’autre, demandent la punition d’un assassin qui a attaqué l’un de leurs proches avec une fureur insensée 15 . Les deux font donc appel à une justice qui doit être égale pour tout le monde : Arnaud précise que le châtiment de Renaud doit être exemplaire 16 , alors que Valère invoque l’exacte justice, celle qui attribue « des prix pour les vertus, des peines pour les crimes 17 ». C’est donc à la défense de rappeler que les grands ne peuvent pas être jugés à l’instar des criminels ordinaires : Tancrède s’attarde dans l’explication de cet argument 18 , alors que le vieil Horace se demande tout simplement s’il est possible qu’un vainqueur puisse jamais être envoyé au supplice 19 . L’intervention du juge lui-même résout rapidement cette controverse : pour Godefroy la justice concerne le peuple comme les grands, mais seul un chef est en mesure de décerner les prix et les récompenses, faisant tantôt le choix de l’égalité tantôt celui de la différence 20 . De son côté, le roi Tulle promet de rendre justice « à tous, à toute heure, en tout lieu 21 », mais rappelant que les rois sont des demi-dieux, il suggère aussi que leur jugement ne se conforme pas toujours aux lois des hommes. Je dis bien que le roi Tulle suggère et non pas qu’il répète les maximes abstraites de Godefroy, car la représentation du procès d’Horace impose la réduction des discours généraux, qui abondent en revanche dans un poème destiné à la lecture comme le poème épique. Tout en étant moins discoureur que le chef Godefroy, le roi Tulle n’en est pas moins autorisé que lui à récompenser les sujets extraordinaires, mais à la condition qu’ils renoncent 15 Arnaud : « C’est Renaud qui l’a tué ; c’est lui qu’une fureur insensée, […] a poussé à une action si atroce », Jérusalem, op. cit., V, 33 ; Valère : « Arrêtez sa fureur et sauvez de ses mains, / Si vous voulez régner, le reste des Romains », Horace, op. cit., V, 2, v. 1489-1490. 16 Arnaud : « Les lois veulent sa mort ; […] son crime la demande […] Eh! s’il obtient grâce, son exemple encouragera l’audace », Jérusalem, op. cit., V, 34. 17 Horace, op. cit., V, 2, v. 1472. 18 Tancrède : « L’autorité ne doit pas s’appesantir également sur tous les coupables. La différence des rangs met de la différence dans les crimes, et l’égalité dans les peines n’est justice que quand il y a égalité dans les personnes », Jérusalem, op. cit., V, 36. 19 Cf. Horace, op. cit., V, 2, v. 1475. 20 Godefroy : « Je sais quand il faut varier les récompenses et les peines ; je sais aussi quand il faut faire plier les grands et les petits sous la loi d’une parfaite égalité », Jérusalem, op. cit., V, 38. 21 Cf. Horace, op. cit., V, 2, v. 1477. Corneille et la Jérusalem délivrée 109 à leur renommée. Prônant la stratégie de la soumission aux volontés d’un supérieur, Tancrède rappelait jadis qu’un honneur passager n’est pas comparable à la gloire qui immortalise dans le Ciel 22 et qu’il faut donc plaire à Dieu et non pas aux hommes. Il s’agit d’une stratégie de l’obéissance que l’on retrouve aisément dans les mots que le vieil Horace adresse à son propre fils pour qu’il reconnaisse le pouvoir absolu du roi Tulle : C’est aux Rois, c’est aux Grands, c’est aux esprits bien faits, A voir la vertu pleine en ses moindres effets ; C’est d’eux seuls qu’on reçoit la véritable gloire, Eux seuls des vrais Héros assurent la mémoire 23 . Désormais tout est prêt pour que le roi énonce sa décision : bien sûr l’accusé est un appui de Rome et, fort de son rang, il peut être gracié. Et, même si la justice ordinaire réclame la condamnation d’Horace, le roi Tulle prend le parti de ce champion et parvient à lui pardonner le meurtre de sa sœur. La tragédie d’Horace impose ainsi le modèle du juge souverain pratiquant l’art d’égaliser les peines et les récompenses ou de les diversifier, selon les cas. Et par un travail d’assimilation des leçons du Tasse, Corneille renforce la conviction que le pardon peut parfois produire des effets dramatiques bien plus intéressants que ceux que l’on obtient à travers toute punition exemplaire. Je songe en ce sens à Cinna, dont le sous-titre La clémence d’Auguste confirme assez que le thème du pardon n’est plus un embellissement marginal, comme c’est le cas du procès d’Horace, mais le couronnement d’une action tragique qui, pour la première fois, ne comporte aucune mort violente des personnages principaux. Dans Cinna, Corneille revient encore une fois à Sophocle, son modèle autorisé. En effet, le rappel à Antigone et Ismène face à Créon est évident dans la création du procès d’Emilie et Cinna, les deux mettant en place une compétition sur l’honneur d’être les véritables responsables d’un complot, et ce au détriment d’Auguste, l’empereur qui a tyrannisé Rome. Calquant les pas de Sophocle, le couple de Corneille échange des propos fiers sur l’honneur et le souhait d’une mort glorieuse 24 . Cependant, Corneille modifie l’issue du procès de son modèle grec : tandis que Créon ordonne une mort tragique pour Antigone, Auguste au contraire choisit de pardonner les deux 22 Je renvoie à la note 8. 23 Horace, V, 2, v. 1711-1720. 24 Cf. Cinna, [dans] Corneille, O. C., I, op. cit., V, 3, v. 1619-1656. Pour la confrontation des textes de Corneille, de Sophocle et des adaptateurs modernes de l’Antigone, je renvoie à mon article « Presenze di Antigone e Ismene nelle prime tragedie di Corneille », op. cit. Elena Garofalo 110 conspirateurs. Par ce choix surprenant, Corneille inaugure la tragédie à fin heureuse et acquiert dans le même temps le titre de Sophocle français. Or, ce même modèle d’Antigone et Ismène face à Créon a aussi inspiré le chant II de la Jérusalem, notamment en ce qui concerne l’épisode d’Olinde et Sophronie, les deux chrétiens qui s’auto accusent d’avoir volé un simulacre de la Vierge que le roi Aladin gardait dans la Mosquée. En réalité, ils n’ont jamais commis ce forfait, mais ils affrontent la colère de ce tyran sarrasin pour préserver le peuple chrétien. Par la création de cet épisode pathétique, le Tasse modifie le sujet d’Antigone, précédant en ce sens l’adaptation que Corneille en a fait dans Cinna. D’abord, le couple des deux sœurs liées par la piété familiale est remplacé par un couple d’amoureux. La dispute sur l’honneur de conquérir une mort glorieuse est proposée à nouveau, mais le Tasse s’écarte du modèle de Sophocle sur la fin, lorsque la guerrière sarrasine Clorinde interrompt l’exécution des deux chrétiens et obtient le pardon de la part d’Aladin. Force est de constater que ces modifications du sujet d’Antigone sont les mêmes que celle que Corneille apporte dans la scène où Cinna et Emilie affrontent le jugement d’Auguste : au même titre que Sophronie et Olinde immolant leur vie et leurs sentiments pour préserver le peuple chrétien de la fureur d’Aladin, ce couple romain demande de mourir ensemble pour la cause républicaine. Par ailleurs, il ne faut pas oublier l’intervention de l’impératrice Livie, laquelle suggère à Auguste l’exercice de la clémence, interprétant de la sorte un rôle qui est bien sûr suggéré de la source du De Clementia de Sénèque mais qui relève en même temps de la contamination avec la guerrière Clorinde vis-à-vis d’Aladin. Finalement, grâce aux conseils de Livie, les deux conjurés sont graciés et, tout comme pour Olinde et Sophronie, ils s’uniront dans le mariage et non pas dans la mort. Par ailleurs, il est est important de signaler que l’épisode d’Olinde et Sophronie illustre le triomphe de l’innocence persécutée, alors que Cinna célèbre plutôt la gloire d’Auguste s’élevant au rang du bon souverain par l’exercice de la clémence. Or, Corneille connaissait probablement la Sophronie, tragédie publiée en 1620 et attribuée à Charles Bauter, élève et médiocre imitateur de Ronsard 25 . Le sujet est bien sûr l’épisode d’Olinde et Sophronie, mais la matière est toutefois chargée d’inventions et de débats relevant d’une forte contamination avec le sujet d’Antigone. C’est 25 La Sophronie tragedie francoise tirée de Torcato Tasco [sic], Troyes, Yves Girardon, 1620. La pièce est attribuée à Charles Bauter par Roméo Arbour dans L’Ere baroque en France : répertoire chronologique des éditions de textes littéraires, Genève : Droz, 1977-1985, 5 vol. (notice n° 9603). Pour l’étude de la pièce, je renvoie à Joyce C. Simpson, Le Tasse et la littérature et l’Art baroque en France, op. cit., pp. 53-54. Corneille et la Jérusalem délivrée 111 particulièrement vrai pour le cruel Aladin qui est représenté comme un nouveau Créon : craignant la trahison des chrétiens qu’il a accueillis dans sa terre, Aladin menace de les tuer tout comme Créon prétend punir la fille d’Œdipe qu’il a hébergé dans son palais. Toutefois, la pièce de Bauter introduit un débat sur la légitimité royale issu de la tradition humaniste : si Aladin était un roi légitime, il suivrait les maximes de la clémence et trouverait en ce sens le moyen de conquérir les peuples qu’il vient d’assujettir. C’est son familier Orcan qui l’invite à remplacer la violence par la douceur, mais lorsque ce même Orcan révèle son adhésion au christianisme, Aladin l’envoie au supplice. Curieusement, les appels à la clémence disparaissent du discours que Clorinde adresse à ce tyran sanglant pour sauver Olinde et Sophronie. Aladin n’a d’ailleurs aucune compassion à l’égard de ses persécutés, car il les délivre uniquement en raison des bienfaits militaires qu’il obtiendra de cette guerrière libératrice. Bauter suggère en ce sens que ce sont les actes de clémence qui font la différence entre les tyrans et les souverains légitimes et cette idée parviendra à contaminer le sujet d’Antigone, puisque Rotrou l’insère dans son adaptation de 1637. En effet, l’idée novatrice de Rotrou est celle de placer Créon au cœur d’un débat sur la nécessité de dompter les rebelles dans un royaume naissant. C’est à ce moment que son bon conseiller, Ephyte, lui rappelle qu’un roi commençant son règne par un acte de clémence fait beaucoup d’impression sur ses sujets 26 . Le succès de l’Antigone de Rotrou pourrait également avoir encouragé Corneille à s’inspirer de Bauter, notamment lorsque ce dernier fait dire à Orcan que la clémence est la seule vertu qui peut gagner « le courage de ceux qu’il vient de conquérir 27 ». De même, Corneille fait dire à Livie qu’Auguste a soumis ses sujets trouvant « l’art d’être maître des cœurs 28 ». Du reste, Corneille paraît s’inspirer largement de la Sophronie de Bauter, bien que le personnage d’Auguste agisse différemment du tyran Aladin rhabillé à la française : le premier suivra la voie de la clémence, tandis que le second demeurera étranger aux principes des vrais monarques. Il est vrai toutefois qu’au début l’empereur romain doit lui aussi gérer l’ingratitude et la trahison de ses sujets. Il s’efforce d’élargir ses bienfaits, mais il se rend compte qu’il n’est pas du tout aimé. Tout comme Aladin qui 26 Jean de Rotrou, Antigone, [dans] Théâtre complet II, Bénédicte Louvat éd., Paris : Nizet, 1999 (Société des Textes Français Modernes), Acte IV, scène première, v. 1061-1070. 27 Un Roi bien avisé doit tâcher d’acquérir / Le courage de ceux qu’il vient de conquérir / Et pour y parvenir la douceur, la clémence, / Doit être mise en jeu, et non la violence. Sophronie, op. cit., Acte I, feuillet 8. 28 Cinna, [dans] Corneille, op. cit., V, 3, v. 1764. Elena Garofalo 112 a accueilli les chrétiens dans sa terre, Auguste a adopté Emilie, l’orpheline d’un proscrit qu’il avait tué. Et c’est dans sa propre maison que cette ingrate veut le trahir, poussant son aimé Cinna au tyrannicide. Une fois le complot éventé, l’empereur ne songe qu’à des punitions exemplaires, mais Livie lui rappelle que la peine de Cinna peut aigrir ses sujets tandis que son pardon peut servir à sa renommée 29 . Faisant écho aux propos qu’Orcan a prodigué en vain à Aladin, Livie rappelle finalement que [...] la clémence est la plus belle marque Qui fasse à l’Univers connaître un vrai Monarque 30 . Par le pouvoir qui est réservé aux souverains légitimes, Auguste s’autorise à quitter les lois ordinaires et à suivre la suprême raison d’Etat. Rendant la vie à des criminels qui méritaient une punition exemplaire, il choisit de gagner l’estime et l’obéissance de ces romains républicains qui le considèrent toujours comme un tyran usurpateur. Encore une fois, Corneille ne fait que s’inspirer de l’idée de justice qu’il a retenue de la Jérusalem délivrée, une justice qui se veut tantôt exacte, tantôt élitiste. Cette même idée qui est en germe dans Le Cid, s’approfondit dans Horace tandis que dans Cinna, elle n’est plus un ornement mais se révèle le vrai moteur de l’action : voilà pourquoi, dans cette dernière tragédie, Corneille abandonne le modèle grec du procès dont on sait à l’avance qu’il se terminera par une punition. Il a en ce sens imité l’issue heureuse de l’épisode d’Olinde et Sophronie, issue qui sied bien au poème épique mais qui transgresse les règles tragiques. Réconforté par la lecture de la Sophronie de Bauter, et envisageant les possibilités de ce prototype de la tragédie à fin heureuse, il consacre ce même modèle dans Cinna, pièce dans laquelle la pitié et la crainte sont remplacées par un nouveau sentiment tragique : l’admiration. Je vais terminer cette étude par une remarque d’importance. S’il est avéré que Corneille a imité le Tasse à partir du Cid, il est légitime de se demander pourquoi il ne le nomme jamais 31 . Il faut en ce sens préciser que la version originale de la Jérusalem délivrée n’a été publiée par l’imprimerie 29 Cf. Idem, IV, v. 1213-1214. 30 Idem, IV, 3, v. 1265-1266. 31 Ce silence rapproche Corneille de Scudéry : ce dernier imite la Jérusalem délivrée dans son poème épique Alaric, et pourtant le Tasse ne figure pas parmi les modèles qui ont été indiqués dans la Préface. Cf. André Blanc, « Alaric, épopée modèle » et Cecilia Rizza, « Georges de Scudéry et le Tasse : sur quelques problèmes de poétique », Les Trois Scudéry. Actes du colloque du Havre (1-5 octobre 1991), A. Niderst éd., Paris : Klincksieck, 1991, pp. 81-91 et 149-158. Corneille et la Jérusalem délivrée 113 royale qu’en 1644 32 . D’où vient que Corneille et peut-être bien d’autres imitateurs du Tasse ne pouvaient connaître ce poème que par ses traductions et par les adaptations de ses épisodes qui circulaient sous les formes de romans et mêmes de tragédies dès la fin du XVIe siècle. Ainsi le nom du Tasse pouvait bien être oublié, car les exploits de Renaud et des autres champions chrétiens guidés par Godefroy de Bouillon survivaient à La Jérusalem elle-même. 32 Cf. Jean Balsamo, « L’Arioste et le Tasse : Des poètes italiens, leurs libraires et leurs lecteurs français », [dans ] L’Arioste et le Tasse en France au XVI e siècle, op. cit., p. 15.