Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
61
2008
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Corneille et la comedia : la comédie cornélienne à l’épreuve du modèle espagnol
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2008
Catherine Marchal-Weyl
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PFSCL XXXV, 68 (2008) Corneille et la comedia : la comédie cornélienne à l’épreuve du modèle espagnol CATHERINE MARCHAL-WEYL (PARIS) Au cœur du mouvement d’imitation du théâtre espagnol que connut la scène française entre 1630 et 1660, Pierre Corneille occupe une place singulière. La comedia n’est pour lui, à la différence de d’Ouville, Scarron ou son propre frère, qu’une source d’inspiration parmi d’autres, dans le vaste champ de ses explorations dramaturgiques ; pourtant, il est sans doute l’un des meilleurs connaisseurs du théâtre du Siècle d’Or à son époque 1 . Son intérêt se manifeste dans ses œuvres comme dans sa réflexion théorique. Si la conception cornélienne de la création dramatique peut être définie, selon Georges Forestier 2 , comme une « illusion comique », « une recréation personnelle du réel, obéissant à des lois de dramatisation qui lui sont propres », pour la distinguer de « l’illusion mimétique » prônée par l’abbé d’Aubignac, il est frappant de constater à quel point elle rejoint en cela l’esthétique espagnole régie par une semblable liberté raisonnée dans l’art de représenter le réel - contrairement à ce qu’en disaient les contempteurs de la comedia, qui, tel Chapelain, voulaient n’y voir qu’extravagance et dérèglement de l’imagination. De fait, il n’est qu’à comparer les positions exprimées par Corneille dans les pièces liminaires de ses œuvres, dans leur Examen et dans ses trois Discours, avec celle d’un Lope de Vega, dans son Nouvel Art de faire des comédies en ce temps 3 , pour comprendre la parenté qui existe entre ces 1 En témoignent la diversité des auteurs imités (Guillén de Castro, fort peu connu en France, Alarcón, Lope de Vega, Mira de Amescua) et la capacité de Corneille à réattribuer, en 1660, dans l’Examen du Menteur, sa source, La verdad sospechosa, à son véritable auteur, Ruiz de Alarcón, alors qu’il a depuis bien longtemps cessé de s’inspirer de modèles espagnols. 2 Essai de génétique théâtrale : Corneille à l'œuvre, Paris : Klincksieck, 1996, p. 188. 3 Publié en 1609, ce bref art poétique, composé à la demande de l’Académie de Madrid, définit la comedia nueva en assumant pleinement sa nouveauté et ses Catherine Marchal-Weyl 120 deux théâtres. Une parenté d’esprit pour commencer, liée à une même indépendance critique envers les exégètes successifs d’Aristote, même si Corneille n’affiche à aucun moment la désinvolture de Lope à l’égard des règles prônées par le Stagirite, mais aussi à la volonté d’appuyer sa dramaturgie sur l’expérience pratique et à l’importance accordée au plaisir du public. Ainsi le revendique Lope de Vega avec orgueil (v. 45-46) : Et j’écris selon l’art qui eut pour inventeurs Ceux qui ont aspiré aux bravos du vulgaire […], mais également Corneille, dans l’Epître de la Suite du Menteur, où il affirme que « notre art n’a pour but que le divertissement », le désir de « plaire au peuple » 4 . Malgré son respect envers Aristote, Corneille assume pleinement la possibilité pour l’artiste de proposer des formes nouvelles, à l’instar des Espagnols, comme il le fera en réformant la comédie puis en inventant un genre nouveau : la comédie héroïque 5 . En effet, sa conception du genre comique, et ce dès ses premières pièces, montre des liens avec la comedia. Refusant la définition aristotélicienne qui veut qu’elle soit « une imitation de personnes basses, et fourbes » 6 , il se vante que : On n’avait jamais vu jusque-là que la Comédie fît rire sans Personnages ridicules, tels que les Valets bouffons, les Parasites, les Capitans, les Docteurs, etc. Celle-ci faisait son effet par l’humeur enjouée de gens d’une condition au-dessus de ceux qu’on voit dans les Comédies de Plaute et de Térence, qui n’étaient que des Marchands. 7 Cette peinture des honnêtes gens, qui rejette le personnel traditionnel de la comédie antique et de la commedia dell’arte, rappelle les protagonistes des comedias urbanas, jeunes gens de petite ou moyenne noblesse, souvent deux distances avec la doctrine aristotélicienne : « C’est prendre le conseil de ma propre expérience,/ Et non celui de l’art […] », écrit Lope de Vega (Nouvel Art…, traduit par A. Labertit, dans Théâtre espagnol du XVII e siècle, Paris : Gallimard, « Pléiade », t. II, 1999, v. 138-139). Il est assez probable que, à l’instar de Scudéry, Chapelain et La Mesnardière, qui l’évoquent avec mépris, Corneille ait connu ce petit traité (Voir ibid, note 2, p. 1945). 4 Publiée dans Œuvres complètes, éd. par G. Couton, Paris : Gallimard, « Pléiade », t. II, 1984, p. 95. Toutes les citations de Corneille sont tirées de cette édition. 5 Rupture avec la tradition antique qu’il revendique : « Nous ne devons pas nous attacher si servilement à leur imitation, que nous n’osions essayer quelque chose de nous-mêmes, quand cela ne renverse point les règles de l’art […] » (Discours de l’utilité et des parties du poème dramatique, op. cit., t. III, 1987, p. 124). 6 Ibid., p. 123. 7 Examen de Mélite, op. cit., t. I, 1980, p. 6. La comédie cornélienne à l’épreuve du modèle espagnol 121 dames et trois galants (comme dans Mélite, La Veuve, La Place royale), qui sont les moteurs de l’action et du rire 8 . De même, en créant la comédie héroïque avec Don Sanche d’Aragon, Corneille s’oppose ouvertement à une définition du genre comique en fonction du statut de ses personnages ; « […] nous pouvons faire une comédie entre des personnes illustres, quand nous nous en proposons quelque aventure, qui ne s’élève point au-dessus de sa portée », écrit-il 9 , ce qui est le cas de sa source partielle, la comedia palaciega de Mira de Amescua El palacio confuso, sous-genre où la fantaisie et l’éclat des passions amoureuses l’emportent en général sur l’aspect politique. Les sous-genres que nous venons d’évoquer peuvent donner l’impression qu’il existe dans le théâtre du Siècle d’Or une classification des genres semblable à celle qui règne en France. Il n’en est rien. Ces catégories, inventées pour la plupart a posteriori par la critique afin d’éclairer le foisonnant ensemble que constitue la comedia, masquent la profonde unité matricielle de cette forme théâtrale, qui n’admet ni la distinction des genres ni la séparation des statuts sociodramatiques en fonction de ceux-ci. A bien des égards, les ingrédients de la comedia sont les mêmes qu’elle adopte une perspective tragique (dans El caballero de Olmedo de Lope de Vega ou La vida es sueño de Calderón), ou qu’elle soit plus légère et comique. Cela suppose que l’action et son agencement l’emportent sur tout autre critère définitoire, y compris la nature des personnages et des situations représentées ou les registres - puisque par essence la comedia les mélange. Corneille, à cet égard, rejoint les vues des dramaturges espagnols dans l’Epître qui précède Don Sanche d’Aragon : en s’appuyant sur Heinsius, il rejette le rire comme élément constitutif de la comédie, et affirme que « c’est par la seule considération des actions, sans aucun égard aux personnages, qu’on doit déterminer de quelle espèce est un poème dramatique » 10 . Ainsi la matrice de Don Sanche et Héraclius - le mystère sur l’identité - est-elle la même, c’est sa mise en œuvre et le péril encouru par le héros éponyme de la seconde pièce qui en font une tragédie, tandis que Sanche n’est confronté qu’à des amours impossibles. Ce primat de l’action s’éloigne de la pratique habituelle des auteurs français, y compris des adaptateurs de comedias, qui tendent à appliquer à leurs sources une forme de bienséance plus étroitement subordonnée au genre de la pièce, limitant les rôles des personnages 8 Certes les différences avec la comedia ne manquent pas, telles la présence d’une nourrice héritée de la farce, la place des mères si absentes du théâtre espagnol (dans La Veuve, La Galerie du Palais), ou l’importance du thème de l’argent plutôt que de l’honneur. 9 Epître de Don Sanche d'Aragon, op. cit., t. II, p. 551. 10 Ibid., p. 551. Catherine Marchal-Weyl 122 subalternes, particulièrement le gracioso, le valet comique, dans leurs imitations tragi-comiques, et réduisant les forts écarts sociaux qui pouvaient exister dans leurs modèles entre les personnages pour les acclimater à la scène française. L’importance qu'accorde Corneille à la construction de l’intrigue et le pragmatisme de praticien qu'il partage avec le Phénix espagnol expliquent aussi la souplesse de sa conception des unités de temps et de lieu, visible dans certaines de ses premières comédies comme dans Le Menteur et sa Suite. Il en ressort une définition comparable de la vraisemblance, consistant dans la cohérence interne de la représentation et dans une ressemblance conventionnelle avec l’objet imité, à la différence de l’imitation parfaite recommandée par Chapelain 11 . Mais c’est surtout sa définition de l’« unité d’intrique » qui rejoint particulièrement bien celle que propose Lope : Qu’on prenne bonne garde à ce que le sujet N’ait qu’une seule action, qu’on veille que la fable, En aucune façon, ne soit épisodique, Je veux dire par là qu’elle n’insère rien Qui s’éloigne par trop du dessein primitif, Ni qu’on puisse en ôter le moindre de ses membres Sans faire s'écrouler tout le contexte ensemble. 12 Ce dernier prône une action unique mais point simple, ses composantes étant unies par un rapport de nécessité, ainsi que le préconise Corneille, qui s’éloigne en cela à nouveau des théoriciens français de son époque et de la pratique de ses contemporains - la tendance des adaptateurs de comedias étant plutôt de concentrer et simplifier l’action : « ce n’est pas que je prétende qu’on ne puisse admettre plusieurs périls dans l’une [la tragédie], et plusieurs intriques, ou obstacles dans l’autre [la comédie], pourvu que de l’un on tombe nécessairement dans l’autre […] » 13 . Et certes la complexité de ses sujets rivalise souvent avec celle du théâtre du Siècle d’Or, même quand il n’y puise pas l’inspiration. 11 Elle apparaît notamment à travers l’exemple du char sur lequel s’envole Médée au dénouement de sa tragédie, ce que Corneille juge un artifice vraisemblable puisque le spectateur sait qu’il a affaire à une magicienne et ne peut donc s’en étonner (Discours des trois unités, op. cit., t. III, p. 180). Sur la divergence de définition de la vraisemblance entre l’Espagne et la France, on pourra se reporter à ma thèse, Le Tailleur et le Fripier : transformations des personnages de la comedia sur la scène française (1630-1660), Genève : Droz, 2007. 12 Nouvel art…, op. cit., p. 1419, v. 181-187. 13 Discours des trois unités, op. cit., t. III, p. 175. La comédie cornélienne à l’épreuve du modèle espagnol 123 Enfin, les deux auteurs se rejoignent dans leur goût pour une dramaturgie de l’effet, fondée sur la beauté du spectacle, la surprise, ou, pour reprendre une formule de Georges Forestier, « une dramaturgie de la gageure » 14 . Lope de Vega insiste sur la nécessité pour le poète de déjouer les horizons d’attente du spectateur : Que toujours il détrompe l’attente, et s’il voit Qu’une possible issue plus ou moins se dessine, Qu’il tire à l’opposé de ce qui s’annonçait. 15 Et Corneille, qui souligne fréquemment dans ses écrits liminaires la nouveauté et jusqu’à l’invraisemblance parfois de ses sujets - revendiquée pour L’Illusion comique ou Héraclius - , invite le dramaturge à choisir les actions « qui lui sont les plus avantageuses à faire voir, soit par la beauté du spectacle, soit par l’éclat et la véhémence des passions qu’elles produisent, soit par quelque autre agrément qui leur soit attaché […] » 16 . Tous deux préconisent en conséquence le dénouement le plus tardif possible, pour maintenir le spectateur en suspens et éviter, écrit le Phénix, qu’il « guigne vers la porte » et « tourne le dos/ A celui qu’il a eu trois heures devant lui » 17 . Cette parenté manifeste, sur le plan des préceptes, entre les dramaturgies cornélienne et auriséculaire peut expliquer que Corneille se tourne vers l’Espagne lorsqu’en 1643 il revient au genre comique avec Le Menteur 18 . Mais il s’inscrit aussi dans une vogue d’imitations qui a débuté en 1629 par La Bague de l’oubli de Rotrou et qui prend son essor avec les comédies de d’Ouville, toutes importées d’Espagne. Alors que dans les années 1630 les adaptateurs - et Corneille lui-même avec Le Cid - créent plutôt des tragi-comédies inspirées de comedias palaciegas ou palatinas, ils se tournent ensuite vers la comedia de capa y espada, moins romanesque et plus facile à acclimater aux règles qui, même dans la comédie, tendent à s’imposer. La seule année 1643 voit paraître sur les planches quatre adaptations comiques dont celle de Corneille : La Dame suivante de d’Ouville, Jodelet ou le maître-valet de Scarron et Les Innocents Coupables de Brosse. Elles ont toutes en commun de développer le thème des apparences trom- 14 C’est le titre d’un article publié dans la Revue d’Histoire Littéraire de la France, 85 (1985), pp. 811-819. 15 Nouvel art…, op. cit., p. 1422, v. 302-304. 16 Discours des trois unités, op. cit., t. III, p. 176. 17 Nouvel art…, op. cit., p. 1420, v. 237-238. Voir aussi le Discours de l’utilité…, op. cit., t. III, p. 140. 18 Corneille n’avait plus écrit de comédie depuis L’Illusion comique, qui date de 1636. Catherine Marchal-Weyl 124 peuses à travers le recours au déguisement d’identité. Dans les années 1640, comme l’a montré Georges Forestier, le déguisement verbal - c’est-à-dire l'identité cachée ou feinte - tend, sous l’influence de la comedia, à prendre le pas sur le déguisement d’apparence, lui substituant une forme plus intellectuelle et raffinée de mystère 19 . Dans la plupart des cas il prend la forme d’une dame masquée, qui parvient à séduire sans se faire connaître, comme Mélisse dans la Suite du Menteur, tirée d’une comedia de Lope de Vega judicieusement intitulée Amar sin saber a quién (Aimer sans savoir qui). Mais cette séduction de l’invisible, qui rejoint le goût des romans précieux pour ce que Jean Rousset nomme un « amour d’imagination » 20 , fondé sur une conception aristocratique de l’amour, apparaît également dans L’Esprit follet, La Dame suivante de d’Ouville ou Les Innocents Coupables. La deuxième comédie espagnole de Corneille, datée de 1644, présente d’ailleurs de nombreuses ressemblances avec la pièce de Brosse montée l’année précédente. On y trouve les mêmes ingrédients, agencés différemment : un jeune homme en prison, séduit par une inconnue - chez Brosse, c’est elle qui est responsable de son arrestation - l’invitant à venir lui rendre visite chez elle, ses scrupules lorsqu’il découvre en elle la maîtresse de l’ami à qui il doit sa libération et qui tient à l’accompagner à son rendez-vous galant. La nouvelle veine comique de Corneille n’est donc pas pleinement originale dans son époque, mais on voit qu’elle répond à son goût pour la théâtralité et la surprise. S’il retrouve dans ses adaptations espagnoles le cadre urbain et les personnages de gens de condition qui caractérisent ses premières œuvres, Le Menteur et sa Suite constituent cependant une évolution dans sa conception du genre comique. Dans le Discours de l’utilité et des parties du poème dramatique qui sert de préface au premier volume de ses Œuvres, en 1660, Corneille analyse ainsi la structure de ses comédies de jeunesse : « […] j’ai presque toujours établi deux amants en bonne intelligence, je les ai brouillés ensemble par quelque fourbe, et je les ai réunis par l’éclaircissement de cette même fourbe qui les séparait » 21 . A ce schéma circulaire de l’harmonie perdue puis retrouvée qui évoque la pastorale, Le Menteur et sa Suite substituent une intrigue plus dynamique fondée sur la conquête amoureuse. De plus, celle-ci ne repose plus désormais sur une fourberie - les fausses lettres inventées par Eraste dans Mélite, l’enlèvement de Clarice par Alcidon dans La Veuve - , mais sur un processus de desengaño, de désabusement : plutôt que la tromperie, c’est l’erreur ou la méconnaissance qui préside au 19 Esthétique de l’identité, Genève : Droz, pp. 43-74. 20 Leurs yeux se rencontrèrent: la scène de première vue dans le roman, Paris : Corti, 1954, p. 158. 21 Op. cit., t. III, p. 128. La comédie cornélienne à l’épreuve du modèle espagnol 125 déroulement de l’action. Certes Dorante est traité de « fourbe » par Clarice (Le Menteur, v. 968), mais en réalité il ne trompe guère puisqu’il sera luimême victime de ses mensonges et de l’aveuglement amoureux qui le conduit à prendre Clarice pour Lucrèce. De même, dans La Suite, c’est à son insu qu’il s’éprend de la maîtresse de son ami Philiste et la rivalité qui les oppose n’est que le fruit des mystères qui entourent la belle inconnue. Enfin, ces deux comédies se démarquent également des anciennes par l’introduction d’un valet comique directement hérité du gracioso espagnol, qui joue sa fonction d’alter ego complice du maître, chargé de commenter ses actions, d’en dégager la portée comique par contraste avec sa propre trivialité. Contrairement à la plupart de ses confrères adaptateurs de comedias, qui tendent à enfermer le valet comique dans les marques de son infériorité sociale et éliminent l'essentiel de la verve du gracioso, il garde à Cliton une bonne part de sa causticité et de son pouvoir de dérision. L’inspiration espagnole intervient donc dans la production cornélienne à la fois comme le prolongement de sa réflexion dramatique personnelle sur le genre comique et comme une réponse au goût, à la mode du moment. Mais, même en cédant à l’hispanisme ambiant, Corneille ne saurait se contenter de marcher dans les traces d’un d’Ouville et le choix de ses modèles, le traitement qu’il en donne manifestent clairement l’originalité de sa démarche d’imitation. Dans l’Avis au lecteur du Menteur, il souligne l’excellence de son modèle : […] l’invention de celle-ci me charme tellement que je ne trouve rien à mon gré qui lui soit comparable en ce genre, ni parmi les Anciens ni parmi les Modernes. Elle est toute spirituelle depuis le commencement jusqu’à la fin, et les incidents si justes et si gracieux qu’il faut être à mon avis de bien mauvaise humeur pour n’en approuver pas la conduite et n’en aimer pas la représentation. 22 Il reviendra encore dans l’Examen de 1660 sur le caractère « spirituel » et « bien tourné » d’une intrigue qu’il juge « très ingénieuse » 23 . A l’invention, qualité qu’il reconnaît à sa source au même titre que les autres adaptateurs 24 , s’ajoute un intérêt visible pour l’agencement de l’action, ce dont on ne s’étonnera pas. De fait, la pièce est singulière en comparaison avec les 22 Op. cit., t. II, p. 5. 23 Ibid., p. 7. 24 Boisrobert écrit de même dans l’Avis au lecteur de La Folle Gageure (Paris : A. Courbé, 1653) que « […] si nous nous donnions quelquefois la peine d'inventer, les Espagnols ne seraient pas les seuls maîtres des belles inventions », et Brosse vante « l'invention de [s]on sujet, la nouveauté des incidents qui l'intriguent » dans celui des Innocents coupables (Paris : A. de Sommaville et alii, 1645). Catherine Marchal-Weyl 126 comedias dont s’inspirent les autres dramaturges. Tout d’abord, le personnage déguisé n’est pas ici une dame, comme chez d’Ouville ou Brosse, mais le jeune héros. De plus, comme l’a déjà amplement remarqué la critique 25 , Dorante se distingue par un trait de caractère, sa propension au mensonge, alors que les personnages de la comedia et de ses adaptations se révèlent plutôt dans l’action, modelés pour ainsi dire par les circonstances auxquelles ils sont confrontés 26 . Il n’est pas rare qu’ils se trouvent réduits à inventer de faux prétextes, à travestir leur passé, mais le mensonge naît chez eux de la nécessité et de l’instant ; il est au contraire, chez Dorante, une habitude installée de longue date, un véritable défaut. Il nous semble cependant que, si Corneille s’intéresse à un pareil personnage, ce n’est pas avec l’intention de faire une comédie de caractère à proprement parler plutôt qu’une comédie d’intrigue, à l’instar des autres adaptateurs. Certes l’inventivité du menteur donne sans doute à ce personnage un peu plus d’épaisseur qu’aux traditionnels galants des comédies de cape et d’épée. Mais, comme le remarque la suivante de Clarice, il n’a fait que vouloir paraître « non pas pour ce qu’il est, mais pour ce qu’il veut être » (v. 874), ce qui, selon Jean Starobinski, n’est ni la manifestation fidèle d’une « nature » préexistante, ni le mensonge pur et simple (qui suppose aussi une vérité préexistante) ; l’ostentation sera quasimensonge et quasi-vérité : un vouloir-être, une fiction qui cherche son accomplissement dans la réalité 27 . Dorante rejoint par là paradoxalement une forme de générosité aristocratique qui trouvera sa manifestation dans la Suite. Il n’est pas un véritable caractère, avec ce que ce terme supposait d’immuabilité à cette époque. L’intérêt de la pièce d’Alarcón réside ailleurs selon nous. Elle permet de concilier vraisemblance et théâtralité du jeu des apparences trompeuses. Le déguisement d’apparence, et le masque de la tapada davantage encore, sont des procédés qui affichent un fort degré de convention, et qui, par conséquent, peuvent rapidement devenir invraisemblables. Or on sait combien la vraisemblance a été au cœur de la réflexion dramatique de Corneille. 25 Voir par exemple L. Picciola, « Six années de variations cornéliennes sur les ressorts de la comedia », dans L'Âge d'or de l'influence espagnole : la France et l'Espagne à l'époque d'Anne d'Autriche (1615-1666), textes recueillis et publiés par Charles Mazouer, Mont-de-Marsan : Éditions InterUniversitaires, 1991, pp. 245- 254. 26 La formule de J. Starobinski sur les premières comédies de Corneille leur convient assez bien : « […] la profondeur psychologique, ici, n'est pas donnée d'avance : c'est l'action dramatique qui devra la représenter et en tenir lieu. » (L'Œil vivant, Paris : Gallimard, 1961, p. 37). 27 Ibid., p. 51. La comédie cornélienne à l’épreuve du modèle espagnol 127 Dans Le Menteur, le déguisement de Dorante est purement verbal, il provient d’une mauvaise habitude et se mue en nécessité, lorsque le jeune homme s’y livre pour échapper à la volonté paternelle de le marier : il est en cela très facile à représenter sans perdre pour autant de son romanesque. Qu’on songe ainsi au récit que l’affabulateur invente pour persuader son père qu’il est déjà marié. On y retrouve tous les lieux communs de la comédie de cape et d’épée traditionnelle : le galant surpris dans la chambre de la jeune fille par le retour inopiné du père, obligé de se cacher mais trahi par une détonation imprévue de son pistolet - détail pittoresque présent dans Les Innocents Coupables. L’aventure est certes hautement rocambolesque, mais, fruit de l’imagination du menteur, elle ne contrevient pas aux exigences du vraisemblable et ne traduit que l’inventivité du fils et la naïveté du père. Lié à un travers du héros, le déguisement n’est plus gratuit et ornemental, il devient un ingrédient indispensable à la progression de l’intrigue, un obstacle intériorisé dans la quête amoureuse du héros. Ainsi se trouve également justifié le recours aux apartés, pour lesquels Corneille affiche pourtant une grande répugnance dans l’Examen de La Veuve : ceux qu’il maintient ont pour but de faire saisir au spectateur le décalage entre les propos mensongers de Dorante et la réalité, dont Cliton est en général le seul témoin, ou les commentaires dubitatifs de Clarice et Lucrèce face à l’aisance et au naturel du menteur. Les apartés ont donc une valeur dramatique, ils facilitent la compréhension du double langage du héros et en soulignent le comique, conformément à l’usage français qui tend à exclure les apartés ludiques, clins d'œil qui brisent l'illusion dramatique et dont la comedia est friande 28 . On voit comment se concilient chez Corneille interêt pour le théâtre espagnol et souci de son adaptation aux exigences de la scène française. Enfin, Dorante est, par son défaut, un héros négatif, coupable, ce qui le distingue des galants traditionnels. Là encore, c’est semble-t-il une des raisons qui ont attiré l’attention de Corneille sur cette pièce, si l’on en croit ce qu’il dit de son personnage dans l’Epître de la Suite du Menteur : […] il est ici bien moins à estimer qu’en la première comédie, puisque avec ses mauvaises habitudes il a perdu presque toutes ses grâces, et qu’il semble avoir quitté la meilleure part de ses agréments, lorsqu’il a voulu se corriger de ses défauts. 29 Dans La verdad sospechosa, Alarcón insiste sur l’aspect moralisateur de la pièce et prend soin de punir son protagoniste en lui faisant épouser une 28 Voir à ce sujet Nathalie Fournier, L'Aparté dans le théâtre français du XVII e au XX e siècle : étude linguistique et dramaturgique, Louvain : E. Peeters, 1991. 29 Op. cit., t. II, p. 95. Catherine Marchal-Weyl 128 femme qu’il n’aime pas. Mais aux yeux de Corneille, l’intérêt d’un tel personnage est d’ordre dramaturgique : on sait que pour lui le critère aristotélicien de la « qualité » du personnage 30 n’est pas à entendre comme absence de défaut mais excellence dans le bien ou le mal. Il s’écarte en cela de l’interprétation des doctes tel La Mesnardière qui réduit la qualité des caractères à leur exemplarité morale 31 . Dorante porte son défaut à un haut degré de perfection, suscitant l’admiration de son valet, il est brillant ; et Corneille sait bien que la peinture du vice est plus risible que celle de la vertu. En outre, comme il l’explique dans l’Epître de La Suite, il n’estime pas nécessaire de punir le héros pour satisfaire à la fonction d’utilité du théâtre 32 . Si le choix d’un pareil protagoniste l’éloigne de la pratique de ses confrères adaptateurs qui tendent à privilégier les héros sans tache, il s’en rapproche en modifiant le dénouement pour que Dorante se sente finalement attiré par Lucrèce à qui son père le marie. Cette modification montre comment, dans la dramaturgie française, la logique du genre, qui veut que la comédie s’achève par une issue heureuse, et la cohérence des sentiments des personnages avec la situation l’emportent sur les autres critères susceptibles d’influencer la résolution de l’intrigue. Alarcón utilise le caractère conventionnel et souvent un peu arbitraire du mariage final dans la comedia pour lui donner un sens moralisateur : tel est pris qui croyait prendre. Corneille, lui, juge cette fin « un peu dure » et préfère un « mariage moins violenté » 33 , c’est-à-dire une fin plus vraisemblable dans la mesure où elle est préparée par une évolution sentimentale de Dorante. Alors que la comedia transformait la traditionnelle récompense du galant en punition, le dénouement français est plus conforme aux attentes du genre. En comparaison avec Le Menteur, sa Suite semble bien conventionnelle, ce qui explique peut-être qu’elle ait moins plu et que Corneille se montre plus critique à son égard dans son Examen. S’il y a certes une forme de défi 30 Aristote, Poétique, texte, traduction et notes par Roselyne Dupont-Roc et Jean Lallot, Paris : Seuil, 1980, 1454 a 16-33, p. 85 . 31 Voir La Poétique, Paris : A. de Sommaville, 1639, pp. 107-108: « […] le Poème tragique donnant beaucoup à l'exemple, & plus encore à la Raison, & […] étant toujours obligé de récompenser les vertus, & de châtier les vices, il ne doit jamais introduire des Personnes très-vertueuses & absolument innocentes qui tombent en de grands malheurs ni des hommes fort vicieux qui soient heureux parfaitement ». La remarque porte sur le genre tragique, mais peut être étendue au-delà. 32 Corneille justifie son point de vue en arguant que cette règle n’avait pas cours chez les anciens et que la « naïve peinture des vices et des vertus » suffit : « pourvu qu’on les sache mettre en leur jour, et les faire connaître par leurs véritables caractères, celles-ci se feront aimer, quoique malheureuses, et ceux-là se feront détester, quoique triomphants » (op. cit., t. II, p. 98). 33 Examen du Menteur, op. cit., t. II, p. 8. La comédie cornélienne à l’épreuve du modèle espagnol 129 à mettre en scène le même personnage en inversant son comportement tout en lui conservant sa cohérence - car Dorante continue de mentir, ce que souligne abondamment Cliton, mais pour une noble cause -, la pièce présente un comique traditionnel, concentré sur la figure du valet, qui s’éloigne des habitudes cornéliennes. Don Sanche d’Aragon se montre en revanche plus innovant, non seulement en raison de son genre inédit, mais parce la comédie prend l’exact contre-pied du traitement du thème de l’inégalité de condition ordinairement donné par les tragi-comédies d’inspiration espagnole telles que les avaient pratiquées Rotrou (Les Occasions perdues, Laure persécutée). Qu’un héros de naissance obscure soit amoureux d’une reine est un topos de la tragi-comédie ; mais le mystère sur son identité réelle constitue habituellement un obstacle qui donne lieu à des péripéties romanesques avec force déguisements et coup de théâtre final suivant une dynamique qui est celle de la transgression de l’interdit. Ainsi la reine des Occasions perdues se déguise-t-elle en suivante pour laisser libre cours à son amour pour un gentilhomme étranger. Rien de tel chez Corneille, dont les personnages ne s’abaissent à aucune indignité et dont le héros assume pleinement sa vile condition sans jamais aspirer à un meilleur sort ni avoir honte de ses origines. L’ironie de la pièce réside précisément dans la lutte de Carlos pour résister à la rumeur qui veut à toute force voir en lui Don Sanche, contrairement aux héros de tragi-comédies qu’un sentiment confus rend généralement conscients de leur haute naissance réelle. A nouveau, la pièce semble une gageure propre à susciter l’admiration des spectateurs pour les sentiments élevés des personnages, mais aussi pour le traitement novateur d’un matériau éculé. La comedia est donc pour Corneille plus qu’un simple vivier de sujets pleins d’invention, à la différence de nombre de ses contemporains. Elle nourrit sa réflexion sur le genre comique et rejoint par son esthétique nombre des positions théoriques qu’il développe et qui le singularisent dans le débat poétique ambiant. Lorsqu’il décide d’y puiser directement l’inspiration, c’est à chaque fois suivant une démarche très personnelle qui le distingue des principaux adaptateurs de son époque, dans le choix du sujet et son traitement. Celle-ci repose sur un sens aigu de l’efficacité dramatique, qu’il sait reconnaître en ses modèles, allié à la conscience des spécificités de la scène française et des transformations qu’elles imposent. Si l’imitation cornélienne de la comedia reste si singulière au sein de la vogue de ses adaptations, c’est parce qu’elle concilie une très juste perception de l’originalité de la dramaturgie espagnole et de ce qu’elle pouvait apporter à la scène française, tout en l’intégrant dans une conception totalement personnelle de la création théâtrale.
