eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 35/68

Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
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2008
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Corneille réécrit Lope de Vega : de Amar sin saber a quién à La Suite du Menteur

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2008
Christophe Couderc
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PFSCL XXXV, 68 (2008) Corneille réécrit Lope de Vega : de Amar sin saber a quién à La Suite du Menteur CHRISTOPHE COUDERC (Université de Paris IV-Sorbonne) Dans cette étude sur le travail d’adaptation auquel Corneille se livre en écrivant La Suite du menteur à partir de la comedia de Lope Amar sin saber a quién, je m’intéresserai davantage à la comedia qu’à sa réécriture, davantage à l’hypotexte qu’à l’hypertexte 1 , en m’attachant principalement à l’un des points sur lesquels Corneille est infidèle à sa source. Ce détail textuel me semble en effet représentatif des diverses distorsions apportées à sa source par le poète français, et son examen me semble susceptible de mettre en lumière que Lope de Vega et Corneille ne se placent pas tout à fait dans la même perspective générique lorsqu’ils élaborent leurs pièces respectives, quoique celles-ci développent une intrigue très semblable. Avec La Suite du Menteur, Corneille désire de toute évidence reconduire le vif succès rencontré par Le Menteur, représentée un an plus tôt. Nous pouvons le supposer pris par le temps, ayant besoin d’une comedia à adapter, à transposer, à franciser : de fait, il ne cherche pas bien loin, puisque dans le même recueil où La Vérité suspecte de Ruiz de Alarcón était publiée au nom de Lope de Vega, il trouve Amar sin saber a quién 2 . Cependant il ne prend pas pour modèle une pièce aussi facile à adapter que 1 Voir des considérations méthodologiques dans Couderc, 2007. 2 Un fait curieux. Ce recueil (Parte XXII de las comedias del Fénix de España..., Zaragoza : Pedro Verges, 1630) contenant douze pièces espagnoles sera sollicité à trois reprises, puisqu’en plus des deux « larcins » que Corneille avoue y avoir faits, en 1650 d’Ouville y trouvera encore En los indicios la culpa, qu’il adaptera sous le titre Les soupçons sur les apparences. Le sous-titre « héroico-comédie » qui accompagne sa pièce ressemble trop à celui de « comédie héroïque », dont Corneille défend l’existence en 1650, dans la préface de Don Sanche d’Aragon (inspirée partiellement de El palacio confuso de Mira de Amescua) pour ne pas comprendre que Les soupçons sur les apparences constitue une tentative de comédie sérieuse qui expose ses protagonistes à un péril. Christophe Couderc 132 La verdad sospechosa sur laquelle il avait calqué Le Menteur, où la seule infidélité majeure par rapport à l’original avait surtout consisté à modifier le dénouement pour qu’il fût entièrement heureux. Pour sa Suite, Corneille est, de nouveau, globalement fidèle à sa source : comme dans Amar sin saber a quién, l’intrigue repose sur une idée paradoxale et séduisante, qui donne son titre à la comedia, puisque Dorante autant que Mélisse, à l’instar de don Juan et de Leonarda, s’aiment avant de s’être vus — et continuent de s’aimer quand ils se sont vus. L’idée centrale de la pièce espagnole, rappelée par son titre, est placée au fondement de l’élaboration de l’intrigue, et se traduit sur la scène par le dévoilement progressif de l’héroïne, qui envoie d’abord des billets anonymes au héros, puis qui lui apparaît masquée. Cela signifie que Lope, comme il le fait de façon très récurrente dans sa production dramatique, a choisi pour véritable sujet la peinture de l’amour de la plus haute qualité, l’amour idéal, qui, en accord avec les théories néo-platoniciennes, a son siège dans l’âme et non pas seulement dans le corps. Aimer sans savoir qui on aime, c’est se satisfaire de paroles pour aimer, qu’il s’agisse des paroles qui décrivent la personne en question, et que l’on commence à apprécier quand l’on connaît ses actions vertueuses et sa bonne renommée, ou bien des paroles prononcées sans que l’on voie l’être aimé : dans les deux cas il s’agit d’accorder foi à la raison, et d’aimer la vertu en faisant fi de l’enveloppe charnelle de la personne qui en est le siège. Le topos qui relaie cette conception idéaliste de l’amour fait préférer l’ouïe à la vue ou au toucher, en fonction d’une hiérarchie entre les cinq sens, plus ou moins directement connectés à l’âme 3 . De la sorte, c’est parce que le couple des amoureux de premier plan est animé par l’amour de la vertu qu’ils sont susceptibles de s’aimer par la seule force de leur imagination, dont les pouvoirs divinatoires sont heureusement confirmés lorsque vient l’heure de la confrontation entre l’idéel et le réel, entre la peinture et l’original, selon une vision des choses optimiste, caractéristique de la manière lopienne, et dont Corneille ne juge pas nécessaire de s’éloigner 4 . Rien de ce qui, dans l’intrigue, découle de l’idée initiale exprimée par le titre - c’est-à-dire l’essentiel - n’a été considéré comme exotique ou inadaptable par Corneille, qui juge donc bienséants, c’est-à-dire acceptables par 3 Le topos est explicité par Fernando, au deuxième acte, alors que sa sœur Leonarda et don Juan ne se sont pas encore vus mais s’aiment déjà : « por los oídos mira amor ; la fama, / por ellos da deleite o causa enojos ; / el deseo de ver, amor se llama; / más miran los oídos que los ojos ; / quien, sin mirar, interiormente mira, / ya tiene amor, pues, por mirar, suspira » (Lope de Vega, Amar sin saber a quién, p. 304b ; nous soulignons). 4 Sur ce thème, voir Bravo-Villasante, 1955, et, surtout Vitse, 1990, p. 466. Corneille réécrit Lope de Vega 133 son public parisien l’idéologie de la valeur, la hauteur aristocratique et l’esprit chevaleresque qui animent les protagonistes de la comedia de Lope. De même est conservé par Corneille le motif récurrent de la prison, motif poétique (probablement d’ascendance morale) qui trouve une traduction dramatique multiple : loin d’être un simple ornement stylistique, ce leitmotiv est l’expression de ce que l’on a pu appeler la structuration lyrique de la Comedia lopédévéguienne, quand l’écriture poétique est au fondement de l’invention dramatique 5 . De même, sont présentes dans l’adaptation française les scènes typiques de la comédie d’intrigue, qui, depuis le succès rencontré par L’esprit follet, adaptation réalisée en 1638 par d’Ouville de La dama duende de Calderón, était devenue « comédie à l’espagnole » : le duel sur lequel s’ouvre la comedia fait certes seulement l’objet d’un récit rétrospectif chez Corneille, permettant ainsi de mieux respecter l’unité de lieu, mais il a la même valeur fondatrice des rapports d’obligation qui uniront à partir de ce moment Dorante, accusé à tort d’avoir tué en duel Florange, et Cléandre, le véritable coupable, qui, pour se dédouaner, demande à sa sœur de venir en aide à Dorante quand celui-ci est emprisonné. La générosité de Dorante qui ne désigne pas le vrai coupable à la justice et devient de la sorte créancier de Cléandre est aussi dans la comedia. Tout comme viennent de l’original espagnol les échanges de billets et de faveurs, les assauts de politesse, les amours du valet de Dorante et de la suivante de Mélisse, la scène nocturne sous le balcon de Mélisse, d’où le valet Cliton, par ruse, éloigne Philiste, rival de son maître, et enfin le dénouement, qui n’est heureux que grâce à la surenchère de générosité entre Dorante et Philiste, quand celui-ci s’efface devant son ami. Dans l’ordre de l’invention, en somme, disons que Corneille suit à peu près fidèlement la trame qui lui est proposée par la pièce de Lope. Mais, en dépit de cette fidélité d’ensemble, la tonalité dominante de la pièce française est assez distincte. Cette différence peut s’expliquer d’abord par la volonté de Corneille d’inscrire la nouvelle pièce dans la continuité de la précédente, malgré la disparité des deux comedias adaptées successivement. Pour ce faire, Corneille choisit de multiplier les raccords entre les deux intrigues, au-delà de la récurrence des noms des personnages, et audelà du récit apertural qui permet de condenser le rappel de la fin de la comédie précédente. Or, le personnage qui assure ces rappels des épisodes précédents, c’est Cliton, et c’est pourquoi, ainsi que la critique l’a dès longtemps mis en évidence, la réécriture cornélienne dans La Suite est fortement infléchie par le rôle dévolu au valet 6 . 5 Gitlitz, 1980, p. 99. 6 Voir Picciola, 1990, et Dumas, 2004, en particulier p. 230. Christophe Couderc 134 En réalité, conditionné par le succès du Menteur, Corneille l’était aussi par la troupe de comédiens pour qui il écrivait sa pièce, et, en particulier par Jodelet (Julien Bedeau), à qui l’on doit supposer qu’une bonne part du succès du Menteur était revenue. On peut sans risque de se tromper faire l’hypothèse que le rôle de Limón dans Amar a attiré l’attention de Corneille, parti à la recherche d’un modèle présentant, non pas tant les mêmes caractéristiques que La verdad sospechosa, mais des traits individualisants propres à mettre en valeur le talent comique de Jodelet. Et sur ce point, Corneille a bien choisi en jetant son dévolu sur Amar, où Limón apporte un constant contrepoint burlesque et réaliste aux envolées lyriques de son chevaleresque maître, don Juan de Aguilar. Le valet comique de La Suite, autant qu’une adaptation du gracioso Limón, est donc un personnage fait sur mesure pour l’acteur Jodelet. La présence envahissante du valet et la continuité entre la nouvelle pièce et l’ancienne sont en réalité deux aspects connexes d’un même travail d’adaptation, et induisent la présence de la métathéâtralité, qui constitue la troisième particularité de la réécriture de Corneille. Les références au physique de Jodelet introduisent en effet dès les premières scènes une rupture de l’illusion dramatique (voir par exemple I, 2). Quant au rappel des aventures passées, il tend à instaurer une continuité psychologique entre le comportement du Menteur de la première partie et celui de la seconde partie, alors même que les faits démentent les commentaires de Cliton, qui souligne cette continuité par des apartés dans lesquels il exprime de pas vouloir être à nouveau berné par le menteur qu’est son maître. En réalité, c’est le point de vue du spectateur qu’exprime alors Cliton, et plus précisément d’un spectateur qui aurait apprécié Le Menteur, et qui voudrait à toute force se persuader - et nous persuader - que les qualités qu’il a aimées dans la première pièce se retrouvent dans la seconde. C’est pourquoi les références constantes aux aventures passées du maître et du valet sont exploitées par Corneille afin de dissocier la vérité de la fiction, la personne du personnage, en opposant le caractère fictionnel de la représentation et la réalité des aventures passées et actuelles de ces personnages. La complexité de ces mises en abyme n’est pas celle de l’Illusion comique, mais l’esthétique mise en œuvre est la même 7 . De la dialectique entre la vérité et le 7 Parmi d’autres exemples, on trouve dès la scène 3 de l’acte I : « Dans Paris en langage commun, / Dorante et le menteur à présent ce n’est qu’un, / Et vous y possédez ce haut degré de gloire, / Qu’en une Comédie on a mis votre histoire, etc. » Ces rappels de l’existence d’une première partie culminent dans la mention, au cinquième acte, de l’existence du texte de la pièce, qu’un personnage a entre les mains ; ces vers ont été ôtés par Corneille dans les éditions postérieures à la première (V. Corneille, 1984, p. 1262, et Rizza, 1993). Corneille réécrit Lope de Vega 135 mensonge, caractéristique psychologique de Dorante, héros récurrent, on est donc passé à la dialectique entre l’être et le paraître, et, tout naturellement, à l’évocation du théâtre qui joue de cette dialectique et en fait sa matière première. Il s’agit là d’un trait exclusif de la comédie, ou d’une certaine sousespèce de comédie, précisément celle que Corneille trouve dans la Comedia et qu’il veut acclimater en France. L’auto-référentialité est en effet un élément définitoire du genre comique moderne, en Espagne comme en France : éloigné de la farce, le divertissement urbain et honnête que vient chercher le spectateur consiste alors moins à rire qu’à sourire aux situations frivoles dans lesquelles sont pris les personnages. Pour le plus grand plaisir du public, il ne lui est pas demandé de succomber à l’illusion, mais bien plutôt d’apprécier le degré de sophistication avec lequel le code conventionnel est manipulé par le spirituel auteur. Cette sous-espèce de comédie est très présente dans le répertoire de la Comedia espagnole, comme l’illustrent les excellentes comédies d’intrigue de Calderón qui sont massivement transposées sur la scène française dans les années 1640. Or la pièce vers laquelle s’est tourné Corneille pour La Suite n’est pas de cette sorte. Le choix d’écrire une suite rend ainsi Corneille prisonnier d’une orientation générique contradictoire avec certains éléments de l’esthétique dramatique présents dans Amar sin saber a quién, dans laquelle Lope utilise des éléments qui ne sont pas du ressort exclusif du genre comique, et que je souhaiterais à présent mettre en lumière. Pour transformer l’idée d’aimer sans savoir qui en idée pour le théâtre, pour passer du théorique au concret de la scène, il faut que s’engage dans la comedia un conflit, il faut que se présentent des obstacles qui seront autant d’étapes avant que s’accomplisse la mutuelle reconnaissance des amants, conventionnellement couronnée par le mariage au dénouement. L’exaltation de l’amour, sur la scène du théâtre espagnol du Siècle d’Or, prend bien souvent comme ici une forme éminemment dialectique : c’est seulement à l’issue d’une lutte entre des forces opposées que le dénouement pourra prendre tout son sens. C’est sur ce point que Corneille se montre le moins fidèle à son modèle. Dans Amar sin saber a quién, cette lutte dialectique va s’incarner dans l’opposition entre don Juan (Dorante chez Corneille) et don Luis (Philiste) tous deux amoureux de Leonarda (Mélisse). Tout comme le frère de Leonarda, don Fernando (Cléandre), fait obstacle à l’amour de sa sœur et du jeune gentilhomme sévillan, don Luis fait obstacle à don Juan parce qu’il l’a obligé en le tirant de sa prison. Apprenant que sans le savoir, il est devenu rival en amour de celui qui, plus que son ami, est presque son alter ego, don Juan prend la décision de quitter la ville pour s’éloigner de Leonarda, car ce Christophe Couderc 136 serait infamie que de sacrifier l’honneur à l’amour. À la fin de l’acte IV (sc. 8), Corneille explicite et souligne la relation inverse qui unit Dorante à Cléandre et à Philiste, puisqu’il est le débiteur de Philiste, mais le créancier de Cléandre : « Je dois autant à l’un, comme l’autre me doit » (v. 1576). Cette situation paradoxale illustre le dilemme dans lequel se trouve placé un homme d’honneur amoureux. Il faut comprendre ici que, davantage qu’un thème que le dramaturge aurait choisi de traiter, l’honneur est dans la comedia la manifestation d’une structuration plus profonde. En effet, les obstacles mécaniques qu’incarnent don Luis, le rival, et don Fernando, le frère de la dame, induits par la situation dramatique, c’est-à-dire induits par les relations qui se tissent entre les personnages, ces obstacles sont comme la traduction d’une construction idéologique et morale qui va ainsi justifier le dénouement de la comedia. Cette construction sémantique illustre par là même ce que l’on appelle en dramaturgie espagnole la justice poétique. Je m’en expliquerai en m’arrêtant aux modifications qui affectent le rôle de don Luis. Philiste, comme il l’explique à Dorante (II, 4), a le bras long, et est en mesure de faire abréger la détention indue du jeune étranger. Comme don Luis, c’est un cavalier de la plus haute noblesse, et il appartient en cela à une catégorie sociale bien supérieure à celle des autres personnages principaux, nobles eux aussi naturellement, mais d’une noblesse moyenne, moins illustre. Le portrait qui est fait du personnage occupe une partie de la première scène de l’acte II. Les informations qu’il contient sont très conformes à l’original espagnol, à quelques détails près. Parlant de la cour que lui fait Philiste, Mélisse remarque : Il fait mine d’aimer, mais sa galanterie N’est qu’un amusement, et qu’une raillerie. L YSE Il est riche, et parent des premiers de Lyon. M ELISSE Et c’est ce qui le porte à plus d’ambition. S’il me voit quelquefois, c’est comme par surprise, Dans ses civilités on dirait qu’il méprise, [ … ] . Il n’entre point chez nous, et quand il me rencontre, Il semble qu’avec peine à mes yeux il se montre, Et prend l’occasion avec une froideur Qui craint en me parlant d’abaisser sa Grandeur. […]. L YSE Les amoureux ont chacun leur folie. La sienne est de vous voir avec tant de respect Corneille réécrit Lope de Vega 137 Qu’il passe pour superbe, et vous devient suspect (II, 1, vv. 447-478). C’est le mot « soberbia », la superbe, qui sert le mieux, dans la vision cornélienne, à caractériser le personnage de Philiste dont nous avons à ce moment de la pièce la première présentation. C’est sur ce terme que s’appuie son portrait, c’est par ce terme que la servante le résume, à l’aide d’un jeu d’homophonie approximative entre « superbe » et « suspect » : mais de cette suspicion, on ne saura rien de plus. Rien de plus, sauf à examiner le texte de la comedia : là, le sens de soberbia est moins précis, en tout cas le terme n’est pas attribué à un individu, mais à un contexte, littéralement un état des choses : l’orgueil, la superbe en question, sont des termes qui, de façon elliptique, servent à décrire une époque où l’on accorde trop d’importance aux honneurs 8 . Mais nous n’en apprendrons pas beaucoup plus, pour l’instant, sur le personnage de don Luis. Ce que dit Leonarda à Inés occupe bien moins de vers que dans l’adaptation de Corneille, et tient en deux arguments : d’une part, parce que nous sommes au tout début de la pièce, quand don Juan n’est pas encore entré dans sa vie, la dama déclare n’être pas intéressée par l’amour, et d’ailleurs son frère qui aime, rappelle-t-elle opportunément, se trouve dans une situation embarrassante puisque le duel à l’origine de toute cette histoire avait pour motif une querelle amoureuse. D’autre part, don Luis ne lui semble pas un bon parti en raison de sa trop haute situation sociale, disproportionnée par rapport à la sienne. C’est là son argument central : Inés a déjà rappelé quelques vers plus haut que don Luis était fils du Corregidor (sorte de bailli, ou sénéchal, et charge très importante si l’on considère que l’action se passe à Tolède) ; Leonarda ajoute qu’il est parent du Duc d’Alcalá, et qu’il porte l’habit de l’ordre de Saint Jacques, et elle conclut en déclarant à Inés : « les femmes se trompent lorsqu’elles aiment, comme tu voudrais que je le fasse, quelqu’un d’un autre rang » 9 . Quant au jugement sur la cour faite par le jeune cavalier, il tient en deux vers, très peu explicites : sa servante lui ayant dit qu’il l’adorait, Leonarda répond : « Il me l’a certes dit, Inés, mais son âme ne m’a pas parlé » 10 . Entre cette scène d’Amar et celle, équivalente et plus étoffée, de La Suite, un changement s’est opéré, à mon sens révélateur des tendances lourdes à l’œuvre dans l’adaptation de la Comedia (comme genre) en France. Lorsqu’elle parle de Philiste, Mélisse tente de donner une explication de type psychologique à son comportement : son amour pour elle, dit 8 « Ya la soberbia ves / de las cosas desta vida » (Amar, p. 285b). 9 « Inés : Don Luis de Ribera es hijo / del Corregidor, señora. Leonarda : yerran las mujeres / en querer [...] / quién de otra suerte nació » (Amar, p. 285b). 10 « A mí, Inés, me lo dijo, / que su alma no me habló » (Amar, p. 285b). Christophe Couderc 138 la jeune femme, est tiède, pas vraiment ancré dans le cœur de ce jeune et prestigieux gentilhomme. Il devient par conséquent peu crédible que l’amoureux en question puisse mettre en péril l’issue heureuse que chacun souhaite déjà, d’autant plus que Corneille déplace cette scène, qui se trouve au début de l’acte I dans la comedia, à l’acte II, quand Mélisse et Dorante se sont déjà échangé des billets. C’est sur cette irruption de la psychologie que je voudrais terminer mon analyse, pour tâcher du même coup de mettre en lumière une divergence des deux esthétiques théâtrales que je me suis proposé de confronter. Ce discours sur le mobile du personnage, à l’aune duquel celui-ci peut être jugé, est au mieux suggéré à Corneille par le texte de la comedia - et peut-être, ainsi que j’en faisais l’hypothèse, lui est-il suggéré par le seul mot de soberbia. Dans la comedia de Lope, on ne trouve quasiment rien qui ressemblerait à un trait psychologique de don Luis. Ce qui y est décrit est en revanche une situation entre les individus, une situation sociale impliquant une inégalité, dont l’héroïne rappelle (à l’unisson de nombre de moralistes à l’époque) qu’elle est toujours périlleuse dans la constitution des couples mariés. De plus, deux fugaces remarques complètent un peu plus loin le portrait de don Luis, deux remarques qui n’ont pas été conservées par Corneille. Tout d’abord, Leonarda redira à sa servante qu’elle est lasse des inégalités, et à Inés qui la presse et veut lui faire reconnaître que don Luis a des qualités comparables à celles de l’étranger don Juan, elle répond : « Si c’est sa naissance dont tu fais l’éloge, j’estime en effet sa noblesse, fort digne de respect ; mais à moi que m’importe-t-elle ? » 11 . Ensuite, cette fois à l’acte II, à don Juan qui lui demande si don Luis la courtise, elle répondra : « je ne sais pas s’il me courtise ou s’il me fatigue » 12 . Dans l’intervalle, un dialogue, qui ouvre l’acte II, a précisé un peu plus la position sociale de don Luis qui dispose d’un pouvoir presque absolu dans la ville de Tolède, ou qui en tout cas peut garantir à don Juan qu’il sera rapidement libéré de prison. De cette scène, Corneille ne conserve que le caractère informatif, il ne conserve que ce qui a trait à l’action, c’est-à-dire concrètement aux préparatifs de la libération du prisonnier, grâce à l’intervention de son ami 13 . 11 « Cansanme desigualdades [ … ] Su nobleza considero, / si de ser noble le alabas, / a que se debe respeto ; pero, ¿ qué me importa a mí ? » (Amar, p. 293a). 12 « ¿ Sírvete don Luis ? Leonarda : No sé / si me sirve o si me cansa », (Amar, P. 303b). 13 Jusqu’à sa noble décision finale, Philiste n’intervient que très marginalement dans l’intrigue : brève intervention en II, 4 ; encore plus rapide en III, 4 ; scène comique du balcon où il est tourné en dérision par le valet qui l’éloigne des fenêtres de Mélisse (IV, 5). Corneille réécrit Lope de Vega 139 Ces références à un contexte social sont moins importantes en tant que telles que l’obstacle qu’elles induisent dans la comedia, et qui se dresse face à l’amour de don Luis-Philiste pour Mélisse. Non pas que, sur ce point, la comedia s’enracinerait dans le réel, ni que Lope tâcherait de représenter le monde contemporain, de donner à des préoccupations socio-morales une traduction dramatique. Il faut plutôt privilégier ici l’analyse fonctionnelle, et s’intéresser au parti que Lope retire de ces traits qui, dès les premiers vers de la pièce, caractérisent un personnage certes secondaire, mais dont l’intervention est décisive. Philiste conserve en effet de son modèle la fonction arbitrale dans l’économie de la pièce ; il conserve la capacité de délivrer Dorante de la prison où celui-ci est enfermé, et celle de l’y replacer quand il accepte de cesser de prétendre à l’amour de Mélisse, comme l’expriment les derniers vers de la pièce : « On nomme une prison le nœud de l’Hyménée, / L’Amour même a des fers dont l’âme est enchaînée, / Vous les rompiez pour moi, je n’y puis consentir, / Rentrez dans la prison dont vous vouliez sortir » (V, 5, vv. 1889-1892). Comme son modèle, il peut donner la liberté ou l’ôter : Philiste est une image du pouvoir. Or Lope exploite cette qualité de son personnage, et y voit une source conflictuelle supplémentaire, alors que Corneille, en nous informant simplement que Philiste n’est pas, ou n’est plus, bien reçu par Mélisse, met le personnage quasiment hors jeu dans la course à la main de la belle. Conjointement, Corneille oblitère la tension qui s’exacerbe au troisième acte de la comedia. Pour nous en tenir à nouveau au personnage de don Luis, celui-ci, lassé par la froideur de la dama, y exprime la volonté de passer outre les dédains de Leonarda et de satisfaire coûte que coûte son désir : « je n’en puis plus ; mon amour ne connaît plus de frein […] et le désir est devenu rival de l’honneur ». Son valet, moralisateur comme c’est toujours le cas dans ce type de situations, lui fait la leçon, c’est-à-dire qu’il lui rappelle les articles principaux de la doxa néo-platonicienne et l’invite à ne pas céder à la passion. Mais don Luis, enflammé, est inflexible : « l’amour, dit-il, ne serait pas amour si n’agissait en lui que l’entendement spéculatif […] l’amour est un désir […] seul le corps aime […] tant que je vis en lui, mon corps est vie » 14 . La possibilité d’un comportement violent de la part de don Luis fait planer un risque d’échec sur la trajectoire du héros. La menace doit être prise au sérieux : même par petites touches, le portrait désormais assez complet de don Luis en fait un représentant d’un emploi typifié dans la 14 « No puedo más, que amor tiene licencia [...] anda el deseo en competencia / del honor [...] No fuera solo amor, si sólo obrara / por especulativo entendimiento ; [...] Amor es un deseo [...] Luego ama sólo el cuerpo [...] Mientras que vivo en él, mi cuerpo es vida » (Amar, p. 309). Christophe Couderc 140 Comedia espagnole, celui du « puissant » (poderoso), grand seigneur souvent concupiscent qui, à l’image du monarque, dispose d’un pouvoir de coercition qui le distingue des autres dramatis personae ; or ce pouvoir qui le caractérise va presque toujours de pair avec l’éventualité de l’abus de pouvoir. La même chose peut être observée dans bien des comedias tragicomiques mettant en scène des rois : dans le théâtre espagnol classique, la représentation du pouvoir royal, sauf dans les drames de cour conçus pour son exaltation, ne va jamais sans un examen critique. Le pouvoir sur la scène de la Comedia est toujours « suspect », pour reprendre le terme employé par Lyse dans le dialogue avec sa maîtresse cité plus haut. Le pouvoir, dans l’univers de la Comedia, on s’en méfie, car son utilisation peut être injuste, et fort peu de choses séparent le bon usage du pouvoir de son usage tyrannique. Ce qui se dessine alors comme horizon d’attente dans Amar sin saber a quién, c’est un drame, ou une tragédie, en tout cas une résolution du conflit funeste pour les personnages principaux. Ainsi donc, dans cette comedia, la haute naissance du personnage de don Luis est fonctionnelle. Si l’on voulait retracer la chaîne causale qui préside à l’invention de ce personnage, on pourrait dire que Luis est grand seigneur, donc qu’il peut libérer Juan, c’est-à-dire en faire son obligé. Cependant cette seule donnée de départ, indispensable au nouement de l’intrigue, et à laquelle se tient Corneille, est exploitée dans une autre direction par le dramaturge espagnol, qui utilise l’inégalité de condition comme un nouveau moteur à l’action, puisque l’obstacle au mariage décuple le désir de Luis, confronté aux refus de la dame aimée. Les menaces de don Luis, qui pourraient donner lieu à un rebondissement, ne seront pas mises à exécution, mais elles suffisent à disqualifier le personnage. Le discours idéologique qui sous-tend désormais l’action, en opposant le désir vulgaire de Luis, « l’appétit » (apetito), pour le dire avec la terminologie récurrente dans la comedia, et l’amour vertueux de Juan, n’est cependant pas plaqué sur l’enchaînement des faits. Ce discours va au contraire faire l’objet d’une dramatisation qui seule permet de comprendre la portée du dernier retournement, par lequel don Luis démontre qu’il est capable de faire taire les tentations de la chair et de parvenir à la vertu. Cette fureur érotique ne va en effet prendre tout son sens que dans l’opposition au comportement de Juan. Celui-ci, peu après, se découvrant rival de celui envers qui il a une dette d’honneur, choisit le départ, et le sacrifice de l’amour. Ici la succession des événements est significative : c’est seulement lorsque don Luis découvre la grandeur d’âme de son ami, sa capacité de renoncement, qu’il renonce à son tour à son désir et fait preuve de magnanimité. Autrement dit, l’exemplarité de la conduite de don Juan pousse don Luis à la surenchère dans l’honneur. Le système de l’honneur Corneille réécrit Lope de Vega 141 exige qu’à la faveur reçue on réponde par une faveur encore plus grande ; cette dialectique, qui fait répondre au don par un contre-don, comme diraient les anthropologues, épouse le propos moral qui informe la fin de la pièce. De ce fait, le dernier retournement, qui dévoile l’insigne générosité des deux amis, prend deux valeurs : d’une part, de celui que l’on voyait prêt à tout pour posséder Leonarda sans plus attendre son consentement, on n’attend pas qu’il renonce à elle. Or c’est ce qu’il fait, et Lope ménage par là un effet de surprise, garantit le suspense dont il dit dans son Art nouveau de faire des comédies qu’il est nécessaire de le ménager jusqu’au bout si l’on veut plaire à un public naturellement impatient (vv. 234-239). D’autre part, le retournement de la dernière scène apparaît d’autant plus comme un renoncement, comme une victoire de la vertu qui a su vaincre les passions. Le geste de Juan permet à Luis de se trouver, de placer ses actes en accord avec sa naissance, en somme de montrer sa valeur, maître mot de l’idéologie de la Comedia, dont cette pièce veut concourir à l’exaltation. On voit ainsi comment l’action de la comedia place tous les personnages, individuellement, dans un chemin de perfectionnement. L’exaltation de l’honneur y est intimement dramatique, elle doit être démontrée par l’existence d’une imperfection qu’il faut transcender. À la façon des héros des contes populaires dans l’analyse de Propp, les héros de la Comedia sont des héros carencés, qui font l’expérience du passage par le négatif pour parvenir à la conquête héroïque de soi. Le conflit dramatique est pour tous les personnages une mise à l’épreuve, qui apparente la comedia à la représentation d’un rite initiatique, du moins un rite d’accès à l’âge adulte et d’entrée dans la cité de l’honneur, dont ces comedias sentimentales et héroïques ressassent la représentation dans le premier tiers du XVII e siècle. Corneille a-t-il jugé trop scolastique la démonstration qui structure la fin de la comedia qu’il imite ? A-t-il considéré malvenu, ou malséant, de peindre le désir dans sa force brute ? Plus techniquement, a-t-il jugé souhaitable, en simplifiant le caractère de Philiste, de faire l’économie d’une nouvelle péripétie, d’une nouvelle complication qui brouillait le dessin d’une action tendant de façon linéaire vers sa résolution ? La question n’admet sans doute pas de réponse unique. Dans l’Examen de la pièce, Corneille trouve son cinquième acte trop grave pour une comédie dans l’ensemble enjouée, et lui trouve le défaut que « ce n’est que le valet qui fait rire » 15 . Cette indication de ce que le comique est cantonné dans le rôle du serviteur contribue en effet à souligner que l’action des maîtres se déroule dans un registre d’une gravité supérieure. C’est qu’en dépit des suppressions 15 Corneille, 1984, p. 99. Christophe Couderc 142 de détails que je signalai, l’esprit de la haute comédie, comme le dira Voltaire, d’une comédie chevaleresque dont les acteurs sont mus par la valeur plane encore sur l’imitation de Amar sin saber a quién. En ce sens, présentée souvent comme la dernière comédie de Corneille, La Suite du Menteur, dont la fin comique n’oblitère pas complètement le motif du renoncement de Philiste, doit aussi être considérée comme annonçant Don Sanche d’Aragon, pour laquelle Corneille reprendra une dernière fois un sujet chez Lope de Vega. Pièce composite, La Suite ne se passe pas encore totalement du ridicule et du comique bas, du fait de la centralité du rôle joué par le valet ; mais, mêlant le burlesque, le galant badinage, et l’expression de la valeur aristocratique, elle est un brillant témoignage de ce que la Comedia a pu apporter au théâtre français. Bibliographie Bravo-Villasante, Carmen, « Un debate amoroso : amar sin saber a quién », Revista de Literatura, 7 : 13/ 14 (1955), pp. 193-199. Corneille, Pierre, La Suite du Menteur, dans Œuvres complètes, t. II, éd. de G. Couton, Bibliothèque de la Pléiade, Paris : Gallimard, 1984, pp. 93-185. Couderc, Christophe, « Entre traduction et transfert culturel : de La villana de Getafe de Lope de Vega à La Diane de Rotrou », Papers on French Seventeenth Century Literature, XXXIV, 66 (2007), pp. 107-131. Dumas, Catherine, Du ‘Gracioso’ au valet comique. Contribution à la comparaison de deux dramaturgies (1610-1660), Paris : Champion, 2004. Gitlitz, David M., La estructura lírica de la comedia de Lope de Vega, Valencia, 1980. Picciola, Liliane, « Corneille interprète de Lope de Vega dans La Suite du Menteur », dans La Traduction au XVII e Siècle, ed. S. Guellouz (Littératures classiques, 13, 1990), pp. 209-221. Rizza, Cecilia, « Un Discours sur la comédie dans La Suite du Menteur », dans Création et Recréation : un dialogue entre Littérature et Histoire, eds. C. Gaudiani et J. Van Baelen, Tübingen : Narr, 1993, pp. 81-92. Vega, Lope de, Amar sin saber a quién, dans Obras dramáticas de Lope de Vega, Madrid : Nueva edición de la Real Academia Española, 1916-1930, tome XI, pp. 283-319. Vitse, Marc, Eléments pour une théorie du théâtre espagnol du XVII e siècle, Toulouse : Presses Universitaires du Mirail, 1990.