eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 35/68

Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
61
2008
3568

Contacts de Corneille avec le théâtre anglais

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2008
François Lasserre
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PFSCL XXXV, 68 (2008) Contacts de Corneille avec le théâtre anglais FRANÇOIS LASSERRE (Paris) Nous développerons ci-après des exemples qui font supposer que Corneille ait pu s’inspirer du théâtre anglais. Par souci de clarté, il est nécessaire d’entrer assez longuement dans les détails des ressemblances. Il en résulte que la totalité de notre explication sera consacrée à un examen de ces exemples, et que leur nombre même sera limité à trois, alors que nous pourrions en citer d’autres. Nous ne nous attarderons à aucune considération générale. On objecte souvent que Corneille ne connaissait pas la langue, ou que ses contemporains dédaignaient la culture anglaise. Nous n’avons pas le loisir de répondre à ces objections, dont chacun, au demeurant, peut mesurer le caractère arbitraire. L’œuvre de Corneille n’offre pas de traces claires d’une influence shakespearienne. Il faut chercher chez d’autres dramaturges. Les raisons de cette apparente préférence du poète ne seront pas abordées. 1. Les criminelles Une correspondance avec le théâtre anglais paraît devoir convenir aux tragédies d’horreur que Corneille produisit après Pompée, telles que Théodore et Rodogune. Abordons une tragédie de Beaumont et Fletcher, qui répond au critère et qui s’intitule Thierry et Théodoret. Deux frères, Théodoret, et Thierry, fils de la célèbre reine mérovingienne Brunehaut, règnent, le premier sur l’Austrasie, le second sur la France. L’histoire a attribué à Brunehaut une réputation de femme lascive. Théodoret réprimande sa mère pour ses débordements. Accompagnée de son équipe de vauriens, elle court chez Thierry, pour le dresser contre son frère. Mais Théodoret arrive sur ses talons, et apaise le bouillant Thierry. Celui-ci accueille alors sa fiancée, Ordella, princesse d’Aragon. Brunehaut veut chasser la jeune femme, qui contrebalancera son influence. Elle fait préparer un breuvage qui rend François Lasserre 176 Thierry impuissant. Mais Ordella, compréhensive, éveille en son époux un profond amour, idéal et épuré. Pendant les fêtes du mariage, Brunehaut fait assassiner Théodoret. Elle apprend à Thierry que celui-ci n’était pas son frère, mais un enfant supposé, mis à la place de son frère, mort en bas âge. Un faux astrologue est chargé de machiner la perte d’Ordella. Si Thierry veut une postérité, il devra sacrifier à l’aube la première femme qu’il verra sortir du temple de Diane. Ordella sort du temple, enveloppée dans son voile. Thierry l’aborde, sans la connaître, et la prépare à cette fonction sacrificielle, qu’elle accepte avec une soumission sublime. Elle se dévoile. Le sage conseiller des deux frères, Martell, empêche secrètement l’exécution, et cache Ordella, qu’il fera passer pour morte jusqu’au dénouement. Soupçonneuse, Brunehaut décide de faire périr Thierry à son tour, et se procure pour cela un mouchoir qui, dès qu’il aura touché ses yeux, fera qu’il ne pourra plus jamais les fermer. Elle envoie en même temps un messager vers un fils bâtard de Théodoret. Cependant, sa trahison est décelée ; ses complices suppliciés. Thierry expirant en raison de l’impossibilité de dormir, retrouve Ordella, qui meurt de douleur auprès de lui. Il confie le royaume à Martell. Brunehaut s’est pendue. Côté Corneille, nous pensons, on l’a compris, à la reine de Syrie dans Rodogune. Ce qui fournit un tremplin à l’inspiration du poète, ce ne sont pas les ressorts pleins d’invraisemblance, ni les incohérences psychologiques, ni les brutalités expressives, que nous pouvons trouver en abondance dans les modèles anglais, mais ce sont les puissants effets dramatiques, dont il n’utilisera, pour les « franciser », qu’une épure essentielle, et les passions exacerbées, dont il s’emploiera à conceptualiser la progression. Reconnaissons d’abord qu’entre Thierry et Théodoret, d’une part, et Rodogune, de l’autre, il existe certaines dissemblances de fond. Brunehaut est adonnée à la débauche la plus éhontée, et sa soif de pouvoir est la conséquence de ses vices. Nous ne trouvons pas la même chose chez Corneille. A vrai dire, le fossé n’est pas aussi profond qu’on pourrait le penser à première vue. Bien que plus cérébrales, les motivations sexuelles (sous forme de rivalité) sont très présentes chez la reine Cléopâtre de Syrie. Elles sont occultées, pour laisser le champ libre à l’ambition pure. Autre dissemblance, la princesse Rodogune, de Corneille, ne rappelle pas exactement l’idéale jeune fille, Ordella, symbole de sacrifice et de pureté, qui illumine la tragédie anglaise. Cependant, malgré la présence d’un raisonnement défensif chez Rodogune, celle-ci, comme Ordella, reste étrangère à toute méchanceté. Différences encore, la gemellité des fils de la reine criminelle, leur concurrence amoureuse, et les constructions symétriques de la pièce. Contacts de Corneille avec le théâtre anglais 177 Après ces diverses objections, qui ne compromettent pas le rapprochement partiel, nous observons un ensemble de ressemblances, soit de fond, soit de détail. La reine de Syrie, exactement comme Brunehaut, est une criminelle particulièrement déterminée : le cheminement instinctif et implacable de leur décision est identique. Pour l’une, ses deux fils exercent le pouvoir ; pour l’autre, ils sont en passe de l’exercer. L’action de ces criminelles est motivée par un besoin de domination absolue. Elles sont toutes deux rendues féroces par l’arrivée d’une belle-fille, dont l’influence future les terrorise. Elles butent sur le comportement vertueux de leurs victimes et leur action mûrit dans ce contexte. Elles usent toutes les deux de l’arme secrète dont seule dispose une mère, qui est la connaissance des circonstances détaillées de la naissance. Brunehaut se dédouane du premier crime en affirmant que Théodoret n’était pas né d’elle. Corneille a imaginé un secret plus complexe, la révélation du droit d’aînesse entre deux jumeaux. Même tentative pour diviser les deux frères. Brunehaut insinue que c’est Théodoret qui a fait boire à Thierry le breuvage qui l’a rendu impuissant ; dans le même esprit, nous verrons Séleucus interroger anxieusement Cléopâtre 1 . Nous trouvons chez les deux femmes le même mépris pour toute aspiration à l’idéal, les mêmes sarcasmes contre la bonté. A la fin encore, l’Antiochus de Corneille dit à sa mère, déjà mourante 2 : « Ah ! vivez pour changer cette haine en amour » (v. 1825). Et ceci fait écho à une supplication de Thierry, lui-même en train de mourir, connaissant la criminelle : « O, Mère, n’abondonnez pas ce nom, […] ». A quoi, moins noble que Cléopâtre, certes, Brunehaut répondait : « Imbécile heureux, tué par ta passivité à prévenir mes méfaits, […] » 3 . 1 « Par quel amour de mère / Pressez-vous tellement ma douleur contre un frère […] ? » (v. 1451-2). 2 Remarquons que lors de sa première entreprise contre Thierry, Brunehaut a bu avant lui à la coupe scélérate. Mais il ne s’agissait, dans Thierry et Théodoret, que d’un breuvage détruisant la virilité. L’étrange geste de Cléopâtre dans l’extrémité de sa folie meurtrière semble avoir trouvé l’un de ses modèles dans celui de Brunehaut. 3 [Thierry] « O mother, do not lose your name, forget not / The touch of nature in you, tendernes, / ‘Tis all the soule of woman […] - [Brunehaut] Holy foole / Whose patience to prevent my wrongs has kill’de thee / Preach not to me of punishments, […] » (V, 2, v. 102-114, dans t. III, p. 452). François Lasserre 178 L’invective la plus terrifiante du programme criminel, « Sors de mon cœur, Nature » (Rodogune, v. 1491), Brunehaut la proférait déjà en termes exprès : « A partir de cette heure fatale, oublie que tu l’as porté […] » 4 . Une citation parente de celles-ci nous est fournie par une autre tragédie 5 dans laquelle Beaumont et Fletcher ont dépeint une criminelle : il s’agit de la belle-mère impudique Bacha, maudissant celui qui l’a repoussée : Que l’enfer te prenne tout entier […]. Jusqu’à ce que les démons te possèdent, puisse ta vie être un fléau perpétuel, qui ne connaisse ni amitié ni terme. Que tous les âges à venir te harcèlent, comme je le fais. Et si possible je demande au Ciel que ton ignoble progéniture soit toute de monstres […] 6 . A ceci, fait écho la malédiction finale de la Reine criminelle de Corneille : « Puisse le Ciel […] vous prendre pour victimes, / Puissiez-vous ne trouver dedans votre union / Qu’horreur, que jalousie et que confusion » et, plus encore, ingénieusement glosé, le v. 1824 : « Puisse naître de vous un fils qui me ressemble » 7 . Ne quittons pas Thierry et Théodoret sans signaler un indice qui permet un rapprochement avec Clitandre, et qui, de ce fait, suggère que Corneille a pu commencer à s’intéresser au théâtre anglais dans une période précoce de sa carrière. On connaît, dans le genre tragi-comique anglais ou espagnol, nombre d’exemples d’intermèdes, exploitant le contexte de chasses royales ou seigneuriales. Dans aucun des cas que j’ai pu rencontrer, les analogies ne présentent le caractère très suggestif que nous trouvons entre Clitandre II, 4 (v. 533-41), et Thierry et Théodoret II, 2 8 . Les ressemblances d’action et 4 « From this accursed houre, forget thou bor’st him […] (I, 1, v. 131, dans t. III, p. 381). 5 La Vengeance de Cupidon. 6 [Bacha] « Hell take you all, or if there be a place / Of torment that excedes that, get you thither : / And till the divels have you, may your lives / Be one continued plague, and such a one, / That knowes no friends nor ending. May all ages / That shall succeede curse you as I doe : / And if it be possible, I ask it heaven, / That your base issues be ever monsters […] (Cupid’s Revenge, V, 4, v. 157-64 - t. II, p. 412). 7 A propos de l’ensemble de nos remarques, on sait que Corneille a parfois signalé ses sources. Celles-ci ne sont pas remises en cause. Le type d’indices que nous recherchons, au demeurant, ne se définit pas comme « sources ». Ce sont des réminiscences techniques, circonscrites à tel ou tel passage dramatique. 8 « Ce cerf s’est mis au repos avec beaucoup d’adresse. Mon cheval, j’en suis sûr, l’a rencontré, car il est ensanglanté du flanc jusqu’à l’épaule. Où est la troupe ? - Repassée, de retour, épuisés et las comme nous. - Eh bien, Martell, vous êtes-vous souvenu de notre projet ? […] » (Thierry et Théodoret, II. 2). TEXTE ANGLAIS : Contacts de Corneille avec le théâtre anglais 179 d’expression sont extrêmement étroites : le cerf a pris les reposées, le cheval est nerveux, les veneurs sont revenus sur leurs pas, on est dans une phase de détente, et ces remarques servent de préambule à la reprise d’une conversation commencée ailleurs. 2. La notion et le climat de la « comédie héroïque » Voici maintenant une autre pièce, ayant appartenu jadis au corpus de Beaumont et Fletcher 9 : The Coronation, « le Couronnement », comédie. Le royaume d’Epire attend que sa jeune reine, Sophie, choisisse un époux, et commence à exercer le pouvoir avec l’assistance de ce dernier. Ses attentions pour le fils de Cassander, Lisimachus, semblent déjà le désigner. Lisimachus est un personnage vertueux. Il n’en va pas de même de son père, Cassander. « Protecteur » du royaume, il aurait déjà évincé Sophie, s’il ne préparait son propre maintien au pouvoir par un moyen plus discret, qui est le mariage de son fils avec la reine. Celle-ci, plus politique qu’amoureuse, désigne pour son époux Arcadius. Ce choix accable le sincère Lisimachus, tandis que Cassander calcule les moyens de s’y opposer, et qu’un jeune noble, Seleucus, se rebelle. La reine fait emprisonner Seleucus. Un évêque à ce moment révèle qu’Arcadius est en réalité un enfant caché du roi défunt, Theodosius, c’est-à-dire un frère cadet de Sophie. Arcadius est proclamé roi, reprenant son nom de Demetrius. Sophie ne peut évidemment pas l’épouser, et elle n’est plus que princesse. Cassander délivre Seleucus, et avec la complicité du père de celui-ci, Eubulus, le fait passer pour le frère aîné d’Arcadius et de Sophie, Leonatus, qui, lui aussi, était réputé mort en bas âge. Seleucus se conduit avec une dextérité remarquable, et assoit son autorité. Pour le spectateur, son « Wind hornes. [Theodoret] This stag stood well, and cunningly. [Thierry] My horse / I am sure, has found it, for her sides are blooded / From flanke to shoulder, wheres the troope ? Enter Martell [Theodoret] Past home-ward / Weary and tirde as we are, - Now Martell, / Have you remembered what we thought of ? (II, 2, v. 1-5, - t. III, p. 398). Précisons que le mécanisme de tels emprunts est familier à Corneille. Le projet d’enlèvement de Clarice dans la Veuve (v. 865-71) est un emprunt presque littéral à La Intención castigada, de Lope de Vega, dont l’édition, parue en 1630, a été, on le sait par lui-même, entre les mains de Corneille. Et pour Clitandre, le mécanisme d’emprunt se manifeste en plusieurs endroits. Ainsi les vers 471-80, puis 671-76 et 695-99, par lesquels le criminel Pymante, devenu faux paysan, éconduit la police ou secoue l’importunité de Dorise, s’inspirent très étroitement de l’Arétaphile de Du Ryer (III. 8), représentée deux ans auparavant. 9 In-folio des ouvrages de Beaumont et Fletcher, paru en 1647. François Lasserre 180 ascension est une imposture, et Cassander pense le tenir dans sa main puisqu’il connaît son secret. Mais voilà que Seleucus le marginalise énergiquement. Eubulus, avec l’appui de l’évêque, révèle alors à Seleucus qu’il est réellement le fils aîné de Theodosius. Au lieu de l’affrontement sanglant que l’on attendait, ce ne seront qu’embrassades de la fratrie royale reconstituée. Cassander est la dupe de l’affaire ; Eubulus explique qu’il l’a manipulé, le poussant, sous couleur de conspiration, et en lui laissant croire qu’il s’agissait d’une imposture, à restaurer simplement le droit du sang. Ces dissimulations en bas âge des héritiers mâles du royaume n’avaient eu pour objet que de protéger ceux-ci contre les sourdes entreprises du même Cassander. Cette pièce, bien qu’elle concerne de grands personnages, porte le soustitre de « comédie ». On y trouve (sans oublier les épisodes amoureux, omis dans notre résumé) le climat d’intelligence politique et d’humour romanesque qui est celui de deux « comédies héroïques » de Corneille, Don Sanche d’Aragon, et Pulchérie. Commençons par d’apparentes réminiscences dans Pulchérie. La politique de Cassander préparait, nous l’avons dit, le maintien dans ses propres mains des rênes du gouvernement, dissimulé derrière son fils, marié à Sophie. Chez Corneille, Pulchérie craint qu’en plaçant sur le trône Léon, qui paraît trop jeune, Martian, son ministre tutélaire, assisté d’ellemême, ne soit suspect de vouloir « régner sous son nom ». Les personnages sont vertueux, mais l’analyse de la combinaison nous paraît calquée de manière fort transparente, alors que Pulchérie les refuse, sur des projets analogues à ceux que fomentait le méchant Cassander 10 . Aspar, l’intrigant, est dans Pulchérie, à l’instar de Cassander, fertile en ressources de toutes sortes : manipuler Léon, se faire épouser par Pulchérie, se faire associer et épouser Justine, tout lui serait bon. Il sera dupé, comme Cassander, puisque Pulchérie, retenant la dernière des combinaisons que nous venons de relever, en fera bénéficier, non pas Aspar, mais Léon. Notons aussi un trait qui était un jeu de scène chez Sophie, et qui subsiste, mais en simple énonciation, chez Pulchérie. Sophie descend les marches du trône, et elle dit, pour révéler sa décision : « Arcadius, vous voyez d’où nous venons. S’il vous plaît, reconduisez-nous-y. Vous pouvez monter » 11 . Pulchérie se souvient de ce symbolique mouvement : « jusqu’à Léon je n’ose plus descendre », dit-elle, tandis que si le Sénat l’avait choisi, 10 « Ne donnerez-vous point quelque lieu de vous dire / Que vous n’aurez voulu qu’un fantôme à l’Empire / Et que dans un tel choix vous vous serez flatté / De garder en vos mains toute l’autorité ? » (v. 801-8). 11 « Arcadius you see from whence we come (She comes from the State), / Pray, lead us back, you may ascend ». (Act. II, t. VIII, p. 264). Contacts de Corneille avec le théâtre anglais 181 elle aurait trouvé « glorieux » pour elle, « le voyant souverain / De remonter au trône en lui donnant la main. » (v. 775-6). L’image n’est-elle pas reprise directement de l’auteur anglais ? Elle décrit scrupuleusement son jeu de scène. Rappelons, de façon globale, que le sujet des deux premiers actes de The Coronation était bien fait pour mettre en action dans l’esprit de Corneille, la problématique qu’il utilise dans l’une et l’autre des comédies héroïques que nous citons : une femme détentrice du droit royal, affronte le problème de son mariage. Et son choix inou doit aboutir à une liberté dans laquelle l’amour et la politique sont, ou restent, inextricablement liés. Mais nous ferons la même remarque qu’à propos de Rodogune : l’action, chez Corneille, alimentée par des nuances de psychologie et de calcul, est moins dispersée que dans l’ouvrage anglais. Don Sanche d’Aragon diffère donc notablement de The Coronation. Les réminiscences concrètes ne s’y rencontreront que sous un aspect restreint, à savoir la psychologie du faux-vrai prince héritier, Carlos d’un côté, Seleucus de l’autre. D’abord dans la hantise du « revers ridicule », qui obsède Carlos (v. 1354, 1362, 1770), et qui a, de la même manière, tourmenté l’amourpropre de Demetrius, puis de Seleucus. Et surtout dans les méditations qu’inspirent à Seleucus son emprisonnement, et puis sa soudaine élévation. Prisonnier, il rêve sur les hasards d’une naissance royale : J’imaginerai que je suis prince […] mais le nom de roi doit s’entourer d’une foule d’acclamations, […] Des hommes se sont élevés à des empires, depuis des origines obscures, certains qui n’avaient pas de père, fils de la terre, et race incertaine, ont aspiré à des royaumes […]. Et je voudrais les étreindre dans leur ombre, mais qu’est-ce que tout cela me fait, moi qui suis je ne sais quoi et qui puis espérer encore moins 12 . Ses libérateurs lui disent : « Sois ce que tes pensées osent te suggérer », et ils constatent : « A le voir, il a vraiment dans son visage quelque chose d’un roi » 13 , ce que confirmera le témoignage de l’évêque, dépositaire du secret. Ce sont ces trois traits, le délire de grandeur démenti par la réalité, d’une part, l’hommage des connaisseurs, d’une autre part, et enfin le 12 « […] I’ll imagine then / I am a Prince, or some brave thing on earth, / … the name / of King must be attended with a troop / Of acclamations, on whose ayrie wings / He mounts […] Nay some that had no fathers, sons of the earth, / And flying people, have aspired to Kingdoms, / […] And I would hug them in their shades, but what’s / All this to me, that am I know not what, / And less in expectation“. (IV, 1, t. VIII, p. 278). 13 « […] be what thy own thoughts dare prompt thee to, / A King ». [Et plus haut, Cassander : ] « While I look / Upon him, something in his face presents / A King indeed ». (IV, 1, - t. VIII, p. 278). François Lasserre 182 consentement de la liesse populaire, qui viennent se conjoindre dans la situation de Carlos. Son caractère royal transparaît aux yeux du public (v. 1166-1174) 14 ; l’un de ses adversaires mentionne « Ce prompt consentement d’un peuple qui l’adore ». Quant à lui, il s’analyse en utilisant des termes qui nous paraissent calqués sur ceux de Seleucus : Je ne puis regarder sceptre ni diadème, Qu’ils n’emportent mon âme au-delà d’elle-même. Inutiles élans d’un vol impétueux […] […] qu’un coup d’œil sur moi rabat soudain à terre. (v. 1289-94) 3. La conversion de Pauline Philip Massinger est né 23 ans avant Corneille. Son œuvre illustre avec intransigeance la liberté féminine. Il se passionne, avec un art consommé, pour la spéculation sur le théâtre. Dans sa tragi-comédie intitulée Le Renégat, plusieurs aventures disparates, émaillées, pour l’une d’entre elles, de situations audacieuses, accompagnent une réflexion religieuse d’une profondeur inattendue. Cela se passe à Tunis. Grimaldi, après avoir spectaculairement renié la foi chrétienne, est devenu pirate au service des Turcs. Mais, disgrâcié et dépouillé de tous ses biens, il est reconverti par un père jésuite, nommé Francisco. Ce Francisco va utiliser les compétences de Grimaldi pour faire évader un chrétien, dont la situation est si désespérée que, quelques instants encore avant l’évasion, il l’encourageait à subir le martyre. L’originalité religieuse de Francisco réside dans l’égale répartition de ses activités entre l’exhortation morale et la débrouillardise. L’aventure du chrétien n’est pas moins complexe. Il s’appelle Vitelli, gentilhomme vénitien déguisé. La nièce du Sultan, Donusa, sortie du palais grâce à un subterfuge, l’a rencontré dans le souk, est tombée amoureuse de lui. Elle l’attire dans ses appartements, et se donne à lui. Vitelli, que cette aventure surprend, ne se laisse gagner que progressivement. Par ailleurs, comme il se tient sous la direction spirituelle de Francisco, il se ressaisit et, lors de la deuxième rencontre, tente de résister à sa jeune séductrice. Cependant ils sont découverts et condamnés à mort. Leur dialogue dans un climat qui ressemblerait assez à celui des Mille et une Nuits, n’a jamais rien de scabreux. Passant en jugement, Donusa demande à bénéficier de la possibilité que lui laisse la loi, de convertir son amant à l’Islam, pour l’épouser, et obtenir 14 Et plus encore aux yeux des concurrents pour le mariage royal : v. 1621-30, 1657- 66. Contacts de Corneille avec le théâtre anglais 183 ainsi leur grâce à tous les deux. Mais sa démarche tourne court, c’est Vitelli qui la convertit, et tous deux se préparent à subir le martyre. In extremis, néanmoins, les adroites entreprises de Francisco les dérobent au bourreau. Le retournement religieux par lequel Donusa, amoureuse de Vitelli qu’elle sollicite d’abandonner le christianisme, est, au contraire, convertie par lui, mérite d’être rapproché du long dialogue entre Pauline et son époux, au quatrième acte de Polyeucte, et de la profession de foi chrétienne de Pauline, au dénouement. Reconnaissons que dans le couple Donusa-Vitelli, les délices de la chair avaient une connotation très sensuelle, qui, tout en subsistant de manière incontestable, sera voilée dans la chaste union Pauline-Polyeucte, et que le Vénitien rabroue sa séductrice avec beaucoup plus de vigueur que Polyeucte, son épouse. Mais deux passages, remarquables par l’originalité du sentiment et de l’expression, se trouvent étroitement semblables dans Polyeucte et dans Le Renégat 15 . Le Renégat : Donusa s’approche de Vitelli pour l’arracher à sa résolution de subir le martyre : Je viens mendier auprès de vous une charité sans laquelle vous seriez cruel à vous-même […] Pas de collines escarpées dans le chemin que vous devez gravir, et : bien que ce soit moi, créature que vous méprisez, qui vous indique le chemin du bonheur, ne l’accueillez pas pour cela moins favorablement 16 . Polyeucte : dans l’entrée en matière de Pauline, lorsqu’elle effectue la même démarche (v. 1167-82), nous trouvons les mêmes traits, les mêmes précautions, et en particulier l’humiliante supplication de l’épouse dédaignée : « Ne veuillez pas vous perdre et vous êtes sauvé », « Je ne vous compte à rien le nom de mon époux […] honneur pour moi […] qui n’est pas grand pour vous », « [...] n’abandonnez pas à la main d’un bourreau / Ce qu’à nos justes vœux promet un sort si beau ». Autre passage étroitement ressemblant : l’espèce d’effusion à la fois mystique et amoureuse par laquelle Vitelli s’enflamme soudain, dans la dispute d’affiliation religieuse et d’immunité juridique : 15 D’autres parallélismes seraient à signaler. Nous simplifions la démonstration. 16 [Donusa] « (Bowes her selfe) I come sir, / A begger to you, and doubt not to finde / A good mans charity, which if you denie, / You are cruel to your selfe, a crime a wiseman / (And such I hold you) would not willingly / Be guilty of ; nor let it finde lesse welcome / Though I (a creature you contemne) now shew you / The way to certaine happinesse, nor think it / Imaginarie, or phantasticall, / And so not worth th’acquiring, in respect / The passage to it is not rough nor thornie ; / No steepehills in the way wich you must climbe up ; […] » (V, 3, v. 59- 70, - t. II, p. 77). François Lasserre 184 O Donusa ! Combien dans ma compassion je souffre que toi, sur qui la libéralité divine a répandu cette suréminente beauté, et ces facultés raisonnables dépassant le sexe féminin, tu puisses encore demeurer dans l’ignorance de celui qui te les a données 17 . Ce mouvement de compassion saisira aussi Polyeucte : Le déplorable état où je vous abandonne Est bien digne des pleurs que mon amour vous donne… … Seigneur, de vos bontés il faut que je l’obtienne, Elle a trop de vertus pour n’être pas chrétienne Avec trop de mérite il vous plût la former Pour ne vous pas connaître et ne vous pas aimer. (v. 1259-70) On n’hésite pas à comprendre, notamment à l’évocation de l’artisan divin attentif à façonner cette merveilleuse créature 18 , que c’est, exactement comme dans le cas de Vitelli, un amant respirant le désir, qui invite sa « moitié » à partager des joies désormais célestes. La très audacieuse originalité de Corneille dans Polyeucte, à savoir le lien entre l’embrasement amoureux et l’illumination de la grâce, trouverait ici son explication. Dans le Renégat, les amants étaient tous deux vierges avant leur aventure. Ce serait grâce à l’exemple de Massinger, que Corneille aurait mûri son étonnante trouvaille : Entraîner Pauline vers l’amour divin, c’est pour Polyeucte, l’occasion de pérenniser tous les aspects de son union avec elle. Conclusion Les situations qui ont été examinées peuvent se retrouver dans d’autres pièces. Mes investigations m’ont permis de constater, entre les mises en œuvre de Corneille et celles que pratiquèrent beaucoup d’autres dramaturges, des écarts de climat dramatique, de pensée, de vocabulaire, qui, par contraste, valorisent les rapprochements proposés ici. Je puis affirmer que, parmi les auteurs anglais, c’est, avant tous autres, chez Beaumont et Fletcher, et Philip Massinger, qu’il conviendrait de chercher des modèles dont Corneille se serait souvenu. 17 [Vitelli] « O Donusa ! / How much in my compassion I suffer, / That thou, on whom this most excelling forme / And faculties of discourse, beyond a woman, / Were by his liberall guift confer’d, shoulds’t still / Remain in ignorance of him that gave it »! (IV, 3, v. 119-26, t. II, p. 78-9). 18 Dans les quatre derniers vers cités, Polyeucte, plus audacieux que Vitelli, s’adresse à Dieu lui-même. Mais cela n’altère pas la nature de la réminiscence. Contacts de Corneille avec le théâtre anglais 185 Références bibliographiques très succintes Les pièces citées avaient été imprimées, à la date où nous suggérons que Corneille les ait utilisées. Leur texte est aujourd’hui consultable dans : The dramatic works in the Beaumont & Fletcher canon, éd. de Fredson Bowers, 10 vol., Cambridge, 1970 [ne contient pas The Coronation]. The plays and poems of Philip Massinger, éd. de Ph. Edwards and Colin Gibson, 5 vol., Oxford, 1976. [pour The Coronation], vol. 8 de Beaumont & Fletcher, éd. A. Glover et A. R. Walter, 10 vol., Cambridge, 1905-12. En France, les documents sur la question sont rares. Alfred Mézières, R. Lebègue, Claire-Eliane Engel, doivent principalement être mentionnés. Pour la connaissance des dramaturges anglais cités, voir M.-T. Jones-Davy (éd. bilingue de Beaumont et Fletcher, Le Chevalier du Pilon ardent) ; M. Chelli (Le Drame de Massinger), […].