Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
61
2008
3568
Clitandre, drame élisabéthain ?
61
2008
Simone Dosmond
pfscl35680191
PFSCL XXXV, 68 (2008) Clitandre, drame élisabéthain ? SIMONE DOSMOND (Université de Bordeaux III) « On pourrait […] jouer Clitandre avec des pancartes, à la mode shakespearienne. » (Robert Brasillach) Corneille, âgé seulement de vingt-trois ans, avait remporté auprès du public mieux qu’un succès d’estime avec Mélite, comédie sentimentale et mondaine fondée sur les jeux de la galanterie et sur « la conversation des honnêtes gens ». 1 Or, dès l’année suivante, le poète remet en cause sa jeune notoriété en s’essayant à un genre radicalement différent, celui de la tragi-comédie, baroque, sanglante et convulsée. Lui-même reconnaîtra d’ailleurs que « peut-être jamais deux pièces ne partirent d’une même main plus différentes et d’invention et de style ». 2 Constatation difficilement récusable et qui le conduit à justifier fort ingénieusement cette volte-face spectaculaire. Un voyage que je fis à Paris pour voir le succès de Mélite m’apprit qu’elle n’était pas dans les vingt-quatre heures. C’était l’unique règle que l’on connût en ce temps-là. J’entendis que ceux du métier la blâmaient de peu d’effets et de ce que le style était trop familier. Pour la justifier contre cette censure par une espèce de bravade et montrer que ce genre de pièces avait les vraies beautés du théâtre, j’entrepris d’en faire une régulière (c’est-àdire dans ces vingt et quatre heures), pleine d’incidents et d’un style plus élevé, mais qui ne vaudrait rien du tout ; en quoi je réussis parfaitement. 3 Ainsi, Clitandre aurait été une sorte de démonstration par l’absurde des qualités de Mélite ! Mais qu’un écrivain débutant, à la réputation encore fragile, ait choisi délibérément la voie de la provocation, qu’il ait voulu, en quelque sorte, mystifier les doctes en composant, de propos délibéré, une deuxième pièce « qui ne vaudrait rien du tout », voilà assurément de quoi surprendre … et susciter quelques réserves dont Georges Couton se fait 1 Examen de Mélite. 2 Préface de Clitandre. 3 Examen de Clitandre. Simone Dosmond 192 l’interprète : « Toute révérence gardée à Corneille, fait-il observer pertinemment, qu’une seconde pièce ait été écrite dans une intention pareillement mystificatrice paraît fort improbable ». 4 Peut-être faut-il donc chercher ailleurs la raison de l’originalité incontestable de Clitandre par rapport à Mélite, en tenant compte, par exemple, du point de vue de Robert Garapon qui estime que Corneille a pu vouloir donner satisfaction aux comédiens de Montdory qui avaient assuré le succès de Mélite. Il convient, en effet, de ne pas perdre de vue le fait que le dramaturge, à la différence du poète ou du romancier, ne peut toucher son public que par la médiation de l’acteur. Or, au début du XVII e siècle, le genre dramatique à la mode, celui qui plaît aux spectateurs et donc qui fait recette, c’est la tragi-comédie baroque, sanglante et échevelée, dans le style d’Alexandre Hardy qui meurt précisément l’année même de la publication de Clitandre, c’est-à-dire en 1632. Dès lors, la tentation est forte de supposer que Corneille a composé Clitandre pour satisfaire une requête des comédiens qui lui demandaient une tragi-comédie dans le goût du jour, avec beaucoup de grands rôles et beaucoup de spectacle. 5 Or, « une tragi-comédie dans le goût du jour », c’est bien sûr, comme on vient de le voir, une œuvre luxuriante et brutale, dans le style des ouvrages d’Alexandre Hardy ; mais ce peut être aussi une pièce apparentée au genre qui triomphe alors - et depuis quelques décennies déjà - de l’autre côté de la Manche, c’est-à-dire au drame élisabéthain. C’est à cette dernière hypothèse - jusqu’ici assez peu explorée - que nous nous proposons de consacrer l’essentiel de cette étude, en veillant à distinguer ce qui relève de l’ordre des faits des suppositions simplement vraisemblables. 6 * I - A la recherche d’influences possibles On aimerait disposer à cet égard de textes irrécusables qui attesteraient sans l’ombre d’un doute l’influence de Shakespeare ou de ses contemporains sur le jeune auteur de Clitandre. Malheureusement, de tels témoignages nous 4 Georges Couton, éd., Corneille, Œuvres complètes, Paris: Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), tome I, 1980, p. 1200. 5 Robert Garapon, Le premier Corneille, Paris : S.E.D.E.S., 1982, p. 42. 6 Bien entendu, nous nous réfèrerons exclusivement au texte original de Clitandre (édition de 1632). Clitandre, drame élisabéthain ? 193 font fâcheusement défaut, même si, bien entendu, on ne saurait exclure a priori l’éventualité d’une découverte future. Mais, jusqu’à présent, il ne s’agit évidemment là que d’un vœu pieux sur lequel il est inutile de nous attarder plus de temps qu’il n’en faut pour dresser un constat de carence. Une des causes - et non des moindres - de cet état de fait pourrait bien devoir être recherchée dans l’ignorance à peu près totale en France, de la langue de Shakespeare. En effet, au XVI e et au XVII e siècles, les seules langues vivantes à être considérées comme des langues de culture sont l’espagnol et l’italien, langues nobles par excellence car d’origine latine. L’anglais, et a fortiori l’allemand, sont ignorés et méprisés par les « honnêtes gens » aussi bien que par les doctes. Et Corneille, qui a fait d’excellentes études au collège de Jésuites de Rouen (aujourd’hui Lycée Corneille) n’y a aucunement appris à parler ou à lire l’idiome vernaculaire d’Outre-Manche, ce qui, bien entendu, n’exclut pas qu’il ait pu en acquérir ultérieurement quelques rudiments. Mais, une fois de plus, il s’agit là de simples conjectures … 7 Est-ce à dire pour autant que les dramaturges français du début du XVII e siècle aient systématiquement ignoré la foisonnante richesse du théâtre élisabéthain ? La conclusion serait peut-être hâtive. En effet, la vie culturelle est faite d’échanges qui ne revêtent pas toujours la forme officielle et rhétorique des préfaces et des manifestes ; certaines conversations entre lettrés, par exemple, ont pu avoir lieu, qui n’ont évidemment pas laissé de traces. En tout état de cause, il convient de ne pas oublier que Rouen est, au XVII e siècle, la deuxième ville du royaume, bien avant Lyon, Marseille et Bordeaux. La vie économique et intellectuelle y est intense et il n’est pas invraisemblable d’imaginer que la capitale de la Normandie se soit ouverte à certaines influences venues d’Outre-Manche. Cependant, encore une fois, le mode conditionnel s’impose, ce qui ne va pas sans nous laisser sur notre faim. Un fait doit cependant être mentionné : au tout début du XVII e siècle - la date exacte n’est malheureusement pas connue - , Alexandre Hardy fait jouer Coriolan dont la thématique et l’inspiration contrastent assez fortement avec le reste de son œuvre. Or, c’est à cette époque (1607 ? ) qu’est créé le Coriolan de Shakespeare. Même si, là encore, les preuves d’une filiation directe font une fois de plus défaut, on peut hésiter à ajouter foi à l’hypothèse assez peu crédible d’une simple coïncidence. Or, si l’on admet 7 Au reste, le programme de notre colloque est assez révélateur sur ce point : il comporte en effet cinq projets de communication relevant de la littérature italienne et six interventions portant sur le domaine hispanophone ; mais, en ce qui concerne le monde anglo-saxon, deux prises de parole seulement ont été prévues (Ont été systématiquement exclues de ce dénombrement les communications traitant de périodes largement postérieures à Clitandre). Simone Dosmond 194 que la rencontre entre Hardy et Shakespeare n’est pas le fruit du hasard, on est forcément amené à reconsidérer la question des rapports entre les hommes de théâtre (auteurs ou comédiens) de part et d’autre de la Manche. Et Corneille ? Il est probable (! ) qu’il ne se distingue pas particulièrement de ses contemporains en ce qui concerne les relations franco-britanniques. On signalera toutefois que, en 1635, Mélite est interprétée par la troupe de Floridor au palais de Whitehall, devant la cour d’Angleterre. Ce fait montre au moins que, entre les deux rives du Channel, il ne se dresse pas de mur infranchissable et que, du point de vue de l’art dramatique, si les relations franco-britanniques sont ténues, elles n’en sont pas pour autant inexistantes. Au demeurant, il n’est pas superflu de rappeler que, dans l’édition de 1644, Corneille situe explicitement Clitandre en Ecosse. Simple hasard ? André Stegmann veut voir seulement dans cette localisation […] une note d’exotisme qui ne suppose de la part de l’auteur aucune connaissance de l’Ecosse et dont le choix a sans doute été suggéré à Corneille par la qualité des rapports que la France entretient traditionnellement avec l’Ecosse. 8 Soit … La destinée tragique de Marie Stuart, dont la mort ne datait que d’un peu plus d’un demi-siècle, pouvait effectivement expliquer certaines affinités culturelles et affectives. Mais il convient également de rappeler qu’à l’acte V de L’Illusion Comique (la pièce dans la pièce), le personnage de Théagène, interprété par Clindor, est explicitement présenté comme un « seigneur anglais » sans que soit aucunement justifiée une caractérisation qu’on hésite pourtant à croire dépourvue de tout fondement. 9 Donc, par deux fois, Corneille mentionne discrètement l’Angleterre, sans qu’il soit possible, dans l’état actuel de nos connaissances, de discerner ses motivations. Remarquons néanmoins que ces deux occurrences se retrouvent dans les pièces les moins classiques ou, pour reprendre le mot d’André Stegmann, les plus « mystérieuse[s] » 10 de toutes celles qu’a composées Corneille. Pourrait-on aller plus loin et ajouter : les plus élisabéthaines ? L’hypo- thèse n’est peut-être pas dépourvue de tout fondement, même si, une fois encore, la plus grande prudence reste de rigueur. 8 Voir La Licorne, publication de la Faculté des Lettres de Poitiers, n° 9, 1985, p. 63. 9 « […] il n’y a pas de raison, fait observer à ce propos André Stegmann, pour que Corneille ait fait gratuitement de Théagène un « seigneur anglais. » » - Corneille, Œuvres Complètes, Paris : Editions du Seuil, 1963, p. 193. 10 Ibid . Clitandre, drame élisabéthain ? 195 * II - Une parenté difficilement récusable Mais, si nous ne possédons aucune certitude quant à une éventuelle fili- ation, il n’en reste pas moins que la deuxième pièce de Corneille présente avec le théâtre élisabéthain d’indéniables affinités. On aurait tort, en tout cas, de traiter par le mépris des éléments qui relèvent au moins d’une esthé- tique commune, diamétralement opposée à celle du classicisme naissant. Le travail de réécriture auquel le poète se livrera plus tard témoigne bien d’ailleurs de l’appartenance de Clitandre à une époque et à une esthétique qu’il considérera alors comme révolues. Mais, en 1630, l’œuvre présente une incontestable originalité, encore que, ainsi qu’on le verra ultérieurement, l’influence du vieil Alexandre Hardy s’y fasse peut-être sentir un peu plus que Corneille ne voudra bien le reconnaître. Voyons donc les principaux caractères qui font de Clitandre un ouvrage à part, à la fois dans le théâtre français du XVII e siècle et dans l’œuvre dramatique de Corneille. Un des éléments les plus originaux pour un lecteur pénétré de culture classique est probablement la présence de la nature, que la littérature du Grand Siècle - mis à part La Fontaine - ignorera le plus souvent ou n’admettra que policée et tirée au cordeau comme à Versailles. Il en va tout différemment dans Clitandre où la vraie campagne - qu’elle soit celle de l’Ecosse ou bien celle de la Normandie - apparaît sous forme de taches de lumière au milieu de l’orage déchaîné : L‘haleine manque aux vents et la force à l’orage, Les éclairs indignés d’être éteints par les eaux En ont tari la source et séché les ruisseaux, Et déjà le Soleil de ses rayons essuie Sur ces moites rameaux le reste de la pluie. Au lieu du bruit affreux des foudres décochés Les petits oisillons encor demi-cachés Poussent en tremblotant et hasardent à peine Leur voix qui se dérobe à la peur incertaine Qui tient encor leur âme, et ne leur permet pas De se croire du tout préservés du trépas. 11 Ailleurs, un (faux) paysan - c’est-à-dire, en fait, Pymante déguisé - feint de chercher un bœuf qui lui aurait échappé : Ne craignez point, au reste, un pauvre villageois 11 Acte IV, scène 3, vers 1294-1304. Simone Dosmond 196 Qui seul et désarmé cherche dedans ces bois Un bœuf piqué du taon, qui brisant nos closages Hier sur le chaud du jour s’enfuit des pâturages. 12 Ou bien, c’est le fils du Roi qui, au cours d’une partie de chasse à courre, donne à son page des instructions précises et presque techniques : Ce cheval trop fougueux m’incommode à la chasse, Tiens m’en un autre prêt, tandis qu’en cette place, A l’ombre des ormeaux l’un dans l’autre enlacés, Clitandre m’entretient de ses travaux passés. Qu’au reste les veneurs allant sur leurs brisées Ne forcent pas le cerf s’il est aux reposées, Qu’ils prennent connaissance, et pressent mollement Sans la donner aux chiens qu’à mon commandement. 13 Ce réalisme cynégétique participe d’une atmosphère très éloignée de celle qu’imposera la tragédie « à la française » des décennies à venir. Il en va de même de la multiplicité des lieux scéniques. « Au lieu du monotone palais de nos grandes tragédies, note Alain Niderst, nous avons des clairières […], des scènes de chasse […], des campagnes au soleil […], la tempête de l’acte IV […] et l’accalmie qui lui succède ». Et de conclure : « Poésie presque shakespearienne de la nature et du temps » 14 . Tout aussi peu « classique », au sens que l’on donne traditionnellement à cette épithète, est l’évocation de l’amour. En effet, les jeunes amants qui peuplent nos tragédies ont plus ou moins tendance à oublier qu’ils ont un corps et semblent ligotés par le souci des bienséances ; ainsi en est-il, par exemple, de la timide Aricie de Phèdre, avec ses scrupules de couventine effarouchée qui, bien qu’éprise d’Hippolyte, n’ose partager son exil par peur de l’opinion. 15 Dans Clitandre, ces pudeurs de vierges timorées ne se rencontrent guère. Au contraire, la pièce respire une sensualité jeune et saine qui n’aura pas longtemps droit de cité sur la scène française. Sans la moindre trace de pudibonderie, les fiancés s’autorisent allègrement baisers et caresses, ne s’interdisant que ce que la langue du temps appelle « le dernier point », c’est-à-dire l’acte sexuel proprement dit. Ainsi Rosidor se complaît-il à évoquer de charmants moments d’intimité tendre vécus en compagnie de sa fiancée, Caliste : Si je voulais baiser ou tes yeux ou ta bouche, 12 Acte II, scène 6, vers 671-674. 13 Acte II, scène 4, vers 533-540. 14 Pierre Corneille : Théâtre complet, Edition du Tricentenaire, Publications de l’Université de Rouen, volume 1, 1980, pp. 172-173. 15 Voir Phèdre, acte V, scène 1, vers 1376-1385. Clitandre, drame élisabéthain ? 197 Tu savais dextrement faire un peu la farouche, Et me laissant toujours de quoi me prévaloir, Montrer également le craindre et le vouloir. […………………………………………………..] Si bien que, plus nos cœurs perdaient de liberté, Et plus on en voyait en notre privauté. 16 Et, comme le jeune homme doit rester alité à la suite de ses blessures, il reçoit dans sa chambre la visite de sa maîtresse qui, d’emblée s’assied familièrement sur son lit. Commence alors une scène charmante de flirt et d’agaceries mignardes, de faveurs à demi refusées et de baisers volés, bref de menues privautés libertines que, par souci des convenances, Corneille supprimera ou édulcorera dans les éditions ultérieures de sa pièce, au point parfois de la dénaturer. Relèvent d’une même esthétique pré-classique les scènes de violence et de « forcènerie » qui, plus d’une fois, seront expurgées ou singulièrement affadies. Mais, dans le texte original, c’est-à-dire dans l’édition de 1632, certaines scènes atteignent un degré presque intolérable de brutalité. Or, c’est sur le plateau que Rosidor « tout en sang » se bat contre les trois hommes masqués qui l’ont traîtreusement attaqué et face auxquels il défend courageusement sa vie. Et c’est aussi sous les yeux des spectateurs, ou peu s’en faut, que Pymante tente délibérément de violer Dorise, qui ne parvient à échapper à son agresseur qu’en lui crevant un œil avec une épingle de sa coiffure. A peine dix ans plus tard, Camille s’enfuira, poursuivie par Horace, et c’est dans la coulisse qu’elle sera mortellement frappée par son frère. Mais ces dix années sont sans doute les plus importantes du XVII e siècle quant à la mise en place du classicisme « à la française ». Lorsque Pymante, dans le rôle infâme du « villain », sort de la caverne où Dorise l’a éborgné, c’est le visage ensanglanté qu’il prononce un monologue dont il dépend du comédien qui l’interprète qu’il nous fasse songer à l’Œdipe sophocléen ou bien au Grand Guignol, c’est-à-dire à un pur héros tragique ou à un personnage de mélodrame ! Coule, coule mon sang, dans de si grands malheurs Tu dois avec raison me tenir lieu de pleurs. Ne verser désormais que des larmes communes, C’est pleurer lâchement de telles infortunes. Je vois de tous côtés mon supplice approcher, N’osant me découvrir, je ne me puis cacher, Mon forfait évident se lit dans ma disgrâce Et ces gouttes de sang me font suivre à la trace. 17 16. Acte V, scène 2, vers 1593-1600. Simone Dosmond 198 Cette tirade exaltée, où l’horreur le dispute à la pointe, représente bien l’efflorescence d’une esthétique baroque qui ne résistera pas longtemps au rouleau compresseur du classicisme Richelieu. Mais … […] Que Corneille […] se fût complu dans la liberté que revendiquait Fr. Ovier en 1628, ou encore Scudéry, rien ne l’empêchait, l’âge aidant, d’acclimater en France un drame analogue à ceux de Shakespeare. Cela n’eut pas lieu, et nous n’avons pas à le regretter. Qui se plairait, cependant, à imaginer pour le théâtre français une histoire tout autre que celle qui conduit d’Horace à Zaïre, c’est à partir de Clitandre qu’il faut se placer. 18 * Au moment de conclure, force nous est de constater que subsistent de nombreuses zones d’ombre et que l’on éprouve quelque peine à dégager des certitudes dans un domaine où les hypothèses l’emportent trop souvent sur les faits avérés. Il convient toutefois de bien distinguer ce qui relève de la filiation directe (la fameuse critique des sources) qui demeure presque toujours assez floue, de ce qui procède d’une parenté d’atmosphère et de style difficilement récusable. En effet, il est malaisé de soutenir que telle situation ou tel personnage de Clitandre sont issus en droite ligne d’un drame shakespearien ou d’une pièce de Marlowe, et ce d’autant plus que nous ignorons si Corneille a pu en avoir connaissance, compte tenu évidemment des barrières linguistiques et du peu d’intérêt porté par les Français du XVII e siècle à la culture de Grande-Bretagne. En revanche, il n’est pas douteux que, entre la première tragi-comédie du poète rouennais et le théâtre élisabéthain, il existe des affinités et tout un jeu de résonances et d’échos qui définissent une communauté d’atmosphère. Remarquons toutefois que ces thèmes ne sont pas l’apanage du seul Corneille. La tentative de viol - et cette fois suivie d’effet ! - se rencontre déjà, par exemple, dans Scédase ou l’hospitalité violée d’Alexandre Hardy, où deux jeunes hommes abusent des filles d’un de leurs amis et les tuent avant de dépecer leurs corps et de les jeter au fonds d’un puits ! En fait, c’est toute l’esthétique baroque, avec ses outrances et sa frénésie, qui par delà les frontières de l’Europe occidentale, colore et anime un théâtre dont Clitandre n’est sûrement pas l’œuvre la moins intéressante. Car c’est peut-être la pièce qu’eût écrite Shakespeare s’il avait été français… 17 Acte IV, scène 2, vers 1195-1202. 18 R.L. Wagner, édition de Clitandre, Textes littéraires français, Genève : Librairie Droz, 1949, pp. X-XI.
