Papers on French Seventeenth Century Literature
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0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
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Discussion
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PFSCL XXXV, 68 (2008) Discussion Alain Niderst : Nous vous devons beaucoup de reconnaissance pour votre talent oratoire, la précision et la véhémence parfois, disons la véhémence dans la clarté, qui accompagnaient votre exposé. Si quelqu’un veut intervenir sur ces deux communications qui sont évidemment jointes l’une à l’autre, qui se complètent ou se contredisent si l’on veut, mais enfin en tout cas qu’il est normal d’étudier en même temps... Giorgetto Giorgi : Oui, je voulais poser une question qui est tout à fait latérale mais enfin je suis ignorant sur ce sujet-là : à quelle date a été publiée en France la première traduction de Shakespeare ? Simone Dosmond : Je crois que c’est dans les années 1710, mais la date exacte, je ne l’ai pas. Alain Niderst : La Fosse, à la fin du XVII e siècle, a traduit Otway. C’est une traduction édulcorée, une belle infidèle, plus infidèle que belle sûrement, mais qui parfois évoque Shakespeare. Giorgetto Giorgi : Une observation maintenant : il ne faut pas oublier que le roman chevaleresque existe encore dans la première moitié du XVII e siècle, et que le roman chevaleresque est souvent une source de la tragi-comédie, que de nombreux romans chevaleresques français se déroulent en Ecosse et en Angleterre et qu’un des plus célèbres romans chevaleresques des années 30 a comme protagoniste Rosidor. Alain Niderst : Excuse-moi, de quel roman parles-tu ? Giorgetto Giorgi : D’un roman de Logeas qui s’appelle Rosidor. C’est dans une trilogie. Alain Niderst : Oui, je ne le connais pas. Discussion 200 Giorgetto Giorgi : Ce sont les derniers romans chevaleresques qui ont été publiés en France et souvent ils se déroulent en Angleterre, Amadis se déroule en Ecosse : c’est un facteur, évidemment Corneille les connaissait. Alain Niderst : Je crois, enfin c’est pratiquement certain, que par l’intermédiaire de Rouen ou même de Paris et de la Cour, Corneille a vu des seigneurs anglais ou des seigneurs français qui revenaient d’Angleterre, qui lui ont montré des canevas ou des textes de pièces anglaises ou qui les lui ont fait comprendre, cela me paraît pratiquement sûr, c’est tellement répandu à l’époque. Cela dit, cette diffusion demeure floue, et, je cherche l’adjectif, disons multiple, mais en même temps vague. Alors comment passer de cette diffusion avec tous ces qualificatifs que j’essaie de trouver, à une certitude d’influence, c’est toujours le même problème auquel nous aboutissons. François Lasserre : Je voudrais ajouter un mot, vous avez parlé des « belles infidèles » ; à partir du moment où on ne retiendrait que cette hypothèse de connaissance par traduction, ce n’est plus la peine de chercher : il n’y a pas d’influence. Quant à la connaissance éventuelle de la langue anglaise, tout le monde dit : on ne la connaissait pas, c’est vrai, mais un original comme Corneille (je ne suis pas tout à fait de l’avis de Mme Dosmond, quand elle dit qu’il n’était pas original à vingt-cinq ans, je crois qu’il l’était déjà) a pu vouloir apprendre l’anglais, parce qu’à Rouen il en entendait beaucoup parler. Alain Niderst : Je peux dire un mot. La reine d’Angleterre de l’époque est une Française, c’est Henriette, la fille de Henri IV, qui a fait venir des Français avec elle, il est certain que ces Français ont appris l’anglais, ils ne pouvaient pas vivre autrement, et ils sont revenus en France à un moment ou à l’autre... Mais tout cela, je reconnais, ce sont plus des probabilités ou des quasi-certitudes que des choses absolument précises. François Lasserre : Oui, mais ce sont des probabilités que nous opposons à d’autres probabilités finalement ou à des traditions, parce que dans le livre de M. Ascoli, La Grande Bretagne devant l’opinion publique française au XVII e siècle, on a les indications des ouvrages qui pouvaient permettre d’apprendre la langue anglaise, il n’y en avait pas beaucoup, mais à Rouen, chez Oursel, un Alphabet anglais, qui a été très souvent réédité pendant le XVII e siècle, Alphabet anglais contenant la prononciation des lettres avec les déclinaisons et les conjugaisons, par hasard je suis tombé sur ce livre à la Bibliothèque de l’Arsenal, je ne le cherchais pas : c’est un assimil, on a fait Discussion 201 des assimils au XVII e siècle, alors quelqu’un qui avait envie d’apprendre l’anglais... Supposons que ça a été une idée, une lubie extravagante, tout ce qu’on voudra que Corneille a pu avoir, puisqu’il savait qu’il y avait des théâtres en Angleterre et qu’il s’intéressait à tout ce qui était théâtre vivant, alors supposons qu’il ait eu cette envie d’apprendre l’anglais, il le pouvait. Et il le pouvait d’autant plus qu’il était avocat du roi au siège de l’Amirauté et qu’il a exercé cette charge pendant vingt-et-un ans, cela consistait à constituer des dossiers administratifs sur les litiges portuaires, il y avait des Anglais là-dedans, bien sûr on les obligeait certainement à parler français ou à avoir des interprètes, mais enfin quand vous voulez instruire un dossier sérieusement, vous pouvez essayer d’apprendre à baragouiner cette langue. Je ne dis pas, je ne prétends surtout pas, que Corneille ait bien connu l’anglais ; il connaissait bien l’espagnol, il était hispanisant, il s’en flatte, c’est vrai, c’est sûr, on a des preuves. En ce qui concerne l’anglais, on n’a quasiment aucune preuve sauf - je vais faire allusion à une chose dont Mme Picciola a parlé dans son livre et dont on a reparlé ici - cette mention par Corneille du fait que Don Sanche d’Aragon aurait eu pour source un vieux manuscrit espagnol. Ce vieux manuscrit espagnol, Mme Picciola elle-même l’a écrit dans son livre : c’est une galéjade, mais c’est évident : dans les sources de Don Sanche, il y a l’histoire du Palacio Confuso, et puis le roman de Don Pelage qui donne un peu le dénouement, mais au fond le dénouement et tout le reste, c’est de la psychologie cornélienne, donc le manuscrit espagnol est impossible, on ne sait pas où le placer. Mais quand il envoie Don Sanche à M. de Zuylichem, Corneille écrit cette histoire de manuscrit espagnol. Pourquoi ? Parce que M. de Zuylichem dans la lettre qu’il lui a adressée précédemment, lui écrit : je vous envoie un document anglais, peut-être comprenez vous le baragouin de ces gens-là, et Corneille ne veut pas dire qu’il comprend le baragouin de ces gens-là, c’est pour cela qu’il raconte pour Don Sanche son histoire de manuscrit espagnol, c’est peut-être un peu romancé, mais enfin j’ai l’impression que cela s’est passé ainsi. Danièle Becker : Ne croyez-vous pas que ce manuscrit espagnol, c’est simplement un clin d’œil d’un bon lecteur du Don Quichotte, qui, comme chacun sait, vient d’un manuscrit qui traînait dans les caniveaux de Tolède, ramassé par l’auteur, qui dit : j’ai trouvé un manuscrit en arabe, et maintenant je vais vous raconter l’histoire en castillan ? C’est une histoire archiconnue, et pour le reste je me demande aussi s’il n’y aurait pas lieu de chercher non seulement dans les pièces de théâtre, mais aussi dans des nouvelles : y a-t-il des nouvelles qui pourraient se passer en Angleterre, soit qu’elles soient effectivement d’auteurs anglais, soit d’autres auteurs qui décident de faire de l’Angleterre un pays exotique, comme on procède pour Discussion 202 tout ce qui peut se passer du côté mauresque. Par exemple, on sait très bien que la nouvelle du captif, qui se trouve insérée dans le Quichotte, raconte des histoires semblables à ce que vous avez raconté tout à l’heure, et qu’on retrouve cela dans le Principe constante de Calderón de 1629, il y a certainement des tas de parentés, des tas de gens qui traitent des sujets du même type à ce moment-là, il y a des vogues de l’exotisme... Alain Niderst : Pour Don Sanche c’est certain. Je voudrais qu’on donne la parole à M. Minel et à M. Soare et après que nous ayons une petite pause avant la deuxième partie de l’après-midi. Emmanuel Minel : Puisqu’on vient de parler de Cervantès, je crois que c’est M. Lasserre qui, à un moment, parle de l’histoire du chevalier au pilon ardent, il me semble me souvenir que dans l’épisode des moutons où Don Quichotte raconte à Sancho une bataille imaginaire simplement parce qu’il y a deux troupeaux de moutons qui se rencontrent, il me semble que ce personnage apparaît, donc que le chevalier au pilon ardent est dans le Quichotte aussi. Il y a peut-être des influences plus sinueuses, mais inversement dans la série des non-preuves sur les rapports entre l’Angleterre et la France et la possibilité de lire l’anglais, je voudrais donner quelques pistes supplémentaires pour ajouter au doute, rappeler par exemple qu’à l’époque, au moment de la Fronde, il y a un corps expéditionnaire anglais protestant qui débarque à Dieppe pour aider les Dieppois contre les troupes royales ; donc ces Anglais arrivent et ils campent dans Dieppe ; il y a forcément des gens qui font les interprètes, donc des Français qui parlent anglais, des Anglais qui parlent français. Il est aussi à noter qu’évidemment les Dieppois qui vont être du côté du corps expéditionnaire anglais, sont plutôt du côté protestant, ils sont mal vus et d’ailleurs ils vont avoir quelques ennuis avec les troupes royales, donc pensez aussi à l’histoire littéraire parisienne, à la façon dont on raconte ou dont on empêche peut-être de formuler ou dont on évite de formuler des rapports littéraires entre la Normandie et l’Angleterre : c’est peut-être parce qu’il y a des précautions politiques qui sont en arrière-plan : ainsi Corneille pourrait avoir intérêt à dissimuler qu’il connaît l’anglais. Ensuite il faut rappeler aussi que la Normandie de l’époque financièrement représente apparemment, d’après les travaux des historiens, un quart des impôts royaux de la France ; un quart de la richesse des impôts du roi de France vient de la Normandie et environ un tiers de cette richesse de la Normandie vient du commerce et du commerce de la Manche, du commerce avec l’Angleterre. On peut difficilement penser que les commerçants qui entretiennent ces rapports commerciaux si fructueux avec l’Angleterre, ne parlent pas anglais ou ne peuvent pas eux-mêmes se faire raconter, par Discussion 203 exemple, des pièces de théâtre. Or, le public privilégié du théâtre shakespearien, en terme de nombre, c’est le public issu de ce que l’on va appeler la classe moyenne anglaise, ce sont les marchands, ce ne sont pas les nobles, les grands. Donc à travers le port de Rouen, à travers les gens du port de commerce, les gens de la bourgeoisie rouennaise, il y a sans doute moyen, évidemment c’est toujours de l’ordre du possible, mais il y a moyen de se faire raconter les pièces anglaises. Une autre hypothèse enfin, en forme de question : est-ce que l’on sait si par le biais de la traduction latine, on a une diffusion du théâtre anglais qui serait saisissable à travers le latin ou à travers des éditions hollandaises pirates comme cela se fait entre la France et la Hollande ? Cela, je ne le sais pas du tout mais ce serait peut-être une hypothèse à vérifier. Le dernier point c’est qu’on peut partir aussi du constat inverse: Shakespeare tire certaines de ses idées de pièces, de la traduction en anglais de textes français, par exemple de Belleforest ; donc en Angleterre même, il y a des gens qui sont bilingues et qui sont capables de raconter à des Français, des histoires, voire de faire circuler des manuscrits... Si j’ai encore une minute, je voudrais poser une question un peu critique à M. Lasserre, pour la comparaison qu’il a faite, un moment donné, entre The Court Secret de Massinger et Pulchérie avec cette idée de descendre et de remonter sur le trône, c’est une idée qui est très forte, mais qui, d’un point de vue théorique, à mon avis, demande une confirmation d’un autre type : c’est un peu gênant d’avoir à transposer quelque chose qui est de l’ordre de la mise en scène, des gestes des acteurs, à quelque chose qui est seulement de l’ordre du verbal, de l’ordre du discours. Cela devient deux vers dans Pulchérie, c’est quand même un peu léger, sauf si l’on fait la théorie que dans le théâtre de Corneille, (peut-être faudrait-il travailler en amont ce point-là) on a un imaginaire de la parole, un imaginaire de l’écriture, qui fonctionnent spécifiquement : ainsi l’état de l’esprit du héros cornélien et celui de Corneille écrivain fonctionneraient comme une mise en mots héroïques de situations scéniques, et à partir de là effectivement il y aurait une transposition tout à fait forte et légitime d’une situation en un distique... Alain Niderst : Je crois qu’Antoine Soare avait un mot à dire, ensuite François Lasserre répondra à ses deux interlocuteurs. Antoine Soare : Tout d’abord je voudrais dire combien je suis d’accord avec cette suggestion de chercher aussi du côté des nouvelles et du roman, premièrement parce que c’est un fait, à cette époque le théâtre emprunte massivement au roman, alors que l’inverse n’est pas vrai du tout, et il y a au moins l’Arcadia de Sidney qui est la source reconnue de pas mal de tragi- Discussion 204 comédies. Deuxièmement, c’est sûr, on peut jouer un peu sur ce terme heureux de drame élisabéthain, qui indiquait tantôt une source géographique et historique précise, tantôt et je crois que c’est comme cela que Lebègue entendait le terme quand il l’avait lancé, il faut comprendre plutôt par ce terme un climat européen où circulent un peu les mêmes motifs, les mêmes rouages dramaturgiques. Alors, de ce point de vue j’avoue que je ne peux trouver dans Clitandre un élément, un effet, qui n’existe pas dans d’autres tragi-comédies du temps. Vous avez bien dit le succès que le genre connaissait à l’époque au détriment de la tragédie, et alors on peut se poser la question : puisque c’est la seule pièce que Corneille ait écrite dans ce registre, absolument la seule, est-ce que cela n’a pas été pour lui une sorte d’exercice de virtuosité, consistant à régler son compte à la tragi-comédie pure et dure, un cadre que d’ailleurs il détestait, lui régler le compte par la perfection ? Il fera mieux que tout le monde, c’est la loi de la surenchère dans Clitandre, et ensuite c’est fini, ce sera son dernier mot dans ce registre. Alain Niderst : François Lasserre, vous avez la parole. François Lasserre : Rapide réponse en ce qui concerne une influence éventuelle du Don Quichotte sur le Chevalier au pilon ardent : les auteurs se défendent dans leur préface d’avoir subi une influence, le libraire dit que cela n’a rien à voir, la pièce date de 1610 environ et le Don Quichotte a été publié en espagnol en 1605 et la première traduction anglaise est très postérieure, elle date peut-être de 1616. Sur le manuscrit je veux bien que ce soit un lieu commun, mais cela ne change rien à l’interprétation que j’essaie d’en donner, qui est très romanesque, je le reconnais. En ce qui concerne le fait que vous me dites, que c’est difficile de transformer une didascalie en des vers, je dis non, parce que Corneille ne voyait pas la pièce théâtrale représentée, il la lisait, il voit un jeu de scène qui est, je vous l’ai cité, « elle descend et elle lui dit : Arcadius, remontez, je vais voir, donnezmoi la main pour remonter », et comme vous avez dit, le rapprochement verbal est assez impressionnant, mais moi je ne vois pas la différence entre le jeu de scène et les vers, et dernier point, en ce qui concerne les romans, je suis, mais vraiment tout à fait, d’accord pour qu’on dise : ceci existe dans une autre source, et donc on ne peut conclure, mais j’ai essayé, moi, dans mon travail, de prendre les choses au plus près du climat de la cellule dramatique, au plus près des mots, des termes employés. Alain Niderst : Oui, il faut avouer tout de même, et ce sera le dernier mot de cette session, que Don Sanche est indiscutablement tiré d’une nouvelle, et pour Rodogune ça a été avancé plusieurs fois. Voltaire dit que ça a été tiré Discussion 205 d’un vieux roman et Laujon a dit la même chose, il y a tout de même des possibilités que l’intrigue de Rodogune avec ses bases historiques, ce qui vient des Macchabées, ce qui vient de Flavius Josèphe, émane malgré tout d’un roman et c’est le cas aussi pour Don Sanche qui n’a rien à voir avec l’histoire de l’Espagne. C’est d’ailleurs là que cela devient intéressant : on nous dit toujours: Corneille est un historien scrupuleux, l’émotion n’est pas l’essentiel pour lui, mais la véracité historique, c’est d’ailleurs ce qu’il dit lui-même. Or, Don Sanche, c’est exactement l’inverse. Les sources qu’il donne, les sources historiques qu’il donne à Don Sanche, je les ai cherchées, il cite des noms de rois, donc ce n’est pas difficile, il suffit de retrouver ces rois dans l’histoire de l’Aragon et de la Castille et de voir si la généalogie qu’il donne est correcte. Or, elle ne l’est absolument pas, elle est complètement imaginaire et cela n’empêche pas Corneille de dire : voici les sources dont je suis parti. On arrive alors à quelque chose de très précis, de très vivant: dans la création cornélienne. Je terminerai ainsi cette session qui visiblement a suscité les passions et qui aura donné lieu à des discussions interminables et pleines de chaleur, mais toutefois d’aménité.