eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 35/68

Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
61
2008
3568

La tragédie morale de l’action : de l’Orazia aux Tegeaten en passant par Horace

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2008
Antoine Soare
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PFSCL XXXV, 68 (2008) La tragédie morale de l’action : de l’Orazia aux Tegeaten en passant par Horace ANTOINE SOARE (Université de Montréal) Avec les trois premières traductions en langues romanes de l’Électre de Sophocle, dues à Pérez de Oliva (1528), à Lazare de Baïf (1537) et à Erasmo Da Valvasone (1588), et deux variations italiennes sur le sujet grec, - la Tullia de Martelli (1533) et la Sémiramis de Manfredi (1586) - pénétrait dans la dramaturgie moderne, comme une écharde brûlante entre toutes dans l’œil des gardiens de la moralité du théâtre, un type de tragédie d’une toute autre trempe que les tragédies des « belles morts », lancées par la Dido de Pazzi (1524) et la Cleopatra de Giraldi (1545) ou que les tragédies des passions déchaînées, qu’illustraient l’Orbecche du même auteur ou la Canace de Speroni (1542). Il faudrait l’appeler « tragédie morale de l’action », « morale » parce que telle est la nature du scandale qu’elle scrutait, du généreux réduit au parricide par sa seule générosité, et « de l’action » parce que celle-ci y devenait à la fois matériellement possible, comme elle ne l’était pas dans le cas des nobles victimes, déchargées par leur impuissance de toute responsabilité envers un bas monde qu’elles n’avaient plus qu’à quitter dignement, et moralement impérative, comme elle ne l’était pas dans le cas des protagonistes qui n’obéissaient qu’à leurs fureurs. Un siècle plus tard, dans un répertoire tragique où la même situation se reproduira, Rodrigue recevra au cours d’un adoubement à valeur évidente de manifeste l’épée « pour venger et punir » (Le Cid, v. 274) 1 dont un Mairet ou un La Calprenède privaient prudemment leurs héros, et que les dramaturges de la génération précédente, de Hardy, n’avaient pensé à confier qu’à des scélérats. Contrairement au christianisme éclectique de la première Renaissance, le catholicisme tridentin ne tolérera plus la représentation en langue verna- 1 Toutes nos citations de Corneille renvoient à l’édition de Georges Couton, Œuvres complètes, 3 vol., Paris : Gallimard, 1980-87. Antoine Soare 210 culaire, ni sur la scène ni dans le livre, du matricide orestien ainsi tourné en un énorme non-dit, jusqu’à ce qu’André Dacier lance avec son Électre, en 1692, une nouvelle vague de traductions de la pièce de Sophocle, et Longepierre, avec une Électre destinée à la scène (1702), la mode des Clytemnestres punies par accident. Mais la tragédie morale de l’action survivra à l’expurgation du sujet qui la représentait au plus haut degré sur l’échelle aristotélicienne des parricides en se réfugiant au degré immédiatement inférieur, encore tolérable à la toute limite, du meurtre entre frères. On doit à l’Orazia de l’Arétin (1546) 2 ce salutaire repli, sans lequel la tragédie cornélienne serait inconcevable. Horace remplacera Oreste sur la scène des paradoxes moraux. Lope de Vega reprend dans son Honrado hermano (1598), le sujet découpé par l’Arétin sans s’intéresser à son potentiel moral et idéologique. Ladun d’Aigaliers s’y intéressait bien, dans son Horace (1596), mais d’un point de vue opposé, comme on verra tantôt, à celui de son devancier italien. C’est Corneille qui sera, à ce compte, le seul véritable héritier de celui-ci. Il y a intérêt à reprendre dans la perspective que nous venons de définir, de la tragédie morale de l’action, la question déjà amplement débattue de sa dette envers une Orazia dont on a fini par admettre en principe, non sans un autre long débat, qu’il a dû la connaître, sinon dans l’édition originale, du moins dans l’édition pirate de 1604 3 . Le souffle eschatologique qui anime la pièce de l’Arétin, inexistant chez les historiens de l’Antiquité, est ce qui frappe de prime abord dans cette perspective ; repris et amplifié, il couronne explicitement ses préludes virgiliens dans Horace (v. 987-91), la tragédie à sujet profane de Corneille la plus imprégnée de sacré. Les deux dramaturges exaltent la victoire de Rome sur Albe en tant que premier pas dans l’accomplissement du vaste projet providentiel dont les personnages mêmes, dépourvus des lumières chrétiennes, ne peuvent encore contempler toute l’étendue, et qui devait faire naître la Rome catholique des débris de la Rome impériale. Leurs pièces baignent dans une atmosphère de liturgie préchrétienne où l’amour d’une patrie prédestinée à l’hégémonie universelle constitue la plus élevée des formes pertinentes de piété accessibles à la vertu païenne. Et cette filiation et le message qu’elle répercutait étaient bien connus à un âge où le terme clé que l’Arétin avait déjà mis lui-même en vedette, « de la patria amor » (II, 224), était érigé en titre de son texte par l’édition contrefaite de 1604, Amore della Patria, tandis que la première traduction italienne 2 Nous utilisons l’édition de Michael Letteri et Rocco Mario Morano, Pietro Aretino. L’Orazia, Rome : Marra Editore, 1991. 3 On trouvera une excellente synthèse de ces deux débats dans l’introduction à l’édition citée de Letteri et Romano, pp. XXX-CCXLI. La tragédie morale de l’action 211 d’Horace apparaissait, en 1701, comme le signale Francesca Bonanni 4 , sous le titre laborieux de L'Amore della Patria sopra tutti gli amori, ovvero l'Orazio. Corneille pousse jusqu’à leur ultime conséquence les prémisses providentialistes esquissées dans l’Orazia lorsqu’il conçoit la mission fratricide que son héros accepte avec une « joie » (v. 492) et une « allégresse » (v. 499) de prime abord si rébarbatives comme l’exact équivalent païen du martyre 5 , et qu’il ne laisse à ses interprètes aucun moyen de la comprendre autrement ; des océans d’encre ergoteuse n’y ont pas suffi. L’Arétin passait ainsi le flambeau à Corneille dans une polémique qu’on peut regarder comme une « Querelle d’Horace » avant la lettre, et où il avait pris le parti de Pétrarque et de Dante, admirateurs d’une Rome antique dont les conquêtes, à commencer par celle d’Albe, répondaient aux desseins de la providence, contre saint Augustin et Orose, qui n’y voyaient qu’une manifestation de la « cupido regnandi » des païens 6 . Ce sont ces derniers qu’avait suivis, par contre, Laudun d’Aigaliers, qui plaçait sa tragédie sous le patronage infernal de Tisiphone. Chez Tite-Live et chez Dion Cassius, Horace et sa sœur, dont ils n’indiquent même pas le nom, restent des abstractions réduites chacune à sa seule fonction de base : le guerrier et la pleureuse vindicative. Chez l’Arétin, ils deviennent pour la première fois des personnages à part entière. Le dramaturge italien avait notamment compris que des sujets comme le sien ont 4 « L’Orazia dell’Aretino e l’Horace di Corneille », Studi Romani, XXX, 2, 1982, pp. 187-195, ici p. 195. 5 Parmi les nombreux aperçus particulièrement lumineux qui émaillent l’étude de Serge Doubrovski, Corneille et la dialectique du héros (Paris : Gallimard, 1963), et dont un système préconçu l’a empêchée, à notre avis, de profiter elle-même pleinement, figure la mise en équivalence de « l’enthousiasme du guerrier » avec « ‘la fureur sacrée’ du martyre » (p. 154). 6 Nous devons à Lienhard Bergel d’avoir reconstitué ce contexte polémique dans un article fondamental, « The Horatians and the Curiatians in the Dramatic and Political-Moralist Literature before Corneille » (Renaissance Drama, NS III, 1970, pp. 215-238). Malgré son titre, « La Tragédie de la cité terrestre dans Horace », l’article de Marc Fumaroli («Diversité c’est ma devise». Studien zur französischen Literatur des 17. Jahrhunderts. Festschrift für Jürgen Grimm, Biblio 17, Paris- Seattle-Tübingen, 1994, pp. 157-190) ne s’inscrit pas dans la même perspective. Les textes en question, fort peu fréquentés des cornéliens, sont les suivants : saint Augustin, La Cité de Dieu, III, VI, XIV, XVI, XVIII, éd. et trad. Lucien Jerphagnon, dans Œuvres II, Paris : Gallimard, 2000, Orose, Histoires contre les païens. 2 vols, éd. et trad. Marie-Pierre Arnaud-Lindet, Paris : Les Belles Lettres, 4.1-5.1, Dante, Banquet, IV, V, Monarchie, II, IX-X, Paradis, Chant VI, dans Œuvres complètes, trad. André Pézard, Paris : Gallimard, 1965 et Pétrarque, De viris illustribus, éd. Guido Martellotti, Florence : G. C. Sansoni, 1964, III, 2-12. Antoine Soare 212 besoin, sous peine de tomber dans la même catégorie que ceux de Canace ou d’Orbecche, de héros en état de grâce, qui remplissent leur mission providentielle dans un esprit de sacrifice proche de la sainteté, au-dessus de tous les calculs de la politique et de toutes les turpitudes des passions ou de l’amour-propre. Écueil suprême des tragédies morales de l’action, le mobile de l’orgueil lui était abondamment suggéré par ses sources ; loin de donner dans ce piège, il s’appliquera à le désamorcer en exaltant dans sa pièce par tous les moyens d’une dramaturgie encore à ses débuts une modestie d’Horace entièrement de son invention. Son héros fait consacrer ses trophées au temple de Minerve presque clandestinement par un comparse choisi pour sa basse condition, (III, v. 67-93) et n’accepte qu’à contrecœur de marcher à la tête de ses camarades couronné des lauriers de sa victoire (III, v. 148-59). Parmi les nombreux commentateurs internes de la pièce, sa conduite passe pour un miracle (III, v. 136-47 et 166). Attentif à son tour au même danger, Corneille présente à son public un Horace qui commence par se déclarer sans ambages inférieur à des milliers de camarades (v. 375), et dont l’orgueil, qu’on voit croître sur le vif, n’est pas celui de sa personne, mais de sa mission, dont il découvre le caractère sacré. Orgueilleux au pire sens du terme, c’est Curiace qui l’est, et qui sert à ce titre de repoussoir purificateur. Ne réclame-t-il pas en public à cor et à cri, sans nulle autre raison que celle de son amour-propre, une mission parricide qu’il avait maudite en privé ? 7 C’est chez l’Arétin aussi que le champion de Rome acquerait déjà l’humanité vibrante, proche de la charité chrétienne, que Corneille enrichira des modulations de l’amitié, de l’amour fraternel et de l’amour conjugal. Il n’y rencontrait son beau-frère qu’une seule fois, dans le récit de leur combat, alors que, dans Horace, les deux resteront ensemble quatre scènes de suite, avant ce combat, comme pour compenser cette lacune. Mais là, le dramaturge italien avait voulu qu’en immolant son adversaire il lui adressât, « non lieto » (II, v. 252), et « in voce senza orgoglio » (II, v. 251), des paroles dont ni les spécialistes du cinquecento ni les cornéliens ne se sont pas encore suffisamment étonnés, à notre avis : O misero cognato Non già di nimistà odio protervo, Ma de la patria amor vol ch’io ti uccida, Che or a me perdonna la vendetta, Come a te io, che m’hai i fratelli uccisi, 7 Voir notre article, « Les Querelles du Cid et d’Horace continuent », Présence de Corneille, Œuvres et Critiques, XXX, 2, 2005, pp. 41-53. La tragédie morale de l’action 213 Ho perdonato la cruelle offesa. (II, v. 252-57) 8 Sans cette magnanimité qui s’esquisse de manière si surprenante chez l’Arétin, il n’y aurait évidemment pas dans Horace, où on la retrouve à son apogée, de véritable tragédie morale de l’action, et l’immolation dans « un autre soi-même » ne saurait atteindre, tout en conservant sa terrifiante criminalité, les hauteurs du sacrifice suprême. Pour ce qui est de la sœur du vainqueur d’Albe, le dramaturge italien a eu l’idée capitale de lui attribuer un penchant à l’absolutisme amoureux qui devait culminer par sa transformation, du moins aux yeux de son meurtrier, en Furie au sens antique, orestien, du terme. La rencontre entre Célia et Orazio se réduit d’ailleurs aux répliques relatives à ce phénomène, comme si l’Arétin l’avait estimé suffisant pour tout expliquer : O RAZIO Chi sei, che teco parli e intanto piangi? C ELIA Celia, no’l vedi tu? Che di quel colpo Che mi occidesti il buon marito, moro. O RAZIO Non t’intendo, che dici? parla, parla. C ELIA Dico que Celia, non essendo, sono. O RAZIO Si la sorella mia Celia tu fusse, Senz’altro duol sentir del fin d’altrui, Corsa saresti ad abbraciarmi allegra, E non venuta a conturbarmi mesta. Ma Furia essendo giù del centro uscita, E in l’onde Stigie transformata in lei Per far minor la mia letitia immensa, Vo’che ritorni ne la grotte inferne In figura de tal. (III, v. 307-320) 9 Corneille transpose : C AMILLE Ne cherche plus ta sœur où tu l’avais laissée ; Tu ne revois en moi qu’une amante offensée, 8 [O, malheureux beau-frère, / Ce n’est pas la haine aveugle qu’on porte à l’ennemi / Mais l’amour que je porte à ma patrie / Qui m’oblige à te donner la mort / Et qui doit te faire pardonner ma vengeance, / Comme moi je t’ai pardonné ta cruelle offense à toi, qui as tué mes frères.] 9 [Orazio - Qui est-tu qui me parles en sanglotant si fort? / Célia - Je suis Célia, ne le vois-tu pas, qui se meurt du coup / Dont tu as tué son excellent époux. / Orazio - Si tu étais vraiment ma sœur Célia / Tu aurais couru joyeusement m’embrasser / Sans t’affliger de la mort d’un autre. / Tu ne serais pas venue me troubler avec ton deuil. / Mais parce que tu es une Furie sortie des Enfers / Et transformée en elle dans les ondes stygiennes / Pour rabattre mon immense joie, / Je veux que tu retournes dans les grottes infernales / Telle que tu es en réalité.] Antoine Soare 214 Qui comme une furie attachée à tes pas, Te veut incessamment reprocher son trépas. (v. 1283-86) [..………………………………………………] H ORACE Va dedans les Enfers plaindre ton Curiace. (v. 1320) Il récupère ainsi et développe une intuition capitale de son précurseur : Horace ne réagit pas par sa propre rage au deuil rageur de sa sœur, il est engagé à son corps défendant par le choix radical et sans retour de celle-ci (« Dégénérons, mon cœur [...] », v. 1239) dans un combat forcément sans merci d’essences ennemies, Héros contre Furie, générosité contre dégénérescence. Au choix, sartrien avant la lettre, de la sœur, fait d’ailleurs précisément pendant, chez l’héritier de l’Arétin, le choix en sens contraire du frère, et « Ne cherche plus ta sœur où tu l’avais laissée » à « Mais cette âpre vertu ne m’était pas connue » (v. 504). Le héros et la furie naissent tous les deux sous les yeux du spectateur, en réponse à des situations extrêmes dont ils ne méconnaissent ni l’un ni l’autre le caractère surnaturel, leur réaction au si bien nommé « instant tragique » 10 est d’adhésion fervente à la volonté divine, dans un cas, et de révolte démoniaque dans l’autre 11 . Si le traitement des caractères atteste une filiation, c’est de complicité dans la dissidence culturelle qu’il faudrait plutôt parler lorsqu’on se rend compte aussi que les deux pièces défendent la même thèse dérangeante, et qu’elles recourent pour ce faire à la même stratégie. Orazia est un hymne à la vertu du héros fratricide, mais dont le dramaturge négocie à coups de bémols les points d’orgue contre un grand public qui ne peut que l’abominer, et contre ses représentants internes. Des deux sentiments qu’il est le propre des tragédies morales de l’action de susciter en contrepoint à la pitié et à la terreur aristotéliciennes, l’admiration l’emporte ainsi sur le blâme, haut la main, mais avec force ménagements 12 . Populo, le représentant du peuple auquel Orazio en appelle comme chez Tite-Live, se fait des événements la même idée crève-cœur que saint Augustin : Célia n’aurait fait 10 Nous devons le terme et le concept à André Stegmann, L’Héro ï sme cornélien : genèse et signification, 2 vol., Paris : Armand Colin, II, p. 418. 11 Horace salue « le sort » (v. 431), Camille s’insurge contre lui (v. 1202). Elle avait elle-même d’avance reconnu, dans les vers de loin les plus pieux de la pièce (v. 840-46 et 861-61), l’instance divine que sa révolte visera en dernier lieu. On dirait un Job dont la foi aurait cédé. 12 L’Arétin évoque la terreur et la compassion qu’éprouvent les armées qui assistent au combat (II, v. 87 et 93), pour parler ensuite du « mormòrio […] di biasmo e laude » (IV, v. 52-53) que suscite le meurtre de Célia. Corneille synthétise : « L’un s’émeut de pitié, l’autre est saisi d’horreur, / L’autre d’un si grand zèle admire la fureur, / Tel porte jusqu’aux Cieux leur vertu sans égale, / Et tel l’ose nommer sacrilège et brutale. » (v. 785-88). La tragédie morale de l’action 215 que verser des larmes légitimes, et si inoffensives qu’elles auraient dû faire sourire son frère (et III, v. 351-65 et V, v. 81-87). Publio, le père du héros, tient au contraire que ces larmes étaient un poison mortel (IV, v. 91-96) et que son fils est victime des apparences rébarbatives de son acte ; il engage ses juges à les dépasser (III, v. 366-83), comme plus tard Corneille les y aiguillonnera, non plus seulement par des discours (« Le peuple qui voit tout pas l’écorce […] », v. 1559), mais surtout par des dispositifs dramatiques provocateurs. Quantitativement et qualitativement, le texte arétinien se met du côté de Publio : des portraits flamboyants du héros en demi-dieu solaire le jalonnent ; les dithyrambes à l’adresse de ce frère terrestre d’Apollon y fusent de toutes parts. La nourrice compte sur la splendeur surnaturelle du vainqueur d’Albe pour guérir les affres de Célia (III, v. 202-208), comme Horace s’en souviendra, lorsqu’il prendra les devants : « Ma sœur, voici le bras […] » (v. 1251). Par-delà saint Augustin, c’est au dénouement en queue de poisson morale et juridique dont Tite-Live affublait l’épisode fratricide que l’Arétin s’en prend. Son héros préfère la mort à l’acquittement émotionnel plutôt que raisonné que le peuple lui offre en échange de l’entérinement public de sa culpabilité par le rituel du joug. Ce n’est pas par entêtement d’orgueil qu’il procède ainsi, mais par fidélité à soi, à sa vertu, à sa certitude d’avoir bien agi. Son homologue français suivra son exemple : Permettez, ô grand roi, que de ce bras vainqueur Je m’immole à ma gloire, et non pas à ma sœur. (v. 1593-94) Les deux participaient ainsi à une autre querelle, des remords, qui traverse pratiquement toute notre culture dramatique. Le généreux réduit au parricide par sa propre générosité doit-il éprouver, comme le souhaite un grand public assoiffé d’accommodements rassurants, « le lâche repentir » de sa « bonne action » (Le Cid, v. 872) ? La réponse de Rodrigue à cette question, « Je le ferais encore si j’avais à le faire » (Le Cid, v. 878) avait choqué l’Académie, Horace ne proclamera pas moins à son tour son impénitence. Les remords dont ni l’Arétin ni Corneille ne voulaient dans leurs pièces pas plus que Sophocle dans son Électre avaient leur modèle suprême, ainsi de nouveau désavoué, dans l’Orestie d’Eschyle et dans sa variante euripidienne, comme Scudéry, un de leurs grands partisans, l’avait tout de suite compris 13 . On sait ce que ces remords deviendront dans les Mouches de Sartre. 13 L’auteur des Observations sur « Le Cid » avait consacré trois pages de son Apologie du théâtre (1638) à décrire les remords exorbitants d’Oreste matricide, comme pour se consoler de ne pouvoir les porter sur la scène même, et les avait ensuite Antoine Soare 216 L’impasse où l’expédient inacceptable de Tite-Live plongeait l’action de l’Orazia était finalement surmontée grâce à l’intervention d’une voix céleste, un verdict transcendant tranchait le conflit qui défiait la justice des hommes, comme il le faisait aussi à l’époque dans la Tullia de Martelli, et auparavant dans l’Électre et dans l’Oreste d’Euripide, achevant ainsi de rattacher la pièce à un corpus distinct. Orazio se soumet à ce verdict, non parce qu’il est divin, mais parce qu’il est juste autant qu’il se peut dans les circonstances, et que, sans lui épargner le rituel du joug, il en change totalement la signification, le rend simplement purificateur d’expiatoire qu’il devait être auparavant. Il ne s’agit plus que d’une formalité dont la voix détaille les avantages sociaux et politiques (V, v. 426-31), et à laquelle Orazio doit se prêter non en reconnaissance de sa culpabilité, mais pour sauvegarder sa vie par égard à sa descendance, qui importe trop à l’avenir de Rome (V, v. 432-44). Corneille ira plus loin dans cette direction, en se contentant d’une allusion presque narquoise au rituel du joug : Et nous aurions le Ciel à nos vœux mal propice, Si nos Prêtres avant que de sacrifier Ne trouvaient les moyens de la purifier. Son père en prendra soin ; (v. 1772-75) Tout en imposant à son interlocuteur et protégé cette concession minimalisée, la voix céleste entonne à son tour l’hymne dont les accords humains avaient jalonné la pièce. Elle proclame « noble » la vie d’un héros (« tu vita nobile », V, v. 442) qui réunit en sa personne la moisson de toutes les vertus de ses ancêtres : Peroché l’aurea tua linea patrizia L’alta geonologia di te paterna, Raccolto ogni onor suo, dentro al tuo seme […] (V, v. 432-34) 14 reportés sur son Tigrane, généreux conjungicide rien qu’en apparence de L’Amour tyrannique (1638), et réplique bien-pensante, à ce titre, de Rodrigue. 14 [Parce que ta glorieuse lignée patricienne / Et tous tes illustres ancêtres / Ont ramassé en toi le germe de toute leur grandeur (…)]. On peut se demander si Corneille n’avait pas déjà lu l’Arétin lorsqu’il faisait dire à Don Diègue : « Ma valeur n’a point lieu de te désavouer ; / Tu l’as bien imitée, et ton illustre audace / Fait bien revivre en toi les héros de ma race ; / C’est d’eux que tu descends, c’est de moi que tu viens ; […] (Le Cid, v. 1029-31). Auparavant, Publio déclarait à son fils : « L’essenza de la carne ch’io ti ho dato / A me renduta l’hai di gloria tale / Che se obligo è pur tra il padre e il figlio, / Dal lato moi si resta » (V, v. 240-43). On dirait que Corneille adapte : « Je t’ai donné la vie, et tu me rends ma gloire, / Et d’autant que l’honneur n’est plus cher que le jour, / D’autant plus maintenant je te dois de retour. » (Le Cid, v. 1054-56). La tragédie morale de l’action 217 Par une sorte de coup de force exégétique, l’Arétin s’en remettait ainsi à un « raisonneur » irréfutable, puisque divin, pour arrêter en faveur du héros, mais sans trop faire perdre la face à ses accusateurs, le tourniquet affolé des ambiguïtés qui s’accumulaient dans sa pièce. C’est exactement cette mission que Corneille confiera au roi Tulle, juge demi-divin aux yeux de Camille même (v. 840-46), et à ses propres yeux (v. 1478). Le jugement qu’il prononce est savamment étagé, de manière à ce que chaque spectateur reste libre de choisir le niveau de signification qui lui convient. Que de critiques d’avance gagnés à la cause de Valère n’ont troqué leur savoir de ce qu’est, en rhétorique, une concession, contre la satisfaction de monter en épingle le début de ce jugement, comme si c’en était le fin mot : Cette énorme action faite presque à nos yeux outrage la nature, et blesse jusqu’ aux dieux. (v. 1733-34) […………………………………………….] Ce crime, quoique grand, énorme, inexcusable, […] (v. 1740) La seule autre occurrence d’« énorme » avait servi à qualifier le crime de Camille, dans un vers qui fait visiblement pendant au dernier vers de notre citation : « Son crime, quoique énorme et digne du trépas, […] » (v. 1417). Et ce n’est qu’à la fin du discours de Tulle que l’on apprendra que l’« énormité » reconnue du crime d’Horace n’était qu’en apparence un stigmate, qu’elle ne faisait que mesurer, en réalité, l’énormité encore plus grande de la gloire qui transcende ce crime (« Ta vertu met ta gloire au-dessus de ton crime », v. 1760), ce qui n’est que justice, puisque les deux « énormités » sont de toute évidence congénères : Horace n’a jamais eu d’autre gloire que celle de se charger des crimes auxquels se refusaient ses compatriotes (v. 316-322). À celui qu’il appelle « guerrier trop magnanime » (v. 1759), Tulle adresse le même genre d’hymne voilée qu’à Orazio plusieurs voix, dont la céleste, dans la pièce de l’Arétin. Il égale son sujet à Romule, roi des rois et divinité tutélaire des Romains, non seulement pour avoir triomphé des Curiaces, mais surtout pour avoir eu le courage de sévir contre Camille dans les mêmes circonstances pour les mêmes raisons que le « premier auteude Rome (v. 1758) 15 contre son frère. C’est en effet sur le quatrième fratricide 15 « Libérateur » de Rome (v. 1757), Horace en serait donc aussi le second « auteur », comme Publio le soutient, sur les traces de Dante et de Pétrarque, dans une de ses tirades colorées (v. 153-66). Ce qui amène la question de savoir si la loi peut juger rétrospectivement les crimes tragiquement nécessaires qui la fondent. Une autre tirade de Publio répond par la négative (IV, v. 250-69). Le roi Tulle se contente de faire sonner deux fois à la rime la « loi » qu’il n’est en mesure de « donner », comme il le reconnaît, que grâce à Horace (v. 1745 et 1754). Être « au-dessus des Antoine Soare 218 d’Horace, le seul que Rome devra désormais « dissimuler », que son juge met l’accent dans sa comparaison si prodigieusement glorificatrice. Si on n’interprète guère ainsi son verdit, c’est parce que l’auteur d’Horace ménage une marge d’erreur à ceux qui souhaitent trop ardemment se tromper, comme se trompe Valère lorsqu’il s’imagine, avec une candeur oublieuse et de la journée et des siècles, qu’« En ce lieu Rome a vu le premier parricide » (v. 1532). Héritée de l’Arétin, la stratégie de l’hymne entremêlé de bémols fonctionne chez lui dans les conditions idéales d’un théâtre déjà classique. * L’Arétin et Corneille divergent quant au rôle du père noble. Publio se met entièrement et explicitement du côté de son fils, et conserve cette attitude d’un bout à l’autre de la pièce. Conscient que Celia, qu’il avait d’ailleurs essayé de raisonner avec les mêmes arguments que son homologue cornélien emploiera avec Camille, et à qui il avait même permis, en outre, de pleurer son fiancé à l’écart de la joie publique, fait de son deuil une provocation et une arme tournée contre lui et son fils (IV, v. 425-26), il n’a pour elle que des mots d’une extrême dureté : il ordonne qu’on « la laisse là où elle git / Morte, comme elle le mérite, et comme l’ont voulu les dieux » (III, v. 433-34), il l’aurait tuée lui-même si son fils ne l’avait devancé (III, v. 388- 89), et foulerait maintenant aux pieds celle qui n’est plus de son sang (IV, v. 416-18). Rien ne fait pendant dans les discours du Vieil Horace à ces témoignages d’implication personnelle, sinon son habileté à les éviter : Retirons nos regards de cet objet funeste Pour admirer ici le jugement céleste. (Horace, v. 1403-404) Loin de se montrer aussi solidaire de son fils que Publio du sien, le Vieil Horace lui adresse en privé, c’est-à-dire en lorgnant du côté de la salle, des reproches d’une absurdité pétrie de mauvaise foi dont on n’a jamais sondé sérieusement les abîmes : Je ne la trouve point injuste ni trop prompte ; Mais tu pouvais, mon fils, t’en épargner la honte : Son crime, quoique énorme et digne du trépas, Était mieux impuni que puni par ton bras. (v. 1415-18) C’est, avec un supplément de précisions, ce que les Dioscures disaient au meurtrier de Clytemnestre dans l’Électre d’Euripide : « Juste est son châtilois » a, dans son jugement, le sens précis d’être en deçà des lois, à leur origine mythique. La tragédie morale de l’action 219 ment, mais non ton action » (v. 1244) 16 . Tyndare allait un peu plus loin dans l’Oreste du même auteur, lorsqu’il reprochait à son petit-fils de ne pas avoir eu recours contre sa mère à une justice dont il faisait semblant d’oublier qu’elle avait été abolie par la tyrannie du couple adultère 17 À qui, et avec quelles conséquences, Horace aurait-il dû refiler « la tâche » qu’il se serait « épargnée »? À personne, finit par sous-entendre le Vieil Horace, comme si on avait pu laisser « impuni » « un crime » qui n’est pleinement tel que par son aspiration déclarée à la récidive (« Qui comme une furie attachée à tes pas […] », v. 1285). Corneille aura tout fait pour nous aider à imaginer le scénario auquel renvoient ces inepties faussement pieuses. Tulle arrive d’un moment à l’autre ; quel « plaisir », pour parler son langage (v. 1318), l’amante de Curiace ne se serait-elle fait, si on lui en avait laissé l’occasion, d’accabler d’invectives cet autre représentant, en titre, de Rome, comme auparavant son représentant occasionnel. Advenant ces horreurs, le roi aurait sûrement ordonné d’un regard à un Vieil Horace déjà perdu de réputation de mettre de l’ordre dans sa maison, à moins qu’il ne dût s’en occuper lui-même, la honte familiale devenant ainsi honte nationale. Celui qui tient ces propos sidérants est sans doute un homme de cœur - c’est pourquoi une tradition critique indéfectiblement admirative s’illusionne tant à son égard - prêt à sacrifier sa vie, comme tout bon Romain et comme tout bon gentilhomme, aux valeurs qu’il vénère, mais il a le malheur d’être pris dans une tragédie morale de l’action, dont la vocation est de lui demander beaucoup plus : la vie d’un « autre soi-même » (v. 444). Là, entre l’épreuve de la mort, réservée à la « simple vertu » comme dit Horace (v. 439), et l’épreuve combien plus terrible du parricide, il y a un espace moral incroyablement trouble, réservé à toutes les demi-mesures de l’héroïsme, et à tous les contresens d’une critique qui y trouve un peu trop vite son compte. L’ennui, c’est que le Vieil Horace revendique chez Corneille plus que nulle part dans les sources, ses prérogatives de pater familias et les horribles corvées qu’elles impliquent. Au bout du troisième acte il s’engage solennellement, devant tous les dieux du ciel romain, à punir de sa propre main un fils en apparence coupable d’avoir fui devant l’ennemi. Monstrueusement orgueilleux, comme Curiace, il avait promis auparavant de faire beaucoup pire pour beaucoup moins (v. 967-970). Mais sa trop noble colère une fois tombée, et lui terrifié à l’idée de faire face à son déserteur de fils, on l’entend qui souffle à Camille : 16 Euripide, 6 vols., éds. et trads. Léon Parmentier et Henri Grégoire, Paris : Belles- Lettres, 1968, vol. IV, pp. 171-244. 17 Éd. cit., éd. Fernand Chapouthier, vol. VI (1), pp. 1-101, v. 499-504. Antoine Soare 220 Qu’il me fuie à l’égal des frères de sa femme : Pour conserver un sang qu’il tient si précieux, Il n’a rien fait encor s’il n’évite mes yeux. Sabine y peut mettre ordre, […] (v. 1056-59). La peine de mort tantôt si solennellement décrétée est ainsi commuée sans raison aucune en peine d’exil. Le dernier hémistiche du passage interdit de croire que ce n’est là qu’une façon de parler, il l’interdit aux spectateurs comme il l’interdit à Camille, qui comprend ce qu’il y a à comprendre, à savoir que les généreux sont, du moins en principe, impuissants face au dégénéré, dont ils ne peuvent se défaire sans tomber eux-mêmes dans la pire des dégénérescences qu’est, toujours en principe, le parricide. Conclusion : « Dégénérons, mon cœur » (v. 1231). Quant au Vieil Horace, son plus grand tort sera de se targuer encore devant Tulle d’une sévérité paternelle dont il n’a que trop appris les limites. Il prendra à témoin un Valère qui n’avait vu que ses féroces forfanteries, en profitant avec impudence de la disparition du seul véritable témoin de sa reculade (v. 1663-66). En lui s’incarne l’esprit de la tragi-comédie héroïque, sous-genre qui avait vu le jour sous l’impact du Cid, et où les protagonistes adoptaient à qui mieux mieux, comme dans L’Amour tyrannique de Scudéry (1638), des poses généreusement parricides, sans jamais avoir à passer aux actes pour de vrai 18 . En compliquant ainsi ce personnage, Corneille a peutêtre aussi eu la malice de prendre un peu au mot de ses fictions des personnages réels, comme le marquis de Pisani, père de Madame de Rambouillet, dont Balzac raconte dans des pages à lire comme une introduction à Horace, qu’il dit vn jour, sur le suiet de sa Fille vnique, de cette Fille qui a esté depuis, & qui est encore aujourd’hui la merueille de son Siecle, Si ie sçauois qu’apres ma mort elle deust estre femme d’un homme, qui ne fust pas seuiteur du Roy, ie l’estranglerois tout à cette heure de mes propres mains . 19 * Le Vieil Horace est le seul personnage d’Horace dont l’évolution se poursuit chez un imitateur de Corneille. Johann Bodmer, un dramaturge suisse du XVIII e siècle peu connu de nos jours, avait peut-être perçu à jour la mau- 18 Voir à ce sujet notre article, « Du Cid à Horace en passant par la tragi-comédie », Papers on French Seventeenth Century Literature, 56, 2002, pp. 65-102. 19 « Avis prononcé et depuis écrit », Les Entretiens, 2 vol., éd. Bernard Beugnot, Paris : Didier, 1972, II, pp. 574-85, ici p. 581. La tragédie morale de l’action 221 vaise foi de ce « père noble », et cherché à la reproduire dans ses Tegeaten 20 , tragédie tirée d’un épisode grec que Plutarque avait mis en parallèle avec l’épisode romain 21 . Champion d’une Tégée en guerre contre la cité voisine, Critolaus tuait sa sœur, Démodice exactement comme Horace avait tué Camille. La représentation d’un tel crime était en soi remarquable à une époque où, sous l’emprise du « vraisemblable » triomphant qui sévissait en France, on aimait déguiser sur toutes les scènes d’Europe les parricides héroïques de la tradition en accidents ou en suicides. Horace même avait dû subir l’affront de cette adultération, à peine atténué dans son cas par le changement de genre dramatique : dans Les Horaces, tragédie lyrique en trois actes de Guillard, jouée en 1786, l’héroïne se suicidait en se jetant sur l’épée de son frère, exactement comme les doctes le souhaitaient depuis 1640. Un auteur anonyme refait le coup en italien avec, pour seul alibi, le changement de langue : la Camilla signée U.R.L. (1799) est une « tragedia » tout court. D’Aubignac devait frémir de joie dans sa tombe. Une année plus tard, dans la même collection du « Teatro moderno applaudito », publiée à Venise, paraissait par contre l’Orazio de Giovanni Kreglianovich, qui s’en tenait à la version de Tite-Live : le roi Tulle réprimandait mollement le héros, tandis que le peuple l’absolvait d’enthousiasme. Tous ces ouvrages ne différaient vraiment d’Horace que par le dénouement, ainsi affiché comme point litigieux. Il en est de même avec les Tegeaten 22 . L’auteur avait déjà protesté contre l’édulcoration sur la scène française du matricide orestien proprement dit dans une Elektra (1760) où les deux jeunes Atrides finissaient par conclure que l’accomplissement à la sophocléenne de leur devoir restait la meilleure solution. Au dénouement des Tegeaten, Stésimachus adresse à son fils, dont il est le seul juge, des reproches d’un degré plus précis que ceux que le Vieil Horace adressait au sien : « Strafwürdig war sie [Démodice], aber nicht die Hand des Bruders 20 Politische Schauspiele, 3 vols., Zurich, Lindau und Chur, 1769, III, pp. 1-110. 21 « Collection d’histoires parallèles », 16, Œuvres morales, 15 vols, vol. IV, éd. et trad. Jacques Boulogne. La source est signalée dans l’étude d’Antony Scenna, The Treatment od Ancient Legend and History in Bodmer, New York : Columbia University Press, 1937, p. 41. 22 Assez curieusement, le rapprochement entre les Tegeaten et Horace n’est fait ni dans l’étude de Scenna ni dans l’autre ouvrage majeur consacré à cet auteur, Johann Jakob Bodmer Denkschrift zum CC. Geburtstag, éds Theodor Vetter, Hans Bodmer et Hermann Bodmer, Zurich : Alb. Müller, 1900, qui contient pourtant un article sur « Bodmer und die französische Literatur » signé Louis P. Betz (pp. 163- 240). Antoine Soare 222 sollte sie gestraft haben. » 23 , car « Es ist Zerstörung des Staates, wenn eine besondere Person sich zum Richter aufwirft » 24 . Les débordements de Démodice auraient dû être donc référés au tribunal du peuple et du prince. Tout particulier qu’il était lui aussi, Stésimachus avait pourtant revendiqué à l’acte précédent son droit de punir de ses propres mains un fils en apparence déserteur. Moins circonspect que son homologue cornélien, il ira même jusqu’au bout de cette seconde logique en faisant faute à Cratilous d’avoir usurpé ses prérogatives de pater familias : Sie [Démodice] war meine Tochter; glaubst du, dass ich das Vaterland weniger liebte oder weniger auf Ehre hielt als du, und du musstest mein Amt verrichten, weil ich zu nachlässig wäre? 25 Il se trouvait pourtant à côté de son fils lorsque Démodice s’était déchaînée, et il n’avait pas broché alors, se contentant de ponctuer d’exclamations horrifiées la métamorphose de l’amante endeuillée en Furie (III, 3). Loin de relever les incohérences de son père, Cratilous y ajoute les siennes. Aussi sûr qu’Horace, dans un premier temps, du bien-fondé de son action, il réplique notamment à Stésimachus qu’il « croyait devoir lui prêter son bras », mais ensuite il intériorise sans crier gare le réquisitoire paternel, et n’en finit plus de s’accuser lui-même. Au lecteur/ spectateur de décider s’il faut voir dans ce personnage un simple d’esprit soudainement réveillé à la complexité morale de sa conduite, ou bien un héritier de la résignation ironique d’Horace : Reprenez tout ce sang de qui ma lâcheté A si brutalement souillé la pureté ; (Horace, v. 1425-26) qui l’endosserait jusqu’à la caricature. Le rideau tombe dans l’attente d’un jugement de la part de l’État. Mais tout pénétré qu’il s’était montré auparavant de sa culpabilité, Cratilous se range de nouveau, dans une dernière réplique, du côté d’Orazio et d’Horace, en refusant l’offre humiliante que Tite-Live lui faisait accepter, d’en appeler à la pitié de ses compatriotes pour sauver une vie qui lui indiffère. La question reste ainsi ouverte à la fin de savoir si Bodmer partage luimême l’embarras moral de ses personnages, qui est aussi, de son temps comme du nôtre, celui de la plupart des spectateurs et des interprètes d’Horace, ou s’il cherche seulement à le représenter dans un esprit polé- 23 « Ta sœur méritait d’être punie, mais elle ne devait pas l’être par la main du frère. » (III, 4, p. 95). 24 « Tout particulier que s’érige en juge sème le désordre dans un État » (III, 4, p. 97). 25 « Ta sœur était ma fille ; crois-tu que j’aime moins que toi notre patrie ou que l’honneur me soit moins cher qu’à toi ? M’as-tu cru négligent lorsque tu t’es chargé d’une tâche qui me revenait ? » (III, 4, pp. 95-96). La tragédie morale de l’action 223 mique. Toujours est-il qu’à ce compte, de tous les moments forts de la tragédie de Corneille, seul le jugement du roi Tulle restera sans imitateur, comme si la postérité reconnaissait en lui un sommet trop escarpé pour qu’on le gravisse plus d’une fois.