eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 35/68

Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
61
2008
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Corneille et la République des lettres européennes

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2008
Emmanuel Bury
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PFSCL XXXV, 68 (2008) Corneille et la République des lettres européennes EMMANUEL BURY (Université de Versailles) Situer Pierre Corneille et son œuvre dans le cadre de la République des Lettres européennes consistera ici à évaluer sa présence dans le discours savant durant les dernières années de sa carrière jusqu’aux premières décennies du XVIII e siècle. Il s’agit en effet de se demander dans quelle mesure le poète dramatique a suscité l’intérêt des citoyens de la République des Lettres, savants et érudits que la génération des « nouveaux doctes » à laquelle Corneille appartenait, avait contribué peu à peu à mettre à l’écart du discours critique, comme l’a montré naguère Alain Viala dans son ouvrage sur la Naissance de l’écrivain. 1 L’appartenance à cette « citoyenneté » idéale, dont Françoise Waquet et Hans Bots ont retracé récemment les contours et les intérêts, 2 fut-elle le fait de l’auteur du Cid ? Il nous semble aujourd’hui difficile de penser la vie de la res publica literaria sans placer l’œuvre de Corneille et les débats qu’elle a suscités au centre de la perspective. Qu’en fut-il en réalité ? Les outils et les documents qui nous permettent de saisir la vie intellectuelle de la République des Lettres sont avant tout ceux de la communication savante ; Paul Dibon a brillamment montré dans ses travaux que c’est bien la communication qui est au cœur de l’activité de la République des Lettres européenne, au point que les deux termes sont, à ses yeux, équivalents. 3 Nous avons donc exploré ici quelques-uns des instruments de cette communication intellectuelle, périodiques, bibliographies et ouvrages de compilation, en cherchant 1 Alain Viala, Naissance de l’écrivain. Sociologie de la littérature à l’âge classique, Paris : Éd. de Minuit, 1985. 2 Hans Bots et Françoise Waquet, La République des lettres, Paris : Belin, 1997. 3 Voir notamment « Communication in the Respublica Literaria of the 17 th Century », Respublica literarum, Studies on the Classical Tradition, University of Kansas, vol. I, (1978), pp. 43-55, repris dans Regards sur la Hollande du Siècle d’Or, Naples : Vivarium, 1990, pp. 153-170. Emmanuel Bury 238 la trace de Corneille. Avant même les journaux, il conviendrait de faire la part des correspondances, qui ont longtemps rempli la fonction des périodiques ; je retiendrai ici un seul exemple, celui de la correspondance de Jean Chapelain. Les périodiques que j’ai pu consulter sont essentiellement les organes de la République des Lettres au tournant des XVII e et XVIII e siècle : Le Journal des savants, à partir de 1665, les Nouvelles de la République des Lettres de Bayle, entre 1684 et 1689, les Bibliothèques successives animées par Jean Le Clerc de 1686 à 1730, en passant par l’Histoire des ouvrage des savants de Basnage de Beauval (1687-1709), pour finir avec la Bibliothèque raisonnée des ouvrages des savants de l’Europe, qui paraît entre 1728 et 1753. Disons enfin que la consultation des Acta eruditorum de Leipzig, qui couvrent les période de 1693 à 1753, n’a rien donné, et que le dépouillement des périodiques de Le Clerc, effectué à partir des index, n’indique aucune trace de Pierre Corneille, de son œuvre ou des débats critiques qui l’ont entourée. Un examen des principaux recueils d’ana, qui sont un autre témoin précieux de la République des lettres, Menagiana (1693), Segraisiana (1721), Huetiana (1723) et Carpenteriana (1724) nous ramène à des textes que Georges Mongrédien avait déjà relevé dans son Recueil des textes et des documents du XVII e siècle relatifs à Corneille en 1972. 4 Un premier constat s’est vite imposé : Corneille n’occupe pas ici la place qu’on aurait été en droit d’attendre. Même dans la correspondance de Chapelain, qui reflète si bien la vie littéraire de son temps, et qui est un des carrefours majeurs de la communication savante au milieu du siècle, on s’aperçoit que, mis à part des lettres adressées à Balzac, à Scudéry ou à Boisrobert au moment de la rédaction des Sentiments de l’Académie sur le Cid, il n’est question que ponctuellement de Corneille et de son œuvre, sauf lorsque Chapelain est amené à être l’intermédiaire entre Corneille et Balzac 5 , ou lorsqu’il tient ce dernier au courant de l’actualité théâtrale à Paris. Mais lorsque Chapelain correspond avec de grands savants comme Nicolas Heinsius, qui est l’incarnation parfaite du citoyen de la République des Lettres, il n’est jamais question de « littérature » mondaine : nous demeurons ici dans la res literaria néo-latine et humaniste, où la littérature est le fait des anciens, ou des écrivains latins contemporains. De son vivant, 4 Georges Mongrédien, Recueil de textes et des documents du XVII e siècle relatifs à Corneille, Paris : CNRS, 1972. 5 Notamment lorsque Corneille demande à Balzac de modifier le passage d’une lettre à Scudéry où il semble dire que les deux adversaires auraient « convenu » entre eux des juges du Cid (lettres du 18 novembre et du 2 décembre 1640, p. 695 et 721-722 dans l’édition des Lettres par Tamizey de Larroque). Corneille et la République des lettres européennes 239 il semble donc que Corneille n’ait pas droit de cité dans la république des savants. Dans son magistère critique, Balzac lui-même, bien qu’il témoigne dans sa correspondance d’un intérêt certain pour l’œuvre de Corneille, ne le mentionne pas explicitement lorsqu’il écrit ses « dissertations » critiques, dont les Œuvres diverses de 1644 livreront quelques joyaux au public mondain et savant : comme s’il était peu légitime de citer un contemporain dans la réflexion critique, même lorsque son œuvre est, à l’évidence, présente en arrière-plan de toute la réflexion. De ce point de vue, Corneille n’est pas encore un « classique » aux yeux de Balzac dans le courant des années 1640. Au demeurant, si l’on consulte la somme érudite de Morhof, le Polyhistor (1688/ 1708) qui est un des meilleurs témoins de l’activité lettrée, telle que la conçoivent ces savants néo-latins, universitaires et critiques 6 , on ne trouve qu’une mention explicite de Corneille, au t. I, lorsqu’il est question de la théorie dramatique : Morhof mentionne et résume en latin le jugement sévère qu’André Dacier porte sur Corneille dans la préface à sa traduction de la Poétique d’Aristote (1692) ; Corneille apparaît ici comme un « moderne » qui néglige les leçons d’Aristote, et qui invente de nouvelles règles pour justifier sa pratique dramatique. 7 Ces quelques lignes sont donc un maigre témoignage, et la place accordée à Corneille est indirectement due à celle qu’il occupe dans l’ouvrage du savant Dacier. C’est pourtant bien dans un ouvrage analogue à celui de Morhof, les Jugements des Savants d’Adrien Baillet (1686), qu’on voit se fixer pour la première fois une image synthétique de Corneille, avec quelques formules qui seront reprises dans le discours critique durant les décennies qui suivent : dans le t. 3, où il est question des auteurs qui ont écrit sur l’art poétique, Corneille est présenté comme un modèle : On peut dire encore à sa gloire que comme Homere a été le modèle sur lequel Aristote & les autres ont formé leurs regles de la Poëtique pour le genre Heroïque, les meilleures regles du genre Dramatique que nous ayons, sont les Ouvrages de Corneille, sur lesquels on peut hardiment faire un Art Poëtique pour ce genre. 8 6 Sur cette somme, voir F. Waquet, éd., Mapping the World of Learning : The Polyhistor of Daniel Georg Morhof, Wiesbaden : Harrassowitz, 2000 (Wolfenbütteler Forschungen, Bd 91). 7 D. G. Morhof, Polyhistor, Lübeck : P. Bockmann, 1708, t. 2 : « De Cornelii Poësi Dramatica censura », I, 7, 1, 9, p. 319 ; cf. Dacier, préface à la Poétique (1692), p. XIX. 8 A. Baillet, Jugements des savants sur les principaux ouvrages des auteurs, Amsterdam, aux dépens de la Compagnie, 1725, t. 3, p. 63. Emmanuel Bury 240 Dans le t. 4, où il est question des poètes modernes, Corneille a droit à un très long article 9 qui passe en revue sa vie et son œuvre, avec une série de jugements sur « les pièces en particulier », de Mélite à Suréna, sans négliger les « poésies dévotes » (p. 337). Corneille passe ici pour le fondateur de la tragédie moderne, et contribue, selon Baillet, à faire taire tous les « Idolâtres de l’Antiquité » ; l’éloge de Corneille reprend en fait le discours de Racine à l’Académie, les jugements de d’Aubignac et de Saint-Evremond, ainsi que ceux de Guéret, dans Le Parnasse Réformé ; Baillet cite ses sources en note, constituant ainsi un premier état de la bibliographie critique de notre auteur ; il en est de même dans le paragraphe consacré aux critiques adressées à Corneille, bien que son génie soit « hors d’atteinte », et que ses qualités soient « à l’épreuve des Critiques les plus formidables » 10 . Sont ici mentionnées les attaques contre le théâtre, notamment celles venues de Pierre Nicole, mais aussi le jugement du P. Rapin sur les tragédies modernes, où l’on voit, derrière l’héroïsme, triompher « l’amour de soi-même » sous le nom de « vertu romaine » 11 . Habilement, Baillet conclut que ce sont là les défauts de la poésie dramatique en général, et qu’il ne faut donc pas les attribuer à Corneille en particulier 12 . L’intérêt de la notice de Baillet est de faire la synthèse d’une série de jugements sur l’œuvre du poète, avec références à la clé, y compris dans la série de jugements particuliers sur chaque pièce, offrant un cadre systématique, et pourrait-on dire, « philologique » à l’approche des textes de Corneille. Il inaugure ainsi une tradition de travaux savants, dont François- Antoine Jolly (éditeur du théâtre en 1738) et François Granet (éditeur des Œuvres diverses la même année) seront de remarquables continuateurs une quarantaine d’années plus tard. C’est peu à peu comme figure centrale d’une historia literaria moderne que Corneille va s’imposer, et les efforts critiques du premier XVIII e siècle iront dans ce sens. Mais avant d’en venir là, il convient de revenir sur un autre type de document, qui a lui aussi contribué à fixer une image de Corneille pour les lecteurs de la res publica literaria : il s’agit des ana. Nous somme ici plutôt dans l’anecdote biographique, qui fixe quelques traits de caractère ou de comportement : dans sa première édition (1693), le Menagiana est assez discret à ce propos. 13 Il y est question du reproche que Corneille adressait à 9 Baillet, op. cit., pp. 316-337. 10 Baillet, op. cit., p. 319, §3 : « De ce qui n’a point été généralement approuvé dans les Ouvrages de M. Corneille ». 11 Ibid., p. 321. 12 Ibid., p. 323. 13 Menagiana, sive Excerpta ex ore Aegidii Menagii, Paris : F. et P. Delaulne, 1693. Corneille et la République des lettres européennes 241 Boisrobert, qui aurait critiqué ses vers : en fait, explique l’auteur, il s’agissait d’une critique adressée à la manière dont Corneille lui-même lisait ses vers, assez platement (p. 363). Ce lieu commun restera attaché au portrait du poète. Ailleurs, il est question d’Alcyonée de Du Ryer, dont il est dit, pour la louer, qu’elle vaut une pièce de Corneille (p. 437) ; enfin, on voit s’esquisser le fameux parallèle Corneille/ Racine, où Ménage ne tranche pas, déclarant qu’il était trop jeune quand il a vu les pièces de Corneille, et qu’il était trop vieux quand il a vu celles de Racine, ce qui empêche tout jugement équitable (p. 460). Le Segraisiana 14 offre le même type de jugements et d’anecdotes : on trouve mentionné le jugement sévère de Corneille sur Bajazet, où les personnages, selon lui, ne parlent pas comme il faudrait, alors que dans son théâtre, « le Romain parle comme un Romain, le Grec comme un Grec, l’Indien comme un Indien, et l’Espagnol comme un Espagnol » (p. 58). L’image qui se dégage est celle d’un poète soumis à la nature plus qu’aux règles (il a écrit ses plus belles pièces avant d’avoir lu Aristote, p. 69 ; Chapelain disait qu’il ne connaissait pas l’art de la versification, p. 168) et surtout, il apparaît comme le fondateur du théâtre français ; son seul rival est Molière, qui l’a surpassé dans la comédie, dit Segrais (p. 212), et Racine a travaillé d’après lui, sans le dépasser. 15 Le Huetiana demeure silencieux sur Corneille, alors que les Mémoires de Huet, ouvrage écrit en latin pour toucher le large public de la res publica literaria (1718), il est question plus longuement de Corneille ; Huet rappelle notamment le goût de celui-ci pour la latinité d’argent (sa préférence pour Lucain, par exemple) 16 , mais il s’attarde surtout longuement sur le jugement littéraire de Corneille et son peu d’oreille pour la poésie, portant un regard assez critique sur lui : Passionné pour les applaudissements de la foule, et préoccupé uniquement des moyens de les conquérir, il avait un goût particulier pour les maximes pompeuses qui sont les plus propres à exciter l’émotion des masses. D’ailleurs indifférent à toutes les qualités de la poésie qui consistent dans une invention prudente et judicieuse, dans l’heureuse construction d’un plan, dans l’égale division et dans l’enchaînement des parties, dans les beautés du style répandues sur ces mêmes parties en général et sur chacune 14 Segraisiana, ou Mélange d’Histoire et de littérature, recueilli des Entretiens de M. de Segrais à l’Académie françoise, Paris : Compagnie des Libraires, 1721. 15 Segraisiana, p. 212 ; G. Mongrédien, op. cit., p. 366, cite un passage parallèle des Œuvres diverses de Segrais (1723, I, 28) qui développe ce point de vue. 16 P.-D. Huet, Mémoires, trad. Ch. Nisard (1853), présentation et annotation par Ph. J. Salazar, Toulouse : SLC, 1993, p. 12. Emmanuel Bury 242 en particulier, il n’avait de complaisance que pour les règles qu’il s’était faites, méprisant toutes les autres et ne les comprenant même pas. 17 Seule la conversion à la poésie religieuse semble louable, en définitive, aux yeux de Huet ; la sévérité de ce jugement, au cœur d’une narration dont les héros sont les Saumaise, les Bochart, les Casaubon et autres grands savants et célébrités de la res publica literaria atteste le statut délicat d’un poète dramatique français dans ce cadre, fût-il aussi célèbre que Corneille, et consacré par un long succès public. Peut-être faut-il voir ici une réponse indirecte à Perrault, qui, dans ses Hommes illustres - autre genre d’ouvrage construisant l’image de la République des Lettres - insistait sur la place que Corneille devait occuper dans le panthéon des poètes anciens et modernes, aux côtés d’Homère, de Virgile et du Tasse. 18 Perrault insistait justement sur le succès européen de son œuvre : Ce ne fut pas seulement dans Paris et à la Cour que ses ouvrages furent applaudis, ce fut par toute la France et par toute l’Europe ; et comme il n’y a point eu de nation qui n’ait désiré prendre part au plaisir qu’ils donnaient, il n’y a point eu aussi de langue dans laquelle ils n’aient été traduits. Si le français est devenu le langage de tous les honnêtes gens de l’Europe, la France n’en est pas seulement redevable à la gloire du prince que le ciel lui a donné, mais au désir qu’ont eu les peuples de goûter les beautés des pièces de ce grand poète dans leur langue naturelle. 19 L’œuvre de Corneille apparaît bien comme l’un des modèles de la modernité, telle que la conçoit Perrault, et il ne disait pas autre chose dans le Parallèle en 1692 20 : Corneille y apparaissait en effet comme le terme de l’évolution du théâtre français aboutissant à maturité, pour rayonner désormais « dans la France & dans toute l’Europe ». De fait, si on se tourne maintenant vers les périodiques diffusés à travers l’Europe à partir des années 1660, ce rayonnement est-il aussi le fait du discours savant ? Dès 1665, Le Journal des Savants rend compte de la publication d’Othon, justifiant ainsi la présence d’une telle mention au fil de ses pages : Il y a peu de personnes curieuses à Paris qui n’ayent veu jouer cette pièce. Aussi n’est-ce que pour les estrangers & ceux qui sont dans les Provinces, 17 Ibid., p. 118. 18 Ch. Perrault, Les Hommes illustres, I, 1696, éd. par D. J. Culpin, Tübingen : G. Narr, 2003 (Biblio 17, 142), p. 199. 19 Ibid., p. 200. 20 Parallèle des Anciens et des Modernes, t. 3, 1692, pp. 194-195. Corneille et la République des lettres européennes 243 qu’on en parle, afin que n’ayant pû la voir représenter, ils ayent au moins le plaisir de la lire, apprenant qu’elle est imprimée. 21 La visée est explicite, il s’agit bien de toucher le public des « curieux », qui seront à même de découvrir l’œuvre de Corneille comme « texte », écrit, et non plus comme succès théâtral à la mode ; ce changement de statut est peut-être un indice significatif de l’accès de Corneille au champ de vision de la République des lettres ! Pourtant, le Journal des Savants ne fera de nouveau mention du dramaturge qu’en 1700, pour rendre compte d’une nouvelle édition de l’Histoire de l’Académie française de Pellisson, ce qui donne l’occasion de rappeler la querelle du Cid en quelques lignes, et le rôle qu’y joua l’Académie. 22 Cela prouve au moins que, pour le public visé par ce journal, il semblait bon de rappeler cet épisode de l’histoire littéraire qui est aujourd’hui central aux yeux de la critique. Il s’agissait donc bien de faire connaître Corneille, et la querelle attachée à une des ses œuvres majeures, comme si les circonstances en avaient été oubliées par les contemporains, étrangers ou provinciaux. Cela donne aussi la mesure de l’importance accordée à cet épisode dans la vie et l’histoire de l’institution académique plusieurs décennies après sa fondation. En 1719, l’actualité de Corneille est indirectement liée à la publication de l’Œdipe de Voltaire, qui dans une série de lettres, faisait la critique des Œdipes qui avaient précédé le sien, à savoir celui de Sophocle et celui de Corneille ; ne faisant que reprendre l’analyse (très critique) de Voltaire, le recenseur conclut avec un jugement sévère sur la versification 23 ; cinq ans plus tard, c’est la publication du Carpenteriana qui donne l’occasion à Fontenelle de réagir dans les colonnes du Journal des Savants, pour récuser une anecdote qui prétend que Corneille était l’auteur d’une pièce intitulée l’Occasion perdue et retrouvée, jugée licencieuse par Séguier, qui aurait contraint Corneille à se confesser et à s’engager à traduire l’Imitation de Jésus-Christ ; Fontenelle détruit cette fable, en rétablissant la vérité en ces termes : La vérité est, comme tout le monde le sait, que Mr Corneille rebuté par le mauvais succès de Pertharite, & dégoûté du théâtre, voulut occuper son loisir & consacrer sa plume par cette célèbre traduction. 24 21 Journal des Savants, 1665, p. 65. 22 Journal des Savants, 1700, p. 440. 23 Journal des Savants, 1719, pp. 222-223 : « A l’égard de la Versification de l’Œdipe de Corneille, on sçait, dit le Critique, que ce Poëte n’a jamais fait de vers si faibles, & si indignes de la Tragédie ». 24 Journal des Savants, 1724, p. 608 ; cf. Carpenteriana, 1724, p. 284-286 ; cité par Mongrédien, op. cit., p. 157. Emmanuel Bury 244 La précision de Fontenelle, qui précise « comme tout le monde le sait », prouve bien qu’il existait une doxa autour de la vie et de l’œuvre de Corneille (dont il était lui-même un des responsables, depuis l’éloge qu’il avait fait paraître au lendemain de la mort de son oncle dans les Nouvelles de la République des Lettres de Bayle). C’est encore une édition de l’Histoire de l’Académie de Pellisson et d’Olivet qui donne lieu à une mention de Corneille en 1730 : d’Olivet a en effet rétabli un passage du texte qui n’avait pas été réimprimé depuis la première édition (1652), où il est question de la rivalité de Corneille avec Bourbon pour l’élection à l’Académie. Le journaliste cite l’argument d’Olivet pour ce rétablissement, qui aurait pu nuire à la mémoire du grand homme : « Mais pour des hommes tels que lui, comme rien ne peut augmenter leur gloire, rien aussi ne peut les diminuer. » 25 En novembre de la même année, le périodique rend compte d’une nouvelle édition de l’Imitation de Jésus-Christ dans la traduction de Corneille, par Jean-Baptiste Cusson, à Nancy, qui accompagne le texte français de l’original latin, et publie en outre les autres pièces spirituelles du dramaturge ; il n’y a pas de commentaire spécifique, le journal se contentant de citer la préface du libraire, qui justifie des corrections de style apportées aux vers de Corneille. Ce qui frappe ici, une nouvelle fois, c’est le tournant « philologique » que prend l’entreprise, avec une discussion sur la main qui a porté ces corrections (est-elle ou non de Corneille ? le préfacier expose le pour et le contre), donnant au texte du poète, désormais mis face au latin, un statut savant qu’il n’avait pas auparavant. Cela explique sans aucun doute la raison pour laquelle le périodique, qui s’adresse à un public intéressé par les questions de ce genre - celles précisément qui animent la République des lettres - , consacre deux pages à ce livre. De fait, c’est là sans doute le tournant le plus remarquable de la fortune de Corneille, du point de vue qui est le nôtre ici, dans les premières décennies du XVIII e siècle, quand s’affirme justement le modèle moderne de la République des lettres, « à la française », si l’on peut dire. L’écho de telles publication est attesté : on ne prendra ici pour exemple que la Bibliographia historica, chronologica & geographica, de Cornelius a Beughem, qui paraît à Amsterdam en 1685 : ce gros répertoire bibliographique, qui recense les publications européennes en matière de savoir lettré (au sens large qu’avait ce terme à l’époque) mentionne une fois Corneille. La référence est indirecte en fait, car l’auteur renvoie explicitement à l’Ephemeris eruditorum, où il puise sa source, ce journal n’étant autre que la traduction latine du Journal 25 Journal des Savants, 1730, p. 134. Corneille et la République des lettres européennes 245 des Savants entreprise par un certain Friedrich Nitzsch à Leipzig entre 1667 et 1671. Un simple examen des journaux publiés par Jean Le Clerc, qui fut un animateur hors pair de la République des Lettres au seuil du XVIII e siècle, nous amène pourtant à nuancer notre propos : à l’évidence, la « littérature » au sens où nous l’entendons aujourd’hui, n’a que très peu d’intérêt aux yeux de ce philologue et philosophe, plus préoccupé de théologie et de philologie sacrée que de poésie ou de théâtre : aucune mention d’œuvres « mondaines », et à plus forte raison aucune mention de Corneille, n’apparaît dans les index de la Bibliothèque universelle et historique (1686-1693), ni de la Bibliothèque choisie (1703-1713), ni de la Bibliothèque ancienne et moderne (1714-1730). Dans ses Nouvelles de la République des Lettres, Pierre Bayle avait pourtant réservé une place à l’élection de Thomas Corneille à l’Académie, dans la livraison de janvier 1685 ; on y rappelait les derniers jours de Corneille l’aîné, et les tractations qui avaient suivi sa mort, pour lui trouver un successeur 26 ; l’article X, dans la même livraison, donnait l’éloge de Corneille par Fontenelle, qui fixe, comme nous l’avons vu, la doxa concernant la vie et l’œuvre de Corneille, notamment en ce qui concerne l’originalité de ses comédies, la perfection de ses tragédies à partir du Cid, donnant explicitement sa préférence à Rodogune et à Cinna ; les ultimes lignes de l’éloge dressent ce portrait moral de l’homme, qui nous est demeuré familier aujourd’hui encore : Il étoit assez mélancolique, il parloit peu, & negligeoit de dire dans la conversation ce qu’il savoit si bien écrire. Il avoit dans le cœur toute la probité & toute la droiture de sentimens qu’il a peinte dans ses Ouvrages. Il n’étoit pas extrêmement né pour faire sa Cour. Peut-être aussi une juste confiance qu’il avoit en son mérite lui faisoit-elle croire qu’il pouvoit s’en dispenser. Cependant cela est cause qu’il n’a guere tiré d’autre avantage de ses talens, qu’une réputation qui ne périra jamais, tant qu’il y aura des Lettres, & qui le mettra au dessus de tous les Poëtes Tragiques qui ayent jamais été. 27 L’article s’achève par la mention détaillée de l’édition des Œuvres de 1682, et l’éclaircissement de deux allusions présentes dans l’éloge, l’une faisant référence à Richelieu (« le grand Ministre ») et l’autre à Racine (« celui qui prétendit être son rival »). Il y a donc un vrai souci d’information simple et 26 Nouvelles de la République des Lettres, janvier 1685, article III, « Réception de Messieurs Corneille & Bergeret à l’Académie Françoise », pp. 24-30. 27 Nouvelles de la République des Lettres, janvier 1685, pp. 85-86. Emmanuel Bury 246 clair concernant Corneille et l’accès à son œuvre, ce qui prouve sans doute que le public de Bayle avait besoin de ce type d’information et y prenait goût. L’un des continuateurs de Bayle, Henri Basnage de Beauval, qui publia l’Histoire des ouvrages des savants à Rotterdam entre 1687 et 1709, donne peu de place à Corneille en lui-même : si on laisse de côté la citation de vers du poète pour illustrer ou conclure un article - ce qui prouve au moins que la référence semblait aller de soi sans plus de précision 28 - on trouve surtout des références indirectes, qui explicitent notamment la mention que nous avons vue dans le Polyhistor de Morhof ; en effet, Corneille est présent dans deux recensions d’ouvrages d’André Dacier, en mars 1691 et en septembre 1692. Dans le premier cas, il s’agit des Remarques critiques sur les œuvres d’Horace (Paris, Barbin, 1689), où Dacier prend appui sur des vers du Cid pour critiquer le mauvais rendu des caractères, contrairement aux préceptes d’Horace 29 ; le journaliste remarque qu’ici, Dacier a été « plus exact que Mrs de l’Académie », en trouvant ces deux vers « trop enflés & ampoullés » : La nature ne parle point ainsi, & ces grands mots, ou ces complimens étudiez, ne partent point d’un cœur que sa misere touche. Il faut quelque chose de moins pensé, & qui marque plus de trouble. De fait, comme le rappelle le recenseur, Dacier, pour illustrer les règles horatiennes, examine La Mort de Pompée et en critique les vers « rampans, durs, équivoques & sans grace ». On voit ici comment, de façon assez analogue de ce qu’on trouvait chez Pierre-Daniel Huet, les savants - partisans des Anciens : Dacier n’est-il pas l’époux de la future traductrice d’Homère, qui sera l’adversaire de Houdar de La Motte vingt ans plus tard ? -, les savants, disais-je, prennent parti contre Corneille, et prennent à témoin leurs lecteurs de l’Europe savante. Dans l’article de septembre 1692, consacré à la traduction de la Poétique d’Aristote par Dacier (Paris, Barbin, 1692), le journaliste nous rappelle le jugement très critique du philologue à l’égard des libertés que Corneille a prises avec la doctrine du philosophe grec, notamment à propos de la distinction entre comédie et tragédie 30 ; il est intéressant de voir ici que 28 Histoire des Ouvrages des Savants, septembre 1693, art. II, p. 23 : quatre vers servent de conclusion à la recension d’une nouvelle édition du Traité du Poème épique de Le Bossu ; ibid., février 1694, article XIV, recension d’un ouvrage anonyme intitulé Les differens caracteres de ce siecle, avec la description de l’amourpropre (Coignard, 1694), qui est assez critique sur l’originalité du propos, conclut en citant quatre vers de Tite et Bérénice, sur l’amour propre (p. 268). 29 Ibid., mars 1691, pp. 314-315. 30 Ibid., septembre 1692, p. 44-46. Corneille et la République des lettres européennes 247 Corneille gagne le statut de théoricien du théâtre digne (même s’il a tort, du point de vue de Dacier) de rivaliser et de dialoguer avec Aristote ; on a le sentiment que le jugement de Baillet, qui louait Corneille d’être le modèle de sa propre poétique, s’est bien imposé, aux yeux des savants du moins. A lire l’article de Basnage de Beauval, on voit s’affronter Corneille et Aristote sur les questions clés de la poétique dramatique, qu’il soit question de la dignité des personnages, des effets ou de la structure de la Tragédie. C’est sans doute en cela que Corneille entre peu à peu dans l’univers de la République des Lettres, car il acquiert une autorité dans un domaine où les références sont Aristote, Horace, ou, plus récemment Scaliger, nommément cité par Dacier (qui le prend à parti). Cela se confirme si on revient aux recensions du Journal des Savants à partir de 1738 : Corneille apparaît désormais le plus souvent à l’occasion des éditions ou des travaux qui lui sont consacrés. Je n’aurais pas le temps de m’attarder ici sur les travaux dont il est question, la nouvelle édition du Théâtre de Corneille par François-Antoine Jolly (Paris, David l’aîné, 1738), les Œuvres diverses de Pierre Corneille par l’abbé François Granet (Paris, Gissey, 1738) et le Recueil de Dissertations sur plusieurs Tragédies de Corneille et de Racine (Paris, Gissey, 1740). C’est bien ici l’entrée de l’œuvre cornélienne dans l’univers de la critique savante et de la philologie moderne ; nous avons affaire ici aux procédures de l’historia literaria, d’ordinaire consacrée aux ouvrages des auteurs grecs ou latins, et qui prend désormais en charge l’œuvre d’un moderne ; c’est la raison pour laquelle les éditeurs du Journal des Savants jugent ces travaux dignes de rentrer dans leur champ d’intérêt. La valeur philologique de l’édition de Jolly est soulignée d’emblée 31 ; la longueur même de l’article prouve l’intérêt désormais attaché à cette œuvre, si on compare au bref paragraphe qui recensait l’édition d’Othon en 1665. Certes, le recenseur s’attache surtout à la correction du texte édité, et reconnaît le mérite des recherches qui ont accompagné le travail, même si elles ne sont, écrit-il, que « curieuses » (c’est-à-dire qu’elles sont intéressantes, mais pas forcément nécessaires). La description des principales pièces au fil de l’article donnent à voir la physionomie du corpus au lecteur curieux qui ne connaîtrait pas le texte : il est évident ici que le texte est moins donné comme bien connu (Corneille n’est pas encore un « classique » ! ) que comme à découvrir. La publication des Œuvres diverses de 1738 est justifiée par l’abbé Granet au nom de la valeur de tout ce qui vient de la plume d’un grand homme : 31 F.-A. Jolly, Le Théâtre de P. Corneille, Paris: chez David l’aîné, 1738 : Journal des Savants, octobre 1738, pp. 579-588. Emmanuel Bury 248 S’il est vrai que des grands Hommes les moindres choses sont précieuses, le Recueil de différentes pièces échappées à M. Corneille, ne peut qu’être favorablement reçu du Public. Quel nom plus illustre dans la République des Lettres ! Mais ce n’est pas de ce nom seul que ce Recueil tire son mérite. Parmi les pièces qui le composent, il en est plusieurs dont la beauté eût fait une grande réputation à tout autre qu’à M. Corneille. 32 La recension du Journal des Savants résume en fait le propos de Granet, et rappelle la rareté des pièces poétiques rééditées dans le recueil, citant de surcroît un document supplémentaire (la lettre de Louis XIV demandant à Corneille d’écrire des vers pour commenter les gravures des Triomphes de Louis le Juste de 1649) ; l’intérêt ultime de cette édition est de « faire connaître l’Auteur ». On assiste en quelque sorte à l’achèvement des éloges de Fontenelle et de Perrault, avec la volonté de dresser le monument éditorial à la gloire du grand poète. Le recenseur conclut ainsi : Nous invitons nos Lecteurs à lire en entier un Ecrit dont nous n’avons pû leur donner qu’une idée assez imparfaite. Il étoit bien juste que C. trouvât un défenseur dans une Société [Granet était jésuite] qu’il avoit toûjours beaucoup aimée. 33 Le statut désormais acquis par Corneille dans le cadre du discours savant sera confirmé par le recueil que Granet publiera deux ans plus tard, avec une longue introduction sur l’activité critique, et une présentation détaillée de chaque pièce éditée 34 ; la littérature « secondaire » consacrée à l’œuvre cornélienne justifie désormais des soins propres, et permet de construire un discours théorique sur la poésie dramatique. Vingt ans avant le fameux commentaire de Voltaire, Corneille, associé ici à son « rival » Racine, est devenu un objet légitime du travail critique et philologique qui est au cœur de l’activité traditionnelle des « républicains des lettres ». Somme toute, il convient donc de reconnaître que la présence de Corneille et de son œuvre dans le discours savant de la République des lettres a été assez discrète. Elle n’en confirme pas moins le tournant pris par la « littérature » au cours du XVII e siècle, où les débats mondains et l’opposition des 32 F. Granet, Œuvres diverses de Pierre Corneille, Paris : Gissey, 1738, préface non paginée, [p. a 2 r°] ; la citation liminaire vient de Pellisson, Histoire de l’Académie française, p. 298, éd. de 1730 , in-12 (référence donnée par Granet). 33 Journal des Savants, 1738, p. 716. 34 F. Granet, Recueil de Dissertations sur plusieurs Tragédies de Corneille et de Racine, avec des Réflexions pour & contre la critique des Ouvrages d’esprit, & des Jugemens sur ces Dissertations, Paris : Gissey, 1740 (2 vol. in-12) : Journal des Savants, 1740, pp. 658-661. Corneille et la République des lettres européennes 249 « nouveaux doctes » aux vrais doctes (ceux qui écrivent en latin, dans la tradition humaniste) a constitué un nouveau « champ » littéraire, dont les héros ne sont plus exclusivement les grands auteurs de l’antiquité grécolatine. C’est durant la période considérée ici que s’est opéré la rupture entre les « belles-lettres » et le discours savant de la res literaria : de ce point de vue, Corneille n’est pas perçu comme un auteur majeur de la République des lettres, qui traite plus volontiers de littérature antique, de philosophie, de science ou de théologie ; son absence des journaux de Jean Le Clerc est particulièrement significative à cet égard. Mais, d’un même mouvement, l’œuvre de Corneille est peu à peu intégrée au souci philologique, propre à la République des lettres, qui essaie de construire, de manière savante, la littérature française moderne : si on laisse de côté le monument dressé, entre autres, par Perrault dans ses Hommes illustres, on voit que l’ombre de Corneille conserve une place majeure, et que des savants comme Granet, ou comme Jolly, s’attachent à donner de lui une image digne de l’« histoire littéraire » de la France. C’est donc à ce titre que Corneille apparaît bien comme un fondateur ; le jugement de Baillet est devenu un lieu commun, et c’est ce qui fonde, notamment, l’entreprise de Granet - qui ne s’attache pas exclusivement à l’œuvre théâtrale -, qui semble revivre l’expérience des grands philologues de l’époque alexandrine soucieux de fixer le canon des auteurs grecs « classiques » et d’amender les œuvres exemplaires en séparant le bon grain de l’ivraie. Le long succès littéraire de Corneille à l’échelle européenne a sans doute tiré une force de cette légitimation « savante », force que la seule pratique théâtrale n’aurait peut-être pas suffi à lui apporter.