Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
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2008
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Corneille, Le Cid et l’Espagne : des paradoxes après un « coup de maître »
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2008
Catherine Dumas
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PFSCL XXXV, 68 (2008) Corneille, Le Cid et l’Espagne : des paradoxes après un « coup de maître » CATHERINE DUMAS (Université de Lille III) Dans son article intitulé « Études de réception », Yves Chevrel 1 souligne à quel point il est difficile d’analyser les phénomènes liés à l’introduction de l’œuvre d’un écrivain dans l’aire culturelle d’un pays étranger, dont son apparition, en tant que « nouvelle pièce », modifie les composantes. L’image plus ou moins fluctuante et fragmentaire de cet auteur s’édifie à partir des traductions de son œuvre et des commentaires qui en sont faits. Le cas de la réception de Corneille en Espagne est d’autant plus complexe que le dramaturge s’est lui-même trouvé dans la position d’emprunteur par rapport à la littérature ibérique. L’étude de cette relation en amont, les liens de Corneille avec le théâtre espagnol, son exploitation des ressources offertes par la comedia ont souvent été abordés 2 . Le dramaturge puise chez Guillén de Castro les matériaux du Cid, chez Ruiz de Alarcón et Lope de Vega ceux du Menteur et de La Suite du Menteur. C’est au contact de la dramaturgie espagnole qu’il prend conscience de l’efficacité de l’honneur en tant que ressort dramatique ; c’est à ce théâtre qu’il emprunte la figure héroïque de Rodrigue et l’éthique d’un devoir supérieur à la recherche du bonheur personnel (Le Cid). Un retournement s’opère au XVIII e siècle, quand le courant néo-classique s’impose en Espagne : le théâtre français du XVII e siècle devient alors le modèle de référence aux yeux des intellectuels et des dramaturges ibériques. L’on peut se demander comment les œuvres de Corneille, et notamment Le Cid, sa pièce la plus ouvertement « espagnole », furent alors accueillies dans 1 Yves Chevrel, « Études de réception », dans : Précis de Littérature comparée, Pierre Brunel et Yves Chevrel dir., Vendôme : PUF, 1989, p. 177 sq. 2 Voir notamment Liliane Picciola, Corneille et la dramaturgie espagnole, Tübingen : G. Narr, 2002. Catherine Dumas 252 la patrie de Guillén de Castro et de l’authentique Rodrigo Diaz de Vivar. Telle est la question que nous nous posons maintenant. Se pencher sur la réception de Corneille en Espagne revient donc à prendre en compte ces relations déjà fortement établies en amont, pour être à même de mesurer leurs aboutissements en aval. Au cours de cette enquête, nous examinerons quels aspects de l’œuvre de Corneille ont été transmis et soulignés, quelles pièces ont fait l’objet de traductions, et dans quelle mesure le dramaturge a pu être à son tour proposé comme « modèle » aux auteurs espagnols. Comment Corneille a-t-il été reçu en Espagne ? Un premier élément de réponse est fourni, de façon ponctuelle et assez énigmatique, par la comedia de Juan Batista Diamante (1624-1687), El honrador de su padre (Le Vengeur de son père), imitation probable du Cid, publiée en Espagne en 1658, du vivant même de Corneille. Diamante est souvent présenté comme un épigone de Calderón, attaché à l’exploitation du thème de l’honneur 3 . On ne sait rien du retentissement de cette pièce, qu’aucune préface ne précède. La relation de Diamante avec Corneille reste tout aussi mystérieuse ; on ignore s’il savait ou non le français. Le critique Cotarelo y Mori a affirmé le contraire, allant même jusqu’à supputer l’existence d’une pièce perdue, qui aurait servi de modèle à Corneille et à Diamante 4 . L’hypothèse plus récente de José Manuel Losada Goya 5 est que Diamante pourrait aussi avoir eu accès au Cid par la traduction italienne de Carmagnola publiée en 1656. Il s’agirait d’une réécriture de seconde main. El honrador de su padre est un cas exceptionnel, sinon unique, de réécriture d’une pièce française par un dramaturge espagnol du Siècle d’Or. Peu d’éléments sont repris à Guillén de Castro. La structure de l’action est directement empruntée à Corneille. Le personnel dramatique, plus réduit que celui des Mocedades, est comparable à celui du Cid. Les rôles de Dom Arias et de Dom Sanche sont fusionnés. On note en revanche l’adjonction aux côtés de Rodrigo d’un gracioso nommé Nuño, absent des Mocedades comme du Cid. Le recours à ce personnage, figure emblématique du théâtre du Siècle d’Or, peut se lire comme une marque supplémentaire d’hispanité 6 . 3 Il est l’auteur d’autres réécritures sur des thèmes empruntés à l’histoire espagnole, par exemple de La judía de Toledo qui reprend la pièce de Lope de Vega, Las paces de los reyes. 4 Emilio Cotarelo y Mori, « Don Juan Batista Diamante y sus comedias », Real Academia española, Madrid, 1914, p. 273-297, surtout p. 290. 5 José Manuel Losada Goya, Bibliographie critique de la littérature espagnole en France au XVII e siècle, Genève : Droz, 1999, p. 200, note 1. 6 Le gracioso avait déjà fait l’objet de critiques en Espagne, pour son immixtion dans la sphère des nobles : « Pareillement, il faudra éviter ce commerce trop familier Corneille, Le Cid et l’Espagne 253 Des paroles prêtées à Nuño exhibent les ruptures de ton conventionnellement liées à son rôle : Soy gracioso de comedia que en llegando un paso grave le despiden o le arredran porque en los severos casos siempre las chanzas disuenan. (El honrador de su padre, BAE 49, 46) « Je suis un valet de comedia, que l’on congédie ou l’on écarte dès qu’arrive un moment grave, parce que dans les affaires les plus graves les plaisanteries sont toujours dissonantes. » Bien que lâche, Nuño est vantard ; il tente de se faire passer pour le meurtrier du comte puis se targue d’exploits burlesques dans le combat contre les Maures. La démarche de Diamante par ailleurs est inverse de celle des dramaturges français du XVII e siècle à l’égard du théâtre espagnol. Le découpage en trois journées se substitue à celui en cinq actes. La règle des vingt-quatre heures n’est pas observée, la lutte de Rodrigo contre les Maures est censée durer quelques jours. La première journée de la comedia reproduit le premier acte du Cid, agrémenté d’épisodes pittoresques liés à Nuño et d’un dialogue dans lequel Jimena refuse que Rodrigo fasse faire son portrait. Un passage gommé par Corneille a été repris aux Mocedades de Guillén de Castro : il s’agit du moment où don Diego met à l’épreuve ses trois fils, serrant la main de deux d’entre eux, mordant le doigt de Rodrigo ; l’expérience tourne à l’avantage de ce dernier, qui dénonce l’outrage. Chez Diamante, Rodrigo, seul fils de don Diego, mord son père pour se dégager quand ce dernier lui serre la main, ce qui réjouit le vieillard. La deuxième journée réunit les principaux épisodes des actes II et III, le début de la troisième journée reprend des éléments de l’acte IV. Les emprunts de situations, les passages imités de Corneille sont multiples : Diamante retient l’affrontement verbal entre les pères, le soufflet, la scène où don Diego interpelle son fils, le dilemme, les scènes où Jimena poursuit Rodrigo devant le Roi, puis lui avoue son amour à demi-mot. Les derniers événements de la pièce s’éloignent cependant du schéma cornélien. Après un récit où Rodrigo conte sa victoire dans un duel contre un roi maure - son seul adversaire véritablement valeureux - le Roi monte un stratagème pour neutraliser Jimena et l’obliger à déclarer ses sentiments. Il feint de condamner Rodrigo à mort malgré ses victoires et le fait enfermer dans une tour. Rodrigo et son que l’on voit partout régner entre le seigneur et le serviteur, à qui sont confiés les secrets les plus importants.» José Pellicer de Tovar, Idea de la Comedia de Castilla (vers 1635). Trad. Marc Vitse, dans : Théâtre espagnol du XVII e siècle, II, R. Marrast, dir., Paris : Bibliothèque de la Pléiade, N.R.F., Gallimard, 1999, p. 1444. Catherine Dumas 254 père, prévenus, jouent le rôle adapté à cette situation fictive. Jimena, cachée, découvre la constance du jeune homme, qui se dit prêt à mourir pour la contenter. Bouleversée, elle s’empare d’une épée pour défendre Rodrigo contre les gardes, et demande au Roi de le lui donner pour époux puisqu’il ne peut accepter de la laisser sans protecteur. Geste de reconnaissance implicite, ou entreprise de réannexion, la démarche de Diamante reste exceptionnelle à une époque où les auteurs dramatiques français imitaient volontiers les comedias, mais où les dramaturges espagnols ignoraient en majorité la production française. Cette réécriture est à elle seule un paradoxe. Au XVIII e siècle, dans une Espagne dominée par une élite francophile et consciente de sa décadence, les intellectuels connaissent une crise des valeurs esthétiques ; ils prônent la régularité et rabaissent leur propre théâtre. Les plus nationalistes d’entre eux n’ont pas d’autre alternative que de justifier la production dramatique espagnole en bloc et de passer ainsi pour ignorants, ou de valoriser dans celle-ci quelques pièces régulières, ce qui réhabilite en quelque sorte les auteurs du Siècle d’Or, mais n’offre de leurs œuvres qu’une vision extrêmement restreinte et faussée. Cependant les dramaturges et théoriciens « néo-classiques », majoritaires dans ce débat, critiquent ou renient la comedia du siècle précédent, pour son manque de régularité et ses extravagances ; tournés vers l’étranger, ils érigent le théâtre français en modèle et se tournent vers la production dramatique du Grand Siècle. Corneille est alors logiquement bénéficiaire de ce retournement ; son image en Espagne se construit de façon positive. Figure de référence, objet d’allusions laudatives, il jouit de la faveur des élites, et est salué par les partisans du renouveau théâtral espagnol comme le « grand Corneille » ou le « père du théâtre français ». Cependant son théâtre est assez peu joué et peu traduit, et seulement ponctuellement imité, à une époque et dans un pays où les œuvres de Racine, voire celles de Voltaire, font recette. L’auteur du Cid ne pouvait être perçu en Espagne de la même façon que Racine dont les sources sont majoritairement antiques. Selon Menéndez y Pelayo, la première pièce de Corneille imitée par un auteur hispanophone fut Rodogune, adaptée à Lima en 1710 par Don Pedro Peralta de Barnuevo 7 ; en 1713 paraît une traduction de Cinna en langue castillane, par le marquis de San Juan Don Francisco de Pizarro y Piccolomini : elle n’était pas destinée à la scène 8 . Le marquis traduisit Polyeucte 7 Rodogune fut traduite en Espagne vers 1777. Voir Charles B. Qualia, « Corneille in Spain in the eighteenth Century », The Romanic Review, XXIV, 1933, p. 29. 8 Marcelino Menéndez y Pelayo, Historia de las ideas estéticas en España, Madrid : Consejo superior de investigaciones científicas, 1923, rééd. 1994, II, pp. 1170- 1171. Corneille, Le Cid et l’Espagne 255 vers 1736 9 , mais le manuscrit fut perdu. Malgré l’existence de deux pièces anonymes inspirées par un thème toujours populaire en Espagne 10 , Le Cid d’après Corneille, n’apparaît pour la première fois en espagnol qu’en 1803, parmi d’autres tragédies adaptées (tragedias refundidas). Nous savons par ailleurs que la quasi-totalité des intellectuels espagnols du XVIII e siècle lisaient le français et avaient donc une connaissance directe de ces œuvres. Le fait demeure que l’effort de transmission et de diffusion des pièces de Corneille en direction de la majeure partie du public (el vulgo) des théâtres reste limité. La rationalité des caractères, le primat de la volonté n’auraient peut-être eu qu’un prestige réduit auprès d’audiences habituées à la peinture de l’amour. Peu d’auteurs dramatiques espagnols se sont dits ouvertement influencés par Corneille, à l’exception, peut-être, de Montiano y Luyando, l’auteur de Virginia, l’une des rares tragédies espagnoles du XVIII e siècle. Même si Rodrigo de Vivar reste une référence clé, le fait est que l’inhibition dut jouer après le « coup de maître » de Corneille ; aucun dramaturge connu ne tenta de porter le sujet du Cid à la scène après Diamante. En revanche les écrits théoriques de Corneille sur le théâtre sont beaucoup cités au cours du XVIII e siècle. À l’heure où les théoriciens espagnols qui recommandent la vraisemblance et l’usage des unités, en condamnant les irrégularités, l’extravagance et l’excès des dramaturges du Siècle d’Or, s’instituent en partisans de la dramaturgie classique, ils s’intéressent aux commentaires italiens et français de la Poétique d’Aristote ; l’autorité de « Pedro Corneille » est ainsi fréquemment invoquée dans l’un des écrits fondateurs de la mouvance néo-classique, la Poética de Luzán (1737). Polyglotte et lettré, Luzán réserve une large place à Corneille. C’est au théoricien qu’il rend d’abord hommage. Les Discours sont cités en termes élogieux. Luzán se félicite par exemple de ce qu’il nomme une convergence d’opinions, entre Corneille et lui, concernant l’unité de temps 11 (en fait Corneille sur ce point se montre plus souple que Luzán). En revanche Luzán reproche 9 Voir Charles B. Qualia, « Corneille in Spain in the eighteenth Century », The Romanic Review, XXIV, 1933, p. 25. 10 En 1769, une adaptation anonyme du Cid intitulée El Cid Campeador fut publiée sous forme de synopsis à Cadix, avec des vers intercalés, traduits de Corneille ou empruntés à Guillén de Castro. Une tragédie anonyme en trois actes intitulée Don Rodrigo de Vivar fut jouée à Madrid entre 1780 et 1790. Par ailleurs deux pièces inspirées du Cid et des Mocedades furent présentées à Madrid à un concours de poésie dramatique (1784). Voir Charles B. Qualia, « Corneille in Spain ... ». 11 Ignacio de Luzán, La Poética o reglas de la poesía (1737), rééd. avec une étude de Luigi de Filippo, Barcelona : Selecciones bibliófilas, 1967, II, p. 41. Catherine Dumas 256 à Corneille sa tentative revendiquée dans la préface de Dom Sanche d’Aragon pour créer le genre de la « comédie héroïque » 12 . Ses jugements sont sélectifs : indubitablement, c’est l’aspect le plus « classique » de l’écrivain français, ou plutôt de ses théories dramatiques, qu’il retient. Lorsque Luzán mentionne Le Cid, l’hispanité du thème lui est sensible ; le personnage est cité parmi les figures historiques dont le nom est significatif pour les Espagnols. Quelques actes et quelques noms sont si célèbres et fameux que même les gens du commun en ont vaguement entendu parler. De cette catégorie relèvent (par exemple) en Espagne, les noms et actes du roi Don Rodrigo, du Cid, du Grand Capitaine, de Hernán Cortés et d’autres semblables ; et je dis la même chose pour des actes et d’autres noms aussi fameux et notoires en d’autres pays. 13 Cependant, son avis sur la pièce est mitigé : Luzán rappelle l’opinion de Chapelain et de l’Académie touchant le vraisemblable, qui reste préférable au vrai, si celui-ci peut paraître étrange ou monstrueux 14 . À la suite de Muratori (et de Scudéry), il réprouve le propos prêté à Chimène sur les deux « moitiés » de son âme (Le Cid, III, 3), jugeant cette rhétorique artificielle en la circonstance ; pour lui, de tels excès de préciosité, de raffinement 15 sont à proscrire 16 . La référence cornélienne chez Luzán est donc ambiguë : indubitablement, il préfère les aspects les plus « classiques » du théoricien. Par la suite, l’attitude des théoriciens espagnols envers Corneille laisse apparaître des constantes. Tout d’abord, ils affichent une grande déférence à l’égard du dramaturge français, vénéré dans toute l’Europe. En second lieu, pour les plus nationalistes d’entre eux, Corneille bénéficie de sympathie en raison de son inspiration hispanique, celle-ci étant envisagée dans son acception la plus large : l’on se plaît à rappeler les liens de Médée et de Pompée avec Sénèque et Lucain, reconnus comme des auteurs espagnols de l’Antiquité. Par ailleurs, les intellectuels espagnols du XVIII e siècle étaient conscients de l’image négative que pouvait avoir leur littérature hors des frontières de la Péninsule ibérique 17 . Honteux de n’avoir qu’un petit nombre de tragédies régulières à leur actif, souffrant des taxations d’ « extravagance » ou d’ « irrégularité » pesant sur leur théâtre, ils sont en proie à une 12 Ignacio de Luzán, La Poética …, II, pp. 115-116. 13 Ibid., II, p. 30. 14 Ibid., II, pp. 27-28. 15 En français dans le texte. 16 Ibid., II, p. 219. 17 L’ouvrage de Du Perron, Extraits de plusieurs pièces du théâtre espagnol avec des réflexions, et traductions des endroits les plus remarquables (1738), avait suscité un effet de choc. Corneille, Le Cid et l’Espagne 257 sorte de « complexe d’infériorité », selon le mot d’un historien de la littérature 18 , et se penchent sur l’histoire de leur théâtre, soit pour exhumer des tragédies antérieures à Lope de Vega, soit pour constater les emprunts faits au théâtre hispanique par des dramaturges français 19 , au premier rang desquels Pierre Corneille. Celui-ci devient ainsi à la fois une caution et un encouragement. Une caution, puisqu’un dramaturge de cette notoriété a puisé dans le répertoire espagnol, et, partant, a su y reconnaître quelque valeur, comme en témoignent ses Avertissements, Épîtres et Examens, par exemple l’éloge de Lope de Vega, qu’il croyait l’auteur de La verdad sospechosa, dans l’Avertissement au Menteur. Un encouragement, car en régularisant des pièces du Siècle d’Or, dans Le Menteur et surtout Le Cid, Corneille se trouve avoir brillamment devancé les plus nationalistes des théoriciens, qui souhaitent que certaines comedias du Siècle d’Or soient réécrites selon les règles. Ce vœu déjà émis par Montiano (premier Discours sur les tragédies espagnoles, 1750) est réitéré par d’autres critiques. Mariano Nipho suggère que l’on réécrive plusieurs pièces de Calderón moyennant ce qu’il nomme des améliorations de style et la censure de ce qui pourrait être regardé comme immoral. Lorsque les intellectuels espagnols, sous le patronage d’Aranda, premier ministre de Charles III, tentent de constituer un répertoire, des efforts sont tentés pour faire des refontes d’anciennes pièces 20 . La référence au Cid est presque un rite obligé lorsqu’il est question de Corneille - encore revêt-elle différentes tonalités selon les cas. Le cas de cette pièce, comme on l’a vu, reste un peu embarrassant eu égard aux critères du pur classicisme, mais le goût de l’hispanité l’emporte, aussi Le Cid jouit-il d’une valeur emblématique. Pour le néo-classique Nasarre 21 , 18 Juan Luis Alborg, Historia de la literatura española, II, Madrid : Editorial Gredos, 1967, p. 559. 19 Le phénomène de l’imitation française des comedias était encore peu connu au début du siècle. En 1726, le P. Feijoo se contente de citer la Princesse d’Élide de Molière, adaptée de la comedia de Moreto, El desdén con el desdén. 20 La tentative de Sebastián y Latre, qui régularisa deux comedias de Rojas Zorrilla et de Moreto (1772), échoua : le public réclamait les pièces dans leur version originale. Ce n’est qu’en 1800 que Sancho Ortiz de las Rochas, réécriture d’une pièce attribuée à Lope, La estrella de Sevilla, par Cándido María de Trigueros, eut du succès. Ensuite de telles adaptations se multiplièrent : certaines furent écrites entre 1810 et 1819, par un souffleur, Dionisio Solís ; d’autres par Hartzenbusch, Carnerero, Bretón de los Herreros. 21 Blas Antonio Nasarre, Comedias y entremeses de Miguel de Cervantes Saavedra, el autor del Don Quixote, divididas en 2 tomos, con una Disertación, o Prólogo sobre las comedias de España, 1749, con licencia, en Madrid, de la imprenta de Antonio María. Catherine Dumas 258 Corneille aurait dû reconnaître plus franchement encore qu’il ne l’a fait sa dette envers le théâtre espagnol, ce qui aurait pu lui épargner une part de la censure dirigée contre Le Cid. Tout ce que Corneille a écrit pour défendre cette pièce, qualifiée de « tragédie », aurait pu selon Nasarre être invoqué au besoin pour défendre le théâtre espagnol - tout en affirmant que divers auteurs espagnols, qui ne se trouvent pas parmi Lope, Calderón ou leurs imitateurs, ont écrit des tragédies parfaitement régulières et ne nécessitant donc pas de « défense ». Mariano Nipho, l’un des critiques les plus nuancés, cite les écrits théoriques de Corneille en y incluant la Préface de Clitandre, ainsi que des textes de Voltaire, Fontenelle, Saint-Evremond, qui lui permettent de dénoncer la rigidité des unités. Après s’être livré à un éloge emphatique de Corneille, « ce grand poète et sublime talent fut le premier qui donna une forme rationnelle au théâtre français, le portant sur les ailes de son génie prodigieux au pinacle de la suprême perfection » 22 , Nipho se sert de l’adaptation cornélienne des Mocedades del Cid de Guillén de Castro, une pièce moyenne à son avis, pour démontrer à la fois la valeur du dramaturge français et celle des pièces espagnoles du Siècle d’Or 23 , qu’il réhabilite ainsi partiellement 24 . Le père Estala considère les Italiens et les Espagnols comme les initiateurs du théâtre contemporain, Corneille comme le père et Le Cid comme le modèle 25 de la tragédie moderne : une tragédie apte à émouvoir, mais non à « purger ». Il n’hésite pas à remettre en cause les parangons hérités de la Poétique d’Aristote (visées politiques de la tragédie, poids écrasant du destin…) ; sur la question du Cid il prend le contre-pied des reproches que l’Académie avait faits à Corneille. Il regrette ainsi que l’unité de temps ait trop bien été respectée dans cette pièce : Le plus grand défaut du Cid, selon le jugement de quelques critiques, fut de ne pas avoir observé les unités de lieu et de temps en toute rigueur ; mais je crois au contraire que le plus grand défaut de Corneille est d’avoir observé dans Le Cid l’unité de temps avec une rigueur telle qu’en résulte l’indécence intolérable que Chimène admette pour époux un homme dont les mains étaient souillées du sang encore chaud de son père. 26 22 Mariano Nipho, La nación española defendida de los insultos del Pensador y sus secuaces, 1764, p. 130. 23 Ibid., p. 131. 24 Nipho considère que les Espagnols ont inventé la comédie d’intrigue (« la ingeniosa comedia »). 25 Padre Pedro Estala, Edipo tirano, tragedia de Sófocles, traducida del griego en verso castellano, con un discurso preliminar sobre la tragedia antigua y moderna, Madrid : imprenta de Sancha, 1798, p. 31. 26 Ibid., pp. 38-39. Corneille, Le Cid et l’Espagne 259 Pour les néo-classiques les plus rigides, en revanche, Le Cid est la seule pièce française de valeur issue du courant d’imitations des comedias du Siècle d’Or par les Français : ces critiques privilégient d’autres aspects de l’œuvre de Corneille et assurent qu’il doit sa renommée aux pièces d’inspiration antique, Horace, Cinna, Polyeucte et Rodogune ; ils ne savent pas gré au dramaturge d’avoir tiré parti du théâtre baroque qu’ils renient 27 . Pour la plupart, Corneille reste celui qui a réécrit en les rénovant des comedias du Siècle d’Or, et, partant, le prototype de l’auteur dont la venue souhaitable mais improbable sauverait le théâtre espagnol alors voué à une stérilité désastreuse ; c’est ce que laissent entendre les propos désabusés de Forner, dans une lettre au censeur qui lui a refusé une pièce : Je ferai insérer dans les journaux européens l’article suivant : Le théâtre d’Espagne n’a réussi jusqu’ici que peu d’améliorations en ce qui concerne l’art et la justesse de ton. On voit encore sur la scène ces extravagances absurdes qui ont discrédité les drames d’Espagne, au milieu de leur prodigieuse abondance. Les sages espagnols connaissent cette infortune, et versent des larmes ; mais la réforme est rendue de plus en plus impossible de jour en jour ; et peut-être n’arrivera-t-elle jamais, si d’aventure il ne naît quelque Corneille espagnol, qui sachant plaire par son art à la foule, se résoudra à vivre pauvre au bénéfice de son pays […] 28 Il apparaît donc que pour la plupart des critiques du XVIII e siècle, Corneille a la stature d’un théoricien du théâtre, dont on se recommande et dont l’œuvre fascine, sans toutefois prêter à imitation. On ne peut terminer cet aperçu sans se référer à des perceptions plus récentes de Corneille, à des points de vue distincts, voire opposés, à ceux que professe le néo-classicisme. C’est ainsi que dans son immense ouvrage inachevé intitulé Historia de las ideas estéticas en España, Menéndez y Pelayo prend le contre-pied des positions admises durant les deux derniers tiers du XVIII e siècle et le début du XIX e . Il reprend l’idée de Schlegel, selon laquelle Corneille est un « Espagnol » né par hasard à Rouen, mais le définit surtout comme doté d’une « imagination romantique et chevaleresque » héritée du Moyen-Âge. [Il est ] le dernier poète à l’âme épique, à ceci près qu’il ne s’exerça pas sur le matériau national, alors oublié ou inconnu, et qu’il alla chercher des sujets dans la tradition poétique d’un autre peuple qui gardait sur les Français l’avantage de ne pas avoir oublié ses origines. Né dans d’autres conditions, libre de la préoccupation des Poétiques, soutenu par le concours 27 El memorial literario, 1803, IV, 77. 28 Lettre à Ignacio de Ayala, censeur. Cité par Alborg, Historia…, p. 702. Catherine Dumas 260 de son peuple, Corneille aurait sûrement pris le même cap que Shakespeare et Lope de Vega. 29 L’idée maîtresse de Menéndez y Pelayo est que Corneille est un « romantique » au sens large, ou plus précisément un novateur bridé par les règles. À ses yeux, même si Corneille a été un grand poète « non pas en vertu des règles supposées, mais malgré elles » 30 , le fait qu’il ait dû bon gré mal gré se plier aux normes de la poétique classique a pu contribuer à renforcer l’autorité des traités établis par La Mesnardière ou d’Aubignac. Menéndez y Pelayo replace Corneille dans un contexte de domination intellectuelle de l’Espagne sur l’Europe, à l’époque où Cyrano de Bergerac, Saint-Amant, Scarron écrivent dans une « turbulente fécondité ». Il semble qu’une rafale de liberté espagnole avait touché les fronts de tous ces brillants rebelles littéraires, dont le prestige allait être éphémère, mais dont l’action ne fut pas totalement perdue. Et en réalité, la littérature espagnole donnait le ton en France beaucoup plus que l’italienne ou que la classique. 31 Menéndez y Pelayo évoque la pénétration de la culture espagnole en France, et la vague d’imitations dont la littérature ibérique, à ce moment privilégié, fit l’objet. Il juge La verdad sospechosa d’Alarcón supérieure au Menteur, puis il admet que Las Mocedades de Guillén de Castro et Le Cid de Corneille sont des pièces à peu près égales en mérite, se livrant donc à une réhabilitation de Guillén de Castro, que les Espagnols eux-mêmes sousestimaient parfois 32 . Menéndez y Pelayo admet difficilement les allégeances de Corneille à Aristote. Il voit dans le dramaturge français un « classique par force », dont les positions théoriques ont varié au cours de sa carrière. Il distingue, dans le parcours de l’écrivain, trois parties : le jeune Corneille, jusqu’au Cid, a évolué dans un désordre littéraire des plus féconds, comme en témoigne « l’étrange monstre » qu’est L’Illusion comique. Après Le Cid, Corneille se plie aux règles, mais après 1640, il les transgresse de nouveau plusieurs fois, rejoignant ainsi les options de la première période de sa carrière. Menéndez y Pelayo souligne l’originalité de l’inspiration chrétienne de Polyeucte, rappelle qu’Héraclius et Nicomède sont à divers égards peu classiques, que Don Sanche d’Aragon est une comédie héroïque, donc une pièce d’un genre nouveau, d’une portée audacieuse. Concernant les Discours, le critique 29 Marcelino Menéndez y Pelayo, Historia de las ideas estéticas …, Madrid : Consejo superior de investigaciones científicas, 1923, rééd. 1994, II, pp. 603-604. 30 Marcelino Menéndez y Pelayo, Historia de las ideas estéticas…, I, pp. 998-999. 31 Marcelino Menéndez y Pelayo, Historia de las ideas estéticas …, II, p. 592. 32 Voir ci-dessus, l’opinion de Mariano Nipho. Corneille, Le Cid et l’Espagne 261 reprend à son compte l’opinion de Jules Lemaître qui voit en eux un « long duel avec Aristote » 33 , un commentaire subtil de la Poétique. [Mais] le plus curieux encore est, sans aucun doute, le spectacle que présente ce grand homme luttant à bras-le-corps avec un texte dont les erreurs mêmes lui semblent sacrées, et dont il ne parvient à s’écarter qu’avec terreur […]. 34 Ce respect superstitieux voué au Stagirite irrite le critique espagnol, qui dénonce par exemple la tendance de Corneille à se perdre dans un « labyrinthe d’ingénieuses subtilités » 35 autour de la notion de catharsis. Menéndez y Pelayo reproche à Corneille de ne pas s’être ouvertement rebellé contre Aristote. La position qu’il adopte n’est sans doute pas totalement rigoureuse d’un point de vue historique, mais reste intéressante en ce qu’elle démystifie les credo néo-classiques. L’on conclura cet aperçu de la réception de Corneille en Espagne en soulignant la place d’exception qui lui est réservée, au vu de son intérêt pour les thèmes espagnols. Le dramaturge ne laisse pas indifférents les intellectuels d’outre-Pyrénées qui l’érigent au rang de porte-étendard de la littérature espagnole en Europe. Toutefois la référence au Cid est loin d’avoir les mêmes résonances selon qu’elle émane des néo-classiques, qui y voient l’exemple d’une réécriture géniale, ou de Menéndez y Pelayo, qui reproche à Corneille d’avoir, malgré son succès, obtempéré aux injonctions des théoriciens. Outre Le Cid, d’autres pièces séduisent les néo-classiques en raison de leur plus ou moins forte ascendance ibérique (Le Menteur, Médée, Pompée). Menéndez y Pelayo semble avoir une vision plus globale du théâtre cornélien. Par ailleurs cette œuvre semble ne toucher qu’une élite et n’a eu, tout compte fait, que peu d’imitateurs déclarés. Comme nous le laissions entendre au départ, la clé de cette attitude est largement conditionnée par les liens tissés entre Corneille et l’Espagne en amont. L’auteur du Cid pouvait paraître aux Espagnols trop proche d’eux pour qu’ils puissent se recommander de lui de façon libre et objective. 33 Dans sa thèse Corneille et la Poétique d’Aristote. Voir Historia de las ideas estéticas…. II, p. 612. 34 Marcelino Menéndez y Pelayo, Historia de las ideas estéticas…, II, pp. 612-613. 35 Ibid., p. 613.
