eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 35/68

Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
61
2008
3568

La fortune de Corneille au Portugal ou les répercussions de la querelle du Cid

61
2008
Ana Clara Viegas dos Santos
pfscl35680267
PFSCL XXXV, 68 (2008) La fortune de Corneille au Portugal ou les répercussions de la querelle du Cid ANA CLARA VIEGAS DOS SANTOS (Université d’Algarve) Le siècle des Lumières au Portugal a sans doute constitué un tournant du point de vue culturel et littéraire. Les relations politiques et diplomatiques luso-françaises intensifiées grâce à l’alliance célébrée par le mariage du futur roi Afonso VI et Mlle d’Aumale ouvrirent les portes à la circulation d’agents et de biens culturels entre les deux royaumes. Si la littérature française des Lumières circule dans les milieux intellectuels portugais, on découvre essentiellement celle du Grand Siècle, la littérature classique étant lue et admirée pour l’expression même de sa grandeur. Une des premières manifestations littéraires qui dénote cette nouvelle tendance esthétique est signée de la plume de Francisco Xavier de Menezes, quatrième comte de Ericeira, correspondant et traducteur de Boileau. Sa traduction de l’Art Poétique qui circule dans le milieu des doctes à partir de 1697 ainsi que son poème héroïque Henriqueida, terminé en 1738, constituent de véritables lieux de l’apologie de la dramaturgie classique française : Dans leurs tragédies, principalement Corneille, Racine et très peu d’autres, ainsi que dans les comédies, Molière essentiellement, ont assujetti leur théâtre à la plus grande perfection et régularité, à l’expression des passions les plus héroïques et les plus fines avec une explication naturelle des mouvements de l’âme 1 . Il semble bien qu’au cours de la première moitié du XVIII e siècle les premières semonces soient lancées contre l’hégémonie culturelle castillane sur le territoire portugais et que ces vents rénovateurs soufflent de Paris. Pourtant ces nouvelles tendances, encore timides, se profilent au sein du champ culturel portugais de l’époque du côté des écrits pamphlétaires et doctrinaires où la dramaturgie cornélienne trouve une place de choix. Une 1 Francisco Xavier de Menezes, Henriqueida, Dissertation, Lisbonne : Officina António Isidoro da Fonseca, 1741. Ana Clara Viegas dos Santos 268 des premières manifestations du genre culmine avec l’éclosion d’une querelle littéraire les plus longues au Portugal, celle de la querelle du Cid. Le premier vestige de cette querelle se trouve dans le Discurso apologetico em defensa do theatro espanhol de Francisco Paulo de Portugal e Castro, Marquis de Valence. Cet écrit date de 1739 et laisse supposer, par son titre et sa composition, ou bien un autre texte antérieur à celui-ci qui mettrait en cause le goût pour le théâtre espagnol, ou bien un autre épisode du débat littéraire et théâtral autour des nouvelles tendances esthétiques. Malheureusement, on n’a pas réussi à identifier, d’une façon décisive, les antécédents qui marquent le début de cette querelle. Ce qui est sûr c’est que le marquis, partisan du gongorisme et du baroque espagnol enraciné pendant des décennies dans le goût portugais, par le biais notamment de certaines académies littéraires dont il était lui-même un membre acerbe, manifeste le besoin de verbaliser sa position au sein de ce nouveau champ de force où il semble bien qu’un autre mouvement d’idées offre une opposition de plus en plus pressante. Son adversaire, dissimulé derrière l’anonymat, ne cache pourtant pas son admiration envers les Lettres françaises et le nouveau modèle qui fera son école dans les Lettres portugaises jusqu’à la fin du siècle : Corneille et la dramaturgie classique. Secrétaire du roi Jo-o V à Paris, Alexandre de Gusm-o a réussi à diffuser, bien au-delà de cette querelle, la culture française 2 . En quoi consiste donc cette querelle littéraire ? Les textes conservés à la Bibliothèque Nationale à Lisbonne qui en rendent compte nous permettent de la situer entre 1739 et 1748 aux antipodes de deux mouvements, le mouvement baroque espagnol et le mouvement classique français, illustrés chacun par un modèle, Calderón pour le premier et Corneille pour le second. Les deux premiers textes, Discurso apologetico em defensa do theatro espanhol (1739) et Critica à famosa tragedia do Cid, composta por Pedro Cornelli (sic) e reparos feitos a ella pelo Marquez de Valença, D. Francisco de Portugal e Castro (1747), de la plume du Marquis de Valence, font l’apologie de la dramaturgie de Calderón et de Afectos de odio y amor. Dans le premier, l’auteur y présente, au nom de « l’honneur […] et de l’amour de sa nation », sur un ton véritablement oratoire 3 , une défense assez acharnée du théâtre espagnol et de la pièce de Calderón. Si, en accord avec 2 A ce titre, on lui doit la première traduction théâtrale française puisqu’il est l’auteur de la première adaptation de Molière au Portugal avec la pièce George Dandin, ou o marido confundido, jouée à Lisbonne au théâtre du Bairro Alto en 1737. 3 Le style utilisé par le marquis qui laisse entrevoir que son Discours s’adresse plutôt à des auditeurs, nous laisse supposer aussi que cette querelle a circulé sans doute au sein des cercles des Académies et des Salons littéraires de l’époque. La fortune de Corneille au Portugal 269 l’esprit de l’époque, il commence par trouver des points de concordance entre le théâtre espagnol et le théâtre français, à savoir le caractère original qu’il leur reconnaît dans l’introduction de nouvelles passions comme l’amour et la jalousie, il finit bien vite par se concentrer sur les accusations subies par le théâtre espagnol. On accuserait celui-ci de s’excéder dans l’utilisation d’ornements et de manquer à la bienséance. Face à l’accusation, l’apologie du style « ornemental » de Calderón suffit à lui seul à justifier de plein pied le registre baroque dont il fait l’objet et à rendre plausible l’emploi des figures stylistiques telles que la métaphore et l’hyperbole, ou les figures « d’agrément » comme l’épithète, l’hypotypose ou l’hyperbate. Se refusant à reconnaître, comme le fait son adversaire, que les Français ont davantage le sens de l’art poétique que les Espagnols, il use de la comparaison et du syllogisme pour justifier le manque de bienséance du théâtre espagnol. Ainsi l’allusion aux auteurs de l’Antiquité tels Homère et Virgile, et les maîtres de rhétorique comme Horace, Quintilien et Aristote, qui font l’objet du même reproche, suffit-elle à justifier pleinement l’usage baroque espagnol. Le marquis pose alors ironiquement la question : en voulant respecter les bienséances, les Français seraient-ils supérieurs à Homère et à Virgile ? C’est à ce stade du débat que l’orateur de l’Académie des Ocultos convoque Corneille pour mieux démontrer la supériorité du théâtre de Calderón. Procédant à un exercice de comparaison entre les caractères de Casimiro et de Christerna de Afectos de odio y amor et de Rodrigue et Chimène du Cid, il ne peut que décider envers la supériorité du premier couple en affirmant ensuite : Et si l’on me somme de montrer dans les tragédies de Corneille des fautes identiques à celles que j’ai relevées dans les œuvres des plus grands poètes, je répondrai qu’il est impossible de montrer qu’un homme est prodigue s’il ne dépense rien ; qu’il est téméraire, s’il ne se bat pas ; qu’il manque de prudence s’il ne fait rien ; qu’il est médisant, s’il ne dit mot. Mais celui qui n’est pas prodigue n’est pas généreux pour autant ; ni celui qui n’est pas téméraire, vaillant ; ni celui qui n’est pas prudent, sensé ; et celui qui s’abstient de médire ne dit nécessairement du bien de tout le monde. De même peut-on dire de Corneille que s’il ne présente pas de défauts qu’on puisse lui reprocher, il n’a pas non plus de qualités dont on peut le louer. Est-ce que pour être supérieur, en quelque domaine que ce soit, il suffit de n’avoir ni défauts ni qualités, ou bien vaut-il mieux avoir quelques défauts, mais en même temps de plus grandes qualités, étant bien entendu que l’humanité est incapable de perfection ? [...] À cela le ministre d’Apollon, d’où s’expédient ordres et décrets à tous les professeurs de lettres répondra pour moi : « On ne doit pas blâmer un ouvrage parce qu’il renferme une ou deux fautes ensevelies sous une grande quantité de pierres précieuses, mais Ana Clara Viegas dos Santos 270 bien l’ouvrage où des brillants de qualité moyenne sont suffoqués par mille fautes » 4 . Lorsque huit ans plus tard, en 1747, le marquis de Valence publie sa Critica à famosa tragedia do Cid, composta por Pedro Cornelli (sic) e reparos feitos a ella pelo Marquez de Valença, D. Francisco de Portugal e Castro, il oriente sa critique presque exclusivement sur l’édification des caractères dans la pièce cornélienne, principalement de ceux de Chimène, Rodrigue et Don Diègue. L’Infante pèche, selon lui, contre la modestie, puisqu’elle avoue sa passion à sa gouvernante « alors que ce titre signifie un plus grand respect chez les Français que chez les Espagnols » 5 . Ce n’est pas la même chose, ditil, « qu’une nourrice qui allaite une Princesse et une gouvernante qui lui enseigne les vertus morales et l’instruit pour devenir l’épouse d’un Prince et Reine de ses vassaux. Car enfin chez les nourrices il y a amour sans autorité et sans pouvoir et chez les gouvernantes il y a tendresse mêlée de juridiction et de sévérité » 6 . Mais c’est surtout lorsqu’il s’en prend aux caractères masculins qu’il se rapproche le plus des reproches qui au cours de la querelle du Cid en France avaient été lancés contre la pièce cornélienne. Ses reproches sur le comportement « étrange » de D. Diègue au moment où il reçoit son soufflet et qui le poussent à se servir de son fils pour acquitter sa revanche, conduisent le critique portugais à creuser une des questions essentielles de la querelle, celle de la vraisemblance. Si l’on objecte que Corneille, pour peindre ses caractères, était tenu par le respect de l’Histoire, il préfère considérer à la manière de Scudéry, « que le poète a d’autres lois et licences, méconnues de l’historien […] car la Poésie est une fiction, et si la fiction du vice est autorisée pour l’embellissement de l’Art, combien davantage doit-on admettre la fiction de la vertu pour l’instruction des hommes » 7 . Le marquis se demande, de la sorte, « si pour plaire, on peut dissimuler ce qui n’est pas et même ce qui ne doit pas être, pourquoi alors serait-il interdit d’inventer, pour instruire les lecteurs, ce qui n’est pas, mais ce qui devrait être ? » 8 . Il va sans dire que tout cela nous rappelle étrangement ce morceau de Scudéry dans ses Observations sur le Cid : 4 D. Francisco Paulo de Portugal e Castro, Discurso apologetico em defensa do theatro espanhol, Lisbonne : Off. Miguel Rodrigues, 1739. 5 D. Francisco Paulo de Portugal e Castro, Critica à famosa tragedia do Cid, composta por Pedro Cornelli (sic) e reparos feitos a ella pelo Marquez de Valença, D. Francisco de Portugal e Castro, Lisbonne : Officina Miguel Rodrigues, 1747, p. 3. 6 Ibidem, p. 4. 7 Ibidem, pp. 8-9. 8 Ibidem, p. 9. La fortune de Corneille au Portugal 271 Aussi ces Grands Maistres anciens, qui m’ont appris ce que je montre icy à ceux qui l’ignorent, nous ont toujours enseigné, que le Poëte, & l’Historien, ne doivent pas suivre la mesme route ; & qu’il vaut mieux que le premier, traicte un Sujet vraysemblable, qui ne soit pas vray, qu’un vray qui ne soit pas vray-semblable. Je ne pense pas qu’on puisse choquer une Maxime, que ces grands hommes ont establie, & qui satisfait si bien le jugement. C’est pourqouy, j’adjouste apres l’avoir fondee, en l’esprit de ceux qui la lisent, qu’il est vray que Chimene espousa le Cid, mais qu’il n’est point vraysemblable, qu’une fille d’honneur, espouse le meurtrier de son Pere. Cet evenement estoit bon pour l’Historien, mais il ne valoit rien pour le Poete 9 . De tout ce qui précède, on peut facilement conclure que le marquis de Valence connaissait les contours de la querelle qui avait opposé Corneille à ses adversaires, principalement à Scudéry et à l’Académie Française. La critique minutieuse des écarts des différents caractères cornéliens culmine avec la superposition, en France et au Portugal, des mêmes reproches envers Rodrigue et Chimène. Écoutons le marquis : Cependant je condamne surtout le Poète d’avoir fait en sorte que le Cid, qui venait de tuer le Comte, cherche à parler à sa fille Chimène. Cette idée enferme tant d’inconvenances et tant de défauts que plutôt que de les condamner légèrement, il vaut mieux les laisser aux mains de la censure du public. J’aimerais bien demander au Poète pourquoi a-t-il supposé l’amour du Cid moins aveugle envers Chimène, et l’amour de Chimène plus aveugle envers le Cid ? Si le Cid a préféré l’honneur de son père à la conservation de sa Dame, pourquoi Chimène aurait-elle préféré la conservation de son jeune premier à la vengeance de son père ? […] Si un père outragé est sujet de vengeance de son fils, un père assassiné ne fait pas moins l’objet des outrances de sa fille. Mais quelle similitude peut bien avoir cette inconvenance avec celle du mariage de Chimène avec l’assassin de son père ? […] De plus, c’est la même Chimène qui s’agenouille devant le Roi pour lui demander, au nom d’une glorieuse vengeance, de punir prompte et sévèrement Rodrigue. Qui donc a séché ces larmes si vite ? Qui donc a changé les soupirs d’orpheline dans les joies du mariage ? Qui donc a osé dépouiller une femme de sa tendresse, une fille de son affection, une malheureuse de sa douleur, celle qui est affligée de sa pitié, celle qui est prostrée de son effroi ? 10 Finalement, lorsque l’année suivante le Marquis prend sa plume pour la dernière fois pour revenir, au bout du troisième essai, dans sa Resposta do 9 Scudéry, Observations sur le Cid, in Jean-Marc Civardi, La querelle du Cid (1737- 1638), Paris : Honoré Champion, 2004, p. 376. 10 D. Francisco Paulo de Portugal e Castro, Critica à famosa tragedia do Cid…, op. cit., pp. 10-11. Ana Clara Viegas dos Santos 272 Marquez de Valença D. Francisco de Portugal e Castro aos reparos de hum anonymo à critica que fez o mesmo Marquez à famosa tragedia do Cid (1748), sur la question des incohérences et des inconvenances du Cid, il n’hésite pas, pour se défendre devant les admirateurs de Corneille symbolisés par un Auteur qui ose l’affronter publiquement mais qui garde son anonymat, de convoquer les polémistes français qui avaient, avant lui, proclamé la condamnation de Corneille sur la place publique : Les deux auteurs [Corneille et Calderón] ne respectent ni les bienséances ni la vraisemblance bien que l’Auteur anonyme et ses partisans s’emploient à délivrer Corneille de cette culpabilité. Mais si les Français sont libres de ces vices, plutôt que de s’en prendre à moi, l’Auteur anonyme devrait se plaindre des critiques contre la tragédie du Cid car j’ai juste suivi les Censeurs de sa nation. Par cette incohérence de se plaindre de la censure d’un Portugais au lieu de le faire au sujet de la critique des Français, on voit clairement que l’Auteur anonyme est incapable de remplir le rôle de Juge qui ne doit s’incliner que vers la vérité. 11 Ce pamphlet anonyme dont il est question reste le seul document qui marque la naissance d’un goût encore timide pour le classicisme français et, de la sorte, le seul écho encore existant de cette querelle littéraire qui se pose au service de la défense du système dramatique cornélien. A ce titre, notons que les Notas à critica que o Snr. Marquez de Valença fez à tragedia do Cid compostas por Monsieur Corneille. Escritas por hû Anonymo (1747), qu’on s’accorde à attribuer à Alexandre de Gusm-o, cet estrangeirado imprégné des doctrines du classicisme français et grand admirateur de Corneille, sont précédées d’un Prologue qui a son importance pour notre propos car il constitue une apologie du nouveau goût littéraire ainsi introduit dans les Lettres portugaises, le néo-classicisme d’influence française, au détriment du « goût dépravé » du théâtre espagnol : Tandis que l’éloquence de M. le marquis de Valence se vouait à la défense du théâtre espagnol, se défendant d’être accusatrice du théâtre français, je me limitais à voir la naissance sur notre sol d’un goût moins dépravé que celui que son Excellence défendait ; cependant en voyant qu’on tend à nous faire croire que cette nation [la France] n’a pas de poésie, je dois vous dire avec la sincérité d’un portugais âgé, que le théâtre espagnol est aujourd’hui 11 D. Francisco Paulo de Portugal e Castro, Resposta do Marquez de Valença D. Francisco de Portugal e Castro aos reparos de hum anonymo à critica que fez o mesmo Marquez à famosa tragedia do Cid, Lisbonne : Officina Miguel Rodrigues, 1748, pp. 4-5. La fortune de Corneille au Portugal 273 le plus défectueux et que le français, en ne méprisant pas l’anglais ni l’italien, peut être comparé avec ceux d’Athènes ou de la Rome antique 12 . Reprenant le modèle de l’époque de ce genre d’écrit, l’auteur anonyme reprend, une à une, les observations faites par le marquis de Valence au sujet du Cid. Déclinant les goûts « gothiques » du Marquis au gré « des jeux, des fleurs, des branches, des élans, des fureurs ou des extases », Alexandre de Gusm-o conseille ce dernier non seulement à se laisser charmer par la langue des poètes qu’il accuse « afin d’être capable de saisir toute leur force et d’apprécier tous leurs charmes », mais aussi à lire et à découvrir les vraies Lois du théâtre. Convaincu que son adversaire « n’est pas bien au fait des règles du théâtre, qu’il n’est pas sensible au génie de Corneille ou qu’il ne l’a pas compris du tout, à tel point qu’on dirait qu’il ne l’a pas lu », il restitue à César ce qui est à César en faisant de la Poésie française un nouveau modèle d’imitation : Ce qu’il y a de certain c’est que si la modestie des Français leur interdit de croire qu’ils possèdent toutes les qualités à un degré exceptionnel, leur probité peut se scandaliser également de ce qu’un critique, qui se contente d’affirmations sans preuves, leur dénie toute disposition pour la poésie alors qu’ils ont contribué pour une large part à redonner à cette poésie son antique splendeur 13 . On le voit, ces quelques Notes nous indiquent bien à quel point, à la fin des années 40, on se doit de faire l’apologie de l’évolution du goût vers le néoclassicisme recherché à travers l’exemple du théâtre français : En effet si les Corneille, les Racine, les Boileau, les Molière, les Rousseau, les Quinault, les Voltaire ne sont pas des poètes, ou bien je ne comprends pas le français ou bien la poésie n’est pas ce qu’en disent Aristote, Horace, Longin, Quintilien, Donat et autres de cet ordre que je consulte 14 . La querelle portugaise du Cid annonce ainsi, il faut bien l’avouer, les prémices de l’assise de la doctrine classique dans les Lettres portugaises, illustrée par l’action menée la décennie suivante par les membres de l’Arcadia Lusitana ou Ulissiponense édifiée en 1756. Cette académie littéraire, fondée sur l’exemple de son homologue italienne, l’Arcadia di Roma, permet l’instauration du véritable goût de la Poésie et la restitution de la perfection au niveau de la pureté des formes par le biais de l’imitation des Anciens. Or cette imitation se fera presque exclusivement par l’intermé- 12 Notas à critica que o Snr. Marquez de Valença fez à tragedia do Cid compostas por Monsieur Corneille. Escritas por hû Anonymo, Lisbonne, 1747. 13 Ibidem. 14 Ibidem. Ana Clara Viegas dos Santos 274 diaire du théâtre français dont Corneille reste le modèle achevé de la réhabilitation du genre tragique. À la suite de la querelle, le Cid fait l’objet de plusieurs adaptations en portugais au cours des trois dernières décennies du XVIII e siècle 15 . L’arcadien Manuel de Figueiredo signe lui-même deux traductions du répertoire cornélien, O Cid et Cinna ou a clemência de Augusto, composées en 1775 et publiées en 1805 dans l’édition de ses œuvres complètes. Cette tendance dépasse largement la période dite néo-classique car lors de la réforme théâtrale romantique mise en place par le dramaturge Almeida Garrett au cours des années 30 du siècle suivant, le nouveau Conservatoire dramatique conseille, à côté des traductions du répertoire shakespearien, la traduction d’Horace 16 au nom de la défense des valeurs nationales. Il est intéressant de remarquer que presque trente ans après la querelle du Cid, au moment où l’action de l’Arcadia Lusitana domine le champ culturel national, un intellectuel portugais, Isidoro Soares de Ataíde, s’adresse à l’arcadien Manuel de Figueiredo, adaptateur de Molière et de Corneille, pour lui faire découvrir les manuscrits de cette querelle avec la nostalgie d’un passé littéraire qui ne faisait que traduire, selon lui, toute l’immaturité de l’ancienne génération à goûter aux Belles Lettres : Je vous passe entre vos mains la critique que le Marquis de Valence a faite à la tragédie du Cid, et l’apologie ou notes, que l’opinion vulgaire a attribuées à Alexandre de Gusm-o. En ce temps-là, cette querelle n’a pas suscité un énorme rebondissement ; il est probable que si elle avait été déclenchée aujourd’hui, elle aurait fait grand bruit. Les Belles Lettres étaient alors un pays quasi méconnu au Portugal. Très peu avaient le goût de la bonne littérature et ceux qui à son application devaient quelques lumières ne s’autorisaient pas à les publier de peur de provoquer la rage et le ressentiment de ceux qui, imprégnés de mauvaises études, ne tenaient pour bon celui même que les autres nations sages considéraient pur pédantisme ridicule. On ne connaissait pas le Théâtre, on ne savait pas quel était son objet ni sa fin. Les œuvres théâtrales n’avaient pas de moralité, ne 15 En effet, on a repéré quatre textes du Cid : le premier date de 1770 et est signé par un des adaptateurs de la comédie moliéresque, Manuel de Sousa. Vient ensuite celui de l’arcadien Manuel de Figueiredo publié dans le tome VIII de son Teatro en 1805. O Cid fut aussi la première traduction à inaugurer le lancement d’une collection théâtrale à l’époque (1787) dédiée à la découverte des textes français intitulée Theatro Estrangeiro. Finalement, la pièce cornélienne connaît une autre adaptation sous le titre A affronta castigada ou o soberbo punido signé de la plume de José Agostinho de Macedo. 16 Il semble bien que cela a porté quelques fruits puisqu’on retrouve une traduction intitulée Horácio publiée à Lisbonne par la Presse Nationale (Imprensa Nacional) en 1868. La fortune de Corneille au Portugal 275 renfermaient pas de document et ne proposaient pas d’instruction […] Le Théâtre s’assimilait davantage à une école de corruption que de modestie; il aimait mieux enseigner le vice que corriger les mœurs. […] En détriment de tant de critiques, de tant de déclamations et de tant d’artifices avec lesquels l’éloge et le pouvoir se sont armés contre le Cid, cette tragédie a toujours conservé sa haute réputation à laquelle l’avait élevée son mérite et Corneille est toujours resté Corneille. C’est ce qui s’est passé à Lisbonne lorsqu’on y renouvela la même querelle. Elle n’a pas eu de conséquences, n’a pas produit de partialités, n’a pas excité des déclamations car elle n’a pas trouvé un Richelieu. Elle a trouvé uniquement deux adversaires, l’un défendant le Théâtre espagnol critiquait le Théâtre français ; l’autre soutenant le parti des bienséances du Théâtre de France, blâmait les irrégularités de celui d’Espagne ; l’un pariait sur le caprice plutôt que sur la raison, et l’autre sur la raison plutôt que sur la vanité, mais chacun a appuyé son parti avec adhésion et sans scandale. Sur cette querelle vous informent mieux ces documents et devant l’éloquence du Marquis ni le Cid a perdu sa juste estime avec laquelle on l’applaudit ni Corneille sa gloire avec laquelle le monde littéraire l’acclame 17 . Il semble bien que l’émergement de l’intérêt pour cette querelle du passé littéraire ne soit mis dans les mains de l’écrivain portugais qu’au service de la reconnaissance de l’apothéose de la doctrine classique dans les Lettres portugaises, grâce au rôle joué par les membres de l’Arcadia et, surtout, par Manuel de Figueiredo : Aujourd’hui que les Portugais se trouvent libres de ces temps obscurs, qu’ils ont rompu, grâce à leur talent et leur travail, les ténèbres de tant d’ignorance et qu’ils sont allés boire de nouvelles lumières aux meilleurs sources et aux doctrines les plus épurées, je peux affirmer qu’ils connaissent le bon goût et la véritable Philosophie et qu’ils entendent déjà également les lois du Théâtre […] Aujourd’hui le Théâtre antique a dans le théâtre moderne la meilleure conviction et la meilleure critique. Aujourd’hui le théâtre a autres décors, autres scènes et autre économie ; aujourd’hui il instruit et ne corrompt pas, il plaît et ne scandalise pas 18 . Mais l’influence cornélienne se fera sentir surtout au niveau de la doctrine littéraire au sein de l’Arcadia Lusitana. Corneille est souvent convoqué dans les textes doctrinaires sur la tragédie ainsi que dans les arts poétiques voués à la diffusion et à l’enracinement des préceptes classiques sur la scène portugaise. On pourrait citer ici plusieurs exemples mais celui de la première 17 Isidoro Soares de Ataíde, Cartas escritas a respeito do Theatro por hum amigo ao autor, dans Theatro de Manuel de Figueiredo, Lisbonne : Impress-o Régia, 1806, t. XII, pp. 529-537. 18 Ibidem, pp. 530-531. Ana Clara Viegas dos Santos 276 conférence de l’arcadien António Correia Garç-o prononcée le 26 août 1757 à l’Arcadia Lusitana reste un exemple emblématique au sein de l’histoire littéraire portugaise. Voué entièrement à l’instruction et à la proclamation du caractère de la tragédie ainsi qu’au respect des nouvelles Lois du théâtre telles que la catharsis et les bienséances, l’arcadien y convoque les Anciens comme Aristote et Horace, mais aussi les Modernes comme Corneille : Horace a établi l’inaltérable règle que dans la tragédie on ne doit point ensanglanter le Théâtre, c’est-à-dire que les blessures, les tourments et les morts, qui sont inséparables de ce Poème, ne devraient pas s’exposer à la vue des Spectateurs […] il faut découvrir la raison pour laquelle les catastrophes funestes sont essentielles à la tragédie en nous rappelant que ce Drame par sa nature, comme a affirmé un grand homme, est le trône des passions dans lequel selon Aristote doivent régner la Terreur et la Pitié afin que soient purgées ces passions et autres semblables […] En ce qui concerne les raisons relatives à cette règle, ayant prouvé ainsi ce que j’ai eu l’audace de vous proposer, je dois examiner si l’autorité d’Aristote sur laquelle s’est appuyé Horace souffre d’une contestation quelconque. Il est certain que sont nombreux les grands hommes qui ont mal interprété les paroles du Philosophe en leur arrachant la fausse conséquence qu’on doit ensanglanter le Théâtre pour bien mouvoir la terreur et la pitié. Mais le plus grand Tragique de France, Monsieur Corneille, dans l’examen de son Horace nous dit : si c’est une règle de ne point ensanglanter, elle n’est pas du temps d’Aristote, qui nous apprend que, pour émouvoir puissamment, il faut de grands déplaisirs, des blessures et des morts en spectacle 19 . Il ne faudrait pas cependant isoler cette querelle par rapport à son champ littéraire car elle ne prend effectivement toute sa signification que replacée dans son contexte culturel dans lequel commencent à germer les semences d’une nouvelle sensibilité importée du côté de la France et de l’Italie. Aux dogmes d’Alexandre de Gusm-o font écho ceux d’un autre « estrangeirado », Luís António Verney qui, à la même époque, remet en cause dans son Verdadeiro método de estudar (1746), certains préceptes de l’esthétique baroque. Un bref regard posé sur les éditions des textes théoriques et la diffusion des traités poétiques après cette querelle, nous dévoile en outre les multiples essais qui orientent les successives manifestations au sein de la proclamation de la doctrine classique. En effet, la même année qui clôt cette querelle (1748), le futur arcadien Sincero Jerabriense, Valadares e Sousa, 19 António Correia Garç-o, Dissertation première sur le caractère de la tragedie…, Obras Poéticas, Lisbonne : Régia Officina Tipográfica, 1821, pp. 298-305. La citation faite par Garç-o de l’examen d’Horace de Corneille est ici signalée en italique car, en portugais, elle est la traduction exacte de cet extrait du texte cornélien. La fortune de Corneille au Portugal 277 dans son examen de Silva de Caetano José da Silva Souto Maior, se fera le porte-parole de Boileau ou de Rapin par l’apologie du culte de la nature, de la vérité et de la raison. Au même moment, un de ses collègues à la future Arcadia, Francisco José Freire (Cândido Lusitano), publie son Arte Poética ou as regras da verdadeira Poesia dans laquelle sont avancées les doctrines de Boileau, Rapin, Dacier, Nicole, Horace, Aristote, Castelvetro, Muratori, Gravina, Crescimbeni ou Luzán. Pendant la deuxième moitié du siècle, cette proclamation continue aussi effervescente avec l’Arte Poética (1765) de Francisco de Pina de Sá e de Melo où l’éloquence, la clarté, l’imitation de la Nature, l’édification des caractères, les règles de composition de la tragédie et de la comédie se retrouvent réitérées ; ou encore avec ces Elementos de Poética tirados de Aristoteles, Horacio e dos mais celebres modernos (1765) de Pedro José da Fonseca. De même, les premières histoires critiques du théâtre comme celle de Luís António de Araújo intitulée História crítica do teatro na qual se tratam as causas da decadência do seu verdadeiro gosto (1779) se prêtent à l’édification des règles de la composition dramatique où les œuvres de Corneille ainsi que ses écrits théoriques, notamment son Discours de la tragédie et des moyens de la traiter selon le vraisemblable ou le nécessaire, constituent désormais une autorité littéraire et artistique.