eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 35/68

Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
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2008
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L’adaptation polonaise du Cid de Pierre Corneille par Jean André Morsztyn et sa représentation à la cour royale (1662)

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2008
Irene Mamczarz
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PFSCL XXXV, 68 (2008) L’adaptation polonaise du Cid de Pierre Corneille par Jean André Morsztyn et sa représentation à la cour royale (1662) IRENE MAMCZARZ (CNRS, Paris) La fortune de Pierre Corneille en Pologne commence en 1645 avec Jean André Morsztyn qui publie la traduction du Cid sous le titre Cyd albo Roderyk 1 . Ce grand poète baroque polonais 2 a une profonde connaissance de la littérature européenne dont il traduit plusieurs auteurs parmi les plus éminents : Giambattista Marino, Torquato Tasso, Leonardo Quirini, Pierre Corneille, Charles Cotin, Vincent Voiture. Dans ce domaine il occupe même une position unique parmi les traducteurs : c’est lui, en effet, qui inaugure la longue tradition des relations littéraires franco-polonaises. Quand et où pouvait-il connaître le Cid ? Certainement en 1638 pendant son premier séjour dans les Pays Bas et ses études à l’Université de Leyde. Notons que c’est justement l’année de la célèbre « querelle du Cid ». C’est alors que le poète a pu lire pour la première fois la tragédie de Corneille et il est certain que l’édition de Leyde, parue après 1644, lui a servi plus tard pour sa traduction. On n’en connaît pas la date précise, mais le travail du traducteur devait se situer entre 1645 et 1661 compte tenu du fait que le Prologue de Cyd 1 Cf. P. Corneille et J. A. Morsztyn, Cyd albo Roderyk, éd. A. Karpi ski et A. St pnowski, Warszawa, IBL, 1999. Cf. aussi P. Corneille, Cyd traduit par J. A. Morsztyn, éd. de W. Folkierski, Cracovie, 1931. 2 Jan Andrzej Morsztyn (1613 - 1693), le plus remarquable poète polonais du XVII e siècle est auteur de deux recueils Lutnia et Kaniku a czyli psia gwiazda où il se montre comme virtuose du marinisme. Morsztyn faisait partie de la cour des rois Ladislas IV et Jean Casimir Waza. Il bénéficiait de la protection de la reine Louise Marie de Gonzague. Plus tard il devint agent de Louis XIV en Pologne. Emigré en France vers la fin de sa vie, il y passa ses dernières années. Irène Mamczarz 280 albo Roderyk, ajouté pour la représentation à la cour royale, date du début de l’année 1662. L’édition de Leyde lui a pu être fournie par ses relations contractées pendant ses études universitaires ou par le milieu de la cour de Louise Marie Gonzague, sa protectrice 3 . Une analyse comparée de Cyd albo Roderyk avec le Cid de Corneille qui, au fond, est intraduisible révèle un immense travail de Morsztyn aux prises avec la structure de la langue polonaise du XVII e siècle, dont le système verbal diffère considérablement du système linguistique français classique. Ainsi sa traduction, ou plutôt son adaptation, est le résultat d’une créativité originale. Le poète invente des expressions nuancées, introduit des néologismes destinés à enrichir la langue polonaise. Il introduit quelques changements stylistiques tout en restant fidèle à la pensée et au sens du chefd’œuvre cornélien. Jean André Morsztyn, poète vigoureux lui-même, dispose de tout le matériel littéraire et linguistique pour transposer en Pologne le chefd’œuvre de Corneille. Ayant une parfaite connaissance de la langue française, il en pénètre toutes les nuances. Il montre, d’une part, un grand souci de traduire fidèlement l’original, de l’autre, il adapte certaines expressions à la sensibilité des spectateurs polonais. Morsztyn traduit le Cid en vers et s’astreint même à la prouesse de régularité par laquelle chacun des cinq actes comporte le même nombre de vers que l’original. Cette pratique est vraiment exceptionnelle parmi ses compatriotes. Cependant, il ne conserve pas l’alexandrin, mais introduit le nombre varié de syllabes. Avec son Cyd albo Roderyk le poète crée une œuvre dramatique bien structurée, conformément à l’original, écrite dans un langage diversifié, tout en respectant la construction de la langue polonaise de l’époque. Chez Morsztyn, la culture européenne vient féconder l’intuition créatrice, et la connaissance vivante de la littérature française lui permet de rejoindre le génie français dans son chef-d’œuvre le plus connu. En confrontant la traduction de Morsztyn avec le Cid de Corneille, nous prendrons en compte d’abord les qualités qui relèvent la fidélité envers l’original, ensuite les modifications. 3 Il a trouvé ce texte probablement dans la bibliothèque de Pierre Des Noyers, secrétaire de la reine. L’adaptation polonaise du Cid de Pierre Corneille 281 Structure Dans l’ensemble de Cyd albo Roderyk on observe une grande fidélité à la structure dramatique de la tragédie qui expose le conflit du bonheur personnel et de l’honneur familial : « le premier est sacrifié, affectivement au moins et malgré l’ambiguïté du dénouement, au second » 4 . Il faut mettre en valeur la fidélité de la traduction des parties essentielles de l’action, comme le monologue de Rodrigue sur l’honneur et l’amour (I,7), le monologue de Chimène (III,4), la tirade du comte sur l’honneur (II,1), le dialogue entre Chimène et l’Infante (II,3), le monologue qui exprime le désarroi de Chimène (II,5). En cela il respecte fidèlement l’essence de l’héritage grec, présent dans le Cid. Le poète polonais conserve presque le même nombre de vers. Toutefois, il faut noter quelques exceptions à cette règle : dans l’Acte I il ajoute la scène 1 : dialogue entre Elvire et le comte au sujet des prétendants de Chimène où se trouvent insérées quelques réflexions morales. Ainsi, la scène 1 de l’acte I de Corneille devient scène 2 chez Morsztyn. De façon analogue, la scène 4 de l’Acte III est plus longue de deux vers que l’original. Forme poétique Expression des sentiments C’est dans l’expression des sentiments que la forme poétique de la traduction est la plus fidèle. Morsztyn se montre extrêmement sensible à l’effusion lyrique que Corneille répand dans les stances du Cid, au conflit douloureux qui oppose Rodrigue et Chimène, à l’amour impossible de l’Infante. Il transpose parfaitement la charge émotionnelle que contiennent leurs dialogues et leurs tirades. Par ailleurs, il se montre vigoureux en traduisant les passages pittoresques, comme celui de la description du combat du Cid contre les Maures. Les transitions du style jouant sur les registres variés, si ingénieusement observées par Corneille, sont efficacement sauvegardées par le dramaturge polonais. 4 J. Scherer, « Le théâtre du XVII e siècle », in Histoire des littératures, Paris : Gallimard, 1978, p. 292. Irène Mamczarz 282 Sentences Si Corneille est maître de la sentence et utilise souvent l’antithèse, Morsztyn semble être son disciple loyal. Mais, cette technique peut être considérée aussi comme apport du marinisme dont il avait une expérience directe. Le langage conceptuel est repris de l’original là où il renforce la tournure, comme dans la tirade de Rodrigue : Ma main seule du mien a su venger l’offense Ta main seule du tien doit prendre la vengeance (v. 949-950) traduite fidèlement comme suit ; Jam w asn r k m ci si ojca, gdy zel ony, Ty w asn r k m cij si ojca z twojej strony (v. 967-968) D’autres sentences reprises de Corneille se retrouvent dans les répliques de Don Diègue (III,6) : Nous n’avons qu’un honneur, il est tant de maîtresses, l’amour n’est qu’un plaisir, l’honneur est un devoir (v. 1058-1059) En voici la traduction : Jeden tylko jest honor, a panien tak wiele Honor jest powinno ci , a mi o zabaw (v. 1076-1077). Stichomythies Dans le Cid Corneille emploie, tant que la dramaturgie classique le permet, la stichomythie dont il offre les formes très développées. Morsztyn traduit avec la même efficacité rythmique les vers qui sont prononcés alternativement, un à un, par deux personnages. Tels sont les dialogues stichomythiques entre le comte et Rodrigue (I,4, II,2), entre Chimène et Don Diègue (II,8), entre Rodrigue et Chimène (III,4) qui rendent fidèlement le mouvement et l’énergie de l’original. Répétitions Dans sa traduction le poète polonais conserve également les répétitions, si nombreuses chez Corneille. Leur valeur dépend du contexte de la scène. Comme Jacques Schérer a justement observé : « Un mot répété au début du L’adaptation polonaise du Cid de Pierre Corneille 283 vers est une sorte d’appel du pied qui donnera son essor, par exemple, à l’énergie de Don Diègue : ‹ Porte, porte plus haut le fruit de ta victoire › 5 . Les effets dramatiques produits par les répétitions ponctuent le rythme de la pièce avec extrême précision ce qui constitue une innovation remarquable bien assimilée par le poète polonais. Changements introduits dans Cyd albo Roderyk Tout en restant fidèle à l’esprit de la tragédie de Corneille, Morsztyn introduit, en l’adaptant dans un milieu différent, plusieurs modifications qui concernent le contenu et le langage. Contenu Dans le contexte politique et social de la Pologne républicaine, « République des deux Nations » 6 , Morsztyn est amené à éliminer les allusions à l’absolutisme qui marquent le mileu royal du Cid. Tout d’abord, il change l’ordre des acteurs dans la liste initiale. Il établit leur succession en fonction de leur importance dans l’action de la tragédie, sans considérer leur rang social. Ainsi la liste des personnages diffère chez les deux auteurs : CORNEILLE : MORSZTYN : DON FERNAND, premier Roi de Castille DYJEGO ociec Rodrygów DONA URRAQUE, Infante de Castille RODRYG - kochaj cy Ksymen DON DIEGUE, père de Don Rodrigue GOMES - ociec Ksymeny DON GOMES, Comte de Gormas, père de Chimène KSYMENA - kochanka Rodrygowa DON RODRIGUE, fils de Don Diègue SANKTY - kochaj cy tak e Ksymen et amant de Chimène DON SANCHE, amoureux de Chimène ELWIRA - s uga i konfidentka Ksymeny DON ARIAS (Gentilhomme castillan) KRÓL kastylijski D0N ALONSE (Gentilhomme castillan) KRÓLEWNA - córka jego CHIMENE, maîtresse de Don Rodrigue LEONORA - ochmistrzyni Królewny et de Don Sanche LEONOR, gouvernante de l’Infante PACHOLE Królewny ELVIRE, suivante de Chimène ARYJAS (dworzanin Królewny) Un page de l’Infante ALFONS (dworzanin Królewny) 5 J. Scherer, op.cit, p. 291. 6 La Pologne et la Lituanie. Irène Mamczarz 284 Ainsi, Morsztyn ne donne pas la priorité au roi et à ses courtisans et change quelques titres en adoptant la terminologie familière à ses compatriotes : par exemple le terme « gouverneur » est remplacé par « marsza ek » (mareschal), titre universellement connu . D’autres changements, plus ponctuels, se trouvent dans le texte de la pièce Cyd albo Roderyk où sont éliminées ou transformées certaines phrases faisant allusion au pouvoir absolu. Ainsi, le traducteur remplace le vers « Les Rois veulent être absolus… » (v. 387) par l’expression proverbiale « d ugie r ce maj królowie (les rois ont les bras longs) (II,1, v. 394), moins gênante dans le milieu de la cour polonaise et comportant une touche railleuse. Dans la scène 3 de l’Acte I il élimine deux vers du Cid sur le pouvoir absolu du roi : Mais on doit ce respect au pouvoir absolu De n’examiner rien quand un roi l’a voulu (I,3, v. 163-164) Ensuite, il atténue les préceptes de la leçon sur le pouvoir que Don Diègue donne à son fils, en traduisant l’expression « Faire trembler partout ses peuples sous sa loi » (I,3, v. 175) par une locution plus simple : « jak trzyma poddanych » (comment tenir ses sujets) (I,4, v. 173). Actualisation Certains passages de Cyd albo Roderyk révèlent un souci d’actualiser la tragédie dans le milieu polonais. Ainsi dans la réplique de Don Diègue on trouve une allusion à la Pologne dont il faut défendre les frontières : « jak pomyka granic Pospolitej Rzeczy » (I,4, v. 187) (Comment défendre les frontières de la République) au lieu de : « comme il faut dompter les nations » (I,3, v. 193). Une autre fois le terme « Rzeczpospolita » (République polonaise) apparaît dans la tirade du comte pour remplacer « Tout l’Etat périra » (Corneille, II,1, v. 378). Cette actualisation de la tragédie s’explique par la situation de la Pologne sous le règne de Jean Casimir Waza quand le pouvoir royal fut affaibli et le pays menacé par les guerres. Langage réaliste et imagé En confrontant le langage du Cid avec celui de Cyd albo Roderyk on observe, en général, une différence de la convention stylistique. Morsztyn décline la grandiloquence conventionnelle de la tragédie, en transformant L’adaptation polonaise du Cid de Pierre Corneille 285 souvent le style raffiné de Corneille en son propre style, moins soutenu, moins élevé, mais plus simple et plus concret. Il évite ainsi la « pompe », forme de la poésie à laquelle les classiques étaient très sensibles. « Elle s’exprime volontiers dans les vers de Corneille par une phrase qui se déroule noblement dans l’ample cadre d’un quatrain initial, quitte à se diversifier ensuite, l’atmosphère pompeuse une fois créée, selon les besoins du dialogue » 7 . Tout en respectant la structure du polonais de son temps, Morsztyn remplace dans sa traduction plusieurs expressions abstraites par les images. Par exemple, il évoque Vénus pour qualifier l’amour - désir de l’Infante (I, 2), il introduit la proverbiale « motte de terre » (« potkn si na grudzie ») pour accentuer les difficultés des fonctionnaires du roi (I, 4). En décrivant les exploits guerriers du comte, il présente l’image de la Victoire personnifiée qui met la couronne sur la tête du vainqueur : W ka dy dzie Wiktoryja, lataj c nad g ow swie y wieniec mi k adzie i koron now . (I, 4) Dans l’Acte II, il mentionne Mars guerrier dans la tirade du roi à propos du comte: « cho by by Marsem samym, cho by m stwem szczyrem » (II,6, v. 574-575). Les vers correspondants ne se trouvent pas dans l’original. Absentes, chez Corneille, d’autres images, plus crues, qui servent à Morsztyn à conférer une vigueur au langage : dans la tirade de Don Diègue il parle de l’ « école pourrie » « sple nia a szko a ») qui ne donne pas une bonne éducation aux chevaliers (I,4). Le comte apostrophe Don Diègue avec injure grossière « stary grzybie » (vieux champignon), absente dans l’original. D’autres images apparaissent dans les dialogues des protagonistes. Rodrigue demande à Chimène de le tuer à côté de la « tombe de son père » (III,4 : « dobij e i zarze mnie przy ojcowskim grobie » (v. 921) tandis que Corneille dit : « Immole avec courage au sang qu’il a perdu ». En lui répondant, Chimène utilise l’expression proverbiale « zatkam g b wszelakiej obmowie » (je boucherai la gueule à chaque diffamation) ( v. 988) pour rendre les vers : « Et je veux que la voix la plus noire envie » ( v. 969). Dans Cyd albo Roderyk plusieurs images et métaphores sont utilisées également pour mettre en relief les sentiments d’amour, d’irritation, de jalousie ou de vengeance. En voici quelques exemples dans les sentences où l’amour et la colère sont comparés au feu : « mi o ga nie, gdy jej kto drewka odbiera » (v. 112) (l’amour s’éteint, quand on lui retire les bûches) « gniew cho si wypogodzi czo em, chowa a yste ognie pod zdradnym 7 J. Scherer, op.cit, p. 292. Irène Mamczarz 286 popio em » (v. 479-480) (la colère bien que son front se déride, cache les feux ardents sous les cendres perfides). « warczy zazdro skryta » (v. 183) (la jalousie sournoise aboie). Certaines images confèrent à la traduction des nuances émotionnelles différentes. Ainsi, dans le monologue de Chimène, le terme cornélien « courage » pour qualifier le comportement de Rodrigue est traduit par « serce » (cœur) ce qui évoque sa position sentimentale. D’autres images, introduites par le poète polonais, témoignent de sa préoccupation morale. Plusieurs fois la figure de Dieu apparaît dans Cyd albo Roderyk là où Corneille se montre plus discret. L’adaptation du Cid en Pologne n’est pas soumise à la même rigueur des bienséances que l’original. Dieu est présent dans les monologues de Rodrigue et de Chimène quand ils se plaignent de leur sort malheureux : « e Bóg bliskiemu szcz ciu krótki czas zamierzy » (v. 1015) (Que Dieu donne un temps bref au bonheur si proche ; Corneille : « Que notre heur fut si proche et sitôt perdu », v. 988). Dans l’Acte V l’invocation métaphorique à la Providence Divine remplace l’idée cornélienne du destin : « O ty, o Wieczna W adzo co rz dzisz me sprawy » (v. 1683) (O Puissance Eternelle qui guides ma vie ; Corneille : « Et toi, puissant moteur du destin qui m’outrage », v. 1665). Langage conceptuel et proverbial Les transformations les plus significatives que Morsztyn opère dans sa traduction du Cid concernent le registre poétique. Tout en restant fidèle à l’esprit de la tragédie, il la traduit en langage usuel de la Pologne baroque, langage concret, réaliste, plein d’expressions proverbiales ou même vulgaires. Un exemple révélateur se trouve dans le monologue de Chimène au sujet de la gloire (III,4) où le langage soutenu de Corneille passe à une forme populaire, farcie d’expressions crues : Corneille : Elle éclate bien mieux en te laissant la vie, Et je veux que la voix de la plus noire envie Elève au ciel ma gloire et plaigne mes ennuis (v. 969-970) Morsztyn : Tym ja niejsza ma s awa e daruj zdrowie Tym samym zatkam g b wszelakiej obmowie L’adaptation polonaise du Cid de Pierre Corneille 287 gdy mnie i zazdro sama, a uj c, pochwali. (v. 987-989) (Ma gloire sera plus claire, si je te laisse la vie Et ainsi je boucherai la gueule à toute diffamation quand l’envie même, en se plaignant, me vantera). Plusieurs expressions proverbiales toutes faites reprises du langage courant (encore aujourd’hui en usage) ou d’origine folklorique ajoutent du concret au style du poète polonais. Citons un seul à titre d’exemple : ale co si sta o, rozsta si nie mo e (II,1, v. 361) (mais ce qui s’est fait, ne peut pas se défaire). Le virtuose du langage conceptuel dans la lignée du marinisme, Morsztyn joue avec les expressions proverbiales pour mettre en relief le conflit entre le comte et Don Diègue. Il conserve la scène de « soufflet », mais ajoute des invectives fort injurieuses sur la vieillesse dont le comte traite son adversaire : Ze trzy dni wytrwaj, stary grzybie, a sama ci mier bez mej pomocy przydybie (I,4, v. 239-240). (Si tu résistes encore trois jours, vieux champignon, la mort te frappera seule, sans mon aide). Par ailleurs, il introduit les antithèses qu’on ne trouve pas dans l’original, par exemple : Niemi osierny, a mnie miertelny honorze (II,3, v. 467) (Impitoyable et mortel honneur) Corneille : « Honneur impitoyable à mes plus chers désirs » (v. 459) Quelques conclusions Dans l’ensemble, la valeur littéraire de Cyd albo Roderyk est double. D’une part, cette pièce a un important rôle historique, car elle transpose pour la première fois le chef-d’œuvre de Corneille dans le milieu littéraire polonais et inaugure les rapports littéraires franco-polonais. D’autre part, elle constitue une œuvre poétique de grande valeur qui ne contraste pas avec l’ensemble de la création personnelle de l’auteur. Le succès de cette traduction sur scène confirme sa portée. En effet, elle a été mise en scène plus souvent que les traductions plus modernes du Cid (celles de Osi ski et de Wyspia ski). Irène Mamczarz 288 La représentation de la tragédie Cyd albo Roderyk au château royal de Varsovie (1662) La page de titre de la tragédie Cyd albo Roderyk de Morsztyn nous renseigne qu’elle fut représentée au Château Royal de Varsovie pendant la session de la Diète de 1661 à l’occasion de la reprise des villes polonaises conquises par Moscou et par la Suède, « comme témoigne le Prologue de la Vistule 8 . Compte tenu du fait que ces villes furent reconquises en décembre 1661, le spectacle devait avoir lieu pendant les délibérations de la Diète en hiver 1661 ou, plus probablement, au printemps 1662 (entre le 20 février et le 1 er mai). Au fond, nous avons peu de renseignements sur cette représentation, mais le Prologue, ajouté à cette occasion, est très significatif. L’action de la tragédie de Corneille, présentant les conquêtes des Maures qui confirment la gloire du royaume, était tout à fait d’actualité dans le moment des victoires de la Pologne contre Moscou et la Suède. Le Prologue récité par la Vistule transposait idéalement l’action de la pièce dans le contexte historique polonais. Par ailleurs, cette convention s’inscrivait bien dans la pratique théâtrale européenne de l’époque et continuait les traditions des fêtes de la Renaissance. La Vistule évoque d’abord les conditions climatiques : elle n’est pas gelée malgré les rigueurs de l’hiver et arrive au château pour rendre hommage au roi Casimir et à la reine Louise Marie. La plus grande partie de son monologue est consacrée à exalter les victoires des polonais contre Moscou et contre la Suède. 8 Cf. P. Corneille et J. A. Morsztyn, Cyd albo Roderyk, éd. cit.