eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 35/68

Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
61
2008
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Un admirateur de Corneille dans l’Allemagne baroque: Andreas Gryphius et son Horribilicribrifax

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2008
Yves Giraud
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PFSCL XXXV, 68 (2008) Un admirateur de Corneille dans l’Allemagne baroque: Andreas Gryphius et son Horribilicribrifax YVES GIRAUD (Université de Fribourg) Dès ses débuts, Corneille a eu des lecteurs et même assez souvent des spectateurs dans l’Europe entière, et notamment dans le pays alors le plus réceptif au théâtre français, la Hollande, où réside une importante colonie française et où s’est développé un théâtre national « classique » assez proche du nôtre et fort apprécié d’un public averti 1 . Or à la même époque il s’est trouvé au fin fond de la Silésie un auteur allemand féru de théâtre, grand admirateur de Corneille et de ses premières œuvres, Andreas Gryphius, dont les propres créations manifestent, de façon peut-être inattendue, l’influence de celui-ci. Bien qu’il soit considéré comme l’un des meilleurs représentants du baroque allemand, il reste assez peu connu en-deçà du Rhin : certains aspects de sa biographie valent d’être rappelés ici. Gryphius 2 est né en 1616 à Glogau, chef-lieu d’une petite principauté silésienne (aujourd’hui Glogów en Pologne), dans une famille très pieuse (son père et son frère ont été pasteurs). Il a fait de très solides études, notamment à Fraustadt puis à Dantzig, se montrant très doué pour les langues : il en connaîtra au moins treize, dit-on, (les trois langues anciennes grec, latin et hébreu, le français, l’italien et l’anglais, le néerlandais, le polonais et le suédois, le syriaque et le chaldéen...). Il traversera les années les plus sombres de la guerre de Trente Ans avant de regagner Fraustadt fin 1636, pour devenir précepteur des deux fils d’un haut fonctionnaire impérial. C’est le moment de ses débuts 1 Voir G. Cohen, Les Français en Hollande au XVII e siècle, La Haye : Nijhoff - Paris : Champion, 1912 ; J. Bauwens, La Tragédie française et le théâtre hollandais au XVII e siècle. I e parti : L’Influence de Corneille, Amsterdam : Kruyt, 1921. 2 Pour les aspects biographiques et les premières œuvres, voir M. Szyrocki, Der junge Gryphius, Berlin : Rütten & Loening, 1959. Yves Giraud 296 poétiques, avec en particulier quelques vers d’amour pour une Asteria que la mort va lui enlever. En mai 1638, il part pour la Hollande avec ses jeunes élèves : il y séjournera six ans. Immatriculé à l’université de Leyde, esprit universel féru de science, il étudie avec boulimie dans les domaines les plus divers: métaphysique et logique, astronomie et trigonométrie, anatomie, physiognomie et chiromancie... Mais surtout il y publie chez les Elzéviers deux recueils poétiques, dont les Sonn- und Feiertagssonette 3 (1639). A peine rentré à Fraustadt, dès juin 1644 il reprend la route en compagnie d’un riche négociant de Stettin, passe par La Haye et arrive à Paris à l’automne. Il y passera une année ; sans que l’on ait beaucoup d’informations sur son séjour, on sait tout au plus qu’il a beaucoup admiré la bibliothèque de Richelieu. En novembre 1645 il se dirige vers l’Italie, visite Florence, Rome, Bologne, Ferrare et Venise, puis repart en direction de Strasbourg, où il demeurera quelques mois, avant de regagner Fraustadt en novembre 1647. Commence alors une époque d’abondante production littéraire et plus précisément théâtrale : six pièces ont dû être composées avant 1650. Gryphius terminera sa vie comme syndic des états de la principauté de Glogau ; il mourra relativement jeune en 1664. Deux ans auparavant, il avait été reçu dans la Fruchtbringende Gesellschaft de Weimar sous le nom de « der Unsterbliche » (l’Immortel). Il est d’abord connu pour son œuvre poétique, des poésies religieuses en majeure partie, latines ou allemandes, sonnets, odes ou épigrammes, d’une tonalité stoïcienne sombre et fervente : quelques titres souligneront le caractère tendu, austère de ces méditations sur les fins dernières, Kirchhofgedanken (Pensées dans un cimetière, 1656), Begräbnis-Gedichte (Poèmes des funérailles, 1656), Tränen über das Leiden Jesu Christi (Larmes sur la Passion du Christ, 1652), etc., et dans la même veine une épopée latine, Olivetum, d’abord éditée à Florence en 1646. L’autre aspect de son œuvre traduit l’attirance de Gryphius pour le théâtre. Dans sa jeunesse, il a joué dans des pièces scolaires en latin au gymnase de Fraustadt 4 ; à Leyde, il a découvert les Hollandais (avec le théoricien Heinsius, le sénéquien Hooft, Coster, Vondel, Bredero) et a sans doute vu jouer leurs pièces ; ses lectures, abondantes faute de pouvoir assister souvent à des représentations scéniques, l’ont mené de Sénèque au P. Caussin, du théâtre élisabéthain aux auteurs italiens et surtout français. 3 Titre qui rappelle évidemment celui d’un des ouvrages les plus célèbres de Luther, les Sonn- und Feiertagspredigten. 4 A Glogau, au collège jésuite (fondé en 1629), des représentations théâtrales ont lieu à partir de 1630. Gryphius a très probablement pu y assister. Un admirateur de Corneille dans l’Allemagne baroque 297 Dramaturge fécond, mais travaillant presque toujours à partir d’un modèle abondamment utilisé, Gryphius a commencé par des traductions: deux pièces religieuses, Beständige Mutter oder die heilige Felicitas (d’après le P. Caussin 5 ), die Gibeoniter (d’après Joost van Vondel, de Gebroeders), et une comédie, die Säugamme (la Nourrice, d’après Razzi, La Balia). Puis viendront les pièces majeures : deux histoires de conspiration et de martyre, la première tragédie allemande, Leo Armenius (1646, également d’après Vondel), et Katharina von Georgien, suivies de Cardenio und Celinde 6 . Cette dernière pièce, sombre drame de la passion désordonnée, semble dériver d’une nouvelle de l’Espagnol Montalván (1624) à travers la traduction italienne de Biasio Cialdini (1628) 7 . De la même époque datent les deux comédies majeures, Peter Squentz et Horribilicribrifax (toutes ces pièces imprimées en 1657, mais composées entre 1647 et 1650). En 1649, la toute récente actualité lui inspire un drame sur l’exécution de Charles I er : Ermordete Majestät oder Carolus Stuardus (imprimée en 1657 également). Puis une autre histoire de martyre, Paulus Papinianus (d’après Vondel). Enfin, il donne en 1660 Verliebtes Gespenst und geliebte Dornrose (représenté à Glogau cette année-là) et laisse à sa mort quelques pièces inachevées. On en compte quatorze complètes en tout, presque toutes inspirées d’une pièce étrangère, et - pour les tragédies - de facture tout à fait classique 8 . Il faut encore citer une œuvre de commande, la traduction du Berger extravagant de Thomas Corneille (1663), Der schwärmende Schäfer, « Lustspiel » joué dès 1660 au château de Brieg. On a constaté avec une certaine surprise, au milieu de cette production généralement sérieuse et souvent funèbre ou macabre, la présence de trois comédies dont l’une, Peter Squentz, passe pour le chef-d’œuvre de la comédie baroque allemande. Il y a là en effet quelque chose de surprenant, et qui confère à la personnalité de Gryphius un caractère complexe. Que sont en effet ces pièces ? 5 L’original latin est de 1620. L’exemplaire personnel des Tragoediae sacrae, avec annotations manuscrites, a été conservé. 6 Voir Jean F.-A. Ricci, Cardénio et Célinde : Etude de littérature comparée, Paris : Corti, 1947. 7 La traduction française de Rampalle date de 1644. On a également signalé une autre source possible, une nouvelle de L’Amphithéâtre sanglant, de J.-P. Camus (1630). 8 Bien que s’écartant de la stricte tradition gréco-latine et présentant le mélange drame-comédie, habituel dans l’Allemagne de ce temps. Yves Giraud 298 La première s’intitule Absurda comica oder Peter Squentz, Schimpfspiel 9 . S’inspirant de Shakespeare (Songe d’une nuit d’été), des Allemands Johannes Rist et Daniel Schwenter ou du Hollandais Gramsbergen (Kluchtige Tragödie [tragédie burlesque ou facétieuse] of den Hartoog van Pierlepoon, imprimée en 1650), elle repose sur le procédé du théâtre dans le théâtre, mettant en scène un groupe de villageois ridicules, bornés et prétentieux, avec à leur tête le maître d’école Peter Squentz, qui décident de jouer devant la cour une tragédie composée par Squentz, Pyrame et Thisbé. Les vers sont pitoyables, parodiques évidemment. Comme chez Shakespeare, les rôles sont distribués : les deux amants, le lion, le mur et la fontaine ; l’auteur fera le souffleur. Et les acteurs maladroits massacrent une tragédie qui déchaîne l’hilarité du roi et de sa cour, le tout se transformant en une farce gigantesque. On voit qu’ici le rapprochement avec L’Illusion comique n’a guère lieu d’être. D’autant que le texte se révèle souvent d’un goût assez douteux ; ainsi Pyrame découvrant avec effroi le voile ensanglanté de Thisbé s’écrie (traduction libre, mais fidèle ! ) : Hélas ! ma Thisbé est perdue : Un lion cruel l’a mordue. Je ne puis résister au choc Je crois que j’ai fait dans mon froc... Le terme allemand est plus grossier, carrément scatologique 10 . Voici encore un exemple de gaillardise égrillarde : lorsque Thisbé se poignarde sur le corps de son amant et tombe sur lui, Pyrame proteste : « Eh, madame ! ce n’est pas convenable : la femme doit toujours être par en-dessous » 11 ... On avouera que c’est assez inattendu sous la plume du « poète de la flamme noire » (Cysarz) et de la vanitas mundi, de celui qui, dans ses poésies, se donne le surnom de Meletomenus, l’esprit sombre et chagrin, le pessimiste... Intéressons-nous maintenant aux deux pièces qui trahissent une influence française. Comme on l’a vu, Gryphius a passé une année à Paris : on peut conjecturer qu’il a pu assister à quelques représentations au Marais (après l’incendie de janvier 1644 et à sa réouverture en octobre) ou à l’hôtel de Bourgogne ; peut-être même est-il allé voir l’Illustre Théâtre, qui n’a guère de succès à ce moment-là ? Le premier crée la Suite du Menteur et Rodogune et reprend d’autres pièces de Corneille ; pendant qu’à l’hôtel de 9 Schimpfspiel correspond au néerlandais Klucht, facétie. On notera les diverses appellations génériques dont se sert Gryphius, Lustspiel, Freudenspiel, Schimpfspiel, Scherzspiel... 10 « Ein grimmes Tier hat sie erbissen ; / Mir ist, als hätt’ich in die Hosen geschiessen ». 11 « Es schickt sich nicht also, die Weiber müssen unten liegen ! » Un admirateur de Corneille dans l’Allemagne baroque 299 Bourgogne on représente en 1645 le Jodelet duelliste de Scarron 12 . De plus, en 1644 précisément, Gryphius donne un sonnet liminaire pour la traduction allemande de l’Ariane de Desmarests. Son goût pour la littérature française semble bien avéré par ses imitations des deux Corneille ou de Quinault. Jetons un coup d’œil sur le résultat. Sans tenir compte de la chronologie, voici d’abord le Verliebtes Gespenst, le Fantôme amoureux (1661). Œuvre bizarre, qui juxtapose deux pièces, une comédie romanesque en alexandrins allemands (Gesangspiel), et une comédie paysanne en dialecte silésien, Die geliebte Dornrose (Scherzspiel): contrepoint acte pour acte de deux intrigues assez similaires mais opposées dans leur ton. La partie qui nous intéresse porte le même titre qu’une comédie de Quinault de 1658 13 , avec laquelle elle n’a que peu de similitudes en dehors du procédé suggéré par le titre, qui anime l’intrigue des derniers actes. C’est l’histoire d’une mère et de sa fille amoureuses du même jeune homme, qui évidemment n’aime que la fille et qui joue les fantômes pour parvenir à ses fins. Mais apparaît un personnage singulier, le valet Cassander, amoureux de la suivante Flavia, qui déclame ses tirades dans un sabir franco-allemand réservant quelques surprises. En effet, c’est un fanfaron qui n’est pas sans rappeler Matamore (et que l’on peut rapprocher des personnages de cet Horribilicribrifax que nous allons rencontrer). Parmi ses propos les plus caractéristiques, détachons ce petit florilège : Où pensez-vous aller ? Ma foy, ich wills nicht raten: Die Rasende sont sots, und thun meschantes Taten. Sie gehn! passez devant: wo es pericles gibt, Ist der un innocent der sich nicht selber liebt. Je viens pour mon supplice, in dem Monsieur mich schickt Pour garder ceste Leich : quel homme hat ja entdrückt Un miserable mort ? et quelle compagnie Zu wachen entre deux ? Der eins ist nicht en vie Et l’autre est sans raison. [...] Je marche allein bey Nacht und sonder Licht. La nuict est niemand Freund. Auch hab ich hören sagen Viel Ding das sich avec phantosmes zugetragen. 12 Bizarrement, il ne semble pas que Gryphius ait imité Scarron. Notons au passage que le recueil Schaubühne Englischer und Französischer Komödianten (1670) propose de bonnes traductions de douze pièces françaises (5 de Molière, 3 de Quinault, et 1 de Th. Corneille, Boisrobert, Gilbert et Donneau ; mais ni Corneille, ni Rotrou, ni Scarron n’y figurent). 13 On a également signalé un rapprochement avec De Leeuwendalers de Vondel, 1647. Yves Giraud 300 Ha l’extreme frayeur ! Er eilt sich aufzurichten. Reprenons vistement die Haus-Tür [...] Ja ja Monsieur, fürwahr: la feinte est inutile. Ihr sagt nicht was man will pour estre trop civile. Fabrice bransle stark mit taumeldem Gehirn. Je lis trop clairement son malheur aus der Stirn. Son maistre parle aussi tausend extravagances De tombeaux, de festins, von Hochzeit et de dances. Ha quel malheur, mon Herr ! Mesdames, sie sind mort ! Es ist nicht autrement, ou je me trompe fort ! Du reste, Cassander prononce de parfaits alexandrins : Voilà bien le plus fou de tous les fous du monde ! [...] Je ne vois près d’un fou que des maux à gagner [...] Des maux qu’il a soufferts ton ame est attendrie [...] On retrouve ici l’incarnation d’une figure comique qui, comme nous le verrons encore, a tout particulièrement séduit ou même fasciné Gryphius. Mais évidemment, rien de tel chez Quinault. Enfin, voici la comédie où se révèle le mieux la personnalité même de l’auteur, cette pièce au titre bizarre, Ho rribilic ribrifa x . Gryphius range ce qu’il appelle un « Scherzspiel » parmi ses erreurs de jeunesse. Composée vers 1650, l’œuvre ne connaîtra sa première édition qu’en 1663 seulement 14 . On n’est guère renseigné sur d’éventuelles représentations contemporaines ; aux difficultés de mise en scène s’ajoute le nombre d’acteurs : vingt personnages parlants et au moins une quinzaine de figurants muets... L’argument est résumé par un sous-titre : Wehlende Liebhaber. Il s’agit d’intrigues amoureuses mettant en scène six hommes : deux capitaines fanfarons Horribilicribrifax et Daradiridatumtarides, prétentieux, susceptibles et colériques, un vieux pédant amoureux et ridicule Sempronius, trois membres de la ‘bonne société’, et quatre jeunes filles, l’une hautaine, dédaigneuse malgré sa pauvreté (Selena), l’autre modeste et réservée, et encore plus pauvre (Sophia), les deux dernières honnêtes et bien nées (Coelestina, Eudoxia). Chacun accompagné de valets, suivantes, mères. S’y ajoutent une entremetteuse « magicienne », la vieille Cyrilla et un fripier juif 14 Leipzig, J. Trescher, 1663 ( 2 / ibid., 1665; 3 / dans les Œuvres éd. posthume de 1698). Je cite d’après l’édition des Neudrucke deutscher Litteraturwerke, Halle : Niemeyer, 1883. Voir aussi Gryphius’ Werke, éd. Palm, Berlin-Stuttgart : Speemann, (1883) ; Die deutsche Barockkomödie, éd. Flemming, Leipzig : Reclam, 1931. Un admirateur de Corneille dans l’Allemagne baroque 301 Isaschar. Au dénouement, tous ces personnages se rencontreront pour célébrer sept mariages... Dans ce type de comédie, les caractères importent plus que l’action : l’intérêt du spectateur s’arrête aux comportements comiques, à la gesticulation ridicule des figures grotesques autant qu’aux scènes de drame bourgeois (la jeune fille misérable qui vend ses cheveux, la mise à l’épreuve tentatrice de la jeune fille vertueuse, etc.). On devine tout ce qu’une pièce de cet ordre peut avoir de disparate : c’est une succession de scènes sans lien entre elles, la juxtaposition d’intrigues épisodiques simples faisant intervenir des motifs divers comme la joute oratoire entre un flambard et un pédant, la lecture de deux lettres burlesques, l’enlèvement par force, le choc des deux capitans, la rixe entre le pédant et la vieille macette. Le tout formant un montage où se mélangent les genres dans des effets de contraste très appuyés. L’élément comique se caractérise lui aussi par une différenciation des procédés. Indiscutablement, Horribilcribrifax est une comédie du langage : les figures grotesques parlent un salmigondis mélangeant les langues (italien et allemand pour Horribili ; français et allemand pour Daradiri ; latin, grec, hébreu et allemand pour Sempronius), ou encore un sabir érudit farci de citations (le pédant Sempronius) ou populaire truffé de dictons ou de formules clichées (l’entremetteuse Cyrille, qui « parle par proverbes » comme Sancho Pança). Apparaissent aussi au fil des propos des mots français germanisés : gedictioniret, cunfidiren, melancholisieren, parlamentieren, Defendierung, ou de bizarres hapax comme verbasilisken, vermedusieren... On a déjà mentionné les citations littéraires d’auteurs classiques : elles s’accompagnent d’un procédé (répété à satiété, jusqu’à lasser tant il devient mécanique), l’équivoque : Cyrilla femme du peuple comprend de travers les mots étrangers et les transforme en à-peu-près plus ou moins réussis 15 ... Autres procédés : les métaphores outrées, les comparaisons incongrues, les accumulations surabondantes. On peut être saisi de quelque vertige devant ce déluge verbal, cette démesure oratoire, cette outrance polyglotte faisant entendre sept langues (à celles qui ont été mentionnées s’ajoutent le hollandais, l’espagnol et un hébreu populaire ou yddisch sans doute assez approximatif). Pour une part notable, la pièce est donc une comédie farcesque. Ce qui n’altère en rien sa dimension morale. Le premier thème développé à travers les démarches galantes est celui du choix d’une épouse. Il ne 15 Exemple de ces quiproquos souvent primaires (ou tirés par les cheveux...) : « Sat est. - Ja, ich will wohl satt essen » ou encore « Ey nein, ad rem tandem - Redet, ich hab es verstanden ». Yves Giraud 302 sera heureux, laisse entendre l’auteur, que si l’on respecte le code de la conduite vertueuse. L’amour chaste et modeste est récompensé, les desseins troubles, malhonnêtes ou intéressés sont punis. Quant au second thème, il insiste sur la dénonciation des fausses apparences, de l’illusion (bravoure, galanterie, honnêteté, décence...). Pour reprendre des expressions de Gryphius poète lyrique, le Falscher Wahn, l’illusion trompeuse de ce qui n’est qu’Irrlicht, feu follet ; à la même époque, d’autres parleraient de « desengaño ». Il y a certes un évident paradoxe dans la profondeur de cette leçon morale illustrée par le grotesque de la scène. Car l’un des intérêts majeurs de la pièce est dans la représentation du miles gloriosus, du matamore à l’allemande, dirait-on. En effet, l’époque (celle de la guerre de Trente Ans) a pu livrer de nombreux modèles de soudards fanfarons. Et au théâtre, le Bramarbas, le fier à bras, le bravache, sera l’un des types favoris de la comédie baroque. Le premier exemple date déjà de 1594, dans Vincentius Ladislaus du prince Heinrich Julius von Braunschweig. En Hollande, Bredero montrera un fanfaron pauvre et affamé, se donnant l’allure hautaine de l’hidalgo dans son Spansche Brabander (1617). Chez Gryphius, on relève une nette prédilection pour ce type. Au milieu de ses épigrammes, on trouve une pièce satirique, l’épître du « Kapitän Schwärmer an die schönste und edelste der Welt » (le capitaine Songe-creux à la plus belle et la plus noble du monde). Dans Dornrose, un autre exemple est donné par Wilhelm von hohen Sinnen (qui aura ce mot révélateur : « Wo kein Ansehen, da sei keine Furcht » ; là où il n’y a pas d’apparence prestigieuse, il n’y a pas de respect craintif). Et Corneille dans tout cela ? Gryphius le connaissait bien: à preuve, deux citations, non pas de l’Illusion, mais du Cid, dans Horribili : l’un des matamores s’écrie en français « O rage, ô désespoir ! » et ailleurs paraphrase « Mut kommt vor den Jahren bei wackeren Gemütern » (la valeur n’attend pas...). Mais plus précisément, c’est le personnage de Matamore qui semble avoir hanté Gryphius : certes, on objectera que tous les fanfarons se ressemblent. Oui et non : s’il y a indiscutablement la reprise d’une série de formules ou de procédés stéréotypés dans le rôle, il y a aussi des points de contact plus précis. Remarquons tout d’abord l’hypertrophie du type : non pas un, mais deux bravaches, chacun accompagné de valets à leur image (l’un d’eux se nomme Don Cacciadiavolo), et occupant une place notable sur la scène. Gryphius en rajoute, sans mesure, en leur prêtant nombre de vantardises outrées et de grandiloquentes déclarations qui se démentent à la moindre alerte, vraie ou fausse. Voici un extrait de la première scène, que je traduis du mieux que je puis. Un admirateur de Corneille dans l’Allemagne baroque 303 C a p it a in D a ra d iri d a tu mt a ri de s W in d b re c h e r v on t a u s e n d M o r d - Don Diego, rückt uns den Mantel zurechte. Don Cacciadiavolo, ich halte, dass das östliche Teil des Bartes mit der Westseiten nicht allzuwohl übereinkomme. D o n C a c c ia di a v ol o - Grossmächtigster Herr Capitain, es ist kein Wunder ! Die Haare der linken Seite sind etwas versengt von den Blitzen seiner feuerschiessenden Augen. D a r a . - Blitz, Feuer, Schwefel, Donner, Salpeter, Blei und etliche viel Millionen Tonnen Pulver sind nicht so mächtig, als die wenigste reflexion, die ich mir über die reverberation meines Unglücks mache. Der grosse Chach Sesi von Persen erzittert, wenn ich auf die Erden trete. Der türkische Kaiser hat mir etlich mal durch Gesandten eine Offerte von seiner Kron getan. Der weitberühmte Mogul schätzt seine retranchemente nicht sicher für mir. Africa hab ich vorlängst meine Cameraden zur Beute gegeben. Die Prinzen in Europa, die etwas mehr courtese haben, halten Freundschaft mit mir, mehr aus Furcht, als wahrer affection. Und der keine verleckerte Bernhäuter, der Rappschnabel, ce bougre, ce larron, ce menteur, ce fils de putain, ce traistre, ce faquin, ce brutal, ce bourreau, ce Cupido darf sich unterstehen seine Schuh an meinen Lorbeerkranzen abzuwischen. Ha ma déesse ! merveille du mond ! ! adorable beaut ! unüberwindliche Schöne ! unvergleichliche Selene ! wie lange wollt Ihr mich in der Courdegarde eurer Ungunst verarrestieret halten ? D o n D ie g o - Signor mio illustrissimo ! mich wundert nicht wenig, dass Ihr das Bollwerk von Selene noch nicht habt minieren können. Die Damoisellen dieses Landes erschrecken, wenn sie Euch von Spiessen, Schlachten, Köpfe abhauen, Städte anzünden und dergleichen discourieren hören. Sie meinen, dass Ihr todos los diabolos in der Vorbruch, wie die Schweizer in dem Hosenlatz, traget. [...] D a r a . - Behüte mich der grosse Vitrliputrli, was ist das ? dort (es erscheinet von ferne eine Katze) sehe ich zwei brennende Fackeln uns entgegenkommen. D o n C a c c . - Hola ! ins Gewehr ! ins Gewehr ! Die Nacht ist niemands Freund. D a r a . - Ey lasst uns weichen ! wir sind ausser unserm Vorteil und möchten verräterlich überfallen werden. Ich will nicht von mir sagen lassen, dass ich mich der Finsternis zu meiner Victorie missgebraucht. D o n C a c c . - Bei der Seele des general Wallensteins, sie blasen zu Sturm. D o n D ie g o - Ey lasst uns stehen bleiben ! sehet Ihr nicht ? es ist eine Katze, die also mit den Augen funkelt. D o n C a c c . - Es mag der Beelzebub wohl selber sein. Yves Giraud 304 D a r a . - Ho ! ich bin vor ihm unerschrocken. Der ganze Leib zittert mir vom Zorn wie eine Gallart. Ich werde ganz zu lauter Herze und kenne mich schier selber nicht : ich schwitze vor Begierde zu fechten. Voici le bras qui rompt le cours des destins de tous ! D o n D i e g o - Des fous ! und fähret vor Furcht aus den Hosen. D a r a . - Was sagt don Diego ? D o n D i e g o - Ich sage, Ihm reissen vor Ungeduld zu warten die Hosen entzwei. C a p it a in D a ra . zeucht den Degen aus - Sa, sa ! heran, heran ! du seiest auch wer du seyst ! je brave la main des Parques, ich habe wohl eher alleine dreissig mal hundert tausend millionen Geister bestanden. [...] C a p it a in e D a r a diri da tu mt a ri d e s T a ill e v e n t d e M ill e m o rt - Don Diego, veuillez rétablir l’ordonnance de notre manteau ! Don Cacciadiavolo, m’est avis que le côté oriental de notre barbe ne s’accorde point de la bonne manière avec sa partie occidentale. D o n C a c c ia d ia v o l o - Très puissantissime Seigneur Capitaine, ce n’est point merveille ! les poils du côté gauche sont quelque peu roussis par l’éclat de vos yeux tire-flammes. D a r a . - Eclairs, feux, soufre, tonnerre, salpêtre, plomb et quelques petits millions de tonnes de poudre ne sont point si puissants que la moindre des réflexions que je me fais sur la réverbération de mon malheur. Le grand shah Sesi de Perse tremble quand je pose le pied à terre. L’empereur de Turquie m’a maintes fois envoyé des ambassadeurs pour m’offrir sa couronne. Le très célèbre Mogol n’estime pas ses retranchements assez fortifiés contre moi. Naguère j’offris à mes camarades l’Afrique en butin. Les princes de l’Europe, qui ont plus de courtoisie, font amitié avec moi, plus par crainte que par sincère affection. Et ce petit vaurien fainéant, ce cinglé, ce bougre, ce larron, ce menteur, ce fils de putain, ce traître, ce faquin, ce brutal, ce bourreau, ce Cupidon se permet d’essuyer ses souliers à ma couronne de laurier ! Ah, ma déesse ! merveille du monde ! adorable beauté ! belle incomparable, inestimable Séléné, combien de temps voulezvous me tenir aux arrêts dans la cour de garde de votre défaveur ? D o n D ie g o - Signor mio illustrissimo, je ne m’étonne guère que vous n’ayez pu jusqu’ici miner les retranchements de Séléné. Les demoiselles de ce pays tremblent de terreur quand elles vous entendent discourir de piques, de batailles, de têtes coupées, de villes incendiées et semblable ragoût. Elles sont d’avis que vous avez todos los diabolos dans votre baratin comme les Suisses l’ont dans leur braguette. Un admirateur de Corneille dans l’Allemagne baroque 305 D a r a . - Que le grand Vitrliputrli me protège ! qu’est ceci ? Là-bas (apparaît un chat dans le fond de la scène) j’aperçois deux torches flamboyantes qui viennent vers nous. D o n C a c c . - Holà ! aux armes, aux armes ! La nuit n’est l’amie de personne. D a r a . - Hé, cédons le pas ! Nous ne sommes pas à notre avantage et nous pourrions être assaillis par traîtrise. Je ne veux point que l’on dise de moi que j’ai lâchement profité des ténèbres pour vaincre. D o n C a c c . - Par l’âme du général Wallenstein, ils sonnent la charge ! D o n D i e g o - Eh, restons donc ici ! ne voyez-vous pas que c’est un chat dont les yeux brillent ? D o n C a c c . - Il se pourrait bien que ce soit Belzébuth en personne. D a r a . - Ho, je ne le redoute point ! Tout le corps me tremble de colère comme de bile échauffée. Je ne suis plus qu’un cœur intrépide et ne me connais presque plus moi-même, je transpire de l’envie de tirer mon épée. Voici le bras qui rompt le cours du destin de tous. D o n D i e g o - Des fous ! et de peur il fait dans sa culotte. D a r a .- Quoi ? que dit don Diego ? D o n D ie g o - Je dis que de l’ennui de l’attente, votre pantalon se fend en deux. L e c a p it a in e D a ra ., tirant son poignard - Çà, çà ! avancez, avancez ! et qui que vous puissiez être ! Je brave la main des Parques, et jadis j’ai bien résisté tout seul à l’assaut de trente fois cent mille millions d’esprits ! Le passage est très caractéristique, exploitant les diverses facettes du type en leur conférant une emphase notoire et une touche de particularisation. Le capitan alterne la vantardise outrée et la galanterie affectée, mais dès le début la baudruche se dégonfle, et la couardise piteuse l’emporte. Le baragouin franco-allemand complète la bouffonnerie : le Matamore cornélien a tout de même plus de tenue ! En outre, dès cette première scène, quelques rapprochements avec L’Illusion comique viennent à l’esprit. 1- Les exploits guerriers que l’on envisage : Il est vrai que je rêve, et ne saurais résoudre Lequel je dois des deux le premier mettre en poudre Du grand sophi de Perse ou bien du grand mogor. (225-227) 2- La faveur réservée à certains : En Europe, où les rois sont d’une humeur civile, Je ne leur rase point de château ni de ville. (325-326) Yves Giraud 306 3- Les fanfaronnades belliqueuses se transformant en humeur galante : toutefois, je songe à ma maîtresse [...] Ce penser m’adoucit. Va, ma colère cesse. (245-246) D’autres passages autorisent encore certaines mises en relation ; ainsi, les couronnes offertes par le bravache à la femme qu’il courtise : Choisissez en quels lieux il vous plaît de régner ; Ce bras tout aussitôt vous conquiert un empire : J’en jure par lui-même, et cela c’est tout dire. (416-418) ce qui devient chez l’Allemand : Meine Prinzessin, unico specchio di bellezza, regina degli astri, miracolo dei cieli et honor della natura, will Sie Kaiserin von Trapezont, Königin von Morenland, Fürstin von Aegypten, [...] anzi Herzogin über Persen genennet werden ? Sie gebiete: all diese Kronen sollen innert einem Monat, drei Tagen und zwei Stunden, und vielleicht in questo giorno zu Ihren Füssen liegen. On voit bien ici le goût de l’amplification, ce grossissement caractéristique qui développe et exploite au maximum la suggestion initiale. En revanche, la confrontation de deux phrases transforme le jeu de scène en vantardise verbale. - Monsieur [...] - Que veux-tu, page ? - Un courrier vous demande. - D’où vient-il ? - De la part de la reine d’Islande. - Ciel, qui sais comme quoi j’en suis persécuté, Un peu plus de repos avec moins de beauté ! (461-464) Andere kann ich jeden Augenblick haben. Als wenn mir nicht die Königin von Monomotapa noch gestern durch einen eignen Curier ihr Königreich hätte anbieten lassen, mit dem Bedinge, dass ich sie heiraten solle ! Les menaces de mort proférées contre le valet insolent ont la même grandiloquence chez les deux auteurs : Je te donne le choix de trois ou quatre morts : Je vais d’un coup de poing te briser comme verre Ou t’enfoncer tout vif au centre de la terre, Ou te fendre en dix parts d’un seul coup de revers, Ou te jeter si haut au-dessus des éclairs Que tu sois dévoré des feux élémentaires. (925-929) Will Sie, dass ich ihn mit dem Arm nell’aria, in die Luft schmeisse, dass er sich in dem Elementarischen Feuer anzünde ? will Sie, dass ich ihn mit einem zornigen Anblick in einen Felsen verwandle ? will Sie, dass er von dem Schnauben meiner Nase, als Schnee zurückschmelzen müsse ? will Sie, Un admirateur de Corneille dans l’Allemagne baroque 307 dass ich ihn per le treccie aufhebe und zu Boden werfe, dass er in die sechs und dreissig mal hundert tausend Stücke zerspringe wie Glas ? Wenn ich nicht meines Lebens Einrede gelten liesse, so wollte ich dich al primo colpo mit dem Stabe zwölf Ellen tief in diese Mauern jagen, dass nichts von dir hier, ohn der rechte Arm, zusehen sein sollte, mit welchem du den Hut abziehen könntest, wenn mein Engel etwa vorüber gienge. A côté de quelques autres similitudes 16 , relevons encore que les deux matamores ont chacun des valets chez Gryphius ; qu’ils font une cour ridicule aux jeunes filles, leur adressant chacun une lettre en galimatias emphatique ; que, menaçant leur valet, celui-ci réplique en les menaçant à son tour (IC III, sc. 9 ; H p. 78-79) ; et qu’à la fin ils sont démasqués, bastonnés et quittent la scène honteusement (même si chez Gryphius on les force à un mariage assez peu reluisant) (IC III, sc. 9-10, 709-10 ; H p. 79). De ce rapide survol, dont le bilan pourra paraître assez limité, je dégagerai pourtant quelques conclusions : 1) Indéniablement, les fanfarons de Gryphius ont quelque chose de cornélien, même en faisant la part des stéréotypes quasiment inévitables dans le personnage du miles gloriosus. Ils sont, dirait-on, naturellement apparentés à Matamore, fût-ce dans la reprise de situations ou de motifs habituels, ou des effets rhétoriques attendus. Toutefois, on ne relève pratiquement aucune imitation directe. Ce n’est pas une réécriture : ici (comme dans Verliebtes Gespenst) Gryphius est relativement original ; l’influence de Corneille est essentiellement perceptible dans un air de famille 17 . Notons au passage que le jeune Silésien a pu être fasciné par Dorante, le Menteur (pièce qui, je l’ai dit, se jouait à Paris au moment de son séjour), autre incarnation remarquable du fanfaron, mais aussi par le persiflage moqueur du valet Cliton, au point de prêter à Harpax, page de Horribili, semblable attitude. D’ailleurs, comme l’a fait Corneille dans L’Illusion comique paraphrasant le Cid (« Respect de ma maîtresse, incommode vertu, etc. », 735), Gryphius se pastiche lui-même : c’est d’ailleurs une chaîne d’échos assez singuliers. Don Gormas se retrouve dans le personnage de Balbus (dans Leo Armenius) dont les deux bravaches seront des répliques caricaturales. Mon nom sert de rempart à toute la Castille ; Grenade et l’Aragon tremblent quand ce fer brille etc. (II, sc. 1) 16 Encore quelques autres similitudes : IC 873-874 et H p. 69 (le froussard) ; IC 446 sq. et H p. 24-25 (l’anecdote narrée par le valet). 17 Dès 1893, Louis Wysocki relevait cette parenté (Andreas Gryphius et la tragédie allemande au XVII e siècle, E. Bouillon, 1893). Yves Giraud 308 Vor mir erschreckt die Welt. Der weissbezähnte Mohr entsetzt sich vor den Taten, die meine Faust verübt... Ihr hättet, wär’ ich nicht, keinen Kaiser mehr... (alles) beruht auf diesem Degen. (Le monde entier tremble devant moi... Le Maure aux dents blanches est saisi d’épouvante au souvenir de mes exploits... sans moi, vous n’auriez bientôt plus d’empereur... tout dépend de mon épée...). 2) Les traits dominants de la pièce allemande se remarquent sans peine : c’est d’abord une insistance trop marquée, une nette tendance à la surenchère, une démesure qui tourne parfois à l’enflure ; puis un comique d’un goût un peu lourd, jusque dans des plaisanteries d’écolier assez rudimentaires. Wysocki relevait par ailleurs, à propos des tragédies, que « le talent rude de Gryphius glisse du grand au trivial sans s’en apercevoir » 18 . Ici également, il s’agit d’un gros rire peu raffiné, simpliste, voire puéril, qui fait succéder à l’emphase pompeuse la grossièreté la plus vulgaire. 3) L’importance accordée aux valeurs morales, si sensible dans le reste de l’œuvre de Gryphius, conduit ici à la dénonciation satirique du masque, des apparences, du faux-semblant. Autre façon de dire la vanitas mundi. « Tutto è burla, totus mundus agit histrionem ». D’où ces leitmotive obsédants et omniprésents, qui insistent sur « die Vergänglichkeit der menschlichen Sachen », sur les étourderies de la jeunesse (« Ich kann mich nicht genug verwundern über die törichten und unbesonnenen Jugend »), et sur l’exigence de vertu. « Lieber das Leben verlieren als die Ehre », dira Sophie. Mais c’est la visée du moraliste avant tout, qui met en scène des insensés, et non pas des scélérats 19 . Ses vantards à la légère ne s’attirent que le persiflage amusé, et non le rire grinçant du sarcasme. En somme, cette comédie, c’est du baroque loufoque, aux couleurs criantes ou criardes. Ce qui étonne un peu de la part de Gryphius, que l’on imaginait incapable de rire. Or l’homme baroque (allemand) réunit en lui des contrastes fortement appuyés, ce que l’époque favorise, par son atmosphère sombre, violente en même temps que par son goût pour le comique ; le théâtre allemand, on l’a dit, fait voisiner les scènes de violence brutale et la grosse farce. Tout cela est dans le caractère de Gryphius. 4) Enfin, Horribilicribrifax peut être qualifié de divertissement de collège, car c’est une pièce « savante » (faisant recours aux langues étrangères et aux citations littéraires), de ton pédantesque, en même temps qu’une énorme facétie pas toujours très regardante sur la qualité de son comique. C’est l’œuvre d’un érudit qui se donne un moment de récréation, qui se délasse dans une échappée d’humeur joyeuse, sans oublier son bagage 18 Op. cit., p. 321. 19 Cf. « Les fous pareils à lui ne sont jamais méchants », Jodelet duelliste, II, 6. Un admirateur de Corneille dans l’Allemagne baroque 309 culturel. D’où une pièce peut-être davantage faite pour la lecture que pour la représentation, une pièce dont toute la saveur ne sera perçue que par des esprits semblables, hommes de cabinet, polyglottes frottés de latin et de grec, amateurs occasionnels de divertissement. De cet « étrange monstre », de cette « pièce capricieuse », de cette « galanterie extravagante », Gryphius aurait pu dire, en reprenant les mots de Corneille dans la dédicace de L’Illusion comique : « Qu’on en nomme l’invention bizarre et extravagante tant qu’on voudra, elle est nouvelle ». Il est vrai que dans son Examen le dramaturge français affirmait que « les caprices de cette nature ne se hasardent qu’une fois, et quand l’original aurait pu passer pour merveilleux, la copie n’en peut jamais rien valoir ». Ne soyons pas si sévères pour Horribilicribrifax, et ses matamores, personnages (dit encore Corneille) « inventés exprès pour faire rire et dont il ne se trouve point d’original parmi les hommes : [capitans] qui soutien[nen]t assez [leur] caractère de fanfaron pour me permettre de croire qu’on en trouvera peu, dans quelque langue que ce soit, qui s’en acquittent mieux ».