Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
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2008
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Corneille et Alfieri : de la mythologie de l’histoire au volontarisme en tant qu’esthétique et anthropologie
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2008
Mariangela Doglio Mazzocchi
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PFSCL XXXV, 68 (2008) Corneille et Alfieri : de la mythologie de l’histoire au volontarisme en tant qu’esthétique et anthropologie MARIANGELA DOGLIO MAZZOCCHI (Université de Milan) Complexe et sévère, l’esthétique théâtrale de Corneille* développe l’image mythique d’un personnage-héros exprimant une revendication de liberté politique et un idéal de haute dignité morale. La tension intérieure, l’effort d’auto-suggestion, l’emphase du raisonnement, aident le héros cornélien à aller au-delà du vraisemblable pour créer la condition dramatique. Si Corneille utilise rarement dans ses Discours le mot ‘héros’ dans l’acception originelle désignant les héros légendaires de la tragédie grecque, ses personnages assument néanmoins une double fonction : dramatique pour le déroulement de l’intrigue, morale en tant que sujets dignes d’admiration et par là exemplaires. C’est un soin que nous devons prendre de préserver nos héros du crime tant qu’il se peut, et les exempter même de tremper leurs mains dans le sang, si ce n’est en un juste combat 1 . L’exercice de la mimesis théâtrale est gouverné par un principe d’harmonie à mi-chemin entre réel et imaginaire ; par conséquent, le personnage tragique est transfiguré avec ses contradictions et vit jusqu’à la mort dans l’impossibilité de les résoudre : le héros excède le réel ! Les tragédies de Corneille, politiques par leurs sujets et par leurs allusions à l’actualité, passionnelles mais aussi philosophiques de par leurs fondements religieux, dramatiques mais en définitive optimistes par la confiance qu’elles manifestent dans le courage de l’homme-héros capable de * Les tragédies de Corneille ont été éditées par A. Niderst, Edition du Théâtre Complet de Corneille, publication de l’Université de Rouen, en 6 vols., 1984-86. 1 P. Corneille, Œuvres complètes, t. III, Paris : Gallimard, 1987, p. 160. Mariangela Doglio Mazzocchi 324 maîtriser et soi-même et son propre destin, renouvellent l’idée même du tragique. Les héros au centre de la scène exhibent une foi dans la volonté, dans la raison de l’homme visité par la grâce, une conception noble de l’existence que Corneille tire tant de l’Antiquité que de la tradition féodale et chevaleresque : Cette vitalité oratoire française s’intègre dans une culture d’État imposée par une institution monarchique dont le jeune roi se plaît à incarner la gloire et la puissance 2 . Il s’agit de noms qui ne se font personnages que lorsqu’ils acquièrent la force nécessaire pour affirmer leur propre volonté à l’encontre d’un destin adverse, de personnages qui ont grandi à partir de Tite Live et de Plutarque, capables de dissimuler, de se contrôler en freinant une fantaisie qui tend au merveilleux et de respecter entièrement l’autorité constituée. Et ce que le héros choisit d’affirmer se construit sur la négation permanente d’une idée ou d’une tendance antagoniste. Le oui héroïque implique un non décisif constamment réitéré : négation de la fortune adverse, mais en même temps négation et refoulement conscient d’un moi qui aurait pu céder devant l’adversité. À la limite, cette négation exige le martyre, le sacrifice entier de la vie, pour que triomphe le oui impérissable qui en est la contrepartie 3 . Pour Corneille, homme de son temps, « Dieu concourt à toutes les actions des hommes », selon les mots de Richelieu dans son Testament politique. Par conséquent, la certitude de procéder dans la même direction que Dieu et l’Histoire convient à une morale de l’énergie et garantit les actions généreuses du personnage tragique. Le héros fonde sa réputation sur ses exploits, de telle manière que même des entreprises discontinues sont unifiées sous son nom illustre ; cependant, si tout se termine dans la gloire, tout commence par les coups de main de la volonté. Dans son livre Héros et Orateurs, Marc Fumaroli réfléchit ainsi sur les textes classiques de Corneille : L’idéal aristotélicien de la magnanimité, tel qu’il est réinterprété au XVII e siècle par les théologiens et moralistes de la Réforme catholique, est un des plus profonds substrats de l’héroïsme cornélien ; 2 G. Declerq, La rhétorique classique entre évidence et sublime (1650-1675), AA.VV., Histoire de la rhétorique dans l’Europe moderne, Paris : PUF, 1990, p. 629. 3 J. Starobinski, L’œil vivant, Paris : Gallimard, 1961, p. 49. Corneille et Alfieri 325 et encore : L’idéal de la magnanimité christianisé est lié à une rhétorique du sublime. L’Éthique à Nicomaque et le Traité du sublime sont les deux sources majeures de la grandeur humaine et de la grandeur littéraire que théologiens et rhéteurs de la Réforme catholique proposent aux élites européennes, idéal dont le Corneille de la maturité se fait, à sa manière, l’éloquent interprète 4 . Les tragédies de Corneille, par leurs sujets historiques et passionnels dont la trajectoire culmine dans le sublime, se situent sur le plan élevé et intemporel de la méditation sur les grandes questions politiques 5 , tandis que l’amour apparaît comme une source de problèmes toujours en conflit avec l’héroïsme. Les obstacles s’intériorisent pour la première fois en une crise morale où l’amour rivalise avec l’honneur, parcours initiatique qui offre aux esprits fiers l’occasion de se former pleinement et de marquer l’histoire de leur sceau. Corneille écrit dans son premier discours : [La] dignité [de la tragédie] demande quelque grand intérêt d’État, ou quelque passion plus noble et plus mâle que l’amour, telles que sont l’ambition ou la vengeance, et veut donner à craindre des malheurs plus grands que la perte d’une maîtresse 6 . Si le sacrifice est douloureux, l’affirmation de la volonté est triomphante, la sublimation du devoir épanouissante ; grands sentiments, fortes émotions : c’est dans cet esprit que Corneille a forgé ses personnages. Le héros aspire à un idéal, que Corneille appelle gloire, qui dépasse les louanges des hommes et le souci de sa réputation personnelle : Il y va de ma gloire : il faut que je me venge Le Cid (v. 842, Chimène) Immole avec courage au sang qu’il a perdu Celuy qui met sa gloire à l’avoir répandu (Le Cid, vv. 903-904, Rodrigue) Le bon et le mauvais sont égaux pour ta gloire Et dans un tel dessein, le manque de bonheur Met en péril ta vie, et non pas ton honneur (Cinna, vv. 262-264, Émilie) Si bien que pour laisser une illustre mémoire, 4 M. Fumaroli, Héros et orateurs. Rhétorique et dramaturgie cornéliennes, Droz : Genève, 1990, p. 324. 5 J. Truchet, La tragédie classique en France, Paris : PUF, 1975, p. 92. 6 P. Corneille, Œuvres, Trois discours sur le poème dramatique, éd. L. Forestier, Paris : SEDES, 1963, p. 46. Mariangela Doglio Mazzocchi 326 La mort seule aujourd’hui peut conserver ma gloire (Horace, vv. 1579- 1580, Horace) C’est la certitude cartésienne que la décision prise est conforme à l’idéal que l’on poursuit, profil moral qui se dégage du Traité des passions de l’âme 7 , plaçant les ambitions du héros plus haut que le commun des hommes, celui qui désire ce que les autres n’osent pas ou ne peuvent pas désirer. Malgré le poids du malheur, la passion de la gloire fait naître dans les cœurs héroïques une joie qui les distingue des cœurs persécutés. Les héros s’éloignent du bonheur et rien dans leurs cœurs ne vient compenser leurs regrets. Cet idéal donne le souffle à tous les choix du héros, anime ses actes et lui impose un devoir quasi religieux, une puissance transcendante qui l’emporte sur tout autre lien et sur la vie elle-même. De fait, le théâtre de Corneille est un théâtre de la crise, c’est-à-dire d’une insurgence profonde qui situe le personnage devant un choix crucial, choix qui constitue un problème tragique où la vie et la mort s’affrontent ; mais le personnage cornélien, de par sa volonté, rétablit l’ordre dans le chaos de la violence, sentimentale ou politique, et, coulé dans une atmosphère sacrée, il s’offre d’une manière quasi liturgique au sort qu’il s’est choisi en pleine conscience et rigueur. Comme le dit Doubrovsky, « un personnage classique qui vise, dans les affres de la douleur, à la compréhension aiguë de lui-même » 8 . Dans la Vie de M. Corneille, Fontenelle souligne que l’auteur était un bourru intelligent et sensible, d’extraction bourgeoise, mais de sentiments héroïques : Il était mélancolique […] il avait l’humeur brusque […] Il avait l’âme fière et indépendante, nulle souplesse, nul manège, ce qui l’a rendu très propre à peindre la vertu romaine et très peu propre à faire fortune 9 . Ses innovations produisent un approfondissement dramatique et sont d’une importance capitale dans l’histoire du théâtre, parce que l’auteur français, à travers ses « trois discours et leurs hésitations, compose l’image la plus hautaine de l’art qu’on se soit jamais formée avant Mallarmé et Valéry » 10 . 7 Descartes, Traité des passions de l’âme, dans Œuvres, Paris : Gallimard, (Bibliothèque de la Pléiade), p. 791 sv. 8 S. Doubrovsky, Corneille et la dialectique du héros, Paris : Gallimard, 1963, p. 502. 9 Fontenelle, Vie de M. Corneille avec l’histoire du théâtre français jusqu’à lui, Paris : Saillant, 1764, t. III, p. 78. 10 R. Brasillach, Pierre Corneille, Paris : Fayard, 1938, p. 376. Corneille et Alfieri 327 Les réflexions de la psychologie contemporaine signalent qu’il s’agit de l’affirmation d’un sur-moi et de la recherche obsédante d’une perfection idéalisée et quasi inaccessible. André Gide, dans sa critique sur Dostoïevsky, écrit : Le héros français, tel que nous le peint Corneille, projette devant lui un modèle idéal qui est lui-même encore, mais lui-même tel qu’il se souhaite, tel qu’il s’efforce d’être, non point tel qu’il est naturellement, tel qu’il serait s’il s’abandonnait à lui-même. La lutte intime que nous peint Corneille c’est celle qui se livre entre l’être idéal, l’être modèle et l’être naturel que le héros s’efforce de renier 11 . De fait avec Corneille une correspondance étroite s’établit entre sujet et mœurs : En s’écartant des conventions livresques de ses prédécesseurs pour s’inspirer ainsi des mœurs de son temps, Corneille réussit à faire vivre sur le théâtre de grandes luttes morales qui touchent à l’essence même du tragique 12 . Dans son Essai de génétique théâtrale, Georges Forestier souligne que l’une des caractéristiques du héros cornélien est la capacité de susciter la sympathie de l’auditoire : « il est celui auquel le public doit s’attacher, auquel le public doit, en termes de dramaturgie moderne, s’identifier » 13 . Ainsi, l’art de Corneille présente, comme partie essentielle du drame, le caractère du personnage qui, dans son mouvement psychologique, subordonne les faits extérieurs à une force interne qui lui permet d’établir dès le début une ligne de conduite et de la suivre jusqu’à la fin, en maîtrisant ses propres sentiments, et en tendant de tout son être à un but clair, déterminé, immuable. L’action essentielle est intérieure, psychologique, et le drame est généré par l’affrontement de deux volontés également fortes et déterminées qui tendent à des fins différentes. La lutte dans laquelle le personnage s’engage contre toutes les difficultés extérieures ou internes à son âme est un hommage rendu à la raison et à la volonté ; mais une volonté si accomplie et une raison si absolue produisent nécessairement des situations extraordinaires qui exigent des caractères démesurés, irréels et excessifs agissant dans l’affrontement de deux principes opposés pour que brillent finalement la force morale et la volonté du héros. « Les grands sujets […] écrit Corneille doivent toujours aller au-delà du vraisemblable » 14 . 11 A. Gide, Dostoïevsky, Paris : Plon, 1923, p. 171. 12 E. Forsyth, La tragédie française de Jodelle à Corneille, Paris : Nizet, 1962, p. 410. 13 G. Forestier, Essai de génétique théâtrale, Genève : Droz, 2004, p. 217. 14 Cf. R. Mantero, Corneille critique, Paris : Bouchet-Chastel, 1964, p. 168. Mariangela Doglio Mazzocchi 328 Peu à peu cette volonté se fait absolue et produit une transformation technique du drame : le conflit entre deux protagonistes, deux volontés fortes, ne s’impose plus ; un héros suffit, dont la volonté supérieure, méprisant tout obstacle, est au-dessus de tout. C’est la phase finale de l’œuvre de Corneille, écrivant dans la préface à Nicomède : La tendresse et les passions qui doivent être l’âme des tragédies, n’ont aucune part en celle-ci ; la grandeur de courage y règne seule, et regarde son malheur d’un œil si dédaigneux qu’il n’en saurait arracher une plainte 15 . Partant, le héros n’est plus le point de départ ni le mobile : il devient le centre du drame tout entier. En plus, la passivité du héros n’est qu’apparente, puisque sa volonté intérieure demeure active et détermine son parcours sans aucun affaissement pathétique, en se mettant plutôt au service d’une rationalité alerte qui doit marquer de manière irréfutable sa grandeur. Le personnage cornélien agit conformément à une vérité que sa raison reconnaît comme telle et, tout en s’élevant à des exploits dignes d’une admirable éloquence, il est souvent impersonnel, parfois abstrait, et agit à l’intérieur d’un circuit d’opinions morales dont la valeur absolue, catégorique, immuable se situe toujours au-dessus de sa propre individualité : « Comme le courtisan qui l’applaudit, le héros de théâtre doit briller par son courage et par sa noblesse » 16 . Alors qu’à la base des drames cornéliens nous retrouvons la société de son temps, avec toute l’importance que celle-ci attribuait à l’intelligence éclairée par la volonté et la raison, les motivations qui sous-tendent l’œuvre dramaturgique de Vittorio Alfieri sont d’un tout autre genre. Ce poète italien du XVIII e siècle connaît bien les expériences artistiques des auteurs français, qu’il met à profit sans toujours l’avouer explicitement, mais poursuit une approche différente de l’art théâtral qu’il conçoit en termes essentiellement politiques. En effet, Alfieri s’était proposé d’éduquer à la liberté ses concitoyens vivant dans un pays soumis à l’étranger, et de tirer le peuple italien de cet avilissement en le rendant conscient de sa propre dignité. Dans le but d’éveiller les consciences et de secouer la volonté des individus, Alfieri introduit dans ses drames des personnages à la personnalité forte et déterminée, dont les passions définitives et exclusives déterminent une héroïcité fondée sur le volontarisme, héritage d’une culture protoromantique plutôt que classique. 15 Nicomède, « Au lecteur », dans Œuvres complètes, t. II, 1984, p. 639. 16 J. Scherer, La dramaturgie classique en France, Paris : Nizet, 1986, p. 21. Corneille et Alfieri 329 Par conséquent le héros d’Alfieri, comme cela arrive dans les drames cornéliens, se concentre sur une passion unique, sur une seule aspiration alimentée par sa force de volonté ; cependant, Alfieri remplace les vertus morales et rhétoriques de Corneille par une volonté politique qui dans le bonheur ou dans le malheur rend les personnages vivants et fonde une dramaturgie nouvelle. Le vice et la vertu ont une base commune, et souvent les héros tombent dans le gouffre de leurs fautes et périssent physiquement ou moralement, tandis que l’amour pour la liberté, qui pour Alfieri est en même temps condition et résultat de toute perfection morale, subordonne et détermine toute autre affection ; c’est ce qu’exprime le personnage de Virginia à propos de son amour pour Icilio : Nobil non è, ciò basta ; e non venduto Ai tiranni di Roma ; indi egli piacque Al mio non guasto core. Accolta io veggo In sua libera al par che ardita fronte La maestà del popolo di Roma. (Virginia, vv. 36-40, Virginia) 17 Dès le début du drame, les passions sont données pour formées et présentes dans la conscience des personnages, alors que la catastrophe les menace. L’action est par conséquent concentrée dans un seul noyau poétique, et l’intérêt du drame converge entièrement dans l’affrontement définitif des forces en conflit dont la lutte amène inévitablement à la mort. Il dramma alfieriano non si fonda sull’intreccio, e non consiste nel progressivo chiarirsi di una passione, né i personaggi alfieriani si piegano, vinti, al loro destino : è dramma che si incentra in una volontà compressa da una forza invincibile e fatale e che, giunta al limite irresistibile della tensione, si ribella a riconquistare nell’attimo almeno della catastrofe la sua libertà morale, ad affermare così la sua grandezza 18 . 17 V. Alfieri, Opere, Tragedie, Virginia, Milano : Ricciardi, 1977, t. I, p. 608 : « Il n’est point un patricien, et cela suffit. Il n’est point vendu aux tyrans de Rome ; voilà ce qui le rend cher à mon cœur… Je vois sur son front, aussi noble que fier, toute la majesté du peuple romain », Virginie (acte I, scène I), Œuvres dramatiques du Comte Alfieri, traduites de l’italien par C.B. Petitot, A Paris : chez Giguet et Michaud, 1802, t. III, p. 95. 18 G.M. Pasquini, Alcuni rapporti della tragedia dell’Alfieri con la tragedia francese, dans AA.VV., Vittorio Alfieri, Firenze : Soc. Ed. Universitaria, 1951, p. 157. « Le drame alfiérien ne se fonde pas sur l’intrigue, et ne consiste pas dans l’éclaircissement progressif d’une passion ; ses personnages non plus ne se plient pas, vaincus, à leur destin : le drame est centré sur une volonté oppressée par une force invincible et fatale et qui, parvenue à l’extrême limite de la tension, se révolte pour reconquérir au moment même de la catastrophe sa liberté morale, pour affirmer ainsi sa grandeur » (c’est moi qui traduis). Mariangela Doglio Mazzocchi 330 Il est bien connu que Vittorio Alfieri accepta le principe poétique du classicisme qui imposait, pour la noblesse du genre tragique, des sujets antiques, royaux, consacrés par la gloire ; le dramaturge italien avait surtout trouvé dans l’histoire romaine et grecque les modèles d’humanité qui revêtaient à ses yeux le caractère de l’exemplarité. Dans Agamennone, il présente par exemple une matière qu’il tire de la tradition, revisitée par sa vision pessimiste : la passion réduit Clitemnestra dans un état de servitude et de sujétion capables de paralyser toute volonté en elle et de la mener au meurtre. Dans Oreste en revanche, l’action violente se développe sous les coups d’une obsession qui ne donne pas de trêve aux personnages : la volonté de se venger est le tourment angoisseux d’Elettra, qui contamine le jeune et généreux Oreste jusqu’à la fureur, alors que Clitemnestra est opprimée par la prémonition de la mort. Bien qu’indépendant de la tradition classique par son sujet biblique, le drame Saul représente le héros dans un moment d’autoconscience douloureuse avant de s’engager dans une lutte désespérée et héroïque : Tale coscienza - ainsi s’exprime Walter Binni - è fondamentale in Saul e rende la sua azione tanto più tragica e complessa in quanto ogni sforzo, ogni sua illusione (e mai personaggio alfieriano era stato così tenace ed energico nel volere e nel tentare di forzare i limiti ostili che lo rinserrano) nascono in un animo che, mentre agisce con la massima energia, sente a tratti, più in profondo, la difficoltà e addirittura l’inanità della sua azione 19 . Tout comme le héros de Saul, Mirra est consciente d’un sentiment que ni la raison ni la volonté de contrôle n’arrivent à dompter. La passion incestueuse est peinte comme une présence étrangère installée dans l’âme de la protagoniste ; Mirra, dédoublée, perçoit que sa force de volonté est en train de s’évanouir : […] Irato un Nume, implacabile, ignoto, entro il mio petto si alberga ; e quindi, ogni mia forza è vana contro alla forza sua […] (Mirra, vv. 78-81) 20 19 W. Binni, Saggi alfieriani, Roma : Ed. Riuniti, 1981, p. 93. « Cette conscience est fondamentale dans Saul et rend son action d’autant plus tragique et complexe que tout effort, toute illusion (et aucun autre personnage alfiérien n’avait été si tenace et énergique dans sa volonté et ses efforts de forcer les limites hostiles qui l’enferment) naissent dans une âme qui, pendant qu’elle agit avec toute son énergie, perçoit par moments, plus en profondeur, la difficulté voire l’inanité de son action » (c’est moi qui traduit). 20 V. Alfieri, Mirra, in Opere, Milano : Ricciardi, 1977, t. I, p. 1060. « Un dieu irrité, / Implacable, inconnu, s’est installé / Dans ma poitrine ; et, depuis, toute ma force Corneille et Alfieri 331 C’est ainsi que la tentative d’Alfieri pour concilier les drames du ‘moi’ avec le caractère absolu de la tragédie ancienne finit par bouleverser et l’esprit et les formes de celle-ci. Si le drame moderne, auquel la tragédie alfiérienne appartient, introduit dans le corps tragique les doutes du ‘moi’, l’individu ne pourra s’opposer à l’aveugle objectivité de la vie, représentée par la tyrannie, que par la subjectivité de la mort. Le mouvement psychologique se pétrifie aussitôt : le sort du tyran est une solitude intolérable ; le héros positif n’arrive pas à dépasser la limite qui pourrait le conduire à l’action : D’altra parte l’autore per costruire una tragedia essenziale, come gli appariva quella classica, applica i canoni della brevità e della concentrazione fino all’estremo, ricavandone un risultato opposto a quello della compostezza e della misura : una tragedia violenta eppure bloccata (anche dall’incisività dello stile) nell’attesa della catastrofe 21 . La langue de la tragédie d’Alfieri est une langue rigoureusement littéraire, acquise péniblement par un exercice de lectures organisées et exténuantes : les répliques sont extrêmement brèves, les personnages semblent s’enlever réciproquement les mots de la bouche, dans un style qu’Alfieri a trouvé dans quelques vers brisés du théâtre de Sénèque 22 . Selon Anna Maria Finoli : L’atteggiamento dell’Alfieri di fronte allo stile e alla lingua, posti come qualcosa al di fuori e contro di lui, qualcosa da conquistare e dominare, è tipicamente agonistico e in grazia di ciò, anche i pazienti e pedanteschi studi si risolvono in un gesto di lotta, in un’affermazione violenta della volontà e quindi in un atto morale di liberazione 23 . De manière analogue, comme le souligne une large part de la critique contemporaine, le personnage dramatique que Vittorio Alfieri a bâti avec le plus de volonté, ténacité et détermination, c’est bien lui-même tel qu’il se est impuissante / Contre sa force… », Mirra (acte III, scène II), texte traduit par G. Herry. Belval : Circé-Théâtre, 2003, p. 64. 21 A. Barsotti, Alfieri e la scena, Roma : Bulzoni, 2001, p. 81. « D’autre part l’auteur, pour bâtir une tragédie essentielle, telle que lui apparaissait la tragédie classique, applique les règles de la brièveté et de la concentration jusqu’à l’extrême, en obtenant un résultat opposé à celui de la sobriété et de la mesure : une tragédie violente et cependant bloquée (par le tranchant du style également) dans l’attente de la catastrophe » (c’est moi qui traduis). 22 A. Di Benedetto, Le passioni e il limite, Napoli : Liguori, 1994, pp. 46-47. 23 A.M. Finoli, « La lingua della vita alfieriana », Acme, III / 1, aprile 1950, pp. 154- 155. « L’attitude d’Alfieri à l’égard du style et de la langue, posés comme quelque chose en dehors et contre lui-même, quelque chose qu’il s’agit de vaincre et de dominer, est typiquement combative ; par là, même les études patientes et pédantesques se transforment en un geste de lutte, en une affirmation violente de la volonté et donc en une action morale de libération » (c’est moi qui traduis). Mariangela Doglio Mazzocchi 332 donne dans la Vita, monument héroïque et autoironique érigé à sa propre diversité d’homme et d’artiste, alternative bizarre et fantaisiste au volontarisme statique des personnages de ses tragédies : L’importanza di questo poeta eccezionale - écrit Giacomo Debenedetti - sta nell’aver saputo essere poeta in forza del ‘voglio’, e non già malgrado il ‘voglio’. Sta nell’aver saputo far coincidere la sua vocazione con il ‘voglio’ e nell’averle fatto prendere tutta e sola, la figura di quel ‘voglio’ ; nell’aver sottoposto il suo destino alle nozioni dell’intelligenza, la quale, con certe categorie, attributi, modi di essere gli costruiva una figura umana : e lui ha dimostrato che il suo destino coincideva, senza sgarrare di un ette con quella figura 24 . Dans la Vita deux tendances opposées s’amalgament, ramenées par le bonheur de l’écriture à un ensemble singulier par force et lucidité : une violence naturelle des sentiments et en même temps la volonté de les contenir, un goût pour l’excès et l’excentricité maîtrisé par un sens très aristocratique de la discrétion et de la dignité, le plaisir pour les expressions neuves et singulières, l’évocation passionnée et la froide distance de l’écrivain à l’égard d’une matière trop personnelle. « Volli, sempre volli, fortissimamente volli » 25 , déclare-t-il au moment même où le personnage Alfieri coïncide en emphase et en drame avec les personnages de ses tragédies. Mais ce personnage ombrageux et humoral, toujours présent à soi-même, cache une souffrance secrète, une révolte dissimulée, qui fait de ce tyran de soi-même un héros aussi touchant que Saul : Da quella persona, come attraverso un appannato e perciò maraviglioso specchio, emanano i fantasmi dei suoi personaggi : quegli altri io che il 24 G. Debenedetti, Vocazione di Vittorio Alfieri, Roma : Ed. Riuniti, 1977, p. 283. « L’importance de ce poète exceptionnel consiste dans le fait d’avoir su être un poète en vertu du ‘je veux’, et non pas malgré ce ‘je veux’. Elle consiste dans la capacité de faire coïncider sa vocation même avec ce ‘je veux’ et de lui avoir fait prendre entièrement et uniquement la forme de ce ‘je veux’ ; dans la capacité de soumettre son destin aux notions de l’intelligence, qui, par certaines catégories, attributs, manières d’être, lui donnait une figure humaine : et lui, il a prouvé que son destin coïncidait parfaitement avec cette figure » (c’est moi qui traduis). 25 A. Barsotti, op. cit., p. 11. « De cette personne, tout comme à travers un miroir embué et donc merveilleux, se dégagent les fantômes de ses personnages : ces autres ‘moi’ que le Comte Vittorio Alfieri aurait pu (et voulu, peut-être) incarner sur la scène atemporelle d’une existence nomade et rebelle » (c’est moi qui traduis). Corneille et Alfieri 333 Conte Vittorio Alfieri avrebbe potuto (e voluto forse) incarnare sul palco senza tempo d’una esistenza nomade e ribelle 26 . Le paysage des fantasmes alfiériens est surtout psychique et moral ; ses idées politiques renvoyant à un libertarisme et à un individualisme de marque anarchique sont tout aussi abstraites et incertaines ; satiété, désenchantement et ennui alimentent une inquiétude que ni les ambitions ni les succès mondains ne sauraient apaiser. Comme il le dit lui-même, Alfieri aspire à une grandeur sans fin : Io però credo che lo scrittore grande sia maggiore d’ogni altro grand’uomo ; perché oltre l’utile che egli arreca maggiore come artefice di cosa che non ha fine, e che giova ai presenti e ai lontani, si dee pur anche confessare, che in lui ci è per lo più l’eroe di cui narra, e ci è di più il sublime narratore […] Ma se un eccellente scrittore vuol dipingere un eroe lo crea da sé ; dunque lo ritrova egli in sé stesso. (Del principe e delle lettere - II, chap. 5) Grandeur, admiration et consentement : l’applaudissement adressé au héros théâtral qu’Alfieri a poursuivi et recherché avec force tout au long de sa vie, nous, ses descendants, le lui avons, enfin, octroyé. 26 V. Alfieri, Del Principe e delle Lettere, in Opere cit., t. II, p. 55. « Je pense donc qu’un grand écrivain est au-dessus de tout autre grand homme ; car, outre l’intérêt qu’il inspire comme créateur de conceptions infinies qui doivent éclairer l’avenir comme le présent, on doit convenir qu’il réunit en lui et les héros dont il parle, et l’écrivain sublime qui raconte […] Mais si un grand écrivain qui veut peindre un héros le compose d’après lui, il le trouve donc en lui » . Du Prince et des Lettres, traduit de l’italien par M*** et publié en 1818 chez Eymery, Delauny et Pelicier. Aujourd’hui, avant-propos de P. Gobetti, Paris : Ed. Allia, 1989, pp. 53-54.