eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 35/68

Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
61
2008
3568

Lessing, critique de Corneille : de Rodogune à la théorie de la catharsis

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2008
Jean-Marie Valentin
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PFSCL XXXV, 68 (2008) Lessing, critique de Corneille : de Rodogune à la théorie de la catharsis JEAN-MARIE VALENTIN (Université de Paris-Sorbonne, Paris IV) I La réception de Corneille dans le monde germanique peut s’étudier selon trois axes chronologiques bien distincts. Le premier est celui de l’âge baroque des années 1660-1720/ 1740. Corneille est traduit et joué par des troupes scolaires, d’étudiants ou professionnelles. Trois œuvres dominent alors : Horace, Cinna et Polyeucte, mais Le Cid, moins apprécié, est encore traduit en vers (alexandrins allemands) en 1728, il est vrai à Strasbourg 1 . Cela dit, l’œuvre la plus appréciée, c’est de loin Polyeucte, au demeurant le succès européen de Corneille jusqu’au Poliuto (1848) de Donizetti, toutes confessions confondues. Il faut y voir deux traits propres à la culture allemande de la première modernité. D’abord, la très forte empreinte religieuse qui conduit à privilégier « la tragédie chrétienne » (christliches Trauerspiel) au détriment des sujets profanes et amoureux. Ensuite, l’évolution esthétique des auteurs tragiques qui, partant du moule sénéquien (Hercule sur l’Œta), tiennent le drame de martyr pour la réalisation suprême du grand genre tel qu’il résulte de l’adaptation de l’archaïque (grec) au moderne, le monde transformé par la seconde Révélation. 1 Sur tout cet arrière-plan, voir les travaux de D. Brugière-Zei , E. Rothmund, Fl. Gabaude, A. Wagniart et L. Gauthier dans J.-M. Valentin (dir.), Pierre Corneille et l’Allemagne. L’œuvre dramatique de Pierre Corneille dans le monde germanique (XVII e -XIX e siècles), Paris : Desjonquères, 2007. On y trouvera les renvois nécessaires aux études, surtout allemandes, plus anciennes. « La réception de Corneille en Allemagne » de W. Leiner, dans A. Niderst (dir.), Pierre Corneille. Actes du Colloque […] tenu à Rouen du 2 au 6 octobre 1984, Paris : PUF, 1984, pp. 63- 71, n’apporte rien de remarquable à notre sujet. Jean-Marie Valentin 340 Symptomatiquement, les théoriciens jésuites des mêmes années 1660-1740 défendront encore « le grand Corneille » considéré comme le seul auteur profane à avoir sauvegardé l’essence chrétienne d’une tragédie menacée par ailleurs de sécularisation. 2 L’approbation des premiers rationalistes, tenants d’une poétique classicisante comme Gottsched, feront de Corneille, mais à côté de Voltaire ou de Destouches, l’incarnation d’une écriture dramatique dite « régulière » (selon les règles), et donc un modèle à imiter dans l’entreprise de constitution d’un théâtre allemand moderne. La rupture est partielle avec le baroque, mais elle correspond en fait à un déplacement quant à la motivation : c’est l’émulation de théâtre à théâtre qui l’emporte désormais. La question d’un paradigme théâtral spécifiquement allemand est de fait posée. Mais c’est le mode de résolution avancé - l’imitation d’un modèle étranger antérieurement constitué et dominant l’espace germanique - qui va entraîner une seconde et, cette fois, véritable rupture. A cette raison de fond s’en ajoute une autre qui tient à la réalité des pratiques théâtrales. Tous les répertoires le montrent : le théâtre français est le plus joué, mais, dans l’éventail générique, c’est la comédie qui a la préférence - première brèche dans les options des auteurs et critiques saxons regroupés autour de Gottsched à Leipzig. D’autre part, la pénétration des pièces anglaises n’a cessé de s’intensifier depuis le XVI e siècle. Portées à l’origine par des troupes ambulantes au jeu primitif, elles sont peu à peu reprises par de grands acteurs et chefs de troupe (Prinzipale) qu’évoque Goethe dans Les Années d’apprentissage de Wilhelm Meister (1796). C’est grâce à elles que sont connues les œuvres majeures du théâtre élisabéthain (Marlowe, Ben Jonson) et de Shakespeare ainsi que les premières « domestic tragedies » de Lillo, Moore, Rowe etc. Retenons cette fortune simultanée, car elle explique que l’Allemagne ait tôt admiré et traduit (dès 1740) Shakespeare, mais soit aussi montée sans rechigner dans le train du traitement sentimental (et au fond non tragique) de Shakespeare - le cas de Roméo et Juliette est trop connu pour que l’on y insiste. II La phase marquée par la réception critique de Corneille commence vers 1760. Elle a pour coryphée Gotthold Ephraim Lessing, pour circonstance déclenchante, la tentative d’érection d’un Théâtre National allemand à 2 Voir mon étude « La diffusion de Corneille en Allemagne au XVIII e siècle à travers les poétiques jésuites », dans Arcadia 7 (1972), 2-3, pp. 171-199, reprise dans Pierre Corneille et l’Allemagne, O.c., pp. 295-329. Lessing, critique de Corneille 341 Hambourg, et pour expression poétologique la publication (2 vols., 1769) du recueil de critiques consacrées aux représentations sur ledit Théâtre qui, aux analyses ponctuelles des diverses pièces, avait intégré des débats et exposés, par endroits fort longs, de caractère théorique. 3 Lessing y poursuit son combat en s’appuyant sur l’orthodoxie aristotélicienne la plus stricte (l’ « infaillibilité » postulée par lui du Stagirite est mise sur le même plan que celle d’Euclide). La philologie la plus rigoureuse lui sert d’outil afin de démonter les assertions, par elles-mêmes fort divergentes, des théoriciens et praticiens français. Sa Dramaturgie, qui est véritablement un monument de la prose allemande moderne, est demeurée en outre comme un moment capital de la mémoire culturelle allemande, c’està-dire comme un geste inégalé d’émancipation, mais aussi un manifeste de l’idéologie des Lumières à travers la traduction esthétique qu’en donne la littérature dramatique. Le fait que, dès la deuxième livraison, Lessing rejette radicalement le drame de martyr - c’est le jugement porté sur l’Olinde et Sophronie d’après le Tasse et due à Cronegk, jeune auteur viennois mort à l’âge de 27 ans, fait assez comprendre que le projet de Lessing est à la fois patriotique, cosmopolite et éclairé. Il n’est donc pas étonnant qu’il repose aussi sur de fortes convergences avec nombre d’auteurs français du XVIII e siècle, dont le plus connu et le plus influent, est Diderot : le rapprochent de lui en effet une identique « culture du débat » (Streitkultur) et l’exhortation prékantienne au « penser par soi-même », au « Selbstdenken ». Corneille (pour en venir à lui) est sans conteste l’auteur du classicisme français que Lessing a critiqué le plus vigoureusement. Et ce n’est pas un hasard si c’est à lui (et donc aux Discours et Examens) qu’il consacre les développements les plus détaillés et les plus approfondis relatifs en particulier à la catharsis. Corneille représente à ses yeux cette tragédie française dont il veut ruiner le prestige, mais il est en même temps symbolique d’une conception de la tragédie contre laquelle il se dresse avec le maximum de virulence et d’acharnement et à laquelle il oppose sa propre vision. Corneille, c’est à ses yeux la trahison d’Aristote et du genus nobile tel que l’Antiquité l’a pratiqué. Un aspect complémentaire doit être en outre pris en considération, je veux dire : la dimension historique et culturelle. Alors que Voltaire est contemporain de Lessing et que leur proximité est, sur bien des points, réelle, Corneille est resitué par Lessing dans une époque 3 Edition allemande de référence G. E. Lessing, Werke 1767-1769, hrsg. v. Klaus Bohnen, Frankfurt am Main : Deutscher Klassiker Verlag, 1985, pp. 181-694, 695- 713 (« Paralipomena“) et 877-1079 (« Kommentar »). Traduction française intégrale avec introduction, notes et commentaire par J.-M. Valentin, à paraître en 2008 aux éditions Klincksieck, Paris (collection « Germanistique »). Jean-Marie Valentin 342 antérieure (et donc moins accomplie) où l’art dramatique avait partie liée avec une vision du monde dominée par le facteur religieux. 1. Pourquoi cette position particulière réservée à Corneille ? Dans les Lettres sur la littérature contemporaine (Briefe, die neueste Literatur betreffend, 1759), il arrive encore à Lessing d’associer Corneille et Racine. Mais le fait est isolé, notamment pour cette raison que Racine est alors beaucoup moins connu - Schiller traduira certes Phèdre, mais ce sera durant la grande décennie weimarienne (1795-1805) marquée par le retour aux règles. Lessing tient compte aussi des éclairages qui ont été jetés sur Corneille à travers Fontenelle et Voltaire, et qui conduisent parfois, il en est ainsi vu d’Allemagne surtout, à mettre en évidence un certain archaïsme du Maître. Même les religieux qui le soutiennent (par exemple le jésuite Charles Porée, traduit en allemand par les gottschediens) évoluent en faveur d’un retour direct à Sophocle et Euripide, comme le fait un autre membre de la Compagnie, le grand Pierre Brumoy dont Le Théâtre des Grecs paraît en trois volumes en 1730. 4 S’il est vrai que la vénération du « grand Corneille » persiste, elle est très loin donc d’être unanime. La poussée en faveur des versions sensibles ou « bourgeoises » des genres dramatiques, comédies et tragédies, tend alors à modifier son image. Lui qui tenait, sur la base des caractères et non des conditions, les frontières entre comédie et tragédie pour poreuses et qui avait osé avec Don Sanche d’Aragon une « comédie héroïque » 5 , se voit constitué en champion de « la tragédie héroïque » (heroisches Trauerspiel), en d’autres termes : en cible de tous ceux qui se sont ralliés, comme Lessing, à une « tragédie bourgeoise » (en aucun cas : un drame), forme tenue pour la seule réalisation moderne légitime de la tragédie telle que l’avait voulue Aristote et qu’il s’agissait ainsi de « réessentialiser » (j’emprunte le terme à Ionesco) 6 pour l’âge des 4 Le Théâtre des Grecs, contenant des traductions et des analyses des tragédies grecques, des discours et des remarques concernant le Théâtre grec, des parallèles […]. Paris, MDCCXXX. 5 Corneille, Œuvres complètes, II, textes établis, présentés et annotés par Georges Couton, Paris : Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1984, pp. 547-621. Cf. l’épître à Monsieur de Zuylichem : « Voici un poème d’une espèce nouvelle, et qui n’a point d’exemple chez les Anciens » (p. 549). « Je continuerai donc, s’il vous plaît, et lui dirai que Don Sanche est une véritable comédie, quoique tous les acteurs y soient, ou rois, ou grands d’Espagne, puisqu’on n’y voit naître aucun péril, par qui nous puissions être portés à la pitié, ou à la crainte ». 6 Eugène Ionesco, Notes et Contre-Notes, Paris : Gallimard (« idées »), 1966. Cf. « Expériences du théâtre », pp. 45-72, en particulier p. 69 (« purifié, essentialisé »). Lessing, critique de Corneille 343 Lumières. En raison de ses textes théoriques, Corneille a donc en quelque chose « péché deux fois » et c’est pour Lessing l’ultime argument qui rend son cas singulier (81 e livraison). De quelles manières ? 2. La première charge contre Corneille : Rodogune (29 e , 30 e et 31 e livraisons) 7 C’est un morceau de bravoure de la Dramaturgie. Jusqu’à cette date, Lessing n’avait mis en cause Corneille qu’en termes généraux. Il applique cette fois sa verve dévastatrice à une œuvre précise à laquelle son auteur attachait beaucoup de prix 8 , tout en consolidant son attaque au plan des principes. Pour ce faire, il fait siennes les armes du polémiste en ignorant délibérément le contexte français des « querelles » (avec Chapelain, Scudéry, La Mesnardière et d’Aubignac surtout). Alors que les Examens n’ont pas pour objet, comme on sait, de faire l’éloge de soi, mais de se justifier auprès des instances critiques veillant jalousement au respect d’une doctrine « officialisée », Lessing insiste en revanche sur le Corneille qui jette un regard satisfait sur ses productions antérieures. 9 D’un plaidoyer pro domo il fait une autocélébration sans limite. L’opération a évidemment un aspect tactique. L’Examen de Rodogune ne trace pas seulement le portrait d’une œuvre parmi d’autres. 10 Par les mots et expressions qu’il retient, Corneille donne de fait à entendre qu’il définit là une véritable poétique du genre tragique - ce que Lessing relève avec soin en traduisant le passage bien connu dans lequel Corneille définit sa tragédie comme la somme idéale des qualités éparses contenues dans ses autres productions : Mais certainement on peut dire que mes autres pièces ont peu d’avantages, qui ne se rencontrent en celle-ci. Elle a tout ensemble la beauté du sujet, la nouveauté des fictions, la force des vers, la facilité de l’expression, la solidité du raisonnement, la chaleur des passions, les tendresses de l’amour 7 G. E. Lessing, Werke 1767-1769, op. cit., pp. 323-337. 8 P. Corneille, Œuvres complètes, op.cit., II, pp. 191-266. « Examen », pp. 198-204. 9 C’est de fait surtout le motif développé, sur un ton désabusé cette fois, dans l’Adresse « au lecteur » de Pertharite (ibid., pp. 713-714) : « La mauvaise réception que le public a faite à cet ouvrage m’avertit qu’il est temps que je sonne la retraite ». Dans les Discours, c’est d’expérience qu’il est question. Œuvres, III, pp.115-190, Corneille faisant référence à ses premières œuvres, notamment celles d’avant 1650. 10 Œuvres, II, pp. 198-204. Cf. p. 199 : « On m’a souvent fait une question à la cour : quel était celui de mes poèmes que j’estimais le plus ». Jean-Marie Valentin 344 et de l’amitié, et cet heureux assemblage est ménagé de sorte qu’elle s’élève d’acte en acte […]. 11 Lessing reprend ces termes les uns après les autres. 12 « Le sujet ? » - , il y a beaucoup trop de « matière » (Stoff), Corneille n’a su ni choisir, ni clarifier. Lessing pose que le récit d’Appien d’Alexandrie contenait en fait un « Tryphon », un « Antiochus », un « Démétrius », un « Séleucus » - en termes rhétoriques, Corneille aurait échoué à respecter les lois de l’inventio (Erfindung). « Le titre et le sujet » ? - là encore le choix est manqué et l’argumentation biaisée. Le protagoniste est bien Cléopâtre de Syrie et Rodogune ne saurait prétendre qu’au rang de personnage secondaire. Si Corneille, qui n’ignorait pas ce problème, s’est à bon droit réclamé de Sophocle intitulant Les Trachiniennes ce qui est en fait une « Mort d’Hercule » ou une « Déjanire », il ne saurait s’autoriser de ce précédent illustre pour justifier sa désinvolture à l’égard des spectateurs modernes censés ne pas devoir confondre cette Cléopâtre avec l’illustre souveraine d’Egypte. « L’action » ? - Lessing fournit la preuve que le récit d’Appien peut être ramené à une trame simple comme la note sur le sujet l’avait fait valoir : Cléopâtre tue son époux Démétrius, puis un de ses fils, avant d’être à son tour tuée par son second fils. Dans ce schéma, proche de celui des Atrides, l’enchaînement des événements est logique (« ohne Zweifel folgte ein Verbrechen aus dem andern ») 13 . Il y a là une véritable profession de foi en faveur d’une nécessité entendue au sens de la causalité moderne dont la simplicité apparaît du coup comme le complément esthétique indissociable. A cela s’ajoute le fait que la fable repose sur une seule et même cause, la passion qui habite Cléopâtre et qui a pour nom la jalousie. L’observation est doublement remarquable. Elle établit un lien discret avec le théâtre shakespearien et spécialement avec Othello dont Lessing fait ailleurs l’éloge à travers une comparaison avec l’Orosman de Zaïre, et aux dépens de Voltaire. Mais elle introduit d’autre part la nécessité d’une motivation psychologique forte qui est en relation avec le mouvement des idées du temps et l’émergence, à l’initiative de Karl Philipp Moritz, de la « psychologie empirique » (Erfahrungsseelenkunde, le Magazin paraît entre 1783 et 1793). Une passion ainsi conçue motive la marche de l’action en même temps qu’elle fait accéder le texte à un statut universel qui est pour l’essentiel reviviscence des archétypes antiques (dans ce cas aussi Médée) - L’ « effet » ? Pour Lessing, il n’existe que comme produit des passions. L’amoncellement de crimes n’empêche pas une forme minimale de com- 11 Ibid., p. 200. 12 G. E. Lessing, Werke 1767-1769, op.cit., pp. 326-327. 13 Ibid., p. 328. Lessing, critique de Corneille 345 passion (Mitleid), mais Corneille détruit le dispositif cathartique en faisant place à la terreur (non à la crainte - Schrecken au lieu de Furcht) et à l’horreur, au miarôn, dont Lessing rappelle qu’il est rejeté sans appel par Aristote. Ainsi se dessinent quelques lignes qui permettent de dégager une dichotomie dont l’histoire littéraire allemande a souvent ravivé la mémoire. Pour Lessing, Corneille demeure tributaire du modèle sénéquien et romain de la tragédie, le reproche de « surcharge » le rejette par ailleurs du côté de la « Latinité d’argent » alors que l’art doit prendre modèle sur le goût classique, grec et augustéen, en vue d’informer l’œuvre moderne. On verra tout à l’heure ce que cette localisation dans le temps de l’histoire des styles implique. 14 Il est cependant nécessaire de s’arrêter un instant à deux oppositions par lesquelles Lessing achève son travail de sape. On y trouve comme point commun la notion de « génie » qui se diffuse alors en Europe à partir de Young et va connaître sa forme exacerbée en Allemagne dès les années 1770 avec le Sturm und Drang 15 . Lessing tempère cette notion, mais c’est pour mieux la ramener à son culte, au fond préclassique (voir Winckelmann), de la « simplicité » qui discerne dans l’ordonnancement architectural des œuvres une figure du cosmos. Et ici, pour la première fois, le refus de l’écriture cornélienne va de pair avec une alliance, surprenante pour la tradition italo-française, entre Aristote et Shakespeare, l’intuition poétique de ce dernier et sa maîtrise incomparable des passions étant tenue pour l’autre mode d’accès à l’ordre rationnel et intelligible du monde. La tripartition de l’œuvre d’art (« début, milieu, fin ») exigée par la Poétique 16 , fournit le cadre (dispositio) à la manifestation de la nécessité, elle-même consubstantielle à la tragédie. Corneille est en revanche enfermé dans une sphère qui est celle d’un préclassicisme, celle aussi plus généralement des « mauvais écrivains » (Skribenten, Stümper) dont le trait le plus ordinaire est de fuir la simplicité de l’action et la grandeur des passions, matière même de la tragédie. La complication mise en cause est donc proche parente de l’artifice. S’amorce 14 Ibid., 15 e livraison, p. 257 « Othello est [sc. au contraire de Zaïre] le manuel le plus complet de cette triste folie » (« Othello hingegen ist das vollständigste Lehrbuch über diese traurige Raserei »). 15 P. Grappin, La Théorie du génie dans le préclassicisme allemand, Paris, 1952 ; J. Schmidt, Die Geschichte des Geniegedankens in der deutschen Literatur, Philosophie und Politik 1750-1945, Darmstadt : Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1985, 2 tomes. 16 P. Corneille, Discours des trois unités, dans Œuvres, op.cit., III, p. 175, reprend cette idée, condition indispensable pour que l’action soit « complète ». Jean-Marie Valentin 346 ici la conviction - ce sera encore celle de Herder et de Schiller - selon laquelle les pièces de Corneille laissent le spectateur froid, signe qu’elles manquent pour l’essentiel aux exigences du naturel. Le second couple de concepts antinomiques traite à nouveau du « génie », mais ce dernier est associé cette fois au « Witz ». A nouveau, le « génie » est mis en rapport avec un monde rationnel. Le « Witz », qui n’est pas « le mot d’esprit » (bien connu depuis Freud), est en revanche plus proche de l’étymologie (voir encore l’anglais « wit »), il implique une relation ludique, combinatoire, avec le vrai. En termes foucaldiens, il est légitime de faire du génie le créateur de l’époque des Lumières tandis que le « Witz » représenterait l’homme de la pensée analogique et du vieil ordo scolastique, son affinité avec le jeu et la combinatoire faisant au fond de lui un « maniériste » soucieux d’éblouir, une réincarnation du sophiste corrupteur de la rhétorique. 17 Le motif de la « complication » pour sa part (l’allemand de Lessing retient « Verwickelung ») porte en lui la figure géométrique du labyrinthe que Lessing, de toute évidence, ne rattache pas au tragique (comme Kleist ou Dürrenmatt) mais à nouveau à un maniérisme (G.R. Hocke) du clinquant et du vide. Il est clair dès lors que la surcharge est, pour Lessing, lourde elle-même d’un glissement vers les extrêmes. Sans même encore poser le problème en termes de poétique et en s’en tenant à la seule Rodogune, Cléopâtre illustre dans cette perspective une dérive du protagoniste qui, privé de son naturel, se mue en exception (Ausnahme). Or, aux yeux de Lessing, faire de la tragédie la mise en situations et discours d’un « cas-limite » comme Lessing accuse Corneille de le faire, c’est non seulement contrevenir au naturel, mais aussi, et par là-même, rejeter l’image attendue de l’humaine et universelle condition - ce dont Diderot se verra au contraire créditer (« das Allgemeinmenschliche »). Tout le champ sémantique de la 32 e livraison va en conséquence dans le même sens. C’est celui de l’a-normal, du monstrueux, de catégories qui visent à produire la surprise et l’étonnement, mais sans faire naître l’émotion, sans toucher l’âme et donc sans parvenir à agir positivement sur le spectateur. La phrase qui résume le mieux cette évaluation de Cléopâtre est celle-ci : « Wir staunen sie an, wie wir ein Monstrum anstaunen » = « Nous la considérons avec étonnement comme nous le ferions d’un monstre ». 18 Le débat sur l’épithète qu’il convenait d’appliquer à Corneille peut alors resurgir : c’était celle de « grand » qui l’emportait, « magnus » dans les poétiques jésuites latines, « gro » en Allemagne et, sur le mode ironique, sous la 17 Sur ces points, voir G. E. Lessing, Werke 1767-1769, op.cit., pp. 329-332. 18 G. E. Lessing, Werke 1767-1769, op.cit., p. 331. Lessing, critique de Corneille 347 plume de Lessing lui-même. S’il y a grandeur, estime au contraire l’auteur de la Dramaturgie, c’est dans la langue et l’ardeur des personnages qu’elle réside, mais le cœur des tragédies y contrevient le plus souvent qui, largement fondé sur l’indifférentisme moral, peut être suspecté de ratifier à l’occasion le pouvoir du Mal. « Den Ungeheuren, den Gigantischen hätte man ihn nennen sollen ; aber nicht den Gro en » 19 . Les critiques adressées à Corneille au sujet des mœurs renforcent clairement cette divergence. Le fait qu’elles doivent être bonnes doit se comprendre pour Lessing dans un sens moral, lui-même assujetti à l’effet de purgation. 20 3. La catharsis. Aristote contre Corneille Lessing est le dernier des grands aristotéliciens : tout en rejetant l’argument d’autorité, la filiation scolastique dénoncée depuis Luther et le mode de raisonnement syllogistique mis à mal par Thomasius et Wolff, il reconnaît à la Poétique un statut transhistorique permanent. S’en prendre à la catharsis telle qu’il l’interprète en bon philologue allemand, c’est à ses yeux rendre impossible la genèse d’une tragédie moderne. Les 81 e , 82 e et 83 e livraisons, qui développent en détail cette lecture 21 , sont - on ne s’en étonnera pas - une contestation, sur le fond, de Corneille. Rien n’a irrité autant Lessing que l’idée d’un « accommodement » avec Aristote, tel que l’exprime le Discours de la tragédie, cible principale des parties théoriques de la Dramaturgie qui en opèrent le démontage. On en donnera l’idée la plus juste en récapitulant les divergences entre l’Allemand et le Français, Lessing prenant visiblement à la lettre le mot d’ « hérésies » dont use Corneille à la fin du Discours des trois unités 22 et se dispensant de l’effort, cependant nécessaire, de replacer les formulations et positions de Corneille dans le contexte de la mise en place du système théorique français tel qu’il s’était structuré depuis La Querelle du Cid. Pour Aristote, rappelle Lessing, la tragédie doit toujours associer la crainte et la pitié : e . Corneille se voit reprocher d’avoir soutenu et illustré une conception radicalement autre, car laxiste, « licencieuse » aurait écrit Corneille lui-même. La faute est d’autant plus évidente pour Lessing 19 Ibid., p. 332. 20 Ibid., pp. 585-599. 21 P. Corneille, Discours de la tragédie et des moyens de la traiter, selon le vraisemblable et le nécessaire, dans Œuvres, op.cit., III, pp. 142-173. 22 Ibid., p. 190 : « Quoi qu’il en soit, voilà mes opinions, ou si vous voulez, mes hérésies, touchant les principaux points de l’Art ». Jean-Marie Valentin 348 que Corneille ne revient pas sur ce sujet pour faire valoir que la tragédie peut satisfaire à sa fin en reposant sur une seule passion, mais donne en exemple deux de ses textes. Le passage de la Dramaturgie reprend pour une large part celui de Corneille qui écrivait : Cependant quelque difficulté qu’il y ait à trouver cette purgation effective et sensible des passions de la pitié et de la crainte, il est aisé de nous accommoder avec Aristote. Nous n’avons qu’à dire que par cette façon de s’énoncer il n’a pas entendu que ces deux moyens y servissent toujours ensemble, et qu’il suffit selon lui de l’un des deux pour faire cette purgation. 23 Le Cid et Polyeucte suscitent la compassion, mais non la crainte ; Rodogune, à l’inverse, n’entraîne que la crainte. Le désaccord est fondamental. Tout passe pour Lessing par l’excitation simultanée des deux affects. Crainte et pitié doivent être portées par « un seul et même personnage » (« durch eine und dieselbe Person »), le protagoniste lui-même, « le premier acteur », pour reprendre la terminologie de Corneille. Mais ce dernier ajoute que « l’on peut se servir de divers personnages, pour faire naître ces deux sentiments, comme dans Rodogune » 24 ( ! ). On voit que le désaccord est sur ce point aussi profond que dans le cas précédent. A vrai dire, l’un procède de l’autre. Le mécanisme de la purgation est bien, Lessing y insiste avec force, celui de la purgation de la crainte et de la pitié par la crainte et la pitié. Dans son esprit, l’alignement sur le texte de la Poétique vaut exclusion de la tragédie des passions que les Français sont censés y avoir ajouté : l’admiration et la passion amoureuse, elle-même souvent dégradée en « galanterie », ainsi que Voltaire l’avait au demeurant reconnu. Lessing ne saurait donc se rallier au mécanisme recommandé par Corneille, établissant que l’objectif de la catharsis est de purger en nous les passions qui sont cause des souffrances endurées par les personnages. L’analyse du Cid vient en renfort à cette thèse, le but étant de (je cite Corneille) « purger en nous ce trop d’amour qui cause leur [=Chimène et Rodrigue ! ] infortune, et nous les fait plaindre ». Lessing ne s’y trompe pas : non seulement Corneille bafoue explicitement l’autorité d’Aristote (le « raisonnement d’Aristote » ne serait selon l’auteur français « qu’une belle idée »), mais il ouvre aussi la voie à un nombre illimité de passions. Prolongeant ici l’étude du Corneille théoricien par une note incidente sur André Dacier, Lessing admet certes la diversité 23 Ibid., pp. 147-149. 24 Ibid., p. 149. Lessing, critique de Corneille 349 des points de vue en France, mais c’est pour en conclure à un retour urgent à une observation intégrale du texte fondateur. C’est dire autrement que tout aristotélicien de « stricte observance » ne peut qu’écarter la théorie cornélienne. La question des héros vertueux doit être vue comme le complément de celle abordée à propos de Rodogune et qui va revenir au point suivant - ce qui vaut pour les monstres vaut pour les saints, le problème n’est autre en effet que celui des « deux extrémités » 25 (Corneille) et sa logique implique à l’opposé la voie nouvelle des « caractères moyens », des « caratteri mezzi », des « gemischte Charaktere », de la nouvelle sensibilité - de Lessing à Calzabigi. Aristote tient que l’innocent ne peut être héros de tragédie, car toute destinée tragique, fondée sur l’inversion du bonheur en malheur, suppose un certain degré de faute - hamartia ou hamartima dans Corneille - dont le défaut heurte la sensibilité humaine et transforme le spectacle de la souffrance en horreur. 26 Corneille reprend à son compte ces positions de principe, mais c’est aussitôt pour faire valoir contre cette loi les cas d’Œdipe et de Thyeste… donnés pourtant en exemples par Aristote ainsi que Corneille le relève malicieusement. Aussi bien a-t-il compris que le nœud de l’affaire se situe du côté du drame de martyr, forme chrétienne par excellence du tragique, coulée dans le moule sénéquien qui lui a prêté sa forme. Corneille l’avoue tout de go : « L’exclusion des personnes tout à fait vertueuses qui tombent dans le malheur bannit les martyrs de notre théâtre ». 27 La défense du rôle du martyr en protagoniste se trouvait exemplairement dans les thèses soutenues par le jésuite italien Tarquinio Galluzzi en 1633 dans sa Rinovazione dell’antica tragedia e Difesa del Crispo (le Crispus de Bernardino Stefonio) qui contient en arrière-plan la référence à l’indispensable archétype christique. 28 Corneille, qui oppose à ce précepte la « réussite » de Polyeucte, plaide pour une option qui devient acceptable dès 25 Ibid., p. 146. 26 Ibid. 27 Ibid., pp. 144 et 145. 28 Cette critique ignore cependant d’autres textes théoriques de Corneille comme l’épître à « Monsieur de Zuylichem » à propos de Don Sanche d’Aragon, qui annonce au contraire les thèses du XVIII e siècle. Corneille écrit là : « N’est-il pas vrai aussi qu’il [sc. le sentiment de pitié] y pourrait être excité plus fortement, par la vue des malheurs arrivés aux personnes de notre condition, à qui nous ressemblons tout à fait, que par l’image de ceux qui font trébucher de leurs trônes les plus grands monarques, avec qui nous n’avons aucun rapport, qu’en tant que nous sommes susceptibles des passions qui les ont jetés dans ce précipice, ce qui ne se rencontre pas toujours ». Œuvres, II, p. 550. Jean-Marie Valentin 350 lors que le poids du drame repose sur la victime et non le bourreau (le tyran). De même accepte-t-il le héros « fort méchant » au nom d’une hiérarchie et d’une diversification des crimes, voire des degrés qui jalonnent le chemin qui fait ici passer de la puissance à l’acte : Bien qu’elles [=certaines mères] ne soient pas capables d’une action si noire et si dénaturée, que celle de cette reine de Syrie [= la Cléopâtre de Rodogune], elles en ont quelque teinture du principe qui l’y porta. 29 Quant au drame de martyr, Lessing s’offusque aussi du rôle de l’infusion de la Grâce 30 pour Polyeucte et ses proches qui introduit une sorte de péripétie d’origine céleste laquelle écarte la psychologie au profit du miracle, affecte la chaîne des causalités et marque l’irruption triomphante de l’extradramatique dans l’intradramatique 31 - la similitude avec le deus ex machina n’est pas feinte. La scélératesse de Cléopâtre enfin confirme la divergence inconciliable des deux exégèses. Le scélérat (Lessing est sur ce point proche du Dubos des Réflexions critiques sur la poésie et la peinture de 1729) ne saurait jamais accéder au statut de personnage central. Sa vocation, c’est celle du personnage secondaire dont la fonction de contraste est sanctionnée par l’usage. Lessing dira à peu près la même chose à propos du Richard III de son compatriote Wei e, pièce imitée de la tragédie homonyme de Shakespeare. III Il est clairement avéré que le texte de Lessing constitue la charge aristotélicienne orthodoxe la plus rude que l’on puisse rencontrer contre Corneille théoricien. Sa place dans une stratégie globale d’autonomisation du théâtre 29 P. Corneille, Œuvres, op.cit., III, p. 147. 30 J.-M. Valentin, « Le drame de martyr européen et le Trauerspiel », dans J.-M.V., L’École, la ville, la cour. Pratiques sociales, enjeux poétologiques et répertoires du théâtre dans l’Empire au XVII e siècle, Paris : Klincksieck (« Germanistique »), 2004, pp. 439-450. 31 cf. P. Corneille, Œuvres, op.cit., III, p. 147. La voie toute spirituelle du changement brutal qui s’opère entre les vers 636 et 644 a été remarquablement exposée par G. Couton dans son commentaire de Polyeucte (P. Corneille, Œuvres, op.cit., I, pp. 1641-1643). Naturellement, il faudrait préciser que tous ces éléments sont déjà (depuis le XVIe siècle) dans les drames de martyr dus aux auteurs jésuites (J.-M. Valentin, Les Jésuites et le Théâtre […], Paris : Desjonquères, 2001). La « logique », pour parler comme Lessing, est celle de la conversion-illumination. Lessing, critique de Corneille 351 allemand est éminente. Elle peut se résumer en quelques points qui lui donnent tout son sens et la font déboucher sur une phase nouvelle de l’histoire des lettres et des cultures européennes - c’est tout, en effet, sauf de l’anecdote et il faut y chercher, pour la comprendre, autre chose qu’une bataille d’érudits. La relation de dépendance envers la France se dissout progressivement au profit d’une relation triangulaire dans laquelle l’Angleterre sert à l’Allemagne de tremplin vers une suprématie littéraire, philosophique, musicale qui va durer jusque vers 1830. Le nouveau théâtre porte, lui, la marque indélébile des Lumières. Psychologique, tourné vers le monde terrestre et social, il n’est pas éloigné de Voltaire (Nathan le Sage ne se comprend pas pleinement sans Les Guèbres, ou même Mahomet, traduit plus tard par Goethe). Prônant la proximité, la vie privée, la sensibilité familiale, élevant l’homoion et les caractères moyens au rang de principes universels aux antipodes de l’admiration, il peut s’appuyer sur Diderot comme sur les chantres anglais de « la tragédie domestique et bourgeoise ». Enfin, l’ouverture à Shakespeare, que Wieland traduit pour la première fois en entier au même moment, a une double conséquence : un éloge des passions pour la peinture desquelles la règle de bienséance ne vaut plus et - mais cela sera le fait de Goethe (Goetz de Berlichingen) et de Schiller (Wallenstein, Don Carlos, Marie Stuart) - un ressourcement à l’histoire nationale puis européenne. Il reste que Shakespeare relaie Corneille (comme aussi Racine et Voltaire) - avant que les Romantiques ne se tournent vers Calderón.