Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
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2008
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Opéras haendeliens et tragédies de Corneille : à propos de Pertharite/ Rodelinda, Théodore/ Theodora, La Mort de Pompée/ Julio Cesare. L’opéra comme repreneur de l’idéalisme pastoral subsistant au cœur de la tragédie cornélienne
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Emmanuel Minel
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PFSCL XXXV, 68 (2008) Opéras haendeliens et tragédies de Corneille : à propos de Pertharite/ Rodelinda, Théodore/ Theodora, La Mort de Pompée/ Julio Cesare. L’opéra comme repreneur de l’idéalisme pastoral subsistant au cœur de la tragédie cornélienne EMMANUEL MINEL (Université de Brest) Si ce qu’un Français de l’époque de Haendel pouvait considérer comme l’Europe musicale était sensiblement plus étendu vers l’Est que ce qu’envisageait le contemporain de Corneille, l’étude des opéras « cornéliens » du maître de Halle montre que l’essentiel des échanges se fait encore, à l’époque, entre les quatre espaces culturels proches que sont l’Italie, la France, l’Allemagne et l’Angleterre. Même l’entrée de la Bohême dans le concert culturel européen ne s’y trouve pas encore véritablement signalée. Inversement, pourtant, l’espace ibérique commence à se marginaliser. Si le premier opéra actuellement connu que Haendel donne en Italie, à Florence en 1707, est placé sous le double signe de l’héroïsme cornélien et de l’Espagne imaginaire, avec son Il Rodrigo, qui explicite sa substance morale dans un « Vincer sé, stesso è la maggior vittoria », par la suite l’itinéraire du compositeur ne ramènera plus vers l’Espagne : ni musicalement, ni même littérairement. Le jeu des influences, des emprunts, des réécritures, les collaborations avec des librettistes évoquent un cosmopolitisme certain, mais privilégiant l’axe anglo-italien. Mon propos, cependant, n’est pas d’évoquer pour elle-même l’ambiance européenne des opéras de Haendel, même à travers l’exemple restreint des ouvrages à sujets cornéliens. Je n’interrogerai la postérité haendelienne de Corneille que pour tenter de mieux éclairer un certain aspect de son inspiration dramatique, régulièrement signalé - et qui vient encore tout Emmanuel Minel 364 récemment de faire l’objet d’un passionnant travail d’investigation 1 - mais qui semble définitivement paradoxal, quoique faisant partie intégrante de ce qu’il livre à la postérité européenne : l’idéal du berger. Il ne faudrait en effet jamais perdre de vue qu’il y a chez Corneille une réelle valorisation de la sensibilité « pastorale » (amour content, vie matrimoniale, dédain de la « politique ») 2 . Ce n’est pas ce qui triomphe chez lui au 17 e siècle mais cela va intéresser le 18 e et en particulier l’opéra, au moins autant que la grandeur et l’héroïsme politiques qui firent (par l’intermédiaire des « doctes ») son succès public. Si la grande tragédie cornélienne trouve sa formule dans une mise au tombeau de l’héroïsme pastoral, elle y enferme, de son vivant, la gloire du dramaturge, en dépit de ses efforts pour réévoluer vers autre chose. Or l’opéra réouvre le tombeau. L’opéra, en effet, est beaucoup moins que la tragédie le lieu du triomphe des nécessités politiques. Il magnifie une autre sorte d’héroïsme, il est le lieu de déploiement d’une autre grandeur, d’un autre sublime. Par la magie propre de la musique, sans doute, du son, le merveilleux l’emporte sur la leçon, l’âme, le mystère, le « je-ne-sais-quoi » l’emportent sur le raisonnable. L’expression du sentiment (chanté) l’emporte sur l’expression de la raison, du devoir (qui, lui, se concentre volontiers en maximes et en discours). La politique utopique, celle de la séduction et des sentiments triomphants, l’emporte ici sur la politique du retour à l’ordre de la raison. Significativement, l’idéalisme précieux, tel qu’il réinvente la politique et l’histoire, trouve refuge dans l’opéra plus rapidement qu’il ne fait évoluer la tragédie elle-même entre 17 e et 18 e siècles ; le parcours d’un Quinault est à cet égard emblématique : prenant le relais de celui d’un Du Ryer ou d’un Mairet (Alcionée, Sophonisbe) l’aspiration que manifeste son théâtre à une « politique de l’amour », à une transgression des barrières sociales, des « états », au nom du mérite et du charme (Amalasonte, Astrate), trouve son emploi 1 [Pierre Corneille? ], Alidor ou l’indifférent, Pastorale, publié par François Lasserre, Turin : Edizioni dell’Orso, 2001. 2 On doit la voir comme un mouvement inverse de celui qui avait porté le héros « alidorien » de la comédie cornélienne à exercer sa valeur dans le monde historique, qui donnait sens au renoncement amoureux et appuyait l’effort de désaliénation, le dispositif répulsif par lequel le héros, amant et objet d’amour, mettait à distance le désir féminin et le sien propre. Alidor devient Rodrigue, et Horace triomphe de la nostalgie pastorale de Curiace. Mais assez vite Corneille cherche des solutions dramaturgiques pour redonner une place à la sensibilité pastorale à l’intérieur de l’univers politique et de la violence historique. C’est pourquoi il trouvera sa place dans le panthéon des auteurs précieux, sans véritable paradoxe. Opéras haendeliens et tragédies de Corneille 365 plus durablement dans l’opéra lulliste, vers quoi il évolue et dans lequel il trouve refuge. L’opéra européen, cependant, singulièrement au cours du 18 e siècle, va beaucoup fonctionner en adaptant à ses règles génériques propres les tragédies parlées du 17 e siècle. Il en est ainsi pour quelques-unes des tragédies de Corneille, et on peut, si l’on cherche à mener une réflexion sur le théâtre cornélien à partir de sa réception, se demander à quel degré de transformation on arrive, quelle en est la logique, quels sont les points sur lesquels se concentre le travail d’adaptation. On doit se demander aussi ce qui a pu motiver le choix de telle ou telle pièce pour une adaptation : c’està-dire ce qu’on a gardé, ou bien ce qu’on a développé comme potentialité de la pièce d’origine. Notre projet de réflexion s’est initialement concentré sur l’opératisation de la tragédie de Pertharite (1652) : a priori parce que c’est une pièce qui « échoue », et donc qui motive une reprise opératique reposant évidemment sur autre chose qu’un souvenir de grand succès. La ressemblance avec le modèle y dépasse par ailleurs indiscutablement le fourmillement des « effets » de citation et des « airs de famille », du type de ce que A. Niderst avait très bien mis en évidence pour le fonctionnement de la référence cornélienne chez Métastase 3 , qui définit en fait une « culture » au sens de ce qui est rendu familier par l’éducation. Une réflexion centrée sur le seul Pertharite cherchera à repérer la réutilisation de la scène « terrible » où Rodelinde accepte d’épouser Grimoald, le vainqueur de Pertharite, mais à la condition qu’il tue, s’il l’ose, leur jeune fils, histoire de voir si Grimoald est vraiment le tyran audacieux qu’il prétend être ; mais elle cherchera aussi à examiner ce que devient la faute idéologique célèbre pour laquelle - d’après Corneille lui-même - la pièce n’avait pas eu un grand succès à sa création 4 : le fait que Pertharite, quoiqu’investi de la dignité royale, ait déclaré n’aspirer qu’à récupérer sa femme, laissant avec philosophie Grimoald jouir de ses succès militaires. Plutôt que de nous lancer dans une exploration des différentes exploitations de ces deux moments extraordinaires par les différents livrets de Pertharite (ou de Rodelinda) que la pièce de Corneille aura suscités 5 , nous nous concentrerons sur un seul livret - celui que le grand Haendel a utilisé - 3 Alain Niderst : « Métastase et Corneille » dans Les innovations théâtrales et musicales italiennes en Europe aux 18 e et 19 e siècles, Paris : PUF, 1991, pp. 137- 144. 4 En fait, c’est très relatif, et plutôt lié, semble-t-il, à la guerre civile qui exténua la saison théâtrale. Mais l’affirmation de Corneille n’en a pas moins un sens, justement dans le contexte de la Fronde et du débat sur l’Absolutisme. 5 Le Dictionnaire des opéras en recense quatre entre 1710 et 1741, plus un en 1783. Emmanuel Minel 366 pour essayer d’en dégager un « esprit » significatif, et pour vérifier ensuite, sur d’autres « collaborations » 6 Corneille-Haendel, si l’on peut en dégager une tendance. La Rodelinda de Haym Le livret de la Rodelinda de Haendel est de Nicola Haym (1724). Il est luimême conçu à partir du livret d’Antonio Salvi 7 . Salvi accomplit l’essentiel de la transformation par rapport à Corneille : retour de Pertharite dès l’acte I, promotion de la figure du fils, jalousie de Pertharite, méconnaissance de Pertharite par Grimoald, scène du sommeil de Grimoald. Haym, cependant, raccourcit et simplifie l’action, mettant en relief Rodelinde et Pertharite. Haendel retouche lui-même un peu le livret, pour aviver les situations de passion (jalousie de Pertharite vis-à-vis de Grimoald) et le « contexte de l’amour conjugal » (Andrew Jones) 8 . Il procède à quelques modifications constructives pour la reprise qui a lieu l’année même de la création (1725), en particulier à la fin (air « Vivi tiranno » et duo +Tutti final). C’est cette deuxième version de 1725 que nous suivrons ici. L’action de l’opéra se déroule comme suit : Acte 1 Dans ses appartements, Rodelinda pleure la mort de Bertarido (Pertharite). Elle quitte les lieux quand Grimoaldo (vainqueur de son mari) vient lui déclarer sa flamme. Grimoaldo balance entre Eduige (sœur de Pertharite et princesse de Pavie) et Rodelinda. Garibaldo (duc de Turin, traître à Bertarido, et âme damnée de Grimoaldo) vient lui conseiller d’intimider Rodelinda et de délaisser Eduige. Aussitôt fait, ce qui permet à Garibaldo d’offrir ses services à Eduige et d’avouer ensuite au spectateur qu’il espère se ménager ainsi un accès au trône. 6 Ne seront ici abordés que Théodora et Jules César (La Mort de Pompée). On laissera de côté Agrippina : on pourrait y étudier la figure d’Othon, mais celle-ci a davantage à voir avec la figure qu’on trouve dans le Couronnement de Poppée, attribuée à Monteverdi, qu’avec l’Othon de Corneille. On laissera aussi de côté La Toison d’Or, parce que la pièce de Corneille est déjà fortement marquée par les contraintes esthétiques de la tragédie à machines, proche du merveilleux “musical” de l’opéra. La transformation générique y est donc moins importante. 7 Qui fait probablement suite à une première adaptation en 1710, sur une musique de J. Antoine Perti pour le duc de Toscane Ferdinand de Médicis. 8 Préface au livret de l’enregistrement de l’opéra par Alan Curtis pour Archiv Produktion, 2004. Opéras haendeliens et tragédies de Corneille 367 Changement de décor à la scène 6 : des cyprès et un cimetière. Bertarido est devant son propre cénotaphe et médite, retour de chez les Huns. Survient Unulfo (conseiller de Grimoaldo, resté secrètement fidèle à Bertarido) : retrouvailles respectueuses. Bertarido apprend que Rodelinda ignore qu’il est toujours vivant. La voici justement, accompagnée de leur fils. Unulfo conseille de se tenir à distance, l’incognito étant plus prudent. Air et récitatif émouvant de Rodelinda, tandis que Bertarido est à la torture et trépigne, retenu par Unulfo. Arrive Garibaldo avec des soldats qui fait à Rodelinda le célèbre chantage à l’enfant : elle épouse Grimoaldo ou on le lui enlève. Rodelinda cède… et Bertarido s’indigne ! Grimoaldo arrive, en remplacement de Rodelinda, repartie avec son fils (Flavio 9 ). Garibaldo rend compte de son succès (scène 9). Bertarido resté seul avec Unulfo se plaint, et resté tout à fait seul aspire à une vengeance : laisser Rodelinda devenir bigame puis se faire reconnaître pour confondre l’infidèle. Acte 2 Dans une salle du palais, Garibaldo demande des assurances pour servir Eduige contre Grimoaldo. Celle-ci s’indigne ; mais lorsque Rodelinda vient lui parler de haut, elle jure de se venger d’elle en empêchant son mariage avec Grimoaldo. Elle sort, et Grimoaldo la remplace (entouré de ses conseillers et de ses gardes) tout heureux de la réussite du chantage. Mais Rodelinda lui fait à son tour son célèbre chantage médéen : elle l’épouse s’il tue Flavio, car elle n’envisage pas de se partager entre « un fils et son ennemi ». Elle sort avec son fils. Grimoaldo renonce à l’épouser tout en l’aimant encore. Unulfo l’exhorte à la vertu, Garibaldo au cynisme (elle n’osera pas faire tuer Flavio). Une altercation s’ensuit entre les deux conseillers, et Unulfo, resté seul, déclare voir clair dans le jeu du pousse-aucrime. Changement de décor à la scène 5 : « un lieu délicieux » Le murmure des fontaines se mêle aux pleurs de Bertarido. Survient Eduige qui découvre et reconnaît son frère. Contentement, car les griefs de la guerre sont oubliés. Bertarido avoue n’être revenu que pour chercher Rodelinda mais il se lamente sur son infidélité. Survient Unulfo qui le détrompe. Tous décident alors d’agir, et d’abord de révéler la vérité à Rodelinda. 9 Historiquement, le fils aîné de Pertharite se nomme Cunipert et n’est pas encore né à cette époque. Emmanuel Minel 368 Nouveau changement de décor à la scène 6 : une galerie des appartements de Rodelinda. Rodelinda apprend la bonne nouvelle. Bertarido arrive aussitôt après. Embrassements (Bertarido demande et obtient son pardon d’avoir douté de Rodelinda). Mais Grimoaldo arrive à son tour ! Il les surprend. Cependant il ne connaît pas Bertarido et lorsque celui-ci se nomme, Rodelinda le contredit. Grimoaldo le condamne tout de même, comme rival. Bertarido et Rodelinda se disent adieu : lui se dit heureux dans son malheur. Acte 3 Une autre galerie du palais : Eduige cherche comment sauver son frère. Arrive Unulfo, nommé geôlier du prisonnier, à qui elle donne la clé d’un souterrain secret de la prison. Il sera fidèle à son roi et Eduige va aussi réparer sa faute (avoir encouragé Grimoaldo à conquérir Milan). La galerie se vide. Arrivent Garibaldo et un Grimoaldo qui manifeste son indécision entre Eduige et Rodelinda, entre passion furieuse pour cette dernière et mauvaise conscience, entre honte d’être dupe d’une adultère et respect du lien matrimonial. Changement de décor à la scène 3 : le sombre cachot de Bertarido. Celui-ci se lamente sur son destin déloyal. Une épée tombe (jetée par Eduige) qu’il ramasse à tâtons. Unulfo arrive et Bertarido dans la pénombre le blesse avant de le reconnaître. Après avoir changé les vêtements hunniques trop reconnaissables, ils s’éclipsent. Arrivent Rodelinda, son fils et Eduige, avec une lampe, qui voient les vêtements et le sang et croient Bertarido exécuté. Deuxième changement de décor à la scène 5 : les jardins du palais. Unulfo quitte Bertarido pour aller chercher Rodelinda et son fils. Bertarido toujours armé se cache. Arrive Grimoaldo accablé par ses contradictions, qui décide de faire un somme pour oublier un peu. Il s’endort, et Garibaldo survient. Celui-ci saisit l’épée de Grimoaldo pour le tuer. Grimoaldo se réveille, désarmé ; heureusement Bertarido surgit et tue le traître 10 . Rodelinda et Flavio arrivent. Reconnaissances générales et explications d’Unulfo et Eduige qui arrivent à leur tour. Grimoaldo rend Rodelinda, son fils et Milan, gardant pour lui Eduige et donc Pavie. Félicité « familiale » du couple (« épouse, fils, sœur, amis, ô dieux ! Je vous presse sur mon sein. ») 10 Les circonstances diffèrent donc de celles de la tragédie, mais beaucoup plus encore de celles de la source historique (Paul Diacre), où Garibalde est assassiné dans une église, dans le cadre d’une vendetta privée. Opéras haendeliens et tragédies de Corneille 369 et ordre de festoyer « partout dans le royaume ». Le bonheur est déclaré « fils » de la souffrance et du courage vertueux (« del soffrire i dalla virtu »). Tutti. Fin de l’opéra. L’opéra et la pièce de Corneille développent donc la même histoire, mais les péripéties et le mode d’exposition de l’opéra sont notablement transformés dans une logique de genre contribuant à une plus grande efficacité « sensible ». Partout la surprise, le suspens, l’intensité sont dans les situations et les comportements, pas dans les « raisonnements ». Cependant, le texte même de l’opéra réutilise indubitablement le matériau argumentatif cornélien, même si les citations, les scènes et les motifs repris sont assez souvent disposés dans un autre ordre. Nous en proposons un relevé en annexe de l’article. Parmi les « motifs » cornéliens réutilisés, on en distinguera deux d’une importance emblématique : le motif de « l’ombre », et le motif du « fils ». Ils sont tous deux présents et importants chez Corneille, mais de façon plus localisée ou moins perceptible. Dans l’opéra, ils deviennent des motifs fondamentaux et les clés d’une esthétique, voire d’une idéologie, spécifiques à l’opéra. Ainsi l’ombre semble générer un mystérieux propre à l’univers pastoral et à la Nature - dont le célèbre air de Rodelinde « Ombre, piante, urne funeste [...] » à la scène 7 de l’acte I donne un bon exemple -, alors que chez Corneille, l’ombre était un marqueur de la grandeur héroïque du roi disparu, voire de sa divinisation posthume par Rodelinde (II, 5 et IV, 5). De même, avec la présence, devenue automatique, du fils aux côtés de sa mère dans les situations de scène, et dans les discours - ceux de Bertarido, par exemple (I, 6 et II, 5) -, c’est une véritable promotion de la famille, donc là encore de la « nature » au sens du 18 e siècle, que négocie l’opéra, alors que la figure du fils était surtout chez Corneille le garant d’une continuité historique du pouvoir royal (II, 3 et III, 3), donc plus politique que « naturelle » 11 , et un élément à « effet » certes remarquable, mais en vérité très ponctuel, de la tension tragique cornélienne. 11 Le mot est pris ici au sens où la « nature », au 18 e siècle, représente justement une alternative au politique et à ses constructions historiques acquises par la violence, visant moins à l’avènement du bonheur qu’à la constitution d’un pouvoir. Cette violence anti-naturelle du politique est désignée par le terme de « tyrannie ». Étranger à cette « tyrannie », le fils de Rodelinde est inversement un héritier « naturel », sa mère une protectrice « naturelle » de l’enfant, le meurtre un acte « tyrannique » et contre-nature. Chez Corneille, au 17 e , la tyrannie primitive du politique, lorsqu’elle est avalisée par la Providence, réintègre l’ordre naturel à Emmanuel Minel 370 Par rapport à une tragédie qui proposait une scène de terreur héroïque extraordinaire (où la vie d’un fils était menacée par sa propre mère) mais sans véritablement installer cet enfant en tant que personnage dans l’action, et qui proposait comme autre « merveille » une sensibilité amoureuse jugée impropre à la tragédie politique parce qu’elle sentait trop son éthique pastorale pour être celle du héros royal, l’opéra haendelien, lui, propose donc une action et un univers de valeurs dans lesquels ces éléments essentiels sont cette fois en plein accord avec les valeurs caractéristiques du genre. Le Corneille qui semble ainsi plaire aux librettistes haendeliens est celui qui dans sa carrière de dramaturge tragique et politique n’a jamais cessé de jeter des ponts entre la nostalgie du bonheur pastoral des bergeries et des romans et la revendication moderne d’une sensibilité qui ne trouvera que difficilement son expression politique (donc tragique) dans la revendication d’un droit à la subjectivité et au dédain du politique. Cet héroïsme-là, trop extraordinaire pour la scène tragique de 1652 s’acclimate plus facilement à l’opéra, sans doute en partie parce que la musique va porter intuitivement à définir celui-ci comme le lieu de « l’âme », un lieu adéquat à la représentation des rêves qui échappent à la raison politique. Je dis « âme », ici, pour évoquer, en reprenant une métaphore que fournit la langue française, l’univers mental suscité par la voix des instruments de musique et par le chant, mais aussi évidemment pour introduire à la deuxième œuvre qui rapproche Corneille et Haendel : l’oratorio de Theodora, qui reprend le sujet de la tragédie chrétienne de 1646 : Théodore, vierge et martyre. L’oratorio composé par Haendel en 1749, dix ans avant sa mort, et créé en 1750 s’appuie sur un livret en anglais de Thomas Morell (né en 1703), librettiste religieux qui lui a été présenté en 1747 par le Prince de Galles et qui écrira en tout pour lui trois livrets : Judas Maccabaeus (1747), Theodora (1750), Jephta (1752), plus l’adaptation en anglais de l’oratorio romain Le Triomphe du Temps (1707), qui devient Le Triomphe du Temps et de la Vérité (1757). L’oratorio apparemment ne réussit guère, car il ne correspond pas assez au goût « optimiste » et « triomphant » du public, dominé qu’il est par une travers la transmission héréditaire. Cependant cette nature reste davantage entendue comme gagée sur Dieu (et chez Paul Diacre la piété de Pertharite, comme celle de Grimoald, est un marqueur essentiel de leur positivité héroïque et politique ! ) et sur une sacralité de l’ordre métaphysique du monde que sur un accord immanent avec la nature physique du monde : paysage, qualité de l’atmosphère, sentiments instinctifs, aspiration au bien-être, tendresse. Opéras haendeliens et tragédies de Corneille 371 musique en mode mineur et par une action sans happy end mondain (Haendel retranchant même du livret la conversion du Romain Septimus, après le martyre de Théodora et de Didyme). La crudité choquante de la condamnation d’une vierge chrétienne au lupanar, à quoi Corneille attribue une part de l’échec de sa Théodore, n’est apparemment pas à considérer. Pourtant la scène y est aussi ! Ce qui aurait manqué et ce dont l’absence inspire l’inquiétude du compositeur 12 , c’est le merveilleux de l’utopie triomphant en ce monde, l’héroïsme sentimental et la politique de la bergerie que l’opéra ou l’oratorio mondain promeut par contrat quasi générique. Pourtant, le livret de Morell allait en ce sens - et c’est ce que nous retiendrons - mettant en valeur le couple Théodora-Didymus et leur amour tendre, beaucoup plus que chez Corneille, où il existe mais où il est concurrencé par la passion frénétique de Placide et par celle, tout aussi désespérée, de Flavie (soutenue par Marcelle), à quoi se mêlent des manipulations politiques. Marc Fumaroli a montré que, avant Corneille, le sujet de Théodora avait été copieusement sollicité en Italie 13 . Cependant, pour les musicologues, Morell ne s’est pas inspiré de cette tradition catholique. Il ne reprend pas non plus directement Corneille, mais un roman (et le genre constitue ici un relais significatif ! ) de Robert Boyle (1627-1691), publié en 1687 mais rédigé en 1648-49. C’est Boyle (par ailleurs physicien et chimiste célèbre) qui s’est trouvé inspiré par Corneille (Théodore est publiée en 1646), choisissant par exemple de situer l’action à Antioche plutôt qu’à Alexandrie (conformément à la source ambrosienne de la légende, comme chez Corneille), et attribuant à Théodore une ascendance royale (invention de Corneille). Morell reprend encore directement à Corneille le nom de Valens pour le gouverneur. L’action de l’oratorio, sans la double intrigue ni la concurrence implicite entre l’amant païen et l’amant chrétien de Théodore qui caractérisaient la pièce de Corneille, est beaucoup plus simple et limpide que celle de la tragédie. Elle dégage exclusivement le lien qui unit Théodora et Didymus, et le chœur, au final, célèbre sa communion amoureuse dans « l’amour divin ». Le dénouement musical aussi dégage l’image, trop faiblement dessinée chez Corneille, d’une connivence amoureuse entre Théodora et Didyme ; il met en valeur le couple héroïco-utopique et son triomphe, sans en effacer tout à fait le lien amoureux au profit de l’hypostase religieuse. 12 Voir l’anecdote citée par A. Hicks dans le livret de l’enregistrement, W. Christie et Les Arts Florissants, Erato, 2003. 13 Marc Fumaroli, Héros et orateurs, Genève : Droz, 1996 (2 ème édition), pp. 223-259. Emmanuel Minel 372 L’amour de Théodore pour Didyme, on s’en souvient, était chez Corneille affirmé de façon explicite et officielle, par la voix même de l’héroïne ; mais aucun travail poétique d’envergure ne venait prendre le relais de cette profession de sentiment : le souci de la pudeur et l’aspiration au martyre l’emportaient ensuite de façon trop exclusive, laissant ouvert pour les seuls païens (Placide, Flavie et Marcelle) le champ des passions sensuelles et des souffrances humaines. Dans l’oratorio de Morell, le texte, plus naïf et plus dépouillé, distille au contraire cette sensualité vertueuse mais tendre qui fait la force profane de l’amour saint, et qui peut prétendre à toucher le public de l’opéra. Le thème de la beauté, et de l’amour qu’elle suscite, est régulièrement sollicité, même si pas plus que chez Corneille il n’est donné libre cours à une poétique de la passion tourmentée et impérieuse. Jules César en Égypte Le réemploi et l’approfondissement du potentiel de « sensibilité » de la tragédie cornélienne se sont effectués, dans les deux exemples que nous avons examinés jusqu’à présent, sur des pièces dont le succès avait été médiocre. Le troisième exemple que nous proposons est à cet égard bien différent, puisqu’il s’agit de la reprise du sujet de La Mort de Pompée. Ce dernier exemple impose un retour chronologique aux années 1720. Avec Giulio Cesare in Egitto, qui date de février 1724, nous sommes à nouveau en présence d’un opéra au sens plein (en trois actes toujours), créé au King’s Theatre, monté 38 fois de 1725 à 1792. Il s’agit d’un des grands succès de Haendel, et peut-être de son succès d’opéra le plus durable jusqu’à aujourd’hui. Comme celui de Rodelinda l’année suivante, le livret est fourni par Nicola Haym, lui-même inspiré pour l’essentiel d’un livret de G. F. Bussani déjà mis en musique par Antonio Sartorio à Venise en 1677, puis par l’Allemand Kusser en 1691 14 15 . On n’est donc pas en présence ici non plus d’un livret qui puise directement chez Corneille. La célèbre tragédie de 1643 est plutôt une source ancestrale. Cependant, l’étude des fréquences de représentation de la pièce de Corneille (Couton T. 1, p. 1713) indique que celle-ci est encore à l’époque dans sa période de gloire, une gloire qui finit à peu près en même temps que la première vague de 14 Cité par Alain Perroux, « Cléopâtre à l’opéra. Splendeur et misères d’une reine d’Égypte », Cléopâtre dans le miroir de l’art occidental, Genève : Musée d’Art et d’Histoire, 2004, pp. 171-178. 15 Voir aussi, pour une version milanaise de 1685, l’indication de Winton Dean, en présentation du Giulio Cesare de Haendel enregistré par René Jacobs, WDR et Harmonia Mundi, 1991. Opéras haendeliens et tragédies de Corneille 373 célébrité de l’opéra. La Mort de Pompée, citée par Racine ou La Bruyère comme une des plus grandes tragédies de Corneille, enregistre une baisse de faveur après 1730 (115 représentations de 1681 à 1730, moins de 20 jusqu’en 1803 ! ). Faut-il faire l’hypothèse d’un remplacement, d’un effacement de la tragédie par une version opératique qui « réaliserait » mieux le potentiel (romanesque plutôt que tragique) du sujet ? A l’évidence, il ne s’agit pas d’une modernité qui serait seulement portée par la musique de 1724 en dépit d’un sujet resté très 1640 : l’action même de l’opéra est en effet passablement différente dans ses aménagements pour, encore une fois, assumer de façon plus franche le caractère romanesque et l’utopie sentimentale que contenait le sujet. L’examen rapide du traitement de quatre personnages suffira à le montrer 16 : 1. Le rôle de Cornélie est beaucoup plus étoffé et romanesque : la veuve de Pompée n’est plus tant la conscience de la République qu’une veuve respectable redevenue brutalement objet de désir et aimée tout à la fois par le second de César (Curion), par Achillas et par Ptolémée lui-même (elle passe dans son sérail ! ). 2. Sextus, le fils de Pompée et de Cornélie, absent de la tragédie cornélienne, constitue lui aussi un fil de l’écheveau romanesque : son souci constant est de venger son père en tuant Ptolémée. Il le provoque en duel (fin acte 1), essaie de l’assassiner au moment où celuici a fait venir Cornélie dans son appartement (acte 2), le tue enfin en combat singulier au moment où ce dernier va se jeter sur sa mère (acte 3). 3. Achillas représente seul le fameux trio des conseillers de Ptolémée ; mais, tout conseiller qu’il est, son parcours n’a rien à envier aux autres en richesse d’événement et de sentiment : il est amoureux de Cornélie et se la fait promettre puis refuser par Ptolémée ; il se range alors du côté de Cléopâtre, est blessé à mort lors de la bataille et donne son sceau à Sextus et à César, permettant à ce dernier de rallier une partie des soldats égyptiens, de vaincre Ptolémée et de libérer Cléopâtre, capturée à l’issue de la première bataille. 4. Cléopâtre elle-même sort tout droit de la tragi-comédie du siècle précédent : elle va trouver César, déguisée en jeune fille spoliée (I, 7) et c’est sous le nom ancillaire de Lydie, qu’elle garde jusqu’à l’acte II scène 8, qu’elle le séduit. Le dévoilement involontaire de sa véritable identité, loin de restaurer immédiatement la majesté du personnage, 16 Elle est pourtant beaucoup plus sobre, dans l’opéra seria de Haym que dans l’opéra vénitien de Bussani, où, par exemple, Cornélia se déguisait en soldat et Sextus en femme. Emmanuel Minel 374 prolonge plaisamment une situation à la limite du comique dans un contexte pourtant tout à fait sérieux et même authentiquement tragique, puisqu’il y a péril de mort. César, en conversation galante avec Lydie dans les jardins de Ptolémée, est prévenu qu’on vient s’attaquer à lui et qu’il doit fuir ; Cléopâtre commet alors un lapsus et se nomme, ce que César reçoit avec une incrédulité qui persiste sur une dizaine de répliques ! Dans la foulée, elle perd une bataille, pleure César, est emmenée prisonnière, est délivrée. Qu’y a-t-il alors de commun avec la pièce de Corneille, en dehors du fond historique ? Il y a l’essentiel pour l’opéra, c’est-à-dire la rencontre de l’un des plus célèbres couples d’amants de l’Antiquité, dans des circonstances romanesques et heureusement dénouées. En cela, Haendel hérite bien de Corneille, et Corneille est bien déjà - au scandale, sans doute, de l’esprit de la Tragédie - l’instigateur de l’opéra. L’opéra, seulement, avance masqué, chez Corneille. Sur fond de péripéties en cascade et de rivalité politique entre Ptolémée et Cléopâtre 17 , ce qui constitue la trame de l’opéra c’est un entremêlement romanesque d’actions dont le moteur essentiel est le désir amoureux. Chez Corneille, les choses sont moins simples, puisque ce désir amoureux est à la fois le moteur essentiel et l’interdit essentiel, le tabou ; la contradiction qui en résulte constitue le péril tragique et détermine, conformément à la dramaturgie cornélienne, le fameux « blocage » tragique de l’action qui, dans cette pièce comme dans d’autres (Le Cid, Rodogune), ne se défait qu’en apparence au dénouement. Cet interdit est tout simplement levé dès le début dans l’univers de l’opéra, qui peut ainsi faire advenir au dénouement l’utopie romanesque d’une conciliation générale, d’un bonheur intime des héros et des peuples. Proche de la tragi-comédie, proche aussi de la tradition italienne des librettistes de Monteverdi ou de Cavalli, pour ce qui est du renouvellement et du piquant des situations, de « l’industrie » des personnages et des jeux de scènes physiques (agressions, fuites, stupéfaction, qui mettent à contribution les corps en mouvement), l’opéra de Haym célèbre donc à l’envi ce dont la tragédie ne fait que donner la nostalgie ou le désir : le primat de l’amour sur le souci politique. Mais le discours de La Mort de Pompée était-il simplement nostalgique ? Il convient de remarquer que, s’il ne cède pas aux tentations « comiques » du dénouement naïf et de l’amour comblé, Corneille se plaisait à nouveau, moins de dix ans après L’Illusion, à célébrer malicieusement en contrepoint 17 Celle de César et Pompée est au contraire terminée dès les premières scènes de l’acte I, Sextus et Cornélie faisant allégeance à César, contrairement à ce qui se passe chez Corneille, où l’ange de la République, Cornélie, plane toujours audessus du destin de César. Opéras haendeliens et tragédies de Corneille 375 des dures lois de la politique et de l’Histoire, l’illusion momentanée et sonore 18 d’un théâtre de l’amour, d’un dénouement amoureux et d’une foule en liesse. De cette illusion collective, l’opéra fera sa vérité. Fidèle en cela à une des vocations fondamentales de l’opéra du 18 e siècle, refuge du « merveilleux » et en particulier de l’utopie politique, Giulio Cesare est, en effet, la mise en scène d’une victoire absolue de l’amour sur la contrainte politique. L’opéra propose un univers psychologique où domine le désir d’être heureux : le désir d’assouvir ses désirs et en même temps l’aspiration à la vie heureuse, à un bonheur vivant, plus qu’à la grandeur et à l’éternité. Le dénouement est caractéristique de cette harmonie : Sextus dit son « sentiment de confiance » ; Cornélie (toute Romaine qu’elle est ! ) offre elle-même à César les « insignes royaux » de Ptolémée ! César et Cléopâtre développent une rhétorique toute amoureuse du regard, du désir et de l’adoration 19 ; les derniers vers du chœur sont pour « le bonheur de vivre » (« Que chacun retrouve maintenant le bonheur de vivre ») ; ceux du couple héroïque sont pour le bonheur retrouvé, « l’amour, la fidélité et la confiance » : « Ainsi la douleur amère est sortie de mon cœur / Et seuls y restent l’amour, la constance et la foi ». Ceci, certes, est assez éloigné de la demi-teinte cornélienne, du dénouement où la mise en garde de Cornélie tempérait la célébration amoureuse et politique du couronnement de Cléopâtre, et où l’inquiétude persistait dans le cœur d’un César qui souhaitait et ordonnait à la fois, pour finir : « Que ces longs cris de joie étouffent vos soupirs […] et m’apaise[nt] Pompée » (v. 1804-10). Mais l’inquiétude n’y était que la moitié « judicieuse » et tragique de la scène ; l’autre moitié semblait déjà appartenir à l’imaginaire de l’opéra. Conclusion Du Corneille de La Mort de Pompée, tel que nous avons pris l’habitude de le lire : peintre de la Rome républicaine, néo-stoïcien maniériste et sombre, 18 César, au dénouement, en appelle aux « longs cris de joie » du peuple alexandrin. Voir la citation donnée plus bas. Une ressemblance esthétique et politique s’établit ainsi avec le final d’opéra. Elle est finalement peu fréquente dans la tragédie cornélienne. 19 « Très belle Cléopâtre / Ce diadème que tu regardes, c’est à toi qu’il revient. […] (Cl) — Reine vassale, j’adorerai en toi l’Empereur de Rome. Cé : Amour, qui vit jamais plus belle chevelure ? (Cé/ Cl) — Mon bien aimé / ma belle, une plus plaisante beauté / Jamais ne se trouvera, que celle de ton visage. » Emmanuel Minel 376 héritier de Garnier et de Lucain, l’idéologie générique de l’opéra haendelien paraît très loin, beaucoup plus encore que du Corneille qui semble réévoluer, à l’époque de Théodore et surtout de Pertharite, vers l’idéalisme de L’Astrée et des Bergeries. Celui-ci avait été, dans le premier tiers du 17 e siècle, le moteur d’une révolution éthique et esthétique, entre la tragédie « renaissance » des nobles infortunes (à la façon de Garnier, de Montchrétien ou de Hardy) et la tragédie politique « classique » qui l’avait à son tour supplantée, en magnifiant, sous l’égide de Chapelain, la grandeur nécessaire du monarque absolu. Corneille semble avoir voulu, dans les années 1647-1652, renégocier à l’intérieur de ce théâtre de l’héroïsme politique une mise en résonance de ces couples heureux, qui par la vertu de l’utopie théâtrale s’échappent de l’Histoire dans une réalité parallèle (celle du trucage historique pour Pertharite 20 , celle du Paradis des martyrs et de la vérité sainte pour Théodore). La tentative est rendue visible par « l’échec » dont Corneille se fait lui-même le commentateur dans l’Examen de ses pièces. Cependant, dès la fin de son premier cycle de tragédies romaines, Corneille avait renoué avec les ambiguïtés tragi-comiques d’un désir de bonheur non-renonçant et prêt à se vivre même sur le mode de l’aberration politique, de la mise en perspective métaphysique, de l’audace tragique et de l’illusion théâtrale consentie 21 - qui est, à notre avis, le sens non pas « naïf » mais militant, volontariste, de l’opéra, dès le 17 e siècle. Ce penchant, qu’il diagnostique lui-même comme irrecevable par le public de la tragédie parlée vers 1650, semble au contraire avoir représenté au 18 e siècle, aux yeux de librettistes d’opéra comme Haym, Morell, Bussani ou Salvi, un certain gage de modernité. L’ironie de l’histoire est que la référence cornélienne de ces opéras a eu tendance à être négligée, mise sous le boisseau, tant leur esprit, sans doute, devait paraître contraire à celui du « Grand Corneille » légendaire, l’auteur du Cid, d’Horace et de Cinna. 20 Pertharite et Grimoald n’ont jamais régné en même temps mais successivement : le Pertharite historique est revenu de son long exil, commencé chez les Huns et terminé chez les Francs, après la mort de Grimoald. 21 Voire de cette légèreté, dont Agésilas proposera, en 1666, un malicieux exemple. Opéras haendeliens et tragédies de Corneille 377 Annexe Repérage des reprises rhétoriques et des correspondances dans le déroulement de l’action entre l’opéra Rodelinda (1725) et la tragédie de Pertharite (1652) Acte I scène 1 : Le 1 er air de Rodelinda (3 vers) = ====> I, 1 (longue scène d’exposition historique) Le récitatif Grimoaldo-Rodelinda = ====> I, 3 Le quiproquo entre Grimoald et Rodelinde (« — Je viens justement te rendre et l’époux et la couronne [en ma personne]. — Comment ? [elle croit que son mari est retrouvé ! ] ») = ====> émotion créée par Édüige au v. 149 (I, 2) La déclaration d’amour et de respect du lien matrimonial par Grimoald (« Tant que vivait Bertarido, ton époux, je t’ai caché mes feux, Rodelinde ; maintenant que sa mort m’autorise l’espoir, je te laisse voir ma flamme. ») ====> Édüige apporte le soupçon sur la mort de Pertharite, ce qui suppose la même démarche chez Grimoald ((I, 2) scène 2 =====> II, 3 Garibalde en âme damnée (« — Vis-tu jamais plus beau mépris ? — Laissemoi m’en charger, et bientôt tu la verras moins fière. ») =====> v. 576 scène 3 =====> I, 4 (Eduige / Grimoald) scène 4 =====> II, 1 (Edüige / Garibalde : offres de service) scène 5 =====> II, 2 (Garibalde seul : épouser Edüige comme moyen d’arriver jusqu’au Trône) Emmanuel Minel 378 scène 6 Bois de cyprès où se dressent les tombeaux des rois lombards, et parmi eux le monument récent de Bertarido. = ====> I, 3 (v. 245) Symphonie et récitatif. Bertarido vêtu à la manière des Huns. = ====> I, 3 (v. 250) La situation de méditation est originale : « Vaines pompes mortuaires [...] » (Pompe vane di morte ...) Entrée d’Unulfo après le 7 ème air (refusant l’embrassade de Bertarido) : « si la rigueur du sort t’a ravi le sceptre, il ne m’enlève pas le respect que doit un loyal sujet à son souverain. » = ====> v. 1039 (III, 4) et 1591 (V, 1) Question de Bertarido : « Rodelinda, que fait-elle ? Que fait mon fils ? » C’est la première occurence du « fils » =====> elle ne se trouve pas dans la bouche du père, chez Corneille. Le fils est mentionné d’abord en : I, 2 (222) ; I, 3 (253) ; I,4 (353) ; II, 3 (574) ; II, 4 (599). Le motif de la ruse : « (Unulfo) — Je voulais que sa douleur accrédite ta ruse, et il te faut encore demeurer caché. » =====> Chez Corneille, c’est Grimoald qui apparaît le premier comme un rusé, lorsque son rebut d’Edüige, acte I, est décodé à l’acte II par Garibalde et lui. scène 7 Le fils reçoit un nom (Flavio) = ====> pas de nom chez Corneille (ni aucune présence sur scène). Le seul fils nommé par Paul Diacre dans L’Histoire des Lombards est Cunipert. Air n°8 (Rodelinda) : « Ombre, piante, urne funeste [...] » (Ombres, plantes, tombes funèbres, vous feriez les délices de mon âme si je trouvais en vous rassemblées avec son portrait les cendres de mon aimé...) et Récitatif accompagné n°9 : « Ombra del mio bel sol [...] » (Ombre de mon bel astre, qui peut-être ici rôde autour de son image...) =====> « l’ombre » est effectivement un leitmotiv de Rodelinde chez Corneille : v. 720 (II,5) ; v. 1432 et 1466 (IV,5) mais l’esprit est différent, plus majestueux que nostalgique. Exemple : « Moi qui l’ai dédaigné [=Grimoald] dans son char de victoire [...] pour m’attacher à l’Ombre, au nom d’un malheureux, je pourrais à ta vue [=Pertharite], aux dépens de ta vie, épouser d’un tyran l’horreur et l’infamie [...] ? » (v. 1463-8). scène 8 Garibaldo menace et enlève l’enfant des mains de Rodelinda, créant une surprise et une émotion sur scène : « Tu n’as plus rien à craindre ? Lâche cet enfant ! (il lui enlève l’enfant) ». Bertarido, caché avec Unulfo, ne peut que Opéras haendeliens et tragédies de Corneille 379 murmurer : « ah, scélérat ! ». Rodelinda cède au chantage et récupère son fils 4 tirades plus tard : « Rends-moi mon fils, à présent (elle reprend l’enfant) ». = ====>L’hypothèse d’un chantage est évoquée par Grimoald et Garibalde en II, 5 (v. 737-42) et la négociation du marché est laissée à Garibalde (v. 749) : « Menace, puisqu’enfin c’est perdre temps qu’offrir » ; la scène de menace va se jouer en III, 1, c’est-à-dire juste après II, 5. Mais en l’absence de l’enfant. Rodelinda promet à Garibalde de se venger de lui une fois reine : « Je règnerai, traître, mais tu mourras ! » = ====> III, 1 (v. 803-4) : « Mais fuis-nous, s’il achève, et tremble pour ta tête. » scène 9 Garibaldo vient annoncer à un Grimoaldo un peu incrédule (« me dis-tu la vérité ? ») le succès du chantage. =====> Contexte rétrospectif, chez Corneille, dans la scène du marché médéen (III, 3) : « Garibalde, est-ce là ce que tu m’avais dit ? » (v. 925). Garibalde demande protection pour lui-même ; = ====> idée semblable en III, 3 (v. 927-8) : « Et je l’avais laissée à l’hymen toute prête, sans que son déplaisir menaçât que ma tête. » Grimoaldo lui accorde sa protection future, en pérorant sur sa puissance : « [...] il faudrait que tu aies peur ? De qui ? De quoi ? J’ai le glaive d’Astrée dans la main, je commande, je suis roi. » =====> L’attitude correspond à un discours de IV, 3, mais dans un autre contexte, puisque Pertharite (ou présumé tel) est revenu et que c’est Garibalde qui exhorte Grimoald à montrer sa force (v. 1330-6) : « Agissez donc, Seigneur, de puissance absolue, Soutenez votre sceptre avec l’autorité, Qu’imprime au front des rois leur propre Majesté » (dans le but, le spectateur le sait, de le faire haïr pour pouvoir ensuite le supplanter). scène 10 Récitatif de Bertarido qui se désespère d’avoir vu Rodelinda céder au chantage et doute de son amour : « Unulfo, ô Dieu, est-ce là sa constance ? Et je vis ? Malheureux, est-ce là sa fidélité ? Aux premières menaces, au premier assaut elle se rend et cède ? » =====> La situation est absente de Corneille, et Pertharite manifeste au contraire une confiance solide, en IV, 6 (v. 1491) : « [Je] vois tout votre amour, et tout votre mérite ». scène 11 Récitatif solitaire de Bertarido jaloux, qui médite une vengeance contre Rodelinda, en mêlant l’image d’une deuxième vie heureuse pour elle (=====> proposée ouvertement par Pertharite, chez Corneille, fin acte Emmanuel Minel 380 IV et acte V (v. 1481-2) : « Quand j’aurais dans ses fers cessé de respirer, Donnez-lui votre main sans rien considérer ») et l’idée de réprobation : « Oui, que l’épouse infidèle me croie encore mort, qu’elle accorde à son nouvel époux la fidélité qu’elle me témoigna, telle une feuille au vent, puis qu’elle apprenne que je vis et soit confondue. » (+ Air n°14 : Qu’on la voie désespérée... « Confusa si miri, l’infida consorte [...] »). = ====> Chez Corneille, ce n’est jamais Pertharite mais c’est Edüige qui, en III, 2, manifeste ces sentiments jaloux, en supposant son frère encore vivant (v. 821, 827, 851). Ac t e II scène 1 Garibalde / Eduige = ====> réutilise II, 1 (Édüige / Garibalde) Liaison de scène : « Rodelinda entre avec Flavio » = ====> absent chez Corneille. scène 2 Altercation de jalousie entre Rodelinda (fière) et Eduige (jalouse) ====> réutilise I, 2 et III, 2 « Je suis ta reine si je veux » = ====> « Si vous étiez ma sœur, vous seriez ma sujette » (v. 156). Air n° 15 (Eduige) : « Pour me venger de ses railleries, je changerai mon amour en fureur. » (contre Grimoald) =====> Les mêmes sentiments manifestés par Edüige vis-à-vis de Grimoald sont adressés à Garibalde, en II, 1 (v. 395) : « Pour gagner mon amour, il faut suivre ma haine. » (NB. La ressource du récitatif (monologue) n’est plus exploitée dans la tragédie.) scène 3 ===> Correspond à la célèbre scène du chantage médéen de III, 3. L’acte : « Je veux que tu prennes le nom d’inhumain, de scélérat, et que de ta propre main, sous mes yeux, tu immoles mon fils et que toute ta gloire reste à jamais ensevelie sous ce crime. » =====> idée du v. 898. Ses raisons : l’opéra propose une hypotypose plus intime et matrimoniale que les raisons politiques de Corneille. Opéra : « Je ne pourrais être à la fois mère du roi légitime et femme du tyran, ni serrer sur mon sein pudique à la fois mon fils et son ennemi. » =====> Tragédie : «[...] Dois-je croire ses jours beaucoup plus assurés, [...] Jusques au premier fils qui te naîtra de Opéras haendeliens et tragédies de Corneille 381 moi, Jusqu’à ce qu’on nous craigne, et que le temps arrive De remettre en ses mains la puissance effective [...] » (v. 960-85). La surprise de Grimoaldo = ====> comme au v. 925. La conséquence du crime pour Rodelinde: « J’épouse la vengeance, et toi la mort » ; (+ Air n°16) = ====> retournement final du raisonnement politique de Rodelinde, v. 986-1000 (et surtout 993-4) : « Je t’épouserai lors, et m’y viens d’obliger, Pour mieux servir ma haine, et pour mieux me venger. » scène 4 Grimoaldo entre ses deux conseillers contraires = ====> Chez Corneille, l’annonce immédiate de la capture de Pertharite fait qu’il n’y a pas de débat des conseillers. Grimoaldo perd l’espérance de fléchir Rodelinda: « En ce sein meurt l’espérance qui nourrit l’amour. » =====> l’idée se trouve deux fois chez Corneille : dès II, 3 (v. 553-4 : « Désormais je renonce à l’espoir d’amollir Un cœur que tant d’efforts ne font qu’enorgueillir »), puis en III, 5 : au v. 1100 (mais le retour vers Edüige est peut-être une ruse) et au v. 1145 (« Non que j’espère encor amollir ce rocher [...] ») Garibaldo suppose un « bluff » : « Accepte le pacte et tu verras qu’elle le dénoncera. » ===> v. 929 (III, 3). Récitatif entre les deux conseillers seuls ===> absent chez Corneille. Récitatif d’Unulfo qui « voit le jeu » de Garibalde : « Oui, oui, traître, je vois clair dans ton jeu, je te devine et ne m’abuse pas. » = ====> Mises en garde d’Edüige à Grimoald en IV, 2 et d’Unulf à Edüige en V, 1 (v. 1503) : « Madame, n’accusez que le Duc, qui l’obsède. » scène 5 Retrouvailles d’Eduige et de Bertarido =====> absentes. « Un lieu délicieux » = ====> Féérie opératique absente de la tragédie. Bertarido évoque ses malheurs : « Bertarido avait le trône, des amis et des vassaux ». = ====>III, 4 (v. 1030) : retrouvailles avec Rodelinde en présence de Grimoald: « Peut-être un autre temps me rendra des amis ». Bertarido évoque ses intentions premières : « Le trône n’est pas l’objet de mes désirs ni de mon chagrin ; j’ai feint la mort dans le dessin unique d’enlever au tyran mon épouse et mon fils, afin de les emmener dans mon douloureux exil. » = ====> idée de reprendre l’épouse, mais pas de mention du fils : v. 1035 (III, 4) : « Rodelinde n’est pas du droit de ta conquête ». Motif de l’exil, v. 1445-6 (IV, 5) : « L’amour me ramenait, sans pouvoir rien pour vous Que vous envelopper dans l’exil d’un époux. » Emmanuel Minel 382 Unulfo détrompe Bertarido sur l’infidélité de Rodelinda = ====> absence logique. Le questionnement qui se trouve en lieu et place est celui sur l’identité de Pertharite (à partir de III, 4). scène 6 Une galerie dans les appartements de Rodelinde =====> absente, vue l’unité de lieu. Rodelinda apprend en secret que son « époux vit » : « Vive il mio sposo ? — Si, vive, o regina » = ====> Rodelinde ne l’apprend pas en secret, ni dans ces circonstances pleines d’espoir. scène 7 Entrevue secrète et privée de Rodelinda et de Bertarido =====> Circonstances malheureuses et contraintes. Tendresse : « (elle va pour l’embrasser) À tiédir l’ardeur de nos sentiments, le gel de la jalousie ne peut suffire. » =====> Rodelinde est fâchée de la tendresse de Pertharite et du nouveau malheur où son amour l’a précipité (IV, 5 : v. 1399-1471). V. 1405 : « Je ne vous dirai point que ce moment m’est doux ». V. 1461-71 : complexe de Chimène ; elle souffre d’avoir à le voir mourir et entendre dire qu’il l’aime toujours. Grimoald ignore que c’est Bertarido, il ne le (re)connaît pas. =====> Cette ignorance est une feinte, un déni d’identité par prudence politique, comme il l’expliquera à Edüige en V, 2. Bertarido se nomme, pour l’honneur de Rodelinda ; Rodelinda le nie (« c’est un mensonge ») pour le protéger. =====> Rodelinde reste évasive (III, 4) : « Il ne peut être ici que ce que tu voudras ». Après la sortie de Grimoald, Rodelinde se plaint des circonstances de leurs retrouvailles, et de Bertarido: « Il ne te suffit pas, mon époux, de me transpercer de loin par l’annonce de ta mort : il faut encore que l’amour t’ait conduit à mourir sous mes yeux ? » = ====> Mêmes reproches chiméniens, mais plus forts puisque la responsabilité de Rodelinde est formulée : « C’était donc peu, Seigneur, [...] Il faut vous voir mourir et m’en savoir la cause ». (IV, 5 : v. 1399) Bertarido, lui, est heureux : « Ah, femme, en dépit de mes malheurs, je suis si heureux ! » =====> idem en IV, 5 : « Je bénis mon destin [...]. En un moment si doux, je ne le puis haïr. » (v. 1395-8) Duo (n°24) : embrassements de Rodelinda et Bertarido (« Je t’embrasse, et plus terrible que la mort est pour moi cet adieu. ») =====> échange très proche, chez Corneille ; mais la différence entre la sensibilité de l’opéra et celle de la tragédie est ici très intéressante à cerner. Une poétique du corps et du geste, que la parole ne vient que commenter, s’oppose à une poétique Opéras haendeliens et tragédies de Corneille 383 de la parole, à travers laquelle se devine seulement l’émotion physique. Dans la tragédie, la sensibilité, le tremblement intérieur de l’effort sur soi, l’emporte sur la sensualité extériorisée, l’échange physique qui se sait ultime ; la contrainte de la distance imposée, le souci de l’image publique de soi (pointe galante chez Pertharite, rappel de son devoir d’héroïsme chez Rodelinde) sont plus sensibles (IV, 6) : « Adieu puisqu’il le faut, et croyez qu’un époux [...] En mourant sans regret, à regret il vous quitte. — Adieu, puisqu’on m’y force, et recevez ma foi Que l’on me verra digne, et de vous, et de moi. » (v. 1489-94) Acte III scène 1 Réflexion d’Eduige sur ses chances de récupérer Grimoaldo: « Le péril où se trouve mon frère fait à nouveau sombrer tous mes espoirs ; sang, amour, jalousie, — Ciel ! un conseil ! » =====> Réflexion équivalente en V, 1 : « Quoi ! Grimoald s’obstine à perdre ainsi mon frère, [...] Il n’a point d’yeux pour lui, ni d’oreilles pour moi ? » (v. 1499-1502) La péripétie de l’évasion de la tour [avec l’enchaînement classique des motifs romanesques de la clé (sc. 1), l’épée d’Eduige, la blessure par méprise, la fuite simultanée de Rodelinda avec Flavio et Eduige, la cape tachée de sang et la méprise de Rodelinda (sc. 4)] =====> est totalement absente de la tragédie. Cependant, quelques motifs de la tragédie se trouvent recyclés ici dans l’opéra. Audace d’Unulfo en faveur de Bertarido: « Mon âme hardie le soustraira à la mort. » =====> V, 1 (v. 1531-40) mais les arguments cornéliens sont davantage de clairvoyance politique, au service de Grimoald autant que de Pertharite: « [Grimoald] M’avouera le premier que je l’ai bien servi. » (v. 1546) Approbation d’Eduige, qui veut se faire pardonner la faute de son ambition : « Par une action juste, je veux effacer l’énormité de la faute à laquelle me poussa l’amour aveugle du trône. J’espère à présent sauver Rodelinda, son fils et Bertarido. » = ====> Chez Corneille, le motif de la faute porte sur autre chose : Edüige promet de protéger Unulf en prenant sur elle « la faute » de l’évasion ; mais ce n’est pas par remords : « Je prendrai, s’il le faut, sur moi toute la faute » (v. 1543). Par ailleurs, le moteur de la conquête de Milan contre Pertharite fut, chez Corneille, la haine de Gondebert, le frère aîné, contre son cadet ; Edüige fut donnée en gage par lui à Grimoald, elle n’eut donc pas directement de volonté politique. Enfin le motif du fils, co-objet de la bonne action, est absent chez Corneille. Emmanuel Minel 384 scène 2 Grimoaldo est tiraillé entre la gloire (d’être généreux avec Bertarido) et la « soif de pouvoir ». = ====> Il est plus noble et chevaleresque, son mobile est plus amoureux chez Corneille, mais le débat est le même entre une restitution généreuse du pouvoir et la perte de la main d’Edüige que cela impliquerait contractuellement. Il est « ballotté entre soupçons, passions et peurs » = ====> Il paraît plus avisé et plus courageux. scène 4 Consternation de Rodelinda qui croit Bertarido mort : « Qui me rendra au moins le cadavre, afin que je pose un baiser sur cette poitrine chérie et que sur ce corps adoré la douleur m’accable à en mourir ? » = ====> présence du motif du cadavre escamoté en V, 3 (v. 1691 et suiv.), lorsque Rodelinde reproche à Grimoald la disparition de Pertharite, qui s’est en fait enfui : « Tu n’accablais son nom de tant d’honneurs funèbres Que pour ensevelir sa mort dans les ténèbres, [...] Pour le priver un jour des honneurs du tombeau. Soûle-toi de son sang, mais rends-moi ce qui reste, Attendant ma vengeance ou le courroux céleste, que je puisse ... - Ah, Madame [...] (v. 1691-97). scène 5 Bertarido se cache pour observer, mais pas par peur : il revendique la maîtrise de son destin (« Ché dal mio braccio il fato mio dipende. ») ====> La revendication et l’image correspondent au courage de Pertharite combattant le groupe de Garibalde qui a surpris sa fuite, d’après le récit du soldat, en V, 4. Chez Corneille, cette volonté aussi est un peu dévaluée, mais pas par une situation de dissimulation : c’est parce que, d’après le soldat (récit des vers 1543-1763), Garibalde a donné l’ordre absolu de ne pas le tuer ; la démonstration de valeur est donc un peu truquée. scène 6 Les contradictions internes de Grimoaldo l’épuisent (« L’infernal remords qui me traite d’infidèle, de parjure, d’usurpateur, d’impie, de tyran ») ====> Équivaut aux soucis exposés à Edüige en V, 2 et à Pertharite lui-même en V, 5 ; ils sont typiques d’une situation cornélienne « bloquée », mais n’ont pas sur lui d’effets physiques indiqués. Opéras haendeliens et tragédies de Corneille 385 Grimoaldo se repose « parmi les fontaines et la verdure » =====> Absentes de la tragédie. scène 7 Tentative de meurtre concrète par Garibaldo sur Grimoaldo endormi ====> situation absente. scène 8 Grimoaldo sauvé par Bertarido =====> Circonstance absente. Bertarido tue Garibaldo, qualifié de traître = ====> Conforme au récit du soldat en V, 4 mais dans d’autres circonstances : Pertharite « poussa toute sa rage » sur Garibalde. Par ailleurs, c’est Grimoald qui le qualifie de « traître » (à lui ! ) (V, 5 : v. 1797). Pertharite le qualifie de « bras qui t’a si bien servi » (v. 1770). Bertarido insiste sur sa propre magnanimité dans le malheur : « Je t’ai sauvé pour te montrer que j’ai le cœur plus grand que mon mauvais destin. » ====> Conforme à V, 5, mais Pertharite jouit alors de la considération populaire (« Milan m’a vu passer : » v. 1777). Conforme aussi à sa noblesse d’attitude dès sa capture en III, 4. scène 9 (finale) Grimoaldo supprime la cascade de générosités en s’attribuant lui-même le trône de Pavie, qui revient à Eduige : « Eduige, mon épouse, je te presse sur mon sein ; régnant sur le trône de Pavie, qui te revient, je renonce désormais à tout autre royaume. » = ====> Cascade de générosités réciproques. Grimoaldo rend à Bertarido « ton fils, ton épouse et ton trône » =====> Absence du fils. Rodelinda donne à Bertarido son fils à embrasser =====> Absence du fils. Bertarido ne demande à Grimoaldo « que ... » (phrase suspendue ! ) ====> Pertharite demande explicitement sa femme (v. 1827) : « Rendez-moi Rodelinde et gardez la couronne. » Le Final : Récitatif de Bertarido + Duo Bertarido / Rodelinda + Tutti : Tonalité nettement plus familiale et affectueuse : « Epouse, fils, sœur, amis, ô Dieu ! Je vous presse sur mon sein. Ah, combien mon cœur vous doit à tous, à tous ! » Confirmation par le Tutti, qui sollicite la métaphore du fils : « un bonheur plus sûr, fils d’un beau souffrir, naît de la vertu » (« figlio d’un bel soffrire nace dalla vurtù »). Et liesse populaire : « Que l’on festoie à présent partout dans le royaume. Qu’en ce jour si heureux, la joie soit Emmanuel Minel 386 équivalente aux souffrances passées. » = ====> Le final cornélien est davantage lié à la combinaison politico-amicale (« Qu’une amitié si ferme aujourd’hui nous unisse Que l’un et l’autre État en admire les nœuds ») et à la générosité comme exemple pour le peuple, dont le bonheur concret n’est pas directement évoqué (« [...] Et montrer à ce peuple heureusement surpris Que des hautes vertus la gloire est le seul prix. »). Aucune mention n’est faite du fils.
