eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 35/68

Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
61
2008
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De Corneille à Mozart à travers Métastase : une rencontre imaginaire à cent cinquante ans de distance, ou de Cinna (1641) à La Clémence de Titus (1791)

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2008
Jean-Pierre Chauveau
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PFSCL XXXV, 68 (2008) De Corneille à Mozart à travers Métastase : une rencontre imaginaire à cent cinquante ans de distance, ou de Cinna (1641) à La Clémence de Titus (1791) JEAN-PIERRE CHAUVEAU (Université de Nantes) Le titre de mon exposé peut sembler maladroit, ou pour le moins alambiqué. Peut-être aurait-il mieux valu parler d’une rencontre « imaginée ». Car c’est moi qui me suis permis de l’imaginer, non pas par référence à une quelconque influence ou imitation (étant bien entendu que dans cette perspective, c’est sur le médiateur, en l’occurrence Métastase, l’infatigable auteur de livrets d’opéra au XVIII e siècle, que la lumière devrait se concentrer), mais parce qu’il me plaît d’essayer de trouver des points de convergence, des points d’accord, presque des complicités secrètes, entre deux auteurs, deux dramaturges, certes très dissemblables, et assez éloignés dans le temps (du règne de Richelieu à la tourmente révolutionnaire….), mais qui me sont chers l’un comme l’autre, et qui, chacun à leur manière, se sont imposés au théâtre comme des génies originaux et singuliers. De quoi s’agit-il ? Quelques rappels d’abord. En 1641, Corneille a fait représenter une tragédie, Cinna, qu’il publie en 1643 avec le sous-titre : La Clémence d’Auguste ; le succès est tel que les critiques qui s’étaient déchaînés contre lui depuis Le Cid se taisent, et qu’il apparaît désormais comme le maître incontesté de la scène française. Consécration flatteuse dont l’Examen rédigé par Corneille pour l’édition collective de son théâtre en 1660 se fait encore gentiment l’écho : « Ce Poème a tant d’illustres suffrages, qui lui donnent le premier rang parmi les miens, que je me ferais trop d’importants ennemis, si j’en disais du mal ». Un siècle et demi plus tard, en 1791 - qui sera in fine l’année de sa mort - , alors qu’il est déjà Jean-Pierre Chauveau 388 occupé à la composition de La Flûte enchantée et de son Requiem, Mozart 1 reçoit (au milieu d’août pour le 6 septembre ! ) la commande d’un opéra pour accompagner les cérémonies du couronnement de l’empereur Léopold II comme roi de Bohême à Prague (Prague, où les représentations de ses Noces de Figaro et de son Don Giovanni ont naguère connu des triomphes) : ce sera La Clemenza di Tito [La Clémence de Titus] sur un livret déjà ancien (1734), et déjà maintes fois utilisé (plus de quarante fois, nous apprend la musicologie ! ) du plus fécond et célèbre librettiste italien d’opéra du XVIII e siècle, Pietro Metastasio (qui est mort en 1782). Mal accueilli par les dédicataires (l’impératrice, italienne par ses origines, aurait dénoncé une porcheria tedesca : une cochonnerie tudesque ! ), l’opéra connut ensuite des fortunes diverses ; mais le moins qu’on puisse dire, c’est que, même encore de nos jours, il n’a pas que des admirateurs : œuvre bâclée, dit-on assez souvent, œuvre appartenant à sa date à un genre désormais trop conventionnel et désuet, « un opéra extraordinairement oubliable », écrit l’un, « une odeur de poussière et de renfermé », renchérit un autre. Heureusement, il y a beaucoup d’avis en sens inverse, et, vous l’avez compris, en tant que simple mélomane, je m’y rallie entièrement. Cela dit, je m’aperçois que cette confidence n’a rien à voir avec mon sujet ; excusez-moi, j’y reviens. La légitimité du rapprochement entre Cinna (pardon, retenons plutôt le sous-titre : La Clémence d’Auguste - pour le moment, du moins, car - nous y reviendrons bientôt - le vrai titre de la tragédie cornélienne est bien Cinna , du nom d’un des protagonistes - ) et La Clémence de Titus saute aux yeux. Dans les deux cas, avec les historiens latins (Tacite, Suétone) en arrière-plan, mais aussi les moralistes (rappelons que dans les premières éditions de sa tragédie, Corneille se réfère explicitement à un chapitre du De Clementia de Sénèque et à la paraphrase qu’en a fait Montaigne), il s’agit d’une conspiration menée contre l’empereur romain en place, ici Auguste, là Titus, par la volonté vengeresse d’une femme, ici Emilie, là Vitellia, qui, chacune à leur tour, arment le bras de leur amant en titre, ici Cinna, là Sextus. Mais la conspiration échoue, à la confusion générale ; les conspirateurs, par bonheur, du fait de la mansuétude et de la générosité du souverain, non seulement échappent au châtiment qui leur était normalement destiné, mais sont pleinement réhabilités. La clémence du souverain ouvre en effet une nouvelle ère de justice, de paix et de réconciliation. Plus précisément, il suffit de lire le 1 Coïncidence troublante : si un siècle et demi exactement sépare la tragédie de Corneille de l’opéra de Mozart, c’est aussi un siècle et demi exactement qui sépare la naissance des deux hommes. Autrement dit, Corneille et Mozart avaient tous les deux trente-cinq ans - des hommes jeunes ! - au moment de la composition de leurs œuvres respectives ! De Corneille à Mozart à travers Métastase 389 livret de l’opéra de Mozart (c’est du Métastase, mais revu et modifié - peutêtre, mais on n’a aucune certitude là-dessus, à la demande du compositeur - par le librettiste attitré de la cour de Prague à l’époque, Caterino Mazzolà) pour se rendre compte que le librettiste a travaillé avec la pièce de Corneille sous les yeux, et plus généralement avec le répertoire tragique français. Ce qui n’est pas pour surprendre : l’opera seria à l’italienne au XVIII e siècle se veut la transposition sur la scène lyrique de la tragédie classique française, avec ses sujets, son personnel, ses exigences de style héroïque, etc... Il est donc inévitable que Cinna constitue le modèle idéal dès lors qu’il s’agit de mettre en scène, une fois de plus, une conjuration à Rome sous l’empire. Et comme en l’occurrence le personnage de Titus s’est substitué à celui d’Auguste, on n’est pas étonné non plus de trouver dans le texte du livret des références à la Bérénice de Racine, puisque la tragédie imaginée par Métastase commence juste au moment où Titus vient de se séparer pour toujours de Bérénice et que c’est précisément cette séparation qui lance l’action de la nouvelle tragédie. Dès la deuxième scène - nous en sommes encore à l’exposition - , les propos prêtés au personnage d’Annius, qui a été témoin des adieux de Titus et de Bérénice, sont en effet un résumé de la grande scène finale de la tragédie de Racine qui orchestre le départ de la reine de Judée : « Elle partit, mais elle vit qu’elle partait adorée, et que cette amère décision ne coûtait pas moins à son bien-aimé qu’à elle-même » 2 . Cependant la tragédie imaginée par Métastase, qui commence là où finissait celle de Racine, est fondée sur une intrigue qui reprend l’essentiel de l’argument du Cinna de Corneille : Sextus, pourtant ami et protégé de Titus, va se résoudre, non sans mal ni hésitation, à prendre la tête d’une conjuration meurtrière contre l’empereur, pour satisfaire à la soif de vengeance de la femme qu’il aime passionnément, Vitellia (c’est à peu près la situation de Cinna vis-à-vis d’Auguste et vis-à-vis d’Emilie). Et lorsque le complot échoue et que ses auteurs sont démasqués, Sextus, comme Cinna, affronte courageusement une mort apparemment inévitable (car la clémence du souverain, à la toute fin de la pièce, constitue un formidable coup de théâtre), sans qu’il ait un seul instant l’idée d’atténuer sa responsabilité en donnant le nom de la véritable instigatrice, Vitellia, pas plus que Cinna ne songeait à dénoncer Emilie ; mais Vitellia, comme Emilie, n’hésite pas non 2 La critique a noté d’autres références encore, et à Corneille lui-même : Héraclius, Agésilas, Tite et Bérénice. Voir à ce sujet les analyses d’Alain Niderst, « Métastase et Corneille », dans : Les innovations théâtrales et musicales italiennes en Europe aux XVII e et XVIII e siècles , rec. par Irène Mamczarz, Paris : P.U.F., 1991, p. 137- 144. Toutes les citations (en traduction française) du livret de La Clémence de Titus sont empruntées à la traduction proposée par Gilles Demonet dans le n°226 (2005) de l’Avant Scène OPÉRA. Jean-Pierre Chauveau 390 plus à se dénoncer elle-même et à revendiquer hautement la responsabilité principale, ce qui permet au souverain de se surpasser lui-même en pardonnant à tous les conjurés. Les deux œuvres se terminent alors de la même manière : par l’exaltation de la magnanimité et de la clémence éminemment réconciliatrice du souverain. Les paroles prêtées à Titus par Métastase : « Que Rome sache que je suis le même, et que je sais tout, je pardonne à chacun, et j’oublie tout » sont presque le décalque des dernières paroles d’Auguste dans Cinna : « Et que vos conjurés entendent publier, / Qu’Auguste a tout appris et veut tout oublier ». Dans les deux cas, il s’agit bien d’élever un monument à cette vertu éminemment royale qu’est la clémence, comme l’expliquait Livie dès la scène 3 de l’acte IV de Cinna , à un moment où elle semblait désespérer de se faire entendre de son époux désemparé : « […] la clémence est la plus belle marque / Qui fasse à l’Univers connaître un vrai Monarque ». À Prague, en 1791, quelle plus belle promesse d’hommage à offrir à celui qui se fait couronner roi de Bohême ? Certes, une telle exaltation de la vertu royale de clémence unit nos deux œuvres au-delà de leurs différences, et fait qu’elles se terminent toutes les deux par une sorte d’ode à la gloire du souverain . À la fin de Cinna , Livie tient ces propos prophétiques : Oyez ce que les Dieux vous font savoir par moi […] Après cette action vous n’avez rien à craindre, On portera le joug désormais sans se plaindre, Et les plus insensés renversant leurs projets, Mettront toute leur gloire à mourir vos sujets […] Propos auxquels correspond, à la fin de l’opéra, la prière que le chœur adresse aux dieux en faveur de Titus, qui s’identifie désormais et pour toujours au bonheur de Rome : « Dieux éternels, veillez sur ses jours sacrés, protégez avec lui le bonheur de Rome ». Ce disant, le chœur ne fait que reprendre à peu près les termes employés dès la scène d’entrée par un Sextus déchiré entre son amitié envers Titus et son amour pour Vitellia, et ne désespérant pas encore de faire renoncer sa bien-aimée à son projet de vengeance : « Réfléchis, ô ma bien-aimée, réfléchis encore. Ah, avec Titus n’enlevons pas au monde ce qui fait sa joie, ni à Rome son père, ni à nousmêmes un ami […] ». Suétone n’écrivait-il pas que Titus était devenu « les délices du genre humain » ? Aussi bien la tragédie cornélienne que l’opéra mozartien ont donc atteint leur but et donné sens au titre (ou au sous-titre, dans le cas de Corneille) en conduisant à l’apothéose finale. Il est temps cependant de se demander comment, au-delà de cette affiche, aussi bien Corneille que Mozart ont conçu l’action et le déroulement de leur tragédie, c’est-à-dire ont su faire de leur héros respectif bien autre chose qu’une image brillante, mais convenue, presque trop attendue, de la vertu de De Corneille à Mozart à travers Métastase 391 clémence : des hommes qui vivent, qui souffrent et qui, par un difficile et magnifique travail sur eux-mêmes, se transforment sous nos yeux et transforment les autres à leur suite, au point de donner, au final, au spectateur l’impression exaltante d’assister à la naissance d’un nouveau monde, apaisé, réconcilié et fraternel. Si le point d’aboutissement est le même dans les deux œuvres - l’exaltation de la vertu royale par excellence : la clémence - , les moyens utilisés pour y parvenir sont différents, et pas seulement parce que le matériau sur lequel travaillent nos deux dramaturges - le poète tragique, et le musicien - n’est pas le même. Pas seulement non plus parce que l’histoire de Titus ne peut pas exactement recouvrir celle d’Auguste. Considérons d’abord que Corneille a donné pour titre à sa tragédie non pas « la clémence d’Auguste » (simple sous-titre lors des premières éditions), mais le nom du chef de la conjuration, Cinna, qui est aussi le héros amoureux. Passionnément épris d’Emilie, c’est parce que celle-ci exige de lui, avant tout engagement de sa part, qu’il soit l’instrument de sa passion de vengeance contre Auguste, qu’il se résout à faire taire le respect, l’amitié qu’il voue à l’empereur pour prendre la tête de la conjuration. Mais il ne s’est pas méfié de son second, Maxime, lequel, secrètement amoureux lui aussi de la belle Emilie, va se laisser séduire par son méchant confident Euphorbe (ah ! les méchants confidents ! on se souvient de « la détestable Œnone » dans Phèdre), et trahir les conjurés. Corneille a exploité là magistralement un ressort dramatique qui vient de la pastorale, à laquelle il doit tant : les méfaits de la jalousie amoureuse ; et, de surcroît, la triple trahison de Maxime - trahison envers son souverain, puisqu’il est entré dans la conjuration, trahison envers son ami et complice Cinna qu’il dénonce auprès d’Auguste, et, pour finir, trahison envers celle qu’il aime, Emilie, en lui faisant croire, pour la décider à se sauver avec lui, que Cinna, arrêté, a livré son nom à Auguste - permet au moment du dénouement, non seulement de parfaire la clémence d’Auguste qui lui accorde son pardon, mais d’entraîner tout le monde dans le pardon général et la réconciliation universelle. S’adressant au couple désormais reconstitué d’Emilie et de Cinna, puis à Maxime, Auguste invite solennellement à cette nouvelle genèse qui passe d’abord pour tous par le pardon et l’oubli généreux : Et tous deux avec moi faites grâce à Maxime, Il nous a trahis tous, mais ce qu’il a commis Vous conserve innocents et me rend mes amis À Maxime Reprends auprès de moi ta place accoutumée, Rentre dans ton crédit, et dans ta renommée, Jean-Pierre Chauveau 392 Qu’Euphorbe de tous trois ait sa grâce à son tour, Et que demain l’Hymen couronne leur amour, Si tu l’aimes encor, ce sera ton supplice. Dans La Clémence de Titus, rien de tel. À côté du couple principal constitué par Sextus et Vitellia (en gros, le répondant du couple cornélien Cinna et Emilie), les librettistes (j’entends par là Métastase, relayé par Mazzolà) ont fait évoluer deux jeunes gens, Annius, autre protégé de Titus et ami de Sextus, et Servilia, sœur de Sextus, liée à Annius par un tendre amour partagé. Personnages certes épisodiques, mais qui non seulement ont permis à Mozart d’écrire à leur intention de merveilleux duos, mais offrent à Titus, dans la longue ascension vers la maîtrise qui va du renoncement héroïque à Bérénice jusqu’au pardon général du dénouement, l’occasion d’accomplir un nouveau pas décisif sur la voie du dépouillement libérateur. En effet Titus, après le départ de Bérénice, jette son dévolu sur Servilia : stupeur chez Annius et Sextus, qui n’osent cependant pas dissuader leur impérial ami de renoncer à son projet ; mais Titus se montre généreusement sensible à la sincérité de Servilia, qui refuse l’offre de l’empereur en lui opposant l’absolu de la fidélité de la promesse qu’elle a faite à Annius. Tant il est vrai que rien ne peut s’opposer à un amour vrai et désintéressé ! Tournons-nous maintenant vers le couple principal, si tant est, du reste, que l’on puisse parler de couple. Non seulement le héros amoureux, Sextus, n’a pas de rival auprès de celle qu’il aime, Vitellia, mais Vitellia ne ressemble guère à Emilie, en ce sens qu’il n’y a pas de réciprocité entre elle et Sextus ; Sextus est prisonnier d’une passion juvénile privée de retour ; quant à Vitellia, uniquement mue par le désir de tirer vengeance de Titus, à qui elle était promise et que son orgueil de femme et sa fierté de Romaine accusent de l’avoir délaissée pour Bérénice, une reine étrangère, elle se sert froidement, cyniquement même, de Sextus comme du bras armé qui peut la débarrasser de l’empereur qu’elle honnit, alors qu’elle n’ignore pas les affres du combat intérieur qui secoue le jeune homme qu’une tendre amitié lie à Titus. Son indifférence à l’égard du malheureux Sextus est telle qu’au fil de la pièce, on la sent par moment prête à renoncer à sa vengeance lorsqu’elle apprend que Titus a renvoyé Bérénice (dans ce cas, l’empereur serait-il tenté de revenir à elle ? ), et qu’au moment où la conspiration ayant échoué, Sextus est arrêté et semble voué à une mort certaine, la seule crainte éprouvée par Vitellia est que celui-ci ne la dénonce comme instigatrice et ne la perde à son tour. Le jeu de Vitellia est donc monstrueusement solitaire et égoïste, jusqu’à l’ultime moment où, apprenant que Sextus est prêt à affronter son supplice sans avoir cherché à l’impliquer et à se défausser sur elle, et avertie par la pure Servilia, la jeune femme découvre soudain la vanité de son ambition et de sa jalousie vengeresse et le prix infini d’un De Corneille à Mozart à travers Métastase 393 amour vrai, un amour désintéressé qui n’hésite pas à aller jusqu’au sacrifice de la vie pour ce qu’on aime. La voilà prête au renoncement total, et pénétrée de l’immense paix que procure un abandon salvateur ; et c’est l’air magnifique - certes l’un des plus beaux qui soit sorti de la plume de Mozart, le rondo « Non più di fiori vaghe catene » - où la douceur enjôleuse de l’accompagnement de la clarinette (l’instrument-roi chez le Mozart de la dernière année de sa vie terrestre) contredit heureusement, en quelque sorte, le discours désespéré de l’héroïne : « Hymen ne descendra plus tisser de belles couronnes de fleurs […] Je vois la mort s’avancer vers moi […] Ah ! que dira-t-on de moi ? Qui verra ma douleur, aura pourtant pitié de moi ». De fait, Titus ne va pas tarder à avoir pitié d’elle, lui permettant ainsi de se joindre à Servilia et à Annius pour chanter d’une seule voix : « Ô généreux Titus ! Ô grand Titus ! Qui peut se comparer à lui ? Sa suprême bonté me tire des larmes des yeux [...] ». Au passage, il n’est peut-être pas indifférent de noter que Mazzolà, et Mozart à sa suite, ont marqué leur différence par rapport à un détail du dénouement : Métastase, peut-être impressionné par le dénouement de Corneille (Auguste, on l’a vu, en prenant pour témoin Maxime, consacre publiquement l’union de Cinna et d’Emilie, une union pour laquelle, du reste, il s’était déjà prononcé à l’acte II, c’est-à-dire à un moment où il ne pouvait pas encore douter de la fidélité de Cinna), fait prononcer par Titus l’union de Sextus et de Vitellia ; Mazzolà, lui, se garde bien de le faire, comme si (c’est peut-être le signe, en cette fin de XVIII e siècle, de l’émergence d’une sensibilité nouvelle, plus respectueuse de la liberté des personnes) il importait de laisser Vitellia en face d’elle-même, terrassée, éblouie par la pureté de l’amour que lui voue Sextus, et, comme tous ceux qui l’entourent, par la grandeur d’âme de Titus. Toutes ces considérations nous invitent, à mon sens, à ne pas perdre de vue que la signification proprement politique n’épuise jamais l’intérêt de ces tragédies de la conjuration que nous nous hasardons à confronter aujourd’hui. Ni dans Cinna (où pourtant la réflexion politique se déploie à l’aise : songeons au grand débat qui s’instaure à l’acte II en présence d’Auguste sur les mérites respectifs de la monarchie et de « l’état populaire »), ni dans La Clémence de Titus , l’issue politique de la conjuration - succès ou échec - non plus que le sort réservé aux conjurés ne constituent l’essentiel de l’action tragique. Celle-ci se concentre dans le cœur des personnages qui, parce qu’ils sont partie prenante dans l’action politique, sont confrontés à des choix difficiles et soumis à des épreuves dont ils risquent de sortir, sinon broyés, du moins profondément transformés et grandis. Le propre d’une tragédie comme Cinna (mais c’est aussi vrai d’un opéra comme La Clémence de Titus), c’est de permettre aux personnages de se libérer de passions aliénantes qui les paralysent et les conduisent à des Jean-Pierre Chauveau 394 impasses au profit de passions qui les grandissent et les aident à trouver leur véritable place dans le monde. Le parcours accompli par chacun des protagonistes, aussi bien dans la tragédie cornélienne que dans l’opéra mozartien, est révélateur à cet égard. Emilie et Cinna, à commencer par eux, sont les exemples mêmes, chacun avec sa spécificité, de personnages qui, dès le début, se voient confrontés à des choix impossibles. Emilie n’a pas plutôt vaincu ses réticences à risquer d’envoyer à la mort celui qu’elle aime pour satisfaire sa soif de vengeance, résistant d’abord aux objections de sa suivante Fulvie, et confortée ensuite par la détermination apparemment sans faille de son partenaire, que la convocation des chefs des conjurés auprès d’Auguste vient dangereusement semer le trouble. Et voici que l’acte II change la donne : Auguste comble Cinna de ses bienfaits jusqu’à lui promettre de l’unir à Emilie ; et Cinna, profondément ébranlé, non seulement conseille à l’empereur, à l’étonnement de Maxime, de conserver un pouvoir auquel il semblait sur le point de vouloir renoncer, mais va désespérément tenter de convaincre Emilie de renoncer à sa vengeance. Tentative vaine, qui accule Cinna à ne trouver d’issue honorable que dans le renoncement et dans la mort : Vous le voulez, j’y cours, ma parole est donnée, Mais ma main aussitôt contre mon sein tournée Aux Mânes d’un tel Prince immolant votre Amant, À mon crime forcé joindra mon châtiment, Et par cette action dans l’autre confondue Recouvrera ma gloire aussitôt que perdue […] Emilie n’aura plus qu’à se dénoncer publiquement pour tenter de détourner le châtiment sur elle, c’est-à-dire, elle aussi, à trouver pour seule issue de renoncer et de mourir. Renoncement et mort que la clémence d’Auguste rendra symboliques et féconds, fondant enfin l’amour de Cinna et d’Emilie en vérité. Dans La Clémence de Titus , le parcours de Sextus et de Vitellia connaît les mêmes incertitudes, les mêmes allées et venues, à cette notable différence près, déjà soulignée, que Vitellia ne considère Sextus que comme l’instrument de sa vengeance et ne se soucie guère de ses hésitations et du drame de conscience dans lequel elle le plonge ; aussi ne découvre-t-elle le prix de l’amour vrai qu’au moment ultime où elle renonce enfin et se prépare à la mort (c’est le moment de l’air, déjà commenté, « Non più fiori vaghe catene »). Ajoutons que la structure en deux actes de l’ opera seria offre à Mozart l’occasion de mettre spectaculairement en évidence l’impasse tragique à laquelle conduit inévitablement le déchaînement des passions solitaires et contradictoires. En effet, dans la dernière partie de l’acte I, il nous est donné d’assister, de loin, dans la nuit, à l’incendie du Capitole, De Corneille à Mozart à travers Métastase 395 prélude à l’assassinat projeté de Titus ; or, sur le devant de la scène, apparaissent tour à tour Sextus épouvanté par les conséquences de l’événement dont il se sent à son corps défendant pleinement responsable, et Vitellia qui, dans la confusion générale (l’incertitude règne sur le sort de Titus), regrette l’accomplissement d’un acte, qu’elle a pourtant réclamé, et dont elle craint qu’on ne découvre vite la véritable instigatrice. Et, pour finir, tous les deux, désemparés, ne peuvent que se joindre au chœur des témoins abasourdis qui entonnent une sorte de déploration funèbre assimilant la mort probable de Titus à une sorte de fin du monde, à la ruine de tous les espoirs : « Ah ! l’astre s’est donc éteint, il s’est éteint celui qui apportait la paix […] Ô noire trahison, ô jour de douleur ! [...] », tels sont les derniers mots entendus à la fin d’un acte dont heureusement l’acte II, qui commence par la nouvelle que Titus est sain et sauf et que le complot a échoué, va prendre l’exact contre-pied. L’acte II de La Clémence de Titus montre en effet une magnifique remontée vers la lumière ; et le retournement qui s’y opère ressemble étrangement à celui qu’affectionne souvent Corneille dans ses tragédies, et d’abord dans Cinna. Peut-être tirent-ils tous les deux de leur formation chrétienne - relayée et confortée dans le cas de Mozart par l’idéal maçonnique, si présent dans ses dernières productions - l’intuition que l’on ne peut être en accord avec soi et avec le monde que si l’on a fait, d’une façon ou d’une autre, un jour ou l’autre, l’expérience de la désillusion, de l’échec, du doute, de cette mort bénéfique à soi-même qui passe par le renoncement désintéressé et l’acceptation de la mort. On l’a vu avec Cinna et Emilie, comme avec Sextus et Vitellia ; mais au-delà de ces personnages d’amoureux qui vivent, pour paraphraser un des plus subtils analystes de la pensée mozartienne, Jean-Victor Hocquard, le « drame intérieur [et en définitive salvateur] que constitue la dissolution, la guérison de la passion » 3 dans leur cœur, on le voit peut-être encore mieux avec les personnages centraux que sont Auguste et Titus et qui, au-delà de la clémence dont ils font preuve et qui illumine le dénouement des deux pièces dont nul ne songera à contester la valeur ni l’efficacité dramatique, ont fait l’objet parfois d’interprétations divergentes. La clémence d’Auguste, en effet, a quelquefois été interprétée (c’était, dit-on, l’avis d’un grand « politique », Napoléon lui-même) comme une habileté relevant d’une politique strictement machiavélienne, destinée à désarmer, somme toute à peu de frais, toute opposition. Ce machiavélisme existe en effet : n’est-il pas le fait de Livie qui, à la scène 3 de l’acte IV, 3 Jean-Victor Hocquard, Mozart. L’Amour, la Mort, Librairie Séguier, Michel Archimbaud, 1987, p. 755. Jean-Pierre Chauveau 396 devant le désarroi de son mari qui penche pour une répression impitoyable, lui conseille, alors que la répression ne semble pas avoir réussi à désarmer les comploteurs, d’ « essaye[r] sur Cinna ce que peut la clémence » et de « chercher le plus utile en cette occasion » ? Cette proposition ne fait alors qu’exciter la colère du prince. Aussi convient-il d’interpréter tout autrement le geste final de clémence. Celui-ci intervient comme sous le coup d’une illumination (« En est-ce assez, ô Ciel […] ? ), et au terme d’un long combat (« Conservez à jamais ma dernière victoire », car désormais « Je suis maître de moi comme de l’Univers »). Mais il n’a pas fallu moins de quatre actes pour que l’empereur accède enfin à cette révélation, pour qu’Octave, le dictateur sanguinaire, cède définitivement le pas à Auguste, le prince de la paix. Jusque-là, c’est le découragement, l’amertume et l’irrésolution qui le submergeaient : dégoût du pouvoir et tentation de la fuite à l’acte II lorsqu’il croit pouvoir demander conseil à Cinna et Maxime ; à l’acte IV, dans le grand monologue (ces monologues d’introspection dont l’opera seria propose une sorte d’équivalent avec les grands airs (arie) confiés aux protagonistes) de la scène 2 avec le fameux « Rentre en toi-même, Octave, et cesse de te plaindre [...] », immense déception et tentation de la répression sauvage en même temps que du suicide ; au début de l’acte V, dureté glaciale et sans pitié lors de l’entretien avec Cinna, et ce n’est pas l’entrée en scène d’Emilie, venue revendiquer sa responsabilité sans rien renier de sa détermination à venger la mort de son père, qui semble encore susceptible d’infléchir sa position. En revanche c’est, comme la goutte d’eau qui fait déborder le vase, l’arrivée de Maxime repentant, qui est à l’origine de l’illumination finale : celle d’Auguste (« Je triomphe aujourd’hui du plus juste courroux / De qui le souvenir puisse venir jusqu’à vous ») et celle de tous les autres, à commencer par la fière Emilie, convertie à son tour (« Et je me rends, Seigneur, à ces hautes bontés, / Je recouvre la vue auprès de leurs clartés […] Et prenant désormais cette haine en horreur, / L’ardeur de vous servir succède à sa fureur »). Quant à La Clémence de Titus , on a souvent prétendu (et encore de nos jours) que le personnage de Titus manquait de vie et d’humanité, tant il restait le même du début de l’opéra à la fin, c’est-à-dire une image figée, une statue immuable, sorte d’allégorie, de la vertu de clémence. Cette impression nous paraît liée à la convention de l’opera seria qui veut que l’ apparition sur scène du personnage s’accompagne presque toujours du déploiement d’un chœur dont le rôle consiste justement à le présenter en toutes circonstances paré de toutes les vertus (acte I, scène 4 ; acte II, scènes 5 et 20). Mais elle ne correspond pas à la réalité vécue par un personnage que le récitatif accompagné (où excelle Mozart) permet de saisir au contraire, comme c’est le cas aussi pour Sextus, déchiré, inquiet, souvent De Corneille à Mozart à travers Métastase 397 découragé, sinon désespéré. Les ruptures de rythme, les modulations inattendues, qui sont la marque éminente de ces récitatifs, nous le montrent oscillant entre la tentation de tout abandonner et celle d’exercer une rigueur implacable, et c’est ce personnage pathétique dans son irrésolution qui semble l’emporter, jusqu’à ce qu’une série de renoncements courageusement assumés (à commencer par le renoncement héroïque à Bérénice qui ouvre l’opéra), l’accumulation des épreuves (surprise du complot, trahison de Sextus et, pour finir, haine de Vitellia) et la force de son amitié pour Sextus se conjuguent pour le révéler enfin à lui-même, l’instituer enfin dans le rôle que le chœur n’avait cessé de lui prédire, celui d’être l’image vivante de la justice des dieux. Titus, comme Auguste, résume dans son évolution et illustre dans son propos cette conviction profonde, qui, selon moi, sous-tend tout aussi bien la création mozartienne que le théâtre de Corneille : il n’y a d’issue possible que dans un retour sans complaisance sur soi (« Rentre en toi-même, Octave […] »), dans le renoncement, aussi douloureux soit-il, aux passions qui enferment sur soi-même et conduisent à une sorte d’exaspération mortifère, et dans l’acceptation sereine d’épreuves qui peuvent sembler cruelles et injustes, tant qu’on n’a pas fait silence en soi pour entendre un appel venu d’ailleurs. Je me suis risqué un jour, en préfaçant une édition de l’Horace du même Corneille, et en commentant le discours final du roi Tulle qui propose à tous ceux qui l’écoutent de travailler ensemble à la construction d’un monde nouveau et réconcilié, à utiliser le mot de « baptême », le baptême signifiant en effet la mort du « vieil homme » et l’apparition de l’homme nouveau. Polyeucte, tout de suite après Cinna, justifie mieux, sans doute, l’emploi d’un tel mot. Mais ne peut-on conserver, pour des œuvres profanes, la forte symbolique et la promesse de libération et de joie qu’il contient ? Chez Mozart, il est en effet difficile d’oublier la merveilleuse allégresse qui colore nombre de ses finales d’opéra qui scellent la réconciliation générale et la renaissance de l’espoir : L’Enlèvement au sérail, Les Noces de Figaro, La Flûte enchantée, cette Flûte enchantée, figure d’une initiation maçonnique, que Jean-Victor Hocquard, évidemment soucieux de mettre en lumière une continuité, n’hésite pas à sous-titrer : La Clémence de Zarastro. Je terminerai un discours qui tend bien témérairement, je l’avoue, à faire se rencontrer dans je ne sais quel empyrée Corneille et Mozart, en proposant une écoute « musicale » de la tirade d’Auguste à la fin de Cinna (v.1693-1714). Emilie vient de se dénoncer, Maxime à son tour vient avouer ses trahisons successives ; la tension est à son comble et nul ne peut prédire encore quelle sera la réaction d’Auguste (Mozart et son librettiste, eux, avaient choisi le parti, à la faveur de quelques apartés, de faire deviner au spectateur, avant qu’il ne l’exprime publiquement, la décision de clémence Jean-Pierre Chauveau 398 de Titus). Auguste entonne alors un hymne vibrant et tendu où il prend le « Ciel » et les « Siècles » à témoin de l’appel qu’il croit entendre, et dont il se garde bien encore de révéler la teneur (toujours, chez Corneille, le sens et le goût de « l’agréable suspension »). Le rythme est ample, les accents fortement marqués, le discours ponctué de vocatifs (« Ô Ciel […] Ô Siècles, ô Mémoire […] ») et d’affirmations tendues, impérieuses du moi (« Je suis maître de moi comme de l’Univers, / Je le suis, je veux l’être […] »). Prélude solennel, épuisant, si l’on peut dire, toutes les ressources sonores de l’orchestre. Et puis, brusquement, c’est pour l’oreille une merveilleuse détente, le retour à une élocution fluide, à une parole simple, directe et en même temps plurielle : « Soyons amis, Cinna c’est moi qui t’en convie […] ». Une parole qui se déroule sans à-coups et qui, pratiquant une sorte de surenchère tranquille dans la générosité, appelle à l’unisson et, je suis tenté de le dire, au chant d’un chœur, ce chœur, expression d’unanimité, qui ne va pas manquer d’enchaîner et de développer. Et c’est même la plus irréductible des ennemies d’Auguste (pardon : d’Octave) , c’est-à-dire Emilie, qui tient la place du coryphée . Au « Te rendant un époux, je te rends plus qu’un père » qui clôt la tirade d’Auguste s’enchaîne naturellement, musicalement, par la répétition du mot rendre, le : « Et je me rends, Seigneur, à ces hautes bontés, / Je recouvre la vue auprès de leurs clartés […] ». Décidément, comme à la fin de La Clémence de Titus, ou de La Flûte enchantée, le chant célèbre l’aube d’un jour nouveau sur un monde apaisé.