Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
61
2008
3568
De Corneille à Pirandello ou le théâtre du point de vue de l’imaginaire
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2008
Halina Sawecka
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PFSCL XXXV, 68 (2008) De Corneille à Pirandello ou le théâtre du point de vue de l’imaginaire HALINA SAWECKA (Université de Lublin) Dans le cadre du sujet tel que je l’ai conçu, j’espère pouvoir apporter, en cette fin de colloque, une note un peu plus optimiste quant à l’actualité de Corneille, problème évoqué dès la première séance de nos débats. Ce mot d’actualité appelle quelques précisions : - Il y a d’abord le fait que, lors de reprise d’une pièce cornélienne - en France, mais non seulement - la critique et le public font parfois un sort à telle ou telle réplique, découvrant ainsi un Corneille quasi-contemporain, engagé dans notre siècle. Tout le monde y trouve son bien, un slogan ou une maxime, mieux que dans la plupart des écrivains d’aujourd’hui. Mais l’actualité de Corneille n’est bien évidemment pas là. Tous les rapprochements avec des écrivains ou avec des personnages que l’on puisse faire, n’ont de valeur qu’anecdotique. Ils reposent, à mon sens, sur des malentendus. Loin d’être d’aujourd’hui seulement, ils sont de tous les temps : rien de plus ancien donc que l’actualité de Corneille, entendue dans ce sens trop littéral. Cet aspect d’actualité ne m’intéressera pas ici. - On a par ailleurs avancé - et c’est plausible aux yeux de bien des critiques 1 - que l’actualité de Corneille c’est d’être un théâtre de l’Histoire : les conflits, dit-on, y sont définis en termes non individuels ou métaphysiques, mais précisément historiques. Ceci veut dire que, loin de nous livrer des destinées privées, le théâtre de Corneille nous propose des actions d’hommes qui ne prennent un sens qu’en fonction de la collectivité toute entière et qui, en retour, définissent ces hommes eux-mêmes. Cette vision « politique » du monde, vision qui nous renvoie effectivement à notre temps et à nos drames - et qui les éclaire - ne m’intéressera pas non plus, aussi bien je ne la discuterai pas. 1 Entre autres Bernard Dort ; voir à ce sujet Théâtre public, essais de critique, Paris : Seuil, 1967. Halina Sawecka 418 Théâtre de l’Histoire ou non, le théâtre de Corneille est en premier lieu et avant tout un théâtre. Et ce qui m’importe, ce sur quoi j’entends centrer mon attention c’est la question du paradoxe théâtral. Bête noire de l’intertextualité, le théâtre est un jeu qui se joue à trois: l’auteur, l’acteur, le spectateur. Loin de considérer le spectateur comme une victime du sens donné, l’analyse met de nos jours l’accent sur l’échange et situe la scène à l’intérieur d’un champ spectaculaire qui la déborde et la détermine. Cas exemplaire, l’œuvre de Corneille dénote, déjà dans les Examens, un souci récurrent : l’activité du spectateur. Comme le remarque pertinemment Helbo 2 par delà les concessions, rétroactives, aux lois du genre (unités, vraisemblance, bienséance) se fait jour en effet une théorie du lisible/ visible que la recherche actuelle met au centre du débat théorique sur le théâtre. Déjà de ce point de vue, l’actualité de Corneille apparaît comme évidente. L’auteur introduit manifestement une interrogation sur le rapport : discours dramatique/ représentation/ spectateur, une interrogation aussi sur la dénégation du réel. C’est dans le cadre de cette discussion que j’en viens à l’Illusion Comique, pièce autour de laquelle j’organiserai mon propos ; mieux que tout autre texte, elle fait de Corneille le dramaturge d’un spectaculaire spéculaire (l’enchâssement, le dédoublement, le miroir etc.). J’y reviendrai. Certes, l’Illusion Comique n’est pas un chef-d’œuvre, surtout du point de vue des préceptes de son temps. L’étudier m’a pourtant paru une entreprise intéressante, ceci pour deux raisons : d’abord, persuadée comme je suis que le Français ne naît pas à toute époque classique et cartésien, c’est son côté « baroque » que j’ai goûté ; mais aussi - et sans doute surtout - j’ai été séduite par son « pirandellisme avant la lettre », si j’ose dire. Les considérations sur la nouveauté et l’originalité de la dramaturgie pirandellienne amènent à conclure que le caractère spécifique du théâtre de Pirandello vient de ce qu’il est à la fois action et discours sur l’action, ces deux plans déterminant une relation qui fait dépendre celle-là de celui-ci. En d’autres termes, au niveau de la fiction, ils nécessitent l’entrée du théâtre - au moins comme discours - dans l’existence. Il est certain que le succès des pièces de l’auteur sicilien a préparé le public français, dès le début du XX e siècle, à mieux comprendre ce texte où Corneille, sous forme d’une charmante fantaisie, pose des questions fondamentales concernant le concept même de fiction et le régime de croyance lié au public. 2 André Helbo, « Spectacle et discours dramatique. Mélite de Corneille » dans Théâtre de toujours d’Aristote à Kalisky. Hommages à Paul Delsemme, édités par Gilbert Debusscher et Alain Van Crugten, Bruxelles : Editions de l’Université de Bruxelles, 1983. De Corneille à Pirandello ou le théâtre du point de vue de l’imaginaire 419 Avant de mener mon propos dans ce sens-là, quelques mots sur la pièce elle-même s’imposent. Pourquoi avoir voulu parler de l’Illusion Comique, pièce qui a connu une défaveur de plus de deux siècles et que les contemporains ont qualifié de bizarre 3 , sans en d’ailleurs connaître la version primitive. Je rappelle que, conformément à un usage indiscuté, on reproduisait le dernier texte revu par l’auteur. On ne se demandait pas si, au seuil de la vieillesse, Corneille n’avait point mutilé ou défiguré son texte de jeunesse pour le soumettre aux impératifs classiques. C’est ce qui s’est effectivement passé pour l’Illusion puisque, sur 1820 vers, 389 avaient été corrigés ou refondus en 1660 et 31 autres en 1663 4 . Mon intention n’est pas du tout d’entrer dans le détail de ces changements tardivement intervenus, ni d’essayer d’en évaluer la portée 5 , mais simplement de préciser que le texte qui m’intéressera pour Corneille sera celui créé entre 1639 et 1644, reconstruit par Robert Garapon et dont l’édition date de 1957 6 . Corneille, on le sait, n’a inventé ni les personnages, ni l’intrigue de sa pièce. Ses emprunts à la tradition dramatique ou à des modèles précis sont si nombreux que l’on pourrait leur consacrer une étude à part. 7 Mais Corneille a voulu donner un lustre nouveau aux motifs et aux personnages les plus usés du répertoire, et il y a réussi. Il n’apporte à vrai dire aucun trait de caractère nouveau, mais une verve et une truculence de langage que ni ses prédécesseurs ni ses continuateurs ne sauront dépasser. Voilà déjà une première raison pour se pencher sur cette œuvre en somme mineure du répertoire cornélien. 3 Corneille lui-même, dès la première édition (1639), en qualifiait l’invention de « bizarre ». 4 Je tiens ces précisions de l’ouvrage de Raymond Lebègue, Etudes sur le théâtre français, II, Paris : Nizet, 1978. 5 Même s’il pouvait être intéressant de noter que, par exemple, dans deux ouvrages consacrés aux femmes du théâtre de Corneille, on chercherait en vain le nom de la princesse Rosine dont le rôle a été totalement supprimé lors de la révision de 1660 ; etc. 6 Toutefois les citations reproduites par la suite dans le texte de la présente communication seront puisées dans Corneille, Théâtre complet, t. I, Paris : Classiques Garnier, texte établi sur l’édition de 1682. 7 Voir utilement Robert Garapon, Histoire de la mise en scène dans le théâtre français à Paris de 1600 à 1673, Paris : Armand Colin, 1960 où sont signalées les correspondances entre le 3 e acte de la seconde journée de Tyr et Sidon et le 4 e acte de l’Illusion Comique et surtout entre les trois premiers actes de l’Amélie de Rotrou et les actes II, III et IV de l’Illusion. Halina Sawecka 420 Dans l’optique que j’entends adopter, c’est le cinquième acte de l’Illusion qui m’intéressera 8 , il contient, lui aussi, des thèmes déjà exploités sur la scène parisienne. En France et à l’étranger le public avait déjà assisté à des représentations de pièces dans la pièce. Pourtant, les historiens du théâtre cornélien ont généralement négligé la pièce intérieure 9 . Or, dans l’Illusion Comique, elle offre beaucoup plus d’intérêt que les autres «pièces dans la pièce» qui avaient de peu précédé la comédie de Corneille. C’est dans son analyse que j’entends trouver des éléments à l’appui de l’actualité de Corneille. En rapport avec le titre de ma communication, ce qui m’importera ici c’est le théâtre du point de vue de l’imaginaire, Pirandello restant au point de référence. Abordant le théâtre par son côté imaginaire, on est amené à mettre en avant la notion d’illusion et, donc, la notion d’identification qui lui est plus ou moins liée. De ce fait, la notion de personnage viendra aussi au premier plan. « Tant que la scène se donne pour un autre lieu que celui qu’elle est réellement, que l’acteur se donne pour un autre, il se créera une perspective de l’imaginaire ». 10 Et le théâtre ne semble pas pouvoir jamais échapper réellement à ces conditions qui sont, sans doute, constitutives et que je rechercherai, dans la suite de mon propos, chez Corneille. Comme l’a bien démontré Mannoni 11 , l’idée a toujours existé, flottante, parfois impossible à fixer, que le théâtre doit faire illusion. Les acteurs, s’ils ne peuvent pas se proposer de créer une illusion, ils agissent - jouent - à l’intérieur de leurs conventions comme si l’essentiel était bien, par les déguisements et les décors par exemple, par les truquages, de produire cette illusion. Et si nous, les spectateurs, ne sommes pas victimes devant le 8 Cet acte constitue ce que l’on pourrait appeler pièce interne (par rapport à « pièce cadre ») dans l’Illusion Comique. Le bref drame qui y est joué par Clindor, Isabelle et Lise consiste en une intrigue amoureuse entre (Clindor) et la princesse Rosine, épouse du prince anglais, Florilame. Ils se sont donné un rendez-vous nocturne dans le jardin du prince. (Isabelle) surprend son volage époux, celui-ci lui demande de tolérer une folle et éphémère passion, mais elle lui adresse de si pathétiques supplications que (Clindor) renonce à son amour pour Rosine. Celle-ci arrive et (Isabelle) s’étant cachée la princesse s’offre à son amant. Comme (Clindor) se dérobe en invoquant l’honneur féminin et la reconnaissance qu’il doit au prince, elle éclate en reproches véhéments. Les domestiques du prince tuent (Clindor) et Rosine et enlèvent (Isabelle). 9 Sauf toutefois G. Ascoli et Robert Garapon. 10 C’est une thèse que développe magistralement Olivier Mannoni dans Clefs pour l’imaginaire ou l’Autre Scène, Paris : Seuil, 1969. Il s’agit là d’un ouvrage méthodologiquement important dont la présente étude empruntera à plusieurs reprises l’argumentation. 11 Op. cit., p. 163. De Corneille à Pirandello ou le théâtre du point de vue de l’imaginaire 421 théâtre, il semble que nous ayons cependant besoin de quelqu’un qui, lui, pour notre satisfaction à nous, soit en proie à cette illusion. Ce crédule, victime de l’illusion, figure d’ailleurs parfois dans le théâtre lui-même. Dans l’Illusion Comique, qui s’appelle justement l’illusion, un des personnages, Pridamant, occupe cette place. Il est inquiet, on s’en souvient, d’avoir des nouvelles de son fils Clindor ; on l’abouche avec un magicien lequel, d’un coup de baguette magique fait se tirer un rideau et on voit apparaître la vie à la fois brillante, ridicule et tragique de Clindor. C’est que Clindor est devenu comédien, et c’est à une comédie que Pridamant a assisté, persuadé, bien entendu, que c’était à la fois, de façon bien significative, tour de magie et réalité. Mais si la crédulité que j’ai évoquée non sans raison est consciemment cultivée, ce n’est plus une crédulité du tout ; c’est, par les conventions, par la symbolique, une sorte de reprise de l’imaginaire. L’imaginaire, pour le reprendre et l’organiser, il faut d’abord aller le chercher où il est : du côté de l’agence du rêve, ce qu’on ne peut obtenir qu’en recréant artificieusement la confusion, supposée originelle, entre le réel et l’imaginaire et cela peut s’effectuer par un procédé de négation. 12 Cette confusion, Corneille, dans l’Illusion Comique, nous la montre encore assez mal, il est vrai ; s’il se plaît à compliquer à plaisir les jeux de l’illusion théâtrale, il suggère que le théâtre pourrait être pris pour la vie réelle. Nous savons bien, nous qui sommes spectateurs - ou, à défaut, lecteurs - de sa pièce et en proie à tout ce que peut avoir d’authentique l’illusion comique que, justement, ce n’est pas de cela qu’il s’agit, puisque nous, à la différence de Pridamant, nous sommes dans le secret. Pirandello, certes, nous le montre mieux. Pour prendre un exemple : dans Questa sera si recita a soggetto, « pièce dans la pièce », l’argument du jeu des acteurs, n’est qu’un prétexte. Le contrat théâtral liant le dramaturge à son public, qui est ici désigné, repose sur une complicité dans l’illusion. A un moment, l’acteur qui joue le père doit apparaître sur une scène et troubler la joie équivoque qui règne chez lui. Pris dans une scène difficile qui aboutit à une querelle, les acteurs ont perdu le rythme, de sorte qu’il « rate son entrée » et accuse tout le monde de lui avoir coupé « son effet ». Ainsi, l’acteur qui se donne pour un acteur, ne veut plus jouer, c’est-à-dire, qu’il ne veut pas « mourir ». On le prie d’essayer quand même : il essaie, mais il a le fou rire. Enfin, il se fâche, il explique qu’il a pourtant bien préparé son rôle, il nous dit comment il l’aurait joué, et on n’arrive plus à distinguer la rancœur du personnage qui a raté sa vie, de celle de l’acteur qui a raté son entrée. Cependant, l’Illusion comique est toujours là : il n’a plus qu’à se laisser tomber pour nous montrer comment il serait mort (s’il n’avait pas raté son entrée) et nous 12 Ibid., pp. 167-168. Halina Sawecka 422 sommes aussi saisis que devant n’importe quelle mort de théâtre. De théâtre, bien entendu ; pas comme devant une mort réelle. Contrairement à ce que voulait nous faire imaginer Corneille, ici, l’illusion comique subsiste quand la mort est présentée en tant que rôle. Ce moment est l’un des meilleurs et des plus significatifs de l’ensemble ; en effet, lorsque la scène est rejouée « à froid », on perçoit à la fois ce qu’elle est (une reprise imparfaite) et ce qu’elle devait être (une mimésis parfaite). Le jeu n’est que le jeu pour le spectateur, même s’il est vie pour les acteurs supposés. Pour parler comme Mannoni, ce que Pirandello nous démontre, c’est que l’instance de Moi, quelle qu’elle soit, qui est chargée de nous dire : ceci est vrai, ceci est faux, ceci est réel, ceci est irréel n’a, au fond, aucune juridiction du tout à l’intérieur de cette autre agence qui est celle du rêve, où le problème de la distinction de l’imaginaire et du réel n’est pas posé. 13 Donc, la question de l’illusion non plus. Voilà le premier rapprochement avec Pirandello. A côté de l’illusion, une autre notion sera essentielle pour mon propos, à savoir celle d’identification. Le théâtre, on l’a toujours su, permet au spectateur de s’identifier à un héros et ceci avec toutes sortes d’avantages : économie du côté des peurs et des dangers du véritable héroïsme, satisfaction donc de savoir que ce n’est qu’un jeu, et satisfaction de savoir que c’est un autre qui souffrira. Le lieu de l’imaginaire, continue Mannoni, c’est le « Moi » ; non pas celui des débuts de l’école freudienne qui m’intéresse peu car il était chargé d’assurer l’adaptation à la réalité ; c’est, au contraire, « le Moi du Narcissisme, le lieu des reflets et des identifications » 14 , toutes les identifications passées et possibles. Il est difficile de dire pourquoi, de nos jours, l’identification à un héros est une chose rare. Il y a sans doute un changement historique, une modification de la personnalité typique de l’époque, et cette modification, il semble qu’elle se soit produite dans les rapports du Moi à l’idéal, précisément. Par rapport à Corneille, il faudrait faire de la psychologie de l’honneur dont il a été plusieurs fois question ici. C’est un fait qu’il fût un temps où tout Paris, pour Rodrigue, avait les yeux de Chimène, ce qui est un moyen, peut-être, de dire que l’on ne s’identifiait plus directement à Rodrigue, que Rodrigue restait dans un sens séparé à la façon de l’idéal. Aujourd’hui, à ce qu’il semble, ce rôle de héros manque d’épaisseur. C’est, suivant Mannoni, « du côté du Moi que sont les épaisseurs ; l’idéal, lui, est plutôt plat comme une peinture ». 15 13 Ibid., p. 169. 14 Ibid., p. 171. 15 Ibid., p. 172. De Corneille à Pirandello ou le théâtre du point de vue de l’imaginaire 423 Ce n’est pas sans raisons que j’ai évoqué l’exemple de Rodrigue. Le Cid et le Matamore ont été créés la même année. Matamore, c’est celui qui s’identifie au Cid ; on réalise combien cela devait être dangereux de le représenter ; à quel point Corneille a dû charger cette caricature, chose qui fait que la pièce est aujourd’hui difficilement jouable. Toujours est-il que la tentation existe de s’identifier à un héros - ou de refuser de s’identifier à un anti-héros, ou bien encore de s’identifier à quelqu’un pour qui un comportement ne serait qu’un rôle. C’est là que réside précisément la différence entre le héros et le personnage de théâtre. Le héros est un idéal ; le personnage est un d’innombrables rôles du Moi. Ni le héros, ni le personnage ne sont quelqu’un, ni ne sont donnés pour tels. L’acteur n’est pas un illusionniste. Mais «le héros et le personnage occupent des places différentes dans les structures du Moi» 16 . Lorsqu’on parle du rôle, on met en avant d’abord le déguisement. Dans l’Illusion Comique, le magicien - et je cite l’indication scénique de Corneille - « tire un rideau, derrière lequel sont en parade les plus beaux habits des comédiens » 17 et il déclare à Pridamant : Jugez de votre fils par un tel équipage. Et bien, celui d’un prince a-t-il plus de splendeur Et pouvez-vous encore douter de sa grandeur ? (vers 134-136) Pridamant répond, avec bon sens et modestie : Mon fils n’est pas d’un rang pour porter ces richesses. (vers 138) Et Alcandre, le magicien: Sous un meilleur destin, sa fortune rangée Et sa condition avec le temps changée, Personne maintenant n’a de quoi murmurer Qu’en public de la sortie il aime à se parer. (vers 141-144) Pridamant, bien entendu, ne comprend pas que ce changement de condition, c’est d’être devenu comédien. Il demande même naïvement et significativement : Mais parmi ces habits, je vois ceux d’une femme. Serait-il marié ? (vers 146-147) Sous cet aspect, le théâtre permet, précisément par le moyen du rôle, ce que la vie ne permet pas. Mais il ne le permet qu’à l’acteur. « Personne n’a de quoi murmurer » que l’acteur se place dans une condition qui n’est pas la sienne. Le spectateur, lui, croit et ne croit pas: au cœur d’illusion, il sait 16 Ibid., p. 173. 17 Illusion Comique, Acte I, sc. 2, op. cit., pp. 509 et suiv. Halina Sawecka 424 aussi que ce qu’il perçoit n’existe pas vraiment. De cette dialectique d’effet de réel et d’effet de théâtre jaillit sans doute un des plaisirs théâtraux. Et cette scène, et réelle et imaginaire, lieu oxymorique par excellence, figure l’extension du « Moi » dans toutes ses possibilités. Là encore, Pirandello est allé plus loin que Corneille. Je pense à une pièce comme Enrico IV, où le conflit passe nettement à l’arrière-plan. Ce qui nous fascine, c’est le rôle adopté, avec tous les accessoires, les costumes et les décors appropriés ; un rôle véritablement royal, comme il convient à un rôle de fou qu’il joue. Il est l’acteur de son propre personnage, il met sa propre valeur narcissique dans son rôle, et il se pose devant son spectateur comme devant son propre reflet. On pourrait, bien sûr, multiplier les exemples pour insister d’avantage sur ce que j’ai appelé « pirandellisme avant la lettre » chez Corneille et donc, démontrer sa constante modernité. Si j’ai résolu de me limiter au seul texte de l’Illusion Comique c’est, d’abord, par la clarté de l’exposé ; c’est aussi, parce que la lecture de l’ensemble de l’œuvre cornélienne dans la perspective de l’imaginaire m’entraînerait dans des développements théoriques qui risqueraient de déséquilibrer mon propos. Je terminerai donc en concluant que, si l’on peut déplorer que les grands thèmes qui sont au centre de cette œuvre nous émeuvent aujourd’hui si peu, il est tout à fait certain qu’au niveau des procédés dramaturgiques Corneille reste un point ferme, passionnant à étudier. - En premier lieu, de manière tantôt implicite, tantôt - comme dans l’Illusion Comique - explicite, son théâtre fait affleurer une théorie de la relation que l’on peut assimiler à la mise en abyme du spectacle, procédé répandu au XX e siècle par Pirandello et à sa suite par bien d’autres. - Par ailleurs, en soulignant l’autonomie de la scène, Corneille en élargit les langages : loin de se satisfaire des typologies textuelles de son temps, il s’intéresse aux relais non verbaux de la communication, tels l’accessoire, l’objet, le comédien. - Il soumet enfin la mécanique du drame au libre arbitre du spectateur ; ce qui détermine la représentation ce sont les conventions perceptives du spectateur ; ce dernier n’assume pas une réception passive ou purement analytique, il construit la cohérence de la scène. Liant la fiction théâtrale à la perception du spectateur, Corneille fait donc émerger une école du spectateur où celui-ci est joué et non pas renvoyé à une vie trop petite, à son ennui. 18 18 Aristote, en cherchant à expliquer l’effet cathartique, nous a laissés sur l’impression que le spectateur est dans l’illusion, en ce sens que le théâtre provoquerait par artifice des sentiments identiques à ceux qu’on éprouverait dans la réalité. Mais le théâtre, comme le considère Mannoni maintes fois évoqué ici, n’est De Corneille à Pirandello ou le théâtre du point de vue de l’imaginaire 425 Si l’on tient compte de ce souci des préalables scéniques, il ne fait pas de doute que Corneille est véritablement un précurseur, pareil sinon égal à ceux qui, d’une façon ou d’une autre, ont imprimé à la dramaturgie une trajectoire qu’elle suit encore aujourd’hui. C’est du moins ce que j’ai essayé, bien trop succinctement, de démontrer. peut-être pas plus illusion que réduction de l’illusion. S’il nous délivre, après l’avoir sollicitée, d’une forme fascinante d’identification, on pourrait dire que la théâtralisation de l’identification la restructure.
