eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 35/68

Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
61
2008
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A propos d’une récente mise en scène de L’Illusion comique

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2008
Cecilia Rizza
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PFSCL XXXV, 68 (2008) A propos d’une récente mise en scène de L’Illusion comique CECILIA RIZZA (Université de Gênes) Le Teatro stabile di Genova a mis à l’affiche pour la saison 2004-2005 L’Illusion comique de Corneille dans la version italienne d’Edoardo Sanguineti avec la mise en scène de Marco Sciaccaluga. Les pièces de Corneille ont toujours été peu représentées en Italie pendant le siècle dernier, surtout si l’on compare leur présence avec celle du théâtre de Shakespeare ou des comédies de Molière ; seule toujours rare exception Le Cid. C’est pourquoi on se souvient encore comme d’un événement extraordinaire de l’éclatant succès que cette pièce rencontra auprès du public milanais lors de sa représentation dans la réalisation du T.N.P. avec la mise en scène de Jean Vilar et l’interprétation de Gérard Philipe. Et c’est encore et seulement Le Cid, dont la version avait été confiée à Eugenio Montale, que Giovanni Macchia choisit pour une émission de la radio italienne consacrée en 1959 au théâtre français du XVII e siècle 1 . Le renouveau d’intérêt pour L’Illusion comique en Italie, comme en France, si l’on excepte, en 1936, la mise en scène de Jouvet, date d’ailleurs seulement de la seconde moitié du XX e siècle, car il est strictement lié à la découverte et à la valorisation du Baroque littéraire français que l’on doit surtout aux critiques de l’école de Genève et notamment à l’œuvre de Jean Rousset. Un chapitre central de sa Littérature de l’âge baroque en France qui traite du Baroque littéraire, consacre en effet quelques pages fondamentales à cette pièce que Rousset définit comme « un bel exemple de « duplicité d’action » et de mélange de tons et d’éclairages, tour à tour comédie, fantasmagorie, bouffonnerie et tragédie ». « Ce sont là, ajoute-t-il, autant de traits de structure baroque ; ils apparaissent dans cette tragi-comédie avec une 1 Cfr. S. et C. Rizza, « Montale traduce il Cid », Studi francesi, n. 121, gennaio-aprile 1997, pp. 91-101. Cecilia Rizza 428 netteté et un relief exceptionnels » 2 . Revenant, en 1968, sur L’Illusion comique, à savoir dit-il, théâtrale, le critique genevois remarque, encore une fois, la volonté de Corneille, comme celle d’autres dramaturges français du début du XVII e siècle, de ne rendre visible aucune distinction entre réel et illusion, de sorte que: « la fiction soit vécue par les spectateurs comme si elle était vraie » 3 . Et en 1984, à l’occasion d’un Colloque organisé à Vicence pour le troisième centenaire de la mort de Corneille, il reparlera de cette pièce, pour focaliser son attention sur le problème du destinataire de l’œuvre dramatique chez Corneille 4 . Entre temps les travaux sur la première production de Corneille s’étaient multipliés et tous avaient attribué un relief particulier à L’Illusion comique. Il suffit de rappeler l’édition critique publiée en 1957 par Robert Garapon qui la fit précéder d’une importante Introduction et qui connut de nombreuses rééditions ; suivirent celles de Georges Forestier pour « Le livre de poche » en 1999 et de Jean Serroy pour la Collection des Classiques Gallimard en 2000. Quant aux études critiques, je me limiterai à mentionner l’article publié par Marc Fumaroli en 1968, ceux de François-Xavier Cuche en 1971, de Madeleine Alcover en 1976, de David Rubin en 1977, de Giancarlo Fasano en 1984, de Colette Scherer en 1985 et surtout les différentes contributions qui accompagnèrent la mise en scène de Giorgio Strehler pour l’inauguration de l’Odéon Théâtre de l’Europe 5 . Car ce furent surtout les metteurs en scène qui s’emparèrent de cette comédie. On connaît la représentation qu’en 1965 présenta à Avignon le T.N.P. et dont la mise en scène était confiée à Georges Wilson et celles de Robert Maurice, de Pierre Vial, de Pierre Romans, de Jean-Marie Villégier etc. Mais c’est la mise en scène déjà citée de l’italien Giorgio Strehler qui, en 1984, consacra définitivement le succès de la pièce. On ne s’étonnera pas que ce soit un Italien qui ait su interpréter L’Illusion comique de façon à lui donner tout le crédit qu’elle méritait. S’il est vrai que le jeu de l’être et du paraître, le théâtre comme illusion, où le vécu se confond avec l’imaginé, sont à la base de cette pièce, de sorte qu’elle se qualifie comme exemplaire pour la dramaturgie baroque, les Italiens, grâce à leur tradition littéraire et artistique où le Baroque garde une place importante et a fait l’objet de nombreuses études et d’un jugement positif, les Italiens, dis-je, étaient les mieux placés pour l’interpréter comme il fallait. 2 J. Rousset, La littérature de l'âge baroque en France. Circé et le Paon, Paris : Corti, 1953, p. 205. 3 J. Rousset, L'intérieur et l'extérieur, Paris : Corti, 1968, p. 177. 4 J. Rousset, « Le destinataire de l’Illusion théâtrale » in Atti del Convegno di studi su Pierre Corneille, Vicenza : Accademia Olimpica, 1988, pp. 41-48. 5 On peut lire une bibliographie exhaustive dans l'édition citée de Jean Serroy. A propos d’une récente mise en scène de L’Illusion comique 429 En effet, même avant Strehler et avant la mise en scène du Teatro di Genova, ce n’était pas la première fois, dans le siècle passé qu’on pouvait assister en Italie à une représentation de cette pièce. Dans sa saison 1979-1980 Il Piccolo teatro de Milan donnait la pièce de Corneille en version italienne sous le titre L’Illusione teatrale 6 . Le texte choisi était celui de 1660 et la traduction en avait été confiée à Vittorio Sereni. Poète et auteur de nombreuses traductions de poètes anglais et américains, cet écrivain l’avait été aussi de textes français, notamment de René Char auquel le liait une sorte d’affinité et qu’il savait traduire avec une grande sensibilité et sans aucunement le trahir malgré la volonté de rendre la poésie française dans une forme qui permettait au lecteur italien de se retrouver. Vittorio Sereni, même par rapport à Corneille, avait adopté une versification qui essayait de rendre « l’écho des vers alexandrins, malgré le risque de tomber dans la monotonie d’une comptine ou d’un refrain » 7 . Et il avait gardé la rime là seulement où l’italien le permettait, sans forcer le rythme. Le metteur en scène était Walter Pagliaro qui dans ses notes sur la mise en scène, avoue avoir apporté quelques changements importants au texte original. En particulier à la scène 4 de l’Acte IV il supprime le retour de Matamore sur scène, parce qu’il juge que son apparition crée un ralentissement à la succession des événements ; par contre le personnage réapparaît à la fin de la pièce, au moment où tous les participants de la tragédie se révèlent être des acteurs, qui, assis autour d’une table « partagent leur pratique » (v. 1754). Ces modifications, de même que le titre donné à la pièce, mettent en valeur, à travers Matamore, la continuité entre la comédie des Actes II, III et IV et la tragédie du cinquième Acte, de sorte que toute la mise en scène vise non pas à souligner une structure baroque à double plan, le théâtre dans le théâtre, mais plutôt, comme chez Pirandello, à montrer que c’est la vie même qui ressemble au théâtre, que c’est le théâtre qui coïncide avec la vie. C’est pourquoi, en outre, Walter Pagliaro met en scène Matamore dès le début de la pièce ; à son avis ce personnage représente de façon hyperbolique tout ce qu’il y a d’hyperbolique dans la vie et dans la 6 Le texte avec la traduction et des notes de Vittorio Sereni et les remarques de Walter Pagliaro sur la mise en scène a été publié dans les Quaderni della Fenice, n. 53, Milano : Guanda, 1979. 7 « [...] inevitabile, così ci è parso, è stata la decisione di rendere l'eco dei versi alessandrini, malgrado il rischio di incorrere nella filastrocca, nella tiritera, nella cantilena, nella lagna », V. Sereni, « Appunti di lettura », dans éd. cit., p. 153. Cecilia Rizza 430 nature humaines 8 . Nous verrons plus loin quelques analogies entre cette interprétation et celle que donnera le Teatro di Genova. Quelques années plus tard Giorgio Strehler, qui, à ce qu’on dit, n’avait pas beaucoup aimé la mise en scène de Walter Pagliaro, choisissait pour l’inauguration de l’Odéon, Théâtre d’Europe, la pièce de Corneille. Je ne m’attarderai pas à parler de son interprétation qui à l’époque a été commentée de façon exhaustive par la critique et dans les journaux 9 . Faute de temps, je renvoie à l’analyse détaillée qui en a été faite par Cynthia Kerr dans son Corneille à l’affiche 10 . J’examinerai par contre une autre mise en scène italienne, peu connue et plus récente, qui est due à l’E.R.T. Teatro dell’Emilia-Romagna et qui fut présentée pour la première fois à Modène, au Teatro Storchi, le 7 avril 1997 11 . Il s’agissait d’une version en prose par Antonio Taglioni du texte de 1639 : la langue choisie est l’italien littéraire, bien que le traducteur n’hésite pas à employer des mots et des expressions d’un niveau plus familier et courant. Les interventions opérées par le metteur en scène Giancarlo Cobelli, homme de théâtre bien connu et expérimenté, étaient de quelque importance : il avait divisé la pièce en deux parties dont la première s’achève sur le duel entre Clindor et Adraste ; aucune solution de continuité ne sépare la fin de l’Acte IV du cinquième Acte et donc la comédie de la tragédie. Giancarlo Cobelli en plusieurs passages abrège le texte français ; par exemple toutes les premières scènes du premier Acte sont en quelque sorte résumées. Il modifie surtout le finale de L’Illusion : c’est Alcandre qui prononce les derniers mots et ce ne sont pas exactement ceux de Corneille. Les voici tels que je les traduis : « Le théâtre fait vibrer des cordes si secrètes que chez le spectateur elles font naître l’idée de vivre dans un rêve et quand il se réveille, il pourrait croire que les hauts et les bas de la vie, sont aussi un rêve ». 8 « La vita assomiglia un po’ al teatro, dice Corneille e il teatro coincide con la vita. E per continuare la complicazione introduce nel racconto della vita realmente vissuta un personaggio teatralissimo, quasi una maschera [...] Matamore è, all'interno della vicenda, una specie di modello, di parametro su cui confrontare il grado di teatralizzazione degli altri personaggi », W. Pagliaro, « Appunti di regia », dans éd. cit., p. 159. 9 Cfr. P. Corneille, L’Illusion, Paris : Théâtre de l'Europe, 1984, Contributions de G. Strehler, B. Dort, A. Richard, M. Fumaroli, R. Albanese, O. Nadal, R. Garapon. 10 Tübingen : Gunter Narr Verlag, « Biblio 17 », 2000, pp. 43-61. 11 La traduction avec une Note de A. Taglioni a été publiée en 1995, Parma : Nuova Pratiche Editrice. Le E.R.T. que je tiens à remercier ici tout particulièrement a eu l'amabilité de m'envoyer aussi le scénario utilisé pour la représentation. A propos d’une récente mise en scène de L’Illusion comique 431 Quand le Teatro Stabile di Genova décide de mettre en scène L’Illusion comique on ne pensait pas encore à célébrer le quatrième Centenaire de la naissance de Corneille. Le spectacle s’inscrivait plutôt dans un propos plus général qui concernait le théâtre baroque car il suivait, de quelques mois à peine, la réprésentation de La Centaura de Gian Battista Andreini dans la mise en scène de Luca Ronconi. On ignore si Corneille a jamais connu la pièce du comédien italien, bien qu’elle ait été publiée à Paris en 1622. A un autre Andreini, Francesco, on doit aussi ces Bravure del Capitan Spavento, publiées aussi à Paris en 1624 qui, avec d’autres textes, ont peut-être inspiré le personnage de Matamore. Toujours est-il que La Centaura, comme L’Illusion, est, selon la définition même de son auteur, une pièce « stravagante » et « mostruosa » qui se compose d’une comédie, d’une tragédie et d’une pastorale. Il y aurait là, à mon avis, matière pour une recherche spécifique qui n’a pas encore été faite. Le grand succès que La Centaura rencontra auprès des spectateurs, dont témoignent de nombreuses répliques, suggéra peut-être le projet de mettre en scène L’Illusion comique. En outre la pièce se prêtait aux grandes qualités d’interprétation d’un des meilleurs acteurs de la troupe. On pensait à juste raison que si Corneille avait créé le rôle de Matamore pour Bellemore, Eros Pagni, par sa grande expérience, son jeu à la fois raffiné et mordant, aurait pu garantir le succès à toute la représentation. On choisit le texte de 166O et on en confia la traduction à Edoardo Sanguineti. Professeur de Littérature italienne à l’Université de Gênes, poète d’avant-garde bien connu, quoique parfois discuté (il vient de recevoir le prix Librex-Montale), auteur de romans traduits en plusieurs langues, d’essais critiques, notamment sur Dante et sur les poètes du XIX e siècle, Sanguineti a été aussi le traducteur de pièces d’Euripide et de Sénèque, et c’est à lui qu’on doit la réduction pour le théâtre de L’Orlando Furioso, qui a été mis en scène avec le plus grand succès par Luca Ronconi. Quant aux Français, on connaît de lui une traduction du Dom Juan de Molière, une pièce qu’il jugeait, après l’avoir vue représentée par Jouvet, « une absolue merveille », supérieure même à l’opéra de Mozart. Il avoue qu’il n’a jamais choisi lui-même les œuvres théâtrales à traduire mais que ce sont toujours les metteurs en scène qui les lui ont proposées 12 . Pour L’Illusion comique ce fut la même chose. Il adopta le traditionnel vers septénaire double à rime plate, selon l’exemple que Pier Jacopo Martelli avait donné au XVIII e siècle dans ses traductions des classiques français et que la plupart des Italiens ont suivi après lui. Mais, étant persuadé que « chaque texte doit être traduit non seulement d’une langue à une autre, mais aussi de la langue particulière de 12 E. Sanguineti, « Intervista a Stefano Verdino », Resine, n. 105, 2005, pp. 34-35. Cecilia Rizza 432 l’auteur à la langue personnelle et particulière de celui qui le lit et aussi de celui ou ceux qui l’écoutent » 13 , il choisit un italien extrêmement moderne et familier, riche en expressions habituelles aux jeunes gens d’aujourd’hui, sans craindre d’y insérer ces mots à la mode, souvent d’origine anglaise, qui caractérisent en Italie la langue des médias et même d’inventer des néologismes 14 . En voici un exemple : Cessez de vous en plaindre. A présent le théâtre Est à un point si haut que chacun l’idolâtre ; Et ce que votre temps voyait avec mépris Est aujourd’hui l’amour de tous les bons esprits L’entretien de Paris, le souhait des provinces, Le divertissement le plus doux de nos princes, Les délices du peuple et le plaisir des grands ; Il tient le premier rang parmi leurs passe-temps. (vv. 1645-52). Lasciate ogni lamento. Oggidì, dei teatri che sono il top dei top, tutti siamo idolatri. Quello che, ai giorni vostri, era stimato un vizio, è tutto un cult e un trendy, per chi ha gusto e giudizio. A Parigi è un ritrovo ; è, in provincia, un prodigio, e, per i nostri principi, è un godimentificio : ai popoli è delizia, ai nobili è diletto, è il superpassatempo, è il piacere perfetto. Je dois dire que le résultat a été extraordinaire et que l’œuvre de Corneille a gardé, par ce moyen, toute sa fraîcheur et qu’elle a vu parfois s’accentuer son « comique ». Sur ce point la critique a été unanimement favorable ; on a parlé de « affascinante traduzione » (« Il Giornale », 10.4.2005), « scintillante traduzione » (« La Repubblica », 18.4.2005), « intrigante traduzione » (« L’Unità », 26.4.2005), « creativa traduzione » (« Hystrio » luglio-sett. 2OO6). « La très belle traduction d’Edoardo Sanguineti, écrit Magda Poli et je traduis son article du « Il Corriere della sera » (3O.4.2006), rend dans le vers à la fois le mystère et la douceur, la gaité et cette espèce d’ivresse d’amour du texte ». Et encore, et je traduis toujours : « La traduction de Sanguineti est un petit chef-d’œuvre, spirituel et fin » (« Il sole 24 ore », 17.4.2005). 13 « Ogni testo non può che essere, a vario livello, tradotto da una lingua all’altre, ma anche dalla lingua personale e propria dell’autore, alla lingua personale e propria di chi legge o ascolta », E.Sanguineti, Intervista, cit., p. 34. 14 La traduction a été publiée dans P. Corneille, L’Illusione comica, Genova : il Melangolo, 2005, pp. 53-124. A propos d’une récente mise en scène de L’Illusion comique 433 La mise en scène et le décor ont suscités par contre quelques réserves. Marco Sciaccaluga a voulu suggérer un rapport avec l’actualité: ainsi au lever du rideau, après le Prologue, on voit sur le fond la désolation et les ruines d’une ville bombardée (Berlin en 1945, Bagdad aujourd’hui ? ). Matamore paraît sur scène en uniforme militaire ; le crâne rasé il a une inquiétante ressemblance avec Mussolini ; Clindor aussi est un soldat et au cinquième Acte il n’est pas un Prince mais un Général qui arrive sur la scène en hélicoptère et qui sera tué par un coup de pistolet. Et je vous passe d’autres détails ... Comme l’écrit Renato Palazzi dans « Il Sole 24 ore » (17.4.2OO5) ces choix risquent d’enlever toute ambiguïté à l’action en la plaçant dans un cadre qui fait appel au néoréalisme. Et Magda Poli (« Corriere della sera », 3O.4.2OO6) juge que la mise en scène de Sciaccaluga, tout en étant intéressante par son originalité, prive la pièce de sa force métaphorique. On aurait tort, cependant, de croire que par ces moyens scéniques Marco Sciaccaluga visait seulement et principalement à « actualiser » Corneille. C’est là une opinion, qui me semble un peu superficielle, de Maria Grazia Gregori (« L’Unità », 26.4.2OO5) ; elle parle, en effet, d’une lecture « brechtiana » et donc politique de la pièce. Cette interprétation naît de l’intérêt que Marco Sciaccaluga porte au personnage de Matamore qu’il juge et déclare essentiel. A son avis Corneille aurait voulu faire, dans L’llusion comique, la parodie de ce monde héroïque qu’on retrouvera sous peu dans Le Cid et plus tard dans toutes ses tragédies. Sciaccaluga renverserait ici l’opinion de Serge Doubrovsky, qui dans une note de son Corneille et la dialectique du héros, écrivait « Ce serait bien mal connaître Corneille de croire qu’il puisse se servir de Matamore pour faire de l’esprit aux dépens des grands personnages tragiques [...] ce que Corneille expose à la risée c’est la contrefaçon de l’héroïsme » 15 . Ce monde fermé en lui-même que les uniformes militaires aident à faire apparaître dominé par la discipline et les hiérarchies, rendrait plutôt évidents, selon Sciaccaluga, ces rapports familiers et sociaux où l’autorité des pères Pridamant, Géronte, veut s’imposer sur les sentiments et les choix de leurs enfants. Et Matamore dont la présence sur la scène semble retarder souvent le développement de l’action, acquiert, pour notre metteur en scène, un rôle fondamental : « Le personnage est tellement génial que, si au lieu de le tolérer comme un corps étranger on le laisse se répandre dans toute la comédie il en devient forcément le centre » 16 . Marco Sciaccaluga savait d’ailleurs, comme je l’ai déjà observé, qu’il pouvait compter sur l’interprétation d’ un grand acteur, 15 S. Doubrovsky, Corneille et la dialectique du héros, Paris : Gallimard, n.r.f. 1963, p. 531. 16 M. Sciaccaluga, « L’arte e la magia della vita », Conversazione a cura di A. Viganò dans P. Corneille, L’Illusione comica, éd.cit., p. 143. J’ai traduit le texte italien. Cecilia Rizza 434 aimé bien au-delà du public génois, et il a eu raison. La presse a beaucoup apprécié le jeu de Eros Pagni qui a été jugé un « infallibile protagonista » (« La Stampa », 8.4.2OO5) et dont on a loué la grande « versatilità » (« La Repubblica », 6.4.2OO5) et son grand métier d’acteur (« L’Avvenire », 9.4.2OO5). Et c’est sur l’exemple de Strehler, que Sciaccaluga confie à Pagni le rôle d’Alcandre : même si c’est plutôt une autre analogie qui se dégage de son interprétation, celle qui lie Pridamant et Matamore : la même oppression caractérisant les rapports dans la famille (le père) et dans la vie de la société (le militaire). La mise en scène de Sciaccaluga vise en effet à souligner dans la pièce à la fois la réflexion sur le théâtre et le problème de l’autoritarisme, en faisant de la première, non pas l’objet de l’auteur, mais le moyen à travers lequel le second se révèle. En parfaite cohérence avec cette interprétation, ce sera encore Matamore-Pagni, cette fois sous un travestissement bacchique, qui prononcera l’éloge du théâtre à la fin de la pièce. Grâce à la traduction de Sanguineti, à l’interprétation d’Eros Pagni que les critiques de tous les journaux jugèrent extraordinaire, à l’intelligente collaboration de toute la troupe, (tout récemment Sara Bertelà vient de recevoir le Prix Olimpici 2006 pour son interprétation du rôle d’Isabelle ), la pièce reçut un accueil chaleureux de la part des spectateurs . Après les dixsept représentations de Gênes, qui occupèrent, du 6 au 24, tout le mois d’avril 2005, il y eut, pendant la saison 2005-2006, et cette fois dans le cadre des célébrations pour le quatrième centenaire de la naissance de Corneille, une tournée qui vit la troupe du Teatro Stabile parcourir du nord au sud presque toute la Péninsule. Depuis le 24 février jusqu’au 14 mai 2006 on toucha douze villes italiennes parmi lesquelles Padoue, Venise, Milan, Turin, Catane et le spectacle, accompagné souvent de la rencontre des acteurs et du metteur en scène avec les spectateurs, les journalistes et les critiques obtint partout un très grand succès . Ainsi le premier Corneille, le Corneille auteur comique, trouvait enfin en Italie l’accueil qui lui avait presque toujours fait défaut.