Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
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2008
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Visions coloniales et spectres barbares : Le Zombi (1697) guadelpupéen de Pierre Corneille Blessebois
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2008
Lise Leibach-Ouvrard
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PFSCL XXXV, 69 (2008) Visions coloniales et spectres barbares : Le Zombi (1697) guadeloupéen de Pierre Corneille Blessebois LISE LEIBACHER-OUVRARD Comme Edward Saïd l’a rappelé il y a quelques années, le rôle du roman dans la constitution des « expériences impériales » a été immense, entre autres en participant du pouvoir « de raconter ou d’empêcher d’autres récits de prendre forme et d’apparaître » 1 . Quelque temps auparavant, Pierre Macherey avait proposé que « Ce qu’il y a d’essentiel à toute parole, c’est son silence : ce qu’elle amène à taire. Le silence donne sa forme au visible » 2 . Ces deux courants théoriques convergents sont illustrés par un petit ouvrage anonyme - Le Zombi du Grand Pérou ou la Comtesse de Cocagne - paru en 1697, probablement à Rouen, et dont le XIX e siècle a confirmé l’attribution à « Pierre Corneille » Blessebois. Apollinaire en a fait depuis longtemps le « premier roman colonial » français 3 . Mais quand il n’est pas resté pratiquement invisible dans les histoires de l’exotisme comme dans celles de la littérature franco-antillaise, c’est pour sa fonction « documentaire » 4 qu’il a été lu. Or ce libelle facétieux importe avant tout pour ses fictions, et ce que leurs tensions entre dire et ne pas dire, voire dédire et inter-dire, révèlent de son inscription, rebelle mais ambiguë, dans la « dynamique impériale » de son temps (Saïd 25). La présence des Amérindiens et 1 Edward Saïd, Culture et impérialisme, trad. Paul Chemla, Paris : Fayard, 2000, pp. 12-13. 2 Pierre Macherey, « Dire et ne pas dire », Pour une théorie de la production littéraire, Paris : Maspero, 1966, p. 105. 3 G. Apollinaire (édit.), « Le Zombi du Grand-Pérou », L'Œuvre de Pierre-Corneille Blessebois, Paris : Bibliothèque des Curieux, 1921, pp. 5-6. C’est l’édition utilisée ici (désormais signalée dans le texte par l’initiale Z). 4 « For Blessebois, literature fulfilled a documentary function much like travel writing, closely mirroring his life and social milieu » ; Doris Garraway, The Libertine Colon : Creolization in the Early French Caribbean, Durham : Duke UP, 2005, p. 173. Lise Leibacher-Ouvrard 502 des Africains - le seul aspect qui pourra être envisagé ici - a beau y être évanescente ; elle hante bien la reprise ironique, au discours missionnaire entre autres, de la fiction du « Barbare imaginaire » 5 qui soutiendra la colonisation pendant longtemps, et par laquelle Blessebois se distancie de l’« illusion coloniale » 6 tout en y participant. * L’évanescence marque l’existence même de Blessebois 7 . Normand de petite noblesse protestante, garnement incendiaire banni de France, assassin exilé en Hollande où il se fait pornographe et diffamateur éhonté, c’est pour avoir déserté l’armée qu’il est condamné aux galères à vie avant de faire partie des forçats invalides que l’Etat déportera aux Antilles. A la Guadeloupe, en 1686, il est vendu comme « engagé » sur la plantation sucrière dite « du Grand-Pérou », et c’est dix ans après sa dernière arrestation connue (en 1687) que le Zombi (dé)voilera les exactions qui y avaient conduit : la mystification, par un ancien galérien, d’une « comtesse » créole qui voulait devenir invisible pour se venger impunément d’un amant planteur abusif. Par le fond comme par la forme, ce roman est tout aussi fuyant. Depuis Charles Nodier déjà 8 , son ancrage historique ne fait plus de doute. Mais comme je l’ai montré ailleurs 9 , par sa première personne fugitive et un métissage de registres et de genres qui interdit tout effet de réel, il relève avant tout de l’« autobiographie anti-autobiographique » propre aux romans libertins qui « burlesquaient toute réalité » 10 . De même, s’il est bien une œuvre « engagée dans le pays antillais» 11 , et s’il s’écarte de l’« exotisme caraïbe » 12 5 Laennec Hurbon, Le Barbare imaginaire , Paris : Editions du Cerf, 1988, p. 2. 6 Eric Deroo, et S. Lemaire, L'illusion coloniale, Paris : Tallandier, 2006. 7 Voir surtout F. Lachèvre, Pierre Corneille Blessebois, Normand (1646? -1700), Genève : Slatkine Reprints, 1968. 8 Mélanges tirés d’une petite bibliothèque, Paris : Crapelet, 1829, p. 365 ; voir aussi F. Lachèvre, « Une Revendication de Pierre Louys : la clé du Zombi du Grand Pérou (1697) », s.l.n.d., pp.1-23. 9 Leibacher-Ouvrard, « Mystifications libertines et Marges récalcitrantes : L’Autre Monde guadeloupéen de ‘Corneille, poète galérien’ », in P. Harry, A. Mothu et Ph. Sellier (édit.), Dissidents, excentriques et marginaux de l’Age classique. Autour de Cyrano de Bergerac, Paris : H. Champion, 2006, pp. 17-29. 10 J. Dejean, Libertine Strategies, Columbus : Ohio State UP, 1981, pp. 40-48. 11 Comme Régis Antoine l’avance sans élaborer ; voir Les Ecrivains français et les Antilles, Paris : Maisonneuve et Larose, 1978, p. 61. 12 Régis Antoine, « The Caribbean in Metropolitan French Writing », in History of Literature in the Caribbean, vol. I, Amsterdam : J. Benjamins, 1994, pp. 349-362 ; voir aussi P. Chamoiseau et R. Confiant, Lettres créoles [1635-1975], Paris : Gallimard, 1999, pp. 33-34. Le Zombi (1697) guadeloupéen de Pierre Corneille Blessebois 503 des relations missionnaires dont les recueils des dominicains Du Tertre et Labat restent les plus illustres représentants, ce n’est pas seulement par les bribes de « langage des îles » 13 qui le parsèment lorsque le narrateur passe par le « Carbet », le « Marigot » ou « les cases à bagaces ». C’est avant tout parce que ces vocables peu familiers ne sont jamais expliqués au lecteur - alors que le père Labat jugera encore bon de le faire longuement plus tard 14 -, et qu’on apprend bien peu sur la Guadeloupe, qui n’est d’ailleurs jamais nommée. Ce faisant, non seulement Blessebois interdit tout triomphalisme colonial mais il occulte la métropole comme centre implicite de lecture et comme référence obligée. Son regard a d’ailleurs beau porter essentiellement sur les blancs. Lire le roman à la lumière des relations missionnaires et des archives coloniales - objet d’un travail séparé - laisse voir que Blessebois les décrit systématiquement à contre-courant, dévoilant ce que ces relations cherchent à dissimuler (mœurs dissolues des colons, indistinction de leurs conditions), pour mieux occulter les richesses dont elles pouvaient s’enorgueillir. En ne disant rien, surtout, du triste sort des « engagés » - dont l’ancien galérien faisait lui-même partie, et dont Du Tertre prétendait qu’ils mouraient « presque tous dans le temps de leurs trois ans » 15 - , Blessebois défie implicitement les autorités parce qu’il omet toute représentation de leur pouvoir sur des subalternes humiliés. Tel est aussi le cas de sa représentation évanescente des Caraïbes et des Africains. Concernant l’occultation apparemment radicale des Amérindiens ici, la fiction semble rejoindre la triste réalité démographique - entre sept et trente mille avant la colonisation, les indigènes n’étaient plus que deux ou trois cents dans les Petites Antilles françaises en 1686, Cayenne y compris 16 -, absence qui évoque également le discours des colonisateurs puis- 13 Raymond Breton, « Aux Révérends Pères Missionnaires », Art. 9, Dictionnaire caraïbe-français (1665). Marina Besada Paisa (édit.), Paris : Karthala, 1999, p. v. 14 Jean-Baptiste Labat (1663-1738), Nouveau Voyage aux isles de l’Amérique (1742), 4 vol., Fort-de-France-Martinique : Horizons Caraïbes, 1972 ; « Les maisons des Caraïbes s’appellent Carbets » (I, 288) ; Marigot est « un nom que l’on donne communement dans les Iles à tous les lieux où les eaux de pluie se rassemblent et se conservent » (I, 373) ; « Les cannes ayant été ainsi pressées en passant entre les deux premiers rolles, sont appelées Bagaces » (II, 191). 15 Jean-Baptiste Du Tertre (1610-1687), Histoire générale des Antilles [1667-1671], 4 vol., Fort-de-France : Editions C.E.P., 1958-1959, vol. III, p. 280. 16 James Pritchard, In Search of Empire. The French in the Americas, 1670-1730, Cambridge : Cambridge UP, 2004, pp. 8-10. Les chiffres varient de 7.000 à 15.000, selon Philip Boucher, Cannibal Encounters : Europeans and Island Caribs, 1492- 1763, Baltimore : The Johns Hopkins U.P., 1992, p. 35 ; de 20.000 à 30.000 pour Gérard Lafleur, Les Caraïbes des Petites Antilles, Paris : Karthala, 1992, p. 21. Lise Leibacher-Ouvrard 504 que, loin de rencontrer aux Antilles des « Barbares» au seul sens grec du terme (à savoir « étranger »), il avait surtout inauguré sa définition « lacunaire » et fortement négative de « non-civilisé » (Hurbon 9). Le Dictionnaire (1690) de Furetière s’en ressent ; son article Barbare renvoie bien d’abord à un « Etranger qui est d’un pays fort éloigné », mais il le voit surtout « sauvage, mal poli, cruel, et qui a des mœurs forts différentes des nôtres ». Lorsqu’il conclut que « Les Sauvages de l’Amérique sont fort barbares », c’est à l’instar des missionnaires qui décrivent la violence elle-même déjà conquérante et esclavagiste de Caraïbes exterminant leurs doux prédécesseurs insulaires (Du Tertre II, 424 ; Labat III, 241-242), ou qui les peignent sanguinaires par abus d’alcool (Labat III, 239), toujours cannibales de toute façon, et à l’exception du surprenant père Breton, aucun d’entre eux ne donne la parole à ces Amérindiens, alors que tous admettent pourtant qu’ils parlaient si bien. Si Blessebois ne fait pas mieux, dans le Zombi cependant, les Amérindiens qui sont moins « lacunaires » qu’inexistants sont bien présents symboliquement. Sous forme de traces d’abord, sous les pieds nus de la « comtesse » qui marche « à la manière des Indiennes », et de deux objets surtout : le « hamac » dans lequel elle s’étend, ce « lit de Sauvage » (Breton 6) qui était fait par les femmes uniquement 17 , auquel se joint un petit « coffre » qualifié de « caraïbe » pour la seule fois dans le roman, à savoir un panier, de fabrication strictement masculine cette fois 18 . Le peuple indigène survit donc ici, sous forme d’objets, dont les artisans sont doublement dépossédés au profit de la seule personne qui soit jamais nommée « créole », à savoir née dans le pays 19 ; appellation dont on oublie trop souvent qu’elle renvoie avant tout au droit d’un sol conquis, et qu’elle souligne implicitement qu’appartenances créole et amérindienne sont « antinomiques » au départ Outre les relations missionnaires, voir Paul Butel, Histoire des Antilles françaises XVII e - XX e siècle, Paris : Perrin, 2002, p. 32 sq. 17 Voir Du Tertre (II, 374) et Labat (I, 267-274). 18 (Z 252). « Ces paniers sont les coffres et les armoires des Indiens, ils n’en connaissent point d’autres » ; « Ce sont les hommes qui font les paniers et les autres ouvrages de cette espèce » (Labat I, 273). 19 Les origines de ce terme sont elles-mêmes à la fois troubles et métissées. Mais c hez les missionnaires français aux Antilles, il renvoie globalement à la deuxième génération des migrants (forcés ou non, noirs et blancs) ; c’est sous le substantif « criole » qu’on le trouve chez Furetière ; il en donne déjà l’acception eurocentrée - « C’est un nom que les Espagnols donnent à leurs enfants qui sont nez aux Indes » - que « créole » prendra, en 1762, lors de son entrée dans le Dictionnaire de l’Académie française : « Nom qu’on donne à un Européen d’origine qui est né en Amérique Un créole, une créole ». Le Zombi (1697) guadeloupéen de Pierre Corneille Blessebois 505 puisque la première signale obligatoirement la dépossession de la seconde 20 . Or dans le Zombi, que Blessebois en ait été ou non conscient, il n’est pas indifférent qu’en résistance symbolique des Amérindiens, le « petit coffre caraïbe » serve de tombeau à la figurine torturée qui représente la matriarche de la plantation du Grand-Pérou. Contrairement aux Caraïbes, les Africains, eux, sont bien présents dans le roman, mais totalement évanescents, alors qu’en 1670, 16.000 d’entre eux formaient pourtant déjà plus de la moitié de la population globale des Petites Antilles 21 . T oujours anonymes dans ce libelle qui nomme pourtant le plus petit des blancs, toujours le ou les « nègres » de quelqu’un, ils sont toujours en mouvement également, ce qui les distingue des colons appelés « habitants » mais renvoie aussi à leur diaspora et à leur réification de marchandises en circulation - acquises par « titre d’achat » disait Du Tertre (II, 505) bien avant que le Code Noir (1685) ne définisse les esclaves comme des biens mobiliers 22 . Si « parler, c’est exister absolument pour l’autre », comme l’a dit autrefois Franz Fanon 23 , ces esclaves noirs que Labat jugeait pourtant « naturellement éloquents » (II, 400) n’existent pas dans le Zombi. Le premier rencontré est d’ailleurs décédé (Z 234). Mais l’affliction du planteur qui le perd signale bien, en négatif, le poids économique du disparu, car comme le gouverneur général aux Antilles le notait cyniquement dès 1684, « sans n ègres, on ne fait rien dans les Isles » (Butel 75). Contrairement à Du Tertre qui rend visible la puissance des blancs en s’étendant sur les « misères effroyables » des esclaves africains aux mains des chrétiens (II, 461) ; contrairement aussi à Labat qui décrit sur eux « les marques des coups de fouet » pour ajouter aussitôt qu’« on s’y fait bientôt » (I, 51), le Zombi n’exhibe aucun de ces tourments. D’où le relief discret de deux mentions fugitives qui rappellent que la coercition sexuelle était rampante dans l’aire américano-caraïbe 24 ; sous forme, ici, non seulement de 20 Comme le notent les derniers éditeurs du Père Breton, Dictionnaire caraïbefrançais (1665) …, p. x. 21 Pour la Guadeloupe, Pritchard (pp. 12 et 45) recense, en 1682, 4109 noirs / 2998 blancs ; total : 7107 ; en 1687 : 4982 noirs / 3549 blancs ; total : 8698. Jacques Adelaïde-Merlande parle de 6323 noirs et 5009 blancs en 1664 ; 4627 noirs et 3112 blancs en 1671 ; 6076 esclaves noirs et 3700 blancs en 1699 ; Histoire générale des Antilles et des Guyanes. Des précolombiens à nos jours, Paris : L’Harmattan, 1994, p. 94. 22 « Déclarons les esclaves être meubles » (Art. 44) « Edit du roi touchant à la police des Iles de l’Amérique française. Du mois de mars 1685 », Le Code Noir, Paris : Prault père, 1742, p. 49. 23 Franz Fanon, Peau noire, masques blancs, Paris : Seuil, 1952, p. 13. 24 Voir P. Chamoiseau et R. Confiant, Lettres créoles…, p. 125. Lise Leibacher-Ouvrard 506 l’attraction d’un jeune colon pour « la belle petite négresse » d’un ami (Z 260), mais de la débauche dominicale surtout, lors de laquelle « la plupart des principaux habitants » mêlent « les blanches avec les noires » dans le magasin où les attire « un amour éthiopien » (Z 258, je souligne). Cette dernière allusion renvoie encore à une autre fiction euro-centrée, la fable d’Africains hypersexués que les discours médicaux et missionnaires ancraient depuis longtemps en joignant le système humoral à la théorie des climats - pour le célèbre médecin Bartholin par exemple, « Il y a quelques Nations que la nature a favorisé d’un plus gros membre que les autres, comme les Ethiopiens » 25 . Mais tout en n’ignorant pas cette « lasciveté supposée » des noirs qui informera plus tard la « littérature du leurre » exoticoérotique (comme l’appellera Edouard Glissant 26 ), Blessebois n’y cède absolument pas. Contrairement au père Labat 27 , il exhibe uniquement les excès sexuels des blancs, et le renversement est d’autant plus ironique qu’alors que le « nègre » n’est appelé « esclave » que très rarement (Z 234, 255), c’est surtout la créole impudique qui l’est, elle dont le corps « obéit en esclave, / Et cet esclave est si brutal / Envers Dieu, qu’il haït et qu’il brave, / Qu’en se jouant il se fait mal » (Z 226). Dans un cadre esclavagiste dont les terribles réalités physiques sont occultées, cette mise aux fers métaphorique souligne d’abord la vacuité tragique de tropes aussi précieux qu’éculés. Mais elle rappelle aussi qu’il est erroné de penser le « libertin » dans son seul rapport à l’antiquité romaine - où le libertinus renvoie bien à l’esclave affranchi - alors que c’est au contraire sur le libertin lui-même esclave du vice et de l’hérésie que les penseurs chrétiens de l’Ancien Régime ont construit leur fiction apologétique 28 . C’est avec beaucoup de duplicité ironique que le très libertin narrateur de Blessebois joue sur deux tableaux chrétiens à la fois. Lorsqu’il entame le récit Bible en bouche pour faire de la comtesse libertine une esclave de passions déchaînées dont « L’ange terrible autant que laid » peut facilement user (Z 261), on croirait entendre le jésuite Garasse fustigeant le libertin Théophile. Mais on ne peut pas ignorer qu’au même moment les missionnaires construisaient eux-mêmes les « sauvages » en libertins ; ces Africains entre autres dont, disait Labat, « il semble que le démon les retient sous son esclavage par les sales voluptés où ils sont sans cesse plongés, et par cette 25 Gaspar Bartholin, Institutions anatomiques, Paris : Mathurin Hénault, 1647, p. 163 et p. 221. 26 Poétique de la relation, Paris : Gallimard, 1990, p. 84. 27 « les Négresses sont d’elles-mêmes très lascives » (Labat I, 303) ; la « complexion chaude [des Africains] les rend fort adonnés aux femmes » (Labat II, 401). 28 Voir Louise Godard de Donville, Le Libertin des origines à 1665 : Un produit des apologètes. Tübingen : Biblio 17, 1989. Le Zombi (1697) guadeloupéen de Pierre Corneille Blessebois 507 vie libertine, indifférente et sensuelle, qui les conduit de péchés en péchés » (II, 391). La créole libertine et le Barbare imaginaire se ressemblent donc déjà, mais ce métissage ironique de la part de Blessebois n’est nulle part plus évident que dans les rapports fascinants de la comtesse à la magie ; d’autant que c’est là, surtout, que la fiction du « Barbare » imaginaire revient hanter les blancs du roman. Dès le début pourtant, toujours fidèle aux jeux de contre-courants constants du Zombi, la magie souvent dite « noire » est liée aux seuls blancs 29 . Au narrateur d’abord, ce prétendu « magicien » qui aurait fréquenté « l’Ange noir » aux galères (Z 232-3). A la créole surtout, qui avait vite appris, dans un manuel préservé par sa mère, comment la magie, par une « figure de cire » entre autres, pouvait permettre de se venger « invisiblement » (Z 246). Mystifiée par le faux magicien galérien, elle croira par deux fois à son invisibilité avant de mutiler sauvagement la poupée envoûtée qu’il avait fabriquée pour elle, en contrepartie bien sûr de faveurs sexuelles que deux autres colons partageront plus tard, dans une scène aux confins du viol collectif qui alertera finalement les autorités. La prétention à l’invisibilité, on le sait, fait partie de la panoplie du magicien dans bien des cultures, mais là encore elle est avant tout reliée à des fictions euro-centrées. Avec ce fantôme d’autant plus occidental qu’il est « couleur de neige » la première fois, Blessebois revient d’abord sur de vieilles obsessions personnelles : dans deux comédies et dans le roman très violents qu’il avait publiés bien avant, une amante abandonnée fréquentait déjà une « négromancienne » tandis qu’un devin faisait de « Corneille » le diable incarné 30 . L’intertextualité s’intensifie à se rendre compte que le spectre du Roman comique hante aussi de très près le Zombi. Scarron luimême avait à peine ébauché la mystification du crédule Ragotin (chap. XVIII) ; mais dans sa Suite du Roman comique, en 1679, Jean de Préchac avait fortement développé les (ex)actions d’un magicien (d’ailleurs lui aussi 29 Aux dires des spécialistes, cette proportion perdure au XX e siècle : « s’il me fallait essayer de définir l’état actuel de la magie et de la sorcellerie à la Martinique, j’admettrais assez volontiers qu’elles sont pour les deux tiers environ d’origine européenne, un tiers viendrait d’Afrique, tandis que se maintiendrait quelques survivances indiennes » ; Eugène Revert, « Zombis, engagés et vaudou », La Magie antillaise, Paris : Annuaire international des Français d’Outre Mer, 1977 [orig. 1951], p. 158. 30 Voir respectivement « Le Rut ou la pudeur éteinte [1676] », Œuvres érotiques du XVII e siècle, Paris : Fayard, 1988, pp. 149-50 ; « Marthe le Hayer ou Mademoiselle de Sçay » [1676], in (La) Bibliothèque d’Arétin, Cologne : Pierre Marteau, s.d. [c. 1680], p. 286 ; et La Corneille de Mademoiselle de Sçay [1678], F. Lachèvre (édit.), s.l. : chez son éditeur, s.d., p. 38 et p. 43. Lise Leibacher-Ouvrard 508 « rusé Normand », chap. III) grâce à qui le mystifié allait se croire invisible à deux reprises, avant de subir des violences collectives quand sa chemise « enchantée » serait enflammée 31 . Le Zombi est donc une fiction à plusieurs degrés. D’autant que depuis La République de Platon au moins (II, 359- 360), le mythe de Gygès - rendu invisible par un anneau magique lui permettant bien des crimes restés impunis - avait souvent servi des visées didactiques, entre autres en inspirant une des fables pédagogiques de Fénelon 32 , en cette fin même d’un XVII e siècle dont le goût du spectaculaire, voire la pulsion scopique, n’est d’ailleurs plus à démontrer, et où le désir de voir sans être vu pouvait passer pour le summum de la spécularité. A l’époque où Blessebois séjourne aux Antilles, enfin, l’Affaire des Poisons (1676-1682) n’est pas encore bien loin. Si la comtesse du roman recourt à la magie pour garder son marquis comme amant, certaines femmes de la cour de France en avaient fait autant. Le corps nu de la créole sur lequel de faux zombis viennent pratiquer des rites plutôt familiers est un simulacre évident de ces messes noires, elles-mêmes déjà copies sacrilèges, qui avaient envoyé La Voisin au bûcher. Blessebois joue donc avec le feu en libertin consommé. Surtout qu’en s’écartant délibérément du libertinage masqué, postérieur au procès de Théophile de Viau, son narrateur rejoue ici, avec un sérieux d’une impayable hypocrisie, la très flamboyante persona de Théophile que Garasse avait érigée en modèle à éviter - celui du libertin débauché, séducteur, esprit fort suborneur d’esprits faibles, et obligatoirement diabolique. Ce sont donc bien des fictions euro-centrées qui se croisent d’abord ici, à plusieurs niveaux du récit. Deux aspects de cette magie paraissent tout de même plus antillais. D’abord parce que l’esprit malin que la comtesse choisit d’incarner (et que le « magicien » européen rend particulièrement visible en se plaignant beaucoup de lui) est particulièrement frappeur et sanguinaire 33 , contraire- 31 Le Roman comique de Scarron : suites de Orfray et Preschac, 2 vol. en 1, Paris : J. Bry aîné, 1858. Pour Offray, voir vol. II, pp. 41-139 ; pour Jean de Préchac, voir pp. 140-216. Voir également Le Roman comique, Quatrième Partie, Lyon, J. Lyons, 1695, chapitre IX (« Ragotin invisible », p. 78 sq.) ; chapitre X (« Le malheureux succès de la Chemise enchantée », p. 82 sq). 32 Fénelon, « L’Anneau de Gygès », « Fables et opuscules pédagogiques », in Œuvres, vol. 1, Paris : La Pléiade, 1983, pp. 195-200 ; à ce sujet, voir R. Morel, « Invisibilité et spectacularité : Fénelon et ‘l’anneau de Gygès’», in Neophilologus 77, 2 (1993) : 205-214. 33 « …elle nous frappe l’un après l’autre » (Z 236) ; « j’entendis […] pleuvoir une grêle de coups de bâton » (Z 240). « La Forest était blessé à la main et à la jambe gauches assez honnêtement » (Z 241) ; « il nageait dans son sang » (Z 243). Dans le coffre caraïbe, la figurine de cire a « une jambe rompue, un bras cassé en trois Le Zombi (1697) guadeloupéen de Pierre Corneille Blessebois 509 ment au diable occidental dont la marque reste souvent invisible sur le corps insensible des victimes qu’il séduit. A son insu ou non, Blessebois se joue pourtant encore là d’une autre obsession des relations missionnaires : leur représentation paradoxale de la religion caraïbe à la fois comme inexistante 34 et sous la coupe de diables extrêmement violents, ces « Maboyas » qui, selon elle, battaient 35 systématiquement les Amérindiens leurs « esclaves » - alors que la seule présence d’un chrétien pouvait les faire fuir à la manière des vampires esquivant la croix. Mais on ne peut guère ignorer, surtout, que la comtesse créole demande à l’« ange noir » du (faux) sorcier qu’il la transforme en zombi, requête radicalement originale ici. Sans doute issu du kikongo, proche en tout cas des mots zumbi des Angolais et mvumbi des Congolais 36 , le terme lui-même semble en effet totalement inconnu à l’époque où Blessebois l’utilise, pour la première fois peut-être, dans un titre qui mieux est - et bien sûr sans jamais l’expliquer ni préciser d’où il l’a tiré. En 1734, la mention plutôt fantaisiste du Zombri (sic) dans la Bibliothèque des romans de Lenglet-Dufresnoy suggère que le terme est encore peu familier 37 . Les choses commencent à peine à changer lorsqu’en 1765, l’article « Nègre » de l’Encyclopédie décrit des Guinéens ou quatre endroits, les yeux crevés et la tête percée de part en part de huit coups d’une aiguille monstrueuse » (Z 252). 34 Les Caraïbes « n’ont pas de religion » mais une « notion voilée de la divinité » ; R. Breton, Relations de l’île de la Guadeloupe [1647], Basse-Terre, Société d’histoire de la Guadeloupe, 1978, p. 136. Il vaudrait mieux dire qu’ils « n’ont point du tout de Religion, que de faire passer toutes leurs badineries, superstitions ou plutôt sacrilège, dont ils honorent tous les démons qui les séduisent, pour un culte de quelque divinité » (Du Tertre II, 344). 35 En 1654, le père Breton décrit des « volées de coups, parfois la mort » ; dix ans après, il en fait une affabulation psychosomatique causée par le naturel mélancolique des Indiens (170-171). Selon Du Tertre, « ce Maboya ne laisse de les inquiéter, de les battre, et de les traiter avec une sévérité épouvantable […] J’en ai vu qui portaient des marques et des meurtrissures plus larges que la main, sur les bras et sur les épaules, provenant des coups que ce Maboya leur avoit donnés » (1654, 396-400). En diligent copiste, César de Rochefort consigne les deux opinions avant de conclure que « les Diables les battent effectivement, et qu’ils montrent souvent sur leurs corps les marques bien visibles des coups qu’ils en ont reçus »; « [… cet] ennemi du genre humain [les] traite comme ses esclaves » ; voir « De ce qu’on peut nommer Religion parmi les Caraïbes », chap. XIII, Histoire naturelle et morale des îles Antilles de l’Amérique, Roterdam [sic] : Arnould Leers, 1658, p. 420. 36 Yves Saint-Gérard, Le Phénomène zombi : la présence en Haïti de sujets en état de non-être, Toulouse : Eres, 1992, p. 18. 37 Lenglet-Dufresnoy, Bibliothèque des romans [1734], Genève : Slatkine, 1970, p. 155. Lise Leibacher-Ouvrard 510 effrayés par des « esprits qu’ils appellent zambys » 38 . En 1797, lorsque Moreau de Saint-Méry juge que la libido des esclaves de Saint-Domingue l’emporte même sur la peur d’« un conte de Zombi », une note tiendra à spécifier que ce « mot créol » signifie « esprit, revenant » 39 . Précision d’autant moins inutile pour le lecteur du XXI e siècle qu’il ne doit pas confondre le zombi haïtien mort-vivant (postérieur à la lutte anti-esclavagiste surtout 40 ) avec ses cousins guadeloupéens et martiniquais, ces êtres surnaturels plus animés par lesquels les sorciers obsédaient leurs victimes (Saint-Gérard 21). Tel est bien le cas du spectre investi par la comtesse chez Blessebois, même si le sexe « zombi » de l’(im) « puissant » Irlandais qu’il décrit n’est pas non plus sans léthargie 41 . Fréquenter les spécialistes en sorcellerie antillaise n’aidera en rien ici ; le Zombi du Grand-Pérou est tout aussi invisible dans leurs travaux 42 que le zombi africain lui-même dans les relations missionnaires du XVII e siècle qui, pourtant, donnent une ampleur certaine à la sorcellerie des esclaves noirs. Selon Labat en effet, « Presque tous les Nègres qui sortent de leur pays en âge d’homme sont sorciers, ou du moins ils ont quelque teinture de magie, de sorcellerie et de poison » 43 ; et le 38 Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, vol. 11 (1765) : 82. 39 Louis-Elie Moreau de Saint-Méry (1750-1819), Description topographique, physique, civile, politique et historique de la partie française de l’isle Saint-Domingue, Philadelphie, chez l’auteur, 1797-1798, vol. 1, p. 52. La note en astérisque est de Saint-Méry. 40 « une personne dont le métabolisme, sous les effets d’un poison végétal, a été ralenti au point d’offrir au regard du médecin légiste toutes les apparences de la mort » ; voir R. Depestre, Hadriana dans tous mes rêves, Paris : Gallimard, 1988, p. 94. Sur le zombi haïtien, voir aussi Maximilien Laroche, « Mythe africain et mythe antillais : le personnage du zombi », in Revue Canadienne des Études Africaines 9, 3 (1975) : 479-491 ; et Joan Dayan, Haiti, history, and the gods, Berkeley : University of California Press, 1995, p. 37. 41 « cet endroit de lui qui n’est pas grand’chose faisait souvent le Zombi et se rendait véritablement invisible toutes les fois qu’on lui demandait un peu de vigueur » (Z 239). 42 Mis à part Pierre Pluchon, Vaudou, sorciers et empoisonneurs. De Saint-Domingue à Haïti, Paris : Karthala, 1987, pp. 32-33 ; le Crime en pays créoles (1889) du Dr. A. Corré le cite à l’appui d’une « croyance aux talismans qui rendent invisibles » ; voir Esquisse d’ethnographie criminelle, Lyon/ Paris : A. Storck/ G. Steinheil, 1889, pp. 254-55. 43 (Labat II, 395-396). Il avait déjà souligné : « Je sçai qu’il y a bien des gens qui regardent comme de pures imaginations, et comme des contes ridicules ou des faussetés tout ce qu’on rapporte des Sorciers, et de leurs pactes avec le diable. J’ai été moi-même longtemps dans ces sentimens […]. En 1698 j’ai été témoin oculaire du fait que je vais rapporter » ; « il me semble que ces quatre faits suffisent pour Le Zombi (1697) guadeloupéen de Pierre Corneille Blessebois 511 Maboya frappeur n’est pas non plus bien loin lorsque le dominicain décrit ces esclaves confectionnant « des bâtons, auxquels ils attachent un sort, qui a la vertu d’imprimer une douleur violente et continuelle à la partie qui en a été touchée » (IV, 322). Mais que dit donc finalement ce roman lorsqu’une créole un peu folle y obtient d’un prétendu sorcier blanc le pouvoir de « faire le zombi » (Z 234), et que ce revenant exotique invisible, mâtiné de frappeur caraïbe, lui sert à se venger d’un planteur en rossant ses meilleurs employés ? Assez banalement d’abord, ce libelle participe d’une critique rationaliste ironique des superstitions magiques qui désenchantait déjà la sorcellerie depuis quelque temps. A l’époque où Furetière affirmait que les merveilles de la Démonomanie des sorciers (1580) de Bodin étaient « visiblement fabuleuses », les diableries plutôt euro-centrées du Zombi taquinent la métropole en lui rappelant que ses propres « Sciences du Diable » 44 avaient encore bien des adhérents. En situant son revenant au croisement de traditions magiques européennes et afro-antillaises dont il souligne surtout les proximités, sa créolisation des croyances déjoue aussi implicitement la suprématie de la religion catholique que l’article III du Code Noir et la révocation de l’Edit de Nantes avaient, la même année (1685), décrétée seule autorisée. Plus spécifiquement, le diable frappeur simulacre de Blessebois est une pierre doublement spirituelle dans le jardin des Européens : les Caraïbes qu’ils n’ont jamais pu ni conquérir ni convertir sévissent encore ici, du moins en esprit - en rappelant peut-être même au passage ce « Frère frappart » qui, de Rabelais à Voltaire en passant par La Fontaine, évoquait avant tout un « Moine libertin » bien membré 45 . Plus sérieusement, s’il n’est pas impossible, comme Doris Garraway l’a avancé 46 , que le Zombi ait « démasprouver qu’il y a véritablement des gens qui ont commerce avec le diable, et qui se servent de lui en bien des choses » (Labat I, 245-249). 44 Sophie Houdard, Les Sciences du Diable : Quatre discours sur la sorcellerie, Paris : Editions du Cerf, 1992. 45 (Furetière, Dictionnaire). Avant La Pucelle d’Orléans (1752, chant X) de Voltaire, La Fontaine et ses « Cordeliers de Catalogne » l’illustrent, à la suite du Quart-Livre de Rabelais (chap. XV). 46 Au niveau intradiégétique, la débauche sexuelle dérange plus que les enchantements qui y mènent : la Comtesse « demeura d’accord d’avoir fait l’esprit ; mais elle nia qu’elle eût été maltraitée et vomit mille imprécations contre ceux qui faisaient courir de telles impostures » (Z 269) ; et comme peu de blancs sont dupes de la mystification, il est difficile de prétendre, sans extrapoler, que ce texte « also unmasks colonial society’s deepest anxieties. If unrestrained libertinage provokes neither moral outrage nor panic among colonials, sorcerers and zombis do » (Garraway 190). L’autorité religieuse était peu forte aux colonies (Pritchard 27), et Lise Leibacher-Ouvrard 512 qué les anxiétés » (réelles) de la société coloniale concernant une sauvagerie toujours diabolique pour elle, il paraît beaucoup plus certain que les multiples affabulations de Blessebois mettent avant tout en relief ironique les fictions par lesquelles les missionnaires (entre autres) diabolisaient cette barbarie en produisant, aux Antilles ou chez les lecteurs européens, des craintes sorcières qui justifiaient la colonisation en retour. Ce qui expliquerait partiellement leur insistance sur la puissance efficace de la sorcellerie indigène, mise en relief d’autant plus surprenante que depuis 1682, en métropole, un Edit royal interdisait de poursuivre les prétendus « sorciers » pour autre chose que pour « fausseté » 47 . La présence du zombi aux Antilles racontera bien toujours l’histoire de la dépossession africaine, et il est évident qu’en société esclavagiste, le trope du diable frappeur est encore moins innocent qu’ailleurs. Mais le fait qu’en déjouant l’invisibilité prononcée de tous ces « sauvages » les fantômes de leurs rites dominent le sujet blanc dans ce roman est un ironique retour (de bâton) symbolique du réprimé colonisé. A garder à l’esprit que la créole sauvageonne se rend invisible pour que le riche planteur mette « la main à la conscience » (Z 234), il n’est pas indifférent que ce premier roman colonial soit déjà hanté par un revenant menaçant, d’autant qu’en contexte américano-caraïbe, s’évaporer dans la nature avant d’aller battre des blancs évoquait obligatoirement le spectre du « marronnage » , cette fuite des esclaves dans le maquis propre à mettre l’économie coloniale en faillite. Dans cet ordre d’idée, Blessebois avait pu apprendre que « zumbi » (ou Zambi, divinité suprême dans les croyances bantoues) était le titre que les Angolais déportés vers les plantations sucrières du nord-est brésilien avaient donné, peu de temps avant son roman, aux deux chefs de leurs communautés rebelles dans le surprenant « Quilombo dos Palmares » 48 , cette toute-puissante enclave noire qui G arraway elle-même note qu’en dépit du Code Noir, « magic and popular witchcraft were much less closely monitored in the colonies » (172). 47 Voir respectivement l’article « Démonomanie » du Dictionnaire universel ; et l’« Edit pour la punition des empoisonneurs, devins et autres » (Juillet 1682), in Isambert, Decrusy, et Taillandier, Recueil des anciennes lois françaises, depuis l’an 420 jusqu’à la Révolution de 1789 [1822-1833], Farnborough : Gregg Press, s.d., vol. XVII (1643-1661), p. 396, no. 1022. 48 Cette histoire est relatée, entre autres, dans le chapitre VI que De la littérature des nègres, publié par l’abbé Henri Grégoire en 1808, consacre aux « Sociétés politiques organisées par les Nègres » à base du « Mémoire curieux sur le Brésil » (1807) de Conrad Malte-Brun ; ce dernier se basait lui-même sur le Rerum per octennium in Brasilia et alibi nuper gestarum sub praefectura, Amstelodami : Blaeu, 1647, de Caspar van Baerle (1584-1648) - érudit hollandais qui avait d’ailleurs vécu à Caen pendant un certain temps - et sur l’Historia da America portugueza … (1730) plus tardive de Sebasti-o da Rocha Pitta. Voir aussi Gérard Le Zombi (1697) guadeloupéen de Pierre Corneille Blessebois 513 avait tant perturbé les Hollandais, puis les Portugais, en résistant au cœur même de leur empire, pendant tout le XVII e siècle, avant que le premier « Ganga Zumba » (« grand seigneur ») ne disparaisse, et que son prodigieux successeur « Zumbi » ne soit finalement décapité le 20 novembre 1695, à une date que les Afro-Brésiliens célèbrent encore de nos jours en opposition à l’oppression. Sans pouvoir affirmer que Blessebois avait entendu parler de ces révoltés, retenons du moins cette coïncidence historique étonnante qu’un vocable encore aussi peu répandu que « zombi » ait été affiché publiquement, deux ans seulement après la tragique disparition du dernier des grands rebelles noirs qui l’avaient porté, lorsque le petit Zombi (1697) de Blessebois est revenu hanter les autorités coloniales françaises, à sa plus modeste manière, plusieurs années après que son auteur se soit d’ailleurs probablement lui-même enfui de la Guadeloupe, puisque c’est par contumace qu’il y avait été finalement condamné à faire amende honorable, en 1690. Dans la mesure pourtant où l’ironie que Blessebois manipule avec brio risque toujours d’être prise au premier degré, le libertin qu’il était lui-même a finalement bien ajouté, lui aussi, à son insu ou non, une fiction de plus à la fabrication des marges non-occidentales « de l’irrationalité, de l’imaginaire, de la barbarie » (Hurbon 275) par laquelle l’Etat et sa raison ont tenté de justifier la colonisation. En assimilant ironiquement le blanc au Barbare imaginaire il a lui aussi propagé cette fiction, à l’époque même où, comme Turbet-Delof l’a montré autrefois, un glissement sémantique important construisait l’Africain barbaresque (à savoir berbère, au sens premier) en synonyme d’abominations païennes justifiant en retour l’évangélisme chrétien colonisateur 49 . Au moment plus précis, aussi, où le Discours sur l’histoire universelle (1681) de Bossuet venait justement de fonder le progrès sur la dé-barbarisation du paganisme par la victoire éclatante du christianisme civilisateur 50 . A lire Blessebois avec le recul du temps, on peut bien encore ignorer qu’ entre 1751 et 1758, le marron François Makandal, esclave réputé sorcier et censé s’être volatilisé, terrorisera les colons de Saint-Domingue avant d’inspirer la première république noire d’Amérique Police, Quilombos dos Palmares : lectures sur un marronnage brésilien, Petit- Bourg : Ibis rouge, 2003 ; et le film de Carlos Diegues, Quilombo (1984). 49 L’Afrique barbaresque dans la littérature française au XVI e et XVII e siècles, Genève : Librairie Droz, 1973. 50 Voir Hurbon (35-36). Selon Bossuet, « Les nations qui ont envahi l’empire romain, y ont appris peu à peu la piété chrétienne qui a adouci leur barbarie [….] c’est seulement après l’inondation des barbares que s’achève entièrement la victoire de Jésus-Christ sur les dieux romains » ; Discours sur l’histoire universelle, Paris : S. Mabre-Cramoisy, 1681, pp. 432-433. Lise Leibacher-Ouvrard 514 (Hurbon 87). Mais il est moins facile d’oublier que les signifiants de la barbarie que le poète galérien applique ironiquement aux colons guadeloupéens seront ressuscités, beaucoup plus tragiquement, par plus d’un livre ou film nord-américain sur les zombis de Haïti 51 lorsque les USA chercheront à s’y imposer, au début du siècle dernier, renforçant au passage la ségrégation raciale dans leur propre pays par le spectre effrayant de la barbarie sorcière afro-antillaise. A l’issue d’un ouvrage aussi évanescent que le Zombi, une seule chose est claire. Comme le disait Pierre Macherey (108), « si l’auteur ne dit pas toujours ce dont il parle, il ne parle pas nécessairement de ce qu’il dit » ; ambiguïté inhérente à l’écrit que les esclaves antillais du père Labat ressentaient déjà lorsqu’ils lui rétorquaient que les Européens eux-mêmes devaient bien être un peu sorciers « pour faire parler le papier » 52 . 51 Après l’ouvrage « dévastateur » de Spencer St John (Haiti or the Black Republic, 1884), Hurbon (98) mentionne, entre autres, The Magic Island (1929) de W.B. Seabrook. 52 « Il y a une infinité de choses qu’ils ne peuvent comprendre, et entr’autres comment nous nous faisons entendre nos pensées par le moyen de l’écriture. Ils disent qu’il faut être sorcier pour faire parler le papier » (Labat II, 409).
