Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
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2008
3569
L’alchimie du paysage dans l’œuvre romanesque de Martin Le Roy de Gomberville
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2008
Marie-Christine Pioffet
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PFSCL XXXV, 69 (2008) L’alchimie du paysage dans l’œuvre romanesque de Marin Le Roy de Gomberville * MARIE-CHRISTINE PIOFFET Présentation de l’auteur L’œuvre de Gomberville, considéré comme un des meilleurs romanciers de son temps, marque une transition entre la pastorale et le roman historique 1 . Mis à part Polexandre, qui suscite aujourd’hui un regain d’intérêt de la part de la critique universitaire 2 , la production de cet écrivain n’a bénéficié que d’une attention sporadique de la part des chercheurs. En effet, La Carithée et La Cythérée ont nourri un nombre de travaux restreint en comparaison des grands romans de Madeleine de Scudéry et d’Honoré d’Urfé. Il en va de même des versions préliminaires du célèbre roman-fleuve, paru sous le titre L’Exil de Polexandre et d’Ericlée 3 , puis sous celui de L’Exil de Polexandre 4 , de même que sa suite La Jeune Alcidiane 5 , composition tardive à saveur * Pour mener mes recherches sur le roman français du XVII e siècle, j’ai pu bénéficier des subsides du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada. Je tiens aussi à remercier Denis Augier de m’avoir éclairée sur plusieurs textes alchimiques. 1 Edward Baron Turk, Baroque Fiction-Making : A Study of Gomberville’s « Polexandre », Chapel Hill, North Carolina Studies in the Romance Languages and Literatures, 1978, p. 12. 2 Sur la fortune de Polexandre et son exégèse critique, on lira les remarques de Madeleine Bertaud (L’Astrée et Polexandre. Du roman pastoral au roman héroïque, Genève, Droz, 1986, pp. 13-18). 3 Publié à Paris en 1619 chez Toussaint du Bray. 4 Publié en 1629 chez le même éditeur. 5 Marin Le Roy de Gomberville, La Jeune Alcidiane, Paris, Augustin Courbé, 1651, 590 p. Marie-Christine Pioffet 544 janséniste 6 . Toutes ces intrigues romanesques, par-delà le thème amoureux, ont comme dénominateur commun le voyage. Le décor gombervillien se situe volontiers dans un cadre exotique où s’insèrent des lieux mythiques ou imaginaires. L’île Inaccessible et l’île Heureuse aux appellations fortement suggestives sont des enclaves paradisiaques vers lesquelles tendent les héros en quête du bonheur absolu. Mon intention est moins ici de dresser dans les grandes lignes le cadastre de ces pays de nulle part que de déceler leur portée symbolique. Quelle signification donner à ces paysages idéalisés ? Au-delà de leur aspect rebattu, on peut hasarder une lecture mystique, voire hermétique. Telle est du moins une des hypothèses que je vérifierai. Des édens pastoraux La plupart des fictions géographiques de Gomberville, continuateur de L’Astrée 7 , sont façonnées sur le moule bien connu de la pastorale. L’influence d’Honoré d’Urfé est perceptible dès la publication de La Carithée en 1621 que l’auteur qualifie, dans le texte liminaire, de « Bergerie » 8 . Esquissée sur les bords du Nil, l’île Heureuse, qui préfigure en quelque sorte l’île d’Alcidiane, constitue une sorte de Forez égyptien. Comme les personnages urféens, « les bergers de l’Isle heureuse s’entretenans en leurs ordinaires douceurs, passaient les jours aussi insensiblement que les florissans monarques peuvent faire » 9 . Il y règne dans cet Orient mythique une quiétude que nul bruit ne vient perturber, au dire de Nepante : […] nous ne vivons pas au milieu des pompes & des magnificences des Palais, mais aussi ne languissons-nous pas entre les gesnes de la feintise, & 6 À ce sujet, voir les remarques de Philip A. Wadsworth, « Marin Le Roy de Gomberville. A biographical Sketch », Yale Romanic Studies, XVIII, Studies by Members of the French Department of Yale University, New York, AMS Press, 1944, p. 85. 7 Marin Le Roy de Gomberville publia une suite de L’Astrée parue sous le titre : L’Astrée d’Honoré d’Urfé, cinquiesme partie dediee par l’auteur à quelques-uns des Princes de l’Empire, Paris, R. Fouet, 1626. 8 La Carithée de M. Le Roy, Sr de Gomberville, contenant sous des temps, des provinces et des noms supposez, plusieurs rares et véritables histoires de nostre temps, Paris, Jacques Quesnel, 1621, épître « Aux belles, & vertueuses Bergeres […] et aux généreux, & parfaicts Bergers » non paginée. Ce roman comporte aussi des composantes historiques. Françoise Lavocat, qui consacre quelques pages à ce roman, observe l’interférence entre la bergerie et l’histoire romaine (Arcadies malheureuses. Aux origines du roman moderne, Paris, Honoré Champion, 1998, pp. 353-354). 9 Ibid., p. 344. L’alchimie du paysage dans l’œuvre romanesque de Gomberville 545 les inquietudes des apprehensions & des faux bruits. Nos cabanes ne sont point couvertes d’or & d’argent, mais aussi ne sont-elles pas sujettes aux outrages du ciel & des tempestes ; & si elles ne sont pas enrichies de lambris dorez, & de superbes tapisseries, pour le moins elles sont toutes pleines de candeur, de paix & de resiouyssance. […] Nos troupeaux, nos bois, nos prez, nos fontaines, & nos campagnes sont les seuls objets pour qui nous faisons des vœux 10 . La citation oppose avec force les lieux de faste à la rusticité du paysage de la bergerie, qui surpasse en bienfaits la vie des grands princes. Cette apologie de la simplicité pastorale, qui ouvre l’œuvre, n’est pas sans rappeler l’âge d’or 11 , idéal dans lequel l’absence de richesses permettrait aux êtres qui habitent ces régions de nouer des relations fondées sur la valeur de chacun. La plupart des personnages viennent s’établir dans cette enclave bénie pour fuir un monde corrompu. Telles furent les motivations de Pisandre, qui « en fin lassé des incommoditez de la court des Roys, & des tromperies du monde, & de l’esperance, avoit pris l’habit de Berger en l’Isle heureuse pour y escouler doucement le reste de ces [sic] jours » 12 . De même Cerinthe, après avoir essuyé les caprices d’Heniane, justifie ainsi son désir de renouer avec la vie pastorale : « […] je renoncay à toutes formes d’ambitions & d’esperances, & voulant desormais passer le reste de ma vie dans la tranquillité […] que mon pere avoit choisie, comme un port asseuré contre le vent, je repris l’habit de Berger, & m’arrestay dedans l’Isle heureuse » 13 . À l’image du havre se trouve indissociablement liée l’idée de retraite 14 . L’escale souhaitée en l’île Heureuse, stase provisoire dans le parcours des protagonistes, répond à une quête de fixité, de paix au milieu des turpitudes du monde. L’île Inaccessible, sans doute la plus célèbre des fictions géographiques de Gomberville, est aussi largement redevable aux motifs arcadiens. Le lieu naturel, réduit à une atmosphère conviviale et apaisante, se fond presque totalement dans le topique du lieu d’agrément, que le romancier imite en tous points sauf pour l’étendue du territoire. Fertilité du sol, irrigation abondante, clémence du climat, dense floraison, tous ces topoï infléchissent le paysage à la manière du locus amœnus le plus classique. Toutefois, la 10 Ibid., « Aux belles, & vertueuses Bergeres […] et aux genereux, & parfaicts Bergers », épître liminaire non paginée. 11 La réminiscence revient d’ailleurs sous la plume de Gomberville : « Saturne faisoit fleurir parmy nous l’aage d’or » (ibid., p. 474). 12 Ibid., p. 464. 13 Ibid., p. 535. 14 Bernard Beugnot, Le Discours de la retraite au XVII e siècle. Loin du monde et du bruit, Paris, P.U.F., 1996, p. 68. Marie-Christine Pioffet 546 sublimation du décor ne se limite pas au cadre agreste dans l’œuvre de Gomberville mais s’étend aussi à l’architecture urbaine : « La capitale est un des miracles du monde, & est habitée par des personnes en qui la valeur, la politesse & la courtoisie sont inseparables », affirme un navigateur portugais 15 . Cette « Province » est, au dire de Garruca, « fameuse par tout le monde, par la richesse de ses Habitans, par la magnifance [sic] de ses Villes, par la politesse de ses mœurs, & par la Majesté de ses Rois » 16 . La conclusion du Polexandre et l’incipit de La Jeune Alcidiane font état de la splendeur de la cour de la souveraine. Ainsi l’île Inaccessible déborde le thème de la bergerie en juxtaposant aux scènes bucoliques des pompes et solennités royales. À l’imaginaire pastoral s’adjoignent des panoramas urbains. L’île Inaccessible, au contraire de l’île Heureuse, dont elle est le prolongement, n’est pas seulement émaillée de hameaux, mais elle donne naissance à de magnifiques cités, signes de son rayonnement civil et culturel. L’ambiguïté quelque peu insolite entre les registres mondains et pastoraux se réfracte dans le jeu des personnages. Les insulaires sont des bergers raffinés en qui Polexandre découvre « une grace & une civilité de Courtisans » 17 . L’île Inaccessible demeure en fait un univers hybride où se mêlent, par un entrelacs subtil, des images de la cour et de la campagne, comme en témoigne l’élégance de ses bergers policés 18 . Aux éléments bucoliques que sont les troupeaux et les « cabanes » 19 se superpose par association le faste de la vie princière, comme en témoigne l’accueil que les insulaires réservent à Polexandre : « […] les Bergers l’eurent conduit en leurs cabanes, & […] ils l’y eurent reçeu, non avec toute la magnificence, mais avec toute la propreté des Palais […] » 20 . L’association virtuelle cabane-palais entretenue dans le discours traduit l’ambivalence du romancier vis-à-vis de la sobriété du décor agreste. Des îles femmes Ces enclaves peuplées par des bergers se dessinent, conformément à l’imaginaire baroque, comme des territoires femelles, au sens où elles sont régies 15 Polexandre, Paris, Augustin Courbé, 1641. Réimpr. : Genève, Slatkine Reprints, t. I, pp. 117-118. 16 La Jeune Alcidiane, p. 260. 17 Idem. 18 Sur cette dualité de la pastorale, voir les remarques de Jean-Pierre Van Elslande, L’Imaginaire pastoral du XVII e siècle, 1600-1650, 1999, Paris, P.U.F., p. 17. 19 Polexandre, t. II, p. 577. 20 Idem. L’alchimie du paysage dans l’œuvre romanesque de Gomberville 547 par des femmes qui, par leur beauté, imposent leur hégémonie à tous les habitants. Le paysage du royaume d’Alcidiane forgé sur la matrice arcadienne, de même que celui de l’île Heureuse, se profile comme celui d’un amour latent. À peine Polexandre échoue-t-il sur ce rivage ami qu’il est envoûté dès le premier coup d’œil par celle qui le gouverne. Emblème de la femme idéale, l’île d’Alcidiane dérive directement de l’irruption de la maîtresse des lieux, comme en témoigne cette désignation. Dans une perspective encomiastique, il fallait à la souveraine, incarnation de la perfection féminine, un domaine digne de ses charmes. Semblablement, le paysage de l’île Heureuse, demeure de la belle Carithée, n’existe que pour servir de cadre aux conversations et aux confidences de cœur. Nepante s’assoit à l’ombre d’un orme sur l’herbe pour raconter ses « Amours » avec Panacée 21 . L’apologie du locus insulaire accueillant, qui prend une connotation sensuelle, constitue une véritable consécration à l’amour. En effet, la toponymie nous ramène au registre sentimental de l’itinéraire. Que l’on pense au « bocage des Nymphes » 22 et au « prè des Advantures » 23 qui permettent de concevoir le lieu fictif comme une authentique scénographie du discours galant. Toutefois, l’allégorie ne se laisse pas toujours aisément décoder. Ainsi, il est plus difficile de percevoir derrière la mention du « bois des Crocodilles » 24 une allusion au thème amoureux, à moins qu’on ne se souvienne que les bergers reconnaissent en ce reptile un modèle de fidélité conjugale : « C’est encore ce mesme animal qui nous apprend à nous autres mariez à garder la foy que nous avons promise » 25 . L’amour, sous la plume de Gomberville comme chez de nombreux romanciers, prend l’allure d’une religion. Alcidiane est vue comme une « divinité » 26 qu’il faut adorer. Le mot n’est pas trop fort. Ailleurs, l’auteur compare la souveraine à « une lumiere si brillante, & si vive, qui […] fait mespriser toutes les autres » 27 . Chaque année, les souverains de l’île 21 La Carithée, p. 381. 22 Ibid., p. 578 : c’est à cet endroit précis que Nepante se réfugie pour « resver à » sa « nouvelle amour ». 23 Ibid., p. 360. L’orthographe varie dans le roman : Gomberville dit que Cerinthe aperçoit une bergère désolée à l’entrée d’un « pré que l’on appelloit ordinairement le pré des adventures pource que bien souvent l’on y voyoit ou l’on y entendoit quelque chose extraordinaire & nouvelle » (ibid., p. 234). Ces rumeurs ont trait aux intrigues amoureuses. 24 Ibid., p. 484. 25 Ibid., p. 280. 26 Polexandre, t. II, p. 578. 27 Ibid., t. II. pp. 578-579. Marie-Christine Pioffet 548 d’Alcidiane doivent se rendre à l’île du Soleil pour payer le « tribut d’Amour » 28 . Ce n’est pas non plus un hasard si le portrait de cette femme trône dans le temple de l’île sacrée. La naissance de cette princesse qui « doit estre mise au nombre des choses célestes » 29 est marquée par une terrible inondation, des prophéties et autres phénomènes singuliers. Même si l’île Inaccessible, véritable utopie galante, se démarque de la monarchie française en ce que « l’un & l’autre sexe y peut regner indifferemment » 30 , les lois de la galanterie réduisent bien souvent les hommes à l’esclavage. Tel amant comme Cerinthe dans La Carithée déploie tous les efforts pour obtenir l’affection d’Isis 31 , puis fait profession d’adorer Carithée jusqu’à l’idolâtrie 32 . Tel autre comme Crisolite languit d’amour pour Melicee sans pouvoir être sevré de sa passion 33 . En accordant à la femme sinon un pouvoir politique du moins une suprématie sentimentale, l’île Heureuse reste fidèle au topique arcadien 34 . Luxe, calme et beauté Sur le canevas bien connu de la pastorale et du roman baroque viennent se greffer, par un curieux paradoxe, les poncifs du pays doré ou de l’eldorado. Le vieux berger de l’île Inaccessible, avec qui s’entretient Polexandre peu de temps après son arrivée, poursuit ainsi son inventaire : « Du costé du Midy nous avons une plage de plus de trente milles de long, qui est ceinte de rochers, desquels on tire de tres beaux diamans & de tres belles emeraudes » 35 . La beauté, sous la plume de Gomberville, va de pair avec le foisonnement et les richesses. On ne s’étonnera guère de voir que ce territoire insulaire d’une grandeur insoupçonnée recèle des métaux de toutes sortes. Le paysage de l’île Inaccessible en est un de plénitude. L’idée d’abondance se trouve encore plus marquée dans La Jeune Alcidiane qui s’ouvre sur un défilé de multiples personnages transportant divers objets ou 28 Ibid., t. II, p. 597. 29 Ibid., t. II, p. 608. 30 Ibid., t. II, p. 594. 31 Ibid., t. II, p. 328. La Carithée : « […] je lui écrivis diverses lettres, je luy donnay plusieurs fois la musique, je lui envoyay des vers, en fin durant six mois je ne vous sçaurois dire quelle submission, quel artifice, ny quel article de l’art d’aymer je ne pratiquay point pour luy donner de l’Amour » (pp. 328-329). 32 La Carithée, p. 473. L’expression revient plus loin (ibid., p. 600). 33 Ibid., p. 483. 34 Sur la féminisation de l’Arcadie française, voir les remarques de Françoise Lavocat, op. cit., p. 438. 35 Polexandre, t. II, p. 594. L’alchimie du paysage dans l’œuvre romanesque de Gomberville 549 ornements de toutes sortes : « Ce spectacle […] effaçoit par la quantité prodigieuse de ses richesses tout ce que le Monde avoit jamais vû de plus superbe & de plus magnifique » 36 . Plus loin dans le même roman, Garruca célèbre ce lieu comme « le veritable sejour de l’Abondance, des plaisirs, & de la Vertu » 37 . Polexandre souscrit à ce jugement : « L’Isle Inaccessible se peut justement nommer l’Isle bien-heureuse. Tout y abonde avec excés. La liberté y est esgale à l’abondance » 38 . Par les « thresors » qu’il abrite, le royaume d’Alcidiane se révèle une « Contrée d’or » 39 . L’expression n’est pas innocente. Derrière l’éloge de la splendeur matérielle, on peut deviner en contrepoint une opération à saveur alchimique par laquelle l’île d’Alcidiane, d’un modeste terroir de bergers, devient une véritable terre promise où ceux qui y séjournent peuvent savourer la plus parfaite félicité. Le Grand Œuvre ou la transmutation du paysage Cet encodage se justifie d’autant plus que le décor naturel se pare souvent de couleurs châtoyantes et de riches métaux, tantôt par l’émergence de monuments, tantôt par la luminosité du soleil qui lui donne un aspect flamboyant. Il en va ainsi dans La Carithée où Nepante découvre au cœur de la « Forêt de l’enchanteur » « une forme de Chasteau, dont la couverture battuë des rayons du Soleil, reluisoit comme si elle eust esté d’or » 40 . La comparaison, pour stéréotypée qu’elle paraisse, n’est pas le fruit d’un hasard. L’éclat du soleil qui rehausse la dorure du toit est l’élément clé de l’univers gombervillien. Faut-il rappeler que le romancier imagine non loin de l’île Inaccessible l’île du Soleil où les habitants vouent un culte à l’astre du jour, tandis que non loin du Nil, Gomberville situe le domaine du Phénix, qui était pour les Égyptiens « un oiseau fabuleux consacré au Soleil » 41 ? L’arbre où cet oiseau vénérable a élu domicile constitue le plus bel exemple de cette mutation de la végétation en matières précieuses : 36 La Jeune Alcidiane, pp. 8-9. 37 Ibid., p. 317. 38 Ibid., p. 767. 39 Ibid., p. 9. 40 La Carithée, pp. 678-680. 41 Dom Antoine-Joseph Pernety, Dictionnaire mytho-hermétique dans lequel on trouve les allégories fabuleuses des poëtes, les métaphores, les énigmes et les termes barbares des philosophes hermétiques expliqués, Paris, E. P. Denoël, coll. Bibliotheca hermetica (dirigée par René Alleau), p. 277. Bernard Tessandier souligne l’importance du symbole du phénix sous la plume du polygraphe : « La métaphore du phénix, qui procède sans doute chez lui d’une culture alchimique, traverse son œuvre. Emblématique du roman la Carithée, par exemple, cette image Marie-Christine Pioffet 550 […] le tronc semble estre fait d’un diamant, tant il jette de feux & d’esclairs, on diroit que toutes les branches seroient d’un corail transparent, & l’on n’y void feuille où la main miraculeuse de la nature n’ayt peint une estoille d’or sur une lame d’argent. Ce ne fut pas encore cela qui me ravit le plus hors de moy, mais une claire & vive source qui sort du pied de cet arbre incomparable, laquelle boüillant au travers d’un sable doré qui environne l’arbre 42 . L’or et l’argent, métaux de prédilection des alchimistes, y sont les teintes à l’honneur : ils enduisent de leur éclat le tronc de l’arbre, les feuilles ainsi que le sable et un des ruisseaux. L’or, source de toutes les convoitises, investit le paysage d’une éclatante luminosité. Cet arbre ardent irradie tant de chaleur qu’il fait sourdre en ses abords une source en ébullition. L’image, pour le moins étrange ici, n’est pas sans présenter d’analogie avec certaines opérations de la métallurgie antique qui prête à l’or une énergie calorifère 43 . Paysage solaire, l’univers de Gomberville est, à l’image des « demeures philosophales » 44 , éminemment pyrophorique. Dans La Carithée, le phénix se retrouve dans les Remarques sur la vie du roi où, par le biais de la prosopopée, les paroles de l’empereur Sévère retentissent ; elle réapparait dans La Doctrine des mœurs, où l’imagination d’un curieux ressuscite la stoa de Zénon. Chez Gomberville, l’image du phénix joue à la fois comme sujet de métamorphose et comme objet du « désir de métamorphose » » (« Des fictions compensatrices ? Sur un usage détourné de l’histoire au XVII e siècle : l’exemple de Marin Le Roy de Gomberville », dans Les Songes de Clio. Fiction et Histoire sous l’Ancien Régime, Sabrina Vervacke, Éric Van der Schueren et Thierry Belleguic (éd.), Québec, PUL, Les collections de la République des Lettres, 2006, pp. 193-194). Selon Gisèle Mathieu-Castellani, le phénix est un mythe solaire : « il appartient à la symbolique du feu », provoquant « à la fois la mort et la renaissance » de l’être. Image récurrente de la poésie amoureuse, il participe d’une volonté de triompher des effets du temps et de l’éphémérité de la passion (« Le mythe du phénix et la poétique de la métamorphose dans le lyrisme néo-pétrarquiste et baroque », dans Poétiques de la métamorphose, Claude-Gilbert Dubois (dir.), Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 1981, p. 161). Dans un tel contexte, on ne saurait se surprendre de voir le même oiseau devenir l’emblème d’Alcidiane, surnommée la fille du Soleil (Polexandre, t. V, p. 850). 42 La Carithée, p. 543. 43 La Fontaine des Amoureux de Science fait le constat suivant : « l’or est chaud et sec par droicture » (Stanislas Klossowski de Rola, Alchimie, florilège de l’art secret, augmenté de la Fontaine des Amoureux de Science, par Jehan de la Fontaine (1413), Paris, Éditions du Seuil, 1974, p. 28). 44 Je fais bien sûr allusion à l’ouvrage de Fulcanelli, Les Demeures philosophales et le symbolisme hermétique dans ses rapports avec l’art sacré et l’ésotérisme du grand œuvre, Paris, Jean-Jacques Pauvert, 3 e édition, 1965 (avec trois préfaces d’Eugène L’alchimie du paysage dans l’œuvre romanesque de Gomberville 551 est immolé par le feu et renaît de ses cendres 45 . Une autre manifestation éloquente de cette propriété nous vient encore de La Cythérée, au moment où la forêt d’Ephestion s’enflamme spontanément. Qui plus est, le jaillissement du feu, neutralisé en quelque sorte, ne dégage qu’une légère « tiedeur » 46 . Araxez, qui profite de cette clarté au milieu de l’obscurité pour vaincre son adversaire, en est stupéfait : « […] il n’est pas possible que le feu soit devenu si traitable » 47 . C’est alors qu’il se souvient des révélations d’Amasis au sujet d’une « merveilleuse » 48 campagne d’où naissent des flammes inoffensives : « En Lycie […] il y a une Contrée, ou pour mieux dire une grande campagne fort connuë […]. Cette terre est toute percée, & par des trous imperceptiles il en sort des flames qui ne font point de mal. Elles n’ont que de la clarté » 49 . Par on ne sait quel prodige, ce pays brûlant ne laisse pas d’avoir une végétation florissante, ce qui provoque l’admiration d’Araxez : « […] il voit la terre verte, & aussi herbuë que si le feu luy estoit une rosée. Il regarde autour de soy, & voit des arbres couverts de fueilles aussi vertes qu’aux autres endroits du monde » 50 . Ces flammes incombustibles d’où la chaleur a été extraite ne conservent, comme le feu des alchimistes, que leur essence lumineuse. Comment dès lors ne pas percevoir derrière ce prodige le couronnement d’un parcours initiatique au terme duquel seront révélées au protagoniste des nouvelles de Cythérée ? Là encore le parallélisme entre l’imaginaire et l’hermétique est frappant. Comme l’écrit Dom Antoine-Joseph Pernety, « Trois seules choses dans la nature résistent au feu ; l’or, le verre & le magistere parfait des Philosophes » 51 . De même que l’épreuve du feu aux yeux des anciens chimistes sublime la matière, de même elle rehausse ici la valeur du protagoniste romanesque. Mais il y a plus. D’autres traits insolites du paysage utopique, chez Gomberville, le déréalisent et confortent sa configuration ésotérique. Que l’on pense notamment aux sept fleuves qui arrosent le royaume du Phénix dans La Carithée. En effet, au fil de leur déambulation, les visiteurs découvrent sept cours d’eau « de diverses couleurs » et de « diverses Canseliet, F.C.H., 2 t.). Sur l’embrasement de la nature et les propriétés purificatrices du feu, voir les pages 275-279 du deuxième tome. 45 La Carithée, p. 547. 46 La Cythérée, II e partie, livre IV, p. 106. 47 Idem. 48 La Cythérée, II e partie, livre IV, p. 108. 49 Ibid., II e partie, livre IV, p. 107. 50 Ibid., II e partie, livre IV, p. 106. 51 Les Fables egyptiennes et grecques dévoilées & reduites au même principe, avec une explication des hiéroglyphès et de la guerre de Troye, Paris, Bauche Libraire, 1758, t. II, p. 258. Marie-Christine Pioffet 552 proprietez » 52 . Fidèle à l’esthétique de la varietas 53 , l’écrivain passe dans son énumération du plus beau au plus immonde de ces fleuves. Alors que le premier surnommé le « fleuve du Soleil » 54 « feroit par sa beauté rougir de honte le Pactole & le Tage » 55 , le « septiesme passe tous les autres en obscurité & en mauvaise odeur, ses ondes sont espaisses & noirastres, mille cailloux, mille fourches d’arbres, & mille passages salles ne l’infectent pas seulement, mais le rend [sic] tellement hay de tous les autres fleuves […] qu’ils craignent & esvitent sa contagieuse rencontre » 56 . Ce bref passage met en lumière ce que Noémi Hepp désigne comme la « recherche d’effets de chocs » qui font de l’œuvre de Gomberville un « effet extrême de l’esthétique baroque » 57 . Certes, le lieu édénique contient ici, par un curieux paradoxe, un envers repoussant, mais plus troublantes me semblent les ramifications de l’hydrographie romanesque calquée sur les « sept Ruisseaux » aux abords de « la Fontaine des Amoureux de Science » 58 , sujet d’un des grands classiques de la littérature alchimique, maintes fois réédité depuis le XV e siècle. Les correspondances entre chacun de ces fleuves et les « sept Planetes du ciel » ou les métaux reconnus par les philosophes paraissent assez évidentes à en juger par l’onomastique 59 . Le second fleuve est surnommé expressément les « beins de la Lune » 60 tandis que les quatrième, cinquième et sixième cours d’eau, désignés respectivement comme « les fontaines de Venus », « les immondices de Jupiter » et de « Saturne » 61 , dissipent tout doute possible sur leur ascendant astrologique. Bien qu’ano- 52 La Carithée, p. 541. 53 À ce sujet, lire l’étude de Wilfried Floeck, « Esthétique de la diversité. Pour une histoire du baroque littéraire en France », Paris/ Seattle/ Tübingen, Papers on French Seventeenth Century Literature, coll. Biblio 17, 1989, 340 p. 54 La Carithée, p. 541. 55 Idem. 56 La Carithée, p. 542. 57 « L’Architecture dans quelques grands romans du premier XVII e siècle », dans Travaux de littérature. Architectes et architecture dans la littérature française, vol. XII, Paris, C. Klincksieck, 1999, p. 299. 58 Stanislas Klossowski de Rola, Alchimie, florilège de l’art secret, op. cit., p. 21. 59 Jehan de la Fontaine fournit la clef suivante : « Les sept Planetes que j’ay dict/ Accomparons sans contredict/ Aux sept metaulx venans de terre,/ […] L’or entendons par le Soleil,/ qui est ung metail sans pareil ; / Et puis entendons pour l’argent/ Luna, le metail noble et gent/ Venus pour le cuivre entendons/ Et aussi c’est moult bien son nom/ Mars pour le fer, et pour l’estain/ Entendons Jupiter le sain ; / Et le plomb pour Saturne en bel/ Que nous appellons or mesel./ Mercurius est vif argent,/ Qui a tout le gouvernement/ Des sept mestaulx » (ibid., p. 23). 60 La Carithée, p. 541. 61 Ibid., p. 542. L’alchimie du paysage dans l’œuvre romanesque de Gomberville 553 nymes, les troisième et dernier cours d’eau se reconnaissent l’un par sa couleur « blanchastre », l’autre par son « obscurité » et ses impuretés comme les domaines de Mercure et de Mars 62 . Frank Greiner perçoit ce passage comme « une descente aux enfers d’un œuvre au noir » qui « prélude dramatiquement le spectacle de la mort du Phénix » décrit ci-après 63 . Loin d’être un ornement fortuit, le parcours au milieu des sept fleuves mettrait, selon le même auteur, en abyme les déboires de Cerinthe : « […] les aventures de l’amant de Carithée soumettent leur cours apparemment capricieux à un ordre de succession symbolique inversant celui des sept fleuves de l’île du Phénix » 64 . L’utilisation récurrente de l’imagerie alchimique transforme la promenade de Cerinthe et de son guide Agenor (dont le prénom fait fortement image 65 ) en un véritable pèlerinage au moyen duquel la nature devient, pour reprendre une expression baudelairienne, « une forêt de symboles » 66 au travers de laquelle les voyageurs - et par contrecoup les lecteurs - doivent se faire herméneutes. Certains de ces signes paraissent limpides, notamment lorsque Cerinthe et son philosophe éthiopien cueillent les feuilles et les « pommes sacrees » 67 de l’arbre vénérable, souvenir du jardin des Hespérides 68 , d’évidence pour participer à l’anamorphose de l’oiseau. Puisant dans le répertoire d’emblèmes de la chimie ancienne, familiers des lecteurs du Grand Siècle 69 , la fiction paysagère sous la plume de Gomberville établit des ponts entre la matière et le sacré. La sémiologie spatiale aux 62 Dom Pernety note que « Les anciens Chymistes ont donné aux métaux le nom des sept Planetes, parce qu’ils ont cru y remarquer des propriétez et des couleurs analogues à celles que l’Astrologue reconnaît dans les Planetes ». On peut lire, selon lui, les équivalences allégoriques de la façon suivante : le soleil pour l’or, la lune pour l’argent, l’argent vif pour le mercure, le cuivre pour Vénus, l’étain pour Jupiter, le plomb pour Saturne, le fer pour Mars (Dictionnaire mytho-hermétique, p. 227). René Alleau propose un décodage légèrement différent de ces correspondances entre mondes et métaux (Aspects de l’alchimie traditionnelle. Textes et symboles alchimiques, suivis de la Pierre de touche d’Huginus A. Barma (1657), Paris, Éditions de Minuit, 1953, pp. 146-147). 63 Les Métamorphoses d’Hermès. Tradition alchimique et esthétique littéraire dans la France de l’âge baroque (1583-1646), Paris, Honoré Champion, 2000, p. 550. 64 Ibid., p. 552. 65 Anagramme de « Âge en or » à en croire Greiner (ibid., p. 557). 66 Charles Baudelaire, Les Fleurs du Mal, Paris, Gallimard, coll. La Pléiade, 1954, p. 87. 67 La Carithée, p. 550. 68 Dom Pernety, Dictionnaire mytho-hermétique, p. 157. 69 Sur la fortune de l’alchimie au XVII e siècle, voir les remarques de Stanislas Klossowski de Rola, The Golden Game : Alchemical Engravings of the Seventeenth Century, George Braziller, New York, 1988, pp. 8-20. Marie-Christine Pioffet 554 résonnances hermétiques fournit les ressources poétiques pour magnifier la quête amoureuse. Des sanctuaires On aurait en effet tort de croire que les utopies galantes se bornent ici à la sublimation des passions et de l’opulence matérielle. Pourquoi Gomberville s’attarderait-il autant sur la description du faste des décors, lui qui enjoint aux lecteurs de mépriser « le luxe » de son « siecle » 70 , si ce n’est pour suggérer la béatitude de l’esprit ? La splendeur des métaux y symbolise la grandeur morale 71 . Aborder le domaine d’Alcidiane, c’est accéder à une transcendance. L’amour prend ici, on l’a dit, une dimension mystique et absolue. Nul ne peut atteindre ce royaume d’élection sans faire preuve d’une soumission totale envers la reine que Gomberville élève sans hyperbole au rang de divinité. Ce parcours annonce l’orthodoxie précieuse et les étapes pour aller à Tendre. Apheristidez affirme à Polexandre que seule la soumission au Dieu solaire peut conduire à ce lieu béni : « Ne croyez rencontrer l’île inaccessible par l’art de vos Pilotes ny par vos longues recherches. Allez droit à l’Isle du Soleil, & vous consacrez au service du Dieu » 72 . Là où les meilleures boussoles s’avèrent inopérantes, la migration vers le domaine élu ne s’accomplit qu’au terme d’une longue et patiente dévotion qui épure la passion et mène à un état d’abnégation totale. L’île du Soleil, appelée aussi « l’Isle Saincte » 73 , se réduit de façon quasi pléonastique à devenir un temple. On sait qu’elle est située à « cinq cens cinquante mille de l’embouchure du Niger » 74 et non loin de l’île Inaccessible. La seule localité mentionnée sur cette île est la « ville du Soleil » 75 . L’auteur du reste ne décrit pas son aspect extérieur sauf pour ce qui est du fameux temple où sont pratiqués les sacrifices et dans lequel Apheristidez a pu pénétrer : « Je visitay l’Isle Saincte. J’admiray les richesses & la magnificence du temple, & par mes offrandes & par mes sacrifices, essayay de tesmoigner à mon Dieu, quelque legere recognoissance de tant de biens dont 70 Polexandre, t. I, p. 175. 71 Selon les remarques liminaires de Stanislas Klossowski de Rola, « […] l’or a toujours représenté pour les alchimistes le symbole de la sublime perfection à laquelle on aspirait en « aidant » les métaux imparfaits à atteindre l’état béni de l’inaltérable résurrection » (Alchimie, florilège de l’art secret, op. cit., p. 6). 72 Polexandre, t. IV, pp. 708-709. 73 Ibid., t. IV, p. 701. 74 Ibid., t. IV, p. 700. 75 La Jeune Alcidiane, p. 201. L’alchimie du paysage dans l’œuvre romanesque de Gomberville 555 je luy estois redevable » 76 . Polexandre met au jour ce prodige architectural dont la description n’a rien à envier aux plus beaux monuments du monde 77 : Sa figure est ronde, bien qu’elle soit enfermée entre quatre murailles de marbre, qui representent un quarré parfait. Il y a par dehors trois rangs de colomnes de porfire, de jaspe & de serpentine, qui sont posées plustost par ornement que par necessité, […]. Justement au milieu de ce Temple est un grand Dome, porté par deux rangs de colomnes de marbre blanc, qui ne servent que de bazes à une seconde ordonnance de colomnes d’or massif. Ces colomnes sont enrichies de tant de diamants que quand le Soleil frappe dessus, tous ceux qui sont dans [le] temple sont esbloüis du grand esclat qui en rejallit. La voûte de ce Dome, aussi bien que celle de tout le temple, est faite d’un nombre infiny de petites pierres jointes ensemble, avec tant d’art que l’imagination ne se sçauroit rien figurer, que l’œil ne rencontre dans le meslange de ces pierres, & dans la variété de leurs couleurs. Le bas du temple est enrichy de marquetterie d’agattes, de cornalines, & d’autres pierres fines. Dans le centre du pavé qui respond à celuy du Temple, est un Autel, lequel semble estre fait d’un seul diamant, taillé à facettes 78 . On aura reconnu dans cette citation - dont on nous pardonnera la longueur - les ornements habituels des monuments romanesques de l’époque : que l’on pense à la splendeur des matériaux - l’or massif, le diamant, le porphyre, le jaspe et le marbre -, ou à l’incandescence du décor. L’agencement des métaux et les pierres multicolores provoquent une luminosité étincelante au point où le visiteur en est ébloui. Les diamants et l’or décuplent les reflets du soleil qui « frappe dessus ». Polexandre avait déjà éprouvé cet éblouissement à la première rencontre d’Alcidiane dont il compare la vue à « une lumière si brillante, & si vive, qui luy fait mespriser toutes les autres » 79 . Diamants, marbre, porphyre se veulent des joyaux incorruptibles destinés à matérialiser la mémorable beauté d’Alcidiane. Présentée comme la fille du Soleil, elle est plusieurs fois assimilée à l’astre du jour : « […] ses portraits font bien voir qu’elle est la vive image du Soleil son pere, ou pour mieux dire, qu’elle est elle-mesme un veritable Soleil » 80 . Je pense donc être 76 Polexandre, t. IV, p. 701. 77 Gilles Ernst compare ce temple à la basilique Sainte-Sophie (« L’île baroque : pour quelles métamorphoses ? », dans L’Insularité. Thématique et représentations, textes réunis par Jean-Claude Carpanin Marimoutou et Jean-Michel Racault, Université de la Réunion, Paris, L’Harmattan, 1995, p. 85). 78 Polexandre, t. V, pp. 733-734. 79 Polexandre, t. II, pp. 578-579. 80 Ibid., t. IV, p. 699. Est-il question de la beauté d’Alcidiane, Gomberville souligne « la vive blancheur de ce teint » (ibid., t. V, p. 834). Marie-Christine Pioffet 556 en mesure d’affirmer que ce temple est dressé autant à la gloire de la belle Alcidiane qu’à celle du Dieu-Soleil. Ce n’est pas non plus un hasard si son portrait et sa statue y trônent 81 . Gomberville procède ici par substitution ou par ce que je pourrais appeler pompeusement une hypallage descriptive. Incapable de rendre la beauté de la protagoniste si ce n’est par le topos de l’ineffable (« les hommes sont indignes de travailler un si beau sujet » 82 ), il nous offre comme par compensation une description détaillée de ce monument. À l’éclat des matériaux s’adjoint la perfection des formes : un cercle dissimulé par un « quarré parfait » 83 . Cet éloge architectural, véritable morceau de bravoure dans l’œuvre, cumule tous les traits de l’achèvement matériel et esthétique. La structure arrondie cachée par un carré invite le spectateur à dépasser sa perception sensorielle et immédiate au profit d’une contemplation intérieure. Le déploiement de la nature invite, sous la plume de Gomberville, au recueillement. Que l’itinéraire de Nepante au milieu de la « Forêt de l’enchanteur » mène tout naturellement à un temple exemplifie on ne peut plus clairement cette quête d’intériorité 84 . Ancêtre de l’île du Soleil, l’île du Phénix de La Carithée constitue une véritable cathédrale consacrée à l’amour. De même que pour aborder la demeure d’Alcidiane, Polexandre doit suivre les conseils d’un ermite de l’île du Soleil, de même Agenor et Cerinthe peuvent pénétrer en cette enceinte grâce aux consignes d’un « grand Prestre Ethiopien » 85 : « […] il falloit passer sur un pont qui s’abbaissoit & se relevoit à mesure que celle qu’il aymoit le traitoit bien ou mal » 86 . Plus que leur orientation ou leur dextérité, la noblesse de leur sentiment leur permet de franchir cette zone sacrée : « […] ce que nostre force n’eust jamais peu faire […] l’amour le fit pour nous » 87 . Dans la géographie gombervillienne, l’amour est la clé qui ouvre toutes les portes. La vie sur l’île Heureuse est également ponctuée de rituels religieux. Les bergers qui l’habitent pratiquent un « sacrifice solemnel » 88 en l’honneur de Canope pour « la conservation des familles & la fecondité des femmes » 89 81 Ibid., t. IV, pp. 701-702. 82 Ibid., t. V, p. 834. 83 Ibid., t. IV, p. 702. 84 « Ce Berger sans marchander davantage se mist à passer sur ces pierres, & trouva le passage si facile qu’admirant l’industrie de ceux qui l’avoient fait, il se trouva aupres des murailles de ce petit temple » (La Carithée, pp. 678-680). 85 La Carithée, p. 538. 86 Ibid., p. 539. 87 Ibid., p. 540. 88 Ibid., p. 409. 89 Idem. L’alchimie du paysage dans l’œuvre romanesque de Gomberville 557 ainsi que d’autres cérémonies et libations pour faire fructifier le sol 90 . Que sur ce territoire béni des dieux se dressent plusieurs édifices religieux paraît dès lors tout naturel. Que l’on pense au temple de la déesse Isis où sont célébrés les mariages 91 ou à celui que découvre Nepante dans la forêt de l’Enchanteur 92 . Soustraits au monde profane, les insulaires vivent doucement au rythme des saisons et des battements de leur cœur. Des palimpsestes topographiques Les paysages imaginés par Gomberville ne sont pas des créations forgées de toutes pièces. Tant s’en faut. Ils s’alignent tantôt sur le cadastre de monuments connus, tantôt sur les lieux communs de la pastorale, tantôt sur des souvenirs de lecture. D’où ressort une impression de familiarité. Pour peu que l’on scrute attentivement la configuration de l’île Inaccessible, la dette de Gomberville envers ses sources antérieures ressort clairement. Nous avons déjà souligné l’influence de la littérature alchimique sur la description chez Marin Le Roy de Gomberville pour qu’il soit nécessaire d’y revenir en détail. Sans pousser trop loin les fouilles archéologiques, on perçoit encore sans peine sous les fondations du domaine d’Alcidiane les vestiges de l’île de la félicité dont traite Diodore de Sicile 93 . Bien que la situation géographique y soit différente, le discours épidictique de cette enclave située aux confins de l’Asie oriente la rêverie gombervillienne. Cette contrée mouvante est probablement aussi redevable à la légende d’Ortygie évoquée par Ovide 94 et aux affirmations de Pline au sujet des Calamines et des Saliaires 95 . Craignant 90 La Carithée, p. 730. 91 Ibid., p. 338. 92 Ibid., p. 680. 93 « Advertissement aux honnestes gens », Polexandre, t. V, p. 1339. L’historien grec rapporte par ouï-dire l’existence d’une « Isle fameuse de l’Océan Méridional » où les hommes « trouvent tout ce qui leur est nécessaire ; car la bonté du climat jointe à celle du terroir, fait croître sans culture plus de fruits qu’il ne leur en faut » (Histoire universelle, traduite du grec par l’abbé Terrasson, Amsterdam, J. Wetstein et G. Smith, 1738, t. I, livre II, chap. XXXI, pp. 249-253). 94 Ovide : « […] il fut un temps où Ortygie voguait sur les ondes ; aujourd’hui elle est solidement assise. L’Argo eut à craindre les Symplégades, arrosées par les vagues qui se brisaient en se rencontrant ; aujourd’hui ces îles restent en place, immobiles, et résistent aux vents » (Les Métamorphoses, Paris, Les Belles Lettres, 1972, t. III, livre XV, p. 132). 95 Cf. Pline : « Quelques îles sont toujours flottantes dans le territoire de Cécube et dans celui de Réate, de Modène et de Statonie […]. En Lydie, les îles appelées Calamines obéissent à l’impulsion non seulement des vents, mais même des crocs ; Marie-Christine Pioffet 558 d’être la cible des censeurs pour sa hardiesse, l’écrivain se réclame encore de la fable de saint Brendon attestée dans l’abrégé du Théâtre du Monde de Bertius et de la carte de Claude Ptolémée 96 . Mais Gomberville avait en réalité l’embarras du choix pour élire un modèle insulaire. Les îles fortunées abondent dans la fiction romanesque : qu’on se souvienne de l’île d’Alcine dans le Roland furieux dont la clémence du climat, la prolifération des arbres fruitiers et la fécondité du sol fournissent un canevas à l’île Inaccessible 97 . Roger, tout comme Polexandre, se voit d’ailleurs au paradis 98 . Au-delà du cadre bucolique, l’influence de l’Arioste est également perceptible dans les splendeurs architecturales de l’île. Pensons à la muraille d’or qui s’élève jusqu’aux nues et enceint une partie du pays, en laquelle certains reconnaissent un « ouvrage de l’alchimie » 99 . À côté de cette merveille, les beautés du pays d’Alcidiane paraissent même un peu ternes. L’invention géographique de Gomberville ne témoigne d’aucune hardiesse particulière dans la création de l’île Heureuse qui peut vraisemblablement revendiquer comme aïeule l’île de Triton vantée par Diodore de Sicile 100 et située aux elles furent, dans la guerre de Mithridate, le salut d’une foule de citoyens romains. Il y a aussi dans le Nymphæum de petites îles appelées Saliaires, parce qu’elles se meuvent au bruit de la symphonie et des pieds, qui battent la mesure » (Histoire naturelle de Pline, t. I, livre II, 96, 2, p. 141). À ce sujet, voir notamment notre étude : « Le mythe des îles bienheureuses et quelques-uns de ses avatars romanesques au XVII e siècle », dans Les Écritures poétiques de l’insularité, Mustapha Trabelsi (dir.), Clermont-Ferrand, Cahiers de recherches du CRLMC, Presses universitaires Blaise-Pascal, 2005, pp. 159-176. 96 « Advertissement aux honnestes gens », Polexandre, t. V, pp. 1337-1339. Claude Ptolémée place en effet l’île Inaccessible près des Canaries (Cosmographia, Ulm, L. Holle, 1482). 97 Cf. « Roger n’avait rien vu de plus beau ni de plus charmant que cette île. […] D’agréables bosquets, plantés de lauriers odoriférants, de palmiers, de myrtes, de cèdres, d’orangers chargés de fruits et de fleurs offraient les formes les plus belles et les plus variées ; leurs ombrages épais formaient un rempart contre les chaleurs brûlantes de l’été, […] les doux zéphyrs entretiennent une éternelle fraîcheur » (L’Arioste, Roland furieux, poème héroïque, traduit par A.-J. Du Pays et illustré par Gustave Doré, Paris, Hachette, 1888, chant VI, stances XX-XXII). 98 « Elles [les jeunes filles] firent entrer Roger au paradis. Car on ne peut bien nommer ainsi ce lieu où dut, je crois, naître l’amour. On n’y est occupé que de danses et de jeux, et toutes les heures se passent en fêtes. Les soucis de la vieillesse […] ne peuvent avoir ici accès dans aucun cœur. Il n’entre ici ni gêne ni pauvreté ; mais on y tient toujours la corne d’abondance » (ibid., chant VI, stances LXXII- LXXIII). 99 Ibid., chant VI, stance LIX. 100 À ce sujet, voir l’« Advertissement aux honnestes gens » (Polexandre, t. V, p. 1344). Diodore de Sicile décrit une île formée par le fleuve Triton qui pourrait L’alchimie du paysage dans l’œuvre romanesque de Gomberville 559 abords du Nil. Le cadre choisi s’inscrit de surcroît dans la mouvance des Éthiopiques d’Héliodore dont les pâtres égyptiens, quoique plus frustes et peu hospitaliers, sont les lointains cousins des insulaires de Gomberville 101 . Bien que beaucoup plus fantaisiste et colorée, l’île du Phénix de La Carithée n’est pas non plus dénuée d’antécédents dans les textes anciens. II suffit de penser aux révélations de Diodore de Sicile sur les effluves embaumés qui se dégagent des forêts de l’Arabie heureuse pour reconnaître quelque prélude à cette fable topographique : « […] cette contrée qu’on appelle heureuse, non-seulement à cause des troupeaux qui y sont en abondance, mais encore parce qu’elle produit ces parfums qui font nos plus grandes délices. […] Plus avant dans les Terres on trouve des Forêts épaisses d’arbres qui portent l’Encens et la Myrrhe, sans parler des Palmiers, des Roseaux et des Cinnamomes. Ces sortes d’arbres sont en si grand nombre, qu’il est impossible d’exprimer l’excellente odeur que leur assemblage répand dans l’air » 102 . Certains souvenirs de l’Ancien Testament sur le cèdre du Liban, siège présumé du pays d’Éden, pourraient avoir inspiré le romancier 103 . L’« admirable & prodigieux arbre, sur qui le Phenix prepare son tombeau » 104 fait peut-être écho à l’Arbore Solari vénéré par quelques adeptes de l’alchimie 105 . Quoi qu’il en soit, les arbres miraculeux sont nombreux dans la mythologie ancienne. Pensons seulement aux chênes de la forêt de Dodone célébrés entre autres par Hérodote et Virgile 106 ou encore à avoir servi de matrice à Gomberville : « L’île est très-abondante, il y a d’agréables Prairies et des Jardins délicieux arrosés d’eaux vives. Elle est couverte d’Arbres de toute espèce et de Vignes qui viennent d’elles-mêmes. Il y règne un vent frais qui la rend extrêmement saine ; aussi ceux qui l’habitent vivent beaucoup plus longtems qu’aucun de leurs voisins. […] Il est impossible de voir dans cette Isle une fleur flétrie ou une feuille tombée » (Histoire universelle, op. cit., t. I, livre III, chap. XXXV, pp. 366-367). 101 Héliodore, Les Éthiopiques (Théagène et Clarithée), Robert Mantle Rattenbury et Thomas Wallace Lump (éd.), traduit par Jean-Claude Maillon, Paris, Les Belles Lettres, 1960, t. I, V, I, p. 9. 102 Diodore de Sicile, Histoire universelle, op. cit., livre III, chap. XXIII, p. 326. 103 Cf. Ézéchiel, chap. XXXI, v. 2-6 : « À quoi te comparer dans ta grandeur ? […] à un cèdre sur le Liban au branchage magnifique, au feuillage touffu, à la taille élevée. Parmi les nuages émerge sa cime. Les eaux l’ont fait croître, l’abîme l’a fait grandir, faisant couler ses fleuves autour de sa plantation, envoyant ses ruisseaux à tous les arbres de la campagne. […] Dans ses branches nichaient tous les oiseaux du ciel » (La Bible de Jérusalem, Paris, Les Éditions du Cerf, 1973). 104 La Carithée, p. 543. 105 Voir à ce sujet Dom Pernety, Dictionnaire mytho-hermétique, p. 54. 106 L’Enquête, Paris, Gallimard, coll. « Folio Classique », édition d’Andrée Barguet, 1985, t. I, livre II, p. 55. Dans le même sillage, Virgile, qui célèbre dans un vers les Marie-Christine Pioffet 560 celui de Zeus auprès duquel Ulysse mande conseil pour regagner Ithaque 107 . Quant aux ruisseaux de lait et de miel qui coulent autour de cet arbre sacré, on y perçoit au-delà des images bibliques 108 une rémanence probable de l’âge d’or décrit notamment dans Les Métamorphoses d’Ovide 109 sans parler du légendaire pays de Cocagne. On multiplierait inutilement les exemples pour montrer que l’imaginaire topographique se nourrit de multiples sédiments textuels. Ce procédé classique des utopies qui consiste à plaquer du connu sur de l’inconnu permet d’atténuer le choc de la nouveauté au profit d’une géographie intérieure. Toutes les réminiscences qui émaillent le roman invitent le lecteur à trouver derrière les arcanes de la cartographie imaginaire, assez floue du reste, l’allégorie d’un état moral. Bien qu’il n’existe pas, à notre connaissance, de modèle direct de l’île du Soleil, les emprunts de Gomberville infléchissent néanmoins cette fiction géographique dans le sens d’une construction mythique, hors du temps et de l’espace. Le temple 110 qui domine l’île a peut-être pour lointain aïeul le palais du Soleil dont Ovide chante les beautés 111 . Sur le plan ethnographique, la représentation de Gomberville est moins fantaisiste qu’elle n’y paraît. Les anciens habitants de la région du Nil vénéraient, on le sait, le soleil et la lune sous les traits d’Osiris et d’Isis. Le culte s’accompagnait parfois de sacrifices, comme le note Diodore de Sicile 112 . Les fables et la théologie égyptiennes ont non seulement alimenté Gomberville mais aussi les disciples d’Hermès qui puisaient dans « la vie fabuleuse d’Osiris une allégorie des opérations requises de la philosophie Hermétique » 113 . Par cet entrelacs de rémanences mythologiques et historiques, la configuration des lieux imaginés invite moins à un parcours horizontal qu’à une quête verticale par laquelle la géophysique rejoint la métaphysique. Au-delà du lieu commun de l’éternel printemps, du verger édénique, le topique du pays « bois sacrés » de Dodone, leur prêt des vertus surnaturelles (Géorgiques, Paris, Gallimard, coll. Poésie, 1987, chant I, p. 33). 107 Odyssée, Paris, Gallimard, coll. Folio Classique, Jean Bérard (éd.), 1972, chant XIX, pp. 379-380. 108 Job, chap. XX, v. 17, La Bible de Jérusalem, op. cit. 109 « […] alors des fleuves de lait, des fleuves de nectar coulaient cà et là et l’yeuse au vert feuillage distillait le miel blond » (Les Métamorphoses, Paris, Les Belles Lettres, 1969, livre I, t. I, p. 11). 110 Sur le rapprochement avec la basilique Sainte-Sophie à Constantinople, voir la note 77. Certes, le dôme central et la structure du bâtiment présentent quelque analogie avec la charpente byzantine, mais on pourrait encore y voir la charpente de plusieurs autres monuments religieux. 111 Les Métamorphoses, livre II, t. I, p. 37. 112 Diodore de Sicile, op. cit., t. I, livre II, pp. 11-38. 113 Dom Pernety, Dictionnaire mytho-hermétique, p. 266. L’alchimie du paysage dans l’œuvre romanesque de Gomberville 561 paradisiaque permet une transmutation de la nature en surnature. Toujours est-il que Gomberville s’emploie le plus souvent à brouiller les pistes. Le domaine d’Alcidiane impossible à localiser est arraché de l’œkoumène. N’y échouent que ceux qui atteignent un certain degré de perfection morale. Aussi, avant d’y parvenir, le héros éponyme doit d’abord effectuer un pèlerinage à l’île du Soleil, où il fait vœu de soumission totale à la maîtresse des lieux. Le merveilleux, qui fait parfois irruption, déréalise cette sphère et la ramène dans la mouvance du jardin des Champs Élysées. Le nom de la capitale Arzilée de même que celui d’Elize 114 confirment la prégnance de ce paradigme dans l’esprit du narrateur. L’espace rêvé impossible à repérer sur la carte possède des vertus étonnantes. Polexandre, Dicée et Alcippe, jetés violemment à la suite d’un naufrage sur l’île Inaccessible, éprouvent comme par magie un apaisement immédiat : « L’air de la terre ayant d’abord dissipé une partie de nostre mal, nous nous trouvasmes soulagez en moins de rien » 115 , ainsi que le raconte le vice-roi des Canaries. À peine ont-ils parcouru le sol qu’ils se sentent aussitôt en « païs amy » 116 . Le rivage ardemment souhaité surgit comme un séjour d’outre-tombe. Le rapprochement ne semble pas trop fort, puisqu’il faut mourir au monde pour trouver l’île Inaccessible. Le paysage agrémenté de « valons si delicieux », de « petits ruisseaux » ou de « fontaines qui couloient du haut des collines » rappelle à Polexandre la « demeure » que les anciens Grecs élisent pour y envoyer les « ames de leurs Héros » 117 . Le spectateur y accède au terme de nombreuses épreuves purificatrices qui supposent le renoncement. À l’image de la pierre philosophale, l’île Inaccessible ne révèle ses secrets qu’à quelques élus ou initiés. Il en va de même pour le domaine du Phénix. N’aborde pas « ce bien-heureux et incomparable sejour » 118 qui veut. Comme le domaine d’Alcidiane, il s’avère d’un accès difficile. Il faut à Cerinthe et à son ami franchir un profond cours d’eau sans qu’ils puissent trouver de quoi construire une embarcation : Nous arrivasmes sur le bord d’un large & profond fossé, dont l’eau est si noire, & si profonde, qu’ainsi que l’on n’en sçauroit sonder le fonds, l’on ne sçauroit aussi ny dire la couleur, ny luy donner de nom : la difficulté estoit de traverser ce ruisseau, & de passer dans l’Isle, qui est celle où vit le Phenix ; du costé où nous estions, il n’y a pas un seul arbre qui ombrage ce 114 Polexandre, t. V, pp. 1096-1097. 115 Ibid., t. II, p. 564. 116 Ibid., t. II, p. 566. 117 Ibid., t. II, p. 568. 118 Idem. Marie-Christine Pioffet 562 ruisseau, […]. Nous n’estions pas en une petite peine voyant que nous ne trouvions rien pour passer cette eau 119 . Entre les deux rives se dessine un contraste saisissant : d’un côté prolifère une épaisse forêt de cèdres, de palmiers et de myrtes odoriférants, motifs habituels du locus amœnus, et de l’autre, s’étend un sol aride et désertique. L’auteur renchérit un peu plus loin sur cette démarcation territoriale : « Il semble que la Nature reservant tous ses tresors pour les espandre dans cette Isle, ayt rendu tout le reste de la terre à comparaison, desert, infertile, & malheureux. Car outre la perpetuelle benignité de l’air, & le respect que portent tous les vents à cette delicieuse demeure, la terre y est si couverte de fleurs, & les arbres y sont si chargez de fruicts, que l’on ne sauroit dire si c’est le Printemps qui ayt pris les qualitez de l’Automne, ou si c’est l’Atomne [sic] qui ayt enrichy les siennes de celles du Printemps » 120 . Cette coupure amplifiée à souhait renforce la singularité de ce lieu quasi céleste ; au même titre que les hyperboles qui en émaillent la description, elle opère comme indice de fictionnalité. Ces envolées dans l’imaginaire aimantées par l’innutrition de multiples sources antérieures se déploient sans qu’aucun censeur ou relent d’autocritique ne les puisse endiguer. Gomberville, d’ordinaire circonspect sur la configuration de l’espace, se rattrape dès lors qu’il s’agit d’un lieu de nulle part. Les utopies dont foisonne son œuvre lui fournissent l’occasion de prendre sa revanche sur le monde réel. * « Roman de la mer », selon l’expression de Madeleine Bertaud 121 , Polexandre est autant le roman des îles. La plupart des lieux imaginaires sont entourés d’eaux. Mais quelle que soit sa morphologie, la fiction géographique vise à mettre en évidence l’âme des protagonistes. À chacun des lieux imaginaires correspond une figure le plus souvent féminine (mais quelquefois masculine 122 ), dont ils sont le miroir. La description du paysage constitue souvent un portrait détourné. Gomberville, qui use de l’ellipse ou de la prétérition pour camper Alcidiane ou Carithée, nous livre un tableau quasi ecphrastique de leur domaine. Que le lieu fictif soit dans un tel contexte souvent 119 La Carithée, pp. 538-539. 120 Ibid., pp. 540-541. 121 Madeleine Bertaud, op. cit., p. 149. 122 L’île des Corsaires est dominée par la personne de Bajazet (Polexandre, t. I, p. 164 et suiv.). L’alchimie du paysage dans l’œuvre romanesque de Gomberville 563 anthropomorphisé paraît assez naturel. Ainsi en va-t-il des rochers autour de la ville d’Elize sculptés sur le gabarit d’une silhouette humaine 123 . Peu disert devant les monuments ou les paysages réels, Gomberville devient prolixe quand il lâche la bride à son imagination 124 . Dès lors, sa plume se perd dans un dédale de détails séduisants. C’est que le paysage idéal, lieu de plénitude, récuse le vide. Mais au-delà de ce qui prend l’allure d’une débauche d’ornements et de dorures, le remplissage trahit une vacuité intérieure. Le héros gombervillien souffre d’un vide existentiel. Ce malaise se traduit par une quête spirituelle, un besoin d’aspiration mystique. Sillonné de chemins ou de fleuves qui favorisent son exploration, l’espace gombervillien présente encore une verticalité (arbre, colline, château, temple où se mire le ciel), aspiration latente vers une élévation religieuse 125 . La chorographie devient alors un hommage à Dieu et à sa création. Ce n’est pas un hasard à mes yeux si dans chacun de ces îlots, véritables temples symboliques, se dressent des sanctuaires 126 . Les ramifications alchimiques qui affleurent à travers l’évocation de l’île solaire dans Polexandre et plus manifestement derrière le paysage de La Carithée et certaines scènes de La Cythérée allégorisent cet élan de mysticisme. Sans faire de Gomberville à proprement parler un disciple d’Hermès, je pense être en mesure d’affirmer 123 Cf. « […] il s’est trouvé un rocher dont la figure est fort bien bizarre de quelque façon qu’on la considere. Car outre qu’il ne s’esleve qu’à vingt ou trente pieds hors de l’eau, il represente parfaitement un homme couché, qui a les jambes ouvertes & racourcies, les bras haussez, le col demesurément long, & la teste encore plus grosse. Ceste forme rend ceste ville non seulement fort agreable & fort commode, mais si agreablement fortifiée, que tout ce que les derniers siecles ont inventé en l’art de fortifier, s’y trouve exactement pratiqué par la seule industrie de la nature » (ibid., t. V, pp. 1096-1097). 124 Noémi Hepp avait déjà noté cette disparité dans le traitement des monuments réels et imaginaires sous la plume de Marin Le Roy de Gomberville (art. cit., p. 293). 125 Bien avant sa conversion au jansénisme, Gomberville fut, à en croire Philip A. Wadsworth, empreint d’une profonde dévotion et se montre, dans ses œuvres, soucieux d’édifier le lecteur : « He had always been serious and religious. Even in his early novels he sought to benefit the reader by offering lessons in moral conduct » (The Novels of Gomberville. A Critical Study of Polexandre and Cythérée, dans Yale Romanic Studies, XXI, New Haven, Yale University Press, 1942, p. 5). 126 Cf. « […] dans l’Isle Inaccessible ; il y a toutefois des Temples en divers endroits, qui de toute antiquité sont dediez à des Deitez particulières » (Polexandre, t. V, p. 853). Aux yeux de Paolo Carile, « l’île acquiert une valeur sacrale » (« La Réunion, « refuge » protestant », dans L’Insularité. Thématique et représentations, op. cit., p. 118). Marie-Christine Pioffet 564 que les symboles de la chimie ancienne qui imprègnent le paysage de mystères et de religiosité contribuent à sa densité poétique. Alors que la vision du monde du polygraphe est entachée de pessimisme, la création de ces enclaves euphoriques répond à un besoin de retranchement, à un exil volontaire. En dehors de ces oasis, les personnages n’éprouvent que tribulations et amertumes : « […] par tout où il y a des hommes, il y a des matieres de division & de desordre », constate Polexandre 127 . La recherche de terres édéniques trahit un besoin de stabilité, de fixité, voire de repli. Mais sur ce théâtre instable du monde, ces oasis, emblèmes d’un bonheur précaire, ne sont pas exemptes de menaces. Syzithe se soulève contre l’autorité d’Alcidiane 128 et les Espagnols tentent d’envahir l’île Inaccessible 129 , tandis que la discorde règne parfois chez les bergers de l’île Heureuse. Les havres gombervilliens dissimulent ainsi des volcans souterrains qui, à tout moment, peuvent se réveiller. 127 La Jeune Alcidiane, p. 770. 128 Polexandre, t. II, p. 655. 129 Ibid., t. V, pp. 1075-1110.