Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
121
2008
3569
Ecriture de la violence dans les histoires comiques
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2008
Francis Assaf
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PFSCL XXXV, 69 (2008) Ecriture de la violence dans les histoires comiques FRANCIS ASSAF Jouissant ou souffrant, le corps joue un rôle prépondérant dans les histoires comiques. Avec la sexualité et la nourriture, la violence - physique - constitue l’un des principaux topoï du genre. Exclusive au baroque et visant à offrir une représentation de la réalité à la fois reconnaissable et déformée, l’histoire comique donnera par là au lecteur des aperçus de violence manifestant tantôt un réalisme sans compromis, tantôt une distorsion burlesque. Selon A. Suozzo, dès la parution du Francion (1623) et du Romant Satyrique (1624), le baroque joue « un rôle spectaculaire dans le refus du roman traditionnel et dans l’élaboration du programme libertin 1 . » Mais a-til vraiment attendu la parution du Francion pour se manifester ? Deux ans avant le chef-d’œuvre de Sorel paraît Première journée, de Théophile 2 . Quel rôle y joue la violence par rapport au libertinage baroque ? Théophile est profondément conscient des rapports du microcosme et du macrocosme, qu’il exprime dans une esthétique nocturne, assimilant, d’une part, intérieur (corps) et extérieur (temps, climat), de l’autre les deux « moitiés » de l’être : corps et esprit. Il voit son bannissement (Viau 19-20 n. 6) 3 comme une mesure linguistique purement conventionnelle, qui ne lui cause pas le moindre souci car, dit-il, 1 Suozzo, Andrew : « De l’idéologique au ludique : la représentation du corps du roman comique au roman burlesque ». In Le Corps au XVII e siècle : Actes du premier colloque conjointement organisé par la NASSCFL et le CIR-17, University of California, Santa Barbara (17-19 mars 1994). Paris - Seattle - Tübingen : Biblio 17 (89), 1995, pp. 141-150 (p. 141). 2 Viau, Théophile de : Première journée. In Œuvres, seconde partie (éd. Guido Saba). Paris, Nizet / Rome, : Edizioni dell’Ateneo & Bizzarri, 1978, pp. 11-55. 3 G. Saba spécule sur cet événement, se demandant si ce terme s’applique au verdict prononcé contre Théophile en 1619 ou à un bannissement postérieur. Pour les besoins du présent travail, la date importe peu ; ce qui compte, en définitive, c’est sa réaction (infra). Francis Assaf 566 [S]i les bannissements faisoient effort à quelqu’un des sens, tu me verrois atteint de tous les deplaisirs dont la nature et la raison sont capables […] si je m’appercevois que j’eusse du mal tu me verrois bien tost souspirer ; mais je ne sçaurois prendre l’apparence pour l’effect ny la menace pour le coup. Ceste disgrace n’est que paroles qui ne sont que vent (Viau 19-20 n. 6). La dernière phrase de la citation ne peut se comprendre qu’en tant que commentaire sur l’auto-référentialité du langage et donc sur l’inexistence, pour Théophile, de ce que nous appelons aujourd’hui la violence verbale. Langage et réalité se juxtaposent, coexistant dans un schème disséminatoire 4 qui, tout en confortant le pouvoir signifiant de l’un et de l’autre, ne laisse aucune place à l’assimilation. L’épisode du pédant Sydias le confirme : « […] voicy venir Sydias tout en des-ordre, sans colet et sans Chappeau, un peu sanglant au visage, nous conjurant par tous les devoirs de la societé humaine, de luy ayder à tirer raison d’un affront qui luy venoit d’estre fait avec la plus grande injustice du monde […] » (Viau 31) Le sujet de la dispute s’oppose à l’attitude de Théophile quant au bannissement. Le pédant Sydias est tout furieux des voies de fait que lui a infligées un autre pédant, à qui il soutenait, que odor in pomo non erat accidens (31), et dont il a cinglé le visage de sa ceinture à grosses boucles de métal, en guise d’argument définitif. La violence qui résulte de cette joute à l’origine verbale montre à l’évidence que pour Sydias les mots se rapportent à des référents bien réels, si réels qu’il peut en résulter des dommages physiques. D’une importance fondamentale pour Sydias, la différence entre science et ignorance passe donc, si besoin est, par les coups, les plaies et les bosses. La philosophie pédante et ses byzantines ratiocinations ne sont d’ailleurs pas le seul agent provocateur de violence dans Première journée. Pour le libertin Théophile, la religion - cette religion chrétienne qui prêche par ailleurs l’amour inconditionnel du prochain - en est également capable. Le chapitre V commence sur une scène où Clitiphon, ami de Théophile et huguenot convaincu, refuse d’ôter son chapeau devant le Saint-Sacrement qui passe dans la rue. Théophile fait voir ici comment un sentiment perverti de la piété donne lieu à la violence : en quelques minutes plus de deux cents bons catholiques, déchaînés, menacent de traîner Clitiphon en prison. Théophile manifeste donc du mépris pour ceux qui rejettent par la pratique l’auto-référentialité du langage, indice fondamental de la libre pensée. 4 Voir l’article de J.-J. Wunenburger « L’Imaginaire baroque : approche morphologique à partir du structuralisme figuratif de G. Durand », dans Cahiers de littérature du XVII e siècle, nº 8 (1986) : pp. 85-105. Ecriture de la violence dans les histoires comiques 567 Passant au Francion, on peut y voir plusieurs exemples de violence. Les deux que nous retiendrons ici nous paraissent les plus dignes d’intérêt. Ce sont le rêve de Francion et un épisode dans le Livre Quatrième. Se juxtaposant dans le texte - de manière disséminatoire - ces deux fragments relèvent respectivement des catégories de Wunenburger (voir note) : le nocturne, pour le rêve, le diurne, pour le passage du Livre Quatrième. Le lac dans lequel navigue Francion et l’île qu’il s’efforce d’atteindre figurent parmi les éléments nocturnes. C’est peut-être pourquoi l’assimilation nocturne se poursuit lorsque le corps onirique de Francion sombre dans l’eau du lac. Le coup de pied que lui donne une des déesses dont il suit le passage l’envoie tourner autour du monde. De cet acte de violence naît le savoir, mais c’est un savoir libertin : Francion va « connaître » la « substance » des âmes, mais c’est - paradoxalement - une substance insubstantielle. Il va voir aussi en « action » la cosmologie ptolémaïque, doctrine scientifique déjà bien périmée en 1623. Autrement dit, le mouvement initial, la « cause première » ne mène à rien. Plutôt que d’aller au fond, il se retrouve au ciel. L’harmonisation des contraires (haut-bas, âme-excrément) se vérifie dans les passages qui suivent. La violence onirique se poursuit avec la métamorphose de Francion en monstre ; mais ce monstre est aussi différent des autres monstres, puisqu’au lieu de rendre hommage à son roi, il lui coupe l’extrémité du pénis. Castration du père, donc, qui prélude à une série d’épisodes où le corps est fragmenté. Penchons-nous sur le premier de ces épisodes, où des hommes poursuivis ouvrent leur poitrine et s’arrachent le cœur, qui est en forme de trèfle. Sont-ce eux ou leurs poursuivants qui offrent ces cœurs à manger à une dame majestueuse, qui ne les trouvera pas à son goût ? Sans avoir découvert par ailleurs d’indices qui soutiendraient formellement notre thèse, nous inclinons à penser que ces cœurs en forme de trèfle, plutôt qu’un badinage anodin se rapportant aux jeux de cartes, signifieraient les huguenots, dont la croix tréflée était un des emblèmes 5 . La dame majestueuse serait alors l’Eglise catholique, qui se repaît des cœurs protestants, rappel des atrocités commises contre ces derniers et que déplore de façon si poignante Agrippa d’Aubigné dans Les Tragiques. La (pseudo) violence (onirique) renvoie donc à une violence bien réelle. D’autres gestes violents, qui suivent celui-ci, se rapportent à la parole ou à son interdiction, c’est-àdire à la censure, visant à faire comprendre au lecteur que le libertinage est avant tout - ou même exclusivement - une question de langage. Joan 5 La croix huguenote contemporaine (Croix de Malte flanquée de fleurs-de-lis et à laquelle est suspendue une colombe) daterait de 1688, mais l’origine précise dans le temps n’est pas claire. Elle pourrait avoir succédé à la croix tréflée, ou croix de Saint-Maurice. Francis Assaf 568 DeJean en fournit une très belle analyse dans son ouvrage Libertine Strategies (q.v.). La désintégration des corps culmine avec la femme dont il désassemble le corps d’un soufflet, puis qu’il ré-assemble, prélude à des déportements amoureux. Sexualité et violence sont inextricablement mêlées. Le récit du rêve constitue une nomenclature paradigmatique du corps victime de la violence, mais d’une violence imaginaire, à but didactique. Qu’il soit masculin ou féminin, normal ou monstrueux, violent ou violenté, le corps est à la fois divers et semblable, engagé ontologiquement dans un mode disséminatoire où coexistent les contraires, soit en permanence, soit en alternance. Dans le Livre Quatrième, cependant, la violence est bien réelle et obéit dans son récit à un schème diurne. Elle se rapporte à la sémiotique du costume et, par-delà, au statut social du héros-narrateur, traité ignominieusement de bourgeois, à cause de son habit, par quelques pages insolents dans la cour du Louvre. A leurs injures il tente d’opposer raison et rhétorique, mais elles ne lui seront d’aucun secours. En fait, son usage de l’antithèse provoque les coups de bâton que lui administrera un page plus effronté que les autres (219), confirmation sans équivoque du schème diurne de l’épisode, qui pourrait servir de mise en abyme à l’idée plus générale de l’antagonisme qui oppose bourgeoisie et noblesse. Suit un commentaire morose sur les inconvénients qu’il y a à être pauvre (Francion s’est fait voler par un compagnon une bourse contenant soixante livres que lui avait envoyées sa mère pour qu’il puisse s’habiller convenablement - c’est-à-dire en noble - au sortir du collège). Paru en 1642, Le Page disgracié comporte une part importante de violence. On en a un avant-goût dans les châtiments corporels qu’inflige au page (le héros, le jeune Tristan) le précepteur du duc de Verneuil 6 (48-50). Ces mauvais traitements exacerbent son tempérament, déjà vif à l’origine. S’il fuit le château du duc de Verneuil, c’est pour avoir donné des coups d’épée à un cuisinier venu lui faire peur dans son lit et pour avoir estoqué un étranger au milieu des gardes du duc (59). Le coup de pouce initial du destin qui met en marche le picaresque se manifeste donc ici sous les apparences de la violence. C’est aussi par la violence que se conclut la première partie du roman, lorsque le page est empoisonné, puis victime d’une seconde tentative d’assassinat, enfin emprisonné, tout cela pour avoir exprimé son amour à une jeune Anglaise noble. Notons que la violence met en branle la quête picaresque à deux reprises : au chapitre 16 de la première partie et de nouveau dans les quatre ou cinq derniers chapitres de la même 6 Tristan L’Hermite, François : Le Page disgracié. Texte établi par Jean Serroy. Grenoble : Presses de l’université de Grenoble, 1981. Chapitre 5, I re partie. Ecriture de la violence dans les histoires comiques 569 partie, prélude au retour en France du page. Les chapitres 23 à 35 de la deuxième partie présentent un aspect plus ou moins ludique de la violence en mettant en scène un nain fort méchant et désagréable : Nous avions un nain, qui n’était pas une petite pièce pour le ridicule ; il avait la tête à peu près aussi grosse que celles que nous voyons aux peintures où l’on nous représente Holopherne, et tout le buste, excepté les bras, était de la même proportion, n’ayant qu’environ demi-pied de hauteur en tout le reste, tellement que c’était plutôt un monstre qu’un nain. Au reste, c’était la plus méchante et la plus malicieuse créature qu’on pût rencontrer. […] [O]n l’appelait seigneur Anselme, et c’était l’espion major de la maitresse de la maison (157). Le nain est considéré comme une figure maléfique. Caricature d’homme, comme le singe (Francion, Le Page disgracié, L’Autre monde), il en diffère en étant mauvais, alors que le singe s’avère figure comique, c’est-à-dire positive. Souffre-douleur d’un dindon particulièrement agressif, le nain s’en venge en lui coupant le cou. Suivent des péripéties et des intrigues tant comiques que mesquines. Dans ces chapitres, la violence ne diffère pas beaucoup de celle de la Commedia dell’arte et devient difficile à distinguer de la farce grossière, témoin le chapitre 33. Un chat, coupable d’avoir mangé le moineau de la demoiselle de la maison où le page sert comme secrétaire, est puni comme suit : Voici l’invention que je trouvai pour le tourmenter [le chat] et m’acquérir par ce moyen les bonnes grâces de la demoiselle : je pris un soufflet qui pendait au coin de la cheminée ; j’entai fort adroitement dans le bout du soufflet un tuyau de plume et fis prendre le chat à ma nouvelle maîtresse, qui I’enveloppa dans son devantier, de peur d’en être égratignée ; là-dessus j’insinuai le tuyau de plume en son derrière et jouai si longtemps du soufflet que le chat devint aussi gros qu’un mouton ; la demoiselle le mit par terre pour voir quelle serait sa posture, qui fut fort affreuse, ne se pouvant tenir sur ses pattes et les yeux lui sortant presque de la tête a cause de cet effort (171-172). Les chapitres 38 et 39 de la deuxième partie illustrent un aspect de la violence qui ne peut manquer de choquer le lecteur contemporain par l’indifférence que manifeste le narrateur envers la perte de vie, lorsque ce sont des êtres d’une autre classe qui la subissent. D’une simple altercation entre des villageois et des écoliers a résulté la mort de vingt ou vingt-cinq d’entre les premiers, plus celle d’un des compagnons du page. Le narrateur réserve son regret à la mort de ce dernier, ne tenant - implicitement - les autres que pour un incident anodin. Par contre, les chapitres 49 à 54, où il présente des épisodes des guerres de religion de Louis XIII, sont narrés d’une Francis Assaf 570 façon qui ne peut manquer de faire penser aux Grandes Misères de la guerre de Callot. Nous pouvons voir alors que dans Le Page disgracié la violence joue plusieurs rôles : elle lance le héros sur la route, le fait repartir lorsqu’il s’est trop investi dans l’amour (en Angleterre), ponctue son séjour lorsqu’il s’attarde trop quelque part et, enfin, clôt son récit. Marqueur diégétique par excellence, elle sert aussi à jalonner son parcours existentiel et à étoffer sa personnalité, son caractère. Si le je-actant est générateur aussi bien que victime de la violence, le je-narrateur n’en est plus qu’observateur, un observateur explicitement en proie au desengaño, que tout déçoit : amour, violence, aventure. Parlons brièvement du Roman comique, sorti en 1650. Ragotin est l’un des personnages les plus soumis à la violence. Scarron lui inflige à plaisir accidents et méchants tours : Il y avoit entr’autres un petit homme veuf, Advocat de profession, qui avoit une petite charge dans une petite Jurisdiction voisine. […] C’estoit le plus grand petit fou qui ait couru les champs depuis Roland. Il […] estoit menteur comme un valet, presomptueux et opiniastre comme un Pedant et assez mauvais poëte pour estre étouffé s’il y avoit de la police dans le Royaume (551). La petitesse de taille et la laideur sont, comme dans Le Page disgracié, signe d’infériorité, une infériorité qui invite la violence. Paru chez Cardin Besogne en 1660, L’Orphelin infortuné ou le portrait du bon frère 7 met en scène un héros (ou plutôt un anti-héros) dont la vie n’est qu’une longue série de souffrances et de mauvais traitements. Toujours en proie à la faim et victime de la brutalité de ses tuteurs et de sa parenté, le personnage éponyme se rapproche plus des héros calamiteux de romans picaresques espagnols que d’un Francion ou d’un page, même disgracié. L’histoire manque même de la truculence et de la bonne humeur de La Vie généreuse des mercelotz gueuz et boesmiens (1598). Son intérêt réside dans le réalisme sans compromis avec lequel est dépeinte la vie, dans le Paris de Louis XIII, d’un garçon en butte à la méchanceté, à la haine et à l’avarice sordide de ceux à qui il est à charge. Bien plus que celui de Ragotin, le corps de l’orphelin est un corps souffrant : blessures, brûlures, coups l’assaillent de partout et presque à chaque moment du récit. La faim est sa compagne de tous les moments. L’amour, que connaissent Francion et le page, lui est refusé. L’aliénation de l’orphelin crée une opposition diurne irréductible 7 Préfontaine, César-François Oudin de : L’Orphelin infortuné ou le portrait du bon frère. Texte établi, présenté et annoté par Francis Assaf. Toulouse : Société de littératures classiques, 1991. Ecriture de la violence dans les histoires comiques 571 entre le je et le monde (Introduction, xxi), laquelle n’est résolue (à peine) que dans les toutes dernières pages du roman, et qu’exprime aussi succinctement qu’éloquemment le sous-titre « […] ou le portrait du bon frère. » Dernière des histoires comiques dans la chronologie, L’Orphelin infortuné se veut aussi celle où la violence, subie au quotidien, est aussi commune que l’air que respire le héros, et peut-être plus fréquente que le pain qu’il mange. La violence définit pour une grande part l’épistémè baroque dans les histoires comiques. Elle illustre de façon catégorique le schème disséminatoire, montrant qu’alors même qu’elle est douce et charmante, l’existence est fragmentaire, contradictoire, absurde, odieuse même. Faite de mots sur le papier, la violence dans les histoires comiques n’en prétend pas moins à une réalité que n’hésite pas à condamner le texte lors même qu’il la conforte. Et pourtant cet artéfact monté de toutes pièces et grotesquement bâti se reflète dans le miroir anamorphique de notre lecture et y prend son sens. Hypocrites lecteurs, nous nous y reconnaissons, car ces personnages d’histoires comiques ne sont-ils pas peu ou prou nos semblables, nos frères ? Le masque déformé de la violence textuelle n’est-il pas, en définitive, une image de nous-mêmes dont est indéniable la vérité ?