Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
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2008
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De la moralité des tragédies : la Saint Genest de Rotrou et la Querelle du théâtre
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2008
Yann Robert
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PFSCL XXXV, 69 (2008) De la moralité des tragédies : le Saint Genest de Rotrou et la Querelle du théâtre YANN ROBERT Etrange pièce que ce Véritable Saint Genest (1646), dont on a pu dire qu’elle était à la fois une condamnation de l’art théâtral, une « antiesthétique » selon Robert Nelson 1 , et « un plaidoyer pour le théâtre » 2 . Rien de surprenant pourtant à ce que la critique soit partagée : au début du dixseptième siècle, déjà, l’on invoque la légende de saint Genest aussi bien chez les partisans du théâtre que chez ses détracteurs 3 . Personnage à appartenance religieuse et théâtrale, Genest incarne à lui seul les deux partis d’une querelle de (très) longue date, opposant l’église au théâtre. Lorsque Rotrou produit sa pièce, cette querelle connaît un de ses trois moments intenses au dix-septième siècle 4 . La première offensive, du ministre réformé André Rivet, date de 1639, de même que la réponse de Scudéry, son Apologie du théâtre. En 1641, Richelieu poursuit son entreprise de régularisation du monde théâtral en publiant un acte royal qui réhabilite les comédiens. La décennie qui suit voit également le triomphe du drame chrétien, avec notamment le Polyeucte de Corneille (1643), tentative explicite de procurer une justification morale et religieuse à la tragédie. En réaction à ce mélange irrévérencieux du profane et du sacré, le parti hostile au théâtre publie de nombreux traités reprenant souvent mot pour mot les textes des pères de l’église. En choisissant de réécrire la légende de saint Genest, après 1 Robert J. Nelson, Play Within a Play: The Dramatist’s Conception of his Art : Shakespeare to Anouilh, New Haven, 1958, p. 43-44. 2 Alain Seznec, « Le Saint-Genest de Rotrou : un plaidoyer pour le théâtre », Romanic Review, oct. 1972, vol. LXIII, n. 3, p. 171-189. 3 Georges de Scudéry, dans son Apologie du théâtre, publiée six ans avant la pièce de Rotrou, cite l’exemple de Saint Genest « qui de la scène où il représentait, fit l’échafaud de son supplice et le Théâtre de sa gloire ». Scudéry, Apologie du théâtre, Paris, Courbé, 1639, p. 83. 4 Laurent Thirouin, L’aveuglement salutaire : le réquisitoire contre le théâtre dans la France classique, Paris : Honoré Champion, 1997, p. 17. Yann Robert 574 Lope de Vega et Nicolas-Marc Desfontaines, Rotrou signale donc sa volonté de prendre part aux débats religieux et dramatiques de son époque concernant l’utilité du théâtre. Le Père Cellot et le procès du théâtre profane En 1631, puis une nouvelle fois en 1641, le jésuite Louis Cellot, recteur du collège de Rouen, publie un recueil d’Orationes¸ dont les quatre derniers discours reproduisent les principaux raisonnements des apologistes et des détracteurs du théâtre sous forme d’un débat scolastique opposant trois « procureurs » à un comédien. Ce texte, qui connaît un grand succès 5 , a l’avantage d’offrir à son lecteur une vue d’ensemble de la querelle. Nous connaissons en outre un lecteur du Père Cellot : Rotrou, qui s’inspira d’une de ses tragédies néo-latines, Sanctus Adrianus, lors de l’écriture de la pièce intérieure du Saint Genest. Sans doute Rotrou envisagea-t-il alors de mettre en scène son propre comédien et de répondre ainsi au procès du théâtre entrepris par le Père Cellot dans ses Orationes. Le Père Cellot se montre en effet très hostile envers le théâtre et les acteurs de profession. S’il donne la parole à un comédien (fictif), c’est afin de mieux caricaturer les arguments des partisans du théâtre. Comme l’a montré Marc Fumaroli 6 , ceux-ci adhèrent à la tradition aristotélicienne. A l’instar de l’auteur de la Poétique, les apologistes du théâtre célèbrent la mimèsis pour ses facultés pédagogiques. Selon Scudéry, la représentation théâtrale permet de donner une forme sensible et plaisante à des notions abstraites : C’est à mon avis, ce que la comédie fait excellemment : elle pare cette vertu toute nue, des plus beaux, et des plus riches ornements, que l’art puisse ajouter, à ses grâces naturelles : et comme ces dames adroites, dont les yeux blessent avecques dessein, ceux qu’elles feignent de blesser par hasard ; elle conduit les hommes vers l'instruction, feignant de ne les mener qu’au divertissement. 7 Corneille défend sa tragédie chrétienne, Polyeucte, au nom d’une même esthétique. Il justifie les « ornements » dramatiques qu’il ajoute à la « vé- 5 Selon Marc Fumaroli, « La responsabilité exceptionnelle du P. Louis Cellot, l’éclat littéraire de ces Orationes, deux fois publiées, font de cette œuvre un texte clef de la querelle de la moralité du théâtre en France ». Fumaroli, Héros et orateurs : rhétorique et dramaturgie cornélienne , Genève : Droz, 1990, p. 464. 6 Cf. Fumaroli, « La querelle de la moralité du théâtre avant Nicole et Bossuet », Revue d'Histoire littéraire de la France, n° 70, 1970, p. 1007-1030. 7 Scudéry, op. cit., p. 5. Le Saint Genest de Rotrou et la Querelle du théâtre 575 rité » hagiographique en affirmant que les aspects spectaculaires et tragiques de sa pièce facilitent la réception et l’impression des vertus chrétiennes 8 . Dans les Orationes du Père Cellot, Panurgus, comédien diabolique, associe lui aussi l’utilité morale du théâtre à ses qualités visuelles et sensuelles : [Les orateurs en chaire] peuvent bien évoquer les récompenses des honnêtes gens, les tourments des méchants, et les proposer à la médiation pour cette vie et pour la vie éternelle : c’est nous [les comédiens] qui les donnons à voir en les exposant sur la scène ; ils font l’éloge des saints, ils disent que le ciel les a reçus : nous montrons les marches qu’ils ont gravies dans leur ascension ; ils font savoir l’urgence de songer à la mort qui nous guette, et nous, nous la faisons sentir. 9 A cet éloge traditionnel du théâtre s’ajoute une dévalorisation explicite des sermons de l’église, incapables de rivaliser avec le mimétisme dramatique. Même le partisan le plus fervent du théâtre n’oserait cependant avancer une thèse aussi blasphématoire. Fumaroli signale à juste titre la stratégie du Père Cellot : en poussant à leur extrême limite les raisonnements des apologistes du théâtre, ce dernier espère les discréditer 10 . Panurgus ne manque pourtant ni d’éloquence ni de conviction. Sans doute le Père Cellot lui-même n’est-il pas entièrement insensible aux arguments de ce grand séducteur, dont le nom évoque le sophiste Panurge. Auteur de nombreuses « tragédies de collège » 11 , le Père Cellot ne peut nier l’utilité pédagogique du théâtre, mais c’est précisément cette efficacité qui en fait selon lui un instrument dangereux qu’il importe de placer sous la supervision de l’Église. Sa caricature des arguments en faveur du théâtre trahit sa peur de la séduction mimétique qu’il conçoit comme un rival à l’éloquence oratoire. L’on comprend, à lire les discours de Panurgus, l’attrait 8 « Comme il a été à propos d’en rendre la représentation agréable, afin que le plaisir put en insinuer plus doucement l’utilité, et lui servir comme de véhicule pour la porter dans l’âme du peuple, il est juste aussi de lui donner cette lumière pour démêler la vérité d’avec ses ornements, et lui faire reconnaître ce qui doit lui imprimer du respect comme saint, et ce qui le doit seulement divertir comme industrieux ». Pierre Corneille, Théâtre II, ed. Jacques Maurens, Paris : GF Flammarion, 1980, p. 425. 9 Fumaroli, Héros et Orateurs, op. cit., p. 472-473. 10 Ibid., p. 473. 11 Pour un historique du théâtre jésuite en France, cf. Jean Misrahi, « The beginnings of the Jesuit Theatre in France », The French Review, Vol. 16, No. 3, Jan. 1943, p. 239-247. Yann Robert 576 qu’éprouve le Père Cellot pour l’ornement dramatique, attrait qu’il s’empresse de condamner par la persona du « procureur » Modestius 12 . Modestius conteste les arguments aristotéliciens de Panurgus en invoquant la théorie de la contagion des passions. Le théâtre, affirme-t-il, « nous accoutume à goûter ce que nous devrions détester, et imprime en nous des modèles bravant l’honnêteté, nous délivrant de tout frein, et nous acclimatant à l’impudence » 13 . La représentation de passions tragiques déclenche selon Modestius un phénomène d’accoutumance. Le spectateur ressent les passions qu’il observe, s’habituant ainsi à les rechercher et à les éprouver même à l’extérieur du théâtre. Il résulte de cette accoutumance une impression durable sur le spectateur. La théorie de l’impression est chère aux détracteurs du théâtre, en particulier à Nicole qui l’utilise à dix-neuf reprises dans son Traité de la comédie, notamment en réponse aux apologies du théâtre de Corneille et de Scudéry : Or en excitant par les Comédies cette passion, on n’imprime pas en même temps l’amour de ce qui la règle. Les spectateurs ne reçoivent l’impression que de la passion, et peu ou point de la règle de la passion. 14 Selon Nicole, la nocivité du théâtre émane précisément des qualités visuelles et sensuelles qui en font, pour Scudéry, un moyen idéal de conduire le spectateur vers l’instruction et la vertu. La représentation plaisante de passions tragiques ne facilite pas l’apprentissage des règles morales comprises dans le texte, mais éveille au contraire dans le cœur du spectateur des désirs sensuels hostiles aux vertus chrétiennes. Les maximes que prononcent les acteurs ont un effet bien négligeable comparé à celui de la représentation immédiate et sensible de l’amour. Aux yeux des détracteurs du théâtre, la tragédie chrétienne est donc d’autant plus à craindre qu’elle déguise sa véritable raison d’être (le plaisir des sens et des passions) sous un fard de vertu. 12 Sans doute la sévérité du Père Cellot sert-elle ici de réponse aux théologiens qui condamnent le laxisme jésuite en matière d’ornementation théâtrale. Le Père Cellot est pourtant lui-même coupable de certains excès dramaturgiques. Son Sanctus Adrianus est bien plus « spectaculaire » que ne l’est Polyeucte, comme l’atteste cette description de Loukovitch : « Natalie va même jusqu’à coopérer à son supplice jusqu’au moment où, arrachant une main au cadavre de son époux, elle couvre cette affreuse dépouille de baisers passionnés ». Kosta Loukovitch, L’évolution de la tragédie religieuse classique en France, Paris : Droz, 1933, p. 338. 13 Fumaroli, Héros et Orateurs, op. cit., p. 481. 14 Pierre Nicole, Traité de la comédie, ed. Laurent Thirouin, Paris : Honoré Champion, 1998, p. 40. Le Saint Genest de Rotrou et la Querelle du théâtre 577 Si les arguments de Panurgus et de Modestius sont antithétiques, ils procèdent néanmoins d’une même présupposition : les partisans et les détracteurs du théâtre croient en la séduction mimétique de la tragédie. Les participants à la querelle ne doutent jamais de la puissance transformatrice du théâtre ; seul importe pour eux de savoir si ce pouvoir engendre une conversion ou une perversion. La théorie de l’impression témoigne d’une conception anthropologique présente aussi bien chez Corneille que chez Nicole. Elle définit non seulement le rapport de la scène à la salle, mais aussi celui de l’acteur à son personnage. Pour Scudéry, le théâtre se compose d’une série d’impressions : Il faut s’il est possible, qu'ils [les acteurs] se métamorphosent, aux personnages qu’ils représentent : et qu’ils s’en impriment toutes les passions, pour les imprimer aux autres ; qu’ils se trompent les premiers, pour tromper le spectateur ensuite. 15 Et Nicole de nous avertir qu’il « ne faut pas s’imaginer que l’on puisse effacer de son esprit cette impression qu’on y a excitée volontairement, et qu’elle ne laisse pas en nous une grande disposition à cette même passion » 16 . Acteur ou spectateur, nul ne peut pénétrer l’espace théâtral et en ressortir inchangé. Le mythe (politique) de l’impression théâtrale Rotrou est l’un des premiers à formuler une conception de l’art théâtral entièrement libérée du paradigme de l’impression. Son entreprise est d’autant plus inédite qu’elle repose sur le paradoxe de consacrer une œuvre dramatique à une remise en question de la puissance transformatrice du théâtre. Le procédé du « théâtre dans le théâtre » lui permet de mettre en scène des spectateurs et d’illustrer leur rapport à la scène. Ces spectateurs internes formulent des opinions conformes à celles des partisans du théâtre. Valérie et Maximin se prononcent en faveur de la tragédie, Valérie pour sa « majesté », sa « pompe » et son « autorité », et Maximin pour ses « illustres marques / D’exemples des héros, d’ornements des monarques, / De règle et de mesure à leurs affections » (v. 455-9) 17 . A l’instar de Scudéry et de Corneille, les spectateurs courtisans affirment l’utilité édificatrice de la tragédie, puisque celle-ci enseigne à mesurer et à régler ses passions, comme le font les monarques qui y sont représentés. 15 Scudéry, op. cit., p. 85. 16 Nicole, op. cit., p. 36. 17 Jean Rotrou, Le Véritable Saint Genest, ed. Emmanuelle Hénin et François Bonfils, Paris : Flammarion, 1999. Yann Robert 578 Rotrou dévoile cependant les motivations politiques à l’origine de cet éloge du théâtre 18 . Davantage qu’une école de vertu, le théâtre nous apparaît comme un instrument idéologique dont la fonction principale est de reproduire une image du pouvoir aussi spectaculaire qu’elle est spéculaire. Maximin se réjouit d’être le spectateur d’une action dont il a été l’acteur, car il ne doute pas de se voir attribuer, grâce au dédoublement mimétique, des illustres marques de héros et des ornements de monarques. Le geste mimétique dispose d’un autre intérêt politique, celui d’illustrer aux yeux de tous, comme l’avait déjà fait le supplice d’Adrian, le pouvoir répressif de l’empereur. Par ses facultés de duplication, le théâtre construit et véhicule une image héroïque de la justice punitive du souverain. L’éloge du théâtre de Dioclétian n’est donc pas désintéressé, ce qu’il reconnaît lui-même lorsqu’il complimente Genest : « Tu me fais en toi seul maître de mille rois » (v. 244). Dioclétian ressent d’autant plus profondément le besoin d’exhiber une image spectaculaire qu’il est de naissance obscure. Tous les personnages principaux de la cour sont d’ailleurs dans cette situation. Maximin est fils de berger, et Valérie redoute par dessus tout de renouer avec les origines vulgaires dont Dioclétian a tiré sa mère 19 . Selon Dioclétian, le pouvoir impérial ne repose pas sur un lien héréditaire avec des héros d’antan, mais récompense la personne qui « supplée à la nature, élève sa bassesse / se reproduit soi-même et forme sa noblesse » (v. 157-8). La « nature » consiste en une matière malléable qu’il s’agit de « former » ou « d’élever » par une série de reproductions. L’identité présente de Dioclétian n’est en rien « naturelle », elle est le résultat d’une auto-représentation longuement réfléchie. Si Dioclétian est empereur, alors qu’il est né simple soldat, c’est parce qu’il a su se représenter en empereur, rôle qui s’est par la suite imprimé durablement sur son être (ou du moins l’espère-t-il). Ne pouvant réconcilier « rang » et « sang », Dioclétian allègue la primauté du rôle social dans la formation identitaire. Sa légitimité en tant que monarque repose sur une contagion, voire même une fusion, du paraître et de l’être. Dioclétian transcrit donc dans le monde politique la théorie dramatique de l’impression. La représentation mimétique, qu’elle soit théâtrale ou sociale, laisse selon lui une marque indélébile sur celui qui la produit 18 Pour une analyse plus détaillée de l’influence de la politique sur la conception théâtrale de Rotrou, cf. Jean-Pierre Cavaillé, « Les Trois Grâces du comédien : Théâtre, politique et théologie dans Le Véritable Saint Genest », The French Review, Vol. 61, n. 5, 1988, p. 703-714 et Micheline Besnard-Coursodon, « De Circé à Pandore : Lecture politique du Véritable Saint Genest », Poétique, Vol. 35, 1978, p. 336-351. 19 « Peut-il pas, s’il me veut dans un état vulgaire, / mettre la fille au point dont il tira la mère » (v. 77). Le Saint Genest de Rotrou et la Querelle du théâtre 579 (l’acteur) ainsi que sur celui qui la contemple (le spectateur). Dioclétian ne cesse d’affirmer la puissance transformatrice du rôle, en particulier lorsqu’il complimente Genest, « Et l’empire absolu que tu prends sur une âme / M’a fait cent fois de glace et cent autres de flamme » (v. 237). Ces discours ont influencé la lecture de nombreux critiques, qui se sont souvent appliqués à démontrer l’adhésion de Rotrou à la conception transformatrice du théâtre. Une assertion de Jean-Pierre Cavaillé est symptomatique de cette lecture à « contresens » qui interprète le sens de l’intrigue à partir des discours d’un de ses personnages 20 . Ayant cité le compliment de Dioclétian à l’égard de Genest, Cavaillé affirme : « Et c’est bien cet empire absolu du théâtre sur les âmes que va montrer le développement de l’intrigue, avec l’exaltation, le trouble et la colère que vont provoquer tour à tour chez les spectateurs romains le jeu puis la conversion de Genest » 21 . Toutefois, le développement de l’intrigue montre précisément le contraire : le théâtre s’avère n’avoir aucun empire réel sur les spectateurs, ceux-ci concentrant leur attention sur la qualité du jeu des acteurs plutôt que sur les péripéties de la pièce intérieure. Au cours de nombreuses interruptions, dont la fréquence sert à souligner l’absence continue d’illusion théâtrale, Maximin, Valérie et Dioclétian devisent de la feinte de Genest, du contraste entre le désordre des coulisses et la discipline des acteurs sur scène, des importuns qui réagissent trop passionnément à la vue de belles actrices… mais nullement des personnages, de l’intrigue ou des passions qu’ils évoquent en eux. A aucun moment ils ne subissent la contagion des passions dont Dioclétian a fait l’éloge. Les circonstances semblent pourtant particulièrement propices à l’illusion théâtrale : la pièce est d’un mimétisme rare, puisqu’elle représente des événements réels, touchant de près chacun des spectateurs principaux 22 . Ces circonstances accentuent la passivité des spectateurs et suggèrent que le théâtre constitue en réalité un divertissement neutre, voire stérile, où la conscience d’assister à une feinte rend inoffensives les paroles les plus scandaleuses 23 . Rotrou contraste délibérément cette image du théâtre à celle dont Dioclétian est le porte-parole. Il suggère ainsi l’hypocrisie des empe- 20 Païen despotique, Dioclétian nous semble peu crédible en tant que porte-parole de Rotrou. 21 Cavaillé, op. cit., p. 706. 22 Cette dimension mimétique est absente des autres versions de la légende de Saint Genest (aussi bien de l’hagiographie que des pièces de Vega et de Desfontaines). D’après les martyrologes, Genest est condamné à mort pour avoir parodié les mœurs des chrétiens. Rotrou transforme cette parodie en une pièce tragique inspirée d’événements réels et récents. 23 Ainsi, la représentation de Maximin en tyran colérique et capricieux ne suscite aucun commentaire. Yann Robert 580 reurs romains, dont l’éloge de la représentation mimétique dissimule des motivations politiques. Le martyre : fin du théâtre ou théâtre de la fin L’« empire absolu du théâtre » ne provoque pas la colère de Dioclétian, c’est plutôt l’irruption de la réalité, menant le théâtre à son terme, qui excite son courroux. La conversion de Genest opère une scission à l’intérieur de la pièce : d’un côté se trouve la croyance païenne et idolâtre en la puissance de l’image mimétique, de l’autre, la « vérité » chrétienne de Genest, hostile à la théâtralité. Non seulement Genest ose proclamer son indépendance vis-à-vis du monde périssable et théâtral qui est celui de la cour, mais il affirme également avoir accédé, par la grâce de Dieu, à un monde dépourvu de théâtralité. A Dioclétian, il substitue l’« Empereur des cieux » et à l’idéologie mondaine de la cour, l’idéologie chrétienne de la sincérité. La suite du Saint Genest met en scène l’affrontement de ces deux systèmes de valeur incompatibles. Au contraire de Genest, qui explique sa conversion par la grâce, puissance extérieure et supérieure au théâtre, la cour demeure fidèle à la théorie de l’impression, tenant Genest pour la victime d’une trop grande identification avec son rôle. Si l’on en croit Dioclétian, le théâtre est un monde clos, dont on ne peut se libérer : « Qui vécut au théâtre expire dans la scène » (v. 1388). La cour ne cesse par la suite de réitérer et de reformuler cette métaphore qui assimile la « réalité » chrétienne de Genest à une illusion théâtrale. Par son caractère répétitif et collectif, cette métaphore dramatique se rapproche d’un acte d’autosuggestion comparable aux éloges de la cour à l’égard du théâtre mimétique : dans un cas comme dans l’autre, la cour essaie de se persuader de l’existence de la contagion théâtrale afin de contester la scission entre l’être et le paraître qu’opère la conversion de Genest. Rotrou renverse ainsi le dispositif traditionnel du théâtre : dans sa pièce, les spectateurs sont des acteurs (selon Scudéry, l’acteur se trompe lui-même afin de mieux tromper les autres), tandis que l’acteur de profession, Genest, n’en est point un, puisqu’il affirme ne tromper personne. L’ambiguïté et l’originalité du Saint Genest proviennent précisément de cette inversion qui distingue deux sortes d’« acteurs » au théâtre, ceux dans la salle et ceux sur la scène, les premiers s’abusant quant à la puissance transformatrice et affective du théâtre, les seconds, plus lucides, encourageant sans y souscrire l’illusion collective des premiers 24 . Genest rompt ce pacte en invoquant un 24 Nous le verrons : Genest et sa troupe suggèrent à diverses reprises qu’ils ne croient nullement en la théorie de l’impression. Le Saint Genest de Rotrou et la Querelle du théâtre 581 monde au-delà du théâtre. La cour s’empresse alors de « théâtraliser » son geste : Valérie n’y voit qu’une « adresse suprême » (v. 1264), afin de mieux tromper les spectateurs, et les autres membres de la cour suggèrent par leurs propos qu’ils conçoivent la conversion et le martyre imminent de Genest comme une continuation malheureuse de la pièce intérieure 25 . Paradoxalement, plus la cour s’ingénie à démontrer que Genest demeure sous l’emprise du théâtre, plus elle révèle sa propre sujétion à une vision théâtrale du monde. Le supplice de Genest résume admirablement l’antagonisme des idéologies païennes et chrétiennes. Pour Genest, le martyre est une expérience singulière qui implique le sacrifice d’un rôle terrestre, aussi signifie-t-il la fin du théâtre 26 . Pour la cour, le supplice des chrétiens constitue au contraire un spectacle que l’on pourrait qualifier de « théâtre de la fin », puisqu’il remplit la même fonction que la tragédie en présentant une image sensible du pouvoir répressif de l’empereur. Maximin assimile le supplice de Genest à la conclusion de la pièce intérieure : il s’agit de « donner ce soir au peuple un spectacle sanglant, / Si déjà sur le bois d’un théâtre funeste / Il [Genest] n’a représenté l’action qui lui reste » (v. 1666-8). Dans un monde où le pouvoir réside dans le spectaculaire, le supplice de Genest se substitue aisément à la représentation dramatique du martyre d’Adrian : peu importe que l’un soit réel et l’autre feint, seul compte l’effet souhaité. Pourtant, Dioclétian a beau « espér[er] cet effet, et que tant de trépas / Du reste des chrétiens redresseraient les pas » (v. 1645-6), il reconnaît lui-même l’échec de cette stratégie, sans abandonner pour autant sa conviction profonde en la puissance du spectacle tragique. Le martyre de Genest échoue doublement : dans l’optique romaine, en n’imprimant pas suffisamment la terreur du pouvoir impérial, et dans l’optique chrétienne, en ne produisant aucune conversion. Sans doute le spectateur chrétien du dix-septième siècle s’attend-il à la conversion des proches de Genest, conformément au schéma narratif de la « tragédie de 25 Le préfet Plancien affirme ainsi que le supplice « par un acte sanglant ferm[e] la tragédie » (v. 1724). 26 A la suite de sa conversion, Genest adresse une prière à Dieu, prière qui semble maintenir le paradigme de l’exemplarité spectaculaire : « Faisons voir dans l’amour dont le feu nous consomme, / Toi le pouvoir de Dieu, moi le devoir d’un homme ; / Toi l’accueil d’un vainqueur sensible au repentir, / Et moi, Seigneur, la force et l’ardeur d’un martyr » (v. 1279-82). Cependant, rien n’indique que Genest pense ainsi convertir les spectateurs de son martyre. Sa prière témoigne surtout de son adhérence à l’idéologie chrétienne de la transparence et de la sincérité. Le chrétien ne doit rien dissimuler : s’il s’agit de « faire voir », c’est davantage pour soi-même que pour les autres. Yann Robert 582 martyre » popularisée par Polyeucte. Cette attente est d’autant plus vraisemblable qu’il eût été difficile pour un habitué du théâtre de ne pas remarquer le parallélisme entre la conclusion du Saint Genest et celle de Polyeucte, parallélisme délibérément mis en évidence par Rotrou qui puise des vers entiers dans la pièce de Corneille et réécrit la célèbre entrevue de Polyeucte et de Pauline. En outre, dans l’Illustre Comédien ou le Martyre de Saint Genest, pièce suffisamment récente pour que les spectateurs l’aient encore à l’esprit, Desfontaines choisit de retoucher ses sources hagiographiques afin de rendre l’intrigue plus conforme au schéma narratif de la tragédie de martyre. Chez Desfontaines comme chez Corneille, la compagne du protagoniste se convertit à la suite du supplice de son amant. Ce schéma narratif procède selon le paradigme de l’impression, en ce qu’il implique une conversion par le spectacle. En refusant de suivre l’exemple de ses prédécesseurs, Rotrou remet en cause non seulement la puissance transformatrice du martyre mais aussi celle de la tragédie religieuse qui aspire, en représentant le martyre d’un chrétien, à en reproduire l’impact. On ne le souligne pas assez : pour Corneille, la conversion de Pauline et de Félix préfigure l’impression de vertus chrétiennes sur le public. Rotrou détourne cet argument à son profit : si un martyre réel ne peut influencer durablement un spectateur, comment sa représentation dramatique le pourrait-elle ? Près de deux siècles plus tard, Sainte-Beuve lui tient encore rigueur de ce rejet du spectaculaire : On entrevoit ici un beau dénouement qui est manqué : on conçoit possible, vraisemblable, selon les lois de la Grâce et l’intérêt de la tragédie, la conversion de toute la troupe ; on se la figure aisément assistant au supplice de Genest, et, à un certain moment, se précipitant tout entière, se baptisant soudainement de son sang, et s’écriant qu’elle veut mourir avec lui. 27 Sainte-Beuve invoque « l’intérêt de la tragédie », selon lui contraire à la conclusion peu spectaculaire du Saint Genest. Comme Corneille, il est sensible à l’efficacité tragique des conversions, véritables « coups de théâtre » qui pourvoient la pièce d’un beau dénouement. Cet argument esthétique sert également d’apologie morale : selon Corneille, la conversion de Félix et de 27 Charles Augustin Sainte-Beuve, Port Royal, vol. I, Paris : Gallimard, 1961, p. 219. À l’instar de Sainte-Beuve, Joseph Morello paraît souhaiter une conclusion plus spectaculaire, désir qui influence sans doute inconsciemment sa surprenante analyse : « we sense that the people who remain happily in the natural order will be transformed into Christians when the time comes, as has Adrian’s and Genest’s ». Joseph Morello, Jean Rotrou, Boston : Twayne Publishers, 1980, p. 133. Le Saint Genest de Rotrou et la Querelle du théâtre 583 Pauline est un exemple de ces « embellissements de théâtre » qui facilitent la diffusion des vérités chrétiennes 28 . Le refus de Rotrou de recourir à ces « ornements » dramatiques est donc révélateur 29 : il est synonyme d’une récusation générale de la puissance transformatrice du spectacle. Rotrou s’applique à prouver que le spectacle, même celui d’un martyre, n’éveille qu’une compassion passagère, comme en témoigne le rapport de Plancien : « Nous souffrions plus que lui par l’horreur de sa peine ; / Et nos cœurs détestant ses sentiments chrétiens, / Nos yeux ont malgré nous fait l’office des siens » (v. 1736-8). Comme Dioclétian, Plancien est convaincu de l’empire du spectacle sur les sens. Il affirme s’être identifié à Genest et avoir ressenti une émotion « malgré lui ». Son rapport indique cependant une réaction plus proche de la pitié que de l’identification. L’émotion qu’il ressent n’est pas évidence de « contagion » - Genest, lui, ne souffrant point - ni même d’« impression », puisque le cœur de Plancien continue à détester les convictions de Genest. Rotrou souligne ainsi l’écart entre sens et croyance, distinguant ce qui touche les yeux de ce qui touche le cœur. Plancien n’est pas l’unique préfet païen à soupçonner les martyres d’entraîner une contagion affective. Adrian est convaincu que sa conversion résulte des nombreux supplices dont il a été le témoin : […] je n’ai cru qu’étant forcé de croire ; Qu’après les avoir vus, d’un visage serein, Pousser des chants aux cieux dans des taureaux d’airain […] Je les ai combattus, ces effets m’ont vaincu ; J’ai reconnu par eux l’erreur où j’ai vécu ; J’ai vu la vérité, je la suis, je l’embrasse. (v. 820-7) Selon lui, la vision constitue une force coercitive, dont les « effets » sont de transformer l’être humain à son insu en l’obligeant à croire. Trois mots lui reviennent sans cesse à la bouche : « J’ai vu », mais il ne mentionne qu’une seule fois la grâce divine. Adrian change cependant de refrain lorsque Natalie lui apprend qu’elle supplie Dieu depuis des années de lui impartir sa grâce. « Enfin je reconnais », lui dit Adrian, « que je dois mon salut au saint 28 Corneille, op. cit., p. 427. 29 Autre exemple, selon Corneille, de ces « embellissements de théâtre » : l’amour qui unit Pauline et Sévère. Rien de surprenant, donc, à ce que la passion amoureuse soit de moindre importance dans le Saint Genest. Ce n’est point l’amour, mais l’intérêt, qui motive Marcelle lorsqu’elle entreprend de convaincre Genest de renoncer au christianisme. De même, Adrian n’est pas obligé de choisir entre son amour et sa foi, comme l’est Polyeucte, puisque sa femme l’encourage dans son choix. L’amour qu’il ressent pour sa « chère sœur » nous paraît davantage spirituel que passionnel. Yann Robert 584 nœud qui nous lie » (v. 907-8). La conversion d’Adrian procède donc d’une intervention divine et non d’une contagion visuelle. Sans doute cette reconnaissance ultime fait-elle partie de sa conversion : il se désiste alors de sa vision théâtrale du monde en faveur d’une conception plus spirituelle. Le procès du comédien Rotrou s’attache à démontrer l’impuissance du théâtre sur son spectateur, celui-ci ne voyant en définitive que ce qu’il souhaite voir : son propre reflet ou de belles actrices. Qu’en est-il cependant de l’influence du rôle sur l’acteur, second postulat des apologistes et des détracteurs du théâtre ? En prenant pour sujet la légende de Saint Genest, Rotrou semble souscrire à la théorie de l’impression du rôle sur l’acteur. Le personnage d’Adrian ressemble à de nombreux égards à celui de Genest, et il est donc naturel de soupçonner l’existence d’un lien entre la conversion d’Adrian, jouée par Genest, et la conversion réelle de ce dernier. Ce lien existe assurément, mais il ne s’agit pas selon Rotrou d’une contagion identitaire ou affective. Afin de démentir cette interprétation inévitable en son siècle, Rotrou met en scène, à l’exemple du Père Cellot, un procès de l’art du comédien. En réaction à la conversion de Genest, le préfet Plancien décide d’interroger les autres acteurs qu’il soupçonne de partager la foi de leur chef. Rotrou souligne par des didascalies le caractère judiciaire de l’action en indiquant la position assise de Plancien durant son interrogatoire des acteurs, ces derniers se présentant debout devant lui, l’un après l’autre. A la base des suspicions du préfet se trouve la théorie de l’impression : « Et vous, qui sous même art courez même fortune, / Sa foi, comme son art, vous est-elle commune ? / Et comme un mal, souvent, devient contagieux […] » (v. 1407-9). Pour Plancien, comme pour les autres personnages de la cour, il existe un fatum de l’acteur, son art entraînant une « contagion » potentielle. A chaque comédien, le préfet adresse une seule question : « Que représentiez-vous ? » (v. 1412), question inexplicable si l’on ne prend pas en compte la conviction profonde de Plancien qu’il importe de connaître les rôles dont les acteurs ont subi l’empreinte. Le préfet consciencieux s’intéresse fort logiquement aux emplois, rôles de prédilection représentant le plus grand danger d’« impression » par accoutumance 30 . Les réponses des acteurs remettent en question la puissance transformatrice du rôle. Marcelle cite deux emplois antithétiques : si elle joue souvent des femmes, le sujet de la pièce l’oblige « parfois au travestissement » 30 La conversion de Genest justifie cet intérêt : comme l’atteste Valérie, Genest est célèbre pour ses représentations fréquentes de martyrs chrétiens (v. 293-4). Le Saint Genest de Rotrou et la Querelle du théâtre 585 (v. 1414). La réponse d’Octave est également formulée selon une opposition binaire, cette fois-ci dans le registre social : « Parfois les rois, et parfois les esclaves » (v. 1415). Sergeste dit représenter deux personnages discordants, le « furieux » - d’une bravoure excessive et tragique - et le « brave » - d’une couardise comique. Une contradiction analogue caractérise les emplois de Lentule : « parfois les confidents, et les traîtres parfois » (v. 1418). Seul Albin ne reprend pas la structure antithétique mise en place par Marcelle, mais il signale néanmoins sa polyvalence en affirmant qu’il joue « les assistants », soit tous les personnages secondaires, quelle que soit leur identité sexuelle, sociale et morale. Plancien se déclare satisfait, aucun comédien n’ayant cité l’emploi de chrétien. Pourtant, leurs réponses indiquent qu’il n’existe aucun lien essentiel entre le rôle et l’identité d’un acteur. En effet, s’il suffit de connaître l’emploi pour connaître également la personne, il faudrait alors imaginer un individu qui serait à la fois homme et femme, roi et esclave, brave et couard, loyal et traître. La multiplicité et la diversité de ces rôles prouvent qu’aucune impression durable n’est à craindre. La moralité du théâtre La conversion de Genest ne provient pas d’une impression de son rôle, mais elle est néanmoins liée à son statut d’acteur. Si Genest semble au préalable concevoir sa conversion comme le résultat d’une contagion identitaire, affirmant même : « Je feins moins Adrian que je ne le deviens, / Et prends avec son nom des sentiments chrétiens », il reconnaît aussitôt que la théorie de l’« impression » ne suffit pas à expliquer sa transformation (v. 403-4). Comment un rôle pourrait-il le métamorphoser de l’extérieur, lui pour qui « l’art de [se] transformer » est une « habitude » ? Genest en conclut qu’« il semble qu’ici des vérités sans fard / Passent et l’habitude et la force de l’art » (v. 406-8). En évoquant l’idéologie chrétienne de la sincérité, idéologie qui assimile la vérité à une absence d’artifice, Genest conteste la puissance transformatrice du théâtre. Les vérités sans fard ne peuvent provenir directement de « la force de l’art », puisqu’elles y sont contraires : seule une force transcendante est en mesure de produire une conversion viable. José Sanchez n’a donc pas entièrement tort de reprocher à certains critiques « la volonté très affichée d’ignorer tout ou presque du rôle de la grâce dans la métamorphose de Genest » 31 . Ame pieuse, Rotrou répugne à croire en un théâtre susceptible de convertir acteurs ou spectateurs : ce 31 Jean Rotrou, Le Véritable Saint Genest, ed. José Sanchez, Mont-de-Marsan : Éditions José Feijóo, 1991, p. CXIX. Yann Robert 586 serait admettre qu’une institution terrestre puisse être égale à Dieu. Sans doute ne faut-il pas pour autant occulter la part du théâtre dans la conversion de Genest, ce qui reviendrait à affirmer que le parallélisme entre Adrian et Genest n’est que pure coïncidence 32 . Si la voix immatérielle qui s’adresse à Genest lors de la répétition de son rôle représente une puissance extérieure au théâtre, elle encourage néanmoins Genest à poursuivre son imitation. Le théâtre est incapable de se substituer à la grâce, mais il est susceptible, selon Rotrou, d’en favoriser l’avènement. Le Saint Genest présente en définitive un éloge paradoxal du jeu dramatique, dont le mérite réside en la destruction de l’illusion sur laquelle il repose. Si l’on en croit l’exemple de Genest, le jeu dévoile à l’acteur la théâtralité du monde qui l’entoure. Rotrou peint un monde chargé d’incertitude, univers pascalien où le courtisan s’enferme volontairement dans une illusion théâtrale afin de pratiquer une politique du paraître 33 . La puissance de Dioclétian dérive de son rôle social : aussi lui faut-il croire en son « personnage » pour l’imprimer sur son être et sur autrui. L’acteur de profession est cependant trop conscient de son jeu pour se livrer à cette illusion théâtrale. En incarnant des rôles souvent antithétiques, le comédien provoque une rupture entre l’être et le paraître, rupture dont nous avons vu les conséquences chez Genest : dénonciation du theatrum mundi et aspiration vers un monde plus « véritable ». Rotrou renverse ainsi les préoccupations des participants à la querelle du théâtre : il analyse ce que l’acteur découvre dans la salle et non ce que le spectateur voit sur scène. Selon lui, l’utilité du théâtre ne provient pas de sa nature spectaculaire, mais au contraire de son rejet implicite de la vision comme mode de connaissance. À l’instar de Nicole, qui consacre une section conséquente de son Traité de la Comédie à une critique générale de la « concupiscence des yeux » 34 , Rotrou condamne la croyance idolâtre en la vision, fléau d’une société qui 32 Plus que tout autre aspect de la pièce, la conversion de Genest a fait couler beaucoup d’encre. Pour certains critiques, la grâce est l’agent principal de cette conversion, pour d’autres, c’est le théâtre. John D. Lyons refuse de résoudre cette ambiguïté qui est selon lui constitutive de l’œuvre et de son baroquisme. John D. Lyons, « Saint Genest and the Uncertainty of Baroque Theatrical Experience », MLN, vol. 109, no. 4, sep. 1994, p. 601-616. 33 Dans ses Pensées, Pascal condamne l’utilisation à des fins politiques de la puissance « d’impression » de l’habitude : « La coutume de voir les rois accompagnés de gardes, de tambours, d’officiers et de toutes les choses qui ploient la machine vers le respect et la terreur font que leur visage, quand il est quelquefois seul et sans ces accompagnements, imprime dans leurs sujets le respect et la terreur ». Blaise Pascal, Pensées, ed. Philippe Sellier, Paris : Classiques Garnier, 1999, p. 169. 34 Laurent Thirouin, L’aveuglement salutaire, op. cit., p. 240. Le Saint Genest de Rotrou et la Querelle du théâtre 587 se donne en spectacle. Toutefois, le théâtre représente pour lui un remède à ce mal, plutôt que l’un de ses symptômes. La conversion passe par une privation du visuel qui nécessite au préalable de reconnaître l’impossibilité d’accéder à la réalité par la vue. Cette découverte est celle d’Adrian, lorsqu’il rejette l’explication visuelle de sa conversion au profit d’une intercession spirituelle, et c’est également celle de Genest, à qui le jeu dramatique révèle l’illusion théâtrale qui gouverne le monde. En raison de convictions théologiques et artistiques, Rotrou refuse d’envisager une conversion par la vision. Aussi emprunte-t-il l’idée de la voix immatérielle à la pièce de Lope de Vega tout en rejetant les apparitions surnaturelles qui l’accompagnent. Dans le Saint Genest, ce n’est donc pas la vision qui dispose à la réception de la grâce divine. Il s’agirait plutôt de la puissance performative de l’imitation. A l’instar de Pascal qui encourage ses lecteurs athées dans son célèbre fragment sur le « pari » à agir « tout comme s’ils croyaient, en prenant de l’eau bénite, en faisant dire des messes, etc. », Rotrou admet qu’un acteur puisse devenir chrétien en mimant la foi 35 . Cette performativité ne doit cependant pas être confondue avec l’impression, telle que l’entendent Nicole ou Scudéry. L’impression présuppose l’existence d’une illusion théâtrale, soit d’un oubli du jeu nécessaire à la fusion de l’être et du paraître. L’acteur de profession et l’athée pascalien agissent au contraire comme s’ils croyaient, expression qui témoigne de leur conscience d’un écart représentatif. Aussi Philippe Sellier a-t-il raison de préciser que le pari aspire à une libération de l’individu asservi à l’empire du paraître et non à une impression « coercitive » de sentiments chrétiens : « la démarche du Pari n’est évidemment pas destinée à faire croire en Dieu, elle a pour but de décider l’incroyant à ‘ôter les obstacles’ » 36 . Pour Rotrou comme pour Pascal, le chrétien ne peut acquérir la grâce par la vision ou par l’accomplissement de faits spectaculaires (contrairement au modèle cornélien et ses conversions héroïques 37 ), mais il peut favoriser le don de la foi en adoptant volontairement un nouveau rôle. 35 Blaise Pascal, op. cit., p. 471. 36 Ibid., p. 56. 37 Comme l’ont montré Hénin et Bonfils dans leur « dossier », Rotrou a une vision augustinienne de la grâce qui « relève d’une autre réalité, supérieure et incompréhensible ». Pour le moliniste Corneille, les voies de Dieux sont accessibles aux hommes, et « le royaume des cieux […] est l’ultime et la plus glorieuse conquête du héros ». Ibid., p. 166-7. Yann Robert 588 Nelson souligne à juste titre la coopération du libre arbitre et de la grâce dans la perspective théologique du Saint Genest 38 . Rotrou adhère à la doctrine de la grâce dite suffisante, offerte à tous les hommes, mais dont l’efficacité dépend du libre arbitre de chacun 39 . Dans la conception transformatrice du théâtre, le jeu dramatique requiert de l’acteur qu’il se laisse dominer par les sentiments de son personnage. Dans le Saint Genest, Rotrou montre au contraire que le jeu dramatique donne à l’acteur la liberté d’exercer sa volonté sur son paraître. L’acteur prend alors conscience de l’universalité et de l’inanité des rôles sociaux, car en les incarnant tous, il ne se consacre à aucun. Il découvre non seulement la liberté de choisir (la nécessité de « parier ») mais aussi une existence au-delà du theatrum mundi. La connaissance d’un au-delà du théâtre passe ainsi par une initiation théâtrale. La singularité de la pièce de Rotrou provient de ce rapport paradoxal à la théâtralité, dont elle est à la fois une condamnation et un éloge au nom d’une même idéologie chrétienne : Rotrou soutient en définitive un théâtre sur la scène dans l’espoir de mettre fin au théâtre dans la salle. 38 Robert J. Nelson, Immanence and Transcendence, the theatre of Jean Rotrou, Columbus, Ohio : Ohio State University Press, 1969. 39 Aussi Genest affirme-t-il : « Ta grâce peut, Seigneur, détourner ce présage ! / Mais hélas ! tous l’ayant, tous n’en ont pas l’usage, / De tant de conviés bien peu suivent tes pas, / Et pour être appelés, tous ne répondent pas » (v. 1575-9).
