eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 35/69

Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
121
2008
3569

Abbé d’Aubignac et les trois unités : théorie et pratique

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2008
B. J. Bourque
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PFSCL XXXV, 69 (2008) Abbé d’Aubignac et les trois unités : théorie et pratique B. J. BOURQUE D’Aubignac théoricien éclipsera toujours d’Aubignac dramaturge. La Pratique du théâtre et les Dissertations sont des travaux si considérables qu’il est facile de ne pas remarquer les trois pièces en prose de cet auteur : La Pucelle d’Orléans, achevée d’imprimer le 11 mars 1642, La Cyminde ou les deux victimes, le 13 mars 1642, et Zénobie, le 12 janvier 1647. Toutefois, une meilleure connaissance de ces œuvres sert à éclaircir notre compréhension du théoricien, une comparaison entre la théorie et la pratique de l’auteur nous offrant une vue d’ensemble de l’évolution de son système dramaturgique. Le travail ici présenté consiste en une analyse de la pratique dramatique de d’Aubignac, telle qu’elle se manifeste dans ses pièces en prose, dans le contexte de sa théorie sur les trois unités. Il se dégagera de notre étude que d’Aubignac dramaturge n’est pas le clone de d’Aubignac théoricien, ses tragédies ne respectant pas intégralement sa doctrine. I. - L’Unité d’action Une des grandes préoccupations de l’époque classique est la question de l’unité d’action. D’Aubignac consacre le chapitre II, 3 de sa Pratique du théâtre au sujet de la règle codifiée par Grenaille, La Mesnardière et Sarrasin en 1639 1 . Il décrit comme « bien raisonnable » le précepte d’Aris- 1 François de Grenaille, « Préface » à L’Innocent malheureux, ou la mort de Crispe, Paris : Jean Paslé, 1639 ; Hippolyte-Jules Pilet de La Mesnardière, La Poétique, Paris : Sommaville, 1639 ; réimpr. Genève : Slatkine Reprints, 1972, p. 45 ; Jean- François Sarrasin, Discours sur la tragédie, ou remarques sur « L’Amour tyrannique », in Les Œuvres, 2 vol., Paris : Nicolas Le Gras, 1685, t. II, pp. 87-91. B. J. Bourque 590 tote selon lequel une pièce ne peut avoir qu’une seule action principale 2 . Comme il le fait ailleurs dans sa Pratique, d’Aubignac compare une pièce de théâtre à un tableau : Il est certain que le Théâtre n’est rien qu’une Image, et partant comme il est impossible de faire une seule image accomplie de deux originaux différents, il est impossible que deux Actions (j’entends principales) soient représentées raisonnablement par une seule Pièce de Théâtre 3 . Le dramaturge doit donc choisir une action notable de l’histoire du héros ou de l’héroïne. En tant que tableau, cependant, la pièce ne doit pas négliger les circonstances de l’histoire et le dramaturge doit toujours faire connaître au public toutes les actions dépendantes de l’action principale, « soit par des narrations, par des entretiens, par des plaintes, et par d’autres délicatesses de l’art » 4 . Cette notion d’unité d’action qui admet des épisodes s’inspire des théories du commentateur italien Castelvetro et du Hollandais Vossius 5 . La majorité des théoriciens français l’approuvent, pourvu que les actions secondaires soient subordonnées à l’action principale. Mairet, Chapelain et Scudéry en parlent tous d’une même voix 6 . Corneille, critiqué par d’Aubignac en raison des violations de cette règle 7 , ajoute à l’unité d’action celle de péril dans la tragédie 8 , notion qui se retrouve chez Scaliger 9 : 2 D’Aubignac, La Pratique du théâtre, éd. Hélène Baby, Paris : Champion, 2001 (ciaprès : Pratique), p. 133. Toutes mes références à cet ouvrage sont tirées de cette édition. 3 Ibid. 4 Ibid., p. 136. 5 Ludovico Castelvetro, Poetica d’Aristotele vulgarizzata e sposta, 2 e éd., Bâle : P. de Sebabonis, 1576, pp. 177-179 ; Gerardus Joannes Vossius, Poeticarum institutionum libri tres, Amsterdam : L. Elzevirium, 1647, pp. 37-62. 6 Jean Mairet, « Préface » à La Silvanire ou la Morte vive, in Giovanni Dotoli, Temps de préfaces : le débat théâtral en France de Hardy à la querelle du « Cid », Paris : Klincksieck, 1996 (ci-après : Dotoli), p. 242 ; Jean Chapelain, Discours de la poésie représentative, in Dotoli, p. 303 ; Scudéry, « Préface » à La Mort de César, in Dotoli, p. 316. 7 Dans sa Pratique, d’Aubignac fait mention de l’amour de l’Infante comme exemple d’un épisode inutile (pp. 150-151). Dans ses dissertations, il critique le personnage d’Éryxe de Sophonisbe, les « cinq histoires » de Sertorius et l’épisode dans Œdipe (Première dissertation, in Dissertations contre Corneille, éd. Nicholas Hammond et Michael Hawcroft, Exeter : University of Exeter Press, 1995, p. 11 ; Seconde dissertation, pp. 31-33 ; Troisième dissertation, pp. 94-96). 8 Préférant, paraît-il, le vrai au vraisemblable, Corneille n’applique pas sa notion d’unité de péril dans Horace où le héros éprouve deux périls dont la liaison n’est pas évidente. Il en est de même dans sa Théodore, publiée en 1646. Abbé d’Aubignac et les trois unités : théorie et pratique 591 Je tiens donc, et je l’ai déjà dit, que l’unité d’action consiste, dans la comédie, en l’unité d’intrigue, ou d’obstacle aux desseins des principaux acteurs, et l’unité de péril dans la tragédie, soit que son héros y succombe, soit qu’il en sorte. Ce n’est pas que je prétende qu’on ne puisse admettre plusieurs périls dans l’une, et plusieurs intrigues, ou obstacles dans l’autre, pourvu que de l’un on tombe nécessairement dans l’autre 10 . Une vingtaine d’années avant la publication des Discours de Corneille, Scudéry avait jugé l’épisode de l’Infante trop détaché de l’action principale du Cid, jugement confirmé par l’Académie 11 . Dès lors, l’unité d’action devient l’objet d’un large consensus parmi les théoriciens, comme l’écrit René Bray : Après la querelle du Cid on ne l’a plus contestée ; après les Discours de Corneille on ne lui a plus consacré une seule étude originale 12 . Le rapport des actions accessoires avec l’action principale est traité en détail par d’Aubignac dans le chapitre II, 5 de sa Pratique, intitulé « Des Histoires à deux fils, dont l’une est nommée Episode par les Modernes ». Le théoricien affirme que les histoires secondaires doivent être incorporées à l’histoire principale de sorte qu’elles lui soient subordonnées : […] la seconde histoire ne doit pas être égale en son sujet non plus qu’en sa nécessité, à celle qui sert de fondement à tout le Poème ; mais bien lui être subordonnée et en dépendre […] 13 . Il importe de souligner que cette idée de l’unité d’action s’oppose à la conception de la règle qui sera formulée au dix-huitième siècle par Jean- François Marmontel. Ce théoricien soutiendra l’inverse de la notion de subordination énoncée par d’Aubignac, c’est-à-dire que l’action principale dépend des actions épisodiques et non le contraire 14 . Nous citons Jacques Scherer : « Voilà la vraie doctrine classique, ou plutôt la doctrine à laquelle obéissent les œuvres classiques, mais qu’aucun classique n’a définie avec cette clarté » 15 . 9 Cf. René Bray, La Formation de la doctrine classique en France, Lausanne-Genève- Neuchâtel : Payot, 1931 (ci-après : Formation), p. 248. 10 Corneille, Discours des trois unités, in Œuvres complètes III, éd. Georges Couton, Paris : Gallimard, 1987, p. 174. 11 Chapelain, Les Sentiments de l’Académie française sur la tragi-comédie du Cid, in Corneille : Œuvres complètes I, éd. Couton, 1984, p. 813. 12 Formation, p. 248. 13 Pratique, p. 152. 14 Jean-François Marmontel, Poétique française, Paris : Lesclapart, 1763, p. 142. 15 Jacques Scherer, La Dramaturgie classique en France, Paris : Nizet, 1950 ; réimpr. 1964 (ci-après : Dramaturgie), p. 102. B. J. Bourque 592 À l’évidence, la théorie de d’Aubignac et de ses contemporains constitue ce que Scherer appelle « la conception pré-classique de l’unité d’action » 16 . D’Aubignac soutient que l’amour de l’Infante dans Le Cid est un épisode inutile 17 . Mais la notion de subordination qu’il énonce est parfaitement illustrée par le rôle de l’Infante puisque son sort dépend totalement de l’amour de Rodrigue et de Chimène, comme l’affirme Scherer : « La ‘subordination’, telle que l’entendent les théoriciens du XVII e siècle, est ici parfaite ; et pourtant, en raison même de cette perfection, elle détruit l’unité d’action » 18 . Considérons maintenant la pratique de d’Aubignac. Dans La Pucelle d’Orléans, l’auteur choisit le jour de la mort de l’héroïne « comme le plus important événement de son histoire » 19 . Il réussit à transmettre les circonstances de l’action principale au moyen des entretiens des personnages, comme l’explique notre dramaturge dans la préface : […] au lieu de faire de simples narrations de tout le passé, je l’ai fait entrer en raisons et en passions en divers endroits […] tantôt en la bouche de ses ennemis, pour l’accuser ou pour donner quelque prétexte à leur jugement ; tantôt en sa bouche, ou pour reprocher leurs crimes, ou pour se justifier, ou autrement selon que je l’ai pensé nécessaire. L’amour du Comte et la jalousie de la Comtesse sont des actions épisodiques qui provoquent un nouveau Conseil. L’action n’est donc pas unifiée, selon la notion de d’Aubignac, puisque les épisodes exercent une influence sur le déroulement de l’action principale. Dans La Cyminde ou les deux victimes, l’auteur choisit comme action notable le sacrifice des deux héros. Nous apprenons les circonstances de l’histoire par l’entremise des récits. L’amour d’Ostane pour Cyminde influence entièrement l’action de la pièce. L’unité d’action, selon la notion du théoricien, n’est donc pas respectée. Dans Zénobie, l’action notable est le suicide de la reine. D’Aubignac se sert de récits et des entretiens des personnages pour faire connaître les circonstances de l’histoire. Deux intrigues s’entremêlent : l’amour des deux généraux et celui de l’empereur pour l’héroïne. Ce premier épisode n’exerce aucune influence sur le déroulement de l’intrigue, sa subordination à l’action principale étant donc en parfait accord avec la notion d’unité d’action énoncée par le dramaturge. En revanche, l’amour d’Aurélien pour Zénobie constitue une intrigue accessoire qui se poursuit jusqu’au dénouement, l’épi- 16 Ibid. 17 Pratique, pp. 150-151. 18 Dramaturgie, p. 101. 19 D’Aubignac, La Pucelle d’Orléans, tragédie en prose, Paris : François Targa, 1642, « Préface ». Abbé d’Aubignac et les trois unités : théorie et pratique 593 sode jouant un rôle déterminant dans le sort de la reine. L’unité d’action, selon la notion de d’Aubignac, est donc détruite. En définitive, d’Aubignac ne prêche pas d’exemple en ce qui concerne sa perspective théorique sur l’unité d’action, sa notion de subordination ne s’appliquant pas intégralement dans ses tragédies. Bref, c’est la conception de la règle réalisée dans les œuvres classiques qui y est plutôt respectée. II. - L’Unité de temps Avec Mairet, Chapelain, Sarrasin et La Mesnardière, d’Aubignac est un des artisans de la règle de l’unité de temps dans le théâtre classique. En 1630, influencé par la pastorale italienne, Mairet présente la règle des vingt-quatre heures pour la première fois au public français. Bien que La Silvanire ne soit pas un triomphe au théâtre, elle nourrit la réflexion de plusieurs de ses contemporains 20 . Dans une lettre datée du 30 novembre 1630 à Godeau, Chapelain affecte à l’action représentée une durée de vingt-quatre heures au maximum 21 . Il fonde sa théorie sur le principe de la vraisemblance, argument déjà invoqué au seizième siècle par les théoriciens Maggi, Scaliger, Castelvetro et Piccolomini 22 . En 1639, les traités de Sarrasin et de La Mesnardière servent à élaborer la règle 23 . Mais ce sera La Pratique du théâtre de d’Aubignac qui donnera à l’unité une ultime définition. Le chapitre II, 7 de La Pratique s’intitule « De l’Etendue de l’Action Théâtrale, ou du Temps et de la durée convenables au Poème Dramatique ». D’Aubignac explique qu’une pièce de théâtre a deux sortes de durée dont la première est la durée véritable de la représentation. Trop longue, elle risque d’ennuyer et de fatiguer l’esprit du spectateur ; trop courte, elle risque de ne pas divertir suffisamment 24 . La seconde sorte de durée est celle de l’action représentée, c’est-à-dire le temps « depuis que le premier Acteur commence de paraître, jusqu’à ce que le dernier cesse d’agir » 25 . D’Aubignac affirme que selon Aristote « la Tragédie doit être renfermée dans le tour d’un Soleil » 26 . Bien que cette exigence soit respectée chez beaucoup de tragiques grecs et « assez raisonnablement » chez les dramaturges du seizième siècle, 20 Cf. Formation, pp. 265-275. 21 Chapelain, Lettre sur la règle des vingt-quatre heures, in Opuscules critiques, éd. Alfred Hunter, Paris : Droz, 1936, pp. 115-121. 22 Cf. Formation, pp. 255-257. 23 Il s’agit du Discours sur la tragédie, ou remarques sur l’Amour tyrannique de Scudéry de Sarrasin et de La Poétique de La Mesnardière. 24 Pratique, p. 172. 25 Ibid., p. 175. 26 Ibid., p. 175. B. J. Bourque 594 il n’en est pas de même pour les auteurs dramatiques de l’âge préclassique 27 . D’Aubignac appelle les tragédies d’Alexandre Hardy « ces Ouvrages monstrueux » 28 qui ne peuvent être qualifiés ni du nom de tragédies ni de celui de poèmes épiques : Car il me souvient d’avoir remarqué des Poèmes si déréglés, qu’au premier Acte, une Princesse était mariée ; au second naissait le Héros son fils ; au troisième, ce jeune Prince paraissait dans un âge fort avancé ; au quatrième, il faisait l’amour et des conquêtes ; au cinquième, il épousait une Princesse qui vraisemblablement n’était née que depuis l’ouverture du Théâtre, et sans même qu’on en eût ouï parler 29 . Le théoricien explique que le concept « du tour d’un Soleil » peut se définir de deux manières, c’est-à-dire le jour naturel, qui a une durée de vingtquatre heures, et le jour artificiel, qui est le temps entre le lever et le coucher du soleil 30 . Imbu de Castelvetro et de Piccolomini, d’Aubignac soutient qu’Aristote entend seulement parler de cette dernière notion : « il est nécessaire d’observer qu’Aristote entend seulement parler du jour artificiel, dans l’étendue duquel il veut que l’action du Théâtre soit renfermée […] » 31 . Comme l’affirme Scherer, cette théorie est inspirée « par le respect de la vraisemblance plus que par celui d’Aristote » 32 . Dans sa dissertation sur Sertorius, d’Aubignac répète l’argument de Robortello, soutenant que la notion du jour naturel, préconisée par Segni, entame la crédibilité de la pièce 33 : […] étant continue, les hommes n’agissent pas d’ordinaire plus longtemps sans se reposer, et suivant la raison de cette règle on a donné à quelques Poèmes Dramatiques la nuit, ou la moitié d’un jour et la moitié d’une nuit 34 . D’Aubignac va encore plus loin. Il fait mention des théoriciens Rossi, qui « ne porte point l’action du Théâtre au-delà de 8 ou dix heures », et Scaliger, qui « veut qu’elle s’achève dans l’espace de six heures » 35 . La vraisemblance 27 Ibid., pp. 175-177. 28 Ibid., p. 178. 29 Ibid., pp. 177-178. 30 Ibid., pp. 180-181. 31 Ibid., pp. 181-183. Cf. Bernard Weinberg, A History of Literary Criticism in the Italian Renaissance, 2 vol., Chicago : University of Chicago Press, 1961, t. I, p. 547. 32 Dramaturgie, p. 113. 33 Cf. Formation, p. 254. 34 Seconde dissertation, p. 44. 35 Pratique, p. 185. Abbé d’Aubignac et les trois unités : théorie et pratique 595 exige même que « l’action du Poème ne demandât pas plus de temps dans la vérité que celui qui se consume dans la représentation » 36 , notion retrouvée chez Scaliger 37 . D’Aubignac admet que cette coïncidence n’est pas toujours facile, « ni même possible en certaines occasions » 38 . Toutefois, nous ne saurions sous-estimer l’importance de cette notion dans la formulation de la règle de l’unité de temps : La coïncidence de la durée de la fable et de celle de sa représentation scénique n’en demeura pas moins l’une des normes tacites du modèle classique au regard de laquelle le jour naturel ne constituait qu’un pis-aller imposé par la lettre aristotélicienne et, dans une moindre mesure, l’impéritie du poète contemporain 39 . Examinons maintenant si d’Aubignac applique sa notion d’unité de temps dans ses tragédies. La pièce qui observe le plus rigoureusement l’exigence du théoricien est La Cyminde ou les deux victimes, la durée de l’action représentée correspondant au temps réel. En ouvrant sa pièce au moment de la crise, d’Aubignac simplifie à tel point l’action qu’il atteint facilement la forme idéale de l’unité de temps 40 . L’action de La Pucelle d’Orléans se déroule le jour de la mort de l’héroïne. Dans sa préface, l’auteur précise la durée assignée au temps dramatique : Car ce Poème ne pouvant représenter aux yeux des Spectateurs que ce qui s’est fait en huit heures, ou pour le plus en un demi-jour, on n’en peut fonder le dessein que sur un des plus signalés accidents. La limite qu’impose l’auteur au temps de l’action, c’est-à-dire un demi-jour, a pour effet de presser les événements, comme l’affirme Loukovitch : […] ne faut-il pas dilater les 12 heures dont se contente d’Aubignac pour y faire tenir les tentatives de Warwick pour faire évader Jeanne, pour les deux séances du Conseil de guerre et l’exécution de la Pucelle 41 ? 36 Ibid., p. 186. 37 Jules-César Scaliger, Poetices libri septem, 5 e éd., Heidelberg : In bibliopolio Commeliano, 1617, p. 334. 38 Pratique, p. 186. 39 Pierre Pasquier, « Unités/ Unities », dans Dictionnaire international des termes littéraires, éd. Jean-Marie Grassin, Limoges, 1994, <http : / / www.ditl.info/ arttest/ art425.php>, paragraphe 5, lignes 12-15 [consulté le 1 er mars 2007]. 40 C’est la Sophonisbe de Mairet, jouée en 1634, qui présente pour la première fois dans le théâtre français l’action conçue comme une crise, procédé technique employé plus tard par Corneille et par Racine. Cf. Dramaturgie, pp. 117-118. 41 Kosta Loukovitch, L’Évolution de la tragédie religieuse classique en France, Paris : Droz, 1933 , p. 205 . B. J. Bourque 596 Cette précipitation se révèle aussi à la fin de la pièce en raison du dénouement rapide, exigence qui rend invraisemblable la punition abrupte des juges. D’Aubignac n’arrive donc pas à concilier la vraisemblance et la limite maxima qu’il impose au temps de l’action. En ce qui concerne Zénobie, l’intrigue se déroule facilement dans le cadre d’un demi-jour. Henry Carrington Lancaster soutient que la durée de l’action est presque identique au temps réel 42 . Nous ne partageons pas ce point de vue. La fuite de Zénobie à la fin du deuxième acte, sa participation dans un combat contre les Romains et sa capture sont des événements qui prendraient plus de temps que celui de la représentation. III. - L’ Unité de lieu René Bray appelle d’Aubignac « le grand théoricien de l’unité de lieu » 43 . Cette règle, inconnue d’Aristote, provient de l’unité de temps grâce au principe de la vraisemblance 44 . Les commentateurs italiens Maggi, Scaliger, Piccolomini et Viperano y font seulement allusion 45 . Chez Castelvetro se trouve le principe de l’unité, mais sans formulation définitive 46 . Ses observations, cependant, influencent les premiers théoriciens français du siècle classique, comme l’affirme Pierre Pasquier : [...] dès 1630, si l’on en croit Mareschal (préface de La Généreuse Allemande), on débattait dans les cercles précieux parisiens de l’opportunité de réduire l’espace théâtral à un seul lieu pour rendre la fable vraisemblable 47 . En 1631, Mairet, Isnard, Gombauld et Scudéry se prononcent en faveur de la nouvelle règle 48 . Chapelain, dans son Discours de la poésie représentative 42 A History of French Dramatic Literature in the Seventeenth Century, 5 parties en 9 vol., Baltimore : Johns Hopkins Press, 1929-1942 (ci-après : History), t. II, vol. I, p. 339. 43 Formation, p. 283. 44 D’Aubignac affirme qu’Aristote n’a rien dit de l’unité de lieu « à cause que cette règle était trop connue de son temps » (Pratique, p. 154). 45 Cf. Formation, pp. 257-260. 46 Lodovico Castelvetro, Poetica d’Aristotele vulgarizzata et sposta, 2 e éd., Bâle : P. de Sebabonis, 1576, pp. 549-550. 47 « Unités/ Unities », paragraphe 7, lignes 2-5 [consulté le 1 er mars 2007]. 48 Mairet, « Préface » à La Silvanire, in Dotoli, p. 243 ; Isnard, « Préface » à La Filis de Scire de Pichou, in Dotoli, p. 254 ; Jean Ogier de Gombauld, « Préface » à L’Amaranthe, in Dotoli, p. 257 ; Georges de Scudéry, « Préface » à Ligdamon et Lidias, ou la ressemblance, in Dotoli, p. 262. Abbé d’Aubignac et les trois unités : théorie et pratique 597 (1635), préconise, lui aussi, la notion de l’unicité du lieu dramatique 49 . La querelle du Cid (1637) et le traité de La Mesnardière, La Poétique (1639), confirment l’autorité de cette troisième unité 50 . Il faut souligner, toutefois, l’absence d’un consensus d’opinion parmi les théoriciens quant à l’étendue assignée au lieu de la pièce. On restreint la scène à une ville, à une province et même à un pays entier. Selon Scherer, les pièces de l’époque font preuve de cette notion assez large de l’unité de lieu : M. Lancaster a remarqué que les quatorze tragédies jouées en 1635 et 1636 ne dépassent jamais, dans leur mise en scène, les limites d’un pays, et rarement celles d’une seule ville, mais qu’elles ne se limitent non plus jamais à la représentation d’une seule salle 51 . Dès 1639, quelques théoriciens, tels Sarrasin et Ménage, tendent vers une étendue plus rétrécie du lieu dramatique 52 . De nouveau, cependant, c’est d’Aubignac qui prescrira la règle dans sa forme la plus stricte. Notre théoricien affirme que le dramaturge rendra sa pièce invraisemblable, donc ridicule, s’il fait paraître ses personnages en divers lieux 53 . Il exige que le lieu où se trouve un acteur « soit l’image de celui où lors agissait le personnage qu’il représente » 54 . Puisque la scène du théâtre ne change pas dans la suite de la représentation, le lieu de la pièce ne peut pas changer non plus : Qu’il demeure donc pour constant que le Lieu, où le premier Acteur qui fait l’ouverture du Théâtre est supposé, doit être le même jusqu’à la fin de la Pièce, et que ce lieu ne pouvant souffrir aucun changement en sa nature, il n’en peut admettre aucun en la représentation ; et par conséquent que tous les autres Acteurs ne peuvent raisonnablement paraître ailleurs 55 . D’autre part, l’avant-scène peut représenter seulement une étendue limitée plutôt qu’une ville ou qu’une province entière : Et quand nous trouvons écrit, La Scène est à Aulide, à Éleusis, au Chersonese, en Argos, ce n’est pas à dire que le lieu particulier où les 49 Dotoli, p. 304. 50 Scudéry, Observations sur le Cid, in Corneille : Œuvres complètes I, p. 792 ; La Mesnardière, La Poétique, p. 419. 51 Dramaturgie, p. 186. 52 Sarrasin, Discours sur la tragédie, p. 94 ; dans sa Réponse au discours sur la comédie de Térence, Ménage écrit : « M. de La Mesnardière, de L’Académie française, qui dans sa Poétique a donné à la scène l’étendue d’une ville entière, a été en cela trop libéral », cité par Scherer, Dramaturgie, p. 187. 53 Pratique, p. 153. 54 Ibid., p. 156. 55 Ibid., p. 157. B. J. Bourque 598 Acteurs paraissent soit cette ville ou cette Province entière ; mais c’est-àdire que tout l’Ouvrage et les Intrigues de la Pièce, tant ce qui se passe hors de la vue des Spectateurs, que ce qui se passe en leur présence, se traitent en ce lieu-là, dont le Théâtre n’occupe que la moindre partie 56 . La théorie de d’Aubignac concernant l’unité de lieu postule un rapport extrêmement limité et sans imagination entre le spectateur et l’image de la scène, comme l’affirme Mark Franko : « […] the notion of the image is the weakest possible one that could be entertained ; fundamentally substitutive rather than suggestive » 57 . Bien que l’avant-scène ne puisse changer, il n’en est pas de même pour les décors qui se trouvent au fond et aux côtés de la scène, permettant aux tragédies à machines de garder l’unité de lieu. Le théoricien donne l’exemple extraordinaire suivant : […] on pourrait feindre un Palais sur le bord de la Mer abandonné à de pauvres gens de la campagne ; Un Prince arrivant aux côtés par naufrage qui le ferait orner de riches tapisseries, lustres, bras dorés, tableaux et autres meubles précieux : Après on y ferait mettre le feu par quelque aventure, et le faisant tomber dans l’embrasement, la Mer paraîtrait derrière, sur laquelle on pourrait encore représenter un combat de Vaisseaux. Si bien que dans cinq changements de Théâtre l’Unité du lieu serait ingénieusement gardée 58 . D’Aubignac affirme que les Anciens n’ont pas toujours observé cette unité, citant l’exemple des Sept à Thèbes d’Eschyle où les jeunes filles du chœur se trouvent « tantôt devant le Palais de leur Roi et tantôt dans le camp des Ennemis, sans qu’on les eût vues changer de place » 59 . Il méprise les ouvrages dramatiques modernes à cause de ce même défaut : […] chacun sait qu’il n’y a jamais eu rien de plus monstrueux en ce point que les Poèmes que nous avons vus depuis le renouvellement du Théâtre, en Italie, en Espagne, et en France ; et hors les Horaces de M. Corneille, je doute que nous en ayons un seul, où l’unité du lieu soit rigoureusement gardée 60 . 56 Ibid., p. 164. 57 « Act and Voice in Neo-Classical Theatrical Theory : D’Aubignac’s Pratique and Corneille’s Illusion », Romanic Review, 78, 1987, p. 316. Nous retrouvons la même thèse chez Castelvetro (Joel Elias Spingarn, A History of Literary Criticism in the Renaissance, New York : Columbia University Press, 1899, p. 101). 58 Pratique, p. 158. 59 Ibid., p. 154. 60 Ibid., p. 169. Abbé d’Aubignac et les trois unités : théorie et pratique 599 Plus tard, il critiquera même Corneille pour son abandon de la règle. Dans sa Première dissertation, d’Aubignac affirme que « Monsieur Corneille ne tient pas que l’unité du lieu soit nécessaire dans un Poème Dramatique », de sorte que dans Sophonisbe, « on ne sait jamais où les Acteurs viennent, ni d’où ils viennent » 61 . Dans sa dissertation sur Sertorius, le théoricien souligne ce message avec insistance : Il est vrai que M. Corneille se sert d’une erreur dont il veut faire une règle dans son traité des trois Unités, qu’il ne faut point nommer le lieu de la Scène quand l’unité n’en est point observée, afin d’empêcher le Spectateur d’en connaître le désordre, et de tomber par-là dans une confusion qui l’embarrassait 62 . D’Aubignac devient donc le grand partisan de la forme parfaite de l’unité de lieu. Déterminons si les trois pièces de d’Aubignac sont conformes à sa notion d’unité de lieu. La pièce qui garde cette unité le plus rigoureusement est Zénobie où le lieu de l’action est « la Chambre de Zénobie au Palais de Palmyre » 63 . Lancaster fait remarquer que cette pièce fut peut-être la première à limiter le lieu si considérablement : The place is a single room, a rare usage at this time. Indeed, d’Aubignac may have been the first to limit the location so greatly, but we cannot prove that this was the case unless we can show that Zénobie was performed before Horace 64 . À la première scène, Zabas et Timagène attendent Zénobie dans cette chambre, la reine y faisant son entrée de son cabinet à la scène suivante. Même la rencontre de Zénobie et d’Aurélien a lieu dans cette même salle, l’empereur entrant dans l’endroit où se trouvent les vaincus. Comme l’indique Scherer, ce procédé qui consiste à montrer le vainqueur pénétrant dans la place occupée par ceux qu’il vient d’écraser fut déjà employé par Mairet dans sa Sophonisbe (1635), par La Calprenède dans La Mort de 61 Première dissertation, p. 7. 62 Seconde dissertation, p. 40. 63 Zénobie, tragédie. Où la vérité de l’Histoire est conservée dans l’observation des plus rigoureuses règles du Poème Dramatique, Paris : Augustin Courbé, 1647, « Acteurs ». 64 History, t. II, vol. I, p. 339. Il s’agit, bien entendu, de la tragédie Horace de Corneille. La première représentation privée de cette tragédie eut lieu un peu avant le 9 mars 1640. Elle fut représentée au public au début de mai 1640. Zénobie fut jouée au public un peu avant le 6 avril 1640. B. J. Bourque 600 Mithridate (1636) et par Georges de Scudéry dans L’Amour tyrannique (1639) 65 . Dans La Cyminde ou les deux victimes, « la Scène est en la ville d’Astur, sur la place entre le Palais et le temple, et qui regarde la mer » 66 . L’importance du spectacle dans la pièce oblige d’Aubignac à se servir de décors pour garder l’unité de lieu. Il est indispensable donc que l’image de la mer soit présentée au spectateur dès la première scène, exigence qui fut apparemment négligée par les acteurs qui représentèrent l’adaptation de la pièce en vers en 1641 : […] au lieu de découvrir la mer dès le premier Acte, afin d’imprimer dans l’esprit des spectateurs la croyance de la mort d’Arincidas ou de Cyminde, par les préparatifs de ce Sacrifice dont l’image leur serait toujours présente, ils ne l’ont jamais fait paraître qu’au quatrième, si bien que non seulement ils ont détruit l’unité du lieu malgré tous les soins de l’Auteur, mais encore ont-ils perdu l’effet d’un beau spectacle, et qui d’ailleurs n’était pas trop mal disposé 67 . Dans le dernier acte, Cyminde est dans sa barque, mais la pièce garde intégralement l’unité de lieu puisque l’héroïne se trouve près du rivage. Dans La Pucelle d’Orléans, d’Aubignac ne précise pas au début de la pièce le lieu de l’action, le dialogue nous indiquant que l’intrigue se déroule dans le château de Rouen. À la première scène, la Pucelle se trouve dans sa prison, l’ange lui ordonnant d’en sortir. Le reste du premier acte a lieu dans une cour à l’extérieur de la cellule. Le deuxième acte semble rester au même endroit. Dans le troisième acte, les juges prennent leur place dans le tribunal à l’intérieur du château, le lieu aussi de l’action pour l’acte IV. Le dernier acte semble retourner au même lieu que les actes I et II, la Pucelle déclarant : « Je touche enfin l’heureux moment d’une entière liberté, puisque je sors de prison pour sortir du monde. » (V, 1) À la scène suivante, le Comte affirme : « à peine ai-je tourné des yeux l’étendue de cette cour, qu’il n’y est pas resté une seule personne […].» (V, 2) La règle de l’unité de lieu au sens strict, telle que l’entend d’Aubignac, n’est donc pas manifeste dans La Pucelle d’Orléans. La prison représentée à la première scène est un lieu de l’action qui s’ajoute à deux autres 68 . Il 65 Dramaturgie, p. 189. 66 La Cyminde ou les deux victimes, tragédie en prose, Paris : François Targa, 1642, « Acteurs ». 67 Ibid., « Le Libraire au lecteur ». 68 Sur « le spectacle des prisons », voir les pages 167-168 de la Dramaturgie de Scherer. L’auteur parle des inconvénients de mise en scène présentés par la prison : « Elle est généralement petite et fermée par une grille ; l’acteur qui est derrière cette grille est mal à l’aise et mal vu ; il a la tentation de sortir pour Abbé d’Aubignac et les trois unités : théorie et pratique 601 conviendrait de se demander si l’emploi du rideau entre les actes IV et V est une tentative de voiler ce compromis de la rigueur de l’unité, la règle étant sacrifiée aux nécessités de l’intrigue. Avec le but de se moquer des pièces de d’Aubignac, Donneau de Visé affirme que l’auteur de La Pratique du théâtre « a donné des règles qui lui ont été inutiles » 69 . Il est incontestable que d’Aubignac dramaturge n’a jamais réussi à respecter intégralement ses propres théories. Quel que soit le manque de qualités dramatiques des tragédies de notre auteur, cela ne peut pas être attribué à une application rigoureuse de ses préceptes. D’Aubignac dramaturge sait s’y prendre pour unifier l’action de ses ouvrages, alors que d’Aubignac raisonneur ne sait pas théoriser cette notion dramaturgique. La pratique de d’Aubignac en ce qui concerne l’unité de temps est conforme à sa théorie, bien que dans une de ses œuvres, l’auteur ne réussisse pas à harmoniser la vraisemblance et le nombre d’heures qu’il s’impose comme limite. Quant à la structure externe de la pièce, nous avons remarqué que dans La Pucelle d’Orléans, l’unité de lieu n’est pas strictement appliquée. réciter son rôle. C’est invraisemblable, mais c’est sans doute ce qui se faisait […] », p. 167. 69 Défense de la Sophonisbe de Monsieur de Corneille, in Recueil de dissertations sur plusieurs tragédies de Corneille et Racine, éd. François Granet, 2 vol. en 1 vol., Hildesheim : Georg Olms Verlag, 1975, t. I, p. 157.