Papers on French Seventeenth Century Literature
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0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
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L’après-midi théâtral sous Louis XIV : effacement et retour du corps
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Jesse Dickson
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PFSCL XXXV, 69 (2008) L’après-midi théâtral sous Louis XIV : effacement et retour du corps JESSE DICKSON En 1924 déjà, Félix Gaiffe, dans une pittoresque étude intitulée L’Envers du grand siècle, entreprenait de corriger l’image idéalisée du règne du Roi Soleil. Récemment, de nombreuses analyses théoriques ont signalé les fissures dans la resplendissante façade classique érigée, entre autres, par Voltaire dans Le Siècle de Louis XIV 1 . Dans la même veine, je me propose d’étudier certaines dissonances qui se manifestent dans le domaine de la représentation théâtrale. Au moyen âge, les mystères étaient « farcis » d’interludes comiques. Dans Le jeu d’Adam le dialogue était typiquement interrompu par les gesticulations grotesques des petits démons. Le grossier alternait avec le sublime chrétien, et cela jusqu’à ce que la farce soit bannie du drame liturgique, devenant alors un genre à part jugé plus ou moins secondaire sinon ignoble. La hiérarchie des genres se retrouvera au XVII e siècle, bien entendu, mais la relation entre tragédie et farce sera plus ambiguë qu’on le croit. Car sous le règne de Louis, l’affiche de l’après-midi théâtral 2 propose tantôt une comédie en cinq actes (Molière, les Corneille, Scarron et al.), tantôt un double programme formé de deux comédies en trois actes (Les Plaideurs et Les Fourberies de Scapin, par exemple), ou, très souvent, une tragédie en cinq actes suivie d’une « petite comédie » 3 . En ce qui concerne le 1 Félix Gaiffe, L’Envers du grand siècle (Paris : Albin Michel, 1924). Michel Foucault, Histoire de la folie à l’ âge classique (Paris : Gallimard, 1972). Mitchel Greenberg, Baroque Bodies : Psychoanalysis and the Culture of French Absolutism (Ithaca, N.Y. : Cornell University Press, 2001). 2 L’affiche précisait deux heures pour le début du spectacle. Il semble que le lever du rideau ait pu avoir lieu plus tard dans l’après-midi, mais la question n’a pas été réglée définitivement. Voir Eugène Despois, Le théâtre français sous Louis XIV (Paris : Hachette, 1882), 145-146. 3 « Petite comédie » est souvent synonyme de la farce d’origine médiévale, qui dramatise des situations de la vie quotidienne, domestique et commerciale, Jesse Dickson 626 ton de cette dernière formule, la combinaison peut être harmonieuse si, par exemple, Monsieur de Pourceaugnac est suivi du Baron de la Crasse ; mais l’expérience du spectateur sera sensiblement différente si c’est Phèdre plutôt que Pourceaugnac qui est suivie du Baron de la Crasse. On n’a pas assez apprécié, dans cette seconde moitié du Grand Siècle qui se trouve de plus en plus bienséante 4 , le retour et la persistence de la farce triviale, parfois indécente et cela grâce à Molière (ou par sa faute, selon certains), qui flatte le goût du jeune Louis. Le 18 mai 1659, nous dit La Grange, la Troupe de Monsieur jouait « au Louvre… pour le Roy » 5 , Le médecin volant, dans lequel le protagoniste faisait rire en ingurgitant l’urine de l’héroïne. Cette pièce et deux autres versions qui s’en inspirent seront jouées de nombreuses fois par la troupe de Molière, puis par la Comédie Française 6 . Le lieu commun veut que, à l’apogée du théâtre classique, règne la règle de la séparation des styles, de la farce à la tragédie en passant par la grande comédie. Certains éléments de la farce se retrouvent dans celle-ci mais restent soumis, parfois coquettement, à l’honnêteté (L’École des femmes, Le Tartuffe). En principe le genre sublime n’admet aucune transgression des règles qui hiérarchisent les genres. Cependant, plus la séparation des styles est radicale à l’intérieur de l’œuvre tragique, plus l’accouplement de la animées par de nombreux jeux de scène, et structurées souvent par des tromperies, comme sur le modèle du trompeur trompé. La farce représente souvent une subversion ludique de l’autorité des maris, pères, avocats, juges, prêtres, docteurs et médecins (David Maskell, « The Aesthetics of Farce : La Jalousie du Barbouillé », Modern Language Review, Vol 92, No 3 [1997 July], 581-589). Mais ce qui nous retient avant tout, c’est le fait que la satire de la médecine invite l’exhibition sociale du site de l’activité médicale, le corps dans ses mouvements et sa physiologie, « la corporéité ». 4 Jacques Scherer rappelle qu’après 1640 « on a l’impression [...] d’une véritable purification » des mœurs qui prépare la mise en place des bienséances vingt ans plus tard (La Dramaturgie classique en France, Nizet, sd, 384), époque où Corneille censure l’acte V de L’Illusion comique pour afficher son respect de la délicatesse des dames. 5 Registre de La Grange, B. E. Young, G. P. Young, éds (Paris: E. Droz, 1947), tome I, 5. 6 Il s’agit du Médecin volant (1661) en vers de Boursault, presque identique à la farce attribuée à Molière. Celle-ci se joue une dizaine de fois après des comédies de Scarron, Boisrobert et Molière de 1659 à 1662. Mais ensuite elle suit des tragédies: Venceslas (1663), La Thébaïde (quatre fois en 1664) et, connaissant un regain de faveur en 1685, elle suit Andronic, Horace, Venceslas, Sertorius, Britannicus, Héraclius et Pénélope, les représentations s’ensuivant toutes au mois de mai. Voir La Grange, Registre, Index, 378. L’après-midi théâtral sous Louis XIV : effacement et retour du corps 627 tragédie et de la farce pendant l’après-midi théâtral est frappant. Pourquoi nous ramener abruptement du haut vers le bas ? Est-ce pour retenir le parterre que l’on garde « Ces petites pièces qui suivent les grandes pièces sérieuses et en l’absence desquelles on risque de chasser le peuple » 7 ? Mais selon d’autres encore, « ces petits amusements de théâtre, par où l’on tâche de délasser l’esprit des auditeurs après de sérieux spectacles, sont très capables de divertir les plus délicats par leurs petites comédies » 8 . Quoiqu’il en soit, c’est ce heurt entre tragédie et farce qui va déterminer le sens de l’après-midi théâtral plus que ne le font les œuvres isolées 9 . On nous reprochera de « mélanger les torchons et les serviettes ». N’est-il pas vrai que tout dissocie les deux genres : vraisemblance ou invraisemblance dans la conduite de l’intrigue, dignité ou vulgarité du langage, effets pathétiques ou comiques... ? Cependant nous ne sommes pas ceux qui rapprochent la France d’en bas et celle d’en haut, ce sont Molière et l’Hôtel de Bourgogne et, après 1680, la Comédie Française, qui nous font connaître la farce fraîchement précédée de l’expérience tragique en donnant le dernier mot au genre bas. La critique moderne a tendance à définir la tragédie d’après l’expérience du livre. Ce n’est pourtant pas l’expérience du spectateur classique, qui, lui, a pu voir Bérénice suivie du Médecin volant, Iphigénie suivie du Baron de la Crasse, ou encore Phèdre suivie de L’Aprèssoupé des auberges ou du Veau perdu (dans lequel un chien paraît sur la scène 10 ) et ces trois tragédies - en fait, toutes les tragédies de Racine d’Alexandre à Phèdre comprises - talonnées du grivois Médecin malgré lui. Le double programme, en enchaînant tragédie et farce, mettait en scène la relation pour ainsi dire schizophrène qu’a le théâtre classique avec le corps. Qu’est-ce, ce corps qui m’appartient, auquel j’appartiens ? Il va de soi qu’il ne se réduit pas à un organisme simple situé au cœur du monde matériel ; c’est un site où se croisent le psychique, le sexuel, le discursif et où le sujet se construit dans l’interface entre le désir et une réalité composée 7 Selon l’expression employée par Hauteroche dans une lettre à La Grange, citée par A. Ross Curtis, Crispin premier : la vie et l’œuvre de Raymond Poisson, 20. La citation se trouve dans Le Baron de la Crasse et L’Après-soupé des auberges, Raymond Poisson, Charles Mazouer, éds (Paris : Nizet, 1987), 20, note 11. 8 Mazouer, op. cit., 131-132. 9 C’est pourquoi nous n’étudions pas ici Le Malade imaginaire joué toujours seul, bien que cette pièce nous apprenne beaucoup sur le statut du corps. 10 La pièce de Champmeslé a suivi Phèdre le 8 avril 1690 et le 28 juin 1694 selon H. Carrington Lancaster, The Comédie française, 1680-1701 (Baltimore : The Johns Hopkins Press, 1941), 104, 140. Jesse Dickson 628 de l’élément biologique, certes, mais aussi d’instances socio-économiques 11 . Comme le précise M. Greenberg, « [...] the ‘ body’ does not exist, is not available to us in some empirical ‘thereness’ but always as a complex nexus of ideological investments. Just as we have seen that for critics despite their different theoretical perspectives the theater was perceived as a mediating locus so too, the ‘body’ is another construct that different critics, especially recent critics of early modern culture refuse to see as simply a biological given » 12 . Ceci dit, et tout en reconnaissant que nous avons à faire à tout un système de connexions, nous voulons pourtant ramener l’attention sur la spécificité de l’organisme biologique - musclé ou affaibli, excitable ou flegmatique, solide ou rempli d’ « humeurs » - afin de montrer comment, dans la tragédie, où semblent triompher un certain cartésianisme (suprématie de l’âme distincte du corps), bienséances (proscription du rapport trop intime avec le corps) et préciosité (tendance à spiritualiser le corps), cet organisme tend à s’effacer, pour triompher cependant dans la farce. Dans la 4 e partie du Discours de la méthode, un drôle de fantasme, une feinte, permet au narrateur de faire abstraction de la réalité phénoménologique, en se déliant du corps pour imaginer qu’il n’est plus que tête. Descartes débute ainsi : « […] (E)xaminant avec attention ce que j’étais, et voyant que je pouvais feindre que je n’avais aucun corps […] ». S’ensuit la démonstration proprement philosophique (le « je pense […] ») où il achève la disgrâce du corps et la distinction de l’âme : (M)ais que je ne pouvais pas feindre pour cela que je n’étais point ; et qu’au contraire de cela même que je pensais à douter de la vérité des autres choses, il suivait très évidemment et très certainement que j’étais ; […] je connus de là que j’étais une substance dont toute l’essence de la nature est de penser, et qui, pour être, n’a besoin d’aucun lieu, ni ne dépend d’aucune chose matérielle. En sorte que ce moi, c’est-à-dire l’âme par laquelle je suis ce que je suis, est entièrement distinct du corps […] 13 . Dans la 5 e partie, écartant un binarisme trop simplificateur, le narrateur consent à l’existence du corps, mais ce corps n’est pas vraiment réincarné ; c’est un appareil, une machine, beaucoup plus complexe qu’un simple « automate » il est vrai (120), mais passive, sans parole humaine (donc sans 11 Pour une analyse des différentes conceptions théoriques actuelles du corps et de la conception du corps au XVII e siècle, voir Francis Barker, The Tremulous Private Body, Essays on Subjection (Ann Arbor MI : University of Michigan Press, 1995), vi-vii,10. 12 Op. cit., « Molière’s Body Politics », 26. 13 Descartes, Discours de la méthode, Étienne Gilson, éd. (Paris : Vrin, 1966), 90. L’après-midi théâtral sous Louis XIV : effacement et retour du corps 629 raison), et - plus pertinemment pour nous, étant donné l’influence de ce modèle corporel sur le théâtre - n’exhibant aucune différence sexuelle, voire simplement aucun sexe 14 . Quant à la préciosité, il est difficile de cerner avec précision ce phénomène. Il y a des précieuses « galantes », des « jansénistes de l’amour », des « prudes » et des « névrosées » 15 . Il y a des précieuses haut placées du côté du pouvoir et celles qui militent contre le patriarcat. Il y a des puristes du vocabulaire, extirpatrices de mauvaises syllabes, qui promettent de bannir « l’impureté des mots aussi bien que des choses » 16 . Malgré les contrastes, la plupart d’entre elles partagent une semblable conception du corps. Michel de Pure, à qui il arrive de railler les précieuses, met néanmoins le doigt sur l’attitude en question. La précieuse a lâché le corps médiéval débordant d’humeurs, elle s’est spiritualisée, voire vaporisée : « On dit qu’elles ne se formoient que d’vne vapeur spirituelle, qui s’excitant par les douces agitations qui se fondent dans vne docte Ruelle, se forment enfin en corps (= en groupe) et composent la PRETIEVSE » 17 . La précieuse échappe même à la procréation : « (Elle) n’est point la fille de son pere ny de sa mere […]. Elle n’est pas non plus ouurage de la nature sensible et matérielle, elle est vn extrait de l’esprit, vn precis de la raison (63) » . Cette conception du corps aboutit au refus de la sexualité dont Molière se moque dans Les Précieuses ridicules où la précieuse est confrontée à sa propre corporéité : après avoir dit en frissonnant son horreur à l’idée de « coucher contre un homme vraiment nu » (scène IV), Cathos s’extasie sur le Mascarille « homme d’épée » (XI). Dans Les Femmes savantes le sens de la vue permet une forme de communication plus subtile que celle de la voix avec son grain et ses chaudes vibrations sonores. Bélise appellera les yeux « les muets truchements » (384) qui, dans la déclaration amoureuse, permettent d’éviter le contact outrageant avec la bouche. 14 Comparer Anne Deney-Tunney, Écritures du corps, de Descartes à Laclos ( Paris : Presses Universitaires de France, 1992), 45-47. 15 Sur ces dernières, voir Philippe Sellier, « La Névrose précieuse : une nouvelle Pléiade » in Présences féminines, Littérature et Société au XVII e siècle français, Ian Richmond, Constant Venesœn, éds : PFSCL, Paris, Seattle, Tübingen 1987), 47-71. 16 Cité par Adam, Histoire de la littérature française au XVII e siècle (Paris : Editions mondiales, 1963), tome III, 35. 17 Michel de Pure, La Prétieuse, ou le mystère des ruelles, Première et Deuxième Parties, Émile Magne, éd (Paris : E. Droz, 1938), 62. Ailleurs de Pure note que les femmes sont « épurées des sens […], fort attachées aux intérêts de l’esprit » (12) […] mais aussi des êtres ineffables : « La Prétieuse de soi n’a point de définition ; les termes sont trop grossiers pour exprimer une chose si spirituelle » (67). Jesse Dickson 630 Sous ces influences dématérialisantes, le corps de la tragédie s’éclipse plus ou moins, mais, à la fin du double programme il va de nouveau envahir la scène, sur les plans les plus divers, y compris le domaine apparemment peu significatif de l’expérience auditive. La fin de Bérénice baigne dans l’harmonie racinienne, qui tient à la pureté vocalique des mots dégagés de consonnes encombrantes, dures ou plosives. Je l’aime, je le fuis ; Titus m’aime, il me quitte. Portez loin de mes yeux vos soupirs et vos fers. Adieu : servons tous trois d’exemple à l’univers De l’amour la plus tendre et la plus malheureuse Dont il puisse garder l’histoire douloureuse (V, 7, 1500-1504). Derrière la tragédie marche L’après-soupé des auberges (1665) de Raymond Poisson, pièce qui a souvent suivi Racine après 1680, 18 et qui présente une jeune Vicomtesse à la prononciation affectée, et au consonantisme inarticulé, bafouillant, postillonnant, comme si elle parlait la bouche pleine. « LA VICOMTESSE, en toussant : He hem, he hem, he hem ; te ze suis enlumée ! Elle crache. […] Ze lougis de toussel si glossielement » (170-173 et suivants). Autant que le sens des mots, Poisson nous fait entendre la production de mots à la consonnance grossière. L’air, en rencontrant des obstacles buccaux, produit un flot de sifflantes, fricatives et liquides 19 . Si l’on en rit, c’est parce que, après les 1506 vers euphoniques de Bérénice, L’Après-soupé nous plonge à plein dans la matière phonique, la grossièreté sonore. Autant la figure tragique tend à effacer le corps, autant celle de la farce tend à le rematérialiser par la suite. Afin de suggérer que sans Titus Bérénice aura besoin d’Antiochus, Arsace dit que « Tout parlera pour vous, le dépit, la vengeance,/ L’absence de Titus, le temps, votre présence,/ Trois sceptres que son bras ne peut seul soutenir » (III, 2, 823-825). Dans Le Médecin malgré lui, Martine se plaint de ses responsabilités maternelles : « J’ai quatre pauvres petits enfants sur le bras […] ». « Mets-les à terre », rétorque Sganarelle (I, 1, 51-53). Puis, quand elle l’accuse de « manger » tout son bien, à Sganarelle de répondre : « Tu mens, j’en bois une partie ». Le coq-à-l’âne, qui refuse la conséquence logique du dialogue, possède, suivant de près la tragédie, une signification supplémentaire. Le sens figuré 18 Cette pièce à succès avec 70 représentations entre 1680 et 1705 (Mazouer, 143) a été précédée 16 fois de tragédies de Racine. 19 « (R) passe à l (dile pour dire), ch à s (sous pour choux), g à d devant voyelle (daze pour gage), c à t (tocher pour cocher), j à z (ze pour je), s à z (ze pour ce) » (Mazouer, 150). L’après-midi théâtral sous Louis XIV : effacement et retour du corps 631 est subverti par le sens concret, qui, par un mouvement de dégradation et d’abaissement, nous ramène vers le terre-à-terre et les fonctions corporelles. Sur la scène tragique, la gestuelle du comédien doit modeler un corps aristocratique. Pour le réussir le metteur en scène doit faire respecter, malgré la tempête des passions, le maintien du corps bien dressé. Elias a fait voir comment au cours des XVI e et XVII e siècles s’élabore dans la société de cour un code de civilité comprenant « les convenances extérieures du corps » 20 qui vont à contre-courant de la tendance grotesque qui informe l’œuvre de Rabelais. Le port reflète un désir d’équilibre et de proportion. On met l’accent sur la verticalité (Vigarello 153). L’aristocratie se définit par cette droiture, signe de supériorité morale. Tout geste doit être contrôlé, sinon le corps perd sa noblesse (177, 180). Madame de Maintenon exige de ses élèves un tel comportement : Que toutes vos actions soient tranquilles, douces et modestes. Ne jetez point une porte, ni un siège, ni un livre, de toutes vos forces, comme un manœuvre ferait d’une pierre. […] Que tout votre extérieur soit bien composé ; tenez-vous droite, portez bien la tête, n’ayez point le menton baissé […] 21 Le théâtre de Racine est censé être pauvre en actions physiques, voire désincarné. Sans être tout à fait erroné, ce jugement doit être nuancé car les indications scéniques, tant explicites qu’implicites, obligent les comédiens à se déplacer, s’asseoir, se relever, s’agenouiller, s’évanouir, se soutenir l’un l’autre, et cetera 22 . Les metteurs en scène d’aujourd’hui permettent un jeu très libre - on voit Phèdre qui se tord de douleur sur les planches. Mais, au XVII e siècle, la dignité aristocratique exige que le tourment se tempère. Vers la fin de Bérénice, les didascalies (« Je m’agite, je cours », IV, 1, 955) demandent des mouvements paniqués. Mais quand, accablée de douleur, Bérénice est obligée de s’asseoir, la comédienne ne s’affaissera pas, ne perdra pas l’équilibre : « Elle se laisse tomber sur un siège » (V, 5, 1362, c’est moi qui souligne). La retenue est toujours de rigueur. Ce contrôle de soi lors du paroxysme psychologique est, on le sait, la source de la tension 20 Norbert Elias, La Civilisation des mœurs (Paris : Calmann-Lévy, 1973), 80-81, 110- 111. Voir aussi Georges Vigarello, « The Upward Training of the Body from the Age of Chivalry to Courtly Civility », Zone No 4, « Fragments for a History of the Human Body, Part 2 » (New York, 1989), 149-199. 21 « La politesse et la bonne tenue [A la classe verte, juillet 1716] », Éducation et morale, choix de lettres, entretiens et instructions, F. Cadet, Dr E. Darin (Paris : Delagrave, 1895), 114-116. 22 Racine, A Theatrical Reading, David Maskell (Oxford : Clarendon Press, 1991), 61- 91. Jesse Dickson 632 exquise de la tragédie racinienne - et mettra en relief d’une façon hilarante la balourdise du Baron de la Crasse. La pièce éponyme de Poisson (1662) 23 présente une scène qui se déroule devant la porte de la chambre royale. Le Baron tambourine sur la porte au lieu de faire le petit geste discret consistant à « gratter » comme il fallait 24 . Cette inconvenance s’aggrave grotesquement, accusant la gaucherie du baron, dont les cheveux se prennent dans la porte que l’huissier lui referme au nez : Encor si c’eust esté des cheveux de la Cour, J’aurois fort bien laissé la perruque [...] Mais, par malheur, c’estoit des cheveux de ma teste, Fort épais et forts longs […]. Je me couppay tout net ce costé de cheveux. Mais sitost qu’on me vit tondu de cette sorte, Et mes cheveux sans moy demeurez à la porte, Le ris se redouble […] (III, 154-196). Mais la farce fait valoir aussi un corps acrobatique qui s’oppose, d’une autre façon bien évidemment, à la contrainte bienséante et à la passivité du corps cartésien. Qu’on relise les didascalies des scènes IX-XVI du Médecin volant pour se figurer les savantes voltiges de Sganarelle. (Copeau n’appelait-il pas Molière l’athlète complet du théâtre ? ) Mais il faut savoir apprécier, en plus de la gymnastique corporelle, la physiologie du corps, dans sa suppression comme dans sa réapparition. Selon Bakhtin 25 , le corps grotesque rabelaisien est ouvert au monde. Bouche, nez, seins, anus, organes génitaux, orifices situés « au seuil de l’intérieur et de l’extérieur du corps » 26 , sont mis bien en évidence, ainsi que leurs fonctions physiologiques (ingestion, évacuation, activité sexuelle). Or, pour bien différencier le corps classique, Bakhtin insiste sur son caractère fini, séparé, distinct et avant tout, fermé. L’accouplement de Bérénice et des Médecins va permettre de confronter ces conceptions antagonistes. Les mouvements des personnages de la tragédie seront caractérisés par lesdites « retenue » et « droiture ». A cela correspond, au registre lexical, 23 La farce de Raymond Poisson, encore un grand succès, a été jouée 250 fois entre 1680 et 1762 (Mazouer 47). Elle a suivi Racine 27 fois de 1662 à 1701. 24 Mazouer 75, note 32 : « se dit aussi chez les princes de ceux qui font un petit bruit avec les ongles à la porte, afin que l’huissier leur ouvre. Il n’est pas permis de heurter à la porte de la chambre du Roi : on y gratte seulement (FUR) ». Cf aussi La Bruyère, « De la cour », 15. 25 Mikhail Bakhtin, Rabelais and His World (Helene Iswolsky translation) (Cambridge : Massachusetts Institute of Technology, 1968), 18, 26, 317-318, 320. 26 Voir Knight 38. L’après-midi théâtral sous Louis XIV : effacement et retour du corps 633 l’insolite « effet de sourdine » 27 : impressions d’éloignement réalisées par des expressions impersonnelles avec « on » (« Vous aimez, on [= « moi », Bérénice] vous aime » [1452]) ; emploi de l’adjectif démonstratif qui crée une impression de distance : « Que me sert de ce cœur l’inutile retour » demande Bérénice à Titus (1349), et cetera. D’innombrables tournures de la sorte ont un effet cumulatif qui freine et raffine les épanchements. Bérénice et Titus s’aiment depuis cinq ans. Il ne s’agit évidemment pas d’ « une passion contente » 28 ayant connu « les derniers engagements » (Préface de Racine), mais d’une ardeur attisée par l’attente : « ardeur assidue […] extrême » (I, 4, 155, 159). Et pourtant cet amour « plus ardent mille fois » (II, 2, 422) se manifeste par une « explication » (I, 1, 6). L’intellectualité de ce terme, qui n’a aucune connotation affective 29 ne peut que frapper le spectateur moderne. Voilà qui, avec le contrôle gestuel et le vocabulaire en piano, contribue à l’effacement du corps désirant, qui est épuré, rendu moins solide. Encore faut-il apprécier la nature et les limites de cette atténuation, car dans l’écoulement des larmes qui baignent la pièce 30 , on détecte une présence corporelle. Au moment de la rupture, le spectateur voit les larmes (V, 5-7, 1316, 1348, 1392, 1415), qui perlent dans les yeux de la comédienne et coulent sur ses joues. Au contraire d’un héros étanche tel Horace, Titus sait aussi pleurer (1473, 1483). Or, c’est bien une substance liquide qui émerge du corps et brille à la lueur des chandelles. Mouvement involontaire : l’émotion ne se contient plus ; l’affliction est trop forte pour être maîtrisée par l’esprit 31 . Paradoxalement, pleurer peut non seulement indiquer la peine mais procurer une volupté délicate. Racine nous invite à ressentir ce « plaisir de pleurer et d’être attendris » 32 . Il se souvient peutêtre d’Ovide, « Il y a un certain plaisir à pleurer./ Par les larmes la douleur s’épuise et s’exhale » 33 : épuisement, exhalaison, sensations à la fois pénibles 27 On suit de près l’analyse stylistique que fait Leo Spitzer, Essays on Seventeenth- Century French Literature (Cambridge : Cambridge University Press, 1983, traduction David Bellos). Voir en particulier 209, 214 et 230. 28 Ainsi dit l’abbé du Bos, cité par Raymond Picard, Œuvres complètes de Racine (Paris : Gallimard, 1950), tome I, 1107, note 3. 29 Sauf dans le sens d’une « explication, parmy les braves » (Furetière). 30 « Larmes », « pleurs », diverses formes du verbe « pleurer » reviennent plus que dans n’importe quelle autre tragédie de Racine (57 fois contre 43 pour Andromaque, comme le montre Bryant Freeman, Concordance du Théâtre et des Poésies de Racine (Ithaca : Cornell UP, 1968), vol I (702-704), vol II (947-951)). 31 Voir Christian Biet, « La Passion des larmes », Littératures classiques 26 (janvier 1996), 170. 32 Préface de Bérénice, Picard, op. cit., 467. 33 Tristes, IV, 3, vv 37-38. Jesse Dickson 634 et délectables. La tendresse mêlée de tristesse se manifeste en plus par des gestes indiqués par les didascalies. A plusieurs reprises Titus évoque les caresses où la main de la reine passe sur sa joue mouillée de larmes : « Elle m’offre sa main pour essuyer mes larmes » (II, 2, 480). Réciproquement, « Je la revois bientôt de pleurs toute trempée./ Ma main à les sécher est longtemps occupée » (539-540). Tendresse sororale autant que sensuelle, il est vrai - mais il est bien question d’une expérience tactile où la main rejoint la joue, contact lubrifié par les pleurs ; on sait que dans Racine les attouchements sont très rares 34 . Le corps racinien n’est donc pas impalpable. Ceci dit, il faut reconnaître également que les pleurs sont une substance noble, car ils découlent des yeux, c’est-à-dire du chef, du haut du corps - seul site permis à leurs caresses, d’ailleurs - et c’est sous l’effet d’une émotion du cœur, émotion noble. Les pleurs ne polluent pas, ils n’ont pas leur source dans « les fonctions corporelles de la digestion ou de la procréation » 35 . Si on a tant insisté sur son « élévation physiologique », c’est qu’aux trousses de Bérénice viennent Le Médecin volant de Boursault 36 et Le Médecin malgré lui, où la substance liquide provient des couches inférieures du corps. Racine rencontre Rabelais. Or il est vrai que boire n’est pas engloutir le monde comme dans l’univers physiologiquement énorme de Gargantua, mais échos proprement rabelaisiens il y a. Le corps plutôt fermé de la tragédie va se rouvrir, largement, par le bas et par le haut. Dans la première farce, Crispin en médecin inspecte l’urine de la malade en la goûtant. Après l’avoir avalée, il se plaint qu’il n’y en ait pas assez. CRISPIN - De la fille égrotante, apportez de l’urine. [...] LISE, avec de l’urine. En voilà. [...] FERNAND - O bons dieux ! il en boit. CRISPIN, après avoir tout bu. Je croy bien. Mais qui pour si peu ne comprend jamais rien. Allez-en querir d’autre. [...] Assez d’autres docteurs, d’une estoffe assez mince, Se seroient contentés du rapport de leurs yeux, 34 Selon Maskell, le geste de Créon qui arrête Antigone (La Thébaïde, V, 3) « is the only time in Racine’s tragedies that bodily contact is suggested between a man and the woman he is in love with » (73). Il s’agit sans doute d’un contact physique visible sur scène. 35 Mary Douglas, Purity and Danger, an Analysis of the Concepts of Pollution and Taboo (London and NY : Routledge,1995), 126. 36 La farce de Boursault a suivi Bérénice au moins une fois, le 29 juillet 1686 (Lancaster 72). L’après-midi théâtral sous Louis XIV : effacement et retour du corps 635 Mais à croire sa langue on en juge bien mieux. Boisrobert nous enseigne [...] Que le goust est solide et la veüe est trompeuse, Et qu’un grand médecin [...] Il sent mieux une chose à la langue qu’au doigt. [...] 37 . Particularité anatomiquement révélatrice, la langue (« le goust ») est privilégiée par rapport aux yeux (« la veüe »). « (L)e goust est solide », c’est-àdire, juste mais aussi palpable, au contact de la langue. Le médecin « sent » : c’est du toucher mais aussi de l’odorat qu’il s’agit. Les substances liquides se répandent dans Le Médecin malgré lui 38 sous diverses formes : la prise d’un médicament (« une petite goutte […] dans la bouche » [I, 4]), un crachat sur lequel Lucas marche (I, 5) 39 , la description d’une maladie (III, 2, on y reviendra), mais surtout sous la forme des jeux de scène répétés qui mettent en avant les activités orales, les plaisirs de la bouche. Sganarelle est un buveur amoureux de sa bouteille, qu’il emmène au travail, qu’il embrasse, qu’il protège (I, 5). Après avoir pris une bonne gorgée, il fait la louange du bruit que fait le vin en sortant du goulot, bruit qui évoque le plaisir oral de la succion et des contractions que fait la gorge pendant qu’on boit à même la bouteille. « Qu’ils sont doux,/ Bouteille jolie,/ Qu’ils sont doux,/ Vos petits glouglous » (I, 5, 9-12). (Ingestion, qui sera suivie d’évacuation : à la scène III, 5, Sganarelle, disparu dans la cour pour se soulager, justifie son absence en disant qu’il fallait « expulser le superflu de la boisson ».) Les mouvements de cette bouche érotisée donnent des sensations sensuelles, activité autoérotique qui aura bientôt comme but la même sorte de satisfaction que donne la succion, mais un nouvel objet, le 37 Edme Boursault, Le Médecin volant, comédie burlesque (1672 ? ) (Genève : Slatkin Reprints, 1969) scènes 8-10. Voici la même scène de la version de Molière. « SGANARELLE - Voilà de l’urine qui marque grande chaleur, grande inflammation dans les intestins : elle n’est pas tant mauvaise pourtant. GORGIBUS - Hé quoi ? Monsieur, vous l’avalez ? SGANARELLE - Ne vous étonnez pas de cela ; […] je l’avale, parce qu’avec le goût je discerne bien mieux la cause et les suites de la maladie. Mais […] il y en avoit trop peu pour asseoir un bon jugement : qu’on la fasse encore pisser […]. Faites-la pisser copieusement, copieusement […]. Quoi ? Monsieur Gorgibus, votre fille ne pisse que des gouttes ! voilà une pauvre pisseuse que votre fille ; je vois bien qu’il faudra que je lui ordonne une potion pissative » (scène V). 38 La farce a suivi la tragédie six fois. 39 A l’époque il est permis de cracher pourvu qu’on marche dessus, signe des tensions entre les bienséances et le dégoût inspiré par le corps : Dictionnaire du Grand Siècle, François Bluche, éd (Paris : Fayard, c1990), article « bienséances ». Jesse Dickson 636 sein 40 . Le plaisir de sucer le goulot (I, 5) se mue en le désir de têter Jacqueline : « Ah! nourrice, charmante nourrice, ma médecine est la très humble esclave de votre nourricerie, et je voudrais bien être le petit poupon fortuné qui tétât le lait (il lui porte la main sur le sein) de vos bonnes grâces » (II, 2, 624-627), jeu qui se poursuit dans la scène suivante. Les scènes où figure le flirt ludique du couple Sganarelle-Jacqueline (II, 2-3, III, 3) sont des hors-d’œuvre qui retardent la progression logique de l’action. L’invraisemblable et le malséant sont conjugués : l’action du telos qui commande le déroulement linéaire de l’action (histoire d’une vengeance conjugale qui débouche sur l’histoire traditionnelle du mariage contrarié) est suspendue - au profit du corps indiscipliné qui, précisément au moment de cette incohérence, resurgit, lancé sur la pulsion, voire propulsé vers le sein de la nourrice. Il va de soi que cette soif ne sera pas désaltérée, la tension interne se maintient, ce qui explique le dynamisme de ce personnage qu’on ne peut appeler autrement qu’un « chaud lapin ». Dramatiquement parlant injustifié, le rôle de Jacqueline est éloquent en ce qui concerne la corporéité. Il rappelle au spectateur du XVII e siècle - et surtout à ces spectatrices bourgeoises ou nobles qui pour garder la ligne évitaient l’allaitement en engageant une nourrice - une réalité que la civilisation courtisane préfère cacher, puisqu’elle montre que, tout en étant un être humain, la femme est aussi un animal, qui nourrit son petit au sein. On s’y attendait, dans Le Médecin les allusions à la défécation ne manquent pas. Sganarelle demande au père de Lucinde, « Va-t-elle où vous savez ? […] La matière est-elle louable ? » (II, 4) A l’acte suivant, il fait des gestes pour signifier que « l’apothicaire » est prêt à donner un lavement à Lucinde (III, 5). Sur le thème de la purgation par laxatifs, Sganarelle, en revoyant Jacqueline, s’écrie, « Ah! nourrice de mon cœur […] votre vue est la rhubarbe, la casse et le séné qui purge toute la mélancolie de mon âme » (III, 3) - métaphore grossière et d’autant plus hilarante que, vu la juxtaposition du Médecin et des pièces colorées par la conception précieuse de l’amour, on ne peut manquer l’allusion parodique au thème de l’ardeur galante qui se communique par les yeux. Encore une scène « irrégulière » mais qui, tout en perpétuant la satire de la médecine, fait étalage du corps, est celle (III, 2) où Thibault consulte Sganarelle sur la maladie de sa femme, qui souffre d’ « hypocrisie » (« hydropisie », « un épanchement de sérosités dans une cavité naturelle du corps » [Robert]). 40 Le désir de sucer le sein rappelle bien entendu la toute première activité de l’enfant. Sur la pulsion orale et les zones érotogénéisées, voir Freud, Three Essays on the Theory of Sexuality, James Strachey traducteur (New York : Avon, 1962), 74-80. L’après-midi théâtral sous Louis XIV : effacement et retour du corps 637 […] (A)lle est enflée partout ; et l’an dit que c’est quantité de sériosité qu’elle a dans le corps, et que son foie, son ventre, ou sa rate […] au glieu de faire du sang, ne fait pluis que de l’iau. (…) On entend dans sa gorge des fleumes (= « flegmes [sens ancien], matière gluante que l’on a du mal à cracher » 41 ). J’avons […] un apothicaire, révérence parler, qui li a donné je ne sais combien d’histoires (= lavements) ; et il m’en coûte plus d’une douzaine de bon écus en lavements […], en infections (= infusions) de jacinthe, et en portions cordales (= potions pour soigner le cœur (III, 2, 12- 28)). Cette description présente un corps de femme, corps irrégulier, ingouvernable, irrigué voire saturé d’eau ou d’humeurs lentes 42 . Il s’agit d’une évocation d’où une certaine misogynie n’est pas absente, étant donnée surtout la présence du Sganarelle grand buveur au corps robuste. L’essentiel c’est de souligner la longueur de cette tirade inutile, dont la fonction est d’opérer le retour du corps biologique, grotesque, caractérisé par la résurgence des liquides - voilà le spectacle venu laver la mémoire des spectateurs en emportant le souvenir tout récent des corps bienséants, propres, fermés. Le double programme de l’après-midi théâtral n’opère pas toujours ce simple rapprochement tragico-farcesque du haut et du bas. Bérénice représente un pôle de l’univers tragique, chant élégiaque du désir qui doit s’étouffer dont la farce exubérante est l’antithèse. D’autres tragédies (La Thébaïde, Andromaque, Britannicus) manifestent un désir véhément où l’on ressent une forte charge pulsionnelle 43 . Dans l’accouplement à cinq reprises de Phèdre et du Médecin malgré lui on retrouve l’opposition familière du malséant et du bienséant dans les couples Sganarelle-Jacqueline et Aricie- 41 Molière, Le Médecin malgré lui (Paris : Larousse, 1994), Collection « Classiques Larousse », III, 2, page 81, note 7. 42 Un attentat contre les bienséances encore plus percutant que celui du Médecin malgré lui est commis par L’École des filles (1655), premier livre pornographique en France, qui lui aussi met en avant le corps féminin, mais comme source de plaisir sexuel avant tout. Il dévoile, en la célébrant, la région génitale de la femme, ce qui attira sur le livre les foudres de la censure. Voir Joan DeJean, The Reinvention of Obscenity (Chicago : University of Chicago Press, 2002), 56-83. Pour les ramifications politiques et idéologiques du corps obscène à l’époque absolutiste, voir Mitchell Greenberg, « Classicism’s Pornographic Body », op. cit., 62-110. 43 Voir Mitchell Greenberg, « Racine, Œdipus, and Absolute Fantasies », Diacritics 28: 3 (fall 1998) sur le corps classique dans la tragédie racinienne : le corps est banni, caché à la vue (41), mais résonne dans la voix (42-45) ; fait irruption parfois, dans le récit de Théramène (55) et dans les scénarios imaginaires nocturnes d’Andromaque et de Britannicus (59). Jesse Dickson 638 Hippolyte, mais en ce qui concerne Sganarelle et Phèdre, il s’agit non seulement de contrastes mais aussi de rapprochements singuliers. D’une étonnante agressivité, le désir d’Aricie est « de faire fléchir un courage inflexible,/ De porter la douleur dans une âme insensible […] / C’est là ce que je veux, c’est là ce qui m’irrite » (II, 1, 448-453). Mais, effarouchée une fois qu’elle se sait aimée, elle est soudain inhibée par des scrupules bienséants (1379-1385). C’est comme si une sublimation avait lieu, et non seulement dans le sens psychanalytique ; comme l’a noté Freud, « sublimer » en chimie, c’est transformer une substance solide en un gaz, transformation qu’on peut comparer à celle du corps d’Aricie. La chasteté affolée de celle-ci prépare le contraste hilarant avec la joyeuse concupiscence du « médecin ». Mais entre le fagotier dragueur et la reine adultère, le rapprochement opéré par le double programme oppose deux manifestations du désir corporel - contraste rendu encore plus flagrant par la différence de tempo. Phèdre est attirée langoureusement par la vue du corps désiré. Le voici, vierge, non pas comme son père coureur, « Mais fidèle, mais fier, et même un peu farouche,/ Charmant, jeune, traînant tous les cœurs après soi/ […] . Il avait votre port, vos yeux, votre langage, / Cette noble pudeur colorait son visage [...]. » (II, 5, 638-542). Les sonorités suggèrent caresses et effleurements. La reine adultère ne comprend plus ce que signifie le rougissement du jeune homme déjà paniqué. La volupté de l’abandon finira par l’emporter sur les bienséances - mais doucement. Dans Le Médecin, la vue a son effet immédiat, verbalement et gestuellement. La manifestation de l’appétit, relevée drôlement par la formule galante (« Ah! nourrice de mon cœur, je suis ravi de cette rencontre, et [...] »), bascule subitement dans les régions honteuses (« votre vue est la rhubarbe, la casse et le séné qui purge toute la mélancolie de mon âme » [III, 1, 1028-1031]) - mélange grotesque de mouvements sexuels et laxatifs. La passion de Phèdre s’assouvit de la seule façon possible, dans le fantasme de l’initiation amoureuse, où elle « se perd » (662), oubli fuyant pendant lequel le monstre du Labyrinthe est refoulé. Comblée, Phèdre est aussi innocente que Sganarelle. Le scénario du Labyrinthe évoque des passages intérieurs mystérieux dont Phèdre imagine « enseigner les détours » (657) au vierge Hippolyte. La descente érotique (661) dans cette « retraite » (650) se fait sous forme d’une allusion, mais celle-ci est inouïe - et, aussitôt manifesté, le désir se transforme en une haine de soi crucifiante (673-678), mais qui n’empêche pas le désir érotique et meurtrier, qu’Hippolyte lui pénètre le corps de son épée. Suivra la longue agonie, ponctuée par les souvenirs lancinants (III, 1, 737-761), les fantasmes autodestructeurs (IV, 6, 1225-1247). L’après-midi théâtral sous Louis XIV : effacement et retour du corps 639 Au corps révolté et puni succède le corps libéré. La hantise du péché, le masochisme qui oppriment Phèdre font place au débordement d’énergie libidinale d’un Sganarelle jouisseur sans complexes. La femme qui succombe à l’instinct (III, 1, 759-762), est doublée de l’homme qui s’abandonne volontiers au même instinct, en ne se refusant jamais rien. La lasciveté du fagotier est d’autant plus accentuée que, par rapport au désir dénaturé de la fille de Pasiphaé connue pour son acte de bestialité, elle est libido innocente, sans passé, inconséquente, entièrement inscrite dans le moment présent. Le désir refoulé de Phèdre prépare donc le contraste avec la gourmandise démonstrative de Sganarelle. Mais, on y ressent une complémentarité étrange, inquiétante, à l’instant où Sganarelle fait ses commentaires misogynes sur la sexualité féminine. Au début de la pièce, il lui échappe une allusion amère aux aventures prénuptiales de sa femme, et au souvenir humiliant de la découverte faite « la première nuit de (leurs) noces » (I, 1, 25-28) qu’il était « ex post facto cocu » 44 , ce qui sert à rappeler que la sexualité de la femme est à contenir et que sont à punir ses libertés amoureuses. Plus tard, à l’instant où l’ardeur de la jeune Lucinde échappe à l’autorité patriarcale, Sganarelle - sur le mode ludique, d’une façon singulière mais pertinente - nous rappelle précisément la Phèdre combattant son mal, souffrant du souvenir des excès dénaturés du passé quand, au sujet « du tempérament naturel des femmes », il conclut que « la partie brutale veut toujours prendre empire sur la sensitive » (III, 6, 1106-1116). Ces courts instants permettent d’apprécier le masochisme janséniste de Phèdre vu à travers le bonheur sensuel de Sganarelle. Le rire de la farce est accompagné alors d’une intelligence et d’une compassion rétrospectives. Une anecdote à propos d’une expérience théâtrale racontée par Madame, Duchesse d’Orléans, confirme qu’au moins une certaine partie du public qui vient de pleurer les malheurs de l’héroïne tragique, sait apprécier un lapsus vulgaire fait par un comédien pendant une représentation du Médecin malgré lui : « Je ris de bon cœur hier soir à la comédie. L’acteur qui avait le rôle du père de Lucinde devait dire : ‘Ah! ma fille parle’ ; mais je ne sais comment la langue vint lui tourner, il dit : ‘Ah! ma fille pette.’ Cela provoqua un éclat de rire. » 45 Un « éclat » : voilà le rire de l’incongruité, qui manifeste les réactions choquées du bon sens et des bienséances. La farce 44 Le mot est de Joseph I. Donohoe, Jr, « Restructuring a Comic Hero of Molière : Le Médecin malgré lui » in James F. Gaines et Michael Koppisch, eds, Approaches to Teaching Molière’s ‘Tartuffe’ and Other Plays (NY : Modern Language Association, 1995), 91. 45 Charlotte-Elisabeth, Duchesse d’Orléans, Correspondance complète (Paris : Charpentier, 1871), 2 vols, traduction G. Brunet. Lettre du 8 mars 1701, I, 49-50. Jesse Dickson 640 nous fait expérimenter le sens des expressions telles que « rire à gorge déployée », « rire tordant », gros rires aux « éclats » qui secouent le corps. Le fou rire n’est pas loin, qui convulse et entraîne une régression corporelle. La Toinette du Bourgeois gentilhomme roule par terre à force de rire : réduction subite des fonctions du moi, retour rapide à l’activité motrice infantile 46 . En passant de la tragédie à la farce on comprend encore mieux ce rire car le spectateur fait l’expérience d’une transformation physiologique. C’est précisément avec la gorge serrée et les traits du visage tendus que s’exprime la réaction du spectateur devant les afflictions d’une Bérénice. « Les larmes entrent alors dans un processus d’identification par l’émotion […] Il y a en effet un lien physique entre le corps qui représente et le corps qui voit […]. La vague d’émotion […] produit une sorte de communion par les larmes » 47 - mais qui, néanmoins, reste entre les limites de la bienséance. Par contre, le rire provoque une détente malséante - décompression, dilatation, « épilepsie » selon le mot de Mauron 48 - et d’autant plus forte qu’elle est précédée de l’élégante inhibition de la tragédie. Il y a pour ainsi dire une double catharsis, la seconde étant la plus forte. Dans l’identification par le rire la présence physique s’ajoute à l’imaginaire, au fantasme théâtral, s’emparant des spectateurs et des comédiens. Si, après la tragédie, on passe par la farce ce n’est pas, comme on le prétend parfois, pour effectuer le retour à la vie quotidienne : on bascule d’une zone dans la zone contraire où le lien physique entre acteur et spectateur se fait encore plus serré, dans la communion par le rire. L’Hôtel de Bourgogne reproche à Molière d’avoir relancé la vogue de la farce et par conséquent « d’obliger ‘l’unique et incomparable troupe royale’ de bannir les grandes pièces nobles et tragiques ‘de sa pompeuse scène, pour y représenter des bagatelles et des farces qui n’auraient été bonnes […] qu’à divertir la lie du peuple dans les carrefours et les autres places publiques’ » 49 . Dans le chant III de L’Art poétique, Boileau proclamera lui aussi le préjugé aristocratique du classicisme : « Dans ce sac ridicule où Scapin s’enveloppe, / Je ne reconnois plus l’auteur du Misanthrope ». Préjugé anticorporel aussi : personnage comique, certes, mais noble et fièrement redressé, Alceste domine de haut le corps accroupi dans le sac, victime d’un jeu de scène trop « peuple ». 46 Comparer Ernst Kris, Psychoanalytic Explorations in Art (New York : Schocken, 1971), 220-221. 47 Biet, op. cit., 173, 174, 175. 48 Charles Mauron, L’Inconscient dans l’œuvre et la vie de Racine (Aix-en-Provence : Annales de la Faculté des Lettres, 1957), 341 . 49 Robinet, Panégyrique de l’École des femmes, 4 e entrée, cité par Mazouer, « Poisson », 24, note 21. L’après-midi théâtral sous Louis XIV : effacement et retour du corps 641 Mais pendant l’après-midi théâtral, c’est souvent la farce qui a le dernier mot. On aurait pu la « reléguer » en quelque sorte dans la première position en laissant le mot ultime à la tragédie 50 . Mais à la fin, c’est le corps qui s’impose à l’imagination avec une charge énergétique d’autant plus galvanisante qu’il suit un corps tragique effacé ou puni. L’accent s’est déplacé de la tête et du cœur, sièges de l’émotion tragique, sur l’énergie corporelle. La farce déclenche, dans une détente euphorique, la libération de la pulsion, qui emboîte le pas au refoulement soit raffiné, soit cruel de la tragédie. Le double programme opère ainsi une opposition claire et évidente, mais sans qu’elle devienne un dualisme grondeur suggérant un jugement de valeur où se confrontent des termes mutuellement exclusifs, dont l’un est subordonné à l’autre. Il se peut qu’il y ait clivage entre intérieur et extérieur, entre psychique et physique, mais l’un n’est pas la négation de l’autre. Il s’agit de la mise en contact de deux sphères, la transcendante et la matérielle, grâce à laquelle la gauloiserie peut rejoindre le sublime, par en bas. Les gauloiseries laissaient ahuris les éditeurs et critiques du XIX e51 , réaction pudibonde qui nous amuse. Mais le spectateur du XXI e siècle est-il plus proche de celui du XIX e ou de celui du XVII e ? On peut se demander si, au cas où il y aurait aujourd’hui le double programme, la Maison de Molière oserait jouer un Médecin volant après Bérénice ou Phèdre. A part, il est entendu, le cas des précieuses prudes et des ecclésiastiques ennemis du théâtre, il se peut que ce phénomène fût moins étonnant qu’on le pense précisément à cause de l’attitude pour ainsi dire schizophrène qu’a le théâtre classique avec le corps. Malgré la mise en place des bienséances dans une société polie par l’influence des dames, malgré la montée d’un rationalisme qui fait douter des sens, malgré la monarchie qui maintient un phallocentrisme absolu, le corps se rebelle et occasionne maints rapprochements du haut et du bas. 50 Le lecteur d’un certain âge se souviendra de l’ancien format du cinéma où on commence par le dessin animé avant de voir le long métrage. Le spectacle le moins important étant suivi du plus important. C’est d’ailleurs ce souvenir frivole qui est en partie l’origine de cet essai. 51 Voir Eugène Despois, Œuvres de Molière (Paris : Hachette, 1873), tome I, 49, où le traducteur du Medico volante, modèle du Médecin volant, se scandalise de « certaines plaisanteries obscènes », et 59, où il est question de « ce bas, ce répugnant comique » de la farce de Molière. Voir aussi Brunet, traducteur de la Correspondance de Madame, page 82 où il s’effarouche devant les détails qu’elle donne sur les perversions sexuelles d’un contemporain, ou bien, page 84, où il se croit obligé de censurer les mots orduriers qu’elle avait l’habitude d’utiliser dans ses lettres. Jesse Dickson 642 Et non seulement sur la scène de théâtre : en quittant le domaine du fantasme théâtral pour celui des réalités quotidiennes - comme le fait la Duchesse d’Orléans dans sa correspondance où elle évoque Paris (ses rues malodorantes comme ses courtisans malodorants) - on verrait de quelles façons différentes les expériences sensorielles qu’on taisait le plus souvent donnaient lieu à des juxtapositions semblables (et autres) au petit coucher comme sur le theatrum mundi. De plus, la vie quotidienne vue à travers la théorie des humeurs et la pratique de la médecine que cette théorie préconise, ferait voir « l’envers du grand siècle », l’envers d’une vision qui prenait en horreur la corporalité 52 . Mais ce sera pour une autre fois. 52 François Millepierres, La Vie quotidienne des médecins au temps de Molière (Paris : Hachette, 1964), chapitre III, « Diagnostic et physiologie » (45-58), chapitre IV, « Maladies et traitements » (59-74).
