eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 35/69

Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
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2008
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Regards endeuillés : la mort et le corps d’Anne d’Autriche en perspective

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2008
Stanis Perez
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PFSCL XXXV, 69 (2008) Regards endeuillés : la mort et le corps d’Anne d’Autriche en perspective STANIS PEREZ Lors de la mort d’Anne d’Autriche, en janvier 1666, le corps de la reinemère est rendu visible, au Louvre, dans un « lit funèbre » 1 pendant toute une journée. Le lendemain matin, à l’issue d’un embaumement dont on ne sait rien, son cœur est porté au Val-de-Grâce alors qu’on installe une « représentation 2 » dans la chambre mortuaire où se trouve le cercueil. Contrairement au rituel réservé aux anciens rois, il ne s’agit pas d’un mannequin 3 mais d’un « poële » ou drap mortuaire destiné autant à mettre le cercueil en évidence qu’à le dissimuler au regard de la foule 4 . 1 « Elle [la reine] est morte aujourd’hui à six heures et demie du matin ; on travaille à l’embaumement de son corps ; on voit déjà sa représentation dans le Louvre pour tous ceux qui sont poussés de curiosité de la voir ; le peuple est friand de telle cérémonie. » Lettres de Gui Patin, J. H. Reveillé-Parise (éd.), Paris, J.-B. Baillière, 1846, III, p. 580, lettre DCC. Sur l’usage du « lit funèbre », voir Cl.-Fr. Ménestrier, Des décorations funèbres […], Paris, R.-J. de La Caille, 1683, p. 293. 2 Voir la définition du Dictionnaire de l’Académie (1694) : « Representation, se dit aussi absolument, d’Une figure de Tombeau sur laquelle on estend un drap mortuaire. Mettre une representation dans une Eglise. au Service qu’on luy fit, on avoit mis la representation au milieu de la nef. il y avoit un poësle sur la representation. les cierges qui estoient autour de la representation » (p. 319). 3 Les reines de France n’avaient pas droit à une effigie, contrairement à leurs homologues d’outre-Manche. Les effigies de ces dernières étaient conservées à Westminster : The Funeral Effigies of Westminster Abbey, A. Harvey, R. Mortimer (eds), Boydell and Brewer, 1994. 4 « Le 21 du Courant [mois de janvier], le Corps de la Reyne Mere ayant esté exposé dans une Chapelle ardante, des mieux éclairées, sous le Poësle de la Couronne, et un riche Dais, l’Archevesque d’Auche (sic), Grand Aumônier de cette Princesse, se plaça à la droite du Cercueil, revestu de Camail, Rocher et Etole, l’Evesque de Mande, son Premier Aumônier, de l’autre costé, avec quelques Prélats […]. » Gazette de France, 1666, p. 122. On retrouve cette représentation lors du convoi funèbre : « […] sur le chariot, une représentation fort large et fort haute couverte Stanis Perez 644 L’exposition du corps, de l’effigie ou d’un cercueil ne s’explique pas seulement par le souci de rendre un dernier hommage au défunt en priant pour lui 5 . Il y a plus car ce que le « public » va voir en réalité, c’est un protocole chargé de ritualiser la mort par un discours complexe et extrêmement codifié. La « représentation » d’Anne ne se résume plus qu’à un décor de circonstance, en fait, une image parlante du destin commun à tous les mortels. Sa vocation à devenir une Vanité, c’est-à-dire une réflexion sur la brièveté de la vie et sur le caractère temporel de l’exercice du pouvoir, anticipe les textes qui seront rédigés à la même occasion. A cette dissimulation protocolaire du corps de la reine va répondre une exposition inattendue de ses souffrances dans plusieurs œuvres. Que ce soit dans les discours funèbres ou dans le long finale des mémoires de Madame de Motteville, les auteurs se sont livrés à un travail d’autopsie de la mémoire et du corps de la défunte. On y découvre alors une reine torturée par sa maladie, on y détaille les horreurs visuelles, sensitives et olfactives du cancer qui l’a rongée dans une leçon d’anatomie où le pathologique, le politique et le théologique semblent se confondre 6 . Corps souffrant, corps glorieux Etonnamment, la plupart des orateurs n’ont pas fait montre de retenue dans leur pénible compte rendu du chemin de croix de la reine alors que les règles du genre encourageaient plutôt à la discrétion dans l’évocation des causes pathologiques du décès 7 . Mais si le nom de la maladie est prononcé d’un grand drap de velours, avec la croix de toile d’argent aux quatre coins, avec les armes, brodé d’un demy-pied d’hermine. » Journal d’Olivier Lefèvre d’Ormesson, A. Chéruel (éd.), Paris, Imprimerie impériale, 1861, II, p. 443. 5 Il s’agit donc, en quelque sorte, d’une continuation des prières publiques organisées à l’annonce de la maladie de la reine. Cf. Lettres de Jean Chapelain, Ph. Tamizey de Larroque (éd.), Paris, Imprimerie nationale, 1883, II, p. 412 (lettre du 29 août 1665). 6 Après les travaux de R. Kleinman, voir A. Muhlstein, Reines éphémères, mères perpétuelles, Paris, A. Michel, 2001, p. 250 sq. Sur la maladie de la reine, R. Kleinman, « Facing Cancer in The Seventeenth Century : The Last Illness of Anne of Austria, 1664-1666 », Advances in Thanatology, 4, 1, 1977. Sur l’imaginaire attaché au cancer des femmes pieuses, J. Le Brun, « Cancer serpit. Recherches sur la représentation du cancer dans les biographies spirituelles féminines du XVII e siècle », Sciences sociales et santé, 2, 1984, p. 9-31. 7 Le compte rendu de la Gazette de France a été laconique sur la nature du mal : « Cette Princesse, apres une indisposition de six mois, qui nous avoit tousjours La mort et le corps d’Anne d’Autriche en perspective 645 en public, les auteurs n’ont pas hésité à proposer une étiologie adaptée au rang de la défunte. Ainsi, pour Fuiron, l’apparition de la maladie est liée à l’amour qu’elle a porté à la France. Ne s’économisant jamais pour le service de la Couronne, Anne a souffert de grandes fatigues pour la conservation de l’Etat, elle a subi bien des tempêtes durant la Fronde et a dû multiplier les déplacements. En un mot, c’est sa fonction de régente qui est à l’origine d’une telle détérioration de son état de santé : « Elle s’est veu consommer par un cancer devorant, qui s’estoit formé et nourry par les grandes fatigues, qu’elle avoit souffertes pendant qu’elle gouvernoit l’Estat […] 8 . » A cette explication, peu éloignée des spéculations des archiâtres en cas de maladie royale, répond celle, autrement spirituelle, d’un orateur combinant physiologie et mysticisme : […] je vois aussi le cœur de nostre pieuse Princesse qui pousse tant de soûpirs vers le Ciel, que ne pouvant sortir à la foule se concentrent dans son sein, en se concentrant ils s’échauffent, en s’échauffant ils corrompent son sang, en se corrompant ils forment une tumeur, laquelle venant à s’ouvrir fait un passage à son ame pour se delivrer de son corps et voler dans le Ciel 9 . Le terme « ulcère » est souvent employé : « Ah ! c’est dans la concavité de cét ulcere, comme dans une boutique de grace qu’elle forme des Couronnes à JESUS-CHRIST […] 10 . » Après avoir rappelé les premiers symptômes de la maladie (fièvres, frissons, chaleur ardente), le père Bontemps insiste quant à lui sur la « profonde playe qui blesse son corps, qui plante les fibres dans sa chair, et qui la perce de ses racines 11 ». Il retrace l’évolution du mal, avec force détails, dans un passage peut-être inspiré des traités médicaux de l’époque : tenus entre l’Espérance, et la Crainte, fut surprise le 6 du Courant, d’une Fiévre continüe, pour laquelle on la seigna deux fois […] » (p. 98). 8 A. Fuiron, La Reyne tres-chrestienne. Discours funebre sur la vie et la mort de tres- Haute, tres-Puissante et tres-Auguste Princesse Anne d’Austriche, Paris, J. Couterot, 1666, p. 35 et 36 (dernière citation). 9 I. du Parcq, Oraison funebre de la reyne Anne d’Austriche, Paris, D. Thierry, 1666, p. 22. 10 J. Biroat, Oraison funebre d’Anne d’Austriche, reyne de France et mere du Roy, Paris, E. Couterot, 1666, p. 59. Notons que ce prieur bénédictin était très attaché à l’image sacrificielle de la Vierge. 11 H. Bontemps, Oraison funebre d’Anne d’Autriche, Paris, Fl. Lambert, 1666, p. 51 et 56. Isidore le Roy remonte à l’enfance de la reine en rappelant qu’à l’âge de quatre ans, elle avait été atteinte de petite vérole, son visage ayant conservé de petites cicatrices : I. Le Roy, Oraison funebre d’Anne d’Autriche […], Tours, P. Gripon, 1666, p. 20. Stanis Perez 646 En un mot Dieu veut qu’elle soit frappée d’un cancer, auquel on applique le fer et le feu, et qui estant ouvert fait un ulcere incurable, qui l’expose à la rigueur de certains remedes inutiles et pires que le mal mesme : Un ulcere, dis-je, qui s’aigrit, s’envenime et s’endurcit contre tous les lenitifs de la Medecine, qui s’agrandit et s’estend de soy-mesme, plus on le veut arrester, qui s’aprofondit et s’enracine tousiours davantage, plus on luy veut couper chemin, et qui sans engendrer aucun pus luy corrompt toute la masse du sang, porte son venin iusques dans le foye et dans le cœur, mesme se nourrit iour et nuict de sa substance, et la devore toute en vie 12 . L’évocation de ce mal « terrible et humiliant 13 » s’accompagne d’une illustration des douleurs et des autres effets du cancer. Epreuve divine rappelant la lèpre de l’Ancien Testament, le mal n’a laissé aucune chance à la reinemère : Car le cancer dont Dieu la voulut éprouver, avoit tout ce qui peut rendre un mal insupportable ; il estoit violent, et l’attaquoit aux parties les plus sensibles et les plus délicates du corps. Sa violence n’empeschoit point sa longueur ; car il a duré prés d’une année, et pouvoit lasser la patience des plus courageux 14 . Il a provoqué de surcroît une épouvantable odeur s’exhalant de chairs en décomposition 15 . Le thème du pourrissement du corps est abordé de façon abrupte dans ces oraisons. Non contents de décrire les affres d’un mal incurable, les auteurs ont enrichi leur tableau des servitudes du cancer par des allusions encore plus explicites. Ils l’ont fait en voulant établir un parallèle avec le Livre de Job 16 . En effet, plusieurs oraisons signalent qu’à un moment, Anne d’Autriche aurait senti la présence de vers dans son ulcère 17 . Cette découverte lui aurait inspiré un sentiment de résignation : « Ah Dieu ! ie sçavois bien que ie portois un corps qui devoit pourrir comme celuy des autres hommes pour estre la pasture des vers, mais ie ne croyois pas que 12 Op. cit., p. 51. 13 Dom Cosme, Oraison funebre d’Anne d’Austriche, Paris, Fr. Muguet, 1666, p. 26. 14 J.-Fr. Senault, Oraison funebre d’Anne infante d’Espagne, Paris, P. Le Petit, 1666, p. 58-59. 15 « Enfin, ce mal est infect, et comme il naist de pourriture, il est toûjours accompagné d’une odeur insupportable ». Op. cit., p. 59-60. Allusion à la puanteur de l’ulcère chez J. Biroat, op. cit., p. 50. 16 Anne d’Autriche avait le corps « aussi couvert d’ulceres et de pourriture que celuy de Iob » (Dom Cosme, op. cit., p. 27). Voir aussi J.-Fr. Senault, p. 62 sq. 17 « […] elle aperçeut des vers, qui s’estoient formez dans son abcez et qui luy causoient une douleur extreme » : I. Le Roy, op. cit., p. 44. Motteville, en revanche, n’affirme rien de tel. La mort et le corps d’Anne d’Autriche en perspective 647 cette corruption et cette pourriture deussent prevenir ma mort 18 . » Et il existe une version encore plus proche des célèbres lamentations de Job 19 : Qu’on ne me regarde plus, comme la Mere des Louys de Bourbon ; non, non, ie ne suis plus que Mere des vers, qui me rongent le sein, ie ne suis plus que parente que de la pourriture qui m’attend et ie ne connois plus d’autres alliez, que les vermisseaux, qui ont desia commencé à me ronger toute vivante 20 . La phrase rapportée - et sans doute jamais prononcée - fait de l’oraison un miroir de vérité, un médium destiné à regarder la réalité bien en face. Biroat en profite pour mettre le dispositif en abyme lorsqu’il prétend qu’Anne se faisait apporter un miroir pour mieux voir son ulcère quand on la pansait 21 . Voilà comment il faut regarder cette mourante couronnée, non plus comme une femme illustre mais comme une malheureuse abandonnant toute sa pompe face à une situation d’extrême humiliation. Ici, la déchéance du corps physique de la reine ne fait que souligner le vide laissé par la lointaine disparition de son rôle politique en 1661 22 . A ces tourments, elle oppose toutefois la force de son âme (elle est décrite comme une « femme forte 23 » à la patience et à la dévotion héroïques bien loin des vieux discours sur la faiblesse naturelle du deuxième sexe 24 ), les vertus d’une sainte résignation mais aussi le secours des 18 M. Fernier, Oraison funebre d’Anne d’Autriche, Paris, G. Iosse, 1666, p. 36 (en italique dans le texte). 19 Livre de Job, XVII, 14 : « J’ai dit à la corruption : « Tu es mon père ; »/ Aux vers : « Vous êtes ma mère et ma sœur ! » ». 20 Le Roy, p. 45. 21 Biroat, p. 50. 22 En effet, Anne d’Autriche a continué à gouverner bien après la majorité de Louis XIV. Ici, la réalité politique contredit quelque peu les théories juridiques sur la souveraineté « par procuration » des régentes. Voir Les Œuvres de Messire Cardin Le Bret, Rouen, Ch. Osmont, 1689, De la Souveraineté du Roy, p. 13. 23 P. Rapine de Sainte Marie, Oraison funebre d’Anne d’Austriche, Paris, G. Alliot, 1666, p. 53 ; Bontemps, ibid., p. 6. Un portrait d’Anne sert de frontispice à l’ouvrage de P. Le Moyne, La Galerie des femmes fortes, rééd., Paris, M. Bobin, N. Le Gras, 1667 (épître dédicatoire à la reine). Motteville fera la comparaison avec Sénèque, néo-stoïcisme de Cour oblige (op. cit., p. 239). Dans son testament, Mazarin avait signalé la « fermeté incroyable » dont Anne pouvait faire preuve (Bnf : Ms. fr. 4332, fol. 233). 24 Cardin Le Bret prétendait, à la suite d’une tradition remontant à l’Antiquité, que « la foiblesse de leur esprit ne leur permet pas de demeurer toûjours dans la modération, lorsqu’elles se voient élevées à ce haut degré d’honneur », la femme étant naturellement « imparfaite, foible et debile, tant du corps que de l’esprit » (op. cit., respectivement p. 12 et 5). Stanis Perez 648 hommes. Pour autant, dans ce dernier cas, le recours à la médecine n’a pas été synonyme d’une amélioration de son état dans la mesure où ses souffrances s’en sont trouvées augmentées. En effet, les médecins qui ont accouru de tous côtés se sont révélés impuissants face à la profondeur du mal 25 . Pis, les remèdes n’ont fait qu’accroître son indisposition et ont transformé sa maladie en véritable martyre : […] ajoûtez que les remedes estoient de seconds maux aussi violens que celuy dont on la vouloit guerir. Car les Medecins et les Chirurgiens n’employoient que des poudres ou des huiles plus ardentes que le feu, et plus perçantes que le fer. Ces remedes luy ostoient le repos la nuit et le jour, et elle se voyoit incessamment abandonnée à la douleur 26 . Ainsi, ses traitements se sont changés en instruments de torture : « Elle esprouva effectivement tous les tourments des saints Martyrs, la prison dans son lict, les rasoirs, le fer, le feu et tous les autres instrumens de la douleur et du martyre se trouverent dans sa maladie 27 . » Au final, son corps n’était plus qu’un « demy cadavre » 28 , un transi qui « tombe en pieces de mesme qu’une prison ruineuse » 29 , enfin, « de la plus auguste et de la plus accomplie de toutes les Reines de la Terre, il n’en reste qu’un squelette tout couvert d’abcés et tout baigné dans la pourriture, qui donne de la pitié et de l’effroy 30 ! » Le sens donné à cette épreuve n’a rien d’original : les auteurs ont puisé dans le discours classique sur la vanité des Grands : O Princes, ô Mondains, ô Religieux ! contemplez nostre Patiente dans son lit, qui en fait une tribune d’où elle donne des avis salutaires à ses Enfans ; un lit de Iustice, d’où elle épanche les liberalitez aux Pauvres et à ses Officiers ; une couche nuptiale, où elle consent à son alliance avec la douleur, avec la pourriture, avec les vers ; qui en fait, dis-je, un échafaut sur lequel elle veut bien paroistre à la face de toute l’Europe qui sçait la grandeur de sa maladie, comme une Criminelle laquelle satisfait à la Iustice divine pour ses pechez. Sa maladie dure, parce que Dieu tire du plaisir de sa patience ; 25 Ch. Magnien, Panegyrique, et oraison funebre, d’Anne d’Autriche, Paris, G. Sassier, 1666, p. 40. 26 J.-Fr. Senault, p. 60. 27 H. Serrony, Oraison funebre prononcee dans l’eglise des Augustins du grand couvent de Paris, Paris, A. Vitré, 1666, p. 26. A propos de l’image de la religieuse malade et martyre, voir J. Le Brun, « Mutations de la notion de martyre au XVII e siècle d’après les biographies féminines », Sainteté et martyre dans les religions du Livre, J. Marx (dir.), Bruxelles, Université libre, 1991, p. 77-90. 28 J. Biroat, p. 52. 29 M. Fernier, p. 35. 30 Dom Cosme, p. 39. La mort et le corps d’Anne d’Autriche en perspective 649 sa maladie est longue, parce qu’il éprouve sa fidelité ; sa maladie a quelque chose de sacré, parce que par elle il la veut sanctifier et deifier 31 . Cet avertissement marque à lui seul un changement de regard. Entre le visible et l’invisible, il existe un moyen terme qui ne se résume pas à l’utilisation de métaphores. La réalité varie en fonction du point de vue et le lit de souffrance de la reine devient un lit de justice alors que sa couche nuptiale prend subitement les traits d’un échafaud. Le spectacle offert par la reine - et mis en scène par les orateurs - n’est qu’une esquisse « en raccourci » de la passion de Job et de Jésus 32 . En peinture (Christ mort par Mantegna, leçon d’anatomie du docteur Joan Deyman par Rembrandt), le raccourci joue sur l’effet d’anamorphose causé par la perspective : on offre au spectateur un point de vue inhabituel qui rend étranges, presque méconnaissables, les formes et les objets les plus familiers. La distanciation opérée est toujours une invitation à méditer sur la relativité de toute perception. Pour qui est attentif, le mort, observé de face et dans la position couchée, étale un saisissant raccourci de l’existence humaine. La « représentation » exposée aux Parisiens avait escamoté la silhouette de la reine. Les oraisons, au contraire, ont cherché à lui redonner un corps. Un corps glorieux et misérable, un corps sacrifié sur l’autel du pouvoir (surtout pendant la Fronde 33 et au moins jusqu’en 1661, date de sa mise à l’écart), loin de la morgue des oraisons fabriquées sur le modèle des panégyriques dédiés aux vivants 34 . Le thème développé par ces œuvres de circonstance n’est pas vraiment la Mort dans sa dimension allégorique voire même spirituelle mais plutôt dans sa dimension humaine. Et ce refus d’ignorer le corps mortel de la défunte est sans doute lié au bouleversement qui se 31 P. Rapine de Sainte Marie, op. cit., p. 52. 32 « Tandis que ie me haste de la representer toute entiere sur la Croix ; où elle va participer aux souffrances du Sauveur, et aux vertus rigoureuses qu’il y a exercées luy-mesme. C’est ce nom de Croix que ie puis donner au lict de sa derniere maladie […] » (Biroat, p. 47). « Ce n’est point trop dire, pour faire le tableau d’ANNE D’ESPAGNE mourante, que d’y employer ces divines paroles de l’Apôtre Saint Iacques : Sufferentiam Iob audictis et finem Domini vidistis : Qu’elle a esté l’abregé admirable de la vie de Iob, et de la mort de IESUS […] » (Cosme, p. 25). On notera à quel point les orateurs insistent sur le rôle de la représentation ou du « tableau ». 33 Voir la synthèse de K. L. Crawford, Perilous Performances. Gender and Regency in Early Modern France, Harvard University Press, 2004, p. 114 sq. 34 Voltaire a laissé une belle critique de l’oraison funèbre en oubliant toutefois de tenir compte du caractère réversible de sa tonalité élogieuse : « Lettre sur les panégyriques par Irénée Alethès, professeur en droit dans le canton d’Uri » (1767), Œuvres complètes, Paris, Hachette, 1894, XXVII, p. 102-107. En effet, toute vanité est en soi un éloge hautement paradoxal de la Mort. Stanis Perez 650 déroulait au même moment dans le domaine politique et symbolique, à savoir la lente incorporation du pouvoir royal sous le règne de Louis XIV 35 . A cette époque, les grandes maladies royales font figure d’événements majeurs au même titre que les mariages, les naissances ou les victoires. Les clercs ont bien compris que, désormais, tout se jouerait autour du corps royal et que Anne d’Autriche constituait la candidate idéale pour incarner la reine devenue sainte par sa piété et ses tourments. Il va de soi que le parti des dévots pouvait y trouver son compte en effaçant le souvenir des mazarinades les plus hardies 36 et en offrant à la monarchie un avertissement sans frais sur le destin des puissants. Ainsi, l’exercice du pouvoir ne saurait dispenser ceux qui en jouissent des maux communs à tous : « Le Diademe qui environne la teste des Roys, ne chasse pas les vapeurs de la migraine, le Sceptre qu’ils portent dans leurs mains ne les exempte pas des tortures de la goute, les Gardes qui sont à la barriere de leur Louvre, n’empeschent pas les maladies mortelles d’y entrer 37 . » Il est d’ailleurs normal qu’Anne d’Autriche ait autant souffert puisque c’est le prix à payer pour l’exercice du pouvoir royal : « […] il faut qu’un Prince qui est l’expression, l’image et le Lieutenant de ce Roy crucifié soit conforme à Iesus- Christ par le crucifiement de son corps dans la penitence, et la mortification 38 . » L’exhortation décline ici le vieux thème du Prince chrétien, à la fois image du Rédempteur et défenseur de l’Eglise 39 . Aussi, l’une des conséquences de l’imitatio Christi qui fonde une large part de la philosophie politique non-machiavélienne est, au final, une limitation théologique et 35 J. Merrick, « The Body Politics of French Absolutism », dans From the Royal to the Republican Body. Incorporating the Political in Seventeenthand Eighteenth- Century France, S. E. Melzer, K. Norberg (eds), University of California Press, 1998, p. 11-31. 36 Dans ces pamphlets, note K. L. Crawford, la reine est parfois décrite comme une personne faible, dominée par ses amours donc par un corps indompté (op. cit., p. 129). En réponse, les oraisons auraient donné à la reine un corps conforme à l’idéal néo-stoïcien qui prévalait alors. 37 M. Fernier, p. 34-35. On aura reconnu le propos de Montaigne : « La fiebvre, la migraine et la goutte l’espargnent elles non plus que nous, Quand la vieillesse luy sera sur les espaules, les archiers de sa garde l’en deschargeront ils ? Quand la frayeur de la mort le transira, se r’asseurera il par l’assistance des gentils hommes de sa chambre ? » Essais, rééd., Paris, Club français du livre, 1962, p. 289. 38 Fuiron, p. 31. 39 Ce qui s’inscrit dans l’arsenal symbolique et juridique décrit par E. Kantorowicz dans Les Deux corps du roi (rééd., Paris, Gallimard, « Quarto », 2000, surtout p. 688-728). Soulignons toutefois que l’auteur a plus insisté sur le problème de l’origine du pouvoir que sur la notion et la « pratique » du sacrifice ou du martyre royal en relation avec le modèle christique. La mort et le corps d’Anne d’Autriche en perspective 651 morale du pouvoir temporel fondé sur le droit divin dans la mesure où il n’est qu’une modeste expression de la puissance céleste. Vu du Ciel, le Prince n’est qu’un représentant en représentation parfois tenté d’échapper à sa misérable condition par excès de vanité 40 . Le sort de la reine vu par les orateurs en constitue une illustration saisissante quoique éphémère 41 . On pourrait aussi penser que les oraisons présentant les descriptions les plus morbides sont l’œuvre d’opposants à la reine profitant de l’occasion pour souligner l’inévitable dénouement d’une vie passée, en partie, dans le péché. Mais cette théorie de la vengeance par l’oraison ne tient pas, liaison avec Mazarin ou pas. La solution est beaucoup plus simple. Les orateurs ne miment pas la déploration en décochant leurs dernières flèches à l’égard d’une reine très controversée de son vivant. Leurs propos ne s’insèrent pas dans une logique subversive et faussement édifiante. Au contraire, ces textes ne font que consolider le pouvoir royal par l’inventaire de ses grandeurs et de ses nombreuses servitudes. Les deux ne sont pas du tout contradictoires, même si les oraisons semblent singulièrement « réalistes ». C’est notamment parce qu’elle a beaucoup souffert qu’Anne d’Autriche a été une grande reine. Et vice versa : on ne gouverne pas un grand royaume sans payer le prix fort, tôt ou tard. Corps meurtri, corps vaniteux La relation établie par Madame de Motteville des derniers mois de la vie d’Anne adopte un point de vue à peu près symétrique à celui des oraisons funèbres. On en retrouve le ton, les déclarations pompeuses, le rappel des 40 La Gazette de France le rappelle à dessein en introduction de son numéro intitulé « Ce qui s’est passé en la Maladie, et à la Mort d’Anne d’Autriche, Mére du Roy : avec la Cérémonie du transport de son Cœur au Val-de-Grace ». Ainsi, « quoique la Mort nous soit aussi familiére que la Vie, et que depuis tant de Siécles, qu’elle éleve ses Trophées sur celle-ci, elle ne doive non plus émouvoir nos Sens, que les choses ausquelles ils sont accoûtumez, on ne peut, sans étonnement, lui voir enlever ces Testes Couronnées, qui nous représentent ici bas, la Divinité, et à qui nous rendons nos seconds Hommages » (p. 97). 41 Si l’oraison est une « performance », son impact est forcément limité dans le temps, la publication ne palliant guère l’oubli qui s’ensuit. Madame de Sévigné : « Pour l’oraison funèbre du P. de la Rue, on n’en parle non plus présentement que de celle que l’on fit pour la Reine mère : on ne sait pas qu’il y ait eu un M. de Luxembourg dans le monde ; est bien fou qui compte sur la gloire qui suit la mort ; ce n’est en vérité pas de cela qu’il faut être occupé dans cette vie ; mais les hommes auront toujours leurs erreurs, et les chériront. » Lettres de Madame de Sévigné, M. Monmerqué (éd.), Paris, Hachette, X, p. 296, lettre du 8 juillet 1695. Stanis Perez 652 circonstances de la mort mais aussi le jugement moral, abrité qu’il est derrière l’évocation finale de l’accord donné par l’intéressée : « Je fus contrainte de lui promettre sérieusement que je dirois la vérité autant contre elle qu’en sa faveur 42 ». Ici, la trajectoire du regard est ascendante ; c’est une domestique qui observe la reine-mère agonisante. La proximité entre les deux femmes a permis à Motteville de suivre l’évolution de la santé de sa maîtresse au jour le jour. Faisant montre d’une précision suffisamment grande pour qu’on puisse considérer son texte comme la meilleure source relative à la mort de la reine, la domestique a laissé de longs passages relatant le déclin progressif de la malade. Dès le départ, c’est le sens de la vue qui est privilégié, le cancer offrant à tous les témoins un spectacle d’exception. Renseignée sur la cause de ses douleurs au sein, la reine se souvient : « Elle ajoutoit à ces paroles qu’ayant vu des cancers à des religieuses qui en étoient mortes toutes pourries, elle avoit toujours eu de l’horreur pour cette maladie si effroyable à sa seule imagination […] 43 . » Précisément, c’est cette vision atroce que Motteville inflige au lecteur au cours de sa description. Anne va devenir ce qu’elle a vu, et la mémorialiste transmet, par écrit, sa propre perception des manifestations de la pathologie. A la fin du mois de mai, elle note l’apparition d’un érysipèle au bras et à l’épaule 44 . A la Sainte-Trinité, « son bras, du côté de son cancer, étoit si gros et si enflé, qu’il avoit fallu le matin couper les manches de sa chemise pour la lui ôter 45 . » Le 25 juillet 1665, une tumeur apparaît sous son bras 46 . Bientôt, son sein présente plusieurs orifices d’où s’écoulent des matières infectes 47 . La puanteur qui s’en échappe rappelle l’état de putréfaction de la reine, bien loin d’une odeur de sainteté 48 . La tumeur est d’ailleurs considérée comme un second « ulcère chancreux » par les médecins présents au chevet de la malade 49 . D’ailleurs, ceux-ci ne trouvent d’autre solution que de 42 Motteville, op. cit., p. 306. 43 P. 220. 44 P. 234. 45 P. 239. 46 P. 246. 47 P. 256-257. 48 P. 254, 276-277, 283 (des sachets de senteur lui sont apportés, son lit est parfumé). Madame de Montpensier y a été particulièrement sensible : Mémoires, 2 e partie, chap. VII. 49 P. 261. Après Séguin, le médecin attitré de la reine, Antoine Vallot, l’abbé Gendron (Cl. Deshaies-Gendron, Recherches sur la nature et la guerison des cancers, Paris, Fl. et P. Delaulne, 1700, p. 125), Jean-Baptiste Alliot (J.-B. Alliot, Traité du cancer […], Paris, Fr. Muguet, 1698, préface ; P. Fréart de Chantelou, Journal du voyage du cavalier Bernin en France, L. Lalanne (éd.), Paris, Gazette La mort et le corps d’Anne d’Autriche en perspective 653 recourir, en bout de course, à la chirurgie : « Ils mortifoient la chair, et ensuite on la coupoit par tranches avec un rasoir. Cette opération étoit étonnante à voir. Elle se faisoit les matins et les soirs, en présence de toute la famille royale, des médecins chirurgiens, et de toutes les personnes qui avoient l’honneur de servir cette princesse et de l’approcher familièrement. Elle avoit sans doute de la peine d’exposer une portion de son corps à la vue de tant de personnes […] 50 . » Le spectacle des tourments chirurgicaux de la reine est redoublé par la description qu’en fait Motteville, celle-ci prolongeant par écrit l’indécente exposition du corps de sa maîtresse. Précisément, le regard de l’auteur bénéficie du privilège de la « familiarité » avec Anne ; elle peut, de par sa fonction, suivre les traitements reçus par la malade et décrire l’horrible rituel au lecteur entré dans la confidence. Il pourra voir à quoi ressemble une reine atteinte d’un cancer du sein 51 . Il va de soi que le regard de Motteville ne se résume pas à l’énumération des signes cliniques de la pathologie. A aucun moment, elle ne veut faire œuvre de guérisseuse. Pour autant, ces indications ne sont pas gratuites car les allusions à la futilité passée de la malade et à sa beauté chancelante suivent de près. La toute première allusion donne le ton : « Comme elle avoit trop négligé ce mal, elle fut surprise de voir qu’en peu de temps il empira notablement […] 52 . » Cette négligence est mise sur le compte de la vanité d’une reine ne se souciant guère que de son apparence. Plus tard, lorsque son état se dégrade et que les remèdes augmentent son indisposition, Motteville commente cet échec de l’art médical : « Les remèdes des hommes, par l’ordre de Dieu, furent inutiles à la guérison de son corps ; mais par les tourments qu’ils lui firent souffrir, ils servirent à guérir les maladies de son âme 53 . » De quelles maladies s’agit-il ? La femme de chambre est formelle : il y a tout d’abord ses « vanités passées », l’orgueil humain « qui est quasi inséparable de la grandeur et du faste qui suit la des Beaux-Arts, 1885, p. 102) et un empirique milanais se sont succédés (Motteville, p. 273 sq. ; Bnf, Ms. fr. 23046, p. 1). Il faut ajouter les remèdes proposés par les courtisans et certains médecins parisiens comme Noël Vallant, ordinaire de Madame de Sablé (Bnf, Ms. fr. 17055, fol. 231). Françoise Fouquet, la mère du surintendant, avait espéré procurer du soulagement à la malade par le biais d’un emplâtre (Patin, op. cit., III, p. 494, lettre du 21 novembre 1664 à Falconet ; Les Remedes charitables de Madame Fouquet, Lyon, J. Certe, 1685, p. 20). 50 P. 261-262. C’est nous qui soulignons. 51 Dans la France du milieu du XVII e s., l’intérêt pour les spectacles anatomiques et autres dissections publiques est croissant. Voir R. Mandressi, Le Regard de l’anatomiste. Dissection et invention du corps en Occident, Paris, Seuil, 2003, p. 242- 243. 52 P. 218. 53 P. 223-224. Stanis Perez 654 royauté », puis la paresse et la négligence au temps de sa régence et, enfin, qu’ « elle soit demeurée jusqu’alors un peu trop attachée à l’amour de sa personne ». Pour résumer en une formule simple : « La connoissance sincère qu’elle a eue de son néant a fait son élévation, et le repentir qu’elle a eu de l’estime qu’elle avoit faite dans sa jeunesse des beautés de son corps a été cause de la sainteté de sa mort 54 . » La rémission des innombrables péchés de la reine (songeons à l’animosité de Motteville pour un Mazarin à la fois amant et ministre) ne pouvait s’effectuer qu’au prix d’une épreuve hors du commun ce qui permet de mesurer rétrospectivement la gravité des erreurs passées. Et Motteville de poursuivre : Anne était habituée à des « choses délicieuses qui peuvent contribuer à l’aise du corps » et fort attachée à la propreté (comme les souverains espagnols, en général), elle aimait les « bonnes senteurs avec passion » et ne pouvait supporter, au contact de sa peau, que les fins draps de batiste. L’épreuve a donc contribué à un renversement du regard que la reine portait sur elle-même au point qu’ « elle ne regardoit plus en elle ce qui avoit été le sujet de sa vanité qu’avec une sainte horreur et une sainte colère contre elle-même […] 55 . » Evidemment, on peut s’interroger sur l’authenticité de cette formule : Motteville n’impose-t-elle pas sa propre vision d’une maladie fatale à la beauté et à la séduction de sa maîtresse ? Un élément nous porte à le croire. Il s’agit d’un passage assez singulier où la mémorialiste s’aperçoit qu’en fait de laideur, malgré un corps exsangue livré à l’à-peu-près des médecins, Anne semble n’avoir rien perdu de ses attraits : Tant de maux et de souffrance n’avoient pu détruire la beauté de ses bras et de ses mains ; jamais ils n’en avoient tant eu que dans ces derniers jours : ce que les maladies avoient pu gâter par un peu de maigreur, l’enflure qui leur restoit de l’érésipèle le réparoit parfaitement. Ils paroissoient plutôt des bras et des mains d’albâtre que de chair ; mais ce qui dans le temps n’avoit pu finir alloit être effacé par la fin de ce même temps 56 . Statufiée vive par les conséquences du cancer, la reine semble encore belle aux yeux de la domestique ; mais d’une beauté annonçant l’imminence de sa mort par un simulacre de répit. Cette beauté minérale n’a plus rien d’humain, en vérité. Le point de vue de Motteville met en perspective ce semblant de « réparation » (Anne est déjà un fétiche dont la matière est difficile 54 P. 225. Ce passage rappelle la réflexion formulée par Motteville au moment de la petite vérole de Louis XIV en novembre 1647. Elle déplorait alors que les coquettes de la Cour fussent les premières à abandonner le Palais-Royal pour échapper à la maladie et surtout au risque d’être défigurées par ses séquelles. 55 P. 262. 56 P. 287. La mort et le corps d’Anne d’Autriche en perspective 655 à déterminer) et un décès inéluctable (seule la mort effacera ce que le travail du temps n’avait fait qu’écorner). L’anecdote renouvèle le mythe sans âge de la « belle mort » (du point de vue du Ciel et des orateurs) en persuadant le lecteur de la beauté de la défunte (du point de vue des mortels, ce qui est confirmé, de façon rétrospective, par le regard du roi 57 ). En un sens, la supériorité de la reine est demeurée intacte. Jusqu’au dernier moment, elle s’est préoccupée du spectacle qu’elle offrait aux témoins de sa fin misérable en demandant à ce que l’on couvre son bras 58 ou ses jambes 59 . Et ces marques de pudeur - Motteville emploie le terme « modestie » - rappellent que le simple corps d’une princesse ne doit pas être exposé à la vue de tous, surtout dans un moment pareil. Cette dissimulation partielle, après tant de révélations et de visions obscènes, trahit l’angle de vision : il est vertical et oblique, la domestique se retrouvant au pied d’une tour majestueuse qui la dépasse inexorablement mais dont elle peut apercevoir la façade lézardée par endroits et l’effondrement qui menace. Elle assiste au départ d’une reine touchée au cœur de sa féminité en ajoutant un jugement dont la partialité est finalement accessoire. Elle suggère la verticalité de son regard en soulignant la distance qui sépare la misère corporelle de l’élévation spirituelle sans atteindre toutefois le stade de la sainteté. Au fur et à mesure que ce corps tombe en lambeaux, l’âme s’élève sur les voies de la repentance et de la purgation des vanités passées. Reconstruire le corps de la reine Dans les deux types de description, les auteurs ont transformé l’évocation hagiographique des derniers mois de la reine en vanité théologico-politique. Mais cette option révèle surtout, au-delà du point de vue moral qui apparaît au grand jour, un problème plus délicat à résoudre : comment penser le corps mortel de la reine ? Si la théorie des deux corps du roi, tombée en désuétude au Grand Siècle 60 , permettait de penser la double personne du 57 Anne d’Autriche communie : « L’émotion d’une si sainte et si importante action, et celle de la fièvre, lui donnèrent alors du brillant dans les yeux et du rouge au visage ; et dans cet instant elle parut si belle à tous, et particulièrement au Roi qui étoit debout aux pieds de son lit, que se tournant vers mademoiselle de Beauvais […], il lui dit à demi bas : « Regardez la Reine ma mère : je ne l’ai jamais vue si belle. » » (p. 290). 58 P. 301. 59 P. 294. 60 Au-delà des événements de 1610 analysés par Ralph E. Giesey (Cérémonial et puissance souveraine en France. XV e -XVII e s., Cahier des Annales, 41, 1987), il faut noter le changement de ton des juristes et notamment de Ch. Loyseau dans son Stanis Perez 656 souverain, le statut des reines de France interdisait d’établir une distinction entre corps mortel et corps politique puisqu’elles n’étaient pas sacrées et qu’elles ne régnaient jamais en personne 61 . De fait, les oraisons ont tenté de politiser le corps et la souffrance de la reine tandis que Motteville a fait l’inverse en reléguant la question du pouvoir dans le domaine de la vanité et de la pompe inutile (ce qu’elle avait déjà fait, quoique de façon plus discrète, dans son récit de la mort de Louis XIII). Elle a plutôt insisté sur les effets de la maladie sur la beauté sinon sur la « féminité » de la reine. D’un côté, les discours funèbres ont rendu hommage à une dirigeante hors du commun dont le sacrifice final pouvait être considéré comme un raccourci de toute sa vie (l’effort de quitter son pays d’origine, les problèmes de « stérilité », la régence et ses frondes, etc.). D’un autre côté, les mémoires de la domestique ont pris le parti de peindre au naturel la fin édifiante d’une quasi-sainte enfin repentie d’avoir trop aimé la beauté. Le corps de la reine a donc fait l’objet de deux reconstructions distinctes : dans le premier cas, les clercs lui ont attribué un corps glorieux car souffrant, dans le second cas, Motteville a opté pour un corps meurtri car vaniteux. Si l’évocation des services rendus à la monarchie a continué d’inspirer les auteurs des oraisons ultérieures (Marie-Thérèse 62 , Henriette d’Angleterre, etc.), la mort d’Anne d’Autriche reste un moment singulier dans la fabrication post-mortem d’un corps royal pas comme les autres. Traité des Offices. En fait de corps mystique et immortel, il ne voit qu’un office qui se transmet immédiatement : « C’est pourquoy nous disons vulgairement, que Le Roy ne meurt point, c’est à dire, que la Royauté est toûjours remplie, et non jamais vacante » (Les Œuvres de Maistre Charles Loyseau, avocat en Parlement, rééd., Paris, E. Couterot, 1688, p. 66). 61 « En quoi l’on reconnoît, que bien qu’elles reçoivent de grands honneurs de leur Mariage ; toutefois elles n’ont de puissance et d’autorité dans le public, qu’autant que les Rois leur en donnent et leur permettent » : C. Le Bret, op. cit., p. 13. De surcroît, la reine-mère ne peut se prévaloir du titre de « Majesté » comme le souligne Loyseau dans son Traité des Seigneuries (op. cit., p. 17). A comparer et à opposer au modèle élisabéthain : M. Axton, The Queen’s Two Bodies : Drama and the Elizabethan Succession, Londres, The Royal Historical Society, 1977 ; The Myth of Elizabeth, S. Doran, Th. S. Freeman (eds), Palgrave Macmillan, 2003. 62 Bossuet profite plus tard de l’oraison consacrée à Marie-Thérèse pour rappeler les circonstances de la mort d’Anne d’Autriche : « ANNE avertie de loin par un mal aussi cruel qu’irremediable, vit avancer la mort à pas lents, et sous la figure qui luy avoit toûjours paru la plus affreuse. » Recueil des oraisons funèbres, Paris, G. du Puis, 1699, p. 255. Cette évocation vient renforcer l’opposition entre la mort subite de l’épouse du roi et la longue maladie de la reine-mère.