Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
121
2008
3569
Civilité et guerre civile : pour une lecture politique du Misanthrope de Molière
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2008
Johann Chapoutot
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PFSCL XXXV, 69 (2008) Civilité et guerre civile : pour une lecture politique du Misanthrope de Molière JOHANN CHAPOUTOT « Je n’y puis plus tenir, j’enrage, et mon dessein Est de rompre en visière à tout le genre humain ». (Molière, Le Misanthrope, I,1, v. 95-96) « Nous vivons dans un règne et sommes dans un temps Où par la violence on fait mal ses affaires ». (Molière, Le Tartuffe, V, 2, v. 1640-1641) « Cruel, hideux tableau offert par la ville entière : ici, des combats, des blessures ; là, des bains, des cabarets ; à la fois flots de sang, tas de cadavres et, juste à côté, putains et quasi-putains ; toutes les débauches d’une paix voluptueuse, tous les crimes d’une conquête sans merci, si bien que l’on eût cru une même ville en fureur et en rut ». (Tacite, Histoires, III, 83.) « Non est potestas super terram quae comparetur ei ». (Thomas Hobbes, Léviathan, 1651) A l’instar du XIV e siècle européen, qui avait psalmodié « A fame, peste, bello, libera nos, Domine », le XVII e siècle eut son miserere : de la guerre civile, libère-nous Seigneur. Les guerres civiles, qui tirèrent leur origine de motifs religieux ou de désaccords sur le mode de dévolution du pouvoir politique, furent le fléau de la modernité européenne. En France, les guerres dites "de religion" ont ensanglanté le royaume de 1561 à 1598, avec des répliques jusqu’à l’édit de pacification d’Alès en 1627. En Allemagne, les guerres de religion sont continues de la publication des thèses de Luther à la paix d ’ Augsbourg, en 1555, avant l’embrasement mitteleuropéen de la guerre de Trente ans (1618-1648). En Angleterre, un sanglant conflit oppose Johann Chapoutot 658 le Roi et le Parlement à partir de 1640. Charles I er y perd sa tête en 1649, au moment où la France sombre dans la Fronde (1648-1653). La guerre civile est un conflit révulsant et exécrable, le conflit anti-humain par excellence depuis Thucydide qui, dans la Guerre du Péloponnèse, décrit les effets aberrants de la stasis au sein des cités grecques qui en sont frappées : la guerre civile est un conflit fratricide et parricide, où le frère tue le frère, où le fils combat le père. Depuis les Grecs, la guerre civile est l’illustration de l’éminente précarité du lien social, le point critique où une fragile humanité bascule dans la barbarie la plus violente et la plus sordide. Dans ses Essais, Montaigne dénonce l’horreur du « grand discors de France », où l’on voit des amis, des frères et des voisins se « faire rôtir par le menu, [se] faire mordre et mettre à mort par des chiens et des porcs (comme nous l’avons non seulement lu, mais vu de fraîche mémoire, non entre de vieux ennemis, mais entre des voisins et des concitoyens, et, qui pis est, sous prétexte de piété et de religion) ». On semble atteindre dans la guerre civile le terme suprême de la guerre, son entéléchie. Agrippa d’Aubigné et Ronsard se sont élevés contre les horreurs des guerres de religion : les sujets du royaume de France, catholiques et réformés, violent, déchirent et assassinent leur mère patrie. La guerre civile est un déploiement de violence qui ne connaît, dans l’ivresse du tabou brisé, dans le déchaînement des haines, plus de borne. Elle est le lieu d’une subversion totale. Tacite, dans le texte cité en exergue, décrit les combats qui, le 21 décembre 69, en pleines Saturnales, opposent les troupes de Vespasien et les partisans de Vitellius. L’orgie du combat, le déchaînement de la guerre civile, font écho à la fête du désordre et de la subversion qui fait rage à Rome à cette période de l’année. La guerre civile, mieux encore que la sauvagerie, est donc l’anti-cité, une explosion de violence animale et barbare qui fait voler en éclat le délicat compromis de la vie en société. La guerre civile détruit la société politique et dissout ces solidarités élémentaires qui font de l’homme un homme. La vie sociale, l’état civil ou politique vient, selon Aristote, réaliser la nature rationnelle de l’homme : on sait que le Stagirite définit l’homme à la fois comme un être de raison (zoon logikon) et comme un « animal politique », c’est-à-dire un animal qui vit au sein d’une polis. Hors de la cité, nous dit-il dans sa Politique, livre I, il n’est que des bêtes ou des dieux. La vie en société implique donc une rupture avec la nature, avec ce qu’il est d’animal en l’homme. Elle présuppose des conventions de comportement, un habitus ou un ethos social dont la définition, éminemment historique, est propre à chaque époque. La formulation de principes des bonnes mœurs et des bonnes manières vient instituer un espace social où, moyennant le respect de ces conventions, on est reconnu comme homme civil, c’est-à-dire Pour une lecture politique du Misanthrope de Molière 659 comme un individu appartenant à la cité (civitas). Quiconque bafoue, refuse ou viole ces conventions se situe lui-même de facto hors de la société des hommes, pour être ravalé au statut d’un animal qui reste prisonnier de l’état de nature, et ne peut jouir de la sûreté procurée par l’état civil ou politique. Dans son Léviathan (1651), Hobbes présente le criminel comme un animal dangereux, une bête sauvage à abattre : Hobbes, qui est l’exact contemporain de Molière, voit dans un Etat absolutiste, i.e. dont le mode d’exercice du pouvoir soit absolu, le seul rempart contre cette barbarie de la guerre qui est une tendance profonde de la nature humaine. Le philosophe anglais, ancien précepteur des enfants royaux, a lui-même vécu de très près la guerre civile anglaise. Un des enjeux majeurs du Misanthrope de Molière est la mise en débat, la contestation par Alceste des conventions de son temps et du projet politique qui les fonde. La civilité du XVII e siècle lui semble par trop surfaite, inauthentique et fausse. Dans la première scène de la pièce, Alceste prend violemment à partie son ami Philinte, coupable à son gré de trop flatter les inconnus : Je vous vois accabler un homme de caresses, Et témoigner pour lui des dernières tendresses ; De protestations, d’offres et de serments Vous chargez la fureur de vos embrassements : Et quand je vous demande après quel est cet homme, A peine pouvez-vous dire comme il se nomme. (I, 1, 17-22) Alceste, outré, s’insurge donc avec la pureté et l’intransigeance de la « belle âme 1 » contre l’hypocrisie de Philinte. A ses yeux, civilité rime avec fausseté, et notre Misanthrope refuse de s’y résoudre. Dans une société qui s’accommode d’hypocrisie, Alceste joue les trouble-fêtes. Il s’irrite de tant de mensonges : la dissimulation va trop loin, les cœurs, comme le philosophe cartésien, avancent masqués. Alceste veut, pour sa part, franchise et pureté du cœur. Philinte a salué avec empressement, avec une joie feinte, un inconnu. Pour Alceste, c’est là trahir son cœur, être indigne du nom d’homme. L’idéal humain d’Alceste est tout de franchise, de pureté, sans voile ni masque. Tout mensonge en parole et en acte est banni : […] on devrait châtier sans pitié Ce commerce honteux de semblant d’amitié. 1 Concept polémique dirigé contre l’exaltation romantique de l’individualité géniale et solitaire, la « belle âme » (die schöne Seele) est définie par Hegel dans la Phénoménologie de l’esprit (II, 3) comme la conscience devenue « bonne conscience », c’est-à-dire la conscience portant un jugement souverain et plein de hauteur sur le monde, et, ce faisant, répugnant à s’y engager. Johann Chapoutot 660 Je veux que l’on soit homme, et qu’en toute rencontre Le fond de notre cœur dans nos discours se montre. (67-70) Alceste défend un idéal de transparence. Contre cette ombrageuse vertu, qui gronde et tempête, qui s’emporte et cherche querelle, Philinte défend la civilité de son temps en renvoyant Alceste à son archaïsme. Alceste n’est pas un homme de son temps, mais un homme du XVI e siècle, voire de cette vertueuse antiquité, où les hommes avaient la pureté, la dureté, et des traits aussi nets que ceux du marbre de leurs bustes : Cette grande raideur des vertus des vieux âges Heurte trop notre siècle et les communs usages. (153-154) Tous les hommes de son temps sont, selon Alceste, à blâmer : à en croire Norbert Elias, il est vrai que le XVII e siècle français, notamment la société de cour, a marqué un apogée de la civilité. Les codes de courtoisie, de cet art de cour que le pouvoir royal impose, sont en effet complexes et contraignants comme jamais ils ne le furent auparavant. A entendre Alceste blâmer les vices de son temps, on croit en effet entendre un de ces laudatores temporis acti nostalgiques et passéistes, un de ces pisse-froid pontifiants et rétrogrades dont chaque époque abonde. Mais Alceste va plus loin. Il confond dans sa condamnation tout le genre humain, et en vient à stigmatiser, par extrapolation, l’humanité entière. Révulsé par cette hypocrisie et ce mensonge qu’il estime constitutifs de l’humanité, Alceste dit éprouver pour ses frères humains « une effroyable haine » (v. 114), ce dernier mot rimant d’ailleurs dans sa bouche à deux reprises avec « nature humaine ». Philinte lui oppose quelques considérations de bon sens sur le commerce avec autrui. Contre l’intransigeante vertu de son ami, Philinte défend une éthique de la placidité, inspirée par une résignation philosophe. Fuyant les éclats, l’emportement et la colère si coutumiers à Alceste, il prône une éthique du raisonnable, cette éthique médiane du grec, ce « rien de trop » que les Romains célèbrent sous le nom de aurea mediocritas. L’éthique médiane est exposée par Aristote dans l’Ethique à Nicomaque. Elle bannit les excès et recherche toujours le point moyen qui puisse concilier les opposés : In medio stat virtus, dit l’adage, repris par Philinte : La parfaite raison fuit toute extrémité Et veut que l’on soit sage avec sobriété. (I,1 v.151-152) Philinte raille ici les prétentions d’Alceste à vouloir réformer l’humaine nature. Cette nature est vicieuse par essence. Le vice est le propre de l’homme comme la charogne est le délice du vautour : Oui, je vois ces défauts, dont votre âme murmure Comme vices unis à l’humaine nature, Pour une lecture politique du Misanthrope de Molière 661 Et mon esprit enfin n’est pas plus offensé De voir un homme fourbe, injuste, intéressé, Que de voir des vautours affamés de carnage, Des singes malfaisants et des loups pleins de rage. (173-178) L’homme est prisonnier de sa nature, à l’instar des autres animaux de la création, et cette nature est mauvaise. Philinte se fait l’écho d’un pessimisme anthropologique hérité de la Bible (péché originel), mais aussi bien propre à la modernité : que l’on songe ici à la conception de l’homme chez Machiavel et Hobbes. Philinte prend acte de l’impossibilité de changer l’humaine nature et le monde. Flegmatique, il refuse donc de se rendre malade de la peccamineuse et nécessaire imperfection de l’homme, comme le fait l’atrabilaire Alceste. Il prône pour ses frères humains, imparfaits quoi qu’on en ait, une tolérance bonhomme, dont on ne sait si elle est, au fond, bienveillance attendrie ou profonde indifférence : Je prends tout doucement les hommes comme ils sont, J’accoutume mon âme à souffrir ce qu’ils font. (163-164) Il faut donc souffrir ces défauts si l’on veut rester vivre dans la cité, dans l’espace social, et ne pas se réfugier dans ce désert qu’Alceste appelle de ses vœux : Et parfois il me prend des mouvements soudains De fuir dans un désert l’approche des humains. (143-144) Alceste refuse donc tout compromis avec l’humanité de son temps, et dit y préférer quelque lointaine retraite, à l’imitation des jansénistes, ces Messieurs de Port-Royal qui quittent Paris pour la vallée de Chevreuse et ses petites écoles, imitant ainsi les pères du Désert qui fuyaient la Cité terrestre pour goûter, dans leur solitaire et méditative retraite, les prémices de la Civitas Dei. Mais Alceste ne se borne pas à des soupirs érémitiques. L’anachorète se fait aussi guerrier, quand il exprime sa haine de l’homme et précipite ses interlocuteurs, par sa hargne et sa mauvaise humeur, dans des dialogues heurtés et saccadés. Molière recourt à plusieurs moyens littéraires d’expression de la conflictualité dialogique. Alceste coupe ainsi souvent la parole à Philinte, qu’il n’écoute pas vraiment, qu’il ne laisse pas s’exprimer : onze fois en tout, sur 41 répliques, dans les deux grandes scènes où les deux hommes se retrouvent seuls (I,1 et V,1). Le ton d’Alceste est impérieux : il emploie avec prédilection catégorique l’indicatif présent, temps de l’assertion, ainsi que l’impératif. Par ailleurs, il émaille son propos de nombreux jurons plus à leur place sur le carreau des Halles que dans les salons du Grand Siècle. Son emportement précipite le dialogue. Ses interventions sont ponctuées de points d’exclama- Johann Chapoutot 662 tion, et il entraîne Philinte, contre son gré, dans une stichomythie, véritable transposition dialogique du duel au fleuret. Pire, Alceste, le Misanthrope, avoue sa haine contre le genre humain. Les hommes lui sont « odieux » (111) : […] Je hais tous les hommes, Les uns parce qu’ils sont méchants et malfaisants, Et les autres pour être aux méchants complaisants. (118-120) Sa quête de pureté le mène donc non pas tant au désir de désert qu’ à une volonté de purger l’humanité de ses vices, par une violence qui reste cependant toute de verbe et de mots. Dans un distique qui concentre toute la substance de sa rageuse agressivité, où culmine sa virulence, Alceste pose à l’ennemi du genre humain, un hostis humani generis qui ne fait rien moins que déclarer la guerre aux hommes : Je n’y puis plus tenir, j’enrage, et mon dessein Est de rompre en visière à tout le genre humain. (95-96) La disputatio entre Alceste et Philinte ne se résume donc pas au simple désaccord entre un atrabilaire et un flegmatique. Elle comporte une dimension éminemment politique, et présente l’attitude d’Alceste comme un danger, une provocation pour la civilisation des mœurs du XVII e siècle, un temps qui lie indissolublement « politique et politesse 2 ». La civilité du temps, qui tient l’agressivité à distance par des protestations feintes de bienveillance, est recherche de ce point moyen, médiocre au sens mélioratif du terme, de cet espace neutre où deux individus puissent, comme sur un no man’s land, se rencontrer sans s’affronter. Embrasser un inconnu en lui faisant mille serments, c’est, en dernière analyse, avancer les mains nues dans le champ social en montrant explicitement que l’on baisse les armes et que l’on agite le drapeau blanc. Cette civilité extrême, qui s’accommode d’hypocrisie, est une manière de repousser le bellum omnium contra omnes (Hobbes), de conjurer le risque de cette guerre civile qui est la grande peur traumatique du temps, et notamment du pouvoir royal, récemment ébranlé par la Fronde, intensément vécue par l’enfant-Roi Louis XIV. Le comportement d’Alceste, ses fulminations et ses anathèmes ne sont donc pas simplement offerts au public du temps comme les vociférations outrancières d’un bougon ridicule ou d’un plaisant censeur, sorte de Caton égrotant égaré à Versailles. Alceste apparaît bien plutôt comme l’exact contretype de l’homme civilisé, de l’homme qui vit au sein de la cité. Alceste est, au sens propre du mot, un sauvage, qui menace la cité de tous les maux de la 2 Muchembled, Robert, La société policée. Politique et politesse en France du XVI e au XX e siècle, Paris, Seuil, L’Univers historique, 1998, 373 p. Pour une lecture politique du Misanthrope de Molière 663 sauvagerie, de l’état de nature, de cette forêt (sylva) dont il est issu. Alceste, furieux et furibond, réintroduit la guerre, définitoire de l’état de nature, dans l’espace social : par son attitude coléreuse, il tempête et s’agite dans une cité qui en avait été purgée par le pouvoir royal, édicteur de lois et de normes comportementales qui ne souffraient plus que le bon ton, la distinction et la retenue, c’est-à-dire le silence, l’apaisement et la maîtrise de soi après le fracas armé des guerres civiles. Alceste déclare la guerre à cette civilité qui, précisément, visait à la bannir de l’espace social. Alceste veut changer les hommes malgré eux, par la violence, ou les détruire, s’ils ne sont pas à la hauteur de son idéal. Quand il dit « vouloir rompre en visière à tout le genre humain », Alceste apparaît doublement comme un danger pour ses frères humains et comme un rebelle à l’ordre politique du temps. « Rompre en visière » nous renvoie en effet sémantiquement aux tournois, forme médiévale du duel, ce duel que le Roi et l’édification d’un Etat de justice tentent de prohiber 3 . Richelieu, puis Louis XIV ont imposé la pacification et la mise au pas d’une société belliqueuse et guerrière en bannissant la guerre privée et le duel. Les nobles et les Grands, qui tiraient aisément l’épée, sont désormais punis de mort en cas de duel : la violence physique légitime, comme le dira Max Weber, devient monopole de l’Etat. Face à la justice privée, qui s’exprime sous forme de vengeance, face à la justice des familles et des clans, l’Etat impose sa seule justice, la justice de la cité. Ainsi, en juin 1627, Richelieu fait-il exécuter un Grand du royaume, François de Montmorency, pour un duel sur la Place Royale, l’actuelle place des Vosges, un lieu dont le choix délibéré constituait une provocation supplémentaire. A Louis XIII qui hésite, Richelieu oppose : « Il s’agit de couper la gorge aux duels ou aux édits de votre majesté 4 ». Le nouvel Etat de justice tente d’imposer sa médiation arbitrale dans les conflits d’honneur, afin d’éviter le surgissement de la violence dans l’espace social : le tiers parti royal s’interpose comme instance de médiation des conflits pour la régulation du monde social. Il s’agit pour le Roi d’imposer son monopole de la violence légitime et de faire valoir sa seule loi contre la loi de l’honneur, des familles et des clans. Alceste le duelliste, Alceste le belliqueux est, à bien des égards, un guerrier médiéval égaré dans le Grand Siècle. Il est d’ailleurs vu et perçu comme tel par les personnages de la pièce eux-mêmes, notamment par Eliante, sa soupirante malheureuse, qui ne cache pas son admiration devant 3 Sur le duel et son histoire, cf. Billacois, François, Le duel dans la société française des XVI-XVII e siècles. Essai de psychosociologie historique, Paris, EHESS, 1986. 4 Sur tous ces aspects, on se réfèrera avec profit à Cornette, Joël (dir.), Histoire politique de la France - La monarchie entre Renaissance et Révolution, 1515-1792, Paris, Seuil, 2000. Johann Chapoutot 664 la superbe « noble et héroïque » de ce Don Quichotte des mœurs, qui mène, seul, un combat unique dans ce siècle. On trouve le portrait éthologique de ce guerrier dans un ouvrage de Norbert Elias publié en 1939, et intitulé Du processus de civilisation 5 . Dans cet ouvrage, Elias définit la civilisation, dont l’apogée est situé dans la société de cour du XVII e siècle français, comme un habitus spécifique, une manière particulière de se comporter. Cet habitus est caractérisé par le contrôle pulsionnel. La civilisation telle que nous l’entendons, c’est la contrainte exercée sur tout ce qui, en nous, est de l’ordre de la nature. Or cette nature nous autorise à nous adonner librement à nos pulsions. La nature, c’est le règne de la passion et de l’affect, c’est la liberté de l’animal qui suit son instinct sans en répondre. L’homme plus proche de la nature que de la civilisation obéit à ses pulsions. Il est imprévisible, et l’on observe chez lui une forte amplitude dans la variation des attitudes : selon l’impulsion du moment, il passe du rire aux larmes, du débordement affectif à la violence. Irresponsable, il est imprévisible. Cette description éthologique et psychologique dresse le portrait du guerrier médiéval, du chevalier, dont Elias fait un idéal-type civilisationnel lié à une structure politique particulière. Comment ne pas reconnaître, dans cette imprévisibilité, dans cette extraversion, le portrait d’Alceste ? Alceste jure, s’emporte, ne se maîtrise jamais ni en rien. Il est un monstre médiéval égaré sur des rivages classiques. Mais plus qu’une curiosité dramatique et sociale, il est une menace politique. Elias relie en effet l’habitus du guerrier non civilisé à une organisation sociétale spécifique, à une certaine distribution du pouvoir. Le pouvoir au Moyen Âge n’est pas monopolisé. Il est dispersé, fractionné, éclaté. Le Roi, à l’époque féodale, n’est qu’un seigneur parmi d’autres, au mieux un primus inter pares. Le pouvoir, au sens de monopole de la contrainte physique, n’est pas l’apanage de l’Etat. Il n’est pas un monopole du tout, puisqu’il échoit en partage à une multitude de seigneurs féodaux. L’espace social n’est donc pas un espace pacifié et sécurisé, mais un espace menaçant, où le danger, qui affleure, qui est toujours présent à l’état de potentialité, de latence, exige une vigilance et une riposte rapide de l’agressivité de l’individu. Quand la violence est disséminée dans l’espace social, il faut être soimême violent : dans une telle société, « le refoulement des pulsions et émotions n’est ni nécessaire, ni utile, ni même possible. La vie des guerriers, comme celle des autres personnes vivant dans une société de guerriers, est 5 Über den Prozeß der Zivilisation (1939) a été rendu accessible aux lecteurs francophones sous la forme d’une traduction en deux volumes, La civilisation des mœurs et La dynamique de l’Occident, parus aux éditions Calmann-Lévy en 1975, réédités en poche chez Pocket Agora. Nos citations sont extraites de cette dernière édition. Pour une lecture politique du Misanthrope de Molière 665 constamment menacée par des agressions brutales 6 ». Il faut donc savoir mobiliser rapidement sa violence et son agressivité pour pouvoir se défendre. La maîtrise de soi n’est donc, dans un tel monde, nullement une valeur, elle est bien au rebours un handicap certain. A la configuration d’un tel espace social, caractérisé par une dissémination et une latence de la violence, correspond donc un habitus particulier, celui de la libre expression de ses affects et pulsions, sans contrôle ni réserve : « La plus grande liberté pulsionnelle et la menace physique plus immédiate qui pèse sur les membres de toutes les sociétés qui n’ont pas encore développé de puissants monopoles centraux, sont donc des phénomènes complémentaires ». Il y a correspondance entre un univers incertain et des individus imprévisibles : « Comme la situation change sans cesse, les manifestations émotionnelles changent avec elle […] L’atmosphère générale d’une vie imprévisible et incertaine, d’où émergent, dans la meilleure hypothèse, quelques îlots fragiles d’une relative tranquillité, donne lieu à de brusques sautes d’humeur, survenant sans motif extérieur, et faisant passer un homme de la joie la plus débridée à la contrition la plus sincère 7 ». Les brusques variations de contexte trouvent leur équivalent dans des comportements soumis à de fortes amplitudes : l’imprévisible répond à l’imprévu, et le contrôle de soi n’est qu’une ineptie paralysante. Nul besoin de calculer et de prévoir les conséquences de ses actes, il faut savoir déchaîner sans hésiter sa violence pure. Cette configuration politique est aux antipodes du projet absolutiste français. Richelieu, puis Louis XIV, ambitionnent de centraliser le royaume et d’en concentrer tout le pouvoir dans les seules mains du Roi. La dispersion féodale, l’usurpation de la Fronde, l’exercice nobiliaire de la violence ne sont plus de saison. Le Roi prétend s’imposer comme seul souverain et seul titulaire de la violence légitime. A cette nouvelle configuration politique doit correspondre un nouveau type d’homme. D’un point de vue éthologique et social, Louis XIV veut imposer un habitus nouveau, celui de la maîtrise de soi. Cet habitus, c’est celui de l’homme civilisé de l’époque moderne. Ce nouveau type est défini par la maîtrise de soi et la prévisibilité, par le refoulement pulsionnel, la mise sous silence du physique, par un calcul responsable des conséquences de ses actes. Avant de déchaîner ses pulsions, l’homme civilisé calcule et envisage les effets futurs de ses actes, car il sait qu’il aura à en répondre. A quoi attribuer l’avènement de ce nouveau type humain ? Elias lie son apparition 6 Elias, Norbert, La dynamique de l’Occident, 1939, trad. fr. 1975, rééd. Paris, Presses Pocket, Agora, 1990, 320 p., p. 190. 7 Ibid., p. 191. Johann Chapoutot 666 à l’avènement d’une autre configuration sociale, celle d’un espace pacifié, où la violence, « reléguée au fond des casernes 8 », n’est plus centrifuge, mais centripète, où la violence a été centralisée par un pouvoir étatique qui en détient désormais le monopole. Dans cette nouvelle société, « l’homme qui sait dominer ses émotions bénéficie au contraire d’avantages sociaux évidents, et chacun est amené à réfléchir, avant d’agir, aux conséquences de ses actes. Le refoulement des impulsions spontanées, la maîtrise des émotions, l’élargissement de l’espace mental, c’est-à-dire l’habitude de songer aux causes passées et aux conséquences futures de ses actes, voilà quelques aspects de la transformation qui suit nécessairement la monopolisation de la violence 9 ». Concrètement, le système féodal cède la place à un Etat centralisé, qui, pour reprendre le mot de Max Weber, impose un monopole de la violence légitime. Un seigneur, plus fort que les autres, s’impose, proclame sa souveraineté, et fait de l’usage (policier et militaire) de la violence un monopole. L’espace social est donc pacifié, non parce que la violence monopolistique de l’Etat s’exerce en permanence, mais parce que, chez les individus, naît un autocontrôle : « L’organisation monopolistique de la contrainte physique n’agit pas, en général, sur l’individu par une menace directe. Son mode d’action est indirect […]. Elle agit en grande partie par le moyen de la réflexion et du raisonnement. Sa présence au sein de la société est potentielle, elle fait figure d’organe de contrôle ; la contrainte effective est la contrainte que chaque membre de la société exerce sur lui-même, parce qu’il prévoit les conséquences de ses actes 10 ». Avec la constitution de l’Etat, défini par le monopole de la violence, avec l’émergence d’un espace social pacifié, apparaît donc l’homme civilisé, qui a été rendu civil, i.e. apte à vivre au sein de la société enfin constituée, par l’action de l’Etat, en cité. L’homme, qui vivait dans un éternel présent, l’immédiateté de la menace et de la pulsion, est invité à se projeter dans l’avenir, à considérer, à prendre en compte les conséquences futures de ses actes, dont il aura à répondre devant l’Etat. Ce nouveau type de société, ce groupement d’hommes que l’Etat constitue en cité, requiert donc « la maîtrise instantanée des mouvements affectifs et pulsionnels en prévision de leurs prolongements futurs […], une maîtrise de soi uniforme 11 ». La satisfaction immédiate des pulsions est donc désormais impossible. En compensation, le nouvel espace social est sécurisé. On peut observer concrètement cette évolution historique et ce processus de civilisation en étudiant ce que Norbert Elias appelle le phénomène 8 Ibid., p. 193. 9 Ibid., pp. 189-190. 10 Ibid., p. 193. 11 Ibid., p. 196. Pour une lecture politique du Misanthrope de Molière 667 de curialisation (Verhöflichung). La curialisation est le rassemblement des élites nobiliaires au sein des grandes cours de l’âge classique, dont celle de Versailles est le prototype en même temps que l’archétype. Que deviennent les élites du Moyen Âge au XVII e siècle ? Auparavant caste de guerriers furieux tapis dans leurs châteaux forts, les nobles deviennent une noblesse de cour, docile à souhait. La curialisation est donc « le remplacement progressif d’une noblesse de guerriers par une noblesse domestiquée, habituée à refouler ses émotions, par une noblesse de cour 12 ». Il s’est donc produit une « curialisation des guerriers 13 ». Le Prince domicilie ses nobles à la cour pour mieux les surveiller et les contrôler, et ces derniers y affluent d’autant plus volontiers que la présence à la cour est nécessaire pour participer à ce pouvoir que le Roi accapare désormais. Qu’est-ce que le projet versaillais sinon une vaste tentative de domestiquer une noblesse rebelle et belliqueuse, cette noblesse violente et contestataire des guerres de religion et de la Fronde ? Pour prévenir toute irruption de violence de ce genre, Louis XIV fait donc des nobles ces fauves en dentelles que démasque Nietzsche. Les crocs et les griffes restent présents, le fond d’agressivité demeure, mais toute l’habileté de la société de cour est de parvenir à les dissimuler sous un léger et délicat tissu, qui remplit à merveille son office de voile. On comprend mieux maintenant toute l’incongruité d’Alceste. Plus qu’un personnage ridicule, qui prête volontiers à rire, Alceste est le double angoissant d’une société qui reconnaît en lui les pires aspects d’une violence immaîtrisée. Dans une société où le pouvoir tente de promouvoir et d’imposer un ethos de la maîtrise de soi, Alceste est, en outre, un rebelle. Depuis la fin des guerres de religion, l’idéal promu par le pouvoir est tout empreint de néo-stoïcisme. Au plus fort des guerres civiles, les humanistes ont, dès le XVI e siècle, réédité les textes stoïciens : Erasme édite en latin les Opera de Sénèque (1529), Calvin en commente le De Clementia (1532), Hieronymus Wolf traduit le Manuel d’Epictète en 1561 et édite le De Officiis de Cicéron en 1569. La première édition des Essais de Montaigne, fortement influencé par le stoïcisme, paraît en 1580. Le grand éditeur et commentateur de Sénèque au XVI e siècle demeure cependant Juste Lipse, professeur de philologie et d’histoire à Leyde, dans des Flandres ravagées par la guerre de religion contre les catholiques et contre l’Espagne de Philippe II. Editeur de Sénèque et de Tacite (Annales, 1574), il publie son De constantia en 1584, puis ses Politicorum sive civilis doctrinae libri sex en 1589, ainsi qu’un manuel, la Manuductio ad stoicam philosophiam, en 1604, puis les œuvres 12 Ibid., p. 221. 13 C’est le titre que Norbert Elias donne au chapitre 3 de sa seconde partie, « Esquisse d’une théorie de la civilisation », ibid., pp. 219-234. Johann Chapoutot 668 complètes de Sénèque en 1605. Ses Politicorum libri de 1589, où Juste Lipse fait œuvre de réflexion politique originale, sont réédités quarante fois au XVI e siècle : c’est l’œuvre politique la plus connue du temps. Le livre s’ouvre sur une description des malheurs du temps. Pour y remédier, la nature humaine étant faillible, voire mauvaise, il revient aux sujets de cultiver la vertu de constance, et à l’Etat d’être suffisamment fort pour contenir et brider les passions des hommes. Discipline de soi et obéissance civile sont les piliers de l’éthique personnelle et de la politique nouvelle prônées par Juste Lipse. Montaigne s’en nourrit, et cet idéal néo-stoïcien est dès sa naissance associé à un culte tacitiste de l’Etat : dans le cyclone destructeur des passions, seul un Etat fort peut faire prévaloir les principes de la raison. Etat de raison et raison d’Etat sont ainsi exaltés et consubstantiellement liés à une éthique de la maîtrise de soi, de la part du souverain comme de la part du sujet. Face au déchaînement des passions religieuses, le Roi apparaît comme le seul garant de la primauté de la raison, qu’il doit imposer par la puissance de l’Etat : dans le Testament politique de Richelieu, on relève ainsi 173 occurrences du mot « raison ». Le Roi est le premier à incarner cette maîtrise de soi et cette contrainte, et à illustrer cet idéal. Corneille, auteur stoïcien et tacitiste s’il en est, résume ce double idéal en faisant prononcer à Auguste, dans Cinna : « Je suis maître de moi comme de l’univers ». La maîtrise de soi est, pour le XVII e siècle, une propédeutique nécessaire à l’exercice du pouvoir politique : qui ne sait se gouverner soi-même ne peut prétendre gouverner autrui. Louis XIV est le produit achevé d’une éducation tacitiste et néo-stoïcienne. Dans ses Mémoires pour l’instruction du Dauphin (1661), le Roi note : « Un Prince doit se rendre maître de ses passions », conserver toute sa lucidité et ne rien laisser paraître de ses émotions. Nous savons que Louis XIV était passé maître dans l’art de dissimuler et de se composer une face de théâtre, lui qui concevait le pouvoir comme une représentation permanente. En se voulant impassible et maître de ses passions, Louis XIV impose par l’exemple un mode de comportement qui devient une norme obligatoire. La pacification imposée à la société nobiliaire, le refoulement des valeurs guerrières, vont de pair avec un polissage et une normalisation du comportement social. La courtoisie, l’art de la cour, et l’étiquette imposent de bannir toute présence directe du physique, du passionnel, identifiés à l’animal, et de ne jamais laisser transparaître ses émotions, surtout si elles sont vives. Dans les Caractères, La Bruyère note : « Un homme qui sait la cour est maître de son geste, de ses yeux, de son visage ; il est profond, impénétrable ; il dissimule les mauvais offices, sourit à ses ennemis, contraint son humeur, déguise ses passions, dément son cœur, parle, agit Pour une lecture politique du Misanthrope de Molière 669 contre ses sentiments ». A la mort de Monsieur, son frère, Louis XIV s’impose de paraître au dîner, en réprimant ses larmes. La cour devient ainsi le lieu d’une représentation à soi-même d’une société apaisée et ordonnée, gouvernée par le bon goût et par la maîtrise de soi. L’impératif de maîtrise de soi est primordial. L’homme est un être de raison, contrairement à l’animal, être d’affects et de passion. L’homme se doit donc, pour réaliser sa nature, et être conforme au plan divin, de maîtriser ce qu’il y a d’animal, de bestial en lui, la passion, pour ne suivre que les préceptes de la raison. En 1684, en plein règne de Louis XIV, Amelot de la Houssaye publie L’homme de cour, traduction d’un ouvrage du jésuite espagnol Balthazar Gracián, véritable vulgate ou manuel de l’ethos courtisan. La maîtrise totale de soi y revient comme un leitmotiv obsessionnel : LII - Ne s’emporter jamais. C’est un grand point que d’être toujours maître de soi-même. C’est être homme, par excellence, c’est avoir un cœur de Roi, attendu qu’il est très difficile d’ébranler une grande âme. LV - […] Ne s’empresser, ni ne se passionner jamais, c’est la marque d’un cœur qui est toujours au large. Celui, qui sera le maître de soi-même, le sera bientôt des autres. On voit combien la maîtrise de soi est, au fond, imitation du maître de soi, le Roi, et désir secret de participer de son pouvoir. L’attitude digne et maîtrisée du Roi à la cour se veut le fondement d’une pédagogie de l’exemple. Il est explicitement attendu de chacun qu’il se conforme à l’attitude du Roi, par un effort mimétique qui diffuse dans le corps social le principe éthologique voulu par son chef. L’importance du mimétisme dans l’établissement de la société absolutiste a bien été exposée par Etienne de la Boétie, qui décrit ce régime comme une « chaîne » de tyrans. Le Discours de la servitude volontaire montre comment le modèle du pouvoir absolu est intériorisé et accepté par les étages inférieurs de la hiérarchie politique, pour autant que les niveaux subalternes puissent reproduire par imitation le modèle tyrannique qu’ils subissent eux-mêmes, dans une satisfaction compensatoire produite par l’illusion de la participation au pouvoir du chef. Or Alceste est aveugle à cette pédagogie royale de l’exemple. Bien qu’appartenant à la meilleure société, il est le mauvais élève récalcitrant de cette grande école de la civilité qu’est la Cour. Il refuse par ses actes toute imitation de l’attitude du Roi, toute de retenue et d’impavidité. Par ses outrances, il bafoue donc ouvertement le Roi et le pouvoir royal. Alceste, plus qu’un incorrigible et ridicule bourru, est un criminel de lèse-majesté, ou, comme le dit Paul Bénichou : « Le drame d’Alceste n’est donc pas seulement celui d’un caractère dressé contre le monde ; le misanthrope à prétentions vertueuses est l’ennemi des mœurs dociles et adroites, et ces mœurs Johann Chapoutot 670 sont à la fois l’ouvrage et le soutien du pouvoir absolu ». Non seulement il tempête et s’enrage, mais il fait affleurer la violence au sein de l’espace social en menaçant de « rompre en visière » à l’humanité, affirmant vouloir l’affronter en duel, crime capital au XVII e siècle. Le personnage d’Alceste, par le rire qu’il provoque, opère donc chez le spectateur la catharsis d’une peur réelle : celle de l’ire royale et celle de l’irruption, en plein siècle policé, du fauve humain, véritable regressio ad barbarum entre la cour et les salons. Le caractère rebelle d’Alceste est, à notre avis, puissamment suggéré par la référence au jansénisme que son personnage et son discours suggèrent. Alceste, quand il ne rêve pas duels et carnages, ne songe, nous l’avons vu, qu’au désert. Le mot et la pratique étaient, au XVII e siècle, des marques de reconnaissance certaines d’une adhésion au jansénisme. Par ailleurs, au XVII e siècle, Alceste est représenté vêtu de noir et paré de canons verts, comme le voulait l’usage janséniste. Or l’on sait quel conflit oppose le jansénisme au pouvoir royal. Richelieu y voyait un Etat dans l’Etat, donc un ennemi à réduire. Louis XIV exaucera les volontés du Testament politique rédigé par le Cardinal-Ministre en expulsant les religieux (1679) et en rasant Port-Royal des Champs en 1710. Voilà donc un exemple de lecture politique possible du Misanthrope de Molière. Il appert que le dramaturge, pensionné par le Roi, fait œuvre politique en livrant au rire du public l’exact contretype du sujet souhaité et fabriqué par la monarchie absolue. A travers Alceste, l’atrabilaire bourru et colérique, c’est bien de la Fronde que l’on rit, et c’est le spectre de la guerre civile et de la colère royale que l’on exorcise. Il est bien évident qu’Alceste n’est ni frondeur, ni janséniste. Mais son comportement fait signe vers toutes ces modalités d’opposition à la monarchie absolue. Ce fut bien l’intuition de la Révolution française, qui, à la suite de Rousseau, fit d’Alceste un héros intègre, tragique et généreux, un homme révolté par l’hypocrisie et les injustices de son temps, un cœur tragique, drapé dans son ombrageuse et prophétique vertu. C’est le portrait qu’en dresse Fabre d’Eglantine dans sa continuation du Misanthrope, Le Philinte de Molière, écrite en 1788 et représentée pour la première fois en 1790. Il y aurait beaucoup à dire, également, sur le rapport entre cette quête angoissée de l’absolu qui caractérise Alceste, et qui sera au principe du jacobinisme de la Terreur. Robespierre connaît bien Alceste et l’apologie qu’en fait Rousseau dans La lettre à d’Alembert sur les spectacles (1758). Alceste-Rousseau-Robespierre : nous avons là une vertigineuse filiation et une frappante affinité entre la littérature et la vie, qui seraient cependant justiciables d’une autre étude.
