Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
61
2009
3670
J’ai retrouvé un maître
61
2009
Joel Schmidt
pfscl36700029
PFSCL XXXVI, 70 (2009) J’ai retrouvé un maître JOEL SCHMIDT Je l’ai peu connu, et pourtant il m’est présent. Je l’ai beaucoup lu, et cependant son absence me paraît pour cette raison d’autant plus insupportable. Ce qui me frappa à la mort accidentelle de mon père, Albert-Marie Schmidt, lui aussi universitaire, c’est ce qu’il devait encore écrire et qu’il ne publierait jamais. « Tu ne sais pas, me disait-il la veille de son décès, encore jeune, tout ce que j’ai encore à faire ! » Je suppose que Roger Duchêne, avec son ébriété et sa curiosité d’esprit aurait pu faire la même réflexion. Il y a l’homme certes perdu désormais au monde mais aussi ce qui est perdu à jamais, du moins pour ceux qui ne l’ont pas connu, mais quel privilège du souvenir pour ceux qui l’ont approché, de son intelligence, de sa plume, de sa manière si personnelle de parler d’un sujet avec une sorte de gourmandise et d’appétit qui donnaient à sa parole des tonalités joyeuses. Je me souviendrai toujours de ce prix de l’essai de la Société des Gens de Lettres que nous lui remîmes un jour de printemps du début du XXI e siècle pour son livre Les Précieuses ou comment l’esprit vint aux femmes. Sa réponse fut à la fois magistrale et spirituelle. Il imagina qu’il était devenu un Précieux et qu’il en utilisait le langage métaphorique pour nous remercier. Il le fit, aussi à sa façon, si pédagogique, c’-est-à-dire sans pause, avec une simplicité humoristique, en laissant parfois quelques silences passer entre ses phrases, comme des points d’orgue en musique, pour qu’on puisse mieux apprécier le goût et les senteurs du langage baroque et inventif de la préciosité au XVII e siècle, nous en amuser, nous en divertir et nous en instruire. Un grand moment qui fut suivi quelques mois plus tard dans le salon d’honneur de la Mairie de Marseille par une petite fête donnée par le maire Jean-Claude Gaudin à celui qui, comme Président de l’Académie de Marseille, faisait une fois de plus honneur à sa ville, comme il l’avait fait quelques années auparavant en publiant, en collaboration avec Jean Contrucci, chargé de la partie 1871 à nos jours, un monumental Marseille aux Editions Fayard. Joël Schmidt 30 J’avais depuis quelques années pris goût à venir régulièrement l’été passer quelques jours dans la cité phocéenne où je me retrouvais sur une véritable terre d’élection pour moi qui suis spécialiste de l’histoire antique. Le livre de Roger Duchêne sur Marseille acheva de me convaincre que cette ville m’était destinée. De l’intérêt que je lui trouvais, je passais, grâce à Roger Duchêne, à un véritable amour pour la métropole célébrée déjà par Aristote et Strabon. C’est à Roger Duchêne, sans qu’il s’en doute alors, bien qu’il l’ait su depuis et l’ait même dit je crois dans son discours à la Mairie en 2002, que je dois d’être devenu aussi un citoyen de Marseille où, moi le parisien impénitent qui habite en face du Sénat à Paris, j’y viens jouir souvent, d’une petite résidence secondaire dans le quartier du Prado-Perrier. De cette découverte, de cette illumination que Roger Duchêne m’a données, je ne lui serai jamais assez reconnaissant, et sa vive présence ne me quitte pas lorsque je me promène dans Marseille. Il est comme mon ange gardien dans mes cheminements et mes parcours, il me donne à imaginer le passé de Marseille, il me semble que j’entends chaque page de son livre que je connais presque par cœur, et sa voix si prenante que sa musique m’habite, à la fois douce et modulée. Et dans son appartement de la rue de l’Abbé de l’Epée, tout en haut, avec quelle fierté il me montra un soir de novembre au soleil couchant un des panoramas de sa ville qui, grâce lui en soit rendue, est devenue aussi un peu la mienne, tellement il sut la ressusciter, lui donner une vie longue de plus de 2600 années. La courtoisie de Roger Duchêne qui n’est certainement pas inséparable de l’art de la préciosité qu’il sut si bien décrire et faire ressentir, son contact immédiat avec son interlocuteur, hors de toute familiarité vulgaire, l’élégance de ses attitudes à l’image de la délicatesse et de la distinction de son esprit toujours en éveil, toujours prêt à saisir dans une conversation le moins banal et parfois le plus frappant, lui donnaient un charme inoubliable. Et dès ma première rencontre à un salon du livre à Metz avec lui et avec son épouse Jacqueline, si complémentaire par son envolée vers un imaginaire où le dix-septième siècle tenait une place de choix, et dont on devinait la complicité avec son mari, je sus que j’étais entré en amitié avec lui et qu’en lui, par ses livres, par ses messages en forme souvent de courriels, par son site, par sa faculté de maîtriser très vite les nouvelles technologies de la communication et du savoir, j’avais retrouvé un maître, peu éloigné de celui que j’avais perdu, mon propre père, mais à un âge où le maître devient ami et compagnon de dialogues. Sa joie de vivre, d’apprendre, de faire savoir était permanente. Pour moi, dans ce Marseille où je le rencontre toujours, elle est éternelle.
