Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
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2009
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La vie de collège au commencement du XVIIe siècle d’après le Francion de Sorel
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2009
Jean Serroy
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PFSCL XXXVI, 70 (2009) La vie de collège au commencement du XVII e siècle d’après le Francion de Sorel 1 J EAN S ERROY En janvier 1972, Roger Duchêne, avec l’énergie et l’esprit novateur qui étaient les siens, organisait à Marseille le premier colloque du CMR 17, consacré à l’Education au XVII e siècle. C’était, à coup sûr, un des tout premiers colloques du genre, en matière littéraire et historique, dont l’exemple fut suivi par une multitude d’autres, bien au-delà de la seule communauté scientifique des dix-septiémistes. Outre les grands noms et les maîtres éminents de l’Université d’alors, qu’il y avait rassemblés, Roger Duchêne eut aussi cette élégance et cette ouverture d’esprit, assez rares à l’époque pour être signalées, d’y inviter quelques tout jeunes chercheurs. Cela devait devenir un des caractères constants des colloques du CMR 17, qui furent un des lieux privilégiés où les nouvelles vagues dix-septiémistes purent se faire connaître. Ayant été ainsi invité par lui à prendre la parole lors de ce premier colloque, avant, quelques années plus tard, qu’il me confie le soin d’organiser à Grenoble un colloque du CMR 17 sur le XVII e siècle et l’Italie au temps de Mazarin, la reproduction de la communication que je présentai lors de ce colloque inaugural de Marseille est l’hommage que je voudrais rendre à celui qui, plus que d’autres et mieux que d’autres, fut un des acteurs et un des moteurs les plus brillants, et les plus efficaces, de la recherche contemporaine sur le XVII e siècle. *** A voir le jeune Francion « entrer en classe, le caleçon sortant de son haut de chausses jusqu’à ses souliers, la robe mise toute de travers et le portefeuille dessous le bras » (p. 183) 2 , à voir ce principal qui, le soir venu « fait la ronde dans la cour avec une lanterne de voleur » (p. 199), à voir surtout ce 1 Étude parue pour la première fois dans la revue Marseille, n o 88 (1972). 2 Charles Sorel, Histoire comique de Francion, in Romanciers du XVII e siècle, éd. A. Adam, Paris, La Pléiade, 1958. Toutes nos citations renvoient à cette édition. Jean Serroy 64 pauvre Hortensius, jeune maître de chambre en butte aux moqueries et aux méchants tours de ses pensionnaires, ne se dirait-t-on pas au collège de Sarlande, avec ses élèves turbulents, son sinistre surveillant général, et le malheureux maître d’étude Daniel Eyssette, dit le Petit Chose ? On serait tenté de le croire. Car s’il est vrai qu’à plus de deux siècles de distance, de Sorel à Daudet, de Francion au Petit Chose, l’enseignement a pu changer, la vie de collège a gardé certains caractères immuables, dont il serait facile de s’apercevoir qu’aujourd’hui encore ils subsistent : l’Histoire comique de Francion est là pour nous prouver que la jeunesse n’est pas totalement une invention du XX e siècle, et qu’en fin de compte l’agitation est chez elle un élément de tradition, de même que ses pudeurs et sa cruauté, sa soif d’apprendre et son goût de la paresse, son visage d’ange et ses manières de démon. On chercherait en vain, dans la littérature romanesque du temps, un témoignage aussi précis et aussi complet sur la vie de collège au commencement du XVll e siècle que celui que nous offre le roman de Sorel. Manifestant, dans l’avis d’importance qu’il adresse à ses lecteurs, sa volonté « de représenter (les choses) aussi naïvement qu’il se peut faire » (p. 62), Sorel témoigne de cette exigence de naturel à la fois par un récit attentif aux réalités même les plus banales et par une langue qui s’interdit de ne pas appeler ces réalités par leur nom. Au demeurant, si l’on ne trouve pas dans la lecture de ces pages la retenue quelque peu larmoyante de la prose de Daudet, on y gagne en pittoresque et, serait-on tenté de dire, en réalisme, si le mot ne faisait confusion ou, pour le moins, anachronisme. Et, d’ailleurs, Sorel lui-même a tenu à nous prévenir : « Tout ce que je puis faire, c’est de (vous) dire que l’on sait bien que ceci n’est pas fait pour servir de méditations à une religieuse » (p. 1265). Méditons pourtant, et regardons vivre Francion dans son collège. Tout au plus nous faudra-t-il, après avoir recherché les réalités de cette vie de collège, juger exactement de l’intérêt documentaire de l’épisode en tenant compte de l’utilisation romanesque qui en est faite. Francion entre au collège à l’âge de 10 ans, où il est admis dans la cinquième classe, et en sort à 17 ans, aux vacations de son année de philosophie. On peut déduire le déroulement de cette scolarité d’indications éparses dans le texte 3 . Plus difficile est de la dater. On sait seulement, par 3 Francion dit en effet qu’il entre au collège en classe de 5 e (p. 170), qu’il se trouve en classe de seconde âgé d’environ 13 ans (p. 180), et qu’il quitte l’établissement après y avoir passé sept ans (p. 213). Cette dernière indication, s’ajoutant à l’affirmation que sa scolarité a été normale (« De cette classe, je passai les années suivantes à toutes les autres, et enfin achevai mon cours » p. 180), prouve que Francion a suivi le cycle complet : 5 e , 4 e , 3 e , 2 e , 1 ère et philosophie en deux ans. La vie de collège d’après le Francion de Sorel 65 une variante de la seconde édition, que Francion achève ses études après 1610 : alors qu’il est dans les grandes classes, un gentilhomme lui rapporte en effet un mot du défunt roi Henri IV recevant le « recteur de l’Université avec les procureurs de la nation et ses autres suppôts » : « L’on lui vint dire : Sire, voilà votre fille l’Université qui s’en vient vous faire la Révérence : Mon Dieu, se dit-il, que ma fille est crottée » (p. 128). Si l’on retient l’hypothèse suggérée par Emile Roy et retenue comme probable par Antoine Adam, selon laquelle la scolarité de Francion recouvre plus ou moins celle de Sorel, on peut déterminer plus précisément la date du passage de Francion au collège et la fixer à 1609-1616 4 . Nous verrons dans un instant l’intérêt qui se dégage de cette localisation dans le temps, le lieu étant, lui, précisé par le roman, puisqu’une variante de la seconde édition nous apprend qu’il s’agit du collège de Lisieux. Le renseignement est d’importance. Le collège de Lisieux est en effet un de ces collèges parisiens qui non seulement reçoivent des élèves, mais qui leur offrent un enseignement complet. Dans la quarantaine de collèges qui dépendent de la Faculté des Arts au début du siècle, un quart seulement sont dans ce cas, et la distinction s’établit entre ces grands collèges, et les petits collèges, réduits au rôle d’internats 5 . Ce n’est pas le lieu de retracer ici l’organisation de l’ancienne Université de Paris. Il suffit de rappeler quel soin la Faculté des Arts attache à ces collèges qui sont en fait la pierre angulaire de tout l’édifice universitaire. Ce sont eux en effet qui forment les futurs maîtres ès-arts appelés à dispenser l’enseignement « secondaire » et eux aussi qui fournissent, avec leurs élèves, les futurs étudiants des trois autres Facultés de Théologie, de Décret, et de Médecine. On comprend dans ces conditions, que pour redonner à l’Université de Paris démantelée par les guerres civiles sinon tout son éclat, du moins la stabilité, la réforme de 1600 préconisée par Henri IV cherche à donner à ces collèges les statuts qui leur font défaut, et à y instaurer la discipline qu’ils ont perdue. Or le roman de Sorel nous renseigne sur le sort de cette réforme, dix ans après, et nous permet de nous faire une idée de son application, au même titre, par exemple, que cet « état du collège de Dormans dit de Beauvais » que dresse en 1615 son nouveau principal, Jean Grangier. Les multiples défauts et lacunes que les deux textes relèvent à la même date, dans deux grands collèges, traduisent bien 4 Sorel est né, en effet, plus vraisemblablement vers 1599 que vers 1602 : voir à ce propos A. Adam, op. cit., p. 1347. Sorel-Francion, entrant au collège à 10 ans, y entrerait donc en 1609. 5 Dès 1639, la distinction est effective. Il y a neuf grands collèges : collèges de Beauvais, du Cardinal Le Moine, d’Harcourt, des Grassins, de Lisieux, de la Marche, de Montaigu, de Navarre, du Plessis, auxquels s’ajoutera, à partir de 1648, le collège fondé par Mazarin. Jean Serroy 66 les difficultés des collèges de l’Université en ce commencement du siècle, et expliquent en partie l’attrait exercé par « l’autre » enseignement, celui des Jésuites, en leur collège de Clermont, où ils s’installent malgré l’opposition de l’Université le 15 février 1618. « Que ma fille est crottée », disait donc Henri IV de l’Université. Le roman de Sorel nous montre que la réforme de 1600 n’a pas été la grande toilette escomptée, mais plutôt une sorte de bain de boue, dont les effets thérapeutiques ne se font sentir que peu à peu. Ainsi du statut des maîtres. Ceux-ci dépendent du principal, dont la réforme de 1600 a renforcé l’autorité au sein du collège. Le principal est d’abord le lien du collège avec l’extérieur : c’est lui qui prend en charge les élèves, et en particulier les pensionnaires ; il est donc amené à recevoir parents, bienfaiteurs, amis, auxquels il s’efforce de donner la meilleure image possible de son établissement. C’est ainsi qu’on le voit dans le Francion tenir table ouverte et festoyer ses hôtes de viande, fruits, gâteaux et tartes (p. 173), ce qui constitue un véritable festin, en un lieu où l’ordinaire relève plus d’une économie de disette que d’abondance. Mais c’est surtout à l’intérieur du collège que s’exerce l’essentiel de la charge du principal : ayant droit total de regard sur la marche de son établissement, celui-ci y exerce une surveillance zélée, qui se traduit plaisamment dans le roman de Sorel par la ronde de nuit que le digne personnage effectue chaque soir, une lanterne de voleur à la main, à la façon d’un veilleur de nuit. Cette surveillance, à vrai dire, porte plus encore sur les maîtres que sur les élèves. Les collégiens de Lisieux jouissent en effet de la bienveillance de leur principal, qui les invite à venir souvent lui réciter des vers. Francion, pour sa part, juge que « le principal était un assez brave homme » (p. 173). Montaigne, déjà, avait su estimer les qualités de son principal au collège de Guyenne, puisqu’il voyait en lui « le plus grand principal de France » 6 . Il est vrai qu’il n’en va pas de même dans tous les collèges, que de nombreux différends s’élèvent en particulier entre des principaux et des boursiers : et quant au souvenir qu’un collégien peut garder d’un principal qu’il n’aimait pas, Cyrano et son Pédant joué nous montrent que Jean Grangier ne s’attirait pas, au collège de Beauvais, la sympathie de tous ses collégiens. Mais ce qui semble à peu près général, c’est le conflit latent qui règne entre le principal et les maîtres. Ces derniers supportent mal la dépendance où ils sont placés : la réforme de 1600 a en effet donné force de loi à l’ancien usage qui voulait que ce soient les principaux qui choisissent les maîtres ; et le même usage permettait au principal de renvoyer ses professeurs. Dès 1601, au collège de Lisieux, le principal Bauen s’était violemment opposé au 6 Montaigne, Essais, éd. A. Thibaudet, M. Rat, Paris, La Pléiade, 1962, p. 176. La vie de collège d’après le Francion de Sorel 67 régent Gritton qui entendait dédoubler sa chaire de rhétorique, au mépris de la réforme de 1600. Et quelques années plus tard, en 1629, en ce même collège de Lisieux, le principal Gallot, succédant à Ruault, décidait de se débarrasser en bloc de ses régents : le tribunal du recteur lui donnait tort, uniquement parce qu’il ne leur avait pas adressé le préavis de 6 mois que l’usage avait institué 7 . Les régents, logeant au collège, devaient donc se soumettre à la surveillance du principal, tout comme Hortensius, le maître de chambre de Francion, que son principal trouve en état d’ivresse : seule la bienveillance de ce dernier, fermant les yeux sur cette orgie nocturne, évite des ennuis au bruyant sous-maître. Ce principal paternel, c’est peut-être Jean Gondouyn, dont un arrêt de 1610 nous apprend qu’il dirige à cette date le collège de Lisieux. Ce décret, signifié par Faugier, bedeau de la nation de France, à divers principaux et régents de collège, fait suite à une procédure devant le recteur et les députés de l’Université contre des régents de philosophie qui abandonnaient leur classe avant le 1er août. Pièce qui vient encore confirmer le désir d’indépendance des régents, et qui nous indique le nom des régents de philosophie du collège de Lisieux en 1610 : Guillaume Du Val et Nicolas Voinchel 8 . Ceux-ci sont donc peut-être certains de ces régents anonymes qui apparaissent dans le récit de Francion, et dont la fonction est double. Ils sont professeurs d’abord, attachés à une classe, dont ils assurent seuls l’enseignement. Comme il y avait en principe huit classes par collège, chaque collège avait donc huit régents. Le roman de Sorel confirme cette organisation : le jeune Francion, admis en cinquième classe après un examen de passage, se trouve sous la férule d’un « régent à l’aspect terrible » (p. 170) ; changeant de classe, il a chaque fois un nouveau régent, aucun d’ailleurs ne trouvant grâce à ses yeux, l’un étant « mal content au possible » (p. 179), l’autre « le plus grand âne qui jamais monta en chaire » (p. 183). A propos de ce dernier, Francion élargit ses réflexions à l’ensemble de la profession. Il reprend à son compte une affirmation largement attestée par ailleurs, et qui concerne l’origine modeste de ces régents : « Les précepteurs sont des gens qui viennent presque de la charrue à la chaire et sont un peu de temps cuistres, pendant lequel ils dérobent pour étudier quelques heures de celles qu’ils doivent au service de leurs maîtres. Tandis que leur morue est dessus le feu, ils consultent quelque peu leurs livres et se font à la fin passer maîtres ès-arts » (p. 184). La remarque de Francion, qui se plaint, qu’ « il n’y a plus que des barbares dans l’Université pour enseigner la jeunesse » (p. 7 Voir, sur cette affaire, Maxime Targe, Professeurs et Régents de collège dans l’ancienne Université de Paris, Paris, Hachette, 1902, p. 97. 8 Charles Jourdain, Histoire de l’Université de Paris au XVII e et XVIII e siècles, Paris, 1862, 1ère livraison, pièce justificative n. XXXII, p. 34. Jean Serroy 68 184), témoigne de la crise de personnel que doit supporter l’Université après les guerres de religion. Les régents sont pour la plupart d’anciens élèves du collège, pauvres boursiers qui arrivent, au besoin en devenant maîtres de chambre comme Hortensius, à cette maîtrise ès-arts, grade nécessaire pour enseigner dans un collège de l’Université. Peu rentable, la charge professorale n’attirait plus guère que ces jeunes gens de pauvre extraction, les parents plus fortunés préférant diriger leurs enfants dans la carrière du barreau, beaucoup plus profitable. Francion lui-même, dont le père, noble pourtant, n’avait que mépris pour les gens de robe, a été mis au collège dans ce but : « On me disait que l’on ne m’avait fait aller aux humanités qu’à dessein de m’envoyer après aux lois, et tâcher de m’avoir un office de conseiller au Parlement » (p. 212). Cette pauvreté des régents, la charge professorale ne fait que l’accentuer. La réforme de 1600 n’avait, en effet, rien prévu en matière de salaire pour les professeurs, et même avait interdit à ces derniers d’exiger une redevance de leurs élèves. On se contentait de tolérer l’ancien usage selon lequel les élèves eux-mêmes payaient leurs maîtres, mais en le limitant. L’article 32 des statuts de la Faculté des Arts fixait à 6 écus d’or par semestre pour l’enseignement, et à 1/ 2 écu par mois pour la pension, la redevance que chaque élève était invité à offrir librement à son maître. Ce qui correspond bien aux 10 écus d’or que Francion remet à son régent : aux 6 écus du semestre s’ajoutent 4 écus pour 8 mois de pension. Car Francion paie son maître avec quelque retard. La fête semestrielle du petit Lendit, traditionnellement réservée à la remise des dons, est en effet passée : son régent se venge d’ailleurs du retard en exerçant sur lui « à cette occasion, des rigueurs dont les autres étaient exempts et en (lui faisant) quand il pouvait de petits affronts sur ce sujet » (p. 179). Quoi qu’il en soit, Francion se conforme à la tradition en remettant ses écus « dans un beau verre de cristal plein de dragées, et un citron dedans » (p. 179). C’est dans l’écorce de ce citron que les élèves plaçaient leurs pièces. La pratique inaugurée par Francion, qui fait un trou dans le citron et y glisse ses écus, ne relève, elle, que de l’esprit farceur de son auteur. Il est à remarquer que ce salaire comporte également un impôt sur les chandelles. Les statuts de 1600 avaient en principe interdit cet impôt sur les fournitures : bancs, tables, chandelles. Les régents, comme le prouve le texte de Sorel, passaient outre à cette interdiction. On comprend pourquoi : ni le salaire ni l’impôt ne suffisaient à leur assurer des moyens décents d’existence. C’est pourquoi les principaux, qui détenaient le monopole des pensions, pouvaient céder à leurs régents le droit de prendre des pensionnaires, mais par pure tolérance : « Les régents qui tiennent un petit nombre de pensionnaires dans les collèges de Lisieux et de la Manche ne les ont que La vie de collège d’après le Francion de Sorel 69 par la permission du principal qui, ne les nourrissant pas, leur laissent ce petit moyen de subsister, et peuvent leur ôter ce pouvoir quand il leur plaira, ainsi qu’ils l’ont ôté à d’autres », note un registre de la bibliothèque de l’Université 9 . Les principaux louent pour cela à leurs maîtres des appartements à l’intérieur du collège, et Hortensius, spécialement médisant, nous dit Francion, « contre ceux qui tiraient la mouelle de sa bourse », se plaint que le principal lui loue ces chambres trop cher (p. 198). C’est en effet à un maître de collège que Francion a été confié. Les régents emploient, dans ce second aspect de leur fonction, des aides : ce sont les sous-maîtres de chambre, jeunes hommes pauvres, qui tiennent lieu à la fois de répétiteur et de surveillant, et s’occupent de la nourriture et des chambres. C’est dans cet emploi que s’illustre particulièrement Hortensius, aidé lui-même par un cuistre, valet de cuisine plus pauvre encore, qui vit en rognant la portion des pensionnaires et mérite ainsi, de la part des élèves à qui il coupe les vivres, le savoureux surnom de « ciseaux ». C’est donc la pauvreté qui constitue le lot commun du personnel, c’est elle qui apparaît comme la toile de fond de cette vie de collège. Il n’est pas jusqu’aux bâtiments eux-mêmes qui ne témoignent de cette misère : les murs se lézardent, et la chambre d’Hortensius est toute délabrée, « entourée de planches à demi déboîtées et couvertes d’un côté et d’autre de vieilles nattes » (p. 176). Il fait si froid que les écoliers doivent brûler « les ais de (leurs) études, la paille de (leur) lit, et (leurs) livres de thèmes » (p. 188). C’est, après les ravages des guerres civiles, un état de fait commun à la plupart des collèges. Euphormion, le héros du roman de Barclay paru en 1603, se promenant dans Paris, s’arrête « à un édifice antique, où entrant il tremble de peur que le portail, qui menaçait ruine, ne l’accable par sa chute » 10 . En 1615, Jean Grangier constate qu’au collège de Beauvais « il ne reste plus qu’à faire loger (les pensionnaires) sous les tuiles et vivre de vent » 11 . Et en 1631, au collège même de Lisieux, un rapport adressé au recteur signale que les bâtiments tombent en ruine. Au début du XVIII e siècle, dans ce même collège, les professeurs se plaindront encore qu’il n’y ait qu’une chambre qui soit carrelée et qui possède une cheminée. Logés à telle enseigne, les élèves ne sauraient trouver la vie facile. Les plus mal lotis sont naturellement les plus pauvres. C’est-à-dire les boursiers. Francion fait, lui, partie d’une catégorie légèrement plus favorisée : il est pensionnaire, confié par son père à un régent, et disposant en ville d’un 9 Bibliothèque de l’Université, rec. U, 132, in-4°, rapporté par M. Targe, op. cit., p. 208, note 1. 10 Jean Barclay, Les Aventures d’Euphormion, histoire satirique, trad. par l’abbé J. B. Drouet de Maupertuis, Anvers, 1711, 3 vol., T.1, p. 28. 11 Cité par M. Targe, op. cit., p. 47. Jean Serroy 70 correspondant, un avocat, qui l’invite parfois à dîner, lui fait répéter ses leçons, et le gratifie même quand il sait de quelques testons. Certains élèves, plus fortunés encore, entrent dans les bonnes grâces de leurs maîtres en leur apportant quelque cadeau de la part de leurs parents. C’est ainsi qu’Hortensius reçoit du père d’un élève un superbe pâté de lièvre. Les pâtés semblent d’ailleurs jouir tout spécialement de la faveur des maîtres de pension, puisqu’un régent de philosophie du collège de Beauvais, le sieur Guenon, envoie lui aussi un pâté de gibier à un maître de pension dont il veut obtenir les bonnes grâces. (On nous a affirmé qu’au lycée d’Ajaccio, où ce genre de coutume avait gardé jusqu’à un temps très récent toute sa vivacité, c’étaient aussi des pâtés que les parents apportaient le plus volontiers aux maîtres ! ). Francion reproche en tout cas à ses maîtres de n’être pas insensibles à ces dons en nature, ce qui va dans le sens d’une accusation grave portée contre certains maîtres dans le courant du siècle, et selon laquelle ils négligeraient les élèves pauvres, pour réserver leurs soins aux pensionnaires payants et aux externes. Francion confirme l’existence de ces élèves favoris, qu’il appelle « les mignons » du régent, et qui sont surtout des externes, appartenant en général aux classes aisées de la bourgeoisie parisienne. Les provinciaux, moins nombreux, viennent eux d’un peu partout, car le recrutement des élèves n’obéit plus guère à la vieille distinction entre nations. C’est ainsi que le Breton Francion a non seulement des amis normands, mais aussi picards, gascons. Ceux-ci regardent d’un œil envieux les externes, qui constituent leur principal lien avec l’extérieur - et surtout, parmi ces derniers, les « galoches », ces étudiants de passe-temps, qui traînent leurs galoches dans tous les collèges et dans toutes les rues de Paris. Si ces « galoches » ne sont plus tout à fait les mauvais sujets de jadis, il est sans doute abusif, comme le prétend Maxime Targe 12 , d’affirmer qu’ils ont disparu : le roman de Sorel atteste qu’ils existent encore, et pas seulement de nom, puisque ces grands drôles se distinguent par leurs mœurs dépravées. Ils sont coutumiers de la fréquentation des filles et capables de reconnaître au premier coup d’œil que la muse d’Hortensius, Frémonde, est, selon leur expression, « une bonne marchande... car ils voyaient à son encolure qu’elle était du métier » (p. 190). Nous touchons là, avec ce laisser-aller des mœurs, à un point particulièrement important, qui est celui de la discipline. On sait que, guidés par le souci de combattre les effets désastreux des guerres civiles, les réformateurs de 1600 rétablissent une stricte discipline dans les collèges : pour cela, ils isolent les collégiens, afin de les couper des influences pernicieuses de l’extérieur. La règle qu’ils édictent fait naturellement penser, 12 Ibid., p. 55. La vie de collège d’après le Francion de Sorel 71 par son austérité, à la règle monastique. Le collège redevient ce monde clos, « demi-cloître et demi-prison », selon l’expression de Maxime Targe. La première impression de Francion arrivant au collège le confirme : « II m’était étrange d’avoir perdu la douce liberté » - demi-prison - « j’étais alors plus enfermé qu’un religieux dans son cloître » (p. 170) - et demicouvent. Il faut pour sortir un « exeat », et uniquement pour se rendre, les jours de fêtes, chez son correspondant. Les autres liens qui s’établissent avec l’extérieur sont naturellement clandestins : parfois une escapade avec un cuistre pour aller au cabaret (p. 1281), parfois quelque nourriture introduite en cachette par les externes (p. 178), parfois même, attaché à une corde, un panier qu’on passe par la fenêtre et où un pâtissier, prévenu du manège, dépose quelques gâteaux. Entreprise risquée, puisqu’Hortensius, placé en contrebas, intercepte les gâteaux et les mange (p. 175). On remarque l’importance prise par la nourriture pour de jeunes garçons qui ne mangent pas à leur faim, et dont l’esprit en vient à ne plus être préoccupé que de ce besoin physique - ce qui accentue encore la ressemblance avec un régime de prison. Francion est constamment en quête de nourriture : « Hé Dieu, se plaint-il, quelle piteuse chère au prix de celle que faisaient seulement les porchers de notre village » (p. 171). Dans ce monde clos et dur, les rigueurs de la discipline constituent un martyre supplémentaire pour les collégiens : Francion parle des « supplices » que lui font endurer ses maîtres, qu’il compare à des tyrans. Le régent « se promène toujours avec un fouet à la main » (p. 170) et pour punir Francion « lui déchiquette les fesses avec des verges plus profondément qu’un barbier ne déchiquette le dos d’un malade qu’il ventouse » (p. 188). Les mesures disciplinaires sont nombreuses et variées : ce peut être le honteux châtiment de la « salle », où l’écolier fautif est fouetté en public (pratique que les collèges anglais ont conservée jusqu’à une époque toute récente, d’ailleurs) : ce peuvent être des punitions collectives, lorsque le coupable ne se dénonce pas ; ce sont fréquemment des privations de nourriture ; c’est encore cette pratique du signe dont Antoine Adam a rétabli le sens, montrant qu’il s’agit d’un jeton que le maître donne au premier élève qui oublie de parler latin et prononce un mot de français : cet élève le passe au premier camarade coupable de la même faute, qui le passe à son tour à un autre élève, celui qui, en fin de journée, garde le signe subissant la punition. Nous ajouterons, pour apporter un argument à l’interprétation d’Antoine Adam, que cette curieuse pratique est restée en honneur bien au-delà du XVII e siècle, puisque nous en avons retrouvé la trace jusque dans les écoles alsaciennes du XX e siècle : on utilisait, après 1918, ce signe pour tout élève qui, négligeant de parler français, s’exprimait en allemand ou en alsacien. Jean Serroy 72 Cette discipline rigoureuse, qui renoue avec la dureté des collèges du commencement du XVI e siècle, semble aller à contre-courant de l’évolution vers un régime souple que certains historiens de la pédagogie croient avoir relevée entre 1540 et 1580 13 . Elle s’explique en tout cas par la volonté de lutter contre le relâchement qu’avaient entraîné les guerres de religion. Or il semble bien que, soit par réaction, soit par suite des mauvaises habitudes prises, une indiscipline tout aussi marquée répond, de la part des élèves, à ces traitements rigoureux. Dans ces premières années du siècle, les écoliers gardent toute leur turbulence : « Les nerfs de la discipline sont relâchés », note Jean Grangier à son arrivée au collège de Beauvais. De très nombreux arrêts sont rendus pour essayer de mettre un peu d’ordre dans les collèges, dont le moins curieux n’est pas celui de 1622, demandant à plusieurs principaux, dont celui du collège de Lisieux, d’exclure de leur établissement tous ceux qui ne sont pas « écoliers actuellement étudiants ». Ce laisser-aller se traduit par la vieille tradition estudiantine du chahut. « Tandis que le régent discourait, raconte Francion, les écoliers plaudèrent de leurs portefeuilles à l’accoutumée contre les bancs, et si fort qu’ils les pensèrent rompre » (p. 180). Les élèves que rencontre Euphormion, le personnage de Barclay, agissent de même, « faisant un si grand bruit qu’ils ne s’entendaient pas eux-mêmes... Le bruit recommençait de temps en temps, durant lequel le maître était obligé de se taire... Enfin, l’horloge sonna et dans l’instant cette jeunesse bruyante et indisciplinée se leva avec tant de fracas et de précipitation que peu s’en fallut qu’elle ne renversât le docteur et sa chaire 14 . » Les écoliers sont sales, à l’image d’un collège sans hygiène : « On nous fit asseoir à une table où il n’y avait rien que la nappe, blanche comme les torchons des écuelles : pour des serviettes, l’usage en était défendu » (p. 178). Le linge sale « traîne sur le plancher en un coin, selon la propreté des collèges » (p. 179). Et le débraillé vestimentaire traduit le relâchement des mœurs : « Delà, dit Francion, on me mettait au nombre de ceux que l’on nomme des pestes, et je courais la nuit dans la cour, avec le nerf de bœuf dans mes chausses pour assaillir ceux qui allaient aux lieux... J’avais la toque plate, le pourpoint sans boutons, attaché avec des épingles et des aiguillettes, la robe toute délabrée... et qui me parlait de propreté se déclarait mon ennemi... Je ne craignais non plus le fouet que si ma peau eût été de fer, et exerçais mille malices, comme de jeter sur ceux qui passent dans la rue du collège des pétards, des cornets pleins d’ordure et quelquefois des étrons volants » (p. 175). Au collège de Beauvais les écoliers de Jean 13 Voir à ce sujet P. Porteau, Montaigne et la vie pédagogique de son temps, Genève, Droz, 1937. 14 J. Barclay, op. cit., T.1, p. 28. La vie de collège d’après le Francion de Sorel 73 Grangier jettent eux des pierres et de l’eau sur les passants. Parmi tous ces débordements, Francion - et c’est son honneur - échappe à un seul défaut, mais il constitue en cela une exception : « Presque tous les écoliers, dit-il, étaient adonnés à un vice dont de tout temps notre collège avait eu le renom d’être infecté. C’était que, pressés par leur jeune ardeur, ils avaient appris à se donner eux-mêmes quelques contentements sensuels. Quant à moi, je n’étais guère amoureux de ces plaisirs-là. » (p. 210) Les élèves trouvent dans ces multiples dérèglements un dérivatif à des études qui ne les intéressent pas. Il est symptomatique, à ce propos, que Francion ne parle guère de l’enseignement qui lui est donné, et que le texte de Sorel ne consacre qu’une place restreinte aux études elles-mêmes. Car, dit Francion, « c’est une chose apparente que de quelque naturel que soit un enfant, il aime toujours mieux le jeu que l’étude, ainsi que je faisais en ce temps-là » (p. 173). Et le jeune collégien reste indifférent à un enseignement qui ne semble guère soucieux de cette pédagogie de l’attrait, que réclamait déjà Rabelais. Francion souffre de l’ordonnance rigoureuse de l’emploi du temps : « J’étais obligé, dit-il, de me trouver au service divin, au repas et à la leçon à de certaines heures, car toutes choses étaient là compassées » (p. 170). La place laissée au loisir et au jeu est restreinte, et sur ce point les collèges du commencement du XVII e siècle sont encore assez proches de ceux du XVI e siècle. Les statuts de 1600 imposent 6 heures de classe par jour, à quoi s’ajoutent une heure supplémentaire de 10 à 11 h., une heure de 6 à 7 à partir de Pâques, une heure le dimanche après dîner, et des répétitions les lundis, mercredis et vendredis. Ce n’est guère qu’à partir de 1626 que cet emploi du temps se trouvera progressivement allégé. L’enseignement lui-même n’évolue que lentement. On voit bien se dessiner la ligne nouvelle tracée par le XVI e siècle : l’Antiquité est redécouverte dans sa beauté formelle ; on étudie Cicéron, Térence, Virgile. Les élèves forment leur style à l’imitation des grands auteurs anciens, et les exercices écrits commencent à se pratiquer. Mais à côté d’une composition en vers latins imités de Virgile, à côté d’un devoir écrit, que Francion nous signale, les disputes orales héritées du Moyen-Age - disputationes, concertationes - gardent tout leur prestige et occupent encore la majeure partie du temps. Le vainqueur de l’exercice reçoit le titre d’Imperator, selon le système d’émulation qui date de Quintilien. Les régents ont gardé les vieilles habitudes : « Ils lisent seulement les commentaires et les scoliastes des auteurs » (p. 184), note Francion, et ils utilisent toujours comme manuel le Despautère, en usage depuis le XV e siècle. Le goût de la beauté leur reste encore étranger : « On ne sait point là ce que c’est que de pureté de langage, ni de belles dictions, ni de sentences, ni d’histoires citées bien à propos, ni de similitudes bien rapportées. » (p. 184) Dans cet univers romain pédago- Jean Serroy 74 gique, où le latin établit une barrière supplémentaire avec le monde, le fait que la traditionnelle tragédie de collège composée par le régent le soit en français apparaît comme la nouveauté la plus digne d’être signalée. Francion, lui, rêve de chevalerie, de gorgiases infantes, de combats héroïques, et les aventures de Morgan le géant lui apparaissent, avec tout le prestige des livres interdits, comme le symbole d’une libération et d’une ouverture au monde qu’il appelle de tous ses vœux. Ainsi apparaît donc la vie de collège, dans ces années 1610, à travers l’expérience du jeune Francion. On y distingue sans peine une crise profonde de l’Université à cette date, démantelée par les guerres civiles, en proie à des luttes intestines, et qui, dans sa pauvreté, va devoir faire face à la concurrence d’un enseignement gratuit, celui des Jésuites. On y voit poindre aussi, derrière le poids des traditions et les rigueurs de la discipline, les caractères essentiels de ce que Georges Snyders appelle « la pédagogie traditionnelle » 15 . C’est-à-dire cette pédagogie de la contrainte, qui coupe le collégien du monde extérieur pour le soumettre à une surveillance constante ; cette pédagogie qui sera la règle non seulement dans les collèges de l’Université mais aussi chez les Jésuites, tout au long du siècle. Inutile de chercher, dans le récit de Francion, les caractères positifs de cet enseignement qui se veut aussi une éducation, et qui n’isole l’élève que dans le but de le former. Sorel laisse aux historiens de la pédagogie le soin de dégager les éventuelles vertus d’un système que, pour sa part, il se contente de dénoncer. Mais cette dénonciation relève peut-être moins de la pensée d’un pédagogue que des préoccupations d’un romancier. C’est qu’il faut, en effet, tenir compte de ce que le récit de Francion s’insère dans un contexte romanesque ; et c’est sur deux remarques touchant à cette création romanesque que nous voudrions conclure. Il apparaît d’abord que la réalité vécue s’enrichit, dans le roman, d’apports littéraires qui ne sont pas à négliger. L’épisode de Francion au collège s’apparente à une tradition picaresque. Tout picaro est initié a la dureté du monde par les soins d’un maître qui lui ouvre les yeux : il y a, dans la découverte que Francion fait au collège de la noirceur du monde, beaucoup de cette désillusion picaresque. Ainsi s’explique pour une part le souci constant qui le hante, et qui est bien celui du héros picaresque : manger. A cet égard, quel plus beau symbole de la réalité picaresque que ces petits pains qu’achète Francion ? Une fois rompue leur croûte appétissante, ils se révèlent vides à l’intérieur ; ils ne sont que vent, bise, et les écoliers, pour cela, les appellent « bisées ». Et le fourbe Hortensius qui 15 Georges Snyders, La Pédagogie en France aux XVII e et XVIII e siècles, Paris, PUF, 1964, Livre Premier, p. 27. Voir aussi sur l’Université et les Jésuites, p. 32. La vie de collège d’après le Francion de Sorel 75 dérobe sa nourriture à son élève, c’est aussi l’héritier du maître aveugle de Lazarillo, qui agit de même avec son disciple. Dans les deux cas d’ailleurs, l’initiation se termine lorsque l’élève rend à son maître la monnaie de sa pièce et se découvre plus rusé que lui : Lazarillo envoie son aveugle se fracasser la tête contre un pilier de pierre, et Francion ridiculise Hortensius en lui montant, avec Frémonde, la comédie de l’amour. Avec Hortensius, on touche à une autre influence littéraire : celle de la comédie. Dans le roman, en effet, le maître de chambre perd peu à peu sa qualification professionnelle ; il tend à se confondre avec les régents, puisqu’on le voit à son tour employer un sous-maître (p. 203), et même faire office de régent dans quelques classes (p. 206). Il incarne ainsi peu à peu l’ensemble du personnel enseignant, jusqu’à envahir totalement le texte de ses exploits. A mesure qu’il occupe ainsi le devant de la scène, son personnage social cède la place au type caricatural. Du sous-maître du collège de Lisieux, on passe au pédant de la Commedia erudita, un pédant qui, par sa vanité, ses aventures amoureuses et sa propension à être dupé, tient aussi du Docteur de la Commedia dell’arte et du sot de la farce médiévale 16 . D’ailleurs, Hortensius incarne à ce point le pédant qu’il devient, après Sorel, un héros éponyme, qui donne son nom aux multiples avatars du type. Et lorsque Le Métel d’Ouville, dans L’Elite des contes, reprend cette tradition du pédant joué, il écrit une histoire racontant « les plaisantes extravagances que fit un pédant nommé Hortensius et les fourbes qu’on lui joua » 17 . Le récit de Francion se termine ainsi en joyeuse comédie : le collège n’y sert plus que de décor. Et la vie qu’on y mène, décrite d’abord comme un enfer, devient le riant paradis de la farce et du bon tour. Face noire du monde picaresque, face blanche de la fantaisie comique : il y a bien là deux idéalisations littéraires. La vérité de la vie de collège étant plutôt à rechercher dans la grisaille des jours, et dans ces « petites choses » sans importance que Francion ne veut même pas raconter, car elles « ne feraient, dit-il, qu’importuner vos oreilles » (p. 180). 16 Cyrano fera de même avec son personnage de Granger, caricature de Jean Grangier, principal du collège de Beauvais, dans sa comédie Le Pédant joué (1646). On peut rappeler d’autre part que Cyrano a connu lui aussi le collège de Lisieux, où il logea en 1641 comme étudiant ou comme surveillant. 17 Le Métel d’Ouville, L’Elite des Contes du sieur d’Ouville, réimprimée sur l’édition de Rouen, 1680, avec une préface et des notes par G. Brunet, Paris, Jouanot, Librairie des Bibliophiles, 1883, T. 2, p. 255. Le texte commence ainsi : « Dans Paris demeurait un certain pédant nommé Hortensius, régent du collège de Lisieux… lequel avait la réputation d’être le plus extravagant et le plus plaisant fol de la ville, s’imaginant que toutes les femmes et les filles étaient amoureuses de lui… ». Jean Serroy 76 Enfin il conviendrait de ne pas oublier la valeur symbolique que prend l’épisode dans le contexte du roman. Nous dirions volontiers que le Francion n’est pas un roman d’éducation, un Bildungsroman, mais un roman d’émancipation. La vie de collège représente pour Francion un univers autoritaire, le premier lieu où s’exercent les forces de contrainte qui pèsent sur l’individu. S’il souffre plus qu’un autre de la rigueur de ce monde clos et oppressif, c’est qu’il y découvre, dans son expérience d’abord, dans son souvenir ensuite, le visage d’une société où les lois du monde triomphent des lois naturelles. On comprend pourquoi, en libertin qu’il est, il s’empresse, sitôt sorti du collège, de tout désapprendre de ce qu’on lui a enseigné, « pour s’étudier à savoir la raison naturelle de toutes choses », et pour pouvoir à son tour apprendre aux hommes cette « philosophie » qui les fera « vivre comme des Dieux » (p. 244). L’indiscipline de Francion apparaît ainsi comme un premier effort pour briser les interdits et atteindre à la liberté individuelle : la crise de l’Université couvre ici une crise des valeurs. Et si Francion termine le récit de ses aventures scolastiques en demandant des collèges mixtes, ce n’est pas par souci pédagogique, mais pour que garçons et filles puissent ensemble, en toute liberté de mœurs, se livrer au plaisir naturel : « afin, dit-il, qu’ils éteignent leur flamme par une eau la plus douce de toutes, et que désormais ils s’abstiennent de pécher » (p. 210). Lui qui a appris à ses dépens « que toutes les paroles qui expriment les malheurs qui arrivent aux écoliers se commencent avec un P, car il y a pédant, peine, peur, punition, prison, pauvreté, petite portion, poux, puces et punaises » (p. 171), il veut désormais apprendre aux hommes que Francion, cela rime avec invention, imagination, émancipation et libération.
