eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 36/70

Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
61
2009
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La joie des dénouements chez Molière

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2009
Charles Mazouer
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PFSCL XXXVI, 70 (2009) La joie des dénouements chez Molière 1 C HARLES M AZOUER A la mémoire de Roger Duchêne, salué pour la dernière fois lors de la rencontre où fut prononcé ce texte. « D’accord. Allons jouir de l’allégresse que cet heureux jour nous présente », proclame le seigneur Anselme à la fin de L’Avare, en invitant les autres personnages à quitter la scène pour partager et célébrer la joie commune. L’affaire est entendue depuis qu’on a fait la théorie du genre comique : comme l’écrit en son vieux français Jacques Peletier du Mans 2 , « en la Comédie, les choses ont joyeuse issue ». C’est-à-dire que les personnages accèdent à ce sentiment qui naît de la jouissance du bien qu’ils ont acquis, à cette plénitude, à cet accord avec soi et avec les autres ; c’est-à-dire aussi que la même joie - la même « agréable émotion de l’âme », pour parler comme Descartes 3 - envahit les spectateurs de la comédie, les laissant satisfaits et euphoriques. Or, cette joie bonne des dénouements - on le sait dès longtemps - n’a rien d’universel dans le théâtre de Molière ; elle est même passablement problématique. Il vaut la peine d’examiner d’un peu près la question en évitant tout a priori sur la gaîté ou sur la mélancolie prétendues du dramaturge. Je propose une progression en trois étapes : pour rappeler d’abord comment Molière, fidèle à la loi du dénouement comique, mène un certain nombre de ses personnages au bonheur et ses spectateurs à la satisfaction détendue et heureuse ; pour insister ensuite sur l’amertume qui marque le 1 Etude parue dans Molière et la fête, Actes du colloque international de Pézenas (7- 8 juin 2001) publiés par la Ville de Pézenas, sous la direction de Jean Emelina, 2003, pp. 201-217. Reproduite avec l’aimable autorisation des organisateurs du colloque. 2 Art poétique de 1555, Second Livre, chap. VII. 3 Les Passions de l’âme de 1649, art. 91. Charles Mazouer 86 climat de nombre de dénouements ; enfin, en un ultime renversement, pour montrer selon quel dessein, en empruntant quelles voies et à quel prix Molière a décidé de faire triompher la joie dans ses dénouements. *** Dans la physique ou, si l’on veut, dans la mécanique de la dramaturgie comique, le dénouement est attendu et espéré ; après le trouble, les conflits, l’embrouillement, l’erreur qui constituent le nœud, il apporte la paix, la stabilité, la clarté, la lumière. « Hé quoi ? toujours du bruit, du désordre, de la dissension, des querelles, des débats, des combustions, des altercations éternelles 4 . » C’est le Docteur burlesque de la première farce de Molière qui se plaint ainsi. On le rassure aussitôt : « Ce n’est rien, Monsieur le Docteur ; tout le monde est d’accord ». Le dénouement est le lieu de l’accord final et en donne la satisfaction. Les désirs contrariés pour atteindre leur objet, les volontés opposées trouvent un équilibre acceptable, les oppositions et les obstacles - qu’ils soient extérieurs ou intérieurs - sont supprimés et levés, les fâcheux éliminés. Bref, la joie est rendue possible, et pour les héros heureux, et pour les spectateurs qui craignent pour eux en espérant leur bonheur. Mécaniquement, le dénouement est là pour libérer la joie. Le dénouement joyeux est-il traditionnellement constitué par un mariage ? Molière se plie à cette tradition, du moins dans un grand nombre de ses comédies, et même si le dénouement et la joie revêtent une autre portée, bien au-delà des mariages réussis. En pleine conscience ou non, de bon gré ou forcés par quelque tromperie, les pères, mères et autres tuteurs finissent par accorder ce qu’ils refusaient et par consentir à l’amour librement né dans le cœur des jeunes gens. Du Médecin volant au Malade imaginaire, de nombreux dénouements célèbrent, avec une allégresse variable, ce genre de bonheur. Joie claire à la fin du Médecin volant, puisque le père pardonne, se dit « heureusement trompé » et entraîne lui-même la compagnie aux noces 5 . Joie moins nette à la fin de L’École des maris, puisque la colère du tuteur berné reste à apaiser 6 . Il faudra d’ailleurs revenir sur la défaite des opposants que la musique et la danse font quelque peu oublier dans des comédies-ballets comme L’Amour médecin ou Le Sicilien. Mais une grande comédie bourgeoise comme L’Avare, avec son dénouement romanesque, propose une fin doublement ou triplement heureuse : la reconnaissance permet à un frère de retrouver sa sœur, à un père de retrouver ses enfants, et favorise l’acceptation d’Harpagon, qui a été soumis à un chantage et qui 4 La Jalousie du Barbouillé, scène 13 et dernière. 5 Le Médecin volant, scène dernière. 6 L’Ecole des maris, III, 9, v. 1112. La joie des dénouements chez Molière 87 dit sa joie de pouvoir récupérer sa cassette, tandis qu’Anselme entraîne tout le reste de la compagnie chez sa femme retrouvée, pour lui faire partager la joie commune 7 . Notons au passage que l’obstacle au mariage peut être intérieur et résider dans l’un des partenaires ; l’obstacle surmonté les rend à une joie plus retenue mais sans doute plus profonde. Pardonné par une Elvire pleine d’indulgence et de pitié de son irrépressible et blessante jalousie, Dom Garcie s’adresse au Ciel : « Rends capable mon cœur de supporter sa joie 8 ! ». L’aveu si tardif et pas encore total par la Princesse d’Élide de son amour pour Euryale entraîne néanmoins déjà « l’allégresse publique », donnée à voir et à entendre par les chants et les danses d’un chœur de pasteurs et de bergères 9 . Assurément, la joie d’un mariage peut être liée à une autre satisfaction, laquelle permet souvent l’accord au mariage : je veux parler du désabusement, du passage de l’erreur, volontaire ou non, à la juste considération de la réalité ; ce retour au vrai, qui libère les personnages et débloque l’intrigue, est porteur d’une joie bénéfique autant pour les acteurs de la fiction que pour les spectateurs. Dans Le Dépit amoureux, les amants sont abusés par le déguisement d’Ascagne, fille sous l’habit d’homme ; la révélation de ce travestissement va acheminer chacun à la joie 10 en permettant la réalisation des mariages souhaités. La merveilleuse cascade des malentendus qui forment le « galimatias » (comme dit la Suivante 11 ) de Sganarelle une fois expliquée, les amants sont libérés de leur brouille et, peut-être, Sganarelle et sa femme de leur méfiance réciproque 12 : heureuse détente ; mais il faudra un ultime coup de théâtre pour que le mariage devienne possible entre Célie et Lélie, début « d’un bonheur éternel 13 ». Les Femmes savantes offrent, quant à elles, le spectacle de la conversion de Philaminte, entichée de Trissotin et mère opposante. Grâce à un mensonge, à une comédie (on sait que cela se retrouve ailleurs chez Molière ! ), la savante prend conscience de la médiocrité morale de son héros d’esprit et, touchée de la générosité de Clitandre, lui accorde aussitôt sa fille Henriette. « J’en ai la joie au cœur », affirme-t-elle 14 : elle ne pense pas seulement à la satisfaction 7 « Allons vite faire part de notre joie à votre mère », L’Avare, V, 6. 8 Dom Garcie de Navarre, V, 6, v. 1873. 9 La Princesse d’Élide, V, 4, et sixième intermède. 10 Voir Le Dépit amoureux, V, 4, v. 1624 : « Ha ! Frosine, la joie, où vous m’acheminez […] » 11 Sganarelle ou Le Cocu imaginaire, scène 22. 12 Ibid., vv. 605-610. 13 Scène dernière, v. 651. 14 Les Femmes savantes, V, scène dernière, v. 1765. Charles Mazouer 88 d’apprendre que la perte de son procès n’était qu’une fausse nouvelle, ni à la déconvenue de Trissotin, mais sans doute aussi à la satisfaction d’être sortie de ses illusions et de pouvoir consentir au bonheur de sa fille. Il est un moyen bien connu des dramaturges pour renforcer la joie du dénouement : c’est, après la tension et les dangers du nœud, d’introduire un renversement brutal et surprenant qui résout conflits, erreurs et malentendus en une heureuse issue. Redonnant la définition traditionnelle de ce que les poéticiens anciens appelaient la catastrophe d’une comédie, notre Peletier du Mans parle de la « soudaine conversion des choses en mieux 15 ». On retarde l’heureux dénouement pour en accroître l’effet de détente et de joie. Molière usa de ce procédé, très consciemment, en dénonçant même la technique. Dans la pure comédie d’intrigue qu’est L’Étourdi, Mascarille a cette réflexion : « Fut-il jamais destin plus brouillé que le nôtre 16 ? » ; nous sommes à la fin de l’acte IV. Les aventures ne sont pas tout à fait achevées au début de l’acte V ; mais bientôt une série de reconnaissances romanesques vont marquer « la fin d’une vraie et pure comédie », dit encore Mascarille 17 . Et Mascarille toujours propose cette réflexion métathéâtrale et pleine de la malice de Molière, qui commence de se moquer de ses dénouements où le Ciel ou le hasard jouent un rôle si nécessaire : […] lorsqu’à ses vœux on croit le plus d’obstacles, Le Ciel en sa faveur produit comme un miracle 18 . L’inattendu et la surprise font rebondir la joie, celle de la reconnaissance familiale et celle des mariages qu’elle rend possibles. L’École des femmes et L’Avare dénouent de la même manière une situation parfaitement bloquée. Pris à son propre piège, Arnolphe doit laisser celle qui se révèle la fille d’Enrique revenu en France après une longue absence. Molière ne cache pas le caractère passablement artificiel du dénouement et l’on peut apprécier de plus d’une manière le « Allons […] rendre grâce au Ciel qui fait tout pour le mieux » de Chrysalde, qui clôt la comédie, les personnages allant goûter leur joie hors de la scène. Dans une situation également sans issue (« Voici un étrange embarras », commente Frosine en V, 4), L’Avare connaît un premier dénouement et une première joie quand Anselme s’avère être le père de Valère et de Mariane. Et Anselme de remercier la Providence, bien utile au dramaturge : « Ô Ciel ! quels sont les traits de ta puissance ! et que tu fais bien voir qu’il n’appartient qu’à toi de faire des miracles 19 ! ». 15 Art poétique, Second Livre, chap. VII. 16 IV, 7, v. 1651. 17 V, 9, v. 1932. 18 V, 9, vv. 2019-2020. 19 L’Avare, V, 5. La joie des dénouements chez Molière 89 Molière se plaît évidemment et à faire durer l’inquiétude le plus longtemps possible, et à la porter à un degré de gravité extrême pour que la joie finale soit plus violemment libérée. L’Eraste des Fâcheux aurait dû être assassiné ; sa générosité à l’égard de l’oncle opposant, qui avait machiné le guet-apens, provoque la conversion de ce dernier, l’accord au mariage et le ravissement des amoureux. Cela se situe dans les deux dernières scènes. Pour l’atmosphère pesante qui se dissipe in extremis, on peut citer Les Femmes savantes ; mais le Tartuffe en est la plus belle illustration. Ce long acte V, qui montre la famille d’Orgon inquiète et sur le point d’être chassée de chez elle, est extrêmement sombre et grave ; l’alarme aura été chaude. Mais nous vivons sous un prince ennemi de la fraude… Il faudra revenir sur ce miracle, sur ce deus ex machina qui apporte au moins un extraordinaire soulagement sinon une joie bruyante. Du point de vue de la technique du dénouement, avec ces reconnaissances romanesques si utiles, pour lesquelles le dramaturge embauche le hasard ou le Ciel - en soulignant à plaisir la manipulation et l’artifice 20 - , avec ces surprises et ces passages brutaux de l’inquiétude à la joie donnée in extremis, Les Fourberies de Scapin offrent une sorte de festival de l’art de Molière ; dans la dernière scène, Scapin meurt et ressuscite, pour accroître la joie - celle des noces, des reconnaissances et même du pardon accordé au valet rusé ! Est-on si sûr que Molière soit un piètre technicien de l’intrigue ? *** Joie et allégresse des dénouements, donc ? Voire. Pour commencer, une petite dizaine des comédies de Molière - soit le tiers de sa production - laissent le spectateur dans un climat tout différent : la défaite de certains personnages entraîne leur amertume qui rejaillit sur l’atmosphère finale. La joie tend à s’effacer ou disparaît carrément des dénouements. Et cela dès les premières farces de notre dramaturge : voyez la farce des Précieuses ridicules. On y rit à gorge déployée de la sottise des pecques et des bouffonneries du marquis de Mascarille et du vicomte de Jodelet qui les mystifient. Mais du dénouement, quand les valets sont battus, dépouillés de leurs habits d’emprunt, et que Cathos et Magdelon doivent admettre qu’elles ont été jouées par de simples laquais ? Fin d’une sorte de rêve pour les valets, confusion et dépit pour les filles : « Ah ! mon père, c’est une pièce sanglante qu’ils nous ont faite 21 ». Nous rions encore du bon tour, et l’hu- 20 Les Fourberies de Scapin, III, 7 : « Voilà une aventure qui est tout à fait surprenante ». III, 8 : « […] le hasard a fait ce que la prudence des pères avait délibéré ». III, 11 : « Ô Ciel ! que d’aventures extraordinaires ! » 21 Les Précieuses ridicules, scène 16. Charles Mazouer 90 mour des valets ainsi que le sentiment que les provinciales ont bien mérité cette humiliation emportent tout, sans qu’une joie authentique ne s’installe. Reprenons les intrigues d’amours contrariées. Les opposants y sont victimes de tromperies, finalement défaits et vaincus ; si bien que la joie finale du mariage se colore d’une tonalité particulière. Si le revirement de Philaminte permet le dénouement heureux des Femmes savantes, Armande a le sentiment d’être sacrifiée au bonheur de sa sœur, et le dit 22 . La joie des autres personnages se fait d’ailleurs extrêmement pudique et le personnage d’Armande est suffisamment attachant, malgré ses défauts et son ridicule, pour introduire une touche discrète de mélancolie dans ce dénouement. On n’a aucune sympathie pour le Sganarelle de L’École des maris et sa défaite est parfaitement juste ; personne ne le plaindra d’avoir été dupé, lui rappelle son frère Ariste 23 . Il n’empêche que les vainqueurs ne claironnent pas leur joie ; Molière écrit une tirade de rage pour Sganarelle et Ariste, garant des jeunes gens, se contente d’inviter chez lui la compagnie, avec ce vœu : « Nous tâcherons demain d’apaiser sa colère 24 ». Le perdant de l’intrigue de L’École des femmes, Arnolphe, se retrouve dans une situation analogue, sauf que ce tuteur est d’une autre envergure et qu’il est le héros de la comédie. On connaît le débat récurrent sur le caractère comique ou tragique de ce héros ; la question se pose de manière aiguë au dénouement, avec ce « Oh ! » ou ce « Ouf ! », dernière exclamation que prononce Arnolphe en « s’en allant transporté et ne pouvant parler » - exclamation qui constitue la catastrophe, comme on disait. Dans son Panégyrique de L’Ecole des femmes, Robinet, s’il argumente assez pauvrement en faveur du comique (un « soupir » n’altère pas le caractère comique du dénouement), expose nettement la position de ceux qui reprochaient à Molière un dénouement tragique : Ainsi, au lieu que la comédie doit finir par quelque chose de gai, celle-ci finit par le désespoir d’un amant qui se retire avec un Ouf ! par lequel il tâche d’exhaler la douleur qui l’étouffe : de manière qu’on ne sait si l’on doit rire ou pleurer dans une pièce où il semble qu’on veuille aussi tôt exciter la pitié que le plaisir 25 . Les contemporains de Molière ont donc immédiatement soulevé le problème. Sans reprendre le débat au fond, je me contente de quelques observations pour mon sujet. Chrysalde, qui n’a cessé de condamner l’extrava- 22 « Ainsi donc à leurs vœux vous me sacrifiez ? » (Les Femmes savantes, V, scène dernière, v. 1770). 23 L’École des maris, III, 9, vv. 1091-1094. 24 Ibid., v. 1112. 25 Dans Molière, Œuvres complètes, éd. Georges Couton, Paris, Gallimard, t. I, 1971, p. 1078. La joie des dénouements chez Molière 91 gance ridicule des prétentions d’Arnolphe sur la jeune Agnès, mêle à une fine raillerie l’expression d’une authentique pitié pour son ami : « Je devine à peu près quel est votre supplice 26 » ; personne ne pouvait avoir pitié du tuteur Sganarelle de la première École. La joie des retrouvailles entre père et fille et celle des amants qui vont pouvoir consacrer « les doux nœuds d’une ardeur mutuelle 27 » s’expriment à peine et sont renvoyées à d’autres lieux hors scène, comme au dénouement de L’École des maris. Le mieux qu’on puisse dire est que l’humiliation d’Arnolphe équilibre de manière très sensible la joie du dénouement. Plus rudes encore, d’une certaine manière, les affrontements conjugaux, quand la femme cherche à s’échapper de l’emprise du mari jaloux et du devoir de fidélité. C’est la situation de La Jalousie du Barbouillé, dont George Dandin représente la réécriture en trois actes beaucoup plus élaborés. On sait que dans les deux cas le mari, qui a le bon droit pour lui, est berné quand il croyait berner, et se trouve contraint de s’accorder avec l’épouse légère. Molière s’est arrangé pour que l’innocence opprimée n’inspire aucune pitié. Mais les dénouements sont sans joie. Le Barbouillé est contraint de s’accorder avec son Angélique et les pères bâclent une embrassade tout à fait fausse entre époux ; il faut une dernière pitrerie du Docteur pour que la farce s’achève de manière un peu plaisante. Quant à George Dandin, après avoir été forcé de s’humilier, à genoux, il conclut que « le meilleur parti qu’on puisse prendre en telle occasion, c’est de s’aller jeter dans l’eau la tête la première 28 ». Dénouement d’apparence bien sombre si la comédie s’achève ainsi. On peut rapprocher Amphitryon, où le dieu des dieux se joue des mortels et introduit l’adultère involontaire dans un couple uni. Le statut des personnages, le ton, la situation sont fort différents. Mais Amphitryon est aussi un mari qui doit admettre sa défaite, son cocuage, et Jupiter l’invite même à calmer son noir chagrin, et à se réjouir qu’Hercule ait à naître chez lui (« Un partage avec Jupiter… »).Mais Jupiter se perd dans les nues sans qu’Amphitryon ne dise mot et Sosie conclut justement la pièce : Mais enfin coupons aux discours, Et que chacun chez soi doucement se retire. Sur telles affaires, toujours, Le meilleur est de ne rien dire 29 . 26 L’École des femmes, V, 9, v. 1760. 27 Ibid., v. 1768. 28 George Dandin, III, 8. 29 Amphitryon, III, 10, vv. 1940-1944. Charles Mazouer 92 Quelle joie dans ce dénouement ? Ni Le Misanthrope ni Dom Juan ne peuvent faire nombre avec les comédies précédentes et leur originalité radicale se manifeste aussi à l’égard des dénouements, particulièrement dépourvus de toute joie. Je veux bien admettre 30 que tout au long de la pièce Alceste soit « le plaisant sans être trop ridicule » (Donneau de Visé), qu’il donne à rire par ses contradictions, son humeur cassante et extravagante dans le salon de Célimène, sa manière même de se prendre au tragique, et qu’il fasse « rire dans l’âme » (toujours Donneau de Visé). Mais la scène du dénouement, la dernière scène de la comédie, congédie tout caractère plaisant. La lumière y est faite sur Célimène, qui est humiliée, mortifiée et qui se retire, incapable d’accepter le pardon d’Alceste et de trouver avec lui seul le bonheur ; toutes les actrices donnent, avec une réserve variable, le côté pathétique de la situation, qui rend cette fin pesante. Et Alceste fuit, à jamais révolté, une société et un monde radicalement mauvais. La scène se vide. Je ne vois que tristesse dans ce dénouement et pas l’ombre d’une joie. Et Dom Juan, dont le dénouement semble rester d’une ambiguïté irréductible ? Si l’on prend au sérieux le châtiment du Ciel, la fin est terrifiante, et la dernière pitrerie verbale de Sganarelle n’y change pas grand chose. Si l’on est sensible à la lourde insistance, et continuelle depuis de début, sur le Ciel et son châtiment qui doivent rattraper l’impie, la machinerie de la dernière scène prend un caractère parodique et sacrilège - cette « foudre en peinture », disent les Observations sur le Festin de pierre, sont une occasion de braver la justice du Ciel et de se gausser du châtiment divin ; mais aucune joie ne réapparaît alors : la moquerie à l’égard de la Providence ne peut engendrer de la joie. Et, en arrière, la pièce pèse lourd contre la joie : Molière a trop montré les résultats du mal fait par le séduisant seigneur à ceux qu’il a trompés, outragés, déshonorés, blessés ou détruits 31 . Non, décidément, une fois encore, Molière exclut la joie de son dénouement. *** Ni la sombre ambiguïté du Dom Juan, ni la tristesse du Misanthrope ne sont de règle dans les dénouements moliéresques ; et, avec l’amertume qui demeure ici ou là, elles ne doivent pas imposer l’idée d’un Molière mélancolique ou tragique sous le masque de la comédie. Reste que ces dissonances 30 Sur la question du rire dans Le Misanthrope, voir Charles Mazouer, Trois Comédies de Molière. Étude sur Le Misanthrope, George Dandin et Le Bourgeois gentilhomme, nouvelle édition, Presses Universitaires de Bordeaux, 2007, pp. 28-38. 31 Le sot Sganarelle imagine que les victimes de Dom Juan seront satisfaites de son châtiment. C’est lui qui le dit. Cette satisfaction simplement évoquée par le valet médiocre reste sans rapport avec la joie. La joie des dénouements chez Molière 93 signalent une réflexion de Molière sur le bonheur, que la joie du dénouement, selon la loi du genre comique, devait consacrer. Cette joie, finalement, malgré tout, de manière passablement volontariste, le dramaturge la fait triompher. Examinons encore à quelles conditions et selon quels moyens. Constatons d’abord que la joie finale de nombre de comédies repose sur un coup de théâtre miraculeux, que rien ne laissait prévoir ni espérer. Tout s’arrange in extremis et sans grande vraisemblance à la fin de Sganarelle (Gorgibus ne peut plus donner sa fille au gendre qu’il voulait et la laisse donc à Lélie) ou du Médecin malgré lui (Géronte peut donner sa fille à Léandre, qui avait enlevé la demoiselle et qui revient avec l’annonce d’un riche héritage 32 ). C’est une forme du deus ex machina des Anciens, ce deus ex machina qui fonctionne au sens propre dans Psyché, puisque Jupiter intervient en personne pour faire cesser la vindicte de Vénus et provoquer l’heureuse fin des épreuves de Psyché. En régime chrétien, on parlera du Ciel et de la Providence. « Vous savez le bonheur que le Ciel me renvoie 33 », proclame Trufaldin après le miracle des reconnaissances. « Allons rendre grâce au Ciel qui fait tout pour le mieux 34 », suggère Chrysalde, et c’est le dernier vers de L’École des femmes. Quand on a un peu médité sur le Ciel évoqué dans Dom Juan ou sur les dieux des imposteurs et des superstitieux dans Les Amants magnifiques, il est difficile de penser que Molière nous invite à croire à une Providence divine qui arrangerait finalement pour le mieux le bonheur des hommes. Dans la joie des dénouements il faut surtout voir la main du dramaturge. Et doublement : parce que c’est lui qui est la providence de ses personnages ; parce qu’il dénonce lui-même le caractère artificiel et convenu de ses dénouements romanesques et miraculeux. Cela se voit dès L’École des femmes et cela éclate dans Les Fourberies de Scapin où, de l’exposition au dénouement, Molière exhibe son art de faire des comédies ; « Ô Ciel ! que d’aventures extraordinaires 35 ! », lance Hyacinte. Certes ! Cette malice, cette moquerie à l’égard des dénouements miraculeux et heureux dénoncent comme un scepticisme à l’égard de la joie des dénouements, en même temps qu’un volontarisme qui s’affiche. Contre toute attente, il faut que la comédie se termine bien. Au moins dans les salles de théâtre, les amours peuvent être heureuses, les illusions dissipées, les égoïs- 32 Extraordinaire réaction de l’avare Géronte : « Monsieur, votre vertu m’est tout à fait considérable, et je vous donne ma fille avec la plus grande joie du monde » (Le Médecin malgré lui, III, 11). 33 L’Étourdi, V, 11, v. 2059. 34 L’École des femmes, V, 9, v. 1779. 35 Les Fourberies de Scapin, III, 11. Charles Mazouer 94 mes brisés, les scélérats démasqués et punis ; et ce choix indique l’espoir que, dans le monde réel aussi, l’harmonie et la joie assureront leur triomphe sur le mal. Sans qu’on puisse compter sur la Providence, mais plutôt sur la raison ; ou sur le Prince, bien réel, lui, comme le montre le dénouement du Tartuffe. Mais Orgon et sa famille étaient à deux doigts de la ruine ; et les hommes ont-ils toujours un monarque éclairé, équitable, capable de démasquer les méchants et soucieux d’en préserver le moindre de ses sujets ? Il faudrait que la joie triomphe… Molière sait qu’elle ne peut triompher à n’importe quelle condition ; et cela explique les différences des tonalités de la joie, ou son absence, au dénouement. Pour que la joie des personnages comme celle des spectateurs soit authentique, il faut que règne l’harmonie, qu’un accord vrai se réalise entre ceux qui étaient en conflit dans l’action dramatique. L’humiliation de la tromperie, l’échec non accepté, l’accord forcé qui laissent les victimes dans l’amertume empêchent la joie de triompher ou la modèrent singulièrement, nous l’avons vu. Mais les dénouements de Molière mettent aussi en place les mécanismes de la réconciliation. Dans les intrigues d’amours contrariées, par exemple, où les jeunes amants accomplissent quelque démarche de repentir pour les tromperies et autres actions douteuses, comme l’enlèvement, auxquelles ils ont dû avoir recours, et obtiennent le pardon des pères. « Je vous pardonne », dit le Gorgibus du Médecin volant 36 ; et l’accord de Géronte au mariage de Lucinde et de Léandre, à la fin du Médecin malgré lui, vaut pardon pour l’enlèvement et pardon pour l’imposteur Sganarelle, qu’on menaçait de pendaison 37 . Les pères des Fourberies pardonnent aussi aux jeunes gens, et même à Scapin. Dans Les Fâcheux, la générosité d’Éraste provoque une véritable conversion de l’oncle opposant, dissipant une haine meurtrière considérée à présent comme injuste : « Ah ! c’en est trop : mon cœur est contraint de se rendre 38 », avoue-t-il. L’obstacle est levé, le bonheur conquis et admis par tous. Plus belle encore la joie qui résulte de la levée d’un obstacle intérieur aux amants. La Princesse d’Elide accède à l’aveu de l’amour, véritable révolution intérieure pour la jeune fille. Dans une tonalité tout intérieure, la joie du dénouement de Dom Garcie de Navarre est très belle : malgré ses résolutions, Done Elvire accomplit un dernier effort d’amour ; pleine de pitié et d’indulgence pour sa jalousie, elle accepte d’épouser un amant si épris, mais 36 Le Médecin volant, scène dernière. 37 Pardon général : Sganarelle pardonne aussi à sa femme les coups de bâton qu’elle lui a procurés ! 38 Les Fâcheux, III, 5, v. 803. La joie des dénouements chez Molière 95 à qui ses fautes renouvelées interdisaient d’espérer le mariage 39 . Joie profonde ; mais Dom Garcie est-il guéri ou mettra-t-il en péril le couple ? Et le problème se pose pour bien d’autres héros moliéresques qui accèdent à la raison, à la réconciliation et à la joie, comme le Sganarelle du Cocu imaginaire, mais pour combien de temps ? La joie finale serait-elle marquée de précarité ? Fragilité entrevue de la joie des dénouements, victimes irréconciliées qui les assombrissent : la lucidité de Molière ne pouvait pas oublier ni évacuer ces réalités contre lesquelles butent la convention des dénouements heureux et leur providentialisme superficiel. Mais là où la comédie réaliste ne pouvait pas ne pas marquer de réticence vis-à-vis d’une joie en partie factice, le genre de la comédie-ballet fournissait à Molière les moyens esthétiques de faire triompher la joie, malgré tout 40 . L’alliance de la comédie avec les ornements de musique et de danse apaise et crée la joie. Les ornements imaginés avec ses musiciens et son chorégraphe mènent à la joie - joie de l’amour libre et partagé, victoire des forces de la vie contre les rigidités, celles de l’amour-propre et de l’égoïsme en particulier, qu’achève de bousculer la fantaisie endiablée de la danse et de la musique. La fantaisie des ornements allège le monde. Si la comédie récitée garde un filet d’amertume, la musique et la danse le font disparaître en une envolée euphorique. Le choix du point de vue comique nous invite à ne pas prendre le monde au tragique ; l’union des trois arts permet l’épanouissement de ce dessein et fait triompher définitivement la joie. Les ornements de la comédie-ballet célèbrent évidemment la victoire de l’amour, dès Les Fâcheux. Mais, dès Le Mariage forcé, ils ont une autre portée : ôter toute gravité à l’aventure violente, faire oublier l’échec et le malheur injuste de la victime, du vaincu ; le malheureux Sganarelle est entraîné dans le tourbillon d’un charivari grotesque, d’une mascarade carnavalesque. Des pères bafoués comme le Sganarelle de L’Amour médecin ou l’Oronte de Monsieur de Pourceaugnac, des tuteurs tyranniques bernés comme le Dom Pèdre du Sicilien, un prétendant indésirable et chassé comme Monsieur de Pourceaugnac sont tous entraînés dans la danse et dans la musique ; leurs avanies peuvent être injustes, ils ne font pas pitié et la joie peut éclater sans réticence. La cruauté, l’injustice n’importent plus et le bonheur triomphe 39 « Vos plaintes, vos respects, vos douleurs m’ont touchée : J’y vois partout briller un excès d’amitié, Et votre maladie est digne de pitié. Je vois, Prince, je vois qu’on doit quelque indulgence Aux défauts où du ciel fait pencher l’influence » (V, 6, vv. 1865-1869). 40 Charles Mazouer, Molière et ses comédies-ballets, nouvelle édition, Paris, Champion, 2006, chp. 11, pp. 257-274. Charles Mazouer 96 sans réserve. La meilleur démonstration du rôle des ornements est fournie par le Grand Divertissement royal de Versailles de 1668 ; si l’on joue seule la farce de George Dandin, elle laisse un goût amère ; enchâssée dans la somptueuse pastorale de Lully, la tonalité de quasi-désespoir de son dénouement s’anéantit dans la joie profuse et éclatante des bergers célébrant la double victoire de l’Amour et de Bacchus 41 . Mieux encore : la même joie proprement carnavalesque transforme en folie plaisante les illusions, si graves pour eux et pour leur entourage, d’obstinés et de maniaques comme Monsieur Jourdain ou Argan. L’un veut être noble, l’autre veut être malade et finalement médecin pour se soigner ; une cérémonie burlesque, une mascarade de musique et de danse où ils jouent très sérieusement leur rôle leur donnent une pleine satisfaction imaginaire et les rendent inoffensifs. Le bonheur de leurs enfants est sauvé et l’on peut rire d’eux sans méchanceté. Telle est la joie que nous offrent les comédies-ballets. *** Face au traditionnel dénouement heureux de la comédie, Molière, on s’en serait douté, élabora donc une position originale. Au fil de sa carrière, selon les sujets mis en scène, selon aussi la méditation dont chaque œuvre était le fruit, il proposa des dénouements fort contrastés, n’hésitant pas, quand sa pensée l’y invitait, à retenir des issues amères, inquiétantes et sombres. Il n’ignorait évidemment rien des techniques qui amènent habilement à une situation finale destinée à éclairer, apaiser et apporter le bonheur aux protagonistes, tout en satisfaisant les spectateurs. Mais on sent bien que le souci de la vérité humaine l’empêchait d’adopter sans plus une joie convenue, aussi superficielle qu’universelle. D’où les nuances, les contrastes, les tonalités composites de la joie, - des dénouements sans histoire ou de la joie forcée et un peu fausse marquée par quelque injustice, à la joie franche et profonde qui rend les cœurs allègres, en passant par la joie discrète mêlée d’une touche d’amertume et l’euphorie carnavalesque et sonore qui dissipe la gravité. La joie des dénouements est une joie bien tempérée. Quelle que soit la qualité de la joie des dénouements, la considération de leur variété sur ce point et l’importance des dénouements euphoriques réalisés grâce à l’esthétique des comédies mêlées de musique et de danse font pressentir comme une tension chez le dramaturge, et une sorte de 41 Charles Mazouer, « George Dandin dans le Grand Divertissement royal de Versailles (1668) », [in] « Diversité, c’est ma devise ». Studien zur französischen Literatur des 17. Jahrhunderts. Festschrift für Jürgen Grimm zum 60. Geburtstag, Biblio 17, n° 86, Paris-Seattle-Tübingen, Narr, 1994, pp. 315-329. La joie des dénouements chez Molière 97 volontarisme dans l’affirmation éclatante de ces dénouements heureux. La joie réalisée, la joie glorifiée ne seraient-elles pas éphémères ? Molière est trop profond observateur et penseur pour n’avoir pas compris qu’en dehors des salles de théâtre où l’on s’assemble pour rire et s’adonner au plaisir, le train du monde ne montre pas si définitivement et si carrément la victoire de la joie. Mais si elle est possible le temps d’une représentation, c’est aussi qu’on peut rêver qu’elle entre dans la réalité. Molière voulait certainement imaginer le monde heureux.