Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
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2009
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Les féeries d’Hortésie: éthique, esthétique et poétique du jardin dans l’œuvre de La Fontaine
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2009
Patrick Dandrey
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PFSCL XXXVI, 70 (2009) Les féeries d’Hortésie : éthique, esthétique et poétique du jardin dans l’œuvre de La Fontaine P ATRICK D ANDREY Cette contribution a été prononcée comme communication dans le cadre du colloque du Tricentenaire Jean de La Fontaine (1695-1995), publié par le numéro 8 du Fablier. Pour commémorer la mort du poète auquel il avait consacré la biographie exemplaire qui continue de faire autorité sans égale sur le sujet, Roger Duchêne avait traité de « La Fontaine devant la vie », sujet que rétrospectivement l’avenir aura rendu poignant. De cette rencontre savante et amicale située symboliquement entre la commémoration d’une mort et l’évocation d’une vie, on extrait les pages qui suivent, qu’il avait bien voulu juger dignes de contribuer à la connaissance d’un poète qu’il connaissait si parfaitement pour l’avoir édité et raconté. *** Éthique, esthétique et poétique du jardin dans l’œuvre de La Fontaine Puisqu’il s’agit ici d’offrir des perspectives sur les voies nouvelles de la recherche lafontainienne, je proposerai quelques réflexions sur un sujet qui me paraît en la matière constituer un carrefour d’intérêt, d’analyse et de prospection. Plutôt que d’un sujet, d’ailleurs, c’est d’un domaine qu’il vaudrait mieux parler. Car c’est de jardin que je compte traiter : le jardin, considéré dans la création de La Fontaine comme une réalité biographique, historique et sociale, comme un cadre et un motif d’inspiration, un modèle esthétique, un sujet poétique et un emblème philosophique et moral. Après tout, s’il est des lieux de mémoire dans la conscience culturelle des peuples, peut-être existe-t-il des lieux d’émotion et d’invention privilégiés pour la fabrique des œuvres. Et je vais donc tâcher d’expliquer pourquoi j’assigne Patrick Dandrey 116 pour résidence privilégiée à l’inspiration de La Fontaine le royaume de la fée Hortésie 1 . Du simple clos privé, pour moitié de rapport et pour l’autre d’agrément, jusqu’au parc domanial incluant eaux et forêts, divers jardins ont jalonné la vie familiale, sociale et esthétique du fabuliste. Ils ont tout naturellement fourni son écriture poétique de cadre, de thèmes et parfois même de sujets. On songe d’abord, bien sûr, au jardin familial, initiatique et séminal, de la « maison consistant en trois corps d’hôtel, par-devant, jardin derrière, sise à Château-Thierry » 2 , rue des Cordeliers. Restitué aujourd’hui dans son charme agreste et spontané, il donne quelque idée du premier des lieux où l’enfant dut découvrir une autre représentation de la nature que celle des livres, de leurs images et de leurs clichés, dont en son temps elle employait le truchement savant. Ce jardin ne lui fut certes pas ce que devait être un jour Giverny pour Monet, ni même Illiers pour le jeune Proust. La seule trace explicite d’un Château-Thierry horticole, sa correspondance nous l’offre, paradoxalement, à propos du domaine des Bouillon qui surplombe la ville 3 . Durant un séjour qu’il y fera autour de 1680 4 , il demandera l’autorisation de « cultiver des fleurs dans le parterre d’en haut » 5 . Pourtant, sous l’apparence discrète d’un Combray anonyme et diffracté, divers jardins plus domestiques que seigneuriaux, qui offrent leur cadre à quelques Fables ou Contes de tour familier, nous semblent bien fleurer le parfum nostalgique et néanmoins allègre du jardin premier de la rue des Cordeliers. Ainsi celui, demi-bourgeois, demi-manant, du « Jardinier et son Seigneur » 6 ; un autre, plus rural et tout aussi prospère, que ravagent un Écolier et sa classe sous la conduite d’un Pédant 7 ; celui qu’un Prêtre de Flore ouvre à l’importune ami- 1 Rappelons qu’Hortésie est le nom de la fée jardinière dans le paragone que met en scène le fragment II du Songe de Vaux. Éd. Eleanor Titcomb, Paris, Droz, « Textes Littéraires Français », 1967, pp. 99-102. 2 Minutier central des notaires de Paris. Acte du 2 février 1609, Étude LI, liasse 23. Raymond Josse, Jehan de La Fontaine à Château-Thierry vu par un homme de son pays, Société Historique et Archéologique de Château-Thierry/ Maison Jean de La Fontaine, 1987, p. 48. 3 « Je ne m’imagine point qu’il y ait au monde une vue plus agréable que celle-ci. » Lettre à la duchesse de Bouillon, date incertaine (2 septembre ***), [in] La Fontaine, Œuvres diverses, éd. Pierre Clarac, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1948 (1942), p. 624. 4 Entre 1676 et 1680 selon Pierre Clarac, op. cit. ; en 1676 selon Roger Duchêne, Jean de La Fontaine, Paris, Fayard, 1995 (1990), p. 343. 5 Éd. P. Clarac, ibid. 6 Fables, IV, 4. Œuvres complètes, I, Fables et Contes, éd. Jean-Pierre Collinet, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1991, p. 143. 7 Id., IX, 5, p. 355. Éthique, esthétique et poétique du jardin dans l’œuvre de La Fontaine 117 tié d’un Ours « à demi-léché » 8 ; enfin celui que cultive d’une main sûre « un Sage assez semblable au vieillard de Virgile,/ Homme égalant les Rois, homme approchant des dieux », fatal exemple pour l’ardeur émondante d’un Scythe mal avisé 9 . Sans compter ceux, plus coquins mais non moins aimables, où forniquent allègrement les héros des Contes : telle servante, que son maître renverse parmi les fleurs du parterre, sous les yeux ébaubis d’une voisine cancanière 10 ; ici, Mazet de Lamporechio qui trousse les nonnes dans le cabinet de verdure d’un enclos conventuel 11 , ou Messire Bon déguisé en femme qui va sous un poirier de son jardin attendre que sa femme l’ait fait cocu dans son propre lit 12 ; là, Messire Frédéric qui cultive dans sa métairie de Toscane le serpolet, le romarin et diverses fleurs propres à orner une table frugale 13 ; ou encore ce sot de Nicaise, qui n’ose besogner la promise d’un autre, crainte de salir dans l’herbe la robe virginale qu’elle porte malgré elle 14 . Le jardin de Mme C., à Clamart, qu’évoque la première lettre du Voyage en Limousin, excède à peine ces proportions modestes : agrémenté de deux terrasses, borné par un bois sombre, défini par deux allées que scandent chênes et peupliers, dont l’une est bordée d’un simple amphithéâtre de gazons, il présente surtout « beaucoup d’endroits fort champêtres, et c’est ce que j’aime sur toutes choses », précise le visiteur 15 . Souvenir d’un enfant de Champagne ? Peut-être. En tout cas, l’horizon de sa vie s’élargissant, le dialogue chuchoté du futur poète avec la nature était entre-temps devenu conversation galante et savante, sous des dehors de spontanéité négligée : le clos bourgeois et rustique s’était élargi en ces jardins d’agrément dont s’enrichissaient les hôtels parisiens dans une capitale sortie de la Fronde et avide de plaisirs mondains. Notre « garçon de belles-lettres » y achevait sa formation esthétique et affective en recueillant les bijoux d’une exquise civilité dans ces écrins dont les salons et les jardins disparus des propriétés et 8 Id., VIII, 10, p. 307. (v. 1). 9 Id., XII, 20, p. 492 (v. 4-5). Citons encore Le Vieillard et les trois jeunes Hommes (XI, 8), où l’Octogénaire « plante » des arbres en un lieu non identifié qui ne saurait être qu’un jardin ou un parc. 10 « La Servante justifiée », Contes, Deuxième partie, éd. Jean-Pierre Collinet, p. 637. 11 « Mazet de Lamporechio », ibid., p. 693. 12 « Le Cocu, battu et content », Contes, Première partie, éd. cit., p. 578. 13 « Le Faucon », Contes, Troisième partie, p. 733. 14 « Nicaise », ibid., p. 748. On pourrait encore citer le parc du château acquis en terre barbaresque par Hispal qui y courtise la fiancée du roi de Garbe (Contes, II, p. 676) ou les jardins du « Vieil de la montagne », réplique du paradis islamique évoqué dans « Féronde ou le Purgatoire », Nouveaux Contes, p. 833. 15 Relation d’un voyage de Paris en Limousin, Éd. P. Clarac, pp. 534-535. Patrick Dandrey 118 demeures de Fouquet, les hôtels de Narbonne puis d’Émery et le domaine de Saint-Mandé avec ses quatorze arpents de parc fermé, incarnent le modèle. Encore est-ce là peu de chose : avec les merveilles de Vaux, le feston se métamorphose en bordure de haute lice, la miniature se fait fresque, le jardin s’épanouit en parc. Intermédiaire entre le château, merveille de civilisation raffinée, et l’univers sauvage des forêts qui bordent son horizon, le jardin conçu pour le surintendant par Le Nôtre devient le lieu réalisé d’une idéalisation de l’espace, d’une perfection formelle et d’une maîtrise rationnelle imposées à la nature brute : digne sujet d’inspiration et d’écriture, transposé dans l’œuvre de « pension poétique » que La Fontaine verse à Fouquet sous la forme onirique du Songe de Vaux. Les fragments conservés du Songe entrelacent ainsi évocations allégoriques et débats galants dans le cadre d’un jardin idéal dont le dieu du Sommeil anticipe la représentation fantasmagorique sur l’efficacité manuelle des terrassiers de Le Nôtre 16 : le discours des fées y a pour écho l’accord des Muses au service d’Oronte, la métamorphose des monstres marins contraste avec l’harmonieuse chorégraphie de la danse des Amours, et le chant mystérieux du Cygne mourant trouve son pendant burlesque dans les aventures maritimes du Saumon et de l’Esturgeon 17 . Cette énumération montre la diversité d’inspiration de l’ouvrage. Diversité sécrétée et unifiée par son cadre : source de poésie cryptée et lieu d’errance psychagogique, le jardin classique français dont Vaux délivre l’un des premiers modèles autorise à espérer par ses tempéraments harmonieux l’alliance improbable entre le haut symbolisme des allégories édéniques et l’entrelacs capricieux et cultivé des dialogues savants et des échanges galants, de plus humble registre. Il ne manquait à ce paradis, exalté par la Relation de la fête du 17 août 18 , que d’être perdu d’une perte exemplaire : la chute du Surintendant y pourvut, de façon qu’aux émerveillements du Songe pût faire écho et pendant la plaintive et nostalgique Élégie dite aux Nymphes de Vaux 19 . D’autres parcs fastueux devaient prêter leur décor ou leur motif à l’écriture de La Fontaine, mais sans égaler le souvenir de celui-ci. Tels, autour de Paris, Liancourt dont s’enorgueillissait l’auteur des Maximes 20 , Chantilly, « endroit délicieux » et presque royal 16 Le Songe de Vaux, fragment I., Éd. E. Titcomb, pp. 61-71. 17 Allusion aux principaux fragments du Songe de Vaux publiés, pour une part, dix ans après la disgrâce de Fouquet, en 1671, et pour le reste en 1729. 18 Lettre à M. de Maucroix (dite Relation d’une fête donnée à Vaux), 22 août 1661. Éd. P. Clarac, pp. 522-57. 19 Pour M. F. Élégie. Éd. P. Clarac, pp. 528-529. 20 Propriété des La Rochefoucauld évoquée dans Les Amours de Psyché et de Cupidon, I. Éd. P. Clarac, p. 147. La Fontaine fut peut-être introduit chez le duc de Liancourt par leurs amis communs de l’Oratoire, particulièrement le P. Desmares. Éthique, esthétique et poétique du jardin dans l’œuvre de La Fontaine 119 où M. Le Prince fête en avril 1692 la victoire de Steinkerque 21 , Bois-le- Vicomte, qui avait été propriété de la couronne avant d’appartenir aux Hervart et dont La Fontaine vante l’ombrage ennemi du soleil et favorable à l’amour 22 , et puis Rueil et ses cascades, qu’avait édifié un autre ministre fastueux, le cardinal de Richelieu 23 . Sur la route du Limousin où la disgrâce de Fouquet le propulse comme par anticipation de nos modernes « limogeages », l’éphémère exilé évoquera longuement le domaine de Richelieu en Poitou, cette fois : notamment les vastes jardins bien nivelés et ombragés, dont les nymphes lui dictent des vers adressés aux mânes du fondateur du lieu 24 . Mais les nymphes de Richelieu fécondent une inspiration moins fertile que celles de Vaux. Plus au Nord, Blois avait retenu l’attention du voyageur pour l’incomparable « jardin des plantes » de Gaston d’Orléans 25 . La veuve de ce dernier devait accueillir au Luxembourg, parmi ses gentilshommes servants, le poète rentré d’exil. On ne sait si le jardin aujourd’hui transformé du palais médicéen eut quelque part dans la confidence ambiguë mais magnifiquement harmonisée de ces deux vers diaphanes : L’innocente beauté des jardins et du jour Allait faire à jamais le charme de ma vie. 26 Il est vrai que le démenti infligé à cette prometteuse ascèse par l’aimable apparition de Mlle de Poussay à qui le sonnet est dédié, n’autorise pas à faire grand fond sur cette confidence. Reste à souligner cette rencontre entre l’amour des jardins et l’amour dans le jardin, aux temps où La Fontaine publie son récit de Psyché enveloppé dans une évocation circonstanciée de Versailles. C’est alors peut-être que le motif du jardin atteint sa plénitude dans l’œuvre du poète. Parc de féerie qui renchérit sur le projet esthétique, social et allégorique de Vaux dont il prolonge les intuitions, ce premier tracé d’un Versailles encore plein de fantaisie, de couleurs et de métamorphoses ordonnées par la splendeur régulière de ses axes majeurs, constitue un cadre de fêtes merveilleuses et de séjours élégants, dans un climat de civilité empreinte de naturel qui en équilibre la majesté pompeuse. L’entremêlement Liancourt fut décrit par Cotin dans ses Œuvres galantes de 1663. Voir l’éd. des Amours de Psyché par Michel Jeanneret et Stefan Schœttke, Paris, Livre de Poche classique, 1991, p. 237 (note 94). 21 Lettre À Monsieur le Chevalier de Sillery, 28 août 1692. Éd. P. Clarac, p. 716. 22 Lettre À Monsieur l’abbé Verger [juin 1688]. Éd. P. Clarac, pp. 718-724. 23 Les Amours de Psyché et de Cupidon, I. Éd. P. Clarac, p. 147. 24 Relation d’un voyage de Paris en Limousin, lettres du 5 et du 12 septembre 1663. Éd. P. Clarac, pp. 550-562. 25 Op. cit., lettre du 3 septembre, p. 544. 26 Sonnet Pour Mademoiselle de Poussay [entre 1667 et 1671]. Éd. P. Clarac, p. 583. Patrick Dandrey 120 entre la narration initiatique et galante de Psyché et la libre conversation des quatre amis reflète en un jeu subtil de miroirs les affinités secrètes entre le domaine réel de Versailles et l’espace fictif de l’aventure mythologique. La visite à la Ménagerie et à l’Orangerie, délicatement exotiques, puis l’évocation de la grotte de Thétis et des splendeurs de l’axe majeur qui, depuis le Bassin de Latone jusqu’au Bassin d’Apollon, déploient le programme mythologique du jardin royal au pied du palais, reproduisent à la bordure du roman les figures majeures de son propos, les fantasmagories et les enchantements d’une Grèce « exotique » avec ses palais d’Amour peuplés de Nymphes, ses tombeaux allégoriques et ses grottes sauvages, sous des cieux que déchire la dispute de Vénus et son fils. Le dialogue que nouent dans Le Songe les parcs de Vaux et de Mainsy 27 avec leurs hôtes mythologiques, féeriques et allégoriques ; l’alternance dans la tragédie Astrée entre le jardin de Marly au prologue et celui, tout fictif, où Galatée au second acte recueille Céladon 28 ; ces parallèles entre monde de la réalité et de l’imagination s’épanouissent dans Psyché avec plus d’ampleur et de constance. Le domaine où l’Amour accueille sa promise, les jardins où elle rêve, joue ou s’attriste, la grotte où ils se retrouvent, puis, après la disgrâce de l’héroïne, le lopin solitaire que cultive le sage vieillard recueillant la proscrite, le jardin secret où Vénus la fait comparaître devant elle et la transfiguration de la Grèce en un jardin de songe où chaque monument fait étape d’un parcours mystagogique, approfondissent en le justifiant le programme allégorique et la variété pittoresque du domaine royal où se déroule la narration du conte. Le jardin excède ici le rôle de cadre ou d’agent qu’il revêtait dans Le Songe de Vaux : il devient acteur d’une métamorphose de la réalité en fiction et d’une accréditation de la fiction par la réalité. Le jeu verbal qui faisait dire par métaphore au voyageur vers Limoges longeant la Loire, que « le jardin de la France/ Méritait un tel canal » 29 , s’accomplit en principe d’écriture lorsque les tribulations de Psyché transfigurent l’espace du récit en un vaste jardin allégorique et onirique démarqué du Songe de Poliphile, comme l’a montré Boris Donné 30 . 27 Fouquet avait établi une manufacture de tapisserie dans les bâtiments de l’ancien couvent de Mainsy non loin de Vaux. Le parc où se déroule la « Danse de l’Amour » (Le Songe de Vaux, VI) faisait partie de l’important domaine de la seigneurie de Mainsy : il avait coûté à Fouquet le double du prix des terres de Vaux. 28 Astrée. Tragédie [en musique], 1691. Éd. P. Clarac, pp. 419-451. 29 Relation d’un voyage de Paris en Limousin, lettre du 3 septembre 1663. Éd. P. Clarac, p. 546. 30 Boris Donné, Les Amours de Psyché et la poétique du songe. La Fontaine entre récit, rêverie et allégorie, Paris/ Genève, Champion/ Slatkine, 1995. Éthique, esthétique et poétique du jardin dans l’œuvre de La Fontaine 121 C’est d’ailleurs à Acante, l’un des quatre amis du roman, que nous emprunterons la matière d’une définition à la fois esthétique et éthique du jardin, tel qu’il apparaît dans l’imaginaire de l’œuvre entier de La Fontaine : Acante ne manqua pas, selon sa coutume, de proposer une promenade en quelque lieu hors de la ville, qui fût éloigné, et où peu de gens entrassent. […] Il aimait extrêmement les jardins, les fleurs, les ombrages. 31 Le jardin est un espace de nature apaisée et abritée, définie par son écart (« quelque lieu hors de la ville, qui fût éloigné »), vouée à la beauté délicate (« les fleurs ») et protégée (« les ombrages »), favorisant la déambulation (« une promenade ») dans la solitude partagée et préservée (« où peu de gens entrassent »). Il favorise et incarne le juste tempérament entre des contraires extrêmes : il procède d’une organisation rationnelle de la nature, entre sa spontanéité sauvage et sa négation urbaine ; il se situe dans l’écart d’une prudente distance, entre la franche rupture et la pleine insertion dans la communauté indistincte des hommes ; il favorise la compagnie choisie, à mi-chemin entre solitude et commerce social ; et la déambulation circulaire et capricieuse, à égale distance de l’immobilité et du déplacement orienté. Quelques années plus tôt, le plaidoyer d’Hortésie dans Le Songe de Vaux avait modulé des thèmes similaires en les référant à l’exemple du vieillard de Tarente, évoqué par les Géorgiques 32 : la fée présentait le jardin comme une école de sagesse par la mesure, de jouissance par la beauté et de poésie par l’exemple 33 . Ces trois thèmes vont servir de trame à notre propos. Nous les regrouperons sous le signe de la métamorphose, qui nous a déjà servi ailleurs de fil directeur pour une lecture globale de l’œuvre de La Fontaine. Le jardin d’enfance, école de sensibilité et emblème de sagesse L’emblème que constitue l’image restituée du jardin familial de Château- Thierry, sans que l’on puisse rien savoir ni veuille rien supposer de l’influence réelle qu’il dut exercer sur la sensibilité du jeune La Fontaine, offre néanmoins un modèle adéquat pour figurer l’imprégnation de la culture toute livresque du poète par les effluves de la nature qui colore et tonifie sa vision savante du monde végétal et animal. Le jardin, portion de nature arrachée à sa brutalité spontanée et objet de rêverie culturelle projeté dans l’espace et le temps réels, offre une représentation de ce processus dont il 31 Les Amours de Psyché, I, p. 125. 32 Virgile, Géorgiques, l. IV, v. 116-148. 33 Le Songe de Vaux, fragment II : « L’Architecture, la Peinture, le Jardinage et la Poésie haranguent leurs juges et contestent le prix proposé ». Éd. E. Titcomb, pp. 99-102. Patrick Dandrey 122 constitue de surcroît un creuset privilégié. J’ai tenté dans La Fabrique des Fables 34 de montrer à partir de l’exemple du Héron la fusion opérée par le fabuliste entre l’héritage d’une tradition écrite et l’apprentissage d’un regard neuf, au sein d’une culture qui plaçait le livre en interposition entre l’œil et la réalité, mais commençait à s’ouvrir aux leçons de l’évidence sensible. Cette inflexion était attestée dès avant les Fables, à l’orée même de la carrière poétique de La Fontaine, par les premiers vers de son Adonis, qui professent sa vocation pour la poésie bucolique préférée aux genres élevés, plus éloignés de la nature 35 : s’y esquissait déjà le penchant peu à peu confirmé à rechercher toujours le plus exact dosage entre la transposition ornementale qui embellit la réalité et l’évocation qui épouse de plus près son apparence. Ce génie de l’évocation, effet d’un apprentissage du regard par la contemplation, est éclairé par le mythe de la distraction du jeune La Fontaine, qu’atteste très tôt dans sa vie un chapitre de Tallemant des Réaux 36 . Qu’elle fût en l’occurrence réelle ou légendaire - peu importe ici -, la distraction suppose une accommodation du regard sur l’arrière-plan des choses, responsable de l’impression que le distrait reste étranger à ce qui se fait et se dit dans l’instant, parce qu’il est occupé à saisir autre chose, essentiel pour lui, inaudible pour nous : le distrait est souvent un songeur, voleur de mystère et fouineur d’arrière-boutique. Ce mélange d’attention et d’étourderie, d’éloignement et de présence, que figure assez bien l’écart du jardin « hors les murs », favorise une poésie de l’évocation : il enseigne à retenir de toute chose sa fleur en une promptitude de saisie et un raccourci d’expression qui élude le péril de la pesante descriptive. Non que le regard du rêveur estompe de flou le spectacle du monde : son génie le porte tout au contraire à l’exactitude, mais une exactitude radiographique qui affectionne l’ellipse, pertinente et acérée, habile à laisser deviner ce qu’elle élude, à susciter l’impression sans céder à l’impressionnisme. Ce talent prédispose indifféremment à l’esquisse visuelle et pittoresque, ou à l’évocation intuitive et affective. Exemple du premier, en ouverture de la fable « Le Jardinier et son Seigneur » : Un amateur du jardinage Demi-bourgeois, demi-Manant, 34 La Fabrique des Fables. Essai sur la poétique de La Fontaine, Paris, Klincksieck, 2ème éd., 1992, pp. 121-166. 35 « Je n’ai jamais chanté que l’ombrage des bois,/ Flore, Écho, les Zéphyrs, et leurs molles haleines,/ Le vert tapis des prés et l’argent des fontaines. » Adonis, v. 6-9. Éd. P. Clarac, p. 3. 36 Tallemant des Réaux, Historiettes, « Racan et autres rêveurs ». Éd. Antoine Adam, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1960, 2 vol., t. I, pp. 391-392. Éthique, esthétique et poétique du jardin dans l’œuvre de La Fontaine 123 Possédait en certain village Un jardin assez propre, et le clos attenant. Il avait de plant vif fermé cette étendue. Là croissait à plaisir l’oseille et la laitue, De quoi faire à Margot pour sa fête un bouquet, Peu de jasmin d’Espagne, et force serpolet. 37 Sans l’ombre du moindre réalisme, le tour, le rythme et le ton confèrent à cette esquisse la capacité de donner à voir le plan capricieux d’un jardin de rapport et de charme, la disposition souplement ordonnée et variée des plants, la familiarité d’un clos privé. Et puis, en conclusion du poème, la peinture du désastre causé par une inopportune chasse au lièvre teinte le tableau d’une nuance d’émotion délicatement humoristique, infléchissant l’esquisse en évocation : Le pis fut que l’on mit en piteux équipage Le pauvre potager : adieu planches, carreaux ; Adieu chicorée et poireaux ; Adieu de quoi mettre au potage. Le Lièvre était gîté dessous un maître chou. On le quête ; on le lance, il s’enfuit par un trou, Non pas trou, mais trouée, horrible et large plaie Que l’on fit à la pauvre haie. 38 Désastreuse « issue » - aux deux sens du terme - rendue visible et sensible par une salve rapide de touches colorées (« planches », « carreaux », « chicorée », « poireaux », « potage » et « potager »…) entourant la glose circonstanciée et compatissante du mot « trou » : « Non pas trou, mais trouée, horrible et large plaie ». Cette issue désastreuse invite à prolonger dans une autre direction l’enquête sur l’éducation du regard poétique auquel vient de se prêter le jardin considéré comme sujet d’écriture : dans une direction plus philosophique et morale que seulement psychologique et esthétique. Car le désastre ici évoqué n’est pas unique dans l’œuvre du fabuliste : il constitue même le destin le plus commun des promesses de protection, d’harmonie et de jouissance, d’alliance avec la nature et de participation euphorique à sa renaissance saisonnière et cyclique qu’incarnent les jardins de fables. Enclos protecteur et protégé, abrité des prédations et des désordres, incarnation du bel-et-bon des Grecs, de l’utile-et-agréable d’Horace, le jardin sans cesse est menacé de saccage : par les parasites et les ravageurs naturels et sociaux qu’il sécrète ou qu’on y appelle sottement, et par la sottise même de ceux 37 Fables, IV, 4, p. 143, 1-8. 38 Id., v. 43-50. Patrick Dandrey 124 qui croient bien faire en les y appelant. Le jardinage nécessite toute la sagesse et le doigté propres aux amateurs de mesure et d’équilibre, habiles à se tenir également distants du pédant qui sait tout et de l’écolier qui ne sait rien, de l’Ours malavisé et du Scythe maladroit. La fable du Philosophe scythe décrypte même l’allégorie en termes proprement philosophiques 39 : « Ce Scythe exprime bien un indiscret Stoïcien » … À l’opposé de cette indiscrétion stoïque, l’Épicurisme, lui, se réclame de la sagesse des jardins : c’est une évidence allégorique, dont Jean-Charles Darmon nous a aidé à approfondir la banalité apparente 40 , en soulignant par exemple comment le gassendisme s’opposait au cartésianisme par une harmonieuse conciliation et une combinaison hiérarchisée des degrés de la connaissance, du sensible jusqu’au rationnel en passant par l’imaginaire, sans exclure aucune de ces voies inégales d’accès à la vérité. Fragment de nature instruit et ordonné par la raison, mais soumis aux lois de la matière épaisse, le jardin offre une allégorie exacte et complète de cette herméneutique progressive. Et puis, plus généralement, par l’ambivalence de la protection et du saccage que semble immanquablement appeler le motif horticole dans l’imaginaire poétique de La Fontaine, c’est bien une constante de sa sensibilité et de sa pensée que le jardin paraît en mesure d’incarner. Car ce ne sont pas les fables seules évoquées à l’instant qui procèdent de cette alternance, mais la plupart des passages de son œuvre où figure une évocation de jardins, ou simplement ceux de ses textes où s’esquisse le geste de retraite, de clôture et de promenade qui isole l’invisible périmètre d’un parc imaginaire au sein des espaces indivis où s’aventurent ses héros. Ainsi les « lieux écartés » 41 propices d’abord à cacher les amours de Vénus et d’Adonis se feront-ils un jour complices du sanglier monstrueux auquel le chasseur devra de perdre la vie : l’éden protecteur se métamorphose alors en vallée des larmes pour la déesse esseulée. La scène primitive du jardin chez La Fontaine se joue en deux actes contrastés. C’est d’abord l’illusion de l’harmonie retrouvée au sein de la retraite : toute une topique de la nature présentée comme écart protecteur se développe dans Clymène, où est évoquée la solitude du « noir vallon d’Hippocrène » 42 , dans Le Songe de Vaux, où Hortésie renouvelle en 39 Fables, XII, 20, p. 492, 13-30. 40 Jean-Charles Darmon, « La Fontaine et la philosophie : remarques sur le statut de l’évidence dans les Fables », XVII e siècle, n° 187 (1995-2), « La Fontaine, 1695- 1995 », pp. 267-305. 41 Adonis, éd. P. Clarac, p. 5. 42 « La solitude est grande autour de ces ombrages ». Clymène, comédie. Éd. P. Clarac, pp. 18-44. Citation de la p. 39. Éthique, esthétique et poétique du jardin dans l’œuvre de La Fontaine 125 termes terriens le suave mari magno de Lucrèce 43 , dans Psyché, où Vénus se cache à sa cour derrière les murs d’un jardin clos 44 , dans La Captivité de saint Malc même, retiré « en des lieux séparés de tout profane abord » 45 : la thématique du locus amœnus, de l’ombrage propice aux confidences et aux ébats amoureux, de la grotte enveloppante et protectrice, des eaux rafraîchissantes et mouvantes, tout cela définit un imaginaire du bonheur caché, fragile, traversé par l’inquiétude du changement que met en scène si délicatement l’idylle des « Deux Pigeons » 46 . Cet appétit de changement ne tarde pas à introduire une catastrophe, seconde acte de la pièce, qui ravage le « jardin » et ne laisse au jardinier dessaisi que la nostalgie de son paradis perdu. Telle est la structure des quatre fables citées, d’Adonis, de Psyché - et celle même du fragment du Songe de Vaux où le plaidoyer d’Hortésie triomphante est battu en brèche par le tableau de sa déconfiture hivernale que brosse devant le jury sa rivale Apellanire. Tableau très éloquent : en dernière analyse, le terrible péril dont on espère sans trop d’illusion être protégé par l’enclos du jardin, n’est-ce pas celui du temps qui s’écoule ? Remédier à l’irréversibilité de la durée par la clôture de l’étendue, voilà bien le rêve du jardinier : comme si, pour s’être montré capable d’apprivoiser et de gérer rationnellement l’espace, l’on pouvait participer du renouveau cyclique propre au temps de la nature végétale. De cette vaine espérance témoigne la plainte emblématique de Vénus, dans Adonis, prenant la nature à témoin de la cruauté du sort qui, en la privant d’un mortel bien-aimé, lui rend l’immortalité pesante 47 : il est notable que l’impossible alliance entre l’éternité divine et l’éphémérité humaine s’anéantisse alors dans le cadre 43 « Je promets un bonheur pareil/ À qui voudra suivre mes charmes : / Leur douceur lui garde un sommeil/ Qui ne craindra point les alarmes./ Il bornera tous ses désirs/ Dans le seul retour des Zéphyrs,/ Et fuyant la foule importune/ Il verra du fond de ses bois/ Les courtisans de la fortune/ Devenus esclaves des Rois. » Le Songe de Vaux, fragment II, v. 51-60, éd. E. Titcomb, p. 101. 44 « Quand Cythérée était lasse des embarras de sa Cour, elle se retirait en ce lieu avec cinq ou six de ses confidentes. Là, qui que ce soit ne l’allait voir. Des médisants disent toutefois que quelques amis particuliers avaient la clef du jardin. » Les Amours de Psyché, éd. cit., pp. 227-228. 45 « Je vous ai fait récit quelquefois de ces heures/ Qu’en des lieux séparés de tout profane abord/ Je passais à louer l’arbitre de mon sort. […] Je n’ai plus de mes bois les saintes voluptés./ Ne reviendront-ils point ces biens que j’ai quittés ? » Poème de la captivité de saint Malc, éd. p. Clarac, pp. 47-59. 46 Fables, IX, 2. 47 « Et vous, antres cachés, favorables retraites,/ Où nos cœurs ont goûté des douceurs si secrètes,/ Grottes, qui tant de fois avez vu mon amant/ Me raconter des yeux son fidèle tourment,/ Lieux amis du repos, demeures solitaires,/ Qui d’un trésor si rare étiez dépositaires,/ Déserts, rendez-le moi ». Adonis, pp. 16-17. Patrick Dandrey 126 accueillant mais indifférent d’une nature soumise au temps cyclique des forêts, des parcs et des jardins. Autre aspect du même motif, c’est ce secret espoir de fusion, toujours déçu, entre l’homme et la nature qui induit certains jardiniers à se faire anachorètes : dans plusieurs textes de La Fontaine, l’enclos familier et riant de la tradition hédoniste se métamorphose en une solitude plus frugale sinon austère, comme pour se confondre avec la nature brute, aux limites extrêmes du concept de jardin. Ainsi du jardin minimal où Psyché est accueillie par le vieillard lassé des villes et des cours : une petite esplanade découverte y constitue à elle seule, nous dit plaisamment La Fontaine, « les jardins, la cour principale, les avant-cours et les arrières de cette demeure. Elle fournissait des fleurs à son maître, et un peu de fruit, et d’autres richesses du jardinage ». 48 Et de préciser qu’« on y vivait à peu près comme chez les premiers humains ». Manière de désigner là une autre modulation, plus dépouillée, du rêve édénique sur lequel est modelé l’idéal de sagesse incarné par le jardin chez La Fontaine. Entre le parc offert aux voluptés amoureuses, l’enclos frugal du vieux philosophe, les déserts hostiles où la fait errer Vénus, et les temples, grottes, antres infernaux et autres fabriques caractéristiques des jardins du songe dont elle reçoit révélation et instruction, son itinéraire initiatique promène Psyché à travers les diverses formes de l’imaginaire horticole propres à l’œuvre du poète. Le bouquet d’arbres sombres, les âpres rochers et le miroir d’eau où le Solitaire de l’ultime fable médite sur les fins dernières de la promenade humaine constituent le terme de ce répertoire 49 . Entre Éden et Golgotha, jardin des voluptés naturelles et vallée de larmes, le monde que décrit La Fontaine à travers l’image des jardins qu’évoque son œuvre distribue l’homme dans le rôle ambigu d’apôtre au Jardin des Oliviers, divisé entre l’exigence de la prière et la sensualité du sommeil. Tour à tour disciple d’Académos et d’Épicure, le sage selon notre poète oscille entre la méditation élevée sur les fins dernières de la Nature et l’abandon voluptueux aux plaisirs naturels. Au total, cette sagesse diverse et singulière que délivre dans son œuvre l’emblème du jardin suggère comment celui de son enfance champenoise s’est au cours des ans métamorphosé en jardin intérieur du cœur et de l’âme, réservoir secret d’émotions et paysage choisi. C’est cette intériorisation qui nourrit la rêverie méditative par laquelle se conclut « Le Songe 48 Les Amours de Psyché, éd. cit., p. 194. 49 « Là sous d’âpres rochers, près d’une source pure,/ Lieu respecté des vents, ignoré du soleil… » Fables, XII, 29, « Le Juge arbitre, l’Hospitalier et le Solitaire », v. 34- 35. Éthique, esthétique et poétique du jardin dans l’œuvre de La Fontaine 127 d’un Habitant du Mogol » 50 : aperçu jeté sur le jardin intérieur que l’expérience fertilise en chacun de nous, dont les fruits sont vertus et les fleurs beautés d’âme. Des jardins de princes : une initiation esthétique Fort loin des proportions modérées du jardin familial de Château-Thierry et de l’architecture secrète des paysages intérieurs qu’il nous a conduit à évoquer, l’époque de La Fontaine fut celle aussi où l’on invente ou du moins l’on perfectionne le modèle français du jardin d’accompagnement architectural, dans le cadre d’une civilisation qui cultive la théâtralité mais quête aussi la vérité sans fard, qui aime la pompe mais prône aussi la mesure, qui élabore une civilité et une urbanité étrangères à la vive nature mais se réfère aussi à l’éternelle Nature comme irremplaçable fondement de son esthétique. Ces contradictions apparentes se trouvaient résolues notamment dans ce morceau de civilisation parmi les plus insolites qu’ait inventé notre classicisme : le jardin à la française. Or, outre ses qualités proprement horticoles, celui-ci se définit par trois traits qui le mettent en consonance avec l’esthétique de La Fontaine et répercutent leur écho dans son œuvre : il s’agit d’un jardin civilisateur, allégorique et mental. Civilisateur, d’abord, car le jardin français est social et sociable : voué à la belle civilité, il constitue une sorte de salon de plein air où l’on déambule comme une conversation se déroule, avec négligence et caprice, en même temps qu’une raison supérieure semble en organiser les itinéraires de façon cohérente pour ménager aux promeneurs les plus belles perspectives. Le jardin classique est d’abord un jardin galant : l’œuvre de La Fontaine y trouve son cadre d’harmonie et la projection de son idéal esthétique. Expression d’une civilisation et de ses valeurs, démonstration de pouvoir et éloge d’un art de vivre, la conversation dans un parc, comme celle des amis de Psyché, constitue la modulation récente, si bien étudiée par Marc Fumaroli 51 , d’un héritage intellectuel et sensible venu du roman, alexandrin, virgilien, puis courtois, jusqu’aux conversations et promenades littéraires de Mlle de Scudéry, éclairées par les belles analyses de Delphine Delenda- Denis 52 . Expression nouvelle d’une nostalgie d’intimité amicale et d’har- 50 Fables, IV, 4, v. 18-40. 51 « La Conversation » (1992), [in] Trois Institutions littéraires, Paris, Gallimard, « Folio Histoire », 1994, pp. 110-210. 52 Madeleine de Scudéry, « De l’air galant » et autres « Conversations » sur l’esthétique mondaine, éd. Delphine Delenda-Denis, Paris, Champion-Slatkine, « Sources classiques », 1995. Patrick Dandrey 128 monie spirituelle et esthétique au sein d’un monde trop agité, vaste, incertain pour n’être pas inquiétant, le devis élégant et le jardin qui lui sert de cadre, ambigu de salon galant et de prairie pastorale, sont ressentis comme les vestiges d’un temps originel où l’homme se fût accordé naturellement et dans un constant bonheur de civilité avec son entourage et avec la nature, les vestiges d’un Âge d’or que croit restaurer la civilité souple et naturelle du Cortegiano. Le jardin français est allégorique aussi. Itinéraire d’élévation de l’âme par la contemplation de la beauté, tissé du souvenir des jardins sacrés et symboliques de l’Antiquité retrouvés à la Renaissance, il se fait microcosme de la nature avec ses bosquets, ses ménageries, ses labyrinthes, ses grottes et ses sources, anthologie des merveilles du monde, musée d’architectures en miniature, leçon d’histoire. Dans un élan plus ambitieux, il prétend calquer les rythmes et les lois de l’univers, s’organise volontiers en parcours mythologique, par exemple solaire : ce que traduisent ses orientations majeures, les allusions cosmiques et ésotériques de son programme décoratif, en particulier de sa statuaire. Il confine enfin au jardin de rêve superposé délicatement à la réalité. Participent de cet effet sa constante évolution, son fréquent inachèvement, qui conduiront La Fontaine à songer Vaux tel qu’il aurait dû paraître vingt ans plus tard et Versailles tel qu’il serait deux ans (et plus) après le récit de Psyché. La fiction de ce roman, d’ailleurs, accentue cet effet onirique en transposant la logique du parc royal dans une Grèce rêvée : ainsi reconnaît-on, en transparence de la disposition du vallon où trône le temple de Cythérée, le tracé de l’axe solaire prolongé par le Grand Canal. On comprend dès lors qu’il s’agisse autant d’un jardin d’esprit que de nature, lisible sur plan aussi bien sinon mieux que sur place, résultat de l’application d’un programme intellectuel, architectural, géométrique et ésotérique, effet d’un jeu de constructions, de perspectives, de relations ordonnées avec le palais : Les lieux que j’ai dépeints, le canal, le rond d’eau, Parterres d’un dessein agréable et nouveau, Amphithéâtres, jets, tous au palais répondent, Sans que de tant d’objets les beautés se confondent, s’émerveille La Fontaine 53 . Une conception sous-jacente de l’ordre, de la nature accomplie dans sa perfection, de son gouvernement par la pensée, confère effectivement au modèle français la qualité de jardin intellectuel, composé comme une œuvre littéraire, par plans et perspectives, ponctué de chapitres et soumis au fil directeur de la narration, favorisant des montages 53 Les Amours de Psyché, p. 185. Éthique, esthétique et poétique du jardin dans l’œuvre de La Fontaine 129 complexes comme, en littérature, celui de Psyché. L’occasion m’a déjà été offerte à Vaux-le-Vicomte voici deux ans de relever les raisons de sympathie esthétique qui associent cette inspiration architecturale et celle de l’écriture de La Fontaine 54 . J’ai tâché alors de montrer comment la création poétique participe du même génie de la mesure, de la même esthétique de l’enchantement, du même engouement pour les métamorphoses et de la même invite à la déambulation qui dans l’esthétique française du jardin classique, à Vaux, à Versailles ou ailleurs, jaillissent du rapport d’harmonie entre la maison et le parc, du jeu des perspectives calculées, des lignes de fuite trompeuses et des points de vue changeants qu’il ménage, du dialogue magique entre les eaux en mouvement et les végétations assagies qui en font la matière contrastée. C’est ainsi que, tout comme un jardin à la française n’est jamais qu’un palais transposé dans la nature, une page de La Fontaine réalise dans un mouvement de perpétuelle métamorphose la même alliance raffinée et changeante entre la culture et la nature, l’artifice et la spontanéité, l’éphémère et l’absolu, la forme et le sens, l’ordre réglé au cordeau et le hasard pourvoyeur de surprises. L’entretien élégant et disert, dans sa spontanéité travaillée, fait le truchement entre les deux mondes : modèle de la négligence aisée du poème et image de la grâce diverse des parterres cultivés : La bagatelle, la science, Les chimères, le rien, tout est bon. Je soutiens Qu’il faut de tout aux entretiens : C’est un parterre, où Flore épand ses biens ; Sur différentes fleurs l’Abeille s’y repose, Et fait du miel de toute chose. 55 Ce parallèle formel permet d’esquisser un semblant de réponse à une question demeurée jusqu’aujourd’hui sans réponse totalement convaincante : celle de l’aménagement du recueil des Fables, de leur ordonnancement au fil des douze livres. Les principes de composition qui en ont été jusqu’ici proposés oscillent entre les deux périls du pléonasme (chaque nouvelle hypothèse exclut les précédentes, aussi légitimes qu’elle) et de l’exception (pas une interprétation qui ne doive concéder la présence d’entorses aux règles de composition qu’elle croit avoir découvertes). Toutes donc s’accordent au moins sur deux points : leur intuition légitime d’un ordre latent des livres de fables et leur constat sincère qu’une part irré- 54 « La Fontaine et Molière à Vaux : la « nature » des Fâcheux », [in] Le Fablier, n° 6 (1994), Actes du Colloque : La Fontaine de Château-Thierry à Vaux -le-Vicomte, pp. 17-22. 55 Fables, IX, « Discours à Madame de La Sablière » n v. 18-23. Patrick Dandrey 130 ductible de désordre échappe à la régulation proposée. Or le modèle du jardin à la française peut ici nous aider à concevoir non pas quel principe régit la mise en ordre du recueil, mais dans quel contexte esthétique, selon quelle logique propre au goût de son temps se posait pour La Fontaine cette question. Comme je l’ai esquissé naguère à Londres à l’invitation de Maya Slater et comme je compte le développer bientôt à Genève chez Stefan Schœttke 56 , il me paraît que la bonne voie en l’espèce consiste à considérer que l’idée même de régulation, d’ordre et d’harmonie ne plane pas dans l’azur des Idées éternelles, mais s’inscrit dans l’histoire du goût, des formes et des concepts : une tragédie classique, un sermon, une harangue de l’ancien Parlement obéissent à un plan, à une progression et à un aménagement des liaisons et des ruptures dont on connaît les règles, empruntées à la rhétorique antique, qui ne coïncident pas avec notre conception moderne de la mise en forme et en ordre. De même, assurément, pour le recueil des Fables. Pour éviter l’anachronisme latent que contient l’idée même d’ordre rigoureux que nous y lisons spontanément, sans doute vaudrait-il mieux formuler l’interrogation en termes plus modestes d’assemblage ; et se demander, à la lumière de certaines équivalences et de rapprochements appropriés, faute de pouvoir en trouver une formulation explicite, quelle logique esthétique pouvait présider dans la seconde moitié du XVII e siècle à l’assemblage d’un recueil tel que celui des Fables, et quel modèle opératoire peut au mieux nous éclairer sur le principe de cet assemblage. Or nous savons par le témoignage des « arts de mémoire », si superbement étudiés par Frances Yates 57 et récemment exploités avec tant de riche intuition par Louis Van Delft 58 , que l’orateur classique appuyait la structure de son discours sur la topographie d’un lieu idéal qu’il construisait en esprit pour l’y conformer en lui faisant épouser ses diverses composantes. En échange, l’architecture réelle du prétoire, du palais, de l’amphithéâtre ou de l’église pouvait imprimer sa logique à l’orchestration des lignes du discours. Auquel de ces lieux est-il le plus plausible de rattacher l’esprit et la forme du recueil des Fables ? Pourquoi pas au jardin à la française, espace tout à la fois naturel et subtilement apprêté, qui tient du salon où l’on converse et de la galerie où l’on déambule ? Cadre d’inspiration et source de sujets, modèle de disposition et de composition, répertoire de formes ornementales et de registres narratifs, le palais et son double, le parc à la française, dont 56 « Le Cordeau et le Hasard. Réflexions sur l’agencement du recueil des Fables », Papers on French Seventeenth Century Literature, vol. XXII, 1995, n° 3. 57 Frances Yates, L’Art de la Mémoire, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des Histoires », 1975. 58 Louis Van Delft, « La Scène de l’univers : théâtre du monde et théâtre de la mémoire chez La Fontaine », ci-après. Éthique, esthétique et poétique du jardin dans l’œuvre de La Fontaine 131 Vaux accomplit le génie avant que Versailles ne le magnifie, constituaient alors pour un esprit cultivé un inépuisable théâtre de mémoire, saturé d’images et d’échos, et un conservatoire d’émotions, d’impressions et d’intuitions auxquelles vibre toute lyre bien accordée. Or, la logique du jardin à la française repose sur une conception de l’ordre qui combine d’une part une régularité générale, procédant de l’association de quelques lignes de force, croisées au centre de l’espace et déterminant des perspectives majeures ; et d’autre part, un laisser-aller à la diversité, à la fantaisie, à l’irrégularité des bosquets encadrés par ces espaces de parfaite lisibilité. Appliquons cela à l’ordonnance des livres de fables : les cycles qu’on prétend y lire, les associations ordonnées de thèmes et de formes dont on ressent confusément que toujours quelque chose y échappe, ne relèvent pas d’une thèse exclusive ni d’un parti rigoureux qu’illustrerait une cohorte alignée de poèmes tous rangés sous la même bannière, non plus que du chaos brouillon d’une disposition fortuite. Mais des deux génies mêlés, comme dans les parcs conçus par Le Nôtre. Semblables à la promenade et aux colloques plaisants et instructifs qu’elle autorise, les livres de fables sont sillonnés par les grandes avenues du sens qui placent aux articulations majeures de la perspective les pièces les plus fortes et représentatives, associées par leur thème décoratif et allégorique, comme dans le programme mythologique que fontaines, groupes sculptés et statues incarnent à Versailles. Et puis, dans les espaces intermédiaires ménagés par ces grandes et droites allées, des bosquets plus variés, plus fantaisistes, organisés selon des principes d’ordonnance mineure, plus lâche, offrent à la fois la surprise de leur fraîcheur et toujours aussi quelque aperçu sur les perspectives dégagées qui circonscrivent leur cadre protégé. La somme de cet ensemble d’aperçus et de perspectives ne peut s’opérer qu’à terme, une fois terminée la circulation qui, par étymologie et par définition, ramène le promeneur à son point de départ : l’allégorie esthétique et morale qui organise l’espace ne doit pas s’imposer à lui mais se déduire de son parcours. Ou plutôt s’infuser et se diffuser en lui, à son insu même. On reconnaît là, transposé aux livres qui les recueillent, le principe même que chaque fable adopte dans le cadre intime de son propre trajet : que le sens ne soit pas délivré d’emblée, ne se réduise pas à la maxime de morale ésopique qui ouvre ou clôt le poème, mais s’édifie sans effort à partir des hasards et des rencontres savamment ménagés par le conte, aiguisant le plaisir de la méditation par celui de la découverte et de la surprise, par une mise en forme dynamique qui opère à égale distance de l’ordre arrêté et du chaos indécis. Régularité et fantaisie conspirant à une métamorphose de la forme spontanée en un enchantement concerté de l’esprit et des sens, c’est en ces termes mêmes que La Fontaine évoque les merveilles de Versailles : Patrick Dandrey 132 De tant d’objet divers les regards sont surpris. Par sentiers alignés l’œil va de part en part. Tout chemin est allée au royaume du Nôtre. 59 Diversité qui surprend les regards, régularité qui guide l’œil, métamorphose du cheminement en promenade enchantée : ainsi du recueil des Fables. Nous parlions plus haut de l’intériorisation psychologique et morale du jardin en paysage intérieur ; il faudrait ici évoquer l’assimilation de l’écriture poétique à une horticulture verbale. Le jardin d’Orphée : fleurs et fruits du bien-dire Peut-être faudrait-il, dans les vers plus haut cités où La Fontaine attribue le « charme de sa vie » à « l’innocente beauté des jardins et du jour », prendre au sens étymologique le terme de « charme ». Son écriture poétique entretient avec l’art des jardins une connivence métaphorique à un double titre : d’un côté, l’alchimie du verbe tend à y métamorphoser la nature, toute la nature, en jardin harmonieux ; de l’autre, la métamorphose de la nature par l’art des jardins reflète celle que réalise la poésie. Il est patent que la topique et les conventions d’écriture de la poésie bucolique et idyllique la conduisent à ordonner, apprêter et parer la nature dans une optique, une langue, un réseau de thèmes et d’images qui la transfigurent en jardin harmonieux. Les près deviennent tapis de gazon, les vents zéphyrs, les taillis bosquets, les sources fontaines 60 : l’art civilise la nature en taillant ses formes spontanées selon les canons et les desseins de l’esthétique et de l’éthique galantes. La beauté des femmes même est évoquée par des images florales et climatiques : leur teint se traduit en lys et roses 61 , toute jeunesse est printemps, comme l’hiver d’Hortésie est vieillesse. La poésie elle-même se désigne comme un « verger du Parnasse » dont les fruits sont les textes poétiques 62 . Rien là que de banal, sinon lorsque la dérision subtile de La Fontaine, d’inspiration galante, débusque la convention de ces parures en les ramenant à leur degré élémentaire pour en dégager une signification cachée : la thébaïde du vieillard de Psyché décrite comme un 59 Les Amours de Psyché, p. 184. 60 « Je n’ai jamais chanté que l’ombrage des bois,/ Flore, Écho, les Zéphyrs, et leurs molles haleines,/ Le vert tapis des prés et l’argent des fontaines. » Adonis, p. 3. 61 « Rien ne manque à Vénus, ni les lys, ni les roses. » Id., p. 4. 62 « Je n’ai pas assez de vanité pour espérer que ces fruits de ma solitude vous puissent plaire : les plus beaux vergers du Parnasse en produisent peu qui méritent de vous être offerts. » Dédicace d’Adonis à Mgr Fouquet, éd. P. Clarac, pp. 791- 792. Éthique, esthétique et poétique du jardin dans l’œuvre de La Fontaine 133 domaine architectural et un parc paysager dont l’architecte serait la nature, voilà une manière de prêcher la simplicité élémentaire par un renchérissement sur l’image 63 . Une manière aussi de révéler les clefs de l’écriture en écrivant. L’évocation des jardins s’y prête : l’éloge conventionnel des ombrages apaisants, des fontaines murmurantes, des statues qui s’animent, s’épanouit en reflet de l’imagination créatrice en acte. Pas seulement parce que le jardin constitue le cadre réel ou apprêté le plus propice à l’inspiration : ainsi l’allée du parc de Richelieu où les nymphes du lieu inspirent au voyageur l’invocation déjà citée aux « mânes du grand Armand » 64 . Mais aussi parce que, tout comme l’artiste, le jardinier imite et recompose la spontanéité jaillissante de la nature en la magnifiant, en la révélant dans sa splendeur épurée, en la figeant dans sa pérennité. L’art classique vise-t-il un autre but en pratiquant une imitation correctrice et embellie des apparences destinée à faire se révéler les essences ? Hortésie le chante à bon droit : Je sais parer Pomone et Flore. ----------------------------------------- Les vergers, les parcs, les jardins, De mon savoir et de mes mains Tiennent leurs grâces non-pareilles. 65 Le jardin révèle à travers les formes épurées et régularisées de son plan l’harmonie latente de la nature. Ce que faisant, il accuse par la fixité même de ces structures l’implacable métamorphose que le temps lui fait subir : plus qu’aucun autre, le jardin à la française révèle la présence du temps à travers la promesse d’éternité que délivre sa perfection rationnelle. C’est alors la poésie seule qui peut accomplir l’imprudent engagement de l’horticulture : Calliopée s’en vante, qui sait le secret de vaincre la fatalité du cycle des saisons à laquelle est soumise Hortésie, qui sait faire parler ses fleurs et ses ombrages, leur donner vie - vie éternelle 66 . 63 « Après bien des peines, ils arrivèrent à une petite esplanade assez découverte et employée à divers offices ; c’était les jardins, la cour principale, les avant-cours, et les avenues de cette demeure. […] De là ils montèrent à l’habitation du vieillard par des degrés et par des perrons qui n’avaient point eu d’autre architecte que la nature : aussi tenaient-ils un peu du toscan, pour en dire la vérité. » Les Amours de Psyché, p. 194. 64 « À peine eus-je fait dix ou douze pas, que je me sentis forcé par une puissance secrète de commencer quelques vers à la gloire du grand Armand. » Lettre du 12 septembre 1663. Relation d’un voyage de Paris en Limousin, p. 561. 65 Le Songe de Vaux, fragment II, v. 62 et 65-67, p. 101. 66 « Si souvent Hortésie est peinte en mes ouvrages,/ Et si je fais parler ses fleurs et ses ombrages,/ Juges, qu’attendez-vous ? et pourquoi consulter ? » Le Songe de Vaux, fragment II, v. 69-71, pp. 108-109. Patrick Dandrey 134 La connivence devient alors rivalité : la métamorphose que le jardin accomplit à partir de la nature, l’écriture à son tour l’effectue à propos, à l’instar et au bénéfice du jardin. De deux façons au moins : d’abord, elle le délivre de sa matérialité en le transmutant par l’image, le verbe et l’idée. Ensuite, elle le promeut en emblème d’une méditation sur le temps. Sur le premier point, c’est l’évidence même que La Fontaine décrit peu les jardins qu’il évoque. Laudatives, allégoriques, virtuoses, énigmatiques, ses évocations substituent à la simple description une suite d’équivalences registrées sur des modes variés, successifs, superposés ou décalés. La peinture attendue des jardins de Vaux se trouve ainsi comme occultée par le jeu combiné entre une source archivistique (« je n’ai rien dit de Vaux que sur des mémoires » 67 ) et une forme onirique. La scène saisissante où le Sommeil convoque idées et icônes pour assembler une image parachevée du domaine encore en travaux constitue une allégorie parlante du travail de fabrique poétique accompli par La Fontaine 68 . L’émergence du domaine architectural et horticole à l’horizon des mots se trouve mimée dans le poème par cette composition onirique de son image, au sein du magasin de fantasmagories qu’ouvrent aux yeux clos du poète les Songes industrieux, Artisans qui peu chers, mais qui prompts et subtils, N’ont besoin pour bâtir de marbre ni d’outils, Font croître en un moment des fleurs et des ombrages, Et, sans l’aide du temps, composent leurs ouvrages. 69 « Sans l’aide du temps », voici notre second point. L’évocation du jardin ne constitue pas un emblème seulement de l’inspiration poétique transmutant la réalité diverse et difforme en images ciselées et ordonnées. Elle désigne aussi l’espoir de l’éternité promise aux choses par leur transmutation en mots. Et les ambiguïtés de cet espoir. La relation qu’entretiennent avec le temps les évocations horticoles chez La Fontaine est en effet empreinte d’équivoque. Ces évocations sont gouvernées par des formes comme l’anticipation ou la métamorphose, figures d’instabilité qu’incarnent par exemple le motif du songe ou le thème des eaux. Mais cette instabilité vise justement à leur conférer la perfection que le temps, dans la réalité, n’a pu encore leur concéder. Une telle ambivalence me paraît désigner, pour substrat de la représentation du jardin dans la poésie de La Fontaine, une modulation propre de 67 « Vous savez mon ignorance en matière d’architecture, et que je n’ai jamais rien dit de Vaux que sur des mémoires. » Lettre du 12 septembre 1663. Relation d’un voyage de Paris en Limousin, p. 552. 68 Le Songe de Vaux, fragment I, pp. 65-71. 69 Ibid., p. 69, v. 44-47. Éthique, esthétique et poétique du jardin dans l’œuvre de La Fontaine 135 l’imaginaire qu’on pourrait qualifier d’« arcadienne » : j’en ai déjà traité à Montréal, ce qui me dispensera de développer le sujet ici 70 . Je me contenterai de rappeler ce qui a été dit plus haut sur le caractère édénique des jardins dans les textes du poète. Réciproquement, la vallée de Tempé, dans Daphné, présente tous les traits d’un parc à la française peuplé de bergers. Et l’inscription du jardin de Galatée dans le Forez d’Honoré d’Urfé, pays des « gazons toujours verts », lui-même amené par une évocation de Marly qui fut le rêve arcadien de Louis XIV, semble inclure L’Astrée de La Fontaine dans le sein d’une nostalgie universelle de l’Arcadie. Galatée n’a qu’à s’écrier : « Quoi, mon berger mourra ! » 71 pour que l’image soit accomplie : Et in Arcadia ego… L’antique Arcadie, antérieure au temps de l’Histoire et protégée de toute altérité, constitue en effet l’utopie d’un espace où la Nature entière eût revêtu l’harmonie, la grâce et l’équilibre d’une jardin parfait : l’hortus conclusus moderne tend à isoler entre ses murs un lopin d’Arcadie conservé et protégé. Las, la mort sévit en Arcadie même. Et le saccage, on y revient, menace le jardin le mieux protégé : les paradis ne sont que pour être perdus. La perfection et la délectation arcadiennes ne sont concevables que nostalgiques ou inquiètes. Peut-être est-ce avant tout par là que le jardin convient à la poésie de La Fontaine : par cette ambivalence arcadienne dont il incarne l’intuition mêlée. Il constitue pour elle le mythe fraternel d’une espérance désillusionnée, d’une rêverie vigilante : celle de l’harmonie dans un univers de discord, celle de l’unité entre le bel et le bon, l’utile et l’agréable, dans un monde dissonant, celle de l’amour sans péché et du plaisir sans peur. Concluons par une ultime image empruntée au poète latin qui fit mieux et devant que tous parler les bergers de la bucolique. L’éthique et l’esthétique de l’harmonie que l’œuvre de La Fontaine esquisse en filigrane de son évocation des jardins désignent à plusieurs reprises pour leur source le passage des Géorgiques où Virgile esquisse la figure emblématique du vieillard de Tarente : Hortésie le cite abondamment dans son éloge des jardins 72 , la fable du « Philosophe scythe » s’y réfère explicitement 73 et le por- 70 « La Fontaine ou la poétique de l’Arcadie », Et in Arcadia ego. Actes du XXVII e Congrès annuel de North American Society for XVIIth Century French Literature, Montréal 20-22 avril 1995. Etudes réunies par Antoine Soare. Paris-Seattle- Tübingen : PFSCL, 1996, pp. 77-97. 71 Astrée, II, 5, p. 416. 72 « Et tel de mets non achetés/ Vivait sous les murs d’Œbalie/ Un amateur de mes beautés./ Libre de soins, exempt d’ennuis/ Il ne manquait d’aucunes choses ; / Il détachait les premiers fruits,/ Il cueillait les premières roses ; / Et quand le Ciel armé de vents/ Arrêtait le cours des torrents,/ Et leur donnait un frein de glace,/ Patrick Dandrey 136 trait du vieillard de Psyché lui doit beaucoup. Rappelons ces vers de Virgile, incisés dans le livre des Géorgiques consacré à la vie des abeilles : Autrefois, il m’en souvient, au pied des hautes tours de la ville d’Œbalus, aux lieux où le noir Galèse arrose de blondissantes cultures, je vis un vieillard de Corycus, possesseur de quelques arpents d’une terre abandonnée, que ne fertilisait point le travail des bœufs, qui n’était ni propre au bétail, ni propice à la vigne. Là pourtant, au milieu des broussailles, il avait planté de place en place des légumes, que bordaient des lis blancs, des verveines et de grêles pavots. Avec ces richesses il s’égalait, en lui-même, aux rois ; et quand, tard dans la nuit, il rentrait dans sa demeure, il garnissait sa table de mets qu’il n’avait pas achetés. Il était le premier à cueillir la rose au printemps et les fruits en automne ; et quand le triste hiver fendait encore les pierres par le gel et enchaînait de ses glaçons le cours des fleuves, déjà il coupait le panache de la souple jacinthe, se riant de la lenteur de l’été et du retard des Zéphyrs. Aussi était-il le premier à voir la foule de ses abeilles fécondes et ses essaims nombreux, à presser ses rayons pour en extraire un miel écumant. Pour lui tilleuls et pins étaient très féconds ; et autant ses arbres fertiles, sous leur nouvelle parure de fleurs, se couvraient de fruits, autant ils en présentaient de mûrs à l’automne. Il transplanta même en allées régulières des ormes déjà vieux, des poiriers durcis par l’âge, des pruniers sur épine portant déjà des fruits, et des platanes prêtant déjà leur ombre aux buveurs. Mais, resserré dans les limites de ma carrière, je passe sur ce sujet et le laisse à traiter par d’autres que moi. 74 Ce texte ouvrait les principales avenues de la rêverie culturelle que devait susciter jusqu’à l’âge classique le motif du jardin. Il débute par le paradoxe d’une fertilité arrachée à l’aridité désertique qui la protège tout en la cernant : cet imaginaire de l’isolation, au sens propre, s’épanouit en une figure de double métamorphose. En effet, à l’instar de la transformation du pollen en miel, le jardin arrache d’une terre abandonnée et infertile fleurs et fruits, objets de délectation esthétique et de profitable sustentation. Et par là, il transfigure un vieil homme en parangon de sagesse, sous les traits emblématiques du vieillard expérimenté et diligent, de l’ermite plus riche que les rois et de l’ascète modéré qui subvient seul à la satisfaction des besoins nécessaires à la vie. Cette figure de métamorphose se hausse en méditation sur l’inscription de l’homme dans le temps et l’espace naturels : Ses jardins remplis d’arbres verts/ Conservaient encore leur grâce/ Malgré la rigueur des hivers. » Le Songe de Vaux, fragment II, v. 38-50. 73 « Un Sage assez semblable au vieillard de Virgile » … Fables, XII, 20, « Le Philosophe scythe », v. 4. 74 Géorgiques, IV, v. 125-148. Traduction H. Berthaut, Paris, Hatier, 1963. Éthique, esthétique et poétique du jardin dans l’œuvre de La Fontaine 137 devançant les saisons et ordonnant les cultures, le jardinier apprivoise les lois naturelles, assouplit les rythmes inflexibles des saisons au sein d’un enclos qu’il a su rendre édénique autant que faire se peut. Le jardin revêt ainsi l’apparence d’une page vierge arrachée à la nature, sur laquelle l’homme tâche d’imprimer sa marque avec l’espoir de la calligraphier à sa guise et à son rythme. Ce passage enfin constitue dans le flux poétique des Géorgiques une sorte d’incise rêveuse et élogieuse, un enclos propre à la méditation, une allégorie de l’écriture fertile tirée d’un sujet aride, une concession à la délectation dans un traité utile, délectation analogue à celle de l’arbre qui prête ombre aux buveurs : récompense après avoir semé, et fusion arcadienne de l’utile et de l’agréable. Par là, ce texte nous suggère enfin que, page calligraphiée du grand livre de la nature, le jardin s’offre spontanément pour métaphore du fécond labeur de l’écriture poétique.
