Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
61
2009
3670
Clefs et mécènes
61
2009
Alain Niederst
pfscl36700149
PFSCL XXXVI, 70 (2009) Clefs et mécènes A LAIN N IDERST Je viens de consulter l’intéressant volume de XVII e siècle d’octobre 2006 consacré essentiellement à Pierre Gassendi. J’ai abordé avec curiosité le grand article d’Ivan Loskoutoff intitulé « Le mécénat littéraire du président de Maisons », et j’y ai rencontré 1 une longue analyse d’une description contenue dans Le Grand Cyrus 2 , dans laquelle Ivan Loskoutoff s’attache à retrouver le château de Maisons. Son raisonnement peut se résumer ainsi : « au début de l’histoire incluse » et « dans le sein même de la visite [du château] » la romancière renvoie « avec insistance » au cabinet qui est « caractérisé par un détail essentiel, le dôme, ainsi que la vue sur les bois » ; d’autre part, le vestibule a des colonnes comme celui de Maisons, l’escalier est aussi admirable que celui de Maisons, et dans l’édition de 1656 nous lisons « une fort belle et magnifique Maisons » : le s final peut difficilement être considéré comme une coquille, car Georges et Madeleine de Scudéry relisaient fort soigneusement leurs épreuves : mieux vaut y voir un signe discret, une sorte de clin d’œil pour nous signifier que cette maison est Maisons... Certes, l’établissement des clefs, l’identification d’un personnage romanesque avec un homme réel, d’une demeure romanesque avec un hôtel ou un château réels, sont bien délicats, et dans ces échafaudages on évite difficilement l’arbitraire. Mais enfin il faut avouer que tout le raisonnement présenté ici par Ivan Loskoutoff est faux. Le cabinet évoqué au début de l’histoire n’est pas le cabinet décrit dans la visite du château. Le premier est « entierement ouvert de trois Faces » 3 . Le second est « ouvert de deux faces » 4 . Ni l’un ni l’autre d’ailleurs ne res- 1 P. 547. 2 Éd. 1654, t. VI, p. 557-559. 3 Ibid., t. VI, p. 514. 4 Ibid., t. VI, p. 558. Alain Niderst 150 semblent à celui de Maisons, qui est éclairé par des glaces, car « il n’est jour que d’une fenêtre à dimensions restreintes » 5 . Autant renoncer à toute recherche de cet ordre et avouer que l’identification des clefs est une insoutenable chimère, si l’on peut assimiler le cabinet de Doralise, qui a sur trois côtés une large baie, le « cabinet solitaire », qui plaît tant à Arpalice avec ses deux ouvertures, et celui du château de Maisons, qui ne possède qu’une petite fenêtre. D’ailleurs celui-ci est avant tout remarquable par ses glaces. On l’appelle « le cabinet aux miroirs » 6 . Comment expliquer que Madeleine de Scudéry ait négligé un détail aussi singulier et aussi admirable ? Les autres arguments sont au moins aussi fragiles. Le vestibule de Maisons n’a que huit colonnes doriques, celui du château d’Artamene en a trente-deux. L’escalier de Maisons, « de dimensions moindres » que celui de Blois, peut frapper « par la maîtrise et la hardiesse de l’exécution » ; les murs en sont nus au rez-de-chaussée, ornés de pilastres, de médailles et de groupes d’enfants à partir du premier étage 7 . En est-ce assez pour le dire « grand et magnifique », comme celui d’Artamene ? Enfin nous avons consulté l’édition de 1656 8 : on nous y dépeint une « belle et magnifique Maison » et non une « maisons », qui devrait faire penser au président et à sa famille... . Il n’est donc aucun argument qui permette d’identifier cette belle demeure et le château de Maisons. En revanche il n’est pas indifférent que Doralise entraîne ses amis dans un cabinet, qu’Arpalice préfère à toutes les splendeurs du château, le « cabinet solitaire » qui encourage à rêver agréablement. Dans Clelie sera décrit l’appartement d’Artaxandre et d’Amalthée - Henri et Elisabeth de Guénégaud - et ce sera pour signaler l’existence de deux cabinets, l’un qui a « quelque chose de si melancolique et de si solitaire qu’on n’y peut estre sans resver », l’autre où la vue du port de Syracuse charme les yeux en leur offrant une continuelle diversité 9 ... Cet éloge insistant des cabinets nous paraît - sans trop d’exagération - référer à l’émergence, en tout cas à la valorisation, de ce qu’on appelle la vie privée. Vestibules, grands escaliers, salles et salons, sont consacrés à la vie officielle, aux entrevues, aux banquets, aux bals. Dans les cabinets règne la solitude, qui incite à méditer et à rêver. N’est-ce pas le rôle que joue dans La Princesse de Clèves le pavillon de Coulommiers (baptisé aussi « cabi- 5 Jean Stern, Le château de Maisons, Maisons-Laffitte, Paris, Calmann Lévy, 1934, p. 39. 6 Ibid., loc. cit. 7 Ibid., p. 35. 8 B.N. Y2 6416. 9 Clelie, t. IX, p. 481-484. Clefs et mécènes 151 net »), où l’héroïne vient contempler les tableaux sur lesquels figure le duc de Nemours, et s’abandonner à des songeries voluptueuses 10 ? Nous accédons ainsi à une topographie symbolique, qui crée une sorte d’étiquette, puisqu’aux divers actes et aux divers mouvements du cœur est réservée pour ainsi dire une place particulière. Dans mon livre Madeleine de Scudéry, Paul Pellisson et leur monde, j’avais proposé une autre clef pour ce beau château, où se réunissent Lycaste, Zenocrite, Cydipe et Arpalice. J’avais cru y reconnaître Le Bouchet, qui appartenait à Henri de Guénégaud. Ivan Loskoutoff n’a peut-être pas tort de juger que la description du Bouchet proposée par Piganiol de La Force 11 est « passe-partout » et donc peu probante. Nous pouvons aujourd’hui avancer une autre application, qui nous paraît plus vraisemblable. Dans le tome IX de Clelie est décrit Erinice, qui est évidemment Raincy, la propriété de Jacques Bordier, dont le fils (qui portait le même prénom) était l’intime ami de Madeleine de Scudéry et de La Rochefoucauld. Que voit-on à Erinice ? Le château que domine un « superbe dôme », comporte un vestibule magnifique qu’ornent « nombre de pilastres et de colonnes », un bel escalier, « un salon qui par sa grandeur, sa forme, ses bassetailles, ses peintures et tous les ornemens qu’on y void, surprend d’abord tous ceux qui le voyent ». Du jardin se découvrent « une grande estendue de païs », des prairies et des routes 12 . Cette fois nous retrouvons les traits essentiels de la description d’Artamene : vaste vestibule, grand escalier, salon admirable, belle vue sur la campagne. D’ailleurs ce château appartient à « un homme qui n’a jamais plus de joye que lors qu’il n’en est pas le Maistre ; et que son concierge lui rapporte qu’il y a eu beaucoup de monde ; qu’on s’y est bien diverti ; et qu’on l’a trouvé admirable » 13 . Cette générosité n’étonne pas chez les Bordier, et dans Clelie Lysimene et ses amis vont à Erinice comme en se promenant, sans être introduits ni attendus par le maître du château... Je sais que bien des lecteurs jugeront que je me suis donné beaucoup de mal pour peu de chose, et qu’après tout il importe peu que le château d’Artamene soit Le Bouchet, Maisons ou Raincy. C’est vrai et ce n’est pas vrai. Les détails sont toujours précieux. C’est en les scrutant qu’on atteint le réel. Leur accumulation tisse des rapports entre 10 Romans et Nouvelles, p. p. Alain Niderst, Paris, Garnier, 1990, p. 386. 11 Nouvelle Description de la France, Paris, Théodore Legras fils, 1718, t. II, p. 369- 372. 12 Clélie, t. IX, p. 358-359. 13 Artamene, t. VI, p. 558. Alain Niderst 152 des faits et des épisodes qui semblent éloignés, et finalement édifie un monde. Nous nous rapprochons en suivant cette voie de ce que la romancière a conçu, de ce que ses premiers lecteurs ont cherché et trouvé. L’univers mondain de la préciosité et la création romanesque du temps revêtent un visage plus précis, qui semble aussi plus vrai. On peut donc à partir de l’article d’Ivan Loskoutoff parvenir à quelques certitudes ou à quelques probabilités. Il a ramassé un certain nombre de pièces de vers offerts à René de Maisons ou destinés à le glorifier. Il nous a révélé - et c’est fort intéressant et fort éclairant - tout ce qu’Abraham Ravaud dut au président, auquel il songea dans ses Poemata et surtout dans son Maesonium. Ivan Loskoutoff analyse longuement les morceaux de la Muze historique de Loret consacrés à Longueil. Peut-on parler de mécénat ? Ce n’est pas certain. Loret note dans ses petits vers tout ce qui se passe d’important au Louvre et dans la haute société. Il narre les promotions, les disgrâces, les retours en faveur de Maisons, et il en fait autant pour la plupart de ses héros. Il ne se gêne d’ailleurs pas pour railler le président : Ayant ce don par excelence, Aux financiers assez fatal, De traiter bien et payer mal 14 , et il précise même qu’il ne lui doit rien : Ce n’est pas (à luy n’en deplaize) Que jamais il m’ait obligé... 15 . Ce n’est pas faute d’avoir quémandé. N’avait-il pas salué la nomination de Maisons comme surintendant en soulignant que cette charge Peut rendre obligeant et large Le plus grand chichard des humains 16 ? Peut-on dans ce cas parler de mécénat ? Maisons est-il dans la Gazette Historique plus que les autres illustres de la vie parisienne ? Il est certain que la fille du président, devenue marquise de Soyecourt, gratifia Loret de dix pistoles, mais peut-on pour autant affirmer qu’il « faudrait se garder de réduire à cette obole la faveur des Longueil ; elle n’en fut qu’une manifestation ponctuelle et ostentatoire, parmi d’autres » 17 ? Peut-on dire que Maisons ait choisi Suzanne de Nervèze et Charles Robinet de Saint-Jean, parce que ces deux poètes lui adressent des flatteries, qui 14 Muze Historique, éd. Honoré Champion, 1892, t. I, p. 111 (23 avril 1651). 15 Ibid., t. II, p. 134 (18 décembre 1655). 16 Ibid., t. I, p. 11 (12 mai 1650). 17 XVII e siècle, octobre 2006, p. 734. Clefs et mécènes 153 doivent, espèrent-ils, leur rapporter ? Robinet ne compare-t-il pas son héros aux « Immortels » De qui la splendeur ne méprise Nos offrandes ni nos autels 18 ? Il est vrai que Maisons protégea et secourut, quand il le fallait, Voiture. Il est vrai que D’ Assoucy lui marqua de la reconnaissance. Mais enfin, quand Ivan Loskoutoff avoue que « ce n’est pas sans quelque casuistique » qu’il rattache le burlesque Cornare du Recueil Conrart au « mécénat de René de Longueil » 19 , on est tenté de dire que ce n’est pas le seul exemple de « casuistique » qu’il nous donne. Il a souvent tendance à durcir et à sacraliser le rôle du président qui au fond n’eut rien de très singulier. Est-il vraiment possible de parler de « collaboration de Maisons et de Remius » 20 , de « stratégie littéraire des Longueil » 21 ? Est-il raisonnable pour inclure Madeleine de Scudéry dans la clientèle de Maisons d’affirmer qu’il est « fort probable que les Soyecourt/ fille et gendre du président/ soient dans la Clelie ? Madeleine de Scudéry conservant sa fidélité à la famille du président, de génération en génération, d’un roman à l’autre... » 22 ? Nous demeurons persuadés que le Telaste et la Melisante de Clelie 23 n’ont rien à voir avec le « brave Soyecourt » ni son épouse, Marie- Renée de Longueil, et qu’il faut, comme nous l’avons affirmé il y a longtemps 24 , reconnaître en eux Henri et Suzanne de Saint-Chaumont... Ivan Loskoutoff voit dans les Longueville « une famille normande » 25 . Ils avaient en effet des fiefs en Normandie, mais c’était surtout l’une des plus grandes familles de France, une branche de la famille royale, descendant de Dunois et donc de Louis d’Orléans, le frère de Charles VI. L’erreur la plus gênante est celle qui attribue une suite de la Gazette burlesque de Scarron à « Julien ». Ce Julien n’a jamais existé. Il faut parler du sieur de Saint-Julien, qui donna des Courriers burlesques, se fit en 1649 l’éditeur de l’Elite des Bouts rimez de ce temps et fut cité parmi les auteurs du Nouveau Recueil de Loyson de 1654. 18 Lettre à Madame, Paris, Jean Henault, 1650, p. 8. 19 XVII e siècle, octobre 2006, p. 741. 20 Ibid., p. 728. 21 Ibid., p. 729. 22 Ibid., p. 748. 23 Clelie, t. IX, p. 513-535. 24 Dans notre Madeleine de Scudéry, Paul Pellisson et leur monde et dans notre article « Sur les clefs de Clelie ». 25 XVII e siècle, octobre 2006, p. 729. Alain Niderst 154 En somme, cet article, gonflé d’érudition, n’est pas toujours assez pondéré. Pris par son sujet, fasciné peut-être par son héros, le critique a simplifié et parfois amplifié les choses. Peut-être aurait-il mieux valu situer plus précisément Maisons dans le contexte social et dans les vicissitudes politiques du pays. Le mécénat suppose évidemment une couche sociale opulente et puissante. Il faut qu’elle aime et respecte la littérature et les arts et en attende quelque fruit. Les grands mécènes du XVII e siècle furent les rois, Louis XIII et Louis XIV, les reines, Marguerite de Valois, Marie de Médicis, Anne d’Autriche, les ministres, Richelieu, Séguier, Mazarin, Foucquet, quelques prélats. S’ils protègent les artistes, c’est assurément parce qu’ils voient dans cette protection un rôle qui leur appartient naturellement. Ce n’est pas le cas au début du siècle, où l’aristocratie est souvent d’une ignorance crasse. Mais les choses s’améliorent peu à peu. On va payer des poètes et des peintres pour faire comprendre qu’on a le sens des valeurs intellectuelles, qu’on ne manque ni d’esprit ni de goût. En échange, les artistes proclameront les vertus et les talents de leurs protecteurs et prétendront parfois les rendre immortels. Mais le grand mécénat s’élève au-dessus des flagorneries des protégés et du narcissisme des protecteurs. Il doit se fondre dans une idéologie qui l’ennoblit. Au temps de Richelieu, le nationalisme français en lutte avec l’Espagne a trouvé ses chantres choisis et stipendiés par le cardinal. Foucquet, après la fin de la guerre civile, demande à ses romanciers, à ses poètes, à ses architectes, de célébrer le lumineux bonheur qu’apportent l’argent, la paix, les plaisirs de l’amour et les finesses de l’analyse... Quand il existe plusieurs mécénats parallèles - ainsi celui de Pomponne de Bellièvre et celui de Foucquet - les arts et la littérature prennent des visages différents et on est bien éloigné d’entendre partout résonner la même morale. Avec Louis XIV tout tendra à s’unifier. Le « plus grand roi du monde » réconcilie dans sa personne, dans sa vie, dans son palais, dans les arts et les lettres qu’il favorise, toutes les valeurs auxquelles adhèrent les Français. La grandeur du roi, la grandeur de la nation, la splendeur morale et intellectuelle, se confondent. La France devient l’incarnation de l’Esprit absolu, doué de toutes les qualités et de toutes les capacités. Ce triomphe du mécénat en marque la fin. Le mécénat doit connaître le doute et les combats pour être fécond et séduisant. C’est ainsi que son âge d’or fut la première moitié du siècle, le temps des guerres civiles, des conflits militaires, intellectuels et religieux. Dans cette diversité, ces incertitudes, ces polémiques fleurirent les œuvres les plus ambitieuses. Vint ensuite l’époque de la régularité et du dogmatisme, qu’on ne peut certes Clefs et mécènes 155 regarder comme un déclin, mais plutôt comme une pause de la recherche et de la créativité. Peut-on donc parler du mécénat de Maisons, de « l’esprit des Maisons » ? Le président et ses proches avaient-ils assez de conviction et de ténacité pour être comparés aux grands mécènes de leur siècle ? Peut-être au fond la situation malaisée de René de Longueil, parlementaire et mazariniste simultanément ou presque simultanément, lui rendit-elle difficile l’engagement sérieux et prolongé que suppose le véritable mécénat. Au terme de nos réflexions nous demeurons incertains et attendons encore de nouvelles lumières.
