eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 36/70

Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
61
2009
3670

Conversos, conversion et contours de "la nation juive" au XVIIe siècle

61
2009
Solange M. Guenoun
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PFSCL XXXVI, 70 (2009) Conversos, conversion et contours de « la nation juive » au XVII e siècle S OLANGE M. G UENOUN [...] je suis une sorte de marrane de la culture catholique française [...] je suis de ces marranes qui ne se disent même pas juifs dans le secret de leur cœur, non pour être des marranes authentifiés de part ou d’autre de la frontière publique, mais parce qu’ils doutent de tout, jamais ne se confessent ni ne renoncent aux lumières. 1 Deux polémiques récentes, qui ont trait à la « conversion » des juifs, ont conjuré le spectre de l’antijudaïsme chrétien et provoqué une certaine tension entre l’Eglise et les représentants des communautés juives. L’une remonte au 7 juillet 2007, avec la publication du motu proprio (décret personnel) du pape Benoît XVI dans lequel il accorde aux catholiques intégristes le retour à la messe du Vendredi Saint en latin avec sa prière pour la conversion des « juifs perfides » au catholicisme. Alors que le concile réformateur de Vatican II (1962-65) avait inauguré un dialogue plus fraternel entre catholiques et juifs, ce retour à la messe du rite tridentin - issue des travaux du concile de Trente au XVI e siècle - a provoqué une réaction de l’assemblée des rabbins d’Italie qui s’est prononcée le 8 février 2007 pour une « pause » dans le dialogue avec l’Eglise. Car ressusciter ainsi les « juifs perfides »et la figure de Judas traître n’est guère innocent. En effet, comme l’a bien montré Sophie Houdard, le « fictus », celui qui feint de jurer, l’hérétique, a été au fondement des Etats-nations modernes et de l’Eglise. 2 Et pour l’Inquisition, les « nouveaux chrétiens » ou conversos, 1 Geoffrey Bennington et Jacques Derrida, Jacques Derrida, Seuil, 1991, p. 160. 2 « Quand l’autre ressemble au même », L’autre au XVII e siècle. Edités par Ralph Heyndels et Barbara Woshinsky, Biblio 17, 117, Tübingen, Gunter Narr Verlag, 1999, pp. 360-361. Selon Sophie Houdard, on serait passé d’un « régime concurrentiel » entre les deux religions fondé sur la trahison de Judas telle qu’elle fut élaborée au début du christianisme dans les Evangiles et qui durera jusqu’au XII, à Solange M. Guenoun 188 n’étaient qu’une nouvelle incarnation de la « perfidie des juifs » qui menaçait la souveraineté du pape comme des rois chrétiens, en remettant en question la foi/ fidélité au fondement de ces institutions. L’antijudaïsme séculaire qui signifie de façon précise « un rejet uniquement théologique du Juif [...] impliquant théoriquement son intégration immédiate et sans réserves dès sa conversion », s’appuie ainsi sur les dogmes de l’Eglise sans cesse renouvelés. 3 Comme par exemple le dogme de la présence réelle du Christ dans l’hostie, contemporain du Concile de Latran de 1215, et la figure du juif profanateur d’hostie qui se répand en Europe à partir du XIII e siècle. De nombreuses affaires de vol et de profanation d’hosties enverront bien des juifs au bûcher, sur simple dénonciation, souvent liée à des motifs rien que moins crapuleux. Tel le fameux « miracle des Billettes » en 1290 où un juif fut envoyé au bûcher sur dénonciation d’un prêteur sur gage, pour avoir ridiculisé l’Eglise et son dogme, en s’acharnant sur une hostie qui, miraculeusement, aura résisté à la profanation en saignant ! 4 Aux tensions nées de la résurgence de la prière pour les « juifs perfides », viennent de s’ajouter en cet automne 2008, celles provoquées par la possible béatification de Pie XII (1939-1958), un pape dont l’attitude envers les juifs durant la seconde guerre mondiale est loin d’avoir été clarifiée. En France, le Conseil Représentatif des Institutions Juives (C.R.I.F.) créé sous le gouvernement de Vichy, a jugé que « la béatification de Pie XII porterait un coup sévère aux relations entre l’Eglise catholique et le monde juif ». Et le président honoraire des communautés juives d’Italie a déclaré que « S’ils veulent béatifier Pie XII avant d’avoir balayé tous les doutes sur son silence - durant la guerre- ils peuvent le faire, mais le Vatican doit savoir que, pour la communauté juive, cela ouvrirait une blessure difficile à refermer ». Ce climat tendu renforce un certain « malaise des Juifs de France », lié à l’accroissement d’« actions antijuives » depuis l’automne 2000. 5 Comme le rappelle Michel Winock, jusqu’en 1999, les menaces racistes/ xénophobes visaient la population immigrée ou issue de l’immigration. Mais depuis l’année 2000, ce sont les violences antisémites en tout genre qui dominent une forme d’exclusion violente, de cet Autre aux « origines pourtant du christianisme ». 3 Dans G. Nataf, Les sources païennes de l’antisémitisme, Paris, Berg International, 2001, p. 19. 4 Le philosophe Jean-Louis Scheffer a analysé dans L’Hostie profanée, P.O.L., 2007, le tableau d’autel en six panneaux de Paolo Uccello, (Le Miracle de l’hostie, 1467/ 69), inspiré par le miracle des Billettes. 5 Michel Winock, « Le grand malaise des années 2000 », dans La France et les Juifs, Paris, Seuil, 2004, pp. 351-373. Conversos, conversion et contours de la « nation juive » au XVII e siècle 189 et accompagnent une « libération de la parole antisémite » et de l’antiisraélisme. Si bien que le débat suscité par l’hypothèse d’une « nouvelle judéophobie » propre aux milieux issus de l’immigration, qui serait distincte du vieil antijudaïsme chrétien et de l’antisémitisme européen moderne, s’est trouvé de nouveau alimenté par les tensions actuelles entre l’Eglise et les juifs. Néanmoins, bien des faits attestent plutôt du changement positif, radical et irréversible, survenu dans les relations judéo-chrétiennes. Une photographie du vendredi 10 août 2007, en première page du journal Le Monde, concernant les obsèques judéo-chrétiennes du cardinal Lustiger, en donne une illustration qui vaut bien des commentaires. Avant la cérémonie catholique dans la cathédrale Notre-Dame de Paris, on a pu entendre en effet le kaddish, la prière des morts dans la religion juive, prononcée par l’historien allemand Arno Lustiger; cousin du cardinal juif converti, alors que flottaient sur le parvis de la cathédrale le drapeau israélien et celui de l’Association des fils et filles des déportés juifs de France, non loin des statues de l’Eglise et de la Synagogue, toujours représentée en aveugle aux yeux bandés. Mais le surgissement du thème de la conversion des « juifs perfides » est venu brutalement réactiver le souvenir qui nous concerne ici, celui des conversos, des « nouveaux chrétiens », juifs convertis de force. Expulsés d’Espagne en 1492, les juifs ont d’abord fui au Portugal, avant d’y être convertis de force, vendus comme esclaves, massacrés, ou de se voir arracher leurs enfants, confiés à des familles chrétiennes. En dépit de leur conversion, ils ne pourront s’assimiler car l’Inquisition ne cessera de les traquer, au nom de « la pureté du sang ». Si l’on ignore encore les chiffres officiels des victimes de l’Inquisition, 99% des condamnés au bûcher le seront pour avoir « judaïsé », c’est-à-dire pratiquer le judaïsme en secret. 6 Brigitte Bedos-Rezak a souligné, à contre courant de la doxa d’un antijudaïsme en l’absence de juifs en France, qu’il existait bel et bien des juifs « réels », officiellement interdits de séjour, par l’arrêt d’expulsion de 1394, rappelé en 1615 sous Louis XIII, et encore en 1683, dans l’article premier de l’infâme Code noir qui les expulse des colonies françaises du Nouveau Monde. La monarchie les « tolérait », en s’appuyant sur deux « fictions » : celle qui en faisait de « nouveaux chrétiens » ou marranes. 7 Et 6 Les « statuts de pureté du sang » ont été promulgués à Tolède en 1449 et avalisés par le pape en 1555. Créée en 1536 au Portugal qui fut annexé en 1580 par l’Espagne, l’Inquisition ne sera supprimée qu’en 1834. Pour Henri Méchoulan, « la pureté de la race chez les nazis, est la même obsession que le sang pur espagnol » in « L’expulsion des juifs d’Espagne », Le Monde, 3 août 2007. 7 Voir Brigitte Bedos-Rezak. « Tolérance et Raison d’Etat : le problème juif », L’Etatbaroque, dir. Henry Méchoulan et Emmanuel Le Roy Ladurie, pp. 243-287. Solange M. Guenoun 190 celle qui usait d’une « subtilité de juridiction territoriale » pour protéger la communauté juive de Metz, puisque tout en n’appartenant pas au roi de France, la ville n’en était pas moins sous sa « protection ». 8 (247). C’est à cette condition fictive, feinte, que les juifs reviennent en France, de manière définitive, sous les règnes d’Henri IV, de Louis XIII et de Louis XIV, en s’installant entre autres dans des villes portuaires de France (Bordeaux, Bayonne, Nantes, Rouen). Cette présence d’une « nation juive », de « juifs réels » au XVII e , et d’une judéité qui ne se réduit pas aux persécutions du peuple déïcide, sont trop souvent occultées par l’histoire et la critique littéraires, en dépit des travaux pionniers de Myriam Yardeni, d’Henri Méchoulan et de quelques autres. 9 Insister sur cette histoire des conversos, sur la « fiction » des nouveaux chrétiens, c’est souligner le rôle souvent méconnu mais réel qu’ils ont pu jouer dans la construction des Etats-nations modernes européens, à condition de rester des « juifs secrets », invisibles et inaudibles. 10 D’un côté, la symbolique monarchique traditionnelle puise dans l’Ancien Testament, le transfert du rang mystique du peuple d’Israël et de la Maison Royale de David au peuple et à la Maison royale de France. 11 De l’autre, la raison d’Etat tolère les juifs en fonction de la guerre économique et des enjeux commerciaux et financiers qu’ils représentent. Contre les vœux de l’Eglise et le fondement antijudaïque de ses catéchismes qui diffusent les stéréotypes sans cesse réactualisés du peuple déicide et aveugle, dont la misère est la preuve même de la vérité du christianisme. Le mot « juif », nom ou adjectif, est en effet quasi-diffamatoire au XVII e siècle, comme en témoigne le procès des fripiers, à Paris en 1652. 12 Synonyme entre autres, d’usurier, comme l’avare de Molière nous l’apprend en hurlant « Quel Juif, quel Arabe est-ce là ? », ce terme est également le support de l’antijudaïsme séculaire de l’Eglise, comme le Dictionnnaire 8 Ibid, p. 47. 9 Yardeni précise que « la présence des Juifs en France n’est guère ressentie » au XVI e siècle, dans « Antagonismes nationaux et propagande durant les guerres de religion » in Revue d’histoire moderne et contemporaine, 1966. Ce sont avant tout des « nouveaux chrétiens » estimés à 5000 environ dans le Sud-Ouest, qui seront assimilés plus facilement en l’absence du statut espagnol de la « pureté du sang ». 10 Voir Martine Lemalet, « Les Juifs et l’Etat classique », L’Etat classique. Regards sur la pensée politique de la France dans le second XVII e siècle. Textes réunis par Henri Méchoulan et Joël Cornette, Paris, Vrin, 1996, pp. 387-406. 11 Voir Alexandre Haran, « L’idée de translatio electionis des Juifs aux Français au XVII e siècle », Dix-septième siècle 194 (1997) : 105-127. 12 Pour plus de détails consulter Léon Poliakov, Histoire de l’antisémitisme. I. L’âge de la foi, Paris, Calmann-Lévy, pp. 345-349. Conversos, conversion et contours de la « nation juive » au XVII e siècle 191 universel de Furetière en témoigne en énonçant que les « Juifs » « sont odieux à tous les Chrétiens ». Ce peuple qui ne s’entend pas comme « nation », précise le Dictionnaire de l’Académie française, continue par ailleurs à éveiller les terreurs millénaires de meurtres rituels, que l’actualité judiciaire de villes où les juifs étaient autorisés à vivre en tant que tels, ne fait que renforcer. Ainsi en 1670 à Metz, on brûlera vif un juif, accusé d’enlèvement d’enfant, et rares sont ceux qui, informés comme Richard Simon, essaieront d’intervenir. 13 L’antijudaïsme chrétien dominant est indéniablement au fondement du « gouffre évident creusé entre Juifs et Chrétiens, qui rendait toute compréhension mutuelle très difficile, mais celui non moins large et non moins profond entre le Juif biblique et le Juif ‘moderne’. 14 La séance consacrée en décembre 2006 par la section des études du XVII e siècle de la Modern Language Association, aux « représentations » des « Juifs », de la « judaïté » (religieuse) et de la « judéïté » (socio-anthropologique), dans le régime poético-mimétique des Belles lettres, témoignait amplement de cette vision. Myriam Yardeni, véritable pionnière en la matière, a proposé un bilan accablant des « Perceptions de l’altérité juive en France au XVII e » qui résumait ses recherches sur plusieurs décennies. Elle nous a fait découvrir un pamphlet anonyme de 1652, L’Examen de la fie des Juifs, et de leur commerce dans leur synagogue qui montrait le recyclage de l’ancien antijudaïsme en nouvel antisémitisme politique mis au service de la construction de l’Etat-nation moderne. 15 Si tolérance il y a donc de la monarchie à l’égard des juifs, elle n’est guère réelle mais intéressée, dictée par la raison d’Etat. Les « nouveaux chrétiens » de Bordeaux et autres villes portuaires, dirigeaient en effet des structures commerciales et financières internationales extrêmement efficaces et prospères, grâce à la création de comptoirs à Londres, Amsterdam, et aux Antilles où ils avaient installé des membres de leur famille. Ils représentaient alors ce que Fernand Braudel avait défini comme l’âge d’ôr des grands marchands juifs entre 1590 et 1650. Plusieurs contributions récentes dites « postcoloniales », avec leurs ramifications idéologiques parfois réductrices, ont montré l’implication des 13 Pour une synthèse de son attitude ambivalente voir « La vision des Juifs et du Judaïsme dans l’œuvre de Richard Simon », Revue des Etudes Juives, vol. CXXIX (1970) : 179-203. 14 Voir Claude Abraham, « Juifs et judéïté dans la tragédie classique : Hérode et Mariamne », Littératures Classiques, 16, 1992, p. 248. 15 Paris, 1652, Lb37, 2998. Solange M. Guenoun 192 marchands juifs et marranes, des deux côtés de l’Atlantique, dans la conquête et le commerce de l’Amérique espagnole, entre 1521-1660. 16 Avec sa finesse analytique coutumière, Allen Wood s’est attaché à montrer l’ambivalence de l’Esther de Racine, à partir de la question philosophique postmoderne de l’Autre telle que la philosophe lévinasienne Catherine Chalier en a défini les termes. Tout en rappelant comment l’identité juive secrète d’Esther pourrait évoquer les Marranes, Wood a pris ses distances avec la tendance contemporaine de la critique qui fait d’Esther une dénonciation de l’antisémitisme et qui attribue à Racine une connaissance approfondie du monde juif, au delà de ses traits bibliques. 17 En passant en revue les diverses lectures à clés des contemporains de l’œuvre racinienne, il a remis judicieusement en question toute interprétation de l’œuvre comme message de tolérance à l’égard des persécutés, pour noter, comment persécutés deviennent persécuteurs à leur tour, car les juifs ayant évité le massacre, se livreront au massacre de leurs ennemis selon la loi du talion. Le renversement des vaincus en vainqueurs et vice versa, la confusion éthique du bien et du mal, l’indistinction des identités du même et de l’autre (le juif en proto-chrétien ou l’autre en Assuérus persan), n’est pas sans rapport au renversement de l’antisémitisme en philosémitisme au XVI e et XVII e siècle. Dans une communication qu’il n’a pas souhaité publier, David Wetsel a présenté l’une des plus étranges figures de ce philosémitisme, Isaac de La Peyrère (1596-1676), à partir de son œuvre inachevée et non publiée. 18 Ce philosémitisme est lié aux croyances millénaristes qui agitent certains courants de la Réforme en Angleterre et en Hollande au XVII e siècle et il n’est pas sans rapport avec celui des « sionistes chrétiens » américains contemporains. 19 Si pour les uns la dispersion des Juifs est une étape nécessaire et préalable à l’avènement du Messie, pour les sionistes chrétiens, 16 Voir notamment l’article de Seymour Drescher dans Paolo Bernardini and Norman Fiering, The Jews and the Expansion of Europe to the West, 1450-1800, Oxford, Berghahn Books, 2001, sur la participation des Juifs et des Nouveaux Chrétiens, dans la traite négrière, et le commerce du sucre. Celle-ci a suscité des tensions entre Noirs et Juifs et alimenté une odieuse « guerre des mémoires » dont le comédien [...] est devenu le symbole. 17 Lucien-Gilles Benguigui, Racine et les sources juives d’‘Esther’ et d’‘Athalie’, L’Harmattan, 1995, va jusqu’à faire de Racine un initié de la Kabale. Les « grands judaïques » de Racine lui ont valu d’être classé parmi les demi-juifs par l’écrivain Céline. 18 Voir Myriam Yardeni, « La religion de La Peyrère et le rappel des Juifs » Revue d’histoire et de philosophie religieuse, 51 (1971) : 245-259. 19 Voir Sébastien Fath, Militants de la Bible aux Etats-Unis, Paris, Autrement, 2004. Conversos, conversion et contours de la « nation juive » au XVII e siècle 193 c’est le retour en terre sainte de tous les Juifs qui permettra le retour du Christ. Mais il ne faut pas s’y tromper : le philosémitisme qui fonde le salut sur la conversion des juifs, n’est que le masque tolérant d’un même rejet paulinien du « Juif charnel », réel, au fondement de tous les antisémitismes. 20 Une exposition récente sur Rembrandt et la Nouvelle Jérusalem. Juifs et chrétiens à Amsterdam à l’âge d’or présentée au Musée d’art et d’histoire du judaïsme de Paris, a mis en évidence à la fois la fécondité et les limites d’un tel philosémitisme. 21 Amsterdam comme « Nouvelle Jérusalem » témoigne en effet d’une « identification hébraïque », puisant dans les figures et l’histoire bibliques des exemples pour la nouvelle République en construction, les citoyens des Provinces Unies se représentant en nouveaux Israélites. Pour les marranes, les conversos fuyant le Portugal et l’Inquisition à la fin du XVI e et au début du XVII e , Amsterdam deviendra également une « nouvelle Jérusalem » où ils pourront revenir à la religion de leurs ancêtres et la pratiquer ouvertement. Mais le contact avec des juifs contemporains distingue le philosémitisme qui s’épanouit en Hollande républicaine et celui qui caractérise certains milieux catholiques et protestants en France monarchique, en l’absence de juifs. 22 Par exemple, l’intérêt pour les juifs chez Pascal et Racine, alors qu’ils n’en ont vraisemblablement pas connu et qu’ils ne s’intéressent pas à leur véritable condition historique, représente plutôt une exception au XVII e siècle. Le juif reste chez eux avant tout « une entité intellectuelle sans lien avec la réalité quotidienne ». 23 Leurs œuvres mettent en évidence une connaissance approfondie du Juif biblique, fondée sur une lecture des Ecritures et de leur commentaire chrétien et rabbinique. Mais celle-ci est mise au service des enjeux apologétique et polémique pour Pascal, et dramaturgiques, profane ou biblique, pour Racine. Ce sont ces enjeux qui déterminent l’usage qu’ils font des Juifs sans que l’on puisse véritablement en déduire la position réelle de ces auteurs à leurs sujets. C’est-à-dire sans 20 Tony Kushner and Nadia Valman (eds.), Philosemitism, Antisemitism and the ‘Jews’ : Perspectives from Antiquity to the Twentieth Century, London, 2004. 21 Titre de l’exposition et de l’ouvrage publié à cette occasion par les Editions du Panama, Paris, 2007. 22 Voir sur cette question la somme précieuse et désormais incontournable de Myriam Yardeni, Huguenots et Juifs, Paris, Honoré Champion, 2008. 23 Voir Lionel Cohn « Pascal et le judaïsme », Pascal. Textes du tricentenaire. Communication au Colloque des Amis de Port-Royal, Clermont-Ferrand, 31 mai 1962, qui identifie la source première où Pascal puise sa connaissance du judaïsme, le Pugio Fidei de Raymond Martin, ouvrage du Moyen-Age, réédité en 1654 par Joseph de Voisin. Solange M. Guenoun 194 pouvoir conclure à leur antisémitisme ou à leur philosémitisme, car là n’est pas leur question. Si les deux manifestent une grande admiration pour le sens de la loi chez ce peuple, elle n’est pas seulement conçue comme l’universel moderne de la Raison, mais envisagée dans son renversement en passion, en excès, témoignant chez Pascal de l’imperfection de toute institution sociale et politique après le péché originel. Et chez Racine, la loi comme universel à venir, et le Juif biblique, spirituel, comme le nom de cette Idée, de cet idéal, est toujours perçu en creux, à partir de ses manques - de justice, de raison - roc de toute tragédie. Car tel est le moteur d’une bonne « fiction », d’un agencement d’actions, selon la causalité aristotélicienne et la logique de la reconnaissance qu’on voit à l’œuvre même dans Esther et Athalie. Dans le dénouement fictif, l’ordre « juste » rétabli est en effet gros de nouvelles injustices, le mal demeure et la lutte continue. Pascal et Racine peuvent être perçus en précurseurs de la lutte des Lumières contre l’ignorance et la superstition, mais ils restent à l’intérieur du paradigme politique monarchique et celui culturel des Anciens et des Modernes. L’un par sa volonté apologétique qui lui fait rejoindre la désapprobation paulinienne du Juif charnel, l’autre, par son « imitation » des textes de Philon et de Flavius Josèphe, qui lui fait retrouver la lecture consensuelle d’un judaïsme préchrétien, absorbé et accompli dans le christianisme. Quand Rembrandt peint en 1659 son « Moïse montrant les Tables de la Loi », et ses caractères hébraïques, Racine travaille en 1670 ce motif de la « Loi des Juifs » dans Bérénice, dans les limites du genre de la tragédie, des règles et des contraintes qui lui permettent d’inventer du nouveau. Sa pratique rigoureuse et judicieuse de l’imitation des Anciens, en l’occurrence des textes de Philon et de Joseph, aboutissent à la déjudaïsation de l’héroïne Bérénice et la rejudaïsation de la pièce Bérénice, que l’on peut déduire à partir de l’agencement des actions. J’ai proposé d’appeler ce travail d’écriture, le « Philon-sémitisme » de Racine, afin de souligner que l’œuvre racinienne ne peut relever de la question idéologique et religieuse du philosémitisme/ antisémitisme. 24 Dans ce travail d’imitation-invention, les œuvres picturales ou littéraires transcendent en effet tout binarisme réducteur. Ni Pascal ni Racine n’attendent la « conversion » des juifs, pour la simple raison qu’elle ne peut être envisagée dans le contexte d’une tragédie profane ni dans celui d’une tragédie pré-chrétienne. Si l’antijudaïsme chrétien est en effet incontournable dans les perceptions et les représentations des juifs au XVII e siècle, elles ne s’y réduisent 24 Voir notre « Bérénice 2006. De l’infâme judéenne-palestinienne à l’illustre de la Comédie-Française », Cahiers de littérature française, IV, Bergamo University Press, Paris, L’Harmattan, 2006, pp. 125-140. Conversos, conversion et contours de la « nation juive » au XVII e siècle 195 pas. Le détour par la question des « nouveaux chrétiens » en France ou de marranes qui judaïsent à nouveau en Hollande, permet de mettre en lumière l’altérité politique des Juifs, en contrastant deux évolutions parallèles de leur destin, en monarchie française et en République hollandaise. Deux formes d’émancipation qui dessineront les nouveaux contours de la « nation juive ». Alors que la Révolution française accordera tout aux « individus » et rien à la « nation », et que les Juifs sépharades de France obtiendront leurs droits de citoyens en 1790, un an avant les Juifs de l’Est, une ‘nation juive’ émancipée émerge dès le XVII e siècle à Amsterdam et dans le Nouveau monde. Dès 1616, les Juifs obtiennent en effet un statut du bourgmestre d’Amsterdam. En 1654, quand le Portugal reprend possession des provinces sous domination hollandaise au Brésil, environ 150 familles juives qui y résident, fuient de nouveau l’Inquisition et s’embarquent sur des bâteaux à destination d’autres pays d’Amérique. Parmi eux se trouvent les 23 premiers juifs, capturés par des pirates espagnols, sauvés par le Saint-Charles, bâteau français, et son capitaine Jacques de la Mothe (pour une somme extravagante de 2500 guilds d’or), qui débarquent à la Nouvelle Amsterdam (l’actuelle New York) en septembre 1654 et forment ainsi la première communauté juive américaine. 25 Peter Stuyvesant, gouverneur général, fera appel, en vain, aux autorités d’Amsterdam, pour les expulser. Les Juifs obtiennent le droit de rester en tant qu’actionnaires loyaux du Comptoir des Indes. Dès 1655, ils obtiennent le droit de défendre la ville attaquée par les Indiens, droit qui leur était interdit en tant que Juifs, ainsi que le statut de « bourgeois », accordé aux Juifs d’Amsterdam. En septembre 1664, New Amsterdam passe sous contrôle anglais, devenant New York, et comptant une population de 1500 personnes en 1695, dont 20 familles juives. En 1715, une législation de New York accorde la « naturalisation » à ceux qui y ont vécu depuis 1683, et « naturalise » ainsi 13 juifs. En 1738, 11 membres de cette première communauté sont enrôlés dans la milice de New York, en 1754, une compagnie sous la direction de Isaas Myers, participe à la guerre francoindienne, et en 1776, de nombreux membres qui participent à la Révolution américaine, seront distingués par Georges Washington. Ainsi cette première communauté juive du Nouveau Monde a obtenu tous ses droits, depuis le XVII e siècle, alors que les Juifs sont officiellement expulsés de France. S’ils reviennent sous le couvert de « nouveaux chrétiens », les Juifs, estimés à 25 Voir Marc D. Angel, Remnant of Israel. A portrait of America’s First Jewish Congregation, New York, Riverside Book Company, 2004. Solange M. Guenoun 196 quarante mille environ en France à la veille de la Révolution française, devront attendre 1791 pour leur émancipation. Dans certaines lectures postcoloniales, les premiers crypto-juifs ou marranes figurent avant tout des colons vivant du commerce du sucre et des esclaves, des acteurs de la première mondialisation des XVI e et XVII e siècles. Mais il faut raison garder, et s’efforcer de contextualiser. Penser une Esther avant Auschwitz, et des conversos, marranes, crypto-juifs, avant le capitalisme et le colonialisme, avant l’impérialisme et la mondialisation. Surtout restituer une histoire des juifs de France et d’Europe qui ne soit ni homogène, ni univoque. Si la question de la « conversion » des « perfides juifs » qui fait retour dans le présent, est la preuve même pour certains représentants des institutions religieuses et laïques des Juifs que le passé antijudaïque de l’Eglise n’est pas passé, pour d’autres le souvenir des conversos, des marranes et de leurs descendants, conjure au contraire des spectres bienveillants. Déjà, les Marranes avaient suscité un intérêt sans précédent dans le cadre des commémorations de 1492. 26 Et le marranisme qui implique un judaïsme sans savoir et un christianisme sans foi est devenu le symbole d’un judaïsme de non-appartenance, tel celui professé par Derrida. En effet, ces « nouveaux chrétiens » qui rejudaïsent à Amsterdam témoignent d’une telle acculturation à la société chrétienne, qu’ils seront à la source d’une modernité radicale incarnée entre autre par Spinoza, l’un des « judéo-gentils » célébré par Edgar Morin. 27 Né à Amsterdam, de descendance marrane, Spinoza qui a reçu une formation religieuse juive avant d’être frappé de herem (exclusion), banni de la communauté juive, inaugurera cette lignée des « juifs non-juifs » modernes (selon l’expression célèbre d’Isaac Deutscher), et sera l’un des héros des « Lumières radicales » comme vient de le montrer un ouvrage qui a renouvelé « la perception du rationalisme européen ». 28 Etonnante actualité d’un legs qui s’est de nouveau symboliquement matérialisé en 2004 par la création des éditions Amsterdam à Paris par Jérôme Vidal, sous le patronage d’un Spinoza relu par Deleuze et les 26 Voir Henri Méchoulan, Les Juifs d’Espagne : histoire d’une diaspora, Paris, 1992 ; Daniel Lindenberg Destins marranes. L’identité juive en question ; Hachette Littératures 1997, nouvelle édition 2004 ; Esther Benbassa, Aron Rodrigue. Histoire des Juifs sépharades, Paris, Seuil, 2002. 27 Dans Le monde moderne et la question juive, Seuil, 2006. Nous nous permettons de renvoyer à ce sujet à notre entretien avec Edgar Morin dans Contemporary French and Francophone Studies, 11/ 2, 2007, pp. 159-175. 28 Israël, Jonathan. Les Lumières radicales. La philosophie, Spinoza et la naissance de la modernité (1650-1750), (2001), Editions Amsterdam, trad. 2005. Conversos, conversion et contours de la « nation juive » au XVII e siècle 197 théoriciens de la multitude, et qui en fait le « grand penseur de la puissance d’agir ». Comme on peut le lire sur la page d’accueil du site, Amsterdam symbolise la capitale de l’économie-monde en train de naître, et le cœur battant d’une révolution intellectuelle incarnée par Spinoza, dont la Révolution française héritera. Rien de moins. Ainsi, à côté des controverses parfois odieuses qui ont agité les milieux de la gauche radicale à Paris, et du débat sur l’universel qui est passé par « la question juive », les Editions Amsterdam et la « Revue internationale des livres et des idées » lancée en septembre 2006 sous la direction du même Jérôme Vidal, proposent précisement un « déplacement » géo-intellectuel stratégique, qui sorte du cadre franco-français et permette un débat démocratique. 29 Une « démocritique » qui essaie de penser un universel critique, à la jonction de travaux anglo-saxons et français. En « hommage aux éditeurs du Siècle d’or hollandais et en fidélité au mouvement de pensée impulsé par Spinoza », l’intraduisible « empowerment » trouve ainsi son équivalent philosophique glorieux comme « puissance d’agir ». Il fait briller, comme jamais, les « lumières radicales » du XVII e , longtemps invisibles et inaudibles. A chacun d’y trouver à dire et à redire. 29 Voir en effet la polémique intense, interne à la gauche radicale, entre Alain Badiou qui défend un universalisme « communiste » dans le sillage de l’apôtre Paul, et son « il n’y a plus ni juif, ni Grec car vous êtes tous en Jésus-Christ, dans Saint-Paul, la fondation de l’universalisme, PUF, 1998, et la réponse virulente de Jean-Claude Milner, qui dénonce cet « universel facile » de l’Europe, et sa tendance à effacer les ‘noms’, c’est à dire les différences, à commencer par le nom juif, dans Le Juif de savoir, Paris, Grasset, 2006.