eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 36/70

Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
61
2009
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Perceptions de l’altérité juive en France au XVIIe siècle

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2009
Myriam Yardeni
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PFSCL XXXVI, 70 (2009) Perceptions de l’altérité juive en France au XVII e siècle MYRIAM YARDENI Au dix-septième siècle, la perception de l’altérité juive n’est plus monolithique. Peut-être, ne le fut-elle jamais, car il se trouvait toujours quelques individus qui savaient penser « autrement ». Ce qui change au dix-septième siècle, en ce qui concerne les Juifs, c’est qu’on peut distinguer déjà plusieurs catégories, voire plusieurs courants de pensée et de perception dans ce domaine. Ils vont de la haine, passent par le mépris et aboutissent déjà parfois à une meilleure compréhension de l’altérité juive saisie dans un espace historique et pas seulement religieux. Au dix-septième siècle, il y a aussi une exception de taille, dont il ne sera pas question ici, c’est le calvinisme français 1 . Pour les Huguenots, les Juifs cessent d’être l’autre. Pour eux, le péché originel a transformé tous les hommes, toute l’humanité, en pécheurs. En celà, aucune différence entre Juifs et chrétiens. Ce qui est arrivé aux Juifs, les premiers élus dans la maison de Dieu, peut arriver aussi aux plus purs chrétiens, c’est-à-dire aux réformés, s’ils ne persévèrent pas dans la vraie religion. Ce qui ne veut pas dire que les protestants français se transforment d’un coup en philosémites militants, même s’ils suivent une autre voie que les catholiques. Les catholiques de tous bords, et dans leur écrasante majorité, se rangent sous l’éventail de l’antisémitisme classique. Antisémitisme et pas seulement anti-judaïsme religieux 2 . Ce sont les stéréotypes qui dominent leurs perceptions de l’altérité juive, même si elles augurent déjà d’un certain changement. Ce sont les lointains signes précurseurs des Lumières qui expliquent ces changements relatifs. Le premier changement s’opère dans le domaine éco- 1 Voir notre livre Huguenots et Juifs (en hébreu), Jérusalem 1998, édition française Paris, Honoré Champion, 2008. 2 Voir par exemple Gavin J. Langmuir, Toward a definition of Antisemitism, Berkeley, 1990, id., History, Religion, and Antisemitism, Berkeley, 1990. Myriam Yardeni 200 nomique et est encore lié plus fortement au mercantilisme et à l’étatisme colbertiens qu’au concept d’une utilité éclairée. Un deuxième changement s’opère dans le domaine de ce qu’on pourrait appeler une historisation de l’altérité juive, c’est-à-dire son explication non seulement en termes religieux, mais aussi son analyse dans une perspective historique. Le meilleur représentant de ce courant naissant est le prêtre oratorien Richard Simon, père de la critique biblique moderne 3 . Chez plusieurs de ses compatriotes et contemporains, religieux et théologiens catholiques, mais aussi « gloires » de la littérature française classique comme Bossuet et Fénelon, on trouve un mélange de mépris et de « sainte horreur » à l’égard des Juifs. Enfin, un troisième courant qu’on peut déjà qualifier d’antisémitisme fort et sans Juifs, un antisémitisme qu’exploite l’altérité juive à des fins politiques et de propagande. Entre ces courants, on trouve aussi d’innombrables variantes et nuances qui échappent à toute catégorisation claire et trop circonscrite. L’altérité économique et utilitaire Depuis la présence des marranes en France, le problème de la « tolérance » des Juifs dans le royaume des rois très chrétiens pour des raisons économiques surgit de temps en temps 4 . Avec le mercantilisme omniprésent de Colbert, la question reste d’actualité. Paradoxalement, l’altérité économique et utilitaire joue en général en faveur des Juifs. Plus on met en évidence cette altérité, plus on trouve des raisons, bien sûr en des circonstances très précises et bien définies, pour les tolérer. Le commerce est utile et bénéficie à l’Etat. Le problème, c’est qu’il ne s’accorde pas avec les traits de caractères nobles et élevés des Français 5 et c’est là que les Juifs entrent en jeu, comme l’explique F. Faure dans son panégyrique de Louis XVI : Il estoit incomparablement plus aisé d’établir le commerce parmi les Juifs, qui sont naturellement avares et intéressez, que parmi les François, qui sont d’humeur libérale et désintéressée 6 . 3 Pour quelques travaux récents sur Simon, voir la note 10. 4 Parmi les histoires des Juifs en France : Robert Anchel, Les Juifs de France, Paris, 1946, Bernhard Blumenkranz (éd.) Histoire des Juifs en France, Toulouse, 1974 et aussi id. (avec la collaboration de Monique Lévy), Bibliographie des Juifs en France, Toulouse, 1979 et plus récemment Esther Banbasse, Histoire des Juifs en France, Paris, 2000 (nouvelle édition) qui contient aussi une très bonne bibliographie. 5 Voir par exemple Brigitte Bedos-Rezak, « Tolérance et raison d’Etat : Le problème juif », in Henry Méchoulan (éd.), L’état baroque, Paris, 1985, p. 245-287. 6 F. Faure, Louis le Grand, panégyrique, Paris, 1680, p. 61. Perceptions de l’altérité juive en France au XVII e siècle 201 A vrai dire, même Colbert est tiraillé entre son étatisme et son atavisme naturel, tel le bon chrétien à l’égard des Juifs : Je sçay bien que cette matière est bien importante pour l’Estat par le grand nombre de ces gens-là qui sont dans le royaume, qui vivent comme Chrestiens et qui font un grand commerce, mais je vous avoue en mesme temps que la profanation des sacremenz est si horrible qu’il est difficile de pouvoir estre d’advis de les souffrir, comme il l’avoue dans une lettre datée du 11 novembre 1682 7 . Néanmoins, à une autre occasion il demande à Morant, intendant de Provence, de s’assurer « si ces gens-là sont utiles ou non à Marseilles », en lui expliquant qu’il faut qu’il s’élève au-dessus des mouvements d’intérêts particuliers des commerçants marseillais pour juger sainement si le commerce qu’ils font par les correspondances qu’ils ont dans toutes les parties du monde avec ceux de leur secte est de telle nature qu’il soit avantageux à l’Estat, et mesme de quel avantage il est, et si le mesme commerce ne pourra pas estre supplée par les François en cas que les Juifs fussent chassés. 8 Pour Savary, dans son grand livre sur Le Parfait négociant (Paris, 1675), c’est justement ce danger permanent d’expulsion qui rend les Juifs si inventifs et inspirés dans tous les domaines qui touchent au commerce. C’est ainsi qu’ils ont inventé les lettres et billets de change pour sauver leurs biens abandonnés en France. Après les expulsions de 640, 1181 et 1316 9 , ils se transforment en grands connaisseurs de tout ce qui touche au commerce des espèces. Ce qui est important dans les explications historiques de Savary, c’est que ce n’est plus le caractère bas et déplorable des Juifs qui explique leur penchant pour le commerce et leurs réussites indéniables dans ce domaine, mais les circonstances historiques, les expulsions et la diaspora. Ils sont différents, mais cette différence a aussi des racines historiques. Richard Simon et l’historisation de l’altérité juive Depuis la Réforme, la bonne connaissance des sources littéraires juives et de l’hébreu devient une priorité indispensable pour une meilleure compréhension de la naissance et du développement du catholicisme. Au dix-septième 7 Georges Bernard Depping, Correspondance administrative sous le règne de Louis XIV, 4 vol., Paris, 1850-1855, t. IV, p. 148 8 Ibid., t. II, p. 294-295. 9 Jacques Savary, Le Parfait négociant, Paris, 1675, Livre premier, p. 121. Myriam Yardeni 202 siècle, Richard Simon passe pour l’un des meilleurs connaisseurs de la langue hébraïque et des textes religieux juifs 10 . Quand la communauté juive de Metz est accusée de complicité dans le meurtre rituel « commis » par Raphael Lévy, convaincu et exécuté de et pour ce crime, elle s’adresse à Jona Salvador, Juif pignerolais qui réside à cette époque à Paris. Celui-ci demande l’aide de son ami, Richard Simon pour qu’il intervienne dans l’affaire. L’intervention de Simon consiste dans la publication anonyme d’un pamphlet, le Factum servant de response au livre intitulé : Abrégé du procez fait aux Juifs de Mets 11 . Dans cet ouvrage, Simon passe en revue l’histoire de l’antisémitisme depuis le moyen âge jusqu’à nos jours. C’est une histoire qui est valable dans ses grandes lignes, même de nos jours. D’après Simon, la haine des Juifs n’est liée ni à l’Eglise ni à la doctrine catholique. Pour illustration, il rappelle que maintes fois, les papes ont sauvé des Juifs. L’antisémitisme, ou plutôt la haine des Juifs est le résultat de l’ignorance et du fanatisme des moines, d’une part, et des besoins psychologiques des masses de l’autre. Il est toujours facile d’exciter les masses contre les Juifs, d’autant plus qu’elles voient dans la persécution des Juifs une source facile d’enrichissement. Le Factum est l’œuvre d’un grand érudit. Il raconte et analyse un processus historique. Même si Simon n’aime pas les Juifs, il sait reconnaître plusieurs de leurs vertus comme la charité, les liens de solidarité qui existent entre eux, voire, la piété qui caractérise leurs prières. Par là, il les tire des tréfonds des généralisations et les humanise en quelque sorte. De plus, il ouvre aussi la voie - qui ne sera pas suivie de ses contemporains, écrivains, religieux et théologiens - pour la réintégration des Juifs dans le cours normal de l’histoire. Ce qui gêne Simon chez les Juifs c’est d’abord leur ignorance qui fait qu’ils ne reconnaissent pas le vrai Messie. C’est ce qui aiguise plusieurs de leurs traits de caractère que Simon trouve repoussant. La haine des chrétiens devient aussi chez eux une attitude de base qu’ils cherchent à dissimuler en vain. Simon n’aime pas non plus leur don d’adaptation et le fait 10 C’est lui qui rédige le catalogue de la Bibliothèque de l’Oratoire consacré aux livres hébraïques qu’apporta du Levant Harley de Sanci, ambassadeur à Constantinople. Sur Simon : H. Margival, Richard Simon et la critique biblique au XVII e siècle, Paris, 1900, J. Steinman, Richard Simon et les origines de l’exégèse biblique, Paris, 1960, D. Auvray, Richard Simon (1638-1712). Etude bibliographique avec des textes inédits, Paris, 1979 et surtout l’introduction de Jacques Le Brun et Guy G. Stroumsa de leur Les Juifs présentés aux Chrétiens, Paris, 1998. 11 s.l., 1670. Pour la bibliographie de cette affaire et les différentes éditions du Factum : Z. Szajkowski, Franco-Judaica, New-York, 1962, p 119. Perceptions de l’altérité juive en France au XVII e siècle 203 qu’ils soumettent leur religion à des changements de situation, même aux dépens de cette même religion 12 . Du mépris et de la sainte horreur à l’antisémitisme doux de Fénelon Dans son livre sur l’histoire de l’antisémitisme, Léon Poliakov offre un choix riche et représentatif de textes de plusieurs grands écrivains, prédicateurs et théologiens comme Bossuet, Bourdaloue, Fléchier et Massillon 13 . Le nom de Fénelon y brille par son absence. Pourtant, il n’y a aucune différence fondamentale entre Fénelon et ses contemporains célèbres en ce qui concerne le message anti-juif. Ce qui est différent, c’est la forme, voire le style. Chez Fénelon, on ne trouve pas d’invectives emportées. Il reste toujours mesuré, pondéré, quasiment objectif. Somme toute, un chrétien modéré, qui établit simplement des faits qui illustrent l’écrasante supériorité morale et intellectuelle, non pas des chrétiens, mais du christianisme. Ce qui est encore important c’est que cette supériorité ne commence pas avec le rejet de Jésus par les Juifs. De tous les temps, les Juifs constituaient un peuple dépourvu de toute spiritualité, sauf quelques exceptions significatives comme le roi David et les prophètes : J’aperçois dans cette nation de justes qui sont pleins de ce culte d’amour ; mais le plus grand nombre n’est occupé que des cérémonies, des sacrifices d’animaux et d’un culte extérieur, pour obtenir de Dieu la paix, la santé, la liberté, la rosée du ciel, et la grasse de la terre 14 . Ce sont leurs propres prophètes qui mettent le mieux en évidence les défaillances des Juifs. Défaillances que Fénelon étend automatiquement sur les Juifs de toutes les époques. Vertus morales et vices se reflètent tous dans les enseignements des Ecritures Saintes. Dans son célèbre traité pédagogique, 12 Pour une analyse plus détaillée, voir notre article : « La vision des Juifs et du judaïsme dans l’œuvre de Richard Simon », Revue des Etudes Juives, t. CXXIX (1970), p. 179-203. 13 Léon Poliakov, Histoire de l’antisémitisme. Du Christ aux Juifs de cour, Paris, 1981 (pr. Ed. 1955), p. 204-209. 14 Fénelon, Lettres sur divers sujets concernant la religion, et la métaphysique, chapitre cinquième. De la religion du peuple juif, et du Messie, in : Œuvres, édition présentée, établie et annotée par Jacques Le Brun, Paris, 1997, t. II, p. 714 (Bibliothèque de la Pléïade). Toutes nos citations renvoient à cette édition. La supériorité des Juifs à l’époque de leur élection se mesure par rapport aux peuples idolâtres des temps bibliques. D’autre part, pour Fénelon « jamais nulle ode grecque ou latine n’a pu attendre à la hauteur des Psaumes » (« Dialogues sur l’éloquence en général et sur celle de la chaire en particulier », Œuvres, t. I, p. 67). Myriam Yardeni 204 De l’éducation des filles, Fénelon passe en revue presque tous les passages et épisodes de la Bible susceptibles de toucher les jeunes filles et d’éveiller chez elles la dévotion et la piété et d’autres sentiments dignes des bons Chrétiens : Faites parler les prophètes aux rois de la part de Dieu, qu’ils lisent dans l’avenir comme dans un livre, qu’ils paraissent humbles, austères et souffrants de continuelles persécutions pour avoir dit la vérité. Mettez en sa place la première ruine de Jérusalem : faites voir le temple brûlé, et la ville saine ruinée pour les péchés du peuple 15 . Ces péchés sont endémiques et culminent avec la crucifixion de Jésus, d’où « l’aveuglement des Juifs, et leur punition terrible, qui dure encore » 16 . C’est un endoctrinement moral et religieux plutôt imprégné de tristesse que de haine. De là le fait qu’il est probablement plus efficace pour ce qui est des âmes sensibles que les invectives retentissantes et grossières, surtout, en ce qui concerne l’état présent des Juifs. Comment est-ce que la nation juive est déchue de l’alliance de ses pères et de la consolation d’Israël ? La voici mes frères. Elle s’est endurcie au milieu des grâces, elle a résisté au Saint Esprit, elle a méconnu l’Envoyé de Dieu. Pleine des désirs du siècle, elle a rejeté une rédemption qui, loin de flatter son orgueil et ses passions charnelles devait au contraire la délivrer de son orgueil et de ses passions 17 . Même si la chute des Juifs doit servir de leçon aux chrétiens, Fénelon n’éprouve pas de pitié à l’égard de ce peuple réprouvé, transformé en épouvantail éternel. Ce serait un anachronisme de chercher chez ce chrétien sincère, guidé et mené par les besoins de sa vie intérieure, une compréhension du fait juif. Pour lui, les Juifs restent à jamais ce que les chrétiens doivent fuir : l’incarnation de l’orgueil, de l’aveuglement et du manque de spiritualité. L’altérité juive et l’antisémitisme pamphlétaire L’antisémitisme pamphlétaire ressurgit d’habitude à l’occasion des grandes et, souvent, des petites crises politiques 18 . C’est un antisémitisme sans Juifs qui témoigne de la présence inaltérable et inébranlable de quelques 15 Œuvres, t. I, p. 122. 16 Ibid., t. I, p. 123 . 17 Œuvres spirituelles. « Sermon pour la fête de l’épiphanie, sur la vocation des gentils », Œuvres, t. I, p. 839. 18 Voir Szajkowski, op. cit. (p. 11). Perceptions de l’altérité juive en France au XVII e siècle 205 stéréotypes juifs dans l’imaginaire de l’époque. Un ensemble de clichés redoutablement efficaces et adroitement manipulés afin de détourner les préoccupations et les intérêts des foules autrement plus menaçants. Ce n’est pas un hasard si plusieurs pamphlets de ce genre voient le jour à l’époque de la Fronde. Ils appartiennent à un genre bien connu et généralement, ils ne contiennent pas d’idées nouvelles. Cependant, l’un de ces pamphlets mérite notre attention, car il innove, en ce sens qu’il crée un lien entre « l’amour de la patrie », pour ne pas dire un nationalisme naissant, et l’antisémitisme. Il s’agit de L’Examen de la vie des Juifs, et de leur commerce dans leur synagogue 19 . Il débute par une constatation : Il n’y a personne qui ne sache que les Juifs sont l’opprobre de toutes les Nations de la Terre depuis plus de seize cens ans : Et il ne faut pas estre Chrestien, pour en ignorer la cause. C’est une chose certaine qu’elle provient de la Mort du Sauveur du monde 20 . Ce déicide est la cause de tous leurs malheurs et malédictions. « Tant de siècles n’ont pas expié ce crime » 21 . Leurs mœurs découlent directement de leur malédiction : Leurs mœurs manifestent pas moins leur malédiction que leur esclavage. Il n’y a personne qui ne sçache qu’ils n’ont point d’autre profession dans la vie que l’usure, et que leurs tromperies jurées et leurs pratiques infames, ont semé la corruption par toute la terre. Ils se sont glissés dans le commerce pour augmenter le luxe entre les Chrestiens, par un genre de trafic inutile qui ruine le necessaire entre nos Marchands, cependant qu’ils en tirent toute la graisse ; et qu’ils se départent du Couchant au Levant, et du Midy au Septentrion, pour se rendre les Maistres par tout 22 . Ils abusent de toute charité ou faiblesse à leur égard pour augmenter le danger qu’ils constituent. Ils ne se servent de l’azile des Villes où ils sont soufferts ouvertement, que comme de seminaires pour repeupler leur engeance, et faire croire qu’ils n’en ont point ailleurs, pour y trouver leur retraite aux occasions 23 . A cause de leur réprobation, ils constituent un danger pour tous les Etats du monde. 19 Paris, 1652. 20 Examen…, p. 2. 21 Ibid., loc. cit. 22 Ibid., p. 5. 23 Ibid., loc. cit . Myriam Yardeni 206 Ils sont naturellement contraires par le principe de leur malédiction à tous les Royaumes, Estats et Empires ; parce que n’ayant plus de Dieu ny de Religion, ils ne peuvent plus avoir de règle, et que leur réprobation les met dans cette nécessité 24 . Ce danger est particulièrement menaçant pour la France : La France a tousjours esté principalement plus fort objet de leur haine, pour la majesté du nom que ses Roys portent de Très Chrestiens 25 . Suit la longue liste de leurs méfaits. Par exemple, crucifier tous les ans un « Chrestien à la Feste de Pasques » 26 . Comme la Fronde est principalement une crise politique liée à la genèse de l’état absolutiste, il fallait que les Juifs constituent une menace politique, qui mette en danger l’existence même du royaume. Je croy qu’il n’y a point de veritable Chrestien qui les puisse voir sans frémir de peur qu’ils ne communiquent leur malédiction à l’Estat 27 . Il est vrai qu’on tolère les Juifs à Rome, mais c’est uniquement pour des raisons théologiques : Le Pape qui represente la personne de Jesus Christ en Terre, est obligé d’en conserver quelque reste, comme un trophée de sa gloire à ses pieds, et des tesmoins perpetuels de ce qu’il a souffert pour nous racheter 28 . Mais ce n’est pas le cas de la France, dont le rôle historique est de servir de modèle d’un état chrétien pur et parfait. Et notre auteur anonyme conclut son pamphlet par la pieuse prière « que la France ne soit plus souïllée de leurs impietez » 29 . Avec ce pamphlet, l’altérité juive touche à son paroxysme. C’est ce qui permet à l’auteur de faire le pont entre l’antisémitisme religieux et l’antisémitisme politique, au bénéfice de l’Etat moderne. 24 Ibid., loc. cit . 25 Ibid., p. 6. Et pas seulement la France: « Les Historiens nous apprennent que les Juifs furent les Autheurs du Schisme sur l’Adoration des Images sagrées, pour abolir la mémoire de nostre Redempteur, de la Vierge et des Saints Martirs ». Ce sont les Juifs qui ont inventé « l’éxecrable loy de Mahomet, qui a tant respandu de sang chrestien » (Ibid., p. 7). 26 Ibid., p. 6. 27 Ibid., p. 7. 28 Ibid., p. 8. 29 Ibid., loc. cit. Perceptions de l’altérité juive en France au XVII e siècle 207 Conclusion Au dix-septième siècle, l’altérité juive en France revêt plusieurs formes, ou plutôt, on l’exploite déjà à des fins multiples et variées. Avec cela, elle reste encore essentiellement religieuse et tire son inspiration et sa force de la mort de Jésus. Pour qu'elle maintienne intacte la flamme de la haine et qu’elle l’attise en situation de crise. C’est ce que nous apprennent nos textes dans leur écrasante majorité. Néanmoins, on admet aussi une certaine présence juive non seulement dans la culture religieuse, comme le montre le cas de Richard Simon 30 , mais aussi dans la vie économique. Et par là, s’ouvrent déjà quelques perspectives de changements et de mutations. 30 Et comme le constate le très respectable Journal des savants dans son compte rendu de Histoire des Juifs écrite par Flavius Joseph sous le titre d’Antiquités Judaïques, traduit du grec par M. Arnauld d’Andilly : « Le peu de commerce que les Juifs avoient avec les autre peuples, et la pensée dans laquelle ils estoient que toute leur science devait consister dans l’intelligence de la Loy, leur ont fait regarder l’estude des langues estrangères comme une occupation non seulement inutile, mais encore profane, et leur ont mesme donné du mespris pour ceux qui s’appliquoient à les apprendre. Mais parce qu’il estoit necessaire pour faciliter la propagation du Christianisme, que tout le monde eut connaissance de ce qui s’est passé dand l’Ancien Testament, Dieu a permis que nonobstant ce mespris il se soit trouvé parmy eux des personnes très sçavantes dans la langue grecque, desquelles il s’est servy comme de truchemens pour instrure les gentils… « (du Lundy, 16 Janvier 1667, p. 1). Dans la même livraison du Journal des savants on souhaite que La Maine Forte de Maimonide soit traduite dans sa totalité en latin, p. 112).