eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 36/71

Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
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2009
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Introduction

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2009
Mathilde Bernard
Mathilde Levesque
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PFSCL XXXVI, 70 (2009) Introduction MATHILDE BERNARD Université Paris III-Sorbonne Nouvelle MATHILDE LEVESQUE Université Paris IV-Sorbonne Le présent recueil s’inscrit dans le renouveau spectaculaire des travaux sur la censure sous l’Ancien Régime. En 2006, Copenhague accueillait un colloque international, intitulé « L’Usage de la censure de la Renaissance aux Lumières » 1 , dans lequel Alain Viala assurait déjà la conférence plénière. Plus récemment encore, au moment même où nous organisions cette journée 2 , la BnF offrait une exposition consacrée à l’ « Enfer » de la bibliothèque. 3 Derrière cette appellation fantasmatique se cache le nom de la cote réservée aux ouvrages licencieux, et supprimée seulement en 1969. Cette exposition permit de (re)découvrir d’anciens ouvrages mis au ban des lectures sages, et d’entrer matériellement dans l’univers de la tromperie, du subterfuge, du boudoir isolé dans lequel se déploie la plume sacrilège. Ce fut peut-être l’occasion, aussi, de comprendre quelles pouvaient être les cibles privilégiées de l’empire normatif du livre. La complexité de l’histoire du livre scandaleux fut bien mise en lumière lors de la journée « Livre et censure », organisée parallèlement par les Ateliers du livre de la BnF, et à laquelle participèrent notamment conservateurs de bibliothèques et commissaires d’exposition. La liste n’est pas exhaustive mais suffit à suggérer l’étendue du champ épistémologique dans lequel nous inscrivons notre réflexion. Aux pré- 1 L’Usage de la censure de la Renaissance aux Lumières, colloque international organisé par Mogens Lærke, Copenhague, 12 et 13 mai 2006, Actes à paraître. 2 Nous publions ici les Actes de la journée d’étude « La Censure sous l’Ancien Régime », organisée par Mathilde Bernard et Mathilde Levesque le 19 janvier 2008, à la Maison de la Recherche à Paris. 3 L’Enfer de la bibliothèque : Eros au secret, exposition de la Bibliothèque nationale de France, 4 décembre 2007-30 mars 2008. Mathilde Bernard / Mathilde Levesque 326 occupations communes - celle de l’époque 4 , des modalités et des enjeux censoriaux - répond en écho un angle d’attaque qui se veut sinon différent, du moins renouvelé. En effet, la perspective interdisciplinaire est ici capitale, et permet de confronter de manière stimulante les conclusions des diverses enquêtes. La relativité des points de vue - juridique, philosophique, littéraire, linguistique ou encore historique - permet tantôt d’affermir des intuitions initiales, tantôt de les invalider, tantôt enfin de les nuancer. La diversité des approches est indissociable d’une problématisation diachronique qui interroge au cours des trois siècles de l’Ancien Régime les mouvances des instances censoriales, partagées entre l’Église et l’État, et investies d’exigences parfois contradictoires. Dans L’Épreuve libertine 5 , parue en avril 2008, S. Van Damme a définitivement établi que le contrôle de la production littéraire répond en fait à une logique politique, dans laquelle s’inscrivent, notamment, les libraires et imprimeurs eux-mêmes. L’ère de l’imprimé est aussi publicisation de la figure auctoriale, et signe la naissance de la plume réflexive : la critique génétique permet ainsi de traquer les signes de l’autocensure. Notre objet d’étude, quoique souvent abordé, n’en reste pas moins fuyant : si les grandes lignes d’action de la censure ont pu être dégagées, la diversité des études de cas laisse apparaître de nombreuses failles dans la régularité d’un phénomène lui-même soumis à de permanentes mutations. L’exemplarité de figures martyres - d’Étienne Dolet à Théophile de Viau - a sans doute contribué à une approche globalement excessive de la répression censoriale sous l’Ancien Régime : la consultation de l’Index révèle que la majorité des ouvrages recevait la mention Donec corrigatur, et ne subissait donc pas d’interdiction définitive. Le bûcher et la langue coupée de Vanini se sont progressivement érigés en motifs, néanmoins peu représentatifs d’une menace en réalité bien moins radicale. En même temps qu’elle est diabolisée, la censure est aussi souvent convoitée: pour un écrivain subversif, le sceau de l’expurgation est un gage de réussite en même temps qu’il est promesse de lecture. Paradoxalement, la censure est précisément ce qui rend public et permet de sortir de l’ombre de l’imprimé trop sage ou du manuscrit clandestin, tout en créant l’interdit ; à trop vouloir cacher, on finit par exhiber. Néanmoins, si l’Index recense des noms attendus - de Galilée à Sade, en passant par Descartes - il laisse d’autres œuvres impunies, faisant du même coup de la subversion une notion toute relative. Nous avons tenté lors de cette journée de proposer des hypothèses sur les failles 4 L’Ancien Régime constitue en effet un terrain d’investigation privilégié. 5 S. Van Damme, L’Épreuve libertine. Morale, soupçon et pouvoirs dans la France baroque, Paris, CNRS éditions, 2008. Introduction 327 censoriales ; nombre d’interrogations demeurent, et les doutes sont encore légion. Peut-on vraiment penser, par exemple, qu’une version corrigée et remaniée suffit à pardonner la nuisance d’une édition princeps, ou plus encore d’un manuscrit clandestin dont la circulation est incontrôlable ? C’est donc bien les différents visages de la censure qu’il faut questionner, en confrontant la priorité des apparences - la préservation des bonnes mœurs - et l’accès, toujours verrouillé, à l’invérifiable. La censure est en effet un objet polymorphe, ce qui impose de l’analyser avec prudence. Son sens même est soumis à des interprétations que l’étude lexicologique permet de cerner. Elle désigne tout aussi bien le regard critique que les implications légales d’un jugement parfois négatif. Elle concerne tous les domaines de la vie publique mais s’y applique différemment en fonction des instances dans lesquelles elle s’incarne, depuis le censeur répressif jusqu’à l’auteur prudent : c’est ainsi que s’élabore ce qu’Alain Viala appelle la « capillarité » de la censure. Dans les siècles qui nous occupent, l’Église et l’État se disputent le rôle censorial, et le conflit s’accentue à des époques charnières que nous avons tenté d’identifier. Christophe Angebault-Rousset, à partir de la controverse entre Duplessis-Mornay et Jacques Davy du Perron en 1600, autour de la question de l’eucharistie, ouvre le champ de la censure sur sa complexité lexicologique, et permet d’appréhender l’opposition Église-État dans toutes ses composantes sociales. L’édit de Nantes marque l’avènement d’une période où le jugement d’un livre doit se faire selon des critères nouveaux. On ne doit plus en théorie prononcer le nom d’hérésie. Mais c’est avec Richelieu que se renforce la prééminence de l’État dans le contrôle des livres. Laurie Catteeuw s’interroge sur les liens entre censure et « raison d’État ». Cette dernière ne se comprend plus comme un seul acte extraordinaire permettant la sauvegarde du royaume, mais comme une philosophie politique globale, qui dissocie les prérogatives de l’Église et celles de l’État. Richelieu la porte à son comble, et, en toute logique, la censure se cristallise alors autour de ce paradigme. Colbert crée en 1663 la Petite Académie, pour renforcer la suprématie du pouvoir royal sur la censure. Fabrice Charton montre comment cette dernière se détourne de sa fonction première en appliquant plus à elle-même qu’aux productions extérieures les règles qui auraient permis à la monarchie d’avoir un contrôle accru sur les livres ; les Lumières se font déjà sentir. Jusqu’à la fin de la période qui nous occupe, les libelles diffamatoires contre la monarchie absolue se développent : Malesherbes, au XVIII e siècle, est ainsi contraint d’accroître sa vigilance pour empêcher la multiplication des faux noms et anagrammes, refuges récurrents des brocardeurs. Anna Arzoumanov étudie la question du droit de diffamation à travers le prisme des lectures à clef, pratique Mathilde Bernard / Mathilde Levesque 328 herméneutique très en vogue sous l’Ancien Régime. La société est également garante du maintien du droit public, quand elle participe à la découverte des clefs aux côtés des censeurs officiels, et à l’obtention de preuves permettant d’inculper les auteurs. Ces derniers sont obligés de recourir aux ruses les plus diverses pour faire paraître des livres qui portent atteinte à l’intégrité du royaume ou à l’honneur de ses dirigeants. Alain Viala, à travers son concept de « formation de compromis », explique comment ils font eux-mêmes la censure de leurs propres ouvrages, en diversifiant les stratégies de contournement. Le plus fréquent consiste à faire imprimer son œuvre à l’étranger, et à la faire passer sous le manteau en France. Mathilde Bernard étudie la façon dont, à la fin du XVI e siècle, les historiens protestants composent avec le Conseil de Genève pour la diffusion de leur pensée. Les censeurs peuvent ainsi être d’une aide précieuse : non seulement les actes officieux sont parfois à l’opposé de leurs déclarations officielles, mais encore, par l’interdiction même qu’ils font peser sur certains ouvrages, ils contribuent bien souvent contre leur gré à en faciliter la diffusion. Une interdiction trop publique est source de notoriété : en France, Théophile de Viau, dont Melaine Folliard analyse les négligences travaillées, se construit une persona largement redevable aux instances censoriales. C’est sur une publicité semblable que s’est appuyé Voltaire au siècle suivant. À travers l’histoire de l’interdiction des œuvres de l’auteur le plus condamné du XVIII e siècle, c’est une analyse plus générale sur la censure au siècle des Lumières que mène Abderhaman Messaoudi, en mettant en avant les paradoxes persistants d’institutions qui, contre leur gré, font le succès des auteurs dont elles noircissent la réputation. Il ne suffit pas cependant d’être connu et reconnu ; encore faut-il être publié. Les auteurs qui optent pour une publication française doivent bien souvent se contraindre eux-mêmes à modérer leur écriture pour la diffuser, et certaines périodes sont plus critiques que d’autres. Après l’affaire des Placards, en 1534, la sphère des poètes évangéliques fut étroitement surveillée, en raison de la menace qui pesait sur l’autorité royale. Olivier Pédeflous rapporte trois stratagèmes différents élaborés par Macrin, Bourbon et Dampierre au cours des années 1530, sans perdre de vue les enjeux de leurs statuts social, politique et religieux, qui autorisent une plus ou moins grande liberté de plume. Au siècle suivant, Cyrano de Bergerac représente la malice de l’auteur qui fait de l’autocensure un ars scribendi, jouant des subtilités stylistiques de la reprise pour agrémenter son texte autant que pour le protéger. Mathilde Levesque, à travers un corpus de lettres de Cyrano, dégage les principaux mécanismes à l’œuvre dans l’auto- Introduction 329 correction exhibée, qui tire profit de la menace censoriale pour faire du texte littéraire le laboratoire d’expérimentation des possibles du dire. La Déclaration des droits de l’homme supprime la censure, mais l’interdiction d’interdire n’a qu’un temps. La censure ne meurt pas avec l’Ancien Régime, elle change de cible. Paola Perazzolo montre comment, après 1792, elle réapparaît petit à petit pour empêcher toute référence trop laudative aux rois et aux représentants du pouvoir, jusqu’alors soigneusement épargnés par l’action censoriale. Le peuple, plus que jamais, prend la place des institutions déchues. Ce dernier article est un contrepoint intéressant pour saisir, en définitive, le caractère aléatoire de l’interdit dans le domaine littéraire, à jamais soumis au visage changeant du monde politique. Les articles ici réunis apportent des éclairages sur des moments névralgiques de l’histoire de l’Ancien Régime, articulés à des problématiques éditoriales. Leur diversité reflète la complexité d’un système d’interdiction grâce auquel bien des œuvres de génie ont vu le jour. Il faudrait plus qu’une encyclopédie pour parvenir à cerner l’histoire de la censure sous l’Ancien Régime. D’autres s’y sont appliqués avec persévérance. Nous espérons pour notre part pouvoir ajouter une pierre à un édifice déjà immense. Mathilde Bernard / Mathilde Levesque 330 Bibliographie sélective BIET, C., Droit et littérature sous l’Ancien Régime : Le jeu de la valeur et de la loi, Paris, Champion, 2002. BLOCH, O., et Mc KENNA, A. (dir.), Censure et clandestinité aux XVII e et XVIII e siècles. Actes de la journée de Créteil du 25 avril 1997, La Lettre clandestine, Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 1997. BUJANDA, J. 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