eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 36/71

Papers on French Seventeenth Century Literature
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0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
121
2009
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"Que cest excés mesme de parole à peine nous peut exprimer": Censure et anathème dans la controverse autour de l’Institution de l’Eucharistie de Philippe Du Plessis-Mornay (1598)

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Christoph Angebault
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PFSCL XXXVI, 71 (2009) « Que cest excés mesme de parole à peine nous peut exprimer » : Censure et anathème dans la controverse autour de l’ Institution de l’Eucharistie de Philippe Du Plessis-Mornay (1598) CHRISTOPHE ANGEBAULT Université Paris III-Sorbonne Nouvelle Cercle 17-21 En juillet 1598, quelques mois après la signature de l’Édit de Nantes, paraît un ouvrage de controverse contre la messe catholique, intitulé L’Institution du Saint sacrement de l’Eucharistie 1 . Philippe Du Plessis-Mornay qui en est l’auteur dirige alors le parti protestant ; s’il semble avoir perdu la faveur du roi à cette date, il a pourtant longtemps été le plus proche conseiller d’Henri IV, et il est du reste l’un des principaux négociateurs et co-rédacteurs de l’Édit de Nantes 2 . Alors que le roi s’efforçait de pacifier le royaume et que l’Édit dans deux articles célèbres prescrit l’oubli et proscrit la polémique 3 , la publication du gros livre de Du Plessis pouvait apparaître comme une 1 Philippe Du Plessis-Mornay, De l’institution, usage et doctrine du Saint Sacrement de l’Eucharistie en l’Eglise ancienne ; ensemble comment, quand et par quels degrez la messe s’est introduite en sa place. Le tout en quatre livres par messire Ph. de M., La Rochelle, Jérôme Haultin, 1598. Cité ici d’après la seconde édition Saumur, Thomas Portau, 1604. 2 Sur le rôle de Du Plessis dans la négociation, de l’assemblée de Saumur (1595) à l’assemblée de Châtellerault (1597) voir Hugues Daussy, Les Huguenots et le roi : Le combat politique de Philippe Duplessis-Mornay (1572-1600), Genève, Droz, 2002, pp. 529-564. 3 Articles cités par Roland Mousnier, « L’Édit de Nantes », L’Assassinat d’Henri IV, Paris, Gallimard, 1964, pp. 296-297 : I. Premièrement, que la mémoire de toutes choses passées d’une part et d’autre [...] durant les autres troubles précédents, et à l’occasion d’iceux, demeurera éteinte et assoupie, comme de chose non avenue. II. Défendons à tous nos sujets, de quelque état et qualité qu’ils soient d’en renouveler la mémoire, s’attaquer, ressentir, injurier ni provoquer l’un l’autre par reproche de ce qui s’est passé, pour quelque cause et prétexte que ce soit. Christophe Angebault 348 provocation délibérée. S’ensuit une âpre controverse écrite, où l’on accuse principalement Du Plessis de détourner et de falsifier ses citations patristiques pour soutenir ses thèses contre la messe. Une censure en Sorbonne le 2 juin 1599 et une condamnation par le Parlement qui fait saisir l’ouvrage ne parviennent pas à apaiser les choses, et l’affaire se prolonge jusqu’à la fameuse Conférence de Fontainebleau, le 4 mai 1600 où se sont affrontés, dans un agôn très particulier, Philippe Du Plessis-Mornay, gouverneur de Saumur, et Jacques Davy Du Perron, évêque d’Évreux, qui l’accusait publiquement de falsification de ses lieux ou citations théologiques, devant un collège de commissaires choisis parmi les érudits les plus illustres, comme le président Jacques-Auguste De Thou, Pierre Pithou ou Isaac Casaubon, le tout sous l’arbitrage du roi en personne. Une seule règle devait prévaloir : se concentrer sur la question de fait - savoir si Du Plessis cite exactement les auteurs qu’il invoque - en délaissant la question de droit, c'est-à-dire les problèmes de doctrine. L’intense journée se termine par un désastre symbolique pour Du Plessis qui est « saisi d’une maladie fort violente avec de grands vomissements et tremblements de membres » 4 sitôt la conférence finie, sur quoi il s’enfuit le 8 mai à Saumur, sans même prendre congé du roi 5 . Il est troublant de rapporter cette issue dramatique à la « Preface de l’Autheur » de l’Institution de l’Eucharistie. Adressée à « Messieurs de l’Église Romaine », celle-ci s’ouvrait en effet sur une citation de saint Paul tirée de l’Épître aux Romains qui retentit comme une étrange proclamation : Je dis verité en Christ, je ne mens point ; ma conscience m’en rend tesmoignage par le Sainct Esprit, que j’ay grande tristesse, & une perpetuelle douleur en mon cœur ; Car je desirerois estre Anatheme de Christ, estre separé de Christ pour vous. 6 Dans sa concision, cette citation inaugurale se trouve au cœur du scandale. La notion d’anathème évoque ici la principale des censures ecclésiastiques, l’excommunication majeure, qui place le fidèle au ban de la communauté ecclésiale et l’exclut des sacrements de la messe. En exprimant publiquement un désir d’anathème, et en mobilisant à cette fin une citation aposto- 4 Selon le témoignage du médecin du roi, rapporté de manière polémique par Du Perron dans les Actes de la Conference tenue entre le sieur Evesque d’Evreux, et le Sieur du Plessis, en presence du Roy, à Fontainebleau, le 4. de May, 1600. Publié par permission & autorité de sa majesté. Avec la Refutation du faux discours de la mesme Conference, dans Diverses œuvres, Paris, Pierre Chaudière, 1633, pp. 77-170. 5 Pour une analyse d’ensemble de la controverse, voir la thèse de Natacha Salliot, La Rhétorique dans la théologie : les controverses religieuses à la fin du XVI e siècle en France, sous la dir. de Claude Blum, Paris IV, décembre 2007. 6 Rom. 9.1-4, traduit par du Plessis, Institution, op. cit., 1604, f° B r°. La controverse autour de l’ Institution de l’Eucharistie 349 lique, Du Plessis construit une situation d’exception justificatrice propre à mettre en crise la censure doctrinale de l’Église. Deux logiques censoriales antagonistes semblent dès lors s’opposer dans toute cette affaire. D’un côté, ni la censure de la Sorbonne, ni l’intervention du Parlement ne paraissent avoir été d’un grand secours : les deux autorités qui exercent habituellement le contrôle censorial au plan doctrinal comme au plan temporel semblent incapables de qualifier efficacement le scandale sur le fond. De l’autre, la figure d’un anathème rédempteur poursuit son chemin jusqu’à la quasi ordalie finale, dans un jeu complexe de subversion et de relégation des censures institutionnelles. En se reportant sur le terrain de l’authenticité des citations bibliques ou patristiques, la controverse échappait de fait partiellement à l’examen du sens doctrinal, ce qui a finalement imposé de recourir à une forme originale de confrontation publique centrée sur l’examen critique des citations de Du Plessis. C’est donc autour du « travail de la citation », pour reprendre l’expression d’Antoine Compagnon 7 , que semble s’être joué le déplacement de la censure. En exprimant publiquement un désir d’anathème et en jouant du registre messianique de la citation apostolique, Du Plessis a mis frontalement en cause la possibilité et le sens des censures ecclésiastiques après l’Édit de Nantes. Or, il ne s’est pas trouvé de juridiction apte à qualifier un tel scandale, et à prononcer un anathème efficace : comment en effet censurer l’hérésie tout en conduisant une politique de tolérance et de réconciliation ? 1. L’adresse au public en l’absence d’un tiers arbitre Alors que le public auquel Du Plessis s’adresse est de fait scindé entre catholiques et protestants, le choix de la citation introductive de l’Institution de l’Eucharistie retravaille ce partage tout en soulevant le problème de l’absence d’un tiers arbitre dans la controverse. Le rapprochement entre la citation de l’Épître aux Romains et l’adresse de l’épître liminaire à « Messieurs de l’Église romaine » repose en effet sur l’assimilation des Romains aux catholiques, en même temps que l’énonciation de Du Plessis se superpose au « je » paulinien. Ce système de double énonciation se trouve cependant compliqué par l’indication par laquelle du Plessis introduit sa citation : « L’Apostre Sainct Paul disoit aux Israelites ses freres selon la chair… » A la double énonciation s’ajoute donc un double niveau d’adresse, l’un aux Romains, l’autre aux Israélites, soit, de manière plausible, catholiques et calvinistes identifiés au Peuple Élu. Cette adresse vise ainsi à atteindre un public divisé, et c’est en ce point que le travail de la citation permet un premier déplace- 7 Antoine Compagnon, La Seconde Main ou le travail de la citation, Paris, Seuil, 1979. Christophe Angebault 350 ment. En effet, pour parler comme les censeurs de Du Plessis, cette indication d’adresse est manifestement erronée : si l’apôtre ici se lamente effectivement sur le sort d’Israël, son épître reste pourtant bel et bien adressée aux Romains, c'est-à-dire aux païens. Paul avait d’ailleurs souligné cette opposition en précisant ses intentions : « Or je vous le dis à vous, les païens, je suis bien l’apôtre des païens et j’honore mon ministère, mais c’est avec l’espoir d’exciter la jalousie de ceux de mon sang » 8 . Il y a de surcroît une seconde étrangeté : le texte paulinien indiquait que l’apôtre souhaitait « être anathème de Christ pour [ses] frères selon la chair », là où Du Plessis écrit : « car je désirerois estre Anatheme de Christ, estre separé de Christ pour vous ». Du Plessis s’approprie le texte en transformant le système des personnes grammaticales. Son interprétation superpose les Romains aux Israélites et tend à faire des Romains des « frères selon la chair ». Or s’il y avait bien dans le propos paulinien l’idée messianique d’un dépassement de la fraternité charnelle judaïque par la fraternité universelle en Christ, la situation est exactement inversée chez Du Plessis. Il s’adresse en effet à des catholiques romains qui sont réellement des « frères selon la chair », parfois issus de la même famille… Ces modifications font ainsi vaciller la structure de tiers qui caractérisait la situation d’énonciation de l’épître paulinienne : entre lui et ses frères selon la chair, il y avait le témoignage des païens. Entre « moi » et « eux », il y avait la possibilité de s’adresser à un « vous » qui avait pour fonction « d’exciter la jalousie de ceux de [son] sang ». Les païens, figure de la destination universelle du message christique, étaient les arbitres de la vraie foi dans la querelle intestine qui opposait par ailleurs l’apôtre à ses frères. Or dans le dispositif polémique de la citation, il n’y a plus de tiers arbitre : le frère est aux prises avec ses frères selon la chair, ceux-là même qui l’ont anathémisé comme calviniste et dont il nie pour sa part la légitimité dans la filiation de la foi. La division du public repose sur une exclusion mutuelle des frères d’avec les frères sans résolution apparente. 2. Anathème et aphorisme : la citation et l’exception La notion d’anathème opère à son tour un renversement en redéfinissant le rapport du frère aux frères. Anathème en effet est le mot qui en grec biblique traduit l’hébreu hêrém dans l’Ancien Testament, qui signifiait « retranchement, séparation, malédiction », et qui comportait originellement l’extermination, avant que le mot ne s’affaiblisse pour désigner l’exclusion de 8 Rom. 11.13-14. Par simple commodité, les traductions bibliques sont, sauf cas spécifié, empruntées à la Bible de Jérusalem. La controverse autour de l’ Institution de l’Eucharistie 351 l'assemblée des fidèles. Pourtant, en grec classique, anathêma signifiait « offrande », ce qui est posé en plus et élevé vers les dieux, et c’est par un tour antiphrastique que le mot en est venu à signifier son contraire, malédiction, c'est-à-dire katathêma en grec. L’anathème, à la fois malédiction et offrande, n’est pas sans présenter certaines analogies avec le statut d’exception de la sacralité telle que Giogio Agamben la définit à partir de l’homo sacer, figure du droit romain archaïque qui désigne un criminel impur, que l’on ne pouvait sacrifier mais dont l’assassinat ne pouvait cependant pas être puni 9 . Cette figure a été interprétée comme le signe d’une confusion entre droit pénal et droit religieux, où la condamnation à mort fonctionne comme une consécration sacrificielle aux dieux. Contre cette interprétation, qu’il qualifie de mythologème de « l’ambiguïté du sacré », G. Agamben propose d’y voir une structure de double exception par rapport au droit divin et au droit humain, qui est selon lui caractéristique de l’exclusion souveraine de la communauté, et qu’il appelle « exception souveraine ». S’agissant du sens du mot anathème sous la plume de Du Plessis, la question est précisément de déterminer dans quelle mesure il s’agissait d’un geste politique adressé à Henri IV et touchant à la structure de la souveraineté, ou bien d’un sacrifice à vocation religieuse 10 . Les analyses de G. Agamben incitent à penser solidairement les deux aspects dans leur exception mutuelle. Notons tout d’abord que l’expression « anatheme ou separé de Christ » qui semble désigner ici la vocation apostolique paraît cependant la contredire : « Ce grand Apostre toutesfois, qui ne veut rien scavoir pour tout, que Christ, qui desire estre separé de tout le monde, separé en soi-mesmes, pour estre avec Christ » 11 . Il s’agit d’une allusion directe à la manière dont Paul définit sa vocation dans l’adresse initiale de l’Épître aux Romains : Paulos doulos Iesou Christou kletos apostolos aphorismenos evvagelion theou. La Bible 9 Giorgio Agamben, Homo sacer, Paris, Seuil, 1981, pp. 81 sq. Je suis ici redevable aux belles analyses d’Hélène Merlin-Kajman sur le bannissement du poète Théophile de Viau, un autre protestant : elle y montre tout le profit que l’on peut tirer du travail de G. Agamben pour l’étude du XVII e siècle (Hélène Merlin- Kajman, L’Excentricité académique, Paris, Les Belles Lettres, 2001, pp. 83 sq.). 10 Pour une interprétation sacrificielle de la Conférence de Fontainebleau, voir Isabelle Dubail, « Le Sacrifice de Fontainebleau (1600) », in Paix des armes, paix des âmes, éd. Jean-Pierre Babelon et Isabelle Pébay-Clottes, Paris, Imprimerie nationale, 2000, pp. 395-403. À son interprétation s’oppose celle d’Hugues Daussy, qui voit dans la Conférence une manœuvre politique d’Henri IV et un « suicide politique » assumé par Du Plessis. 11 Du Plessis pense ici aux avertissements du Christ à ses disciples : « Vous serez haï de toutes les nations à cause de mon nom » (Mt. 10.22 et 24.9 ; cf. Mc 13.13, Lc 21.17, Jn 15.18) ; et « Si quelqu’un veut venir à ma suite, qu’il se renie lui-même, qu’il se charge de sa croix, et qu’il me suive » (Mt. 16.24 ; cf. Mc 8-34, Lc 9.23). Christophe Angebault 352 de Genève traduit : « Paul serviteur de Jesus Christ, appelé à estre Apostre, mis à part, pour annoncer l’Evangile de Dieu 12 », mais selon une autre scansion, on pourrait aussi comprendre : « Paul, appelé comme serviteur du Christ Jésus, séparé comme apôtre pour l’annonce de Dieu », comme le souligne Giorgio Agamben dans le magnifique commentaire qu’il a donné de ce verset dans Le Temps qui reste 13 . L’apôtre est donc simultanément celui qui accepte d’être séparé du monde pour vivre avec le Christ, et celui qui est prêt à se séparer du Christ pour sauver ses frères, c’est-à-dire à endosser seul, comme le Christ dans sa Passion, l’anathème qui menace les pécheurs. Mais chez Du Plessis, le même verbe « séparer » traduit en fait deux mots grecs distincts : anathêma d’une part, et d’autre part aphorismenos, qui désigne proprement ce qui est défini, littéralement « délimité à part » - le terme désigne du reste aussi un aphorisme, une maxime ou une citation à mettre en exergue… Paul est effectivement un homme séparé, et même doublement : il est séparé du peuple des paysans (les am-hares) par son origine pharisienne, et séparé du peuple d’Israël par sa vocation apostolique, mais il n’est pas alors anathème de Christ. Du Plessis tend au contraire à réduire ces deux sens en superposant in fine la vocation apostolique et l’anathème. Dans le contexte des affrontements religieux du XVI e siècle, la formule paulinienne prend de nouvelles connotations juridiques et théologiques, et son interprétation peut diverger selon le parti considéré. D’une part, la notion d’anathème renvoie au droit de l’Église, fondé sur le droit romain, et désigne une structure d’exception souveraine au sens où la définit G. Agamben. Gratien avait établi une distinction fondamentale entre anathème et excommunication : Aliud est excommunicatio, aliud anathematizatio, en se fondant sur une lettre du Pape Jean VIII en 878 qui affirmait que l’excommunication sépare de la société des frères, a fraterna societate separat, tandis que l’anathème sépare du corps même du Christ, ab ipso corpore Christi - Gratien glose qu’il faut entendre par là l’Église 14 . Divers renversements terminologiques ont finalement conduit à faire de l’ana- 12 Rom. 1.1. Cité d’après La Bible, qui est toute la Saincte Escriture du Vieil & du Nouveau Testament : Autrement L’Ancienne et la Nouvelle Alliance. Le tout reveu & conferé sur les Textes Hebrieux & Grecs par les Pasteurs & Professeurs de l’Eglise de Geneve, Genève, 1588. 13 Giorgio Agamben, Le Temps qui reste, Paris, Rivage, 2000. Sur la double scansion, voir p. 18. 14 Gratien, Décret, II, caus. III, q. IV, c. 12 (PL 197, col. 676C-677A) : Aliud est excommunicatio, aliud anathematizatio : [....] Unde datur intelligi, quod anathematizati intelligendi sint non simpliciter a fraterna societate, sed etiam a corpore Christi (quod est Ecclesia) omnino separati. La controverse autour de l’ Institution de l’Eucharistie 353 thème, ou excommunication majeure, l’exclusion de la communauté des fidèles, c'est-à-dire de l’ensemble de l’Église, tandis que l’excommunication mineure désignait la seule exclusion de la communion avec le corps du Christ pendant la messe. Ces flottements terminologiques résultent de l’indétermination existant dans le christianisme entre l’Église et le corps du Christ. Quoi qu’il en soit, en proclamant un désir d’être anathème de Christ, la citation paulinienne jouait ironiquement sur le double registre de la critique de l’Eucharistie (c’était l’objet même du livre de Du Plessis), et de l’excommunication majeure qui excluait les calvinistes de l’Église catholique. D’autre part, la citation de Paul prend aussi sens par rapport à la théologie protestante du salut. L’Épître aux Romains fonctionne pour les calvinistes comme une véritable clé sotériologique, comme l’indique la Bible de Genève, pour qui elle semble estre comme un sommaire tres-accompli de la doctrine du salut : de maniere que c’est aussi à bon droit qu’elle a esté mise la premiere en rang, comme estant la clef non seulement des autres Epistres, mais aussi de toute l’Escriture saincte, & par ce moyen donnant une telle entree à l’intelligence des mysteres du Seigneur, que quiconque l’entendra ainsi qu’il appartient, pourra bien aisément & avec un tres-grand profit lire & mediter le reste des livres sacrés. 15 Sur le plan doctrinal, la citation de Paul, la seule qui comporte le mot anathème dans l’Épître aux Romains, permet donc à Du Plessis de lier la question du salut et celle de l’anathème, touchant par là le point crucial de la doctrine calviniste de la prédestination qui impose au réformé de vivre en permanence dans la conscience qu’il est peut-être déjà séparé de l’Église éternelle, et que son salut n’est pas assuré. Pour un calviniste du XVI e siècle, la formule de saint Paul permet donc de renverser l’excommunication catholique en anathème confirmant la vocation apostolique, pour le salut commun 16 . 3. L’indicible et la vocation terrestre Il reste à préciser le fonctionnement de ce renversement en interrogeant les limites qu’impose la situation dans le monde à la vocation religieuse. On a raisonné jusqu’à présent comme si la citation paulinienne fonctionnait 15 La Bible, qui est toute la Saincte Escriture du Vieil & du Nouveau Testament, op. cit., « Nouveau Testament », f° 98 r°. 16 Pour une analyse rhétorique de l’« ethos sotériologique » de Du Plessis dans la Préface de l’Institution, voir Natacha Salliot, op. cit., pp. 167-168. Christophe Angebault 354 effectivement comme une prosopopée ou un masque de Du Plessis, comme l’ont fait de manière polémique la plupart de ses adversaires qui l’ont accusé d’imposture. Comme le relève Antoine Compagnon, le discours du théologien ne peut citer l’Écriture sans se trouver dans la position d’un simulacre coupable qui « mime le don de prophétie » et sur qui pèse la menace de l’anathème 17 . Face à ce danger inhérent à la citation scripturaire, Du Plessis choisit de délimiter les frontières de l’indicible en se défendant absolument d’énoncer la citation apostolique en son propre nom : Oserai-je ici, Messieurs, vous dire de mesme ? en mon regard certes, non. Je desire vostre salut de grande affection ; je le souhaitte, au peril de ceste vie ; Je dirai en bonne conscience, comme le mesme Apostre à Agrippa ; Que pleust à Dieu que vous fussiez tous tels que je suis, hors ces liens ; hors les afflictions ausquelles cette profession est subjette. Ce qu’il y a de plus n’appartient qu’a l’Apostre, auquel l’escés de cognoissance engendroit un excés d’amour envers Dieu, de charité envers ses freres ; que nous ne pouvons imiter en effect, ne devons en parole ; que cest excés mesme de parole à peine nous peut exprimer. 18 Du Plessis préfère donc substituer à la première citation un autre propos du même apôtre qu’il affirme cette fois pouvoir « dir[e] en bonne conscience », parce que ces mots tirés des Actes des apôtres sont simplement humains : « Que pleust à Dieu que vous fussiez tous tels que je suis, hors ces liens ». En revanche, l’excès proprement sublime de la parole apostolique était la manifestation accomplie de l’amour divin et de la charité qu’il inspire. Il convient donc de distinguer entre l’apôtre inspiré par l’Esprit saint et l’apôtre agissant comme homme, car si l’on doit imiter le second même en parole, il n’appartient qu’à Dieu d’accorder la grâce de son verbe au premier. Vouloir énoncer la première citation, ce serait proprement tenter Dieu et pécher contre le Christ : formule paradoxe, sinon hétérodoxe, dont la seule énonciation en propre revient de facto à son auto-réalisation, à devenir « anathème de Christ ». Voilà qui constitue un véritable aphorisme, une parole séparée et mise à part du langage, que l’on cite, mais sans l’énoncer, ou si jamais on l’énonce, c’est par un effet du sacerdoce universel et non comme personne privée. Le renoncement à la parole indicible permet une conversion mondaine de la parole, une juxtaposition de l’esprit du texte sacré et de la profession que l’on suit dans cette vie. Ce mot de « profession » joue en effet le rôle d’un commutateur entre le plan théologique et le plan mondain : c’est la 17 Antoine Compagnon, La Seconde Main, op. cit., pp. 226-228. 18 Du Plessis-Mornay, Institution, op. cit., éd. 1604, f° B r°. La citation de Paul est tirée des Actes des apôtres, 26.29. La controverse autour de l’ Institution de l’Eucharistie 355 traduction vernaculaire du mot grec klesis, qui donne ecclesia, mais aussi kletos dans l’incipit de l’Épître aux Romains. Il désigne à l’origine l’appel apostolique, mais depuis que Luther a utilisé le mot allemand Beruf pour le traduire, qui signifie à la fois le métier et la vocation, cette ambivalence s’est retrouvée dans le terme calviniste de « profession ». Max Weber a souligné ce que le capitalisme sécularisé devait à l’éthique calviniste de la profession, à l’idée d’un accomplissement de la vocation messianique dans le monde plutôt que dans un renoncement au monde 19 . Mais là où Weber voit chez Luther et saint Paul l’idée d’une indifférence eschatologique de la condition mondaine, Giorgio Agamben a quant à lui souligné que « klesis indique la transformation particulière que tout état juridique et toute condition mondaine subissent quand ils sont mis en relation avec l’événement messianique » : non pas une indifférence, mais une transformation intime de toute condition comme « appelée ». La vocation messianique est donc une structure d’exception qui n’invalide pas l’ancienne condition ou l’ancienne loi, mais fonctionne comme si cette dernière se trouvait suspendue 20 . Cette structure décrit exactement la situation où se place Du Plessis. Il n’est effectivement pas un pasteur et encore moins un prophète inspiré, mais bien un militaire et un ancien conseiller du roi, qui pour l’instant se trouve écarté de son roi. Il affirme en même temps sa profession calviniste dans le titre de son ouvrage, allusion transparente à l’Institution chrétienne de Calvin 21 . Il parle donc comme s’il n’était plus conseiller du roi sans pour autant être devenu ministre ou apôtre. Il n’y a donc pas de simulation ou de simulacre dans son discours théologique, mais une tension vers une résolution messianique de sa condition séparée. 19 Max Weber, L’Éthique protestante ou l’esprit du capitalisme, trad. É. de Dampierre, Paris, Plon, 1964. 20 Giorgio Agamben, Le Temps qui reste, op. cit., pp. 38-43 (citation p. 42). 21 L’Institution de l’Eucharistie était naturellement une allusion à l’Institution chrétienne de Calvin ; les détracteurs de du Plessis en feront un argument de la controverse en superposant les deux auteurs : attaquer le disciple, c’est aussi viser le maître. Voir par exemple Giraud du Puy, Première Descouverte des erreurs et faulssetez de Philippe de Mornay, Sieur du Plessis, en son Institution de l’Eucharistie. Par M. G. Du Puy, Docteur en Théologie, Chanoine & Chantre en l’Eglise Cathedrale de Bazas, Bordeaux, S. Millanges, 1599, f° 8 v° : « Si le tiltre luy a semblé favorable & de quelque bon presage pour la vogue & recueil de son livre, que n’a-il evité de ne tomber au principal defaut de l'autre ». Christophe Angebault 356 4. Un appel caché à l’arbitrage royal La structure même du texte souligne cette tension : à l’exception de l’anathème, circonscrite dans une formule que l’on ne peut énoncer, répond désormais sa traduction mondaine, sous la forme d’une profession de foi dans les liens de la prison. Or, qu’est-ce que dit la seconde phrase de l’apôtre que ne disait pas le premier aphorisme, et qu’est-ce que leur système dialectique trouve à dire qui pourtant demeure caché ? Pour le comprendre, il faut revenir aux circonstances particulières dans lesquelles Paul a fait cette seconde déclaration. Après avoir prêché la bonne parole au temple de Jérusalem, il a en effet été menacé de mort par la foule en émeute. Arrêté par le tribun romain Claudius Lysias, il est incarcéré dans la forteresse, puis transféré à Césarée pour être jugé. Là, alors qu’il en appelle au jugement de César, il a l’occasion de plaider sa cause devant le roi Agrippa, qui lui déclare avec bienveillance que par ses arguments, Paul va faire de lui un chrétien 22 . C’est alors que Paul répond : « Que pleust à Dieu que vous fussiez tous tels que je suis, hors ces liens. » Il faut entendre : être chrétien sans se trouver emprisonné 23 , et Du Plessis glose immédiatement : « hors les afflictions ausquelles cette profession est subjette ». Les liens désignent en effet de manière topique la prison de ce monde, et en particulier, pour les protestants, les persécutions dont ils furent victimes. Mais aussi bien, l’affliction immédiate de Du Plessis est d’avoir perdu la faveur du roi : les propos de Paul au roi Agrippa s’adresseraient-ils également en filigrane à Henri IV, qui après tout fait désormais partie de « Messieurs de l’Église romaine » ? Du Plessis n’a semble-t-il pas perdu l’espoir de ramener le roi à la profession calviniste, et il l’avouera du reste après Fontainebleau, dans son nouvel avis « Aux Lecteurs » : Roy le premier des Chrestiens, le plus grand des François, j’ose m’adresser à vous ici, je n’ai point creu avoir offensé votre Majesté, quand je l’ai faict. [...] Mon dessein estoit que comme par la grace de Dieu vous avez rendu la vie à cest Estat ; à l’Eglise vous rendissiez sa premiere face [...] L’avoir desiré, l’avoir tenté, aura si peu de louange qu’on voudra ; N’y reussir point au moins, ne peut meriter de pene. Le seul regret m’en sera assez de pene. 24 22 Actes, 26.28. 23 Ici encore, la traduction de Du Plessis est approximative : le « vous tous » confond sous un même pronom la distinction que fait le texte entre le roi Agrippa et le public présent lors de l’audience ; « hors les liens » signifie « à l’exception des liens » et non pas « libéré des liens » comme le rapprochement avec l’expression « estre hors les fers » pourrait le laisser penser. 24 Du Plessis-Mornay, Institution, op. cit., éd. 1604, Avis « Aux Lecteurs ». La controverse autour de l’ Institution de l’Eucharistie 357 Mais si l’on se souvient en outre que l’anathème porte à la fois « offrande », mais aussi anciennement « extermination », et que Paul, dans la seconde citation, vient d’échapper à sa mise à mort par ses frères émeutiers, on entend autre chose. La dialectique messianique des citations semble reposer en réalité sur l’indicible désir d’anathème des survivants de la Saint- Barthélémy, dont Du Plessis faisait partie. Denis Crouzet, dans son grand livre sur La Saint Barthélémy, a justement remarqué qu’il n’existe guère de récits du massacre par les survivants ; en revanche, ils ont développé une théodicée justifiant le mal (ici, la damnation du massacre/ anathème) comme épreuve sotériologique 25 , et qui s’accompagne d’un obscur « fantasme du sang et de l’immolation du peuple de Dieu » 26 . Le refoulement du massacre dans le texte de Du Plessis a pour revers l’espérance messianique du survivant qui s’offre, de sa prison, à être anathème de Christ pour le salut de tous, et de son roi en particulier. Mais après l’édit de Nantes, et la paix étant faite, il n’était plus question d’une mort sacrificielle pour l’ancien militaire qu’était Du Plessis. Dès lors, il a cherché à déplacer le combat en faisant appel au roi pour s’offrir en victime messianique lors d’une confrontation sur le terrain à part des citations. Car in fine, c’est bien sur ce problème que débouche la préface, qui fournit une théorie exégétique du bon usage des citations apostoliques : il y a des matieres controverses entre nous ; [...] nous ne sommes pas d’accord de l’interpretation des lieux qui sont respectivement alleguez. Et donc qui les nous interpretera ? Qui nous fera recevoir une interpretation, plustost que l’autre ? Qu’en fussions nous là, par la grace de Dieu ; & qu’y vinssions nous avec le zele de sa gloire, l’amour de la verité, le desir du salut ; mediocre science, & bonne conscience en seroient bientost venues à bout. 27 Face à l’absence de tiers dans le débat qui met aux prises les frères avec les frères, la solution est donc d’en revenir à la Bible, de proposer une méthode exégétique et de prendre le roi à témoin. Le roi, qui est à la fois Agrippa bientôt converti, mais aussi un nouveau César qui pourra être cet arbitre des lieux théologiques (Du Plessis le compare ailleurs à Constantin assistant au Concile de Nicée). Sans faire de téléologie, on peut raisonnablement penser 25 Denis Crouzet, La Nuit de la Saint Barthelémy : Un rêve perdu de la Renaissance, Paris, Fayard, 1994, pp. 49-50. Sur Du Plessis et la Saint Barthélémy, voir pp. 79- 95, où D. Crouzet remarque que Du Plessis a « fermé sa mémoire à l’événement qu’il a pourtant vécu si intensément », p. 85. 26 Denis Crouzet, La Nuit de la Saint Barthelémy, op. cit., p. 159. 27 Du Plessis-Mornay, Institution, op. cit., éd. 1604, f° D r°. Christophe Angebault 358 que la conférence constituait une réponse exacte à une demande précisément formulée dès le départ. 5. De la polémique à la Conférence : le corps défait de l’Église devant la censure d’un particulier L’intervention du roi s’est cependant fait attendre deux années, pendant lesquelles de nombreuses interventions individuelles ou institutionnelles ont tâché de nommer le scandale de l’exception et de le censurer efficacement. Le premier contradicteur de Du Plessis, Giraud du Puy, a tenté de définir le problème en visant à travers l’usage de la citation paulinienne le caractère exorbitant de la position de Du Plessis : Car à voir entoner à du Plessis l’introit de sa preface, que diriés vous, sinon que c’est la verité & la charité mesme ? que c’est S. Paul, ou un nouveau Apostre, envoyé du ciel, pour nous parler, afin d’instruire ce sainct et grand corps de l’Eglise ? [...] Avec quelle plus grande douceur, que je die preéminence, pourroit parler le plus grand Monarque du monde, envers son moindre subject : ou le plus sainct, envers le plus grand pecheur ? 28 Du Plessis usurpe le droit de dire la messe en entonnant l’introït 29 ; il usurpe la parole de l’apôtre et la parole du roi. Du Puy dénonce le scandale d’un moi qui s’érige de sa propre autorité au rang du juge souverain, au point d’accuser le pape d’être l’Antéchrist. Et Du Puy peut retourner contre lui une autre parole de l’apôtre : He quoy, du Plessis [...] Quelle si bonne opinion avez vous pris de vous mesmes & de vostre valeur ? Est ce de vous, que procede la parolle de Dieu, vous diroit S. Paul ? [...] Considerez en quel estat vous estes : considerez vostre religion, vous vous trouverez des gens nuds, & qui pour tout tesmoignage, authorité & assurance n’avez que vostre privé jugement. 30 Giraud Du Puy tente donc de ramener l’exception de Du Plessis à un jugement privé, sans dignité ni autorité publique. Mais ce jugement privé n’est pas qu’une opinion particulière : c’est aussi l’état de privation du pécheur excommunié et livré à sa nudité adamique, c’est l’exception de la 28 Giraud du Puy, Premiere descouverte, op. cit., ff. 5 v°-6 r°. 29 Antoine Furetière explique qu’une préface est aussi « une partie de la Messe qui se chante par le Prestre avant la consecration sur un ton particulier. » (Antoine Furetière, Dictionnaire universel, La Haye-Rotterdam, Arnout et Reinier-Leers, 1690, fac simile avec une préface d’Alain Rey, Paris, Le Robert, 1978, art. « Préface »). 30 Giraud du Puy, Premiere descouverte, op. cit., f. 1 r°. La référence de la citation de Paul est 1. Cor. 14. La controverse autour de l’ Institution de l’Eucharistie 359 vie nue dont parle Giorgio Agamben dans Homo sacer. Le père jésuite Fronton du Duc donnera ensuite à l’argument sa forme définitive, dans la seconde édition de son Inventaire des faultes, contradictions, et faulses allegations du Sieur du Plessis, quand il dénonce ceste prodigieuse licence non seulement de reprendre & censurer les particuliers d’entre les anciens docteurs, mais de s’attaquer mesmes aux Conciles, & donner dans le gros de ces troupes venerables des pasteurs assemblez de plusieurs provinces pour le gouvernement de l’Eglise. 31 La posture souveraine de du Plessis était clairement identifiée comme un pouvoir censorial exorbitant, qui entreprenait non seulement sur les particuliers, mais sur tout le corps de l’Église universelle. C’était réduire la censure à un coup de force, et l’on voit alors les adversaires de Du Plessis renverser l’argument de sa profession en dénonçant un « homme d’espée » fourvoyé en religion et victime de sa libido dominandi : Le Sieur du Plessis, qui s’estant porté aucteur d’un œuvre theologique au titre de Capitaine, a donné droict à tous les Theologiens de le refuser aussi justement en dispute, qu’un Capitaine refuseroit le combat à un qui se tiendroit en la profession de Docteur. 32 Du Plessis figure ainsi comme une sorte de Matamore qui menace de défaire le corps constitué de l’Église. La violence du censeur n’est cependant plus exactement une violence militaire, mais une violence contre le corpus textuel de la tradition. La question de la falsification des citations tient ainsi à la manière dont Du Plessis les utilise à la hussarde pour affirmer l’autonomie de son jugement. Il est alors accusé, non sans une certaine clairvoyance, de susciter des « fantasmes » par son usage désordonné des citations bibliques et patristiques : Je n’y ay descouvert, qu’un corps pestry par luy de la terre de ses phantasmes : De la verité, rien que quelques tronçons esparpillés, ou des 31 Fronton Du Duc, Inventaire des faultes, contradictions, et faulses allegations du Sieur du Plessis remarquées en son livre de la saincte Eucharistie, par M. Fronton du Duc, Bourdelois, de la Compagnie de Jesus, Seconde edition reveüe & augmentée, Bordeaux, S. Millanges, 1599, p. 495. 32 Louis Richeome, La Saincte Messe declaree et defendue Contre les erreurs sacramentaires de nostre temps ramassez au livre de l’institution de l’Eucharistie de du Plessis : Par Louis Richeome Provençal, de la Compagnie de Jesus. Au Tres-Chrestien Roy de France & de Navarre Henri IV, Bordeaux, S. Milanges, 1600, « Aux lecteurs debonnaires », non paginé. Du Plessis lui-même, dans le titre de sa Response à l’examen du docteur Boulenger, La Rochelle, Hierosme Haultin, 1599, se présente comme « Capitaine de Cinquante hommes-d’armes [des] Ordonnances » de sa Majesté. Christophe Angebault 360 parties desguisées par son art, masquées de ses feintes, & fardées de son cornet. Car quand il allegue les saincts escrits, ou des SS. Peres, avec tant & tant d’&c. retranchans, qu’est-ce je vous demande, que nous presenter une verité despessée, ores sans teste, ores sans pieds, tantost sans estomac, puis sans bras, & à peu dire, un monstre ? 33 Dans une très belle hypotypose, le Jésuite Richeome donne à voir la tradition des pères comme un champ de bataille dévasté par les coupes de du Plessis : Ils voyent que toute ceste œuvre n’est qu’un ramas & monceau de passages des saincts Docteurs, miserablement deschirez, racourcis, & gehennez, & aussi enormement desfigurez & falsifiez ; monceau faisant un vray pourtraict d’un carnage laissé sur un champ de bataille, apres quelque furieuse meslée, où il n’y que pieces de morts, membres mutilez, bras rompus, jambes & testes coupées, & un pesle-mesle de tronçons d’hommes, de chevaux & d’armes. Et n’estoit besoing d’autre argument pour convaincre de faulseté la foy qu’il enseigne, que donner un bref advis de cecy, comme prudemment a faict la sacrée Faculté de Theologie de Paris. 34 Trancher dans les textes, c’est mutiler l’unité du corps de l’Église, tandis que la censure de l’Église cherche en retour à restaurer cette unité menacée. Face à l’autorité censoriale exorbitante de Du Plessis, l’Église catholique procure la représentation ordonnée et solidaire d’une censure autorisée par la Tradition. Celle-ci s’exerce d’abord sous la plume des différents controversistes qui s’essaient à critiquer Du Plessis, et qui ne manquent jamais de faire référence les uns aux autres dans une chaîne citationnelle ininterrompue. Mais cet ordre solidaire de la censure catholique culmine dans la Censure de la Sorbonne du 2 juin 1599, qui s’énonce sous l’autorité des maiores : De là est, que noz Majeurs estant professeurs & tres-ardens defenseurs de ceste mesme verité, & de la vraye & solide sapience, s’ils s’apercevoient, que [...] des erreurs & heresies en la foy ou bonnes mœurs, vinssent à naistre ou renaistre [...] Eux aussi tost, tant pour leur pieté & doctrine, que pour la suffisance & grand courage de leur esprit ; & pour l’authorité & 33 Jean de Bordes, Les Et caetera de Du Plessis, parsemez de leurs qui pro quo, avec autres de l’Orthodoxe mal nommé, Rotan, Loque, Vignier, & quelques pretendus Ministres. Le tout sur les poincts de la S. Messe, Eucharistie, & autres principaux controversez de present en la Religion Chrestienne. A Monseigneur l’Illustrissime Cardinal de Sourdis, Archevesque de Bourdeaux, & Primat de Guyenne. Par un prestre natif de Bourdeaus, &c., Toulouse, Vve J. Colomiez, 1600 (en date du 1 er janvier), « Avant propos », f° 2 r°. 34 Louis Richeome, La Saincte Messe, op. cit., « Aux lecteurs debonnaires », non paginé. La controverse autour de l’ Institution de l’Eucharistie 361 devoir de leur faculté & compagnie, se sont estudiez & esvertuez d’aller au devant, & d’esteindre le feu de telles erreurs, impietez & heresies, en y apportant des meures & graves Censures [...] Nous estans saisis & esmeuz de mesmes affection, & suivans leur trace, & vestiges ; Comme n’a pas long temps qu’un meschant & maudit Livre, duquel le titre est, De l’Institution, Usage, &c. mis au jour par les Novateurs de ce siecle mal-heureux, souz le nom de Philippes de Mornay [...] nous fut tombé en main, ayans eu advis que ce livre couroit & se lisoit par beaucoup de gens, & que son venin mortel, estoit non tant à la porte & au dehors, penchant sur les villes esloignées, que desja glissé, emparé & attaché aux principaux membres & entrailles de ce jadis tres-florissant Royaume de France, Nous l’avons leu diligemment, quoy que non sans regret, & crevecœur : Et de peur que ce mal n’accreust, & comme un Cancer incurable ne vint à devorer mal’heureusement le troupeau de Jesus-Christ ; Il nous a semblé à propos d’y apposer la Censure. 35 Pourtant, la censure ecclésiastique n’a pas su apaiser la polémique et encore moins reconstituer le corpus défait de la Tradition. Les deux textes de Richeome et Jean de Bordes qui mettent en scène un corpus éparpillé datent de 1600 : ils sont postérieurs à la censure, et précèdent de peu la Conférence de Fontainebleau 36 . Le modèle unifié de la censure pontificale ne pouvait réduire la position d’exception de l’apostolat calviniste. Inversement, la lecture messianique proposée par Du Plessis ne pouvait non plus supprimer le contrôle exégétique de l’Église romaine. Sur les citations se greffe alors une scène fantasmatique partagée faite des morts des guerres de religion, et le cercle vicieux de l’incompréhension mutuelle risque de ramener, sinon à la violence militaire, du moins à l’émeute populaire comme le firent les attaques haineuses du prédicateur capucin Archange Dupuis lors du carême 1599, qui allait « jusqu’à exciter le peuple à lui courir sus » selon le propre témoignage de Du Plessis. Inversement, l’excommunication par la Sorbonne des lecteurs de l’Institution achevait de boucler le cercle de la justification messianique… La crise qui s’est déployée à partir de l’Institution de l’Eucharistie résultait ainsi de l’affrontement de deux paradigmes contradictoires de la censure. Le premier est le caractère absolu de l’anathème calviniste, littéralement « hors les liens », qui tend à se confondre avec la séparation de la vocation apostolique et autorise une relecture rédemptrice des lieux théologiques. Le second 35 Censure du livre du Plessis Mornay, Par les Docteurs en Theologie de la Faculté de Paris, le 2. jour de Juin 1599, Paris, Rolin Thierry, 1599, pp. 4-6. 36 L’épître au roi de Richeome date du 25 avril 1600, dix jours avant le début de la Conférence. Christophe Angebault 362 est la censure de l’Église, qui réduit l’anathème à l’excommunication majeure et lui refuse toute valeur messianique, et qui soumet parallèlement l’exégèse à une stricte censure doctrinale. Le vis-à-vis de ces deux censures achoppait et risquait chaque fois de retourner à la violence exterminatrice de l’anathème de la Saint-Barthélemy, ce qui n’était plus acceptable après l’édit de pacification de Nantes. C’est à cette aporie que la conférence de Fontainebleau s’est efforcée de répondre : en organisant un débat critique sous arbitrage royal et sur la seule question du fait, elle a contribué à réinstituer un tiers dans le conflit qui déchire les frères entre eux, tout en neutralisant d’une certaine manière « cest excés mesme de parole qui à peine nous peut exprimer ». Mais dès lors que cet excès s’est trouvé écarté du corpus exégétique, il s’est semble-t-il traduit dans les symptômes du corps souffrant de Du Plessis.