eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 36/71

Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
121
2009
3671

Censure(s) à l’Académie royale des Inscriptions et Belles-lettres de la seconde moitié di XVIIe aus milieu du XVIIIe siècle

121
2009
Fabrice Charton
pfscl36710377
PFSCL XXXVI, 71 (2009) Censure(s) à l’Académie royale des Inscriptions et Belles-lettres de la seconde moitié du XVII e au milieu du XVIII e siècle FABRICE CHARTON EHESS-CRH-GRIHL En 1663, Jean-Baptiste Colbert, alors surintendant des bâtiments, s’active à la fabrication du règne de Louis XIV 1 . C’est dans ce contexte qu’il obtient du roi la création d’une Petite Académie, future Académie royale des Inscriptions et Belles-lettres, qui va avoir pour principale mission d’immortaliser les grandes actions du règne par le biais de médailles et d’inscriptions sur les monuments publics 2 . La création de cette Académie apparaît comme acte fortifiant l’absolutisme. En effet, la fondation d’une telle institution littéraire est la marque d’un régime déjà puissant qui cherche sinon à se renforcer, en tout cas à se stabiliser dans le temps. Dans les premiers temps de son existence, la Petite Académie regroupe des hommes issus des rangs de l’Académie française : Chapelain, Bourzeis, Cassagnes puis Perrault. Le groupe va s’appliquer à la tâche qui lui est confiée en rédigeant des inscriptions pour les tapisseries des Gobelins ou encore pour la Galerie des Glaces, mais il faut attendre le début du XVIII e siècle pour qu’une première série de médailles du règne soit achevée et couronnée par un livre les expliquant 3 . C’est également à cette époque que le souverain dote l’Académie d’un règlement. Ce dernier entraîne une augmentation du nombre des académiciens et donne un cadre plus officiel à ce qui devient alors une véritable institution royale. Avec ce renouvellement, l’Académie multiplie ses activités et se tourne de plus en plus vers des 1 Nous empruntons ici le terme de « fabrication » à Peter Burke, Les Stratégies de la gloire, Paris, Seuil, 1995. 2 L.F. Maury, L’Ancienne Académie des inscriptions et belles-lettres, Paris, Didier et Cie, 1864. 3 Médailles sur les principaux événements du règne de Louis le Grand, Paris, Imprimerie Royale, 1702 (1723). Fabrice Charton 378 travaux d’histoires antique et nationale, délaissant partiellement la production d’images royales. L’institution joue également un rôle de plus en plus important dans la censure. C’est l’abbé Jean-Paul Bignon, directeur de la bibliothèque du roi et président des Académies des Inscriptions et Sciences qui l’oriente dans cette direction, il œuvre pour faire passer la censure des mains du clergé à celles de l’administration royale dans le premier quart du XVIII e siècle 4 . L’Académie des Inscriptions a souvent été présentée comme une ambassadrice de la censure royale ; s’il est indéniable qu’elle a œuvré dans ce domaine, elle n’en fait que peu de publicité, et en définitive, elle applique peut-être davantage à elle-même et à ses membres une forme d’auto-censure. Elle condamne également avec grande fermeté les particuliers qui empiètent sur ses prérogatives. Ce qui apparaît comme la forme de censure la plus aboutie à laquelle elle se livre 5 . 1. L’institutionnalisation de la censure En 1740, Gros de Boze, secrétaire perpétuel de l’Académie royale des Inscriptions et Belles-lettres, depuis le début du siècle, propose une monumentalisation de son institution. À cette fin, il rédige une histoire de l’Académie d’environ 80 pages, suivie d’une compilation des académiciens morts durant l’année écoulée, en fait les éloges lus lors de la rentrée solennelle de la St Martin au mois de novembre. Dans les pages historiques, qui sont censées immortaliser les grandes phases de fondation de l’Académie, Boze revient sur le rôle que cette dernière joue dans l’activité de censure, c’est dire si pour le secrétaire général, cette activité fait partie de celles qui caractérisent l’institution : Quand M. Quinault fut chargé de travailler pour le Roi aux Tragédies en musique, Sa Majesté lui enjoignit expressément de consulter l’Académie. C’étoit là qu’on déterminoit les sujets, qu’on régloit les actes, qu’on distribuoit les scénes, qu’on plaçoit les divertissements. A mesure que 4 Sur Jean-Paul Bignon voir la thèse de Françoise Bléchet, L’Abbé Bignon et son rôle, Paris, École des Chartes, 1974 et un des articles du même auteur, « Jean-Paul Bignon, despote éclairé de la République des Lettres », dans Jolly (dir.), Histoire des bibliothèques françaises sous l’Ancien Régime, 1530-1789, Paris, Promodis, 1988, pp. 216-221. 5 Ce bref travail reposera entre autres sur les Procès-Verbaux de l’Académie royale des Inscriptions et Belles-lettres conservés à la Bibliothèque de l’Institut sous l’intitulé de Registres journaux de l’Académie royale des Inscriptions (consultable en version microfilmée), sur l’Histoire de l’Académie royale des Inscriptions de Claude Gros de Boze, et sur le portefeuille de l’abbé Bignon consultable au cabinet des manuscrits de la BnF Ms. Fr. 22 225-22 236. Censure(s) à l’Académie royale des Inscriptions et Belles-lettres 379 chaque Piéce avançoit, M. Quinault en montroit les morceaux au Roi, qui demandoit toujours ce qu’en avoit dit la petite Académie, car c’est ainsi qu’il l’appeloit. Alceste, Thésée, Atys, Isis, Phaëton, &c ont été le fruit de cette attention : on en avoit pas moins à soumettre au jugement de l’Académie les différens Ouvrages sur lesquels elle étoit en état de prononcer : & ce n’est qu’après avoir subi ce jugement qu’ont paru le Dictionnaire des Arts de M. Félibien le pere, & ses Entretiens sur la Peinture 6 . En 1701, l’Académie est dotée d’un règlement qui transforme le cercle d’érudits qu’elle est depuis sa création, en une véritable institution royale. Ce texte évoque à la fois le fonctionnement administratif et les prérogatives attribuées à l’institution. Or, assez curieusement, il n’évoque qu’à demi-mot l’activité de censure. Par exemple dans l’article 20, le règlement manifeste la prédominance de l’institution dans certain domaine littéraire : LADITE Académie étant principalement établie pour travailler aux Inscriptions & autres Monumens qui ont été faits, ou que l’on pourra faire, pour conserver la mémoire des hommes célèbres & de leurs belles actions, Elle continuera de travailler à tout ce qui regarde lesdits Ouvrages tels que sont les Statues, les Mausolées, les Epitaphes, les Médailles, les Jettons, les Devises, les Inscriptions d’Edifices publics, & tous autres Ouvrages de pareille nature : Elle veillera à tout ce qui peut contribuer à la perfection de ceux qui se feront, tant pour l’Invention & les Desseins que pour les Inscriptions et les Légendes ; comme aussi à la description de tous ces Ouvrages faits ou à faire, & à l’explication historique des sujets par rapport ausquels ils auront été faits 7 . Dans l’article 26, la question de la censure est abordée avec moins de détours, même si elle est présentée comme une activité ayant pour objectif d’enrichir les connaissances académiques : L’ACADEMIE chargera quelqu’un des Académiciens de lire les Ouvrages importants dans le genre d’étude auquel doit s’appliquer, qui paroîtront, soit en France, soit ailleurs : celui qu’elle aura chargé de cette lecture, en fera son rapport à la Compagnie, sans en faire la critique, en marquant seulement s’il y a des vûes dont on puisse profiter 8 . Plutôt que de se livrer à un contrôle systématique des œuvres qui entrent dans son champ de compétence, l’Académie vérifie d’abord les travaux de ses membres : 6 Claude Gros de Boze, Histoire de l’Académie royale des Inscriptions et Belles-lettres. Depuis son établissement, avec les éloges des académiciens morts depuis son renouvellement, Paris, HL Guérin, 1740, t. I, pp. 6-7. 7 Ibid., p.30. 8 Ibid., p. 33. Fabrice Charton 380 L’ACADEMIE examinera les Ouvrages que les Académiciens se proposeront de faire imprimer : Elle n’y donnera son approbation qu’après une lecture entière faite dans les Assemblées, ou du moins qu’après un examen & rapport fait par ceux que la Compagnie aura commis à cet examens : & nul des Académiciens ne pourra mettre aux Ouvrages qu’il fera imprimer, le titre d’Académicien, s’ils n’ont ainsi été approuvez par l’Académie 9 . Il est vrai que la réputation de l’Académie dépend en partie des travaux de ceux qui la composent, même si elle se dégage de toute responsabilité comme Gros de Boze le souligne dans la conclusion de sa préface : Le Public sçait & il n’est cependant pas inutile de le répéter, qu’aucune Académie pas même celles dont l’objet semble tenir de tous côtez à l’expérience & à la démonstration, ne garantit en son nom les opinions contenues dans les divers Mémoires qu’elle fait imprimer ; qu’elle n’en adopte même les raisonnemens qu’avec toutes les restrictions d’un sage Pyrrhonisme ; mais que chaque Académicien en particulier répond seul de son Ouvrage à certains égards, & que l’espèce d’approbation que l’Académie lui donne en le publiant n’est pas un engagement à le défendre 10 . On peut alors s’interroger sur ce qui stimule le contrôle des œuvres académiques. Peut-être le pouvoir royal craint-il que des auteurs profitent de leur position au sein de l’institution pour produire des œuvres condamnables. Par exemple, Fréret, tout académicien qu’il est, va être embastillé suite aux plaintes de son confrère l’abbé Vertot, après avoir produit un Mémoire Sur l’Origine des Francs (1714) dans lequel il évoque les origines germaniques de ces derniers, alors que l’opinion commune les donnait descendants de Grèce ou de Troie. Certains académiciens jouent également un rôle important dans la censure à la librairie royale (les frontières entre les institutions royales sont mouvantes) et peuvent utiliser ce statut pour laisser passer des œuvres plus ou moins subversives, comme le fait entre autres Fontenelle. Enfin, l’Académie se définit aussi d’une certaine manière comme « auteur » en contrôlant les écrits qu’elle livre au public. Elle est l’auteur des Mémoires parce qu’elle les a sélectionnés et elle sait les expliquer 11 . Déjà l’Académie se censure dans ce qui apparaît pourtant comme un texte de première main, le Registre journal des délibérations. En effet, le secrétaire perpétuel supervise ce registre qui compile les discussions académiques et ne retient que ce qui lui paraît mémorable. Certains passages, qui se font l’écho de discussions trop âpres, sont parfois raturés. 9 Ibid., p. 34. 10 Ibid., p. XXII-XXIII. 11 Sur la définition d’auteur comme celui qui est capable d’expliquer son œuvre voir Michel Foucault, L’Ordre du discours, Paris, Gallimard, 1971. Censure(s) à l’Académie royale des Inscriptions et Belles-lettres 381 En définitive, le règlement évoque peu l’activité de censure, l’Histoire à peine et les éloges, qui apparaissent comme autant d’éléments participant à la monumentalisation académique par le biais de la compilation de vie pseudo-héroïque de ses membres (Vaillant qui avale des médailles en revenant d’Alger et qui les remet à Lyon), ne sont guères plus bavards sur la question. Par exemple, Pouchard, un Normand qui a dirigé le Journal des Savants, académicien de 1701 à 1705 est repéré par Jean-Dominique Mellot comme un censeur actif 12 ; or la seule mention de cette activité dans son éloge est la suivante : « M. Pouchard peut avoir quelquefois trop suivi son penchant à la critique, mais il n’a pas cru que ses décisions fussent des arrêts, & nous devons croire qu’il les a faites avec simplicité & suivant ses lumières » 13 . Si l’activité de censure apparaît finalement peu dans l’Histoire de Boze et le règlement de 1701, peut-être est-ce aussi parce qu’elle prend une forme différente de la censure directe et traditionnelle. En effet, plutôt que de contrôler des œuvres, l’Académie contrôle des activités, activités qui sont en fait autant de ses prérogatives : médailles, inscriptions, etc. Le règlement le rappelle entre autres dans son article 29 : LORSQUE le Roi ou quelques Particuliers voudront faire travailler à quelques Inscriptions ou Monumens, & que l’Académie sera consultée, Elle s’appliquera très-particulièrement à donner une prompte & entière satisfaction 14 . 2. Quand la censure permet de défendre les privilèges académiques : les affaires Ménestrier et Godonnesche Non seulement l’institution royale réfléchit à la réalisation des monuments inscrivant les exploits du roi comme faits historiques, mais elle compose également les devises donnant sens à ces derniers tout en leur conservant une part de mystère liée à l’utilisation du latin 15 . Or, à la fin des années 1680, le Jésuite lyonnais Claude-François Ménestrier compose un ouvrage 12 Voir colloque sur Fontenelle organisé à l’Université de Rouen par Claudine Poulouin et François Bessire en octobre 2007. Publication des Actes à venir. 13 Claude Gros de Boze, Histoire de l’Académie royale des Inscriptions…, op.cit., p.39, t. I. 14 Ibid., p. 35. 15 Françoise Waquet, Le Latin ou l’empire d’un signe XVI e -XX e siècle, Paris, Albin Michel, 1998. Fabrice Charton 382 compilant les grands monuments du règne de Louis XIV 16 . Alors même qu’il est reconnu au sein de la République des Lettres, il est pourtant accusé d’empiéter sur les prérogatives académiques 17 . Son ouvrage paraît pourtant à nouveau en 1691, et crée une nouvelle polémique ; il est alors augmenté de planches gravées de médailles dites « scandaleuses » qui ont été frappées en Hollande, et qui représentent le roi dans des postures bien mortelles : vomissant, déféquant, etc. Plus que ces images insultantes, ce qui interpelle le souverain, à qui le livre est présenté, c’est l’absence de cohérence dans la politique iconographique de son Académie des Inscriptions et le petit nombre de médailles frappées 18 . Les années 1690 vont alors être consacrées à une reprise en main de l’institution par le pouvoir royal incarné en la personne des Pontchartrain (le Chancelier Louis de Pontchartrain, puis son fils le Comte Jérôme de Pontchartrain 19 ) et de leur neveu et cousin l’abbé Jean-Paul Bignon. Cette période de réforme atteint son apogée en 1702 avec la publication d’un médaillier papier. Ce dernier est un témoin fidèle de la série métallique uniforme, c’est-à-dire des 318 médailles représentant à l’avers un portrait du roi et au revers des grandes actions royales 20 . 16 Claude-François Ménestrier, Histoire du règne de Louis Le Grand par les médailles, emblèmes, devises, jettons, inscriptions, armoiries et autres monumens publics recueillis et expliqués, Paris, Nolin, 1689. Édition augmentée des planches scandaleuses publiée à Amsterdam en 1691, une autre sans les planches en 1693, enfin une dernière édition corrigée et augmentée en 1700. 17 A propos de Claude-François Ménestrier voir : Paul Allut, Recherches sur la vie et sur l’œuvre du Père Claude-François Menestrier, suivies d’un recueil de lettres inédites de ce père à Guichenon et quelques autres lettres de divers savans de son temps, inédites aussi, Lyon, Scheuring, 1856, p. 375. Publication prochaine d’un colloque ayant eu lieu à Grenoble et Lyon sous la direction de Gérard Sabatier en octobre 2005. 18 « Je présentay mon livre au Roy à Versailles dans son cabinet en l’an 1689, et il eut la bonté d’en lire le titre, l’épistre dédicatoire, et le sonnet qui est la teste, et de parcourir les Médailles, les Devises, les Jetons, et les autres Figures, et estant tombé sur un endroit où je parlais de Monseigneur le Dauphin, il l’appela et luy dit venez Monseigneur, voicy choses qui vous regardent ». Cité par Stéphane Van Damme, Un jésuite homme de lettres au Grand Siècle. Contribution à une histoire sociale des auteurs. Claude-François Ménestrier (1631-1705), maîtrise sous la direction de Daniel Roche, Paris I, 1992, p. 111. 19 Voir à ce sujet Charles Frostin, Les Pontchartrain ministres de Louis XIV. Alliances et réseau d’influence sous l’Ancien Régime, Rennes, PUR, 2006. 20 Médailles sur les principaux événements du règne de Louis Le Grand avec des explications historiques, Paris, Académie royale des médailles et des inscriptions, MDCCII. On consultera entre autres sur cette histoire métallique l’ouvrage de Josèphe Jacquiot, Médailles et jetons de Louis XIV d’après le manuscrit de Londres Add. 31908, Paris, Imprimerie Nationale, Klincksieck, 1968, 4 vol., ou encore le catalogue réalisé à l’occasion de l’exposition autour de ces médailles à l’Hôtel des Censure(s) à l’Académie royale des Inscriptions et Belles-lettres 383 L’obtention du règlement, comme marque de légitimation de la part du pouvoir royal, vient couronner l’activité académique 21 . C’est la première grande étape de l’institutionnalisation de l’Académie des Inscriptions et Belles-lettres ; une étape qui va être renforcée par l’obtention de Lettres patentes en 1713. Quelque trente années après l’épisode de l’ouvrage de Ménestrier, soit en 1728, c’est un certain Nicolas Godonnesche 22 , graveur de l’Hôtel des Monnaies, qui se lance dans une aventure littéraire similaire à celle du jésuite. Dans les deux cas, l’Académie réagit rapidement face à ce qu’elle considère comme une atteinte à ses prérogatives. De prime abord, ces affaires semblent relever uniquement du fonctionnement interne de l’institution (même s’il est vrai qu’elles mettent aux prises les académiciens avec des individus extérieurs à leur groupe). Elles masquent en réalité des enjeux beaucoup plus profonds et fondamentaux, images à échelle réduite du renouvellement des idées qui marque la France dès la fin du XVII e siècle et qui s’accentue et se confirme au XVIII e siècle. Elles soulignent encore les réactions de la monarchie absolue face à la construction et au contrôle de son image, à une époque où elle tend à lui échapper de plus en plus. Graveur à l’hôtel des monnaies, Nicolas Godonnesche commet un médaillier du règne de Louis XV et réclame un privilège de publication 23 . Face à cet auteur, l’Académie défend son graveur, l’éminent Boullongne. On retrouve trace de cette affaire non seulement dans le médaillier en question, l’auteur ayant été contraint d’intégrer à la fin une lettre d’excuse qu’il a rédigée à l’attention de l’Académie des Inscriptions, mais aussi dans les procès-verbaux de l’institution. C’est dire l’importance que l’Académie donne ou souhaite donner à cette affaire. Claude Gros de Boze, en sa qualité de secrétaire perpétuel, mène l’enquête sur cet ouvrage, après, semble-t-il, avoir été alerté par l’abbé Jean-Paul Bignon. Ainsi, les institutions et les Hommes au service de la monarchie se relaient afin de défendre efficacement leurs prérogatives et l’image de leur maître. Mr De Boze a dit qu’ayant appris au commencement du mois dernier que le Sr Godonnesche, autrefois employé en qualité d’Ecrivain sous le Garde des Médailles du Cabinet du Roy, Et travaillant presentement à des Desseins sous les ordres du Directeur de la Monoye des Médailles de Sa Majesté, Monnaies de Paris, La Médaille au temps de Louis XIV, Paris, Imprimerie Nationale, 1970 ou enfin les travaux de Mark Jones, Medals of the Sun King, Londres, British Museum, 1979. 21 Claude Gros de Boze, Histoire de l’Académie royale…, op.cit., t. 1, pp. 23-43. 22 A. Blanchet, « Les Recueils de médailles édités par Godonnesche et Fleurimont », dans Revue numismatique, 1925, pp. 204-211. 23 Nicolas Godonnesche, Médailles du règne de Louis XV, 1728. Fabrice Charton 384 avoit fait graver un Recueil de celles du Roy, dont il distribuoit dejà des Exemplaires, Et pour la vente publique duquel il sollicitoit un Privilege. Lui, Mr De Boze, auroit crû qu’il estoit de l’intérest de la Compagnie, et par conséquent de son devoir particulier de s’y opposer, et d’en porter des plaintes à Monsieur Le Duc D’Antin, par qui l’Académie reçoit les ordres du Roy, a Monsieur Le Garde des Sçeaux & à Mr Chauvelin son neveu, chargé sous ses ordres du soin de la Librairie, et qu’il leur avoit donné à chacun le Mémoire suivant 24 . S’il y a bel et bien un relais entre les institutions royales en matière de construction de l’image du souverain, on observe également des querelles de préséances, non sur la qualité des travaux réalisés mais sur la défense de prérogatives octroyées par le pouvoir royal. En effet, dans l’affaire Godonnesche, transparaît l’opposition entre « arts libéraux » et « arts mécaniques ». L’Académie des Inscriptions, si elle souligne la qualité de l’ouvrage de Godonnesche, ne le fait que pour reconnaître la perfection des gravures. La partie plus littéraire, plus intellectuelle, celle de la description de la médaille, celle qui donne sens à l’image et la devise, est jalousement défendue par l’institution 25 : Ce prétendu Recüeil des Médailles de l’histoire du Roy n’est remarquable que par les ornemens de la gravûre. D’ailleurs il fourmille de fautes ; Il n’y a presqu’aucun article où l’on n’en puisse montrer, et dans la plûpart l’imprudence egale l’ignorance 26 . L’Académie profite de l’affaire pour rappeler qu’elle est le seul organe accrédité par le pouvoir royal pour produire ce genre d’ouvrage, en dépit même de l’éventuelle qualité de travaux qui pourraient être produits par un particulier. L’institution, la compagnie, c’est-à-dire le groupe, l’emporte sur l’individu. Qui plus est, les Académiciens jaloux de leurs prérogatives, les font valoir en rappelant les concessions accordées par le pouvoir royal au fil des 24 Registre journal des délibérations de l’Académie royale des Inscriptions et Belles-Lettres, Institut de France, microfilm A46-47, f. 39, mardi 17 février 1728 ou encore en annexe du livre de Godonnesche, op. cit., conservé au Musée Condé à Chantilly, cote II C 26 fond Bernier. 25 Par la rédaction de ces longues notices explicatives additionnées aux gravures de médailles, l’Académie des Inscriptions comble d’une certaine manière un manque lié au fait qu’elle ne peut rédiger d’histoire littéraire du roi, prérogative qui revient plus proprement à l’Académie française, comme s’en plaint d’Argenson à son frère au milieu du XVIII e siècle : « Si nous employons du papier à former une histoire du roi ornée de quelques médailles, l’Académie françoise nous fera un procès : ce seroit à elle de la faire. » Marquis d’Argenson, Mémoire et journal inédit, Paris, Jannet, MDCCCLVII, t. V, p. 35. 26 Nicolas Godonnesche, Médailles du règne de Louis XV, op. cit., voir annexe. Censure(s) à l’Académie royale des Inscriptions et Belles-lettres 385 ans. Ces dernières ont été obtenues par un travail intellectuel mis au service du pouvoir : Mais, quand bien même cet Ouvrage seroit aussi parfait qu’il l’est peu, il ne conviendroit point d’en accorder le Privilege à un particulier. C’est à l’Académie Royale des Inscriptions & Belles Lettres qu’appartient, par le titre de son institution, de ses Reglemens, de ses statuts et Lettres patentes, le droit de faire les Médailles pour Le Roy & pour la Monarchie, de les publier & de les expliquer. C’est pour cela principalement qu’elle fut establie par le feu Roy, qui ne lui donna même d’abord que le Titre d’Académie des Inscriptions et Médailles ; Et le nom de Médailles n’a esté changé depuis en celui de Belles Lettres que parce que l’objet du travail de cette Compagnie, estant beaucoup plus étendu, et les Médailles ne faisant qu’une partie de la Littérature, elles sont comprises avec le reste sous le titre général de Belles Lettres 27 . Les Académiciens se méfient de ce qu’un particulier peut faire de leur œuvre. Plus que les prérogatives académiques, c’est l’image même de la monarchie qui est en jeu. En effet, l’Académie est productrice d’images royales, mais comme Paul Tallemant l’a spécifié dans sa célèbre préface à Médailles sur les principaux événements du règne de Louis le Grand en 1702, l’objectif des médailliers papiers est de donner une explication précise aux médailles afin que la postérité puisse lire facilement ces dernières 28 . C’est également utiliser la littérature comme une arme à convaincre, puisque les académiciens orientent aisément leurs commentaires en faveur de leur royal mécène. Bref, laisser cette liberté entre les mains d’un particulier, c’est risquer de mettre en péril la réputation historique du souverain. Qui peut, en effet, publier ces Monuments, et les expliquer d’une façon plus convenable, avec plus d’ordre, de netteté, d’élégance & de précision que ceux qui ont donné toute leur attention à les composer, qui en ont discuté tout les sens & les raports, au lieu qu’un seul mot mal entendu, comme il ne sçauroit manquer de l’estre par un Etranger change communément du tout au tout la vraye & la noble application du sujet & des termes. Le Sr Godonnesche est tombé dans cet inconvénient aux articles les plus essentiels 29 . L’Académie, elle aussi, peut commettre des erreurs dans la rédaction d’une histoire métallique. Si l’erreur est considérée comme gravissime chez un 27 Ibid. 28 La préface de Paul Tallemant, secrétaire perpétuel de l’Académie des Inscriptions lors de la publication du médaillier en 1702, a été retirée de l’ouvrage à la demande du roi. Il en demeure néanmoins plusieurs exemplaires manuscrits dont un au Cabinet des manuscrits de la BnF, Ms. fr. 13070, ff. 154-161. 29 Nicolas Godonnesche, Médailles du règne de Louis XV, op. cit., voir annexe. Fabrice Charton 386 particulier, elle apparaît comme un droit au sein de l’institution. Cette dernière a en effet le privilège de revenir sur l’histoire métallique en l’augmentant, en la corrigeant, et le meilleur exemple reste sans aucun doute le médaillier de 1702, duquel le roi Louis XIV fit supprimer la préface, corriger les notices et augmenter le nombre des médailles, pour donner lieu à une seconde version en 1723, version que Gros de Boze connaît bien puisqu’il en est le principal artisan 30 : L’Académie, préposée à la composition & à l’explication de ces Monumens, s’y préte toûjours avec zéle ; Et les biensfaits, que le Roy ne se lasse point de repandre sur elle, marquent ses succés. Elle a aussi la liberté de réformer son ouvrage, d’y ajoûter, pour sa perfection, des sujets qu’on avoit peut estre trop negligez dans le temps d’en retrancher d’autres dont on avoit trop fait de cas ou que la suite des événemens a condamnez au silence & l’histoire métallique du feu Roy en fournit beaucoup d’exemples 31 . En la matière, l’affaire Ménestrier fait jurisprudence. En effet, l’Académie y revient en insistant sur deux aspects : d’une part la primeur de publication à laquelle elle a droit en matière d’histoire métallique, d’autre part le fait que Ménestrier, en dépit de sa réputation méritée, s’est néanmoins vu interdire sa publication. Donc, Nicolas Godonnesche, dont les qualités (ou plutôt la réputation) sont loin d’être égales à celles du jésuite, mérite encore moins l’autorisation de publier son ouvrage. Soulignons que dans les deux affaires, en dehors des prérogatives académiques, il est surtout question d’une affaire plus sensible, celle du contrôle de l’image royale. Dans le cas de Ménestrier, la Petite Académie doit se ressaisir dans son programme de production métallique, parce que l’ouvrage du jésuite est rempli de médailles « scandaleuses » dans sa version de 1691. Dans le cas de Godonnesche, c’est parce qu’un particulier ne peut pas expliquer correctement les médailles du règne dans la mesure où il n’est pas dans le secret du roi et ignore donc les ressorts profonds qui animent son action. Le seul et véritable auteur du médaillier ne peut être que l’Académie royale car elle est seule à pouvoir expliquer son contenu. Seule l’institution participant au mystère de l’action royale peut donc expliquer correctement cette dernière représentée en médailles : 30 Marquis d’Argenson, Mémoires..., op. cit. évoque cette réformation du médaillier de l’Académie des Inscriptions : « M. de Boze, pendant la régence, ayant fait une nouvelle édition sous les yeux de M. d’Antin, on en changea un quart, tant pour le type que pour les légendes. Je viens de les comparer. Ces changements ne se font qu’en gravant de nouveaux coins ». Claude Gros de Boze, Médailles sur les principaux événements du règne entier de Louis le Grand avec des explications historiques, Paris, Imprimerie Royale, 1723. 31 Nicolas Godonnesche, Médailles du règne de Louis XV, op. cit., voir annexe. Censure(s) à l’Académie royale des Inscriptions et Belles-lettres 387 Quelques années avant que l’Académie donnât la premiére Edition de cette Histoire, le P. Menestrier, Jésuite célébre, en voulut publier une dont il avoit même obtenu le privilége, et pour laquelle on avoit déjà gravé un grand nombre de planches. Cette Edition fut arrestée et ce ne fut que plusieurs années après que celle de l’Académie eut esté mise au jour, que l’on permit ou toléra celle du P. Menestrier, qui quoiqu’inférieure en tout sens à celle de l’Académie, pouvoit cependant lui enlever le mérite de la nouveauté, qui parmi nous met le prix à la plûpart des choses 32 . Godonnesche est d’autant plus condamnable aux yeux des académiciens qu’il profite du rang qu’il occupe au sein d’une institution royale, l’Hôtel des Monnaies, pour détourner l’ouvrage de l’Académie. Ce passage permet à nouveau d’apprécier les liens étroits qui unissent les institutions royales dans le cadre de la production des images du roi et du règne, mais également les rivalités qui existent entre activités intellectuelles - celles de l’Académie des Inscriptions - et activités manuelles - celles de la Monnaie. Gros de Boze rappelle que le directeur de la Monnaie des Médailles, même s’il occupe une place de qualité au sein de l’administration royale, n’a pas davantage de droits sur la publication de l’histoire métallique que son employé le Sieur Godonnesche. Un employé, qui comme Gros de Boze, a occupé la charge de garde du Cabinet des Médailles du roi 33 . Peut-être la succession des deux hommes à ce poste prestigieux est-elle à l’origine d’un différent personnel qui les oppose, et qu’ils rendent public dans le cadre de l’affaire qui nous intéresse ici. Bref, Claude Gros de Boze et Nicolas Godonnesche se connaissent avant même l’affaire du médaillier de Louis XV. L’âge de Godonnesche fait partie des arguments dont use son contradicteur pour justifier les prises de positions de l’institution qu’il représente. Godonnesche est trop jeune pour réaliser un ouvrage de qualité. C’est, dans le réquisitoire de Gros de Boze, un argument des plus discutables, quant on sait que lui-même a été nommé secrétaire perpétuel de l’Académie des Inscriptions à l’âge de 26 ans : Si on en a usé ainsi à l’égard du P. Menestrier homme de mérite & accrédité, Que n’auroit on point à dire en pareil cas à un jeune homme, qui sans consulter personne pour publier le travail de l’Académie abuse clandestinement de l’avantage qu’il a d’estre employé au Balancier sous les ordres du Directeur de la Monoye des Médailles, qui lui même loin d’avoir ce droit là, prévariqueroit s’il vouloit se l’attribuer. C’est comme si un des Escrivains, employé par le secretaire de l’Académie, s’avisoit de publier les 32 Ibid. 33 Alfred Franklin, Les Anciennes Bibliothèques de Paris, Paris, Imprimerie nationale, t. II, 1870. Fabrice Charton 388 Registres qu’on lui donne à transcrire, et dont il auroit fait pour lui une copie 34 . Ce passage, par la comparaison proposée par Gros de Boze, marque clairement l’existence d’une hiérarchie au sein de l’Académie des Inscriptions. Audelà même des différences de rangs occupés par les académiciens en application du règlement, se distinguent au sein de l’institution, les « auteurs » c’est-à-dire les académiciens travaillant sur des travaux précis avec une visée éditoriale, et les « écrivains », c’est-à-dire les secrétaires qui n’ont pour mission que celle de tenir la plume afin de compiler, et de laisser une trace de l’activité académique. 3. Quand les académiciens se font piéger par la censure Alors qu’ils pensent laver l’affront, et laisser une trace exemplaire de l’affaire, en compilant le déroulement de celle-ci dans leurs procès-verbaux, les académiciens sont piégés par cet écrit, en y introduisant des textes qui ont les effets d’une « bombe à retardement ». Gros de Boze et ses pairs demandent en effet à Godonnesche de rédiger une lettre d’excuse : Qu’en conséquence de ce Mémoire & des conférences que lui M. De Boze avoit eues avec ces Messieurs, non seulement le Privilege solicité par le Sr Godonnesche lui avoit esté refusé, mais que de plus il avoit esté arresté que le Sr Godonnesche écriroit à l’Académie une Lettre d’excuses sur la témérité de son entreprise, et que pour mieux lui témoigner à cet égard son repentir & sa soumission, il joindroit à sa lettre les planches mêmes & les Exemplaires de son ouvrage. Que la Compagnie entrant en commisération de son estat, et ayant encore plus d’égard à l’imperfection de l’ouvrage qu’aux excuses & à la soûmission de l’auteur, lui rendroit le tout, sous l’expresse condition néantmoins de ne pouvoir annoncer ni afficher ce prétendu Recuëil, de cesser d’en poursuivre aucun privilege capable d’induire le Public en erreur ; et surtout de ne pas récidiver par nouvelle Edition, continuation ou autre voye directe ni indirecte 35 . L’Académie des Inscriptions reconnaît bien Godonnesche comme auteur, comme celui qui a produit l’œuvre condamnable. De même, elle place celuici dans la position d’auteur, lorsqu’elle évoque le public susceptible de lire son ouvrage. Une fois de plus, on peut noter que, ce qui inquiète principalement l’institution, c’est l’éventuelle lecture détournée des images royales qu’elle a produite, sous l’effet des explications non-officielles de Godonnesche, risquant « d’induire le Public en erreur ». Les Académiciens finissent 34 Ibid. 35 Ibid. Censure(s) à l’Académie royale des Inscriptions et Belles-lettres 389 de se piéger en introduisant dans leur compte-rendu la fameuse lettre d’excuse : Qu’en conséquence de ces arrestez, Le dit Sr Godonnesche avoit écrit ce matin même à la Compagnie la lettre suivante : Messieurs, Je reconnois le tort que j’ai eu d’entreprendre le Recuëil des Médailles du Roy que je viens de faire graver avec de petites Descriptions. Quelque soin que j’y aye donné, et quelque dépense que j’y aye faite, je me suis aperçû, mais trop tard, qu’il n’y avoit que vous, Messieurs, qui eussiez les talens necessaires pour executer un pareil ouvrage ; comme vous avez seuls le droit de l’entreprendre. Je crois ne pouvoir mieux vous marquer à cet égard mon repentir & ma soûmission qu’en vous remettant toutes les planches & toutes les Epreuves que j’ai fait tirer de ce Recuëil, afin que vous décidiez plus absolument de mon sort et que si vous avez quelqu’indulgence pour ma situation, j’aye toute ma vie un nouveau titre d’estre avec la plus vive reconnoissance & le plus profond respect Messieurs Votre très humble & très obéissant serviteur signé Godonnesche 36 . Avancée comme un signe de leur victoire sur le graveur, la lettre apparaît en réalité comme une sorte de piège qui se referme sur eux, et même plus généralement sur les institutions royales. Certes, Godonnesche se plie aux exigences de l’Académie des Inscriptions en rédigeant ce billet d’excuse. On voit la force qu’accorde l’institution, et plus généralement la société d’Ancien Régime, à l’écrit. Mais, il profite également de ce papier comme d’une tribune pour faire valoir des idées nouvelles. Ainsi, sous la forme d’un éloge aux académiciens, de manière à peine voilée, il se fait le chantre du « talent » face à la « naissance ». L’auteur n’évoque pas directement le service du pouvoir royal pour justifier les prérogatives académiques, mais la reconnaissance, non sans ironie, des « talens necessaires pour exécuter un pareil ouvrage ». Dans la même phrase Godonnesche oppose les « talents » au « droit ». Plus que leur talent, c’est le droit que les académiciens ont reçu du pouvoir royal qui les autorise à commettre une histoire métallique du règne. Enfin, l’Académie délibère en corps pour mieux condamner l’œuvre de l’individu isolé : Après la Lecture de cette Lettre, l’Académie ayant examiné par elle meme l’ouvrage & les Planches, a unanimement consenti que le tout fut rendu à l’Auteur persuadée qu’une production de cette nature très imparfaite en elle même, et d’ailleurs remplie de fautes et de contresens, ne pourroit jamais estre attribuée à l’Académie par aucune personne raisonnable 37 . 36 Ibid. 37 Ibid. Fabrice Charton 390 Pourtant, les efforts mis en œuvre par l’institution pour réduire à néant l’ouvrage de Godonnesche semblent prouver le contraire. Déjà Paul Tallemant adressait les mêmes reproches à l’ouvrage de Ménestrier, et lui aussi s’en remettait au bon sens des lecteurs. L’Académie des Inscriptions n’hésite pas à mettre en scène une sorte de procès (jouant finalement pleinement son rôle de censeur) retracé par le procès-verbal, avec un accusateur public en la personne de Claude Gros de Boze, un coupable de crime de lèse-majesté le Sieur Godonnesche, et un tribunal avisé en matière littéraire, l’Académie royale des Inscriptions et Belles-Lettres. Dans un premier temps, les preuves à charge contre l’accusé sont présentées au tribunal ; en guise de défense, semblant à cours d’arguments, l’accusé produit une lettre d’excuse, mais plus « explosive » qu’il n’y paraît de prime abord ; enfin la cour délibère, et l’accusé entend le verdict, après qu’il a quitté l’antichambre dans laquelle il se trouvait pour retrouver l’assemblée. Le procès-verbal mentionne d’ailleurs avec soin et insistance ce mouvement, ce déplacement de Godonnesche de l’extérieur vers l’intérieur comme pour rappeler qu’il n’appartient pas au corps académique (un peu à l’image des futurs académiciens qui attendent dans la même antichambre l’autorisation de leurs pairs pour s’introduire dans la salle de séance ou bien comme les délégations venant de l’extérieur qui sont accueillies dans cette antichambre) : De Laquelle Délibération Procez verbal ayant esté dressé et transcrit au dos de la Lettre du dit Godonnesche qui attendoit dans l’Antichambre de l’Académie, il a esté introduit dans l’Assemblée, ou après avoir renouvellé ses excuses à l’Académie, et Lecture lui ayant eté faite et copie delivrée de la susdite Délibération, il a solemnellement promis l’observer de point en point sous les peines de droit, et a mis de sa main à la suite de cette delibération une Reconnaissance en ces termes 38 . Notons une nouvelle fois combien l’institution est sensible aux écrits. Il est vrai qu’elle attend de Godonnesche le renouvellement de ses excuses à l’oral, comme pour redoubler l’effet produit par le texte, mais ce qu’elle introduit en priorité dans le document officiel, c’est bien la reproduction intégrale de la lettre d’excuse. Non contente d’entendre Godonnesche reconnaître officiellement sa faute, et accepter le délibéré de l’institution, l’Académie lui fait inscrire : Je reconnais que Messieurs de l’Académie Royale des Inscriptions & Belles Lettres ont eu la bonté de me rendre toutes les Planches & toutes les Epreuves de l’ouvrage mentionné en la Lettre d’excuses que j’ai eu l’honneur de leur écrire ce jourd’huy après m’avoir fait lecture et donné copie de 38 Ibid. Censure(s) à l’Académie royale des Inscriptions et Belles-lettres 391 la Délibération prise à ce sujet en leur assemblée de ce même jour, aux conditions et resultat de laquelle Délibération je promets de me conformer exactement. A Paris ce 17 Février 1728 ; Signé Godonnesche 39 . L’Académie des Inscriptions, comme pour détruire les effets des écrits de Godonnesche, lui impose une nouvelle rédaction dans laquelle il reconnaît son erreur. Bref, pour l’Académie, l’action est retranscrite à l’écrit, et celle-ci passe par l’écrit en tant qu’acte productif ou contre-productif. Non seulement, cet écrit atteste que Godonnesche se plie aux délibérations de l’Académie, mais revient aussi avec insistance sur la récupération des planches de son ouvrage, qu’il avait cédées aux académiciens, comme il l’évoque précédemment dans sa lettre d’excuse. L’Académie semble ainsi se protéger contre d’éventuelles attaques de plagias, mais là encore, on peut se demander dans quelle mesure l’institution ne se piège pas elle-même en confisquant dans un premier temps, puis en rendant dans un second temps les planches, et surtout en insistant pour que l’auteur reconnaisse officiellement qu’il a bien récupéré son ouvrage. Ce va-et-vient des planches gravées (on veut les voir, on les confisque, on les examine, on les rend à son auteur, ce dernier atteste qu’on les lui a bien rendues) donne le sentiment qu’elles ont bien une certaine valeur, qu’elles peuvent avoir des effets, contrairement aux premiers jugements portés par l’Académie. L’un des enjeux importants de cette affaire reste le privilège de publication. L’exposé de l’affaire montre que la principale préoccupation de l’Académie est l’éventuelle obtention d’un privilège de publication en faveur de Godonnesche. L’octroi d’un privilège de publication aurait sonné comme une reconnaissance officielle de l’ouvrage, et donc de l’œuvre, et de la qualité d’historien en médailles de Godonnesche ; c’est-à-dire la reconnaissance à un particulier d’une fonction dévolue à l’institution. Qui plus est, le privilège de publication aurait participé à la réputation de Godonnesche, alors même que l’individu mettait le pouvoir royal en difficulté 40 . L’affaire n’en reste pas là, on apprend ainsi dans l’additif au médaillier de Godonnesche, que l’homme non content d’avoir provoqué l’Académie des Inscriptions, poursuit contre l’avis de cette dernière son médaillier, et, haut crime contre le pouvoir royal, il possède un atelier d’impression clandestin, qu’il met qui plus est au service du jansénisme 41 . On peut d’ailleurs se 39 Ibid. 40 Sur le privilège de publication voir : De la publication entre Renaissance et Lumières, Etudes réunies par Christian Jouhaud et Alain Viala, Paris, Fayard, 2002. Voir en particulier la contribution de Nicolas Schapira, « Quand le privilège de librairie publie l’auteur », pp. 121-137. 41 Le fait que Godonnesche soit janséniste n’est quasiment pas utilisé par l’Académie des Inscriptions comme argument à charge. Il faut dire que Rollin en 1707 ou Fabrice Charton 392 demander si la mise en parallèle des affaires Ménestrier et Godonnesche, n’est pas en réalité une mise en accusation de Jansénistes par le biais de Godonnesche et une défense des Jésuites par celui de Ménestrier dont les qualités sont plusieurs fois reconnues dans le procès fait au graveur de l’Hôtel des Monnaies ; d’autant plus que le secrétaire perpétuel Claude Gros de Boze a lui même été formé au collège jésuite lyonnais de la Trinité 42 : Depuis ce temps là, le Sr Godonnesche n’a pas laissé de continuer, mais en cachette, son travail sur les Médailles du Regne de Louis XV. Il a de même gravé & expliqué celles des années 1728, 1729, & 1730. Et faisant alors un dernier effort pour piquer davantage la curiosité des amateurs de ce genre de Littérature, il joignit à son Recuëil deux Médailles qu’on avoit supprimées au Balancier, l’Une sur le mariage, l’autre sur l’Entrée de l’Infante. A la vérité, il n’osa pas les faire graver comme les autres mais il les écrivit à la main en caractères moulez, qui peuvent le disputer à la gravure. Le succès n’ayant pas répondu à son attente, il abandonna l’ouvrage & résolut de consacrer ses talents au parti des Jansénistes. Il dessina & grava pour Eux douze petites Estampes destinées à servir d’épreuves & d’ornement à un de leurs Livres intitulé Explication abrégée des principales questions qui ont rapport aux affaires présentes suivies d’un parallèle des propositions du P. Quesnel avec l’Ecriture sainte & les traditions apostholiques, 1731. Le Livre fut saisi, Le Sr Godonnesche fut arresté & conduit à la Bastille le 21 juillet 1732. On trouva chez lui, les dits Desseins originaux, les planches gravées & la presse sous laquelle il en tiroit lui même les tailles douces. Il fut remis en liberté le 21 novembre suivant, après avoir donné de grandes marques de repentir & les plus fortes assûrances de sa circonspection pour l’avenir. Au sortir de la Bastille M. Delotte Directeur de la Monnoye des Médailles, qui l’y employoit en qualité de dessinateur n’ayant plus voulu se servir de lui, il s’est retiré dans le sein de sa famille chargée de veiller à sa conduite 43 . Là où les institutions royales ont échoué comme échelon de contrôle de l’individu, c’est la famille comme cellule de base de la société, qui récupère son fils, Nicolas Godonnesche 44 . Louis Racine en 1719, sortis de l’Académie française pour cause d’amitiés jansénistes, ont été récupérés dans les rangs de l’Académie des Inscriptions. Néanmoins, les sympathies jansénistes de Godonnesche ne jouent certainement pas en sa faveur. Sur ces questions voir Catherine Maire, De la cause de Dieu à la cause de la Nation, Paris, Gallimard, 1998. 42 Stéphane Van Damme, Le Temple de la sagesse : Savoirs, écriture et sociabilité urbaine (Lyon XVII e -XVIII e siècles), Paris, éd. EHESS, coll. « Civilisations et société », 2005. 43 Nicolas Godonnesche, Médailles de Louis XV, op. cit. 44 A ce sujet voir les développements d’Arlette Farge et Michel Foucault, Le Désordre des familles. Lettres de cachet des archives de la Bastille, Paris, Gallimard, coll. Censure(s) à l’Académie royale des Inscriptions et Belles-lettres 393 Plus que la mise à l’écart ou le redressement d’un individu ce sont, dans ces affaires Ménestrier et Godonnesche, la protection de l’institution, des prérogatives des académiciens, et la conservation de l’image royale face à d’éventuels détournements qui sont les principaux enjeux. Comme Claude- François Ménestrier dans les années 1690, Godonnesche, pour réaliser son médaillier, profite d’une brèche laissée entrouverte par une Académie des Inscriptions qui ne manque pas de rigueur mais qui s’intéresse finalement peu à sa mission d’origine. Depuis l’obtention du règlement de 1701, les activités académiques se sont diversifiées, et l’histoire par les médailles n’est plus au premier plan. Ainsi au milieu du XVIII e siècle, le nouveau président de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, le Marquis d’Argenson, dans une lettre qu’il adresse à son frère, déplore la lenteur et la mauvaise qualité de l’histoire métallique de Louis XV : Je m’occupe toujours beaucoup, mon cher frère, de l’histoire métallique du roi, et en voici des réflexions : Elle est impossible à donner au public sur ce que nous avons de médailles, que j’ai bien examinées et confrontées avec celles du feu roi. Le contraste nous seroit trop humiliant 45 . L’Académie royale des Inscriptions veut apparaître comme le seul véritable auteur de l’histoire du roi par médailles, privilège que ses secrétaires perpétuels (tour à tour dans les affaires Ménestrier et Godonnesche, Paul Tallemant et Claude Gros de Boze) défendent avec force ; elle se veut également la gardienne de l’image royale, à laquelle pourtant elle travaille de moins en moins au fil du XVIII e siècle 46 . En 1728, le graveur de l’Hôtel des Monnaies Nicolas Godonnesche, valorisant le talent sur la naissance, manifeste quant à lui le cheminement inéluctable des idées des Lumières en France. Plus que contre une institution royale (l’Académie des Inscriptions) c’est au sein même des institutions royales (l’Hôtel des Monnaies) que l’homme sévit. Ces institutions ont pour vocation de renforcer une monarchie qui se veut de plus en plus absolue en utilisant notamment la censure, mais en définitive elles lui portent atteinte de l’intérieur. Probablement ce risque de subversion interne peut-il expliquer le fait que l’Académie doit « Archives », 1982. Sur le rôle paternaliste joué par le monarque, on peut également consulter l’analyse de Pierre Ronzeaud, « La métaphore paternaliste » dans Peuple et représentation sous le règne de Louis XIV : Les représentations du peuple dans la littérature politique en France sous le règne de Louis XIV, Aix-en-Provence, Université de Provence, 1988, chap. IX. 45 Marquis d’Argenson, Mémoire…, op. cit., t. V, pp. 34-36, le 24 août 1749. 46 L’Académie, par exemple, ne multiplie guère les images de Louis XV dans la seconde partie de son règne, époque où le souverain pourtant impopulaire aurait bien eu besoin d’une politique iconographique performative et renforcée afin de contrecarrer les critiques. Fabrice Charton 394 avant tout censurer les œuvres des siens avant celles venues de l’extérieur. En définitive, l’étude de l’activité de censure à l’Académie révèle les évolutions d’une institution quelque peu coincée entre les valeurs du Grand siècle, qui perdurent, et les idées nouvelles de celui des Lumières qui s’imposent progressivement et sûrement.