eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 36/71

Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
121
2009
3671

La Censure des libelles diffamatoires à cief

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2009
Anna Arzoumanov
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PFSCL XXXVI, 71 (2009) La Censure des libelles diffamatoires à clef ANNA ARZOUMANOV Université Paris-Sorbonne Cet article 1 est né d’une interrogation face à un épisode du roman d’Alexandre Dumas, Le Collier de la reine, qui met en lumière certaines images d’Épinal associées traditionnellement aux stratégies de contournement de la censure. À la veille de la Révolution, une scène insolite se déroule sous les yeux d’une large assemblée de notables, réunis pour une séance de mesmérisme. Cette doctrine préconise la méthode dite « du baquet » qui consiste à guérir un malade en lui faisant perdre tout contrôle de soi. Cette fois-ci, la personne qui fait l’expérience n’est pas n’importe qui. C’est en effet un sosie parfait de la reine Marie-Antoinette qui est atteint d’une crise de démence, se convulsionne et éclate d’un rire hystérique. Ce spectacle est une occasion rêvée pour les adversaires de la reine de la discréditer encore un peu plus 2 . Ici, un de ces hommes de l’ombre, Joseph Basalmo, cherche à convaincre un journaliste de publier cette anecdote dans un libelle, ce qui devrait lui permettre de rencontrer un fort succès éditorial : Pendant ce temps, l’homme qui avait signalé la prétendue reine aux regards des assistants frappait sur l’épaule d’un des spectateurs à l’œil avide, à l’habit râpé. Pour vous qui êtes journaliste, dit-il, le beau sujet d’article ! Comment cela ? répondit le gazetier. En voulez-vous le sommaire ? Volontiers. Le voici : « Du danger qu’il y a de naître sujet d’un pays dont le roi est gouverné par la reine, laquelle reine aime les crises ». Le gazetier se mit à rire. 1 La réflexion proposée ici s’inscrit dans le cadre d’une thèse sous la direction de Delphine Denis, qui porte sur les lectures à clef sous l’Ancien Régime. 2 Sur l’image de Marie-Antoinette dans les libelles, voir le livre de Chantal Thomas, La Reine scélérate : Marie-Antoinette dans les pamphlets, Paris, Seuil, 2003. Anna Arzoumanov 396 Et la Bastille ? dit-il. Allons donc ! est-ce qu’il n’y a pas les anagrammes, à l’aide desquelles on évite tous les censeurs royaux ? Je vous demande un peu si jamais un censeur vous interdira de raconter l’histoire du prince Silou et de la princesse Etteniotna, souveraine de Narfec ? Hein ! qu’en dites-vous ? Oh ! oui, s’écria le gazetier enflammé, l’idée est admirable. Et je vous prie de croire qu’un chapitre intitulé : Les Crises de la princesse Etteniotna chez le fakir Remsem, obtiendrait un joli succès dans les salons 3 . Dans cet extrait, Joseph Basalmo propose au journaliste, comme moyen de contourner la censure, d’écrire un libelle à clef, dont les anagrammes transparentes ne trompent personne. On peut reconnaître en effet sous les noms de Silou, Etteniotna, Narfec et Remsem, ceux de Louis [XVI], [Marie-] Antoinette, France et Mesmer. Alors que le libelle diffamatoire serait traduisible par tous, le cryptage des noms permettrait à son auteur de ne pas être puni par la censure. Cet épisode laisse donc entendre que les instances de la censure ne peuvent pas lutter contre les libelles diffamatoires dès lors qu’ils ne nomment pas leurs victimes. Pourtant l’examen de plusieurs sources met en lumière une réalité beaucoup moins simple. Les Mémoires sur la liberté de la presse de Malesherbes, qui proposent de dresser un bilan sur l’état de la censure en France, ainsi que certaines archives de la prison de la Bastille révèlent qu’il existe bien des possibilités pour le censeur de punir un sens figuré dès lors qu’il lui paraît répréhensible. Il ne s’agit pas ici d’établir une synthèse sur le droit de la diffamation sous l’Ancien Régime, mais d’aborder cette question en observant des pratiques juridiques qui nous renseignent sur le travail des censeurs confrontés à des textes supposés injurieux ou calomnieux. On verra ainsi que la diffamation fait l’objet d’une réflexion qui se complexifie considérablement à la fin du XVII e siècle et durant tout le XVIII e siècle. Parallèlement, les emprisonnements d’auteurs soupçonnés d’avoir écrit des libelles diffamatoires cryptés se multiplient. L’examen de leurs dossiers révèle que, pour punir un livre suspect, les censeurs placent au centre de leur activité un type de lecture particulier, la lecture à clef. Le travail du censeur suppose une manière spécifique d’appréhender le texte, dont on évaluera les enjeux. 3 Alexandre Dumas, Le Collier de la reine, Paris, Gallimard, « Folio », 2002, pp. 259- 261. Nous soulignons. La Censure des libelles diffamatoires à clef 397 La complexification progressive de la réflexion sur la diffamation Le « libelle diffamatoire » est une catégorie qui relève de la police. Depuis l’Antiquité, tout écrit défini comme un libelle diffamatoire est susceptible d’être condamné très sévèrement. L’examen de toute une série de lois 4 sur la diffamation, de l’Antiquité romaine à l’Ancien Régime, a révélé qu’elle avait toujours été considérée comme un crime, passible de la peine de mort, et cela même lorsqu’un libelle n’attaque pas le Roi ou son entourage immédiat. Elle relève d’ailleurs toujours du pénal 5 . Jusqu’au XVIII e siècle, les lois se complexifient en définissant progressivement divers lieux d’exercice de la diffamation (discours, livres, placards) et en prévoyant des poursuites pour tous les acteurs de la publication d’un libelle (auteur, colporteur, imprimeur). Toutefois, elles ne définissent jamais ce qui doit être regardé comme de la diffamation. Comme le montre Laurie Catteeuw dans ce numéro, en examinant la question du libelle diffamatoire sous Louis XIII, il semblerait que tout cet arsenal juridique ait été dans les faits très peu opératoire. Or, à partir de la fin du XVII e siècle, que ce soit dans des études spécifiques consacrées à la question de la satire - réduite très souvent à 4 Le délit de diffamation tombe sous l’effet d’une législation extrêmement sévère. Elle remonte aux XII Tables de la Loi dans l’Antiquité romaine qui prévoyaient la peine de mort. Sous Charlemagne, la peine est commuée en exil à vie d’après le Code de famosis libellis. Dans la période moderne, plusieurs édits rappellent que ce délit est considéré comme un crime. En janvier 1571, l’édit de Charles IX stipule que les « Imprimeurs, Semeurs et Vendeurs de Placards et Libelles diffamatoires, doivent être punis, pour la première fois du fouet ; et pour la seconde, du dernier supplice ». L’édit de 1571 élargit la peine à d’autres acteurs, les auteurs et compositeurs. L’ordonnance de Moulins ajoute à ces lois l’obligation de brûler tous les « livres, libelles ou écrits diffamatoires, contre l’honneur et naissance des personnes ». Enfin, sous Louis XIII, l’Ordonnance de Paris, Janvier 1626, rétablit la peine de mort par potence pour les coupables. Elle aboutit à une loi recensée dans le Code de la librairie en 1744 : Ceux qui imprimeront ou feront imprimer, vendront, exposeront, distribueront ou colporteront des Livres ou Libelles contre la Religion, le service du Roi, le bien de l’État, la pureté des mœurs, l’honneur et la réputation des familles et des particuliers, seront punis suivant la rigueur des Ordonnances. Et à l’égard des Imprimeurs, Libraires, Relieurs ou Colporteurs, ils seront en outre privés et déchus de leurs Privilèges et Immunités, et déclarés incapables d’exercer leur profession, sans pouvoir y être jamais rétablis. 5 Elle trouve ainsi sa place dans un traité des crimes de Muyart de Vouglans, Institutes au droit criminel ou Principes généraux sur ces matières, suivant le droit civil, canonique, et la jurisprudence du Royaume, avec un traité particulier des crimes, par M. Pierre-François Muyart de Vouglans, Paris, Le Breton, 1757. Anna Arzoumanov 398 l’époque au libelle diffamatoire 6 - ou dans un manuel destiné à la formation des juristes, on peut remarquer une même tendance à complexifier la notion de diffamation 7 , ce qui implique l’examen approfondi de ses différents moyens d’expression. L’Abbé de Villiers, dans son Traité sur la satire 8 , et Charles Porée, dans son De Satyra 9 , rappellent tous deux que l’on peut diffamer de manière indirecte, distinguant ainsi les auteurs qui « nomment » leurs victimes de ceux qui les « désignent » en faisant tout pour qu’on les reconnaisse 10 . Porée consacre d’ailleurs une grande partie de son ouvrage à ce qu’il appelle une « prolixe et peut-être assommante discussion sur la désignation des noms » 11 . Le juriste Muyart de Vouglans dans sa description des « lois criminelles de France » décrit d’une façon similaire une notion voisine de celle de diffamation, l’« injure » 12 : Les injures se commettent, tantôt expressément, tantôt tacitement et obliquement, par des réticences, ironies, allégories, paroles équivoques et à double sens. 13 La description de l’injure mentionne ici la possibilité d’une parole détournée. C’est donc qu’il est possible de punir des discours dont le sens littéral ne contient aucune injure. On remarquera de plus dans cette définition l’utilisation de termes plus littéraires que juridiques, qui renvoient à des procédés d’expression : les notions de « paroles équivoques » et surtout 6 Sur ce point, voir notamment l’ouvrage de Sophie Duval et de Marc Martinez, La Satire (littératures française et anglaise), Paris, Armand Colin, 2000. Cette assimilation de la satire au libelle diffamatoire est sensible notamment dans l’ouvrage de Pierre Bayle, Dissertation sur les libelles diffamatoires, à l’occasion d’un passage de Tacite que j’ai rapporté dans l’article Cassius Severus, et qui nous apprend qu’Auguste fut le premier qui ordonna que l’on procédât par la Loi de Majestate contre ces libelles, dans Dictionnaire historique et critique, volume 4. 7 Sur la complexification progressive de la théorie de la diffamation au XVIII e siècle, voir notamment Jean-Paul Doucet, La Protection de la parole humaine : le droit criminel, Paris, Gazette du Palais, 1999. 8 Pierre de Villiers, Traité de la satire, où l’on examine comment on doit reprendre son prochain, & comment la satire peut servir à cet usage, Paris, Jean Anisson, 1695, avec privilège du roi. 9 Charles Porée, Discours sur la satire (éd. et trad. Luis dos Santos), Paris, Champion, 2005. 10 Cette prise en compte des moyens détournés d’attaquer des personnes est tout à fait inédite dans la réflexion sur la satire. On n’en trouve aucune trace dans les discours antérieurs qui lui sont consacrés. 11 Charles Porée, Discours sur la satire, op. cit., p. 183. 12 Dans le domaine du droit, on distingue traditionnellement l’injure de la diffamation par le fait que la première relève de l’oral et la seconde de l’écrit. 13 Pierre-François Muyart de Vouglans, Institutes…, op. cit., p. 349. La Censure des libelles diffamatoires à clef 399 d’« allégories ». Cette nouveauté révèle une prise de conscience de la part du monde judiciaire du fait que le sens littéral ne suffit pas pour le classement d’un discours dans la catégorie de l’injure. L’ouvrage de Malesherbes, Mémoire sur la liberté de la Presse, témoigne également de cette approche plus approfondie. Dans ce panorama des pratiques censoriales en France au XVIII e siècle, le directeur de la librairie sous Louis XV consacre une longue réflexion à la question des libelles diffamatoires à clef. D’après lui, la prise en compte des moyens indirects de s’exprimer était une spécificité française à l’époque. En effet, il distingue en matière de librairie le droit français du droit anglais 14 pour leur compréhension de la notion de diffamation. Dans les deux pays, cette catégorie juridique prévoit une peine lourde pour « l’Auteur qui dans son ouvrage outragerait un Citoyen en le nommant 15 ». En revanche, dès lors qu’un auteur utilise des procédés indirects de diffamation, il ne se voit pas condamné de la même façon : Mais si cet Auteur, sans nommer personne, fait un portrait de celui qu’il veut insulter, auquel on ne puisse pas se méprendre, le Juge anglais ne pourrait pas le condamner parce qu’aucune loi n’a pu définir les cas dans lesquels le trait d’un livre doit être réputé une satyre, et le Juge français le condamnerait sans hésiter, l’Auteur aurait beau dire qu’on lui prête une intention qu’il n’a pas eue. Quand cette intention paraîtrait évidente au Juge, cette défense de l’accusé serait regardée comme un subterfuge. 16 La France et l’Angleterre n’ont fixé dans aucune loi l’extension précise du terme de « diffamation » et n’ont pas prévu explicitement la possibilité pour un libelle d’avoir un sens figuré. Or, d’après Malesherbes, le Juge anglais doit se contenter d’appliquer les lois dont il dispose dans leur sens littéral. Il ne lui est donc pas possible de punir un libelle diffamatoire crypté. Le Juge français, au contraire, possède une plus grande marge de manœuvre. Il a le droit d’interpréter la loi, ce qui lui permet plus de souplesse dans l’application des peines. Dès lors qu’il soupçonne dans un texte un contenu crypté, il peut donc aller au-delà de sa lettre et a le droit de se livrer à une interprétation pour identifier ce qui lui semble porter atteinte à autrui. Cette 14 Sur ce point, voir Olivier Ferret, La Fureur de nuire : échanges pamphlétaires entre philosophes et antiphilosophes, 1750-1770, Oxford, Voltaire Foundation, 2007, chapitre « L’art de calomnier avec fruit ». 15 Chrétien-Guillaume Lamoignon de Malesherbes, Mémoires sur la librairie et sur la liberté de la presse, Paris, H. Agasse, 1809, p. 359. 16 Ibid, pp. 360-361. Anna Arzoumanov 400 différence notoire implique un pouvoir sans limites du monde judiciaire sur le sens d’un texte 17 . L’examen des dossiers d’individus condamnés à la Bastille révèle que, dans les faits, les censeurs ne se sont en effet souvent pas contentés d’un sens littéral honnête. Or comme il s’agit de déterminer si l’auteur a cherché réellement à attaquer des personnes, la lecture à clef est placée de manière inédite au centre de leur travail. En effet, quel élément serait le plus à même de prouver qu’un texte attaque des personnes réelles ? Parce qu’elle affirme révéler l’intention véritable d’un auteur, en donnant les noms qu’il aurait masqués volontairement, elle est réputée être un indice sûr de la portée diffamatoire d’un ouvrage. La lecture à clef au centre du travail censorial Dans cette conception élargie du délit de « diffamation », la lecture à clef est au centre du travail des censeurs. Malesherbes considère en effet qu’elle est le seul indice fiable qui permette d’attester l’« intention maligne » d’un auteur : Il n’est pas possible à celui qui lit un manuscrit, de reconnaître l’intention maligne d’un auteur satyrique parce qu’aucun homme ne peut savoir l’histoire de chaque individu, ni les anecdotes de chaque société. Cependant lorsque le livre est imprimé, la satyre est bientôt aperçue par le public entier, parce que ceux qui sont instruits des anecdotes en donnent la clef. 18 Le directeur de la librairie distingue ici deux types de lectures à clef, d’une part celles qui sont opérées par les censeurs eux-mêmes, d’autre part celles qui sont opérées par le public. Puisque celui qui est chargé d’établir si un livre appartient à la catégorie de la satire n’a souvent pas les connaissances suffisantes pour identifier lui-même les personnes qui sont visées, les clefs fabriquées par d’autres s’avèrent être une aide très précieuse. Elles constituent en effet un indice et une preuve de premier plan pour témoigner de la culpabilité d’un auteur. Nous verrons qu’elles peuvent suffire à elles seules pour faire interdire un ouvrage. Plusieurs exemples de censure au XVIII e siècle l’attestent 19 . Lorsque des clefs sont publiées 20 , il s’agit de les 17 Sur l’analogie entre le travail du juge et celui du critique littéraire, voir Christian Biet, Droit et littérature sous l’Ancien Régime : Le jeu de la valeur et de la loi, Paris, Champion, 2002, en particulier le chapitre I « Droit et littérature, un lien nécessaire ». 18 Malesherbes, Mémoires sur la librairie…, op. cit., p. 400. 19 Certains auteurs du XVII e siècle ont aussi été soupçonnés d’avoir visé des personnes réelles dans leurs portraits satiriques. Mais ces accusations n’ont pas La Censure des libelles diffamatoires à clef 401 retrouver et d’enquêter sur leurs auteurs. Lorsqu’il n’existe pas de clef publiée, le censeur se fonde sur la réception du texte par le public. Clefs matérielles Le cas de l’affaire Bonafon est exemplaire parce qu’il montre qu’une clef publiée peut avoir une valeur juridique, avec un véritable statut de preuve à charge. Ce dossier criminel appartient aux archives de la prison de la Bastille, qui sont conservées à la bibliothèque de l’Arsenal. Il a été étudié en détail par l’historien Robert Darnton dans un article, « Vies privées et affaires publiques sous l’Ancien Régime 21 », centré sur la question de la circulation des nouvelles avant l’apparition de la presse quotidienne. Je ne reprends pas ici l’affaire dans le détail. Qu’on me permette de la résumer afin de montrer comment la clef intervient comme preuve à charge des intentions malignes d’un auteur. Le 27 août 1745, Mademoiselle Bonafon, femme de chambre de la princesse de Montauban, est conduite à la Bastille, pour avoir publié un libelle sur Louis XV et sa cour. Cet ouvrage se présente sous la forme d’un conte de fées, ayant pour titre Tanastès. Il est résumé de la façon suivante dans les dossiers de la police, au moment du transfert de la condamnée au couvent des Bernardines de Moulins : Ce livre était une histoire allégorique où il était aisé de faire des applications injurieuses au Roi, la Reine, Madame de Châteauroux, le Duc de Richelieu, le Cardinal de Fleury et autres grandes dames de la Cour. On y traitait de ce qui s’était passé pendant la maladie du Roi à Metz en 1744. Le renvoi de Madame de Châteauroux, sa rentrée en grâce et son rétablissement, sa maladie, sa mort, le nouveau choix de Madame de Pompadour, les réjouissances publiques au retour du Roi à Paris, etc. 22 . donné lieu à des mesures punitives de grande ampleur comme au XVIII e siècle. C’est le cas notamment de Molière. Sur ce point, voir l’article de Larry F. Norman : « Le Nom dit : Molière, satire et diffamation », dans Droit et littérature, Christian Biet (dir.), op. cit., pp. 209-221. 20 Les clefs publiées ont différentes formes. Elles peuvent faire l’objet de simples bruits qui courent dans le public. Elles peuvent aussi être rédigées sur une feuille manuscrite ou imprimée qui circule à part ou est insérée dans une édition. La plupart de ces clefs adoptent la forme d’une liste d’identifications qui consiste à dire qu’un personnage fictif masque en réalité une personne réelle dont elle donne le nom. 21 Robert Darnton, « Vies privées et affaires publiques sous l’Ancien Régime », dans Actes de la recherche en sciences sociales, n° 154, 2004, pp. 24-35. 22 Bibliothèque de l’Arsenal, ms. 11582, f 20. Anna Arzoumanov 402 Cet extrait fait état d’une lecture à clef du conte qui use de deux termes empruntés à la rhétorique : « applications injurieuses » et « histoire allégorique ». La possibilité d’une application de l’intrigue au roi et à sa Cour constitue ainsi le délit principal. Pour prouver la culpabilité de l’auteur, le Lieutenant général de police qui mène l’enquête, Marville, doit montrer qu’une telle lecture est conforme aux intentions malignes de cet auteur. L’instruction se fonde sur trois interrogatoires successifs de Mademoiselle Bonafon, confrontés aux aveux des autres acteurs de l’histoire. Dans un premier temps, Mademoiselle Bonafon avoue avoir été informée de la possible portée diffamatoire de son ouvrage, tout en essayant de construire sa défense sur l’opposition entre un sens littéral qui prouverait ses intentions innocentes et un sens allégorique dont elle ne serait pas responsable. Elle tente de faire croire à l’enquêteur que c’est une coïncidence malheureuse qui aurait donné à son conte une résonance particulière avec l’actualité. Marville n’a donc pour l’instant aucune preuve de ses « malignes intentions ». Mais quelques semaines plus tard, il trouve une nouvelle pièce à charge : une clef manuscrite fabriquée à partir d’informations données par l’auteur elle-même, d’après des témoins. Le deuxième interrogatoire consiste donc à savoir si elle en a eu connaissance. L’intéressée nie toute participation à la rédaction de cette clef. Pourtant, le Lieutenant général recueille peu de temps après les aveux d’un colporteur qui déclare que ce serait la femme de chambre en personne qui lui aurait fourni vingt-cinq exemplaires assortis d’une clef manuscrite. Elle serait donc l’auteur de la clef. Si le chef de la police arrive à lui faire avouer ce fait, il détiendrait la preuve de ses « malignes intentions ». Il faut donc un troisième interrogatoire. Après quelques réponses évasives, Mademoiselle Bonafon cède et avoue que c’est ellemême qui a rédigé cette clef. Elle peut donc être inculpée pour « diffamation » envers la personne du roi et crime de lèze-majesté. Elle est condamnée à une peine de prison de treize ans. Dans cet interrogatoire, on le voit, « la clef est […] au cœur de l’affaire », pour reprendre la formule de Robert Darnton 23 , parce qu’elle seule permet de connaître la véritable intention de Mademoiselle Bonafon et le sens littéral du texte n’est jamais évoqué. La clef écrite de la main de l’auteur constitue une preuve à charge de sa culpabilité : elle a donc un rôle décisif dans l’instruction d’une plainte pour diffamation. On peut noter que, dans cette affaire, Mademoiselle Bonafon a commis un délit avéré puisqu’elle a elle-même élaboré la clef de son livre, qui décrypte sa véritable intention. Au contraire, il existe de nombreux autres cas où un livre a été condamné sur la seule foi de l’interprétation sans que son sens scandaleux 23 Robert Darnton, « Vies privées… », art. cit., p. 28. La Censure des libelles diffamatoires à clef 403 n’ait été prouvé par les aveux de l’auteur. Plusieurs auteurs célèbres du XVIII e siècle ont ainsi été condamnés sur la seule foi d’une clef. Clefs immatérielles Crébillon fils, on le sait, a été emprisonné en 1734 pour son roman Tanzaï et Néadarné. On trouve dans les archives de la prison de la Bastille un témoignage qui atteste que son incarcération est la conséquence des « applications » que l’on peut faire de certains portraits : Nous avions des contes chinois qu’on attribue à Crébillon le fils ; ils sont défendus par les obscénités et certains portraits dont on fait facilement des applications. 24 Le livre a été condamné pour plusieurs délits prévus par la censure, hérésie et obscénité, mais aussi pour un troisième, celui d’avoir attaqué des personnes indirectement. Contrairement à l’affaire Bonafon, Crébillon n’a jamais avoué avoir eu l’intention de faire un libelle diffamatoire. S’il est évident que la police ne s’est pas trompée ici 25 , cette arrestation de Crébillon montre bien qu’un aveu en bonne et due forme n’est pas nécessaire dans le cas de la diffamation supposée. De surcroît, il semble que les individus identifiés variaient selon les sources. Il a donc suffi que les censeurs soient convaincus de l’existence d’un sens second pour conclure à la culpabilité du romancier. Ce cas révèle ainsi la toute-puissance de la lecture à clef face au sens littéral 26 . L’exemple du roman épistolaire Les Liaisons dangereuses révèle lui aussi ce rôle majeur des clefs dans le domaine de la censure. Le livre a en effet été interdit après sa publication, sur la seule foi des clefs qui circulaient. C’est ce que relève Moufle d’Angerville : Le roman a produit tant de sensations, par les allusions qu’on a prétendu y saisir, par la méchanceté avec laquelle chaque lecteur faisait l’application des portraits qui s’y trouvent à des personnes connues, il en a résulté enfin 24 « Lettre de Marais au président Bouhier », 5 décembre 1734, dans François Ravaisson, Archives de la Bastille, 13-14, Règne de Louis XIV et de Louis XV, Paris, A. Durand et Pedone-Lauriel, 1874, p. 165. 25 On reconnaît en effet facilement dans l’instrument de l’écumoire la bulle Unigenitus, et dans certains traits de la fée Concombre et du grand-prêtre Saugrenutio une allusion à Madame du Maine et à l’Évêque de Rennes. 26 À notre époque encore, on s’interroge sur la validité de ces lectures à clef. C’est le cas par exemple de Colette Cazenobe dans Crébillon fils ou la politique dans le boudoir, Paris, Champion, 1997. Un sens figuré n’est jamais établi définitivement, parce qu’il dépend toujours de l’interprétation. Anna Arzoumanov 404 une clef générale qui embrasse tant de héros et d’héroïnes de société, que la police en a arrêté le débit, et a fait défendre aux endroits publics où l’on le lisait de le mettre désormais sur leur catalogue. 27 Cette censure du roman de Laclos montre que la police n’a pas cherché à savoir si les applications que l’on faisait du roman étaient fondées. Plutôt que de s’intéresser au sens littéral des lettres, elle a préféré tenir compte du fait qu’elles avaient suscité des lectures à clef 28 . C’est donc ici l’effet produit par le roman qui a entraîné sa condamnation. Cette répression nouvelle de la diffamation supposée a des conséquences indéniables sur le travail du censeur et de l’auteur. Les conséquences de cette nouvelle loi sur le travail du censeur et de l’auteur Le pouvoir vertigineux du censeur Le rôle du censeur, tout d’abord, est considérablement accru, puisqu’il suffit qu’il décrypte des allusions ou qu’on lui ait fait part de possibles lectures à clef pour qu’un livre soit interdit. Il doit donc faire preuve d’une grande sagacité pour exercer son métier. À l’inverse, lorsqu’il ne repère pas le régime allusif d’un texte, il encourt le risque de paraître complice de la diffusion d’un livre scandaleux. Cette responsabilité du censeur peut même 27 Moufle d’Angerville, Mémoires secrets pour servir à l’histoire de la République des lettres en France depuis 1762 jusqu’à nos jours, Londres, J. Adamson, 1789, t. XX (14 mai 1782). 28 Dans un « Avertissement », Choderlos de Laclos a mis le lecteur en garde contre cette interprétation. Pourtant ces lectures à clef ont perduré. Stendhal par exemple cherche toujours en 1835 les personnes cachées sous les traits de Merteuil et de la présidente de Tourvel : Je ne sais si mon lecteur de 1880 connaît un roman fort célèbre encore aujourd’hui : Les Liaisons dangereuses avaient été composées à Grenoble par M. Choderlos de Laclos, officier d’artillerie, et peignaient les mœurs de Grenoble. J’ai encore connu Mme de Merteuil ; c’était Mme de Montmaur, qui me donnait des noix confites, boiteuse qui avait la maison Drevon au Chevallon, près l’église de Saint-Vincent, entre le Fontanil et Voreppe, mais plus près du Fontanil. […] La jeune personne riche qui est obligée de se mettre au couvent a dû être une demoiselle de Blacons, de Voreppe. […] J’ai donc vu cette fin des mœurs de Mme de Merteuil, comme un enfant de neuf ou dix ans dévoré par un tempérament de feu pour voir ces choses dont tout le monde évite de lui faire dire le mot. (Stendhal, Vie de Henry Brulard [1890], chapitre VI, p. 593). La Censure des libelles diffamatoires à clef 405 conduire à sa défection, comme en témoigne une lettre au secrétaire de la librairie d’un censeur, l’abbé Guiroy, confronté à un libelle supposé : Je redoute les allusions, elles y sont assez fréquentes, et je n’ose les prendre sur mon compte. J’aurais peut-être lieu d’être tranquille si je les avais devinées mais comme j’ignore sur qui elles peuvent tomber, vous m’obligerez beaucoup si vous voulez engager M. de Malesherbes à nommer un autre censeur, peut-être sera-t-il mieux instruit que moi. 29 Dans son Mémoire sur la liberté de la Presse, Malesherbes regrette cette trop grande implication du censeur 30 et propose d’y remédier. Pour lui, il faut déresponsabiliser le censeur qui ne détecte pas un sens caché, car seul l’auteur doit être considéré comme fautif : Le libelle diffamatoire est un délit grave qui ne doit pas rester impuni ; mais le censeur n’en doit pas répondre. Il n’est pas possible à celui qui lit un manuscrit, de reconnaître l’intention maligne d’un auteur satirique, parce qu’aucun homme ne peut savoir l’histoire de chaque individu, ni les anecdotes de chaque société. Cependant, lorsque le livre est imprimé, la satire est bientôt aperçue par le public entier, parce que ceux qui sont instruits des anecdotes en donnent la clef. S’il est évident que l’intention a été de diffamer un citoyen (ce que la justice ne regarde jamais comme évident en Angleterre, et ce qu’elle regardera comme évident en France), l’auteur qui a eu cette intention, est coupable ; le censeur qui ne l’a pas devinée, n’a rien à se reprocher. 31 Ce rejet intégral de la responsabilité de la diffamation sur l’auteur permet de mesurer la deuxième conséquence d’une chasse au sens crypté. Il suffit en effet qu’on suspecte une intention maligne pour qu’un auteur soit condamné. C’est dire si les lectures à clef possèdent une influence considérable sur la réception globale d’une œuvre et peuvent s’avérer fatales pour la réputation d’un auteur. Vers une autocensure D’après Marmontel, ce poids donné aux « allusions », synonyme chez lui d’« applications », aurait conduit à une forme d’autocensure inexistante auparavant : 29 BnF, ms. Fr. 22137, fol. 151, cité par Catherine Blangonnet, « Censeurs à l’œuvre. 1750-1763 », Censures : De la Bible aux larmes d’Éros, Paris, éditions du centre Pompidou, 1987, p. 73. 30 Pour une étude plus générale des reproches adressés aux censeurs, voir ibid., pp. 70-77. 31 Malesherbes, Mémoires sur la librairie…, op. cit., p. 400. Anna Arzoumanov 406 Rien de plus effrayant alors, et de plus nuisible, en effet pour les lettres, que cette manie des allusions. De peur d’y donner lieu, on n’ose caractériser avec force ni le vice ni la vertu ; on se répand dans le vague ; on glisse légèrement sur tout ce qui peut ressembler ; on ne peint plus son siècle ; on craint même souvent de peindre à grands traits la nature ; on n’ose dire ni bien ni mal, que de loin, à perte de vue ; et alors on mérite le reproche que Phocion faisait à l’orateur Léosthène, que ses propos ressemblent aux cyprès, qui sont, disait-il, beaux et droits, mais qui ne portent aucun fruit. 32 Le primat donné à l’interprétation aurait donc développé chez les auteurs une peur d’être censurés pour une signification non intentionnelle de leur œuvre. Malesherbes considère que c’est là le défaut principal de cette possibilité de punir un sens figuré : Il ne serait pas possible […] d’écrire sans danger d’autres histoires que des chroniques sèches, dépouillées de toutes réflexions, et qui ne présentent au lecteur aucun tableau, parce qu’il n’y a aucune histoire dont on ne puisse faire l’application au temps présent, et que l’Auteur pourrait être accusé d’avoir voulu, par malignité, faire faire cette application. 33 Ainsi la possibilité effective pour un censeur de condamner un sens figuré semble avoir eu une influence indéniable sur les pratiques d’écriture au XVIII e siècle, dans la mesure où les auteurs auraient renoncé à des portraits trop individualisés, car susceptibles d’être appliqués à des individus historiques. Malesherbes souligne également les conséquences de cette pratique censoriale sur la qualité des œuvres. En effet, datant son apparition au XVIII e siècle, il compare avec nostalgie la production de son époque avec celle du Grand Siècle, considéré comme plus permissif. Pour lui, si les censeurs avaient eu le droit de condamner un sens figuré sous Louis XIV, deux monuments du patrimoine littéraire français n’auraient pas pu voir le jour légalement : Si la nouvelle loi avait eu lieu dans les siècles passés, Molière et La Bruyère auraient eu beaucoup de procès criminels à soutenir, et il y en aurait eu quelques-uns où ils auraient succombé. Ou plutôt je crois que La Bruyère aurait pris le parti de ne pas imprimer en France, et Molière, qui n’avait pas cette ressource pour la représentation de ses pièces, se serait peut-être réduit au genre de comédie qui n’est piquant que par le comique des situations, et nous serions privés de ces belles pièces de caractère, qui sont 32 Jean-François Marmontel, Éléments de littérature, Paris, Desjonquères, 2005, article « Allusion ». 33 Malesherbes, Mémoires sur la librairie…, op. cit., p. 376. La Censure des libelles diffamatoires à clef 407 devenues pour la nation une excellente école de mœurs, mais dont quelques-uns de ses contemporains étaient trop irrités . 34 Il y aurait donc une rupture très nette dans la condamnation de la diffamation entre la France de La Bruyère et de Molière et celle de Crébillon. Ce constat de Malesherbes révèle un contexte qui permet d’expliquer une inflation sans précédent d’avertissements aux lecteurs ou de préfaces dans lesquels les auteurs soulignent leurs intentions honnêtes et refusent par avance toute lecture à clef. 35 Malgré leur dimension topique, qu’il ne s’agit pas d’évaluer ici, elles peuvent être interprétées comme le résultat des nouvelles pratiques censoriales que nous avons mis au jour. Les acteurs du livre au XVIII e siècle, qu’ils soient auteurs, censeurs ou membres des instances censoriales, témoignent donc tous de l’intégration progressive à leur lutte contre la diffamation les lectures à clefs, comme instrument de dévoilement du sens scandaleux et condamnable d’un texte. Parce qu’elles donnent une extension infinie à la catégorie des « mauvais livres », ces nouvelles pratiques juridiques sont peut-être pour beaucoup dans la construction d’une relation conflictuelle entre auteurs et censeurs. Ainsi, l’épisode fictif des Crises de la princesse Etteniotna chez le fakir Remsem ne nous renseigne pas vraiment sur les pratiques censoriales sous l’Ancien Régime. Il a toutefois le mérite de nous rappeler combien le libelle à clef était en vogue au XVIII e siècle 36 . Si les auteurs ont prévu un cryptage appelé 34 Ibid, p. 401. 35 On citera, parmi de très nombreux exemples de refus des lectures à clef, les préfaces du Roman satyrique de Jean de Lannel, Paris, Toussaint du Bray, 1624, des Caractères de Théophraste traduits du grec avec les caractères ou les mœurs de ce siècle. Neuvième édition, de La Bruyère, Paris, Étienne Michallet, 1796, de Gil Blas de Santillane de Lesage, Amsterdam, 1715-1735, du Festin nuptial dressé dans l’Arabie heureuse au mariage d’Esope, de Phèdre et de Pilpai avec trois fées, divisée en trois tables, par M. de Palaidor de Bruslé de Montpleinchamp, Pirou en Basse- Normandie, chez Florent A.-Fable [Bruxelles, J. B. Leener], 1700, de Angola, histoire indienne, ouvrage sans vraisemblance de La Morlière, Agra, Paris, 1746, des Amours de Zéokinizul, Roi des Kofirans, de Crébillon fils, Amsterdam, 1746, du Voyage d’Amathonte de Rességuier, Londres, 1750, de Callophile, histoire traduite du scythe en latin par un vieux philosophe visigoth et mise en français par un jeune avocat du Languedoc de Barthez, à Euthaxis, 1759, de Paris, Histoire anecdotique, morale et critique de Chevrier, La Haye, 1767, des Contes moraux de Jean-François Marmontel, La Haye, 1761, des Mémoires pour servir à l’histoire de l’esprit et du cœur par le marquis d'Argens et par Mademoiselle Cochois, La Haye, 1744, des Mémoires pour Madame la Duchesse de Morsheim ou Suite des mémoires du vicomte de Barjac, Dublin, Wilson, 1786. 36 On peut citer entre autres Tanastès : conte allégorique de Mademoiselle Bonafons, La Haye, Van der Slooten, 1745, Les Amours de Zeokinizul, Roi des Kofirans de Anna Arzoumanov 408 à être immédiatement déjoué, c’est donc qu’ils ont vu dans cette stratégie d’écriture autre chose qu’une possibilité de se livrer à une critique du gouvernement français en toute impunité. Crébillon fils, op. cit., L’Asiatique tolérant, traité à l'usage de Zéokinizul, roi des Kofirans, surnommé le Chéri, ouvrage traduit de l'arabe du voyageur Bekrinoll, par M. de ****, de La Baumelle [1748], Paris, Durand, l’an XXIX du traducteur, Les Mémoires secrets pour servir à l’histoire de Perse, Amsterdam, Aux dépens de la compagnie, 1746, ainsi que de très nombreux libelles publiés à la veille de la Révolution.