eJournals Papers on French Seventeenth Century Literature 36/71

Papers on French Seventeenth Century Literature
pfscl
0343-0758
2941-086X
Narr Verlag Tübingen
121
2009
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"Plus on presse mon mal, plus il fuit au-dedans...": L’auteur, figure de la censure dans la première réception de l’œuvre imprimée de Théophile de Viau (1619-1626)

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2009
Melanie Folliard
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PFSCL XXXVI, 71 (2009) « Plus on presse mon mal, plus il fuit au dedans… » : L’auteur, figure de la censure dans la première réception de l’œuvre imprimée de Théophile de Viau (1619-1626) MELAINE FOLLIARD Université de Provence Les registres du Parlement de Paris rapportent qu’en 1615, la reine reprochant au premier président Nicolas de Verdun la circulation de libelles diffamatoires, le duc d’Épernon intervint et déclara qu’il était temps non plus de persécuter les imprimeurs, mais de trouver les auteurs de ces pamphlets anonymes 1 . Cette anecdote est l’écho d’une tentative d’affermissement du pouvoir monarchique, au cours des années 1610. La volonté royale s’exprime aussi bien par une réglementation plus stricte du marché de la librairie 2 , que par l’accaparement progressif des instances de la censure. Ainsi, en 1623, au moment même où s’ouvre le procès du poète Théophile, des censeurs royaux sont pour la première fois désignés. L’ordonnance en 1629 du code Michau confirme cette tendance 3 . L’anecdote rappelle également la volonté accrue de la monarchie de contrôler l’imprimé à la source. Il s’agit, dans un contexte fréquemment scandé par des « crues pamphlétaires », de freiner la prolifération de la littérature 1 Archives nationales, X, 1870, à la date du 23 mai 1625, cité par J. Sawyer, Printed Poison : Pamphlet Propaganda, Faction Politics, and the Public Sphere in Early Seventeenth-Century France, Berkeley, Los Angeles, Oxford, University of California Press, 1990, pp. 62-63. 2 Sur l’analyse des nouveaux statuts de la librairie de 1618, voir B. Barbiche, dans Histoire de l’édition française, t. I, Le Livre conquérant : du Moyen Âge au milieu du XVII e siècle, R. Chartier et H.-J. Martin éd., Paris, Fayard, « Cercle de la librairie », 1989 [1982], pp. 460-461. 3 Ibid., p. 465. Melaine Folliard 426 polémique 4 . Il s’agit aussi d’orienter la diffusion des idées. Car, comme le déclare Jean-Dominique Mellot, ce qui va émerger de cet « embryon de censure d’état » qui s’invente à partir des années 1623-1624, c’est la censure préventive 5 . Pourtant, la réception immédiate de l’œuvre de Théophile, prise dans les rets d’une condamnation religieuse et morale à partir de 1623, semble consacrer un modèle de censure répressive, où les Œuvres du poète deviennent le signe de la culpabilité libertine de l’auteur. Doit-on lire cet événement comme une perte de vitesse du pouvoir monarchique ? Faut-il au contraire considérer qu’à travers la « judiciarisation de l’œuvre » 6 , la censure royale étend son domaine ? Face à ce singulier moment censorial, deux questions se sont imposées à la critique. Celle d’abord de la transgression que représenteraient les Œuvres de Théophile de Viau : on y a répondu, de près ou de loin, par l’analyse du libertinage. L’autre question, formulée par Joan Dejean 7 , reprise plus récemment par Stéphane Van Damme - et dans laquelle l’exposé qui suit s’inscrira - cherche à savoir quel a été le rôle de la figure de l’auteur dans la condamnation de l’œuvre. Faut-il pour ce faire opposer l’intervention de la censure à la liberté de parole de l’auteur ? C’est selon cette idée conflictuelle que s’organise le discours poétique : Plus on presse mon mal, plus il fuit au dedans, Et mes désirs en sont mille fois plus ardents. À l'abord d'un censeur je sens que mon martyre, De dépit et d'horreur dans mes os se retire. Amour ne fait alors que renforcer ses traits, Et donne à ma maîtresse encore plus d'attraits. Ainsi je trouve bon que chacun me censure, Afin que mon tourment davantage me dure 8 . En 1621, l’auto-dérision des pointes dans un poème d’amour renvoie certes à un âge d’or où le poète pourrait faire des vers « sans songer à le faire » 9 . 4 R. Chartier, ibid., pp. 502-508. 5 J.-D. Mellot, « La Censure préalable en France sous l’Ancien régime : organisation et évolution », Journée d’étude à la BnF organisée par « les ateliers du livre », 11 décembre 2007. Que l’auteur soit ici remercié d’avoir bien voulu nous communiquer son étude. 6 Le concept a été forgé par S. Van Damme, L'Épreuve libertine : Morale, soupçon et pouvoirs dans la France baroque, Paris, CNRS Éditions, 2008. 7 J. Dejean, « Une autobiographie en procès, l’affaire Théophile de Viau », Poétique, XII, nov. 1981, pp. 421-448. 8 Théophile de Viau, Œuvres complètes, éd. G. Saba, Paris, Champion, « sources classiques », t. I, XLIII, Élégie, v. 49-56, p. 234. L’auteur, figure de la censure 427 Elle marque à cette date chez Viau le chevauchement d’une logique du clientélisme - en laquelle l’auteur pense trouver les protections suffisantes - et d’une logique de l’imprimé, dont il ne paraît pas pouvoir évaluer l’incidence. La négligence théophilienne pour l’imprimé pourrait aussi être une posture : en se repliant dans la fiction, il s’agirait de tempérer les percées ou de conjurer les menaces idéologiques. L’énonciation de la censure serait alors un instrument de régulation. Quel est le rôle de la catégorie de l’auteur dans la censure des œuvres profanes de Théophile de Viau ? Simple pivot, il serait l’objet qui vient sceller un échange entre le religieux et l’étatique. L’auteur permettrait de réduire la tension entre les différentes instances censoriales. Principe actif, l’auteur censuré serait un moyen d’accorder une légitimité aux différents acteurs de l’imprimé. L’auteur est-il une victime passive de la censure ? En est-il au contraire le ferment, l’acteur, voire le bénéficiaire ? Une telle question sera abordée ici selon deux points de vue : il faudra d’abord rendre compte du rôle crucial qu’occupe la figure de l’auteur dans l’organisation de l’événement censorial des Œuvres de Théophile. Il importera ensuite de discuter l’idée selon laquelle la censure de la figure auctoriale devient un principe d’écriture. La censure de Théophile, contextes et définitions Qu’entendre par censure dans le cas de Théophile de Viau ? On sait qu’à partir de 1623, l’œuvre du poète est entraînée dans une dynamique censoriale. Deux événements sont saillants. Le premier, qui a fait date dans l’histoire des idées, est l’expression d’un désaveu idéologique : La Doctrine Curieuse du père jésuite François Garasse met symboliquement à l’index une large part du corpus théophilien publié jusqu’alors 10 . Le second événement transpose le déni moral sur un terrain judiciaire 11 . Les deux arrêts du Parlement de l’été 1623 12 marquent ce changement, en décrétant la « prise au corps » de poètes licencieux convaincus du crime de lèse-majesté divine. 9 Ibid., I, 34, v. 146, p. 205. 10 La Doctrine curieuse des beaux esprits de ce temps combattue et renversée par François Garasse, jésuite, Paris, S. Chappelet, 1623. 11 Voir S. Van Damme, L’Épreuve libertine, op. cit. 12 Voir F. Lachèvre, Le Libertinage au XVII e siècle, t. I : Le Procès du poète Théophile de Viau, Genève, Slatkine reprints, 1968 [1909], p. 132 (extrait des registres du Parlement, à la date du 11 juillet 1623) et 142-143 (arrêt du Parlement, à la date du 19 août 1623). L’Arrest de la Cour de Parlement est publié la même année à Paris par A. Vitray (Chantilly, Musée Condé : V. F. 44). Melaine Folliard 428 Théophile, qui se voit imputer la paternité du « Pernasse satiricque » 13 , est mis au premier rang des accusés. Si, dans l’articulation même de ces deux événements, tout laisse à croire que Théophile de Viau devient la cible privilégiée de la censure, on aurait tort de penser qu’il n’en est pas l’acteur. Tout d’abord, l’auteur lui-même fait appel au pouvoir censorial, en amont de la répression de ses Œuvres. Avant l’été 1623, fort de « son bon droit » ainsi qu’il le répétera dans la troisième partie de ses Œuvres, le poète tente de faire condamner la publication du Parnasse satyrique. Le recueil collectif, publié sans privilège, associe le nom de Théophile à un sonnet sodomite. Le Châtelet va rendre un avis favorable à la requête de Théophile, en produisant une sentence contre Estoc, libraire spécialisé dans la publication satirique, « portant deffenses de le [le Parnasse] plus imprimer » 14 . Ce « recours en diffamation » est contemporain d’un acte public de déni (devant témoins donc) mis en scène par l’homme civil : Théophile rappelle dans son procès, puis dans ses textes, qu’« ayant veu ledit livre entre les mains d’un librayre qui tient boutticque devant le Pallays et leu ledit sonnet, il deschira le feuillet où il estoit escript » 15 . L’argument juridique est le même quand Viau essaie d’empêcher la publication de La Doctrine curieuse, qui circule sous diverses formes depuis 1622. La tentative, pour légitime qu’elle soit, se soldera néanmoins par un échec. Les jésuites réussissent à faire annuler la demande de saisie de La Doctrine curieuse que Théophile était parvenu à obtenir 16 . L’auteur, acteur dans le champ social, sollicite la censure. Ce recours, loin d’être réservé aux seuls détracteurs du poète, est d’abord le fait de Théophile. La genèse du procès fait voir qu’existent des dynamiques judiciaires, dont le rythme et l’incidence diffèrent. La démarche censoriale de l’auteur est répétitive : il explore du Parnasse à La Doctrine curieuse, les possibles de la censure, entre prévention et répression. L’inefficacité de ses démarches est sans doute liée aux carences propres à sa position sociale. Garasse, quant à lui, est porté par un titre et une institution. Mais surtout, le jésuite privilégie une dynamique éditoriale, là où Théophile de Viau entretient un rapport litigieux à la publication. Alors que la condamnation morale du jésuite est dissociée, dans la logique et dans la chronologie, de l’entreprise judiciaire du procureur Molé, Théophile joue sur deux tableaux à la fois : la pragmatique du droit contraste fortement avec la publication de la seconde partie de ses Œuvres. Mais peut-être ne s’agit-il plus pour lui que 13 Ibid., p. 143. 14 A. Adam, Théophile de Viau et la libre pensée française en 1620, Genève, Slatkine reprints, 2000 [1935], p. 350. 15 Cité par A. Adam, ibid., p. 349. 16 A. Adam, Théophile de Viau, op. cit., p. 347. L’auteur, figure de la censure 429 d’assurer ses arrières : solliciter des censures, c’est définir une rationalité du droit apte à compenser les effets de la publication, qu’il avoue ne pas contrôler. Que Théophile de Viau soit par ailleurs le premier à occuper l’espace du droit contribue à accélérer l’avènement de l’épisode judiciaire. Plus précisément, en fondant sa requête censoriale sur l’argument de la diffamation, Viau se fait le porte-voix d’une dénonciation ad hominem : il ne fait que confirmer la place centrale qu’occupe la personne publique dans la genèse de cet événement censorial. Ces tentatives de conquête du droit sont transposées dans l’espace des belles-lettres. La censure des Œuvres de Théophile de Viau constitue le point de départ d’une surenchère censoriale entre les différents acteurs de la polémique des années 1623-1626. Théophile, après l’avoir reproché aux libraires 17 , va accuser Garasse d’avoir « publié ses crimes sous son nom » 18 . Garasse, de législateur, devient suspect - il doit supporter les remontrances d’un Ogier 19 -, et même coupable : sa Somme théologique parue en 1625 est condamnée par la Sorbonne 20 . Il existe une différence entre l’exercice réel de la censure et son « champ de définition », entre sa formalisation juridique et sa formulation polémique. Car la censure est aussi devenue une affaire de littérateur : elle vise dans la critique de Viau le fond et la forme, « la pensée obscure » et la « langue scélérate » du jésuite 21 . Le mot sature et structure l’espace polémique. Les titres des pièces publiées alors en font foi : on censure les censeurs, on découvre les abus de censure, on dénonce les usages abusifs du mot 22 . Bref, la publication de La Doctrine curieuse a véritablement ouvert une boîte de Pandore. 17 « On a suborné des imprimeurs pour mettre au jour, en mon nom, des vers sales et profanes, qui n’ont rien de mon style ni de mon humeur. J’ai voulu que la justice en sût l’auteur pour le punir. Mais les libraires n’en connaissent, à ce qu’ils disent, ni le nom ni le visage, et se trouvent eux-mêmes en la peine d’être châtiés pour cet imposteur. », « Au lecteur », OC, op. cit., t. II, p. 5. 18 Theophilus in carcere, op. cit., p. 162 sq. 19 F. Ogier, Jugement et censure du livre de La Doctrine curieuse, de François Garasse, Paris, 1623. 20 Le retentissement polémique de La Doctrine curieuse et de La Somme théologique a été analysée par Ch. Jouhaud, Les Pouvoirs de la littérature, Paris, Gallimard, « Nrfessais », 2000, pp. 65-74. 21 Theophilus in carcere, OC, op. cit., t. III, pp. 163-164. 22 La publication de textes de censure n’est plus le fait seulement « de la Sacrée faculté de Théologie de Paris ». Le terme peut être employé en marge d’une caractérisation institutionnelle. L’anonymat prime alors, comme dans le cas de la Censure des principales ignorances et impostures du livre intitulé, Correction charitable, S. l., 1625. Le mot participe à cette date du genre de la satire sociale (Les Satyres Melaine Folliard 430 L’analyse de la censure de l’œuvre de Viau se complique davantage si l’on admet qu’à l’épisode censorial qu’inaugure La Doctrine garassienne préexiste un cadre pamphlétaire. Les libelles y apparaissent comme la principale cible de la censure 23 . Quand Mersenne déclare en 1623 qu’il faut étendre la censure des « pasquins » aux « ouvrages dont le contenu par ailleurs semblerait honnête » 24 , il signale que le pouvoir censorial s’est principalement construit depuis les campagnes de 1614-1617 contre les ouvrages facteurs de « séditions, rebellion, et subversion de l’État », en un mot contre tout ce qui « perturb[e] le repos public » 25 . Ce fut le cas du poète Durand et des frères Siti condamnés à la potence en 1618 pour avoir composé et diffusé, selon les mots de Colletet, « un libelle diffamatoire contre la personne du roy mesme », et convaincus de la sorte « du crime de lèse-majesté » 26 . C’est contre le risque que représente le service de plume que lutte le premier Théophile. Ne lisons pas dans la description du « supplice doux » qu’endurèrent les trois rebelles, « l’insigne lâcheté » d’un « publiciste docile et complaisant » 27 . Parcourant les virtualités du genre épidictique, ce sonnet s’applique autant à blâmer les « traîtres » qu’à célébrer la justice royale. Le poème n’est pas le signe d’une trahison théophilienne ; il manifeste avant tout la fidélité des protecteurs d'Euphormion de Lusine, contenans la censure des actions de la plus grande partie des hommes en diverses charges et vacations, composées en langue latine par Jean Barclay et mises en français par I.T.P.A.E.P., Paris, J. Petit-Pas, 1625). Le terme, au gré des renversements polémiques, subit d’importantes torsions sémantiques. Voir par exemple F. Garasse, L’Abus descouvert en la censure pretendue des textes de l’Escriture saincte, & des propositions de theologie tirées par un censeur anonyme, de la Somme theologique du P. François Garassus, Paris, 1626. Le terme est alors doté d’un sens négatif, comme dans l’Apologie du P. François Garassus, […] pour son livre contre les athéistes et libertins de nostre siècle, et response aux censures et calomnies de l'autheur anonyme, Paris, S. Chappelet, 1624. 23 Voir H. Duccini, Faire voir, faire croire : l’opinion publique sous Louis XIII, Seyssel, Champ Vallon, « Époques », 2003. 24 M. Mersenne, Quaestiones celeberrimae in Genesim […], 1623, cité par F. Lachèvre, « Introduction », dans Le libertinage au XVII e siècle, t. V, Les recueils collectifs de poésies libres et satiriques publiés depuis 1600 jusqu’à la mort de Théophile, Genève, Slatkine reprints, 1968, [1901-1905], pp. IX-XIII. 25 Sentence de M. le Lieutenant Civil contre les Misteria politica, à la date du 30 août 1625, Ms. Fr. 22 087, f. 266. 26 Voir F. Lachèvre, Estienne Durand poète ordinaire de Marie de Médicis (1585-1618), Paris, H. Leclerc, 1905, p. 8 sqq. et G. Saba, OC, op. cit., t. III, Notices, notes et variantes, pp. 281-282. 27 Les expressions sont celles d’A. Adam, Théophile de Viau, op. cit., p. 92. Le poème a été publié par Saba, OC, op. cit., t. III, pp. 135-136. L’auteur, figure de la censure 431 (un Candale et un Rohan) envers le roi. L’énonciation poétique se fait l’expression exemplaire d’un jugement populaire. Le discours d’un sonnet figure la censure, la poésie est l’écho du pouvoir royal. Il peut également s’agir pour Théophile, en consacrant un verdict, de se dégager d’un contexte répressif. Minimiser les implications polémiques de la plume, tel semble être l’un des enjeux de la publication de ses textes satiriques, entre 1620 et 1621 28 . Il l’assure dans la Satire seconde : Des pasquins contre aucun je ne compose ici » 29 . Le recours à la satire témoigne de l’existence d’une politique concertée du service de plume : le locuteur, en développant un style de satire qui ne mord pas, espère émousser l’acuité polémique du genre en le rattachant à l’expression d’un « publiq exemple » 30 . Dans le passage qui suit, le discours satirique se fait censure ; elle est l’image du mouvement moral que prétend incarner l’ethos théophilien : La satire au front noir, et à la voix farouche, Est pour la conscience une pierre de touche : C’est un parfait miroir, elle ne voit que ceux Qui dans leur propre objet veulent être aperçus. Encore cet avantage est joint à ma censure, Que tes yeux seulement regardent ta figure, Que toi-même, entendant reprendre tes défauts, Jugeras si je suis ou véritable ou faux 31 . La publication des Œuvres participe de cette logique. L’épître préfacielle de 1621 entend se dégager de l’emprise des délateurs de tout acabit : « Je veux sortir sans masque devant les plus rigoureux censeurs des écoles les plus chrétiennes » 32 . La posture satirique 33 est le procédé le plus efficace qu’ait trouvé l’auteur pour juguler, à l’orée du premier recueil de ses Œuvres, les inflexions parfois satyriques de sa muse : l’énonciation satirique fait alors œuvre d’autocensure. « Je ne suis point un faiseur de libelles, répète-t-il encore dans son avis au lecteur de 1623, et n'offensai jamais personne du moindre trait de 28 Pour une analyse de l’importance du genre satirique chez Viau, voir P. Debailly, « Théophile de Viau et le déclin de l’ethos satirique », dans La Parole polémique, G. Declercq, M. Murat et J. Dangel éd., Paris, Champion, 2003, pp. 149-171. 29 « Satire seconde », OC, op. cit., t. I, v. 59, p. 226. 30 Théophile s’inscrit ici dans la tradition du miroir satirique, comme le précise G. Saba lorsqu’il cite pour modèle le sonnet LXII des Regrets, ibid., pp. 381-381. 31 Cette variante des recueils collectifs est supprimée à partir de l’édition de 1621. 32 Épître au lecteur, OC, op. cit., t. I, p. 6. 33 Voir P. Debailly, art. cit. Melaine Folliard 432 plume » 34 . Au moment où le poète tente de freiner l’influence désastreuse de La Doctrine curieuse sur sa réputation sociale, il s’appuie à nouveau, « la conscience droite et l’esprit traitable », sur une incarnation satirique de la censure : J’ai sans doute trop de liberté à reprendre les fautes d’autrui ; peu de gens ont ce malheur. Mais je ne trouve que moi qui se sente obligé des censures des autres 35 . Il réitère, c’est l’autre facette d’une même stratégie, sa fidélité au pouvoir monarchique. Viau n’est pas le seul à évaluer audace et prudence selon un critère politique. Ce type d’appréciation gouverne également, de façon certes davantage maîtrisée, l’entreprise éditoriale d’un Toussaint Du Bray. Comme le suggère Roméo Arbour, c’est moins en raison du « libertinage » de Théophile de Viau que par crainte d’un châtiment politique que l’éditeur des nouveautés littéraires produit en toute hâte au cours de l’année 1620 une deuxième édition des Délices de la poésie française où les pièces de Théophile, encore exilé, n’apparaissent plus 36 . Bref, bon nombre d’acteurs de l’imprimé profane pensent éviter ou conjurer les foudres de la répréhension royale en se garantissant de toute parole diffamatoire. Toutefois, la réception immédiate des œuvres de Viau rappelle qu’il est difficile de dissocier les faits de langage du pouvoir de la réalité des visées de la censure. En 1619, le Mercure françois n’hésite pas à associer le récit des déboires de Théophile à la Cour au retentissement mondain du supplice toulousain de Vanini. Théophile est mis au ban en sa qualité de « poète athée » 37 . L’année suivante, au cœur de la seconde crue pamphlétaire, le poète est coupable du péché politique d’avoir trahi son camp : il œuvre désormais à la mémoire de Luynes qui, l’année précédente, avait fomenté son exil 38 . Le politique et le religieux sont inextricablement mêlés quand il s’agit de censurer les écarts de l’auteur Théophile, symbole en 1619 de l’étendue du pouvoir royal, ou instrument en 1620 d’un pouvoir illégitime. 34 Au lecteur, OC, op. cit., t. II, p. 7. 35 Ibid. 36 R. Arbour, Toussaint Du Bray : 1604-1636 : un éditeur d’œuvres littéraires au XVII e siècle, Genève, Droz, 1992, pp. 70-73. 37 « Condamnation à mort de Vanini et Théophile chassé hors de France », Le Mercure françois, Paris, J. Richer, 5, 1619, pp. 63-65. 38 Voir Éloges du duc de Luynes, Avec l’advis au Roy, par Theophile. Ensemble les Repliques, s.l, s.n., 1620 et La Remonstrance à Theophile, s.l., s.n., 1620. L’auteur, figure de la censure 433 Théophile à cette date devient représentatif d’une pratique et d’une critique de la médisance 39 . Les censures de La Doctrine curieuse Il va sans dire que le jésuite Garasse, rompu à l’invective anti-protestante depuis 1614 40 , va profiter de cette ambivalence, lorsqu’il fait de Théophile une figure du scandale public, dans La Doctrine curieuse. En mentionnant dès son titre que les maximes des « esprits curieux » sont « pernicieuses à la religion, à l'Estat, & aux bonnes mœurs », Garasse ne se contente pas d’inventer, à travers le « crime sexuel » et verbal, la catégorie de « l’obscène » 41 . D’une part, il adapte l’écriture apologétique au marché du texte de réprobation : si La Doctrine curieuse ne mentionne que rarement le mot de « censure », il ne faut pas oublier que l’ouvrage, dès son titre, fait la part belle à une rhétorique des « arrests » parlementaires : les manifestations éparses du libertinage vont être instituées en « doctrine », soutenues par des « maximes » qu’entend « renverser » le jésuite 42 . D’autre part, profitant de la dispersion éditoriale des pièces et du nom de Théophile à travers laquelle la rumeur qui pesait à l’origine sur la figure du poète n’a fait que croître, Garasse fait d’un dysfonctionnement légal en apparence mineur (un Parnasse amputé de ses attributs de légalité, nous y reviendrons) le signe évident d’une transgression morale. Précisons d’emblée que la censure garassienne est assurément suivie d’effets : selon le régime de la dénonciation, elle informe la procédure judiciaire du procureur Molé 43 . Il ne faut pas oublier qu’elle relève d’un fantasme de la censure qui correspond chez le jésuite à la recherche d’une 39 Voir B. Dupas, « Médisance et liberté de parole : l’œuvre menacée de Théophile », dans « Parler librement », La liberté de parole au tournant du XVI e et du XVII e siècle, I. Moreau et G. Holtz, éds., Lyon, ENS Éditions, « Feuillets », 2005. 40 Sur la spécialisation de Garasse, voir Ch. Jouhaud, Les pouvoirs de la littérature, op. cit., p. 50. 41 Voir respectivement J. Dejean, The Reinvention of Obscenity : Sex, Lies, and Tabloids in Early Modern France, Chicago, University of Chicago Press, 2002 et J.-C. Abramovici, Obscénité et classicisme, Paris, PUF, « Perspectives littéraires », 2003. 42 Par exemple, l’arrêt du 26 juin 1614 contre Suarez dénonce les « propositions et maximes contenues audit livre scandaleuses, et seditieuses, tendantes à subversion des Estats […] » ; l’arrêt de la Cour du Parlement du 2 janvier 1615 reproche à une « pernicieuse Doctrine d’attenter aux personnes sacrées des Roys » ; l’arrêt du Parlement du 13 juin 1616 s’insurge contre les « livres injurieux et scandaleux répandus dans le royaume », BnF, Ms. Fr. 22 087, f. 246. 43 S. Van Damme, L’épreuve libertine, op. cit. Melaine Folliard 434 autorité dans le champ des lettres profanes. Les lamentations de notre nouveau Job en sont la preuve : Helas ! flammes de Sodome, ou estes vous […] ? que ne consumés vous en cendres ces livres […] impudiques […] ? vous brulastes les pierres & pardonnés maintenant au papier ? 44 En sa qualité de docteur, Garasse entend mettre à l’index l’auteur impie. La seule évocation du nom diabolique de Vanini rappelle que la censure fonde sa pertinence sur l’actualité d’une juridiction du blasphème 45 . Mais en ouvrant au chaland la bibliothèque interdite des libertins, Garasse va se voir très rapidement accusé, pour paraphraser Pierre de Bérulle, de « faire approuver » ce qu’il voulait « faire censurer » 46 . On devra distinguer le caractère incontrôlable de la diffusion élargie de La Doctrine curieuse et les dispositifs de légitimation de la parole censoriale. Car Garasse, dans ce théâtre de la parole qu’est La Doctrine curieuse, ne se contente pas de censurer des contenus qu’il juge hétérodoxes. Sont mises en cause à la fois les pratiques discursives des « libertins », et les conditions de circulation de leur impiété. La prolifération censoriale de son texte n’est selon Garasse qu’une réponse à ces libertins qui ne prétendent au dogmatisme que pour tourner en dérision les textes et les rites sacrés. En un mot, sa censure n’est légitime qu’en ce qu’elle renverse les censeurs de la foi catholique. Plus précisément, Garasse a recours, pour énoncer et dénoncer l’existence d’un mouvement libertin, à une métaphore classique de l’apologétique : celle de la contamination d’une société où prolifèrent sourdement les scandales de l’esprit et du corps. Le tour de force du jésuite réside dans l’exploration des virtualités sémantiques de la notion. Il articule à une vision morale du monde une réalité éditoriale, des pratiques fictionnelles et des faits de langage. Réalité éditoriale que les recueils satyriques : depuis 1615, cette variété de recueil collectif suscite l’intérêt croissant des publics et des libraires ; c’est devenu en 1620 un marché. Largement diffusés, ils ne laissent pas d’interpeler les plus dévots de la Cour. Les éditeurs eux-mêmes tentent de con- 44 La Doctrine curieuse, op. cit., p. 783. 45 A. Cabantous, Histoire du blasphème en Occident, XVI e -XIX e siècle, Paris, Albin Michel, « L’Évolution de l’Humanité », 1998, pp. 67-73. 46 Discours de l’estat et des grandeurs de Jésus par l’union ineffable de la divinité avec l’humanité [...] par le P. Pierre de Bérulle, [...] ensemble le narré de ce qui s'est passé sur le sujet d'un papier de dévotion, icy inséré avec ses approbations […], Paris, A. Estiene, 1623. L’auteur, figure de la censure 435 jurer les réticences morales par des préfaces bien senties 47 . C’est que l’attente, de 1600 à 1622, a changé : la structure éditoriale transite insensiblement du grivois vers l’obscène 48 . Fi des folastreries : la Muse, autrefois gaillarde et gauloise, est devenue scabreuse. Garasse parvient à associer les lieux communs pornographiques à une représentation du comportement d’un groupe social. Premièrement, le thème de la maladie sexuelle, topique du discours satyrique, devient le signe pathologique des dangers de la lecture et de la diffusion des recueils 49 . Plus précisément, à partir des censures typographiques qu’il observe dans l’édition du Parnasse de 1622, le jésuite - est-ce une feinte? - pense que les horreurs du sexe sont réalité, et non fiction. Les postures nées de la poésie ont valeur de propositions contraires à l’Évangile. Théophile a bien compris la stratégie. Dans son texte, le jésuite a commis l’impair d’abolir les censures génériques : Un homme qui a de la passion pour les beaux habits est un amoureux lubrique des étoffes et […] se couvrir du manteau d’un autre c’est commettre l’adultère 50 , ironise amèrement Théophile qui rappelle que « poète et pédéraste sont deux qualités différentes » 51 . Le langage censuré est ensuite le signe de comportements sociaux particuliers. Les miscellanées de l’« inconsidération » garassienne font feu de tout bois : l’accusation de « saleté », qui pesait sur les presses protestantes dans les années 1610, se rattache aux « saletés » de langage et de morale dont Théophile est devenu le parangon en 1619. Par leurs « ordures » dont ils « peuplent le ciel » 52 , les libertins sont l’aboutissement « éclatant » - le mot est fréquent sous la plume du jésuite - , le débordement ultime d’un athéisme historique. Or, la visibilité de la censure garassienne se fonde simultanément sur le reproche fait aux libertins de « dogmatizer en cachette », lorsqu’ils font circuler leurs ouvrages « sous la cape » 53 . Un événement récent lui a peut-être indiqué la marche à suivre. 47 Voir notre article, « Un auteur libertin avant le Parnasse satyrique ? Le libertinisme à l’épreuve de la publication : Théophile de Viau dans les recueils collectifs (1619- 1620) », Libertinage et philosophie, Université de Saint-Etienne, à paraître. 48 H.-J. Martin, Livre, pouvoirs et société à Paris au XVII e siècle, Paris, Droz, 1999 [1969], t. I, p. 285 et F. Lachèvre, Les Recueils collectifs de poésies libres et satiriques, op. cit., pp. XXIII-XXIV. 49 J. Dejean, The Reinvention of obscenity, op. cit. 50 Apologie de Théophile, OC, t. II, pp. 172-173. 51 Ibid., p. 177. 52 La Doctrine curieuse, op. cit., p. 250. 53 Ibid., pp. 77-78. Melaine Folliard 436 En effet, la ligne de partage entre la circulation privée des textes et leur diffusion imprimée constituait déjà en 1621 une pierre d’achoppement dans le procès de Fontanier. Condamné à mort pour avoir « meschamment et exécrablement […] fait, escrit, composé, enseigné, dicté le livre intitulé trésor Inestimable mentionné au procès, rempli de blasphêmes et abominations contre Dieu, la Vierge marie sa mère, et son Eglise […] » 54 , Fontanier était coupable d’avoir proféré un enseignement à la lisière du public et du privé. Le secret était le terreau et le mode de circulation de la doctrine quasiimaginaire des Montalte. Qui voulait recevoir un tel enseignement devait prêter le serment suivant : Je N… promets à Dieu tout puissant et à chacune de ses Créatures et à M. Fontanier cy présent, de ne dire ny déclarer à personne du monde, par signe, parolle, escrit, conjecture, ou autre demonstration que ce soit, le sujet de son Tresor inestimable 55 . Mais ce secret fut divulgué, d’abord par son dépositaire. Lachèvre raconte que Fontanier placarda un avis qui vantait l’attrait inouï de son enseignement : Il ne sera plus nécessaire de rechercher le Perou dans un nouveau monde, ny traverser les mers, ny les montagnes, les deserts ny les campagnes pour acquerir des trésors, vostre richesse est icy presente, il ne la faudra point rechercher ailleurs 56 . Événement public et acte privé, tel est le mythe de la culpabilité de ce personnage singulier. Fontanier est interpellé chez lui, il est littéralement arrêté au milieu d’une phrase : Le 13 novembre, raconte Lachèvre, à dix heures du matin, devant une quinzaine d’auditeurs, il en était à la phrase : Le feu n’estre capable de le punir, trop doux, la plume luy tombait des mains, quand un grand coup, frappé à la porte de sa chambre, termina brusquement la séance 57 . Qui parle à travers ce Trésor inestimable dont on a perdu la trace ? La nature de l’enseignement secret de Fontanier s’est dissoute dans sa publicité. Théophile, « ce je ne sais qui » en lequel on devra reconnaître le « chef de la bande athéiste » 58 va être l’occasion rêvée pour Garasse de dénoncer publiquement un insaisissable secret, d’une insoutenable publicité. Les écrits 54 F. Lachèvre, Le Libertinage au XVII e siècle, t. V, Mélanges, Trois grands procès de libertinage, Paris, Champion, 1920, p. 64. 55 Ibid. 56 Ibid., p. 63. 57 Ibid., p. 65. 58 La Doctrine curieuse, op. cit., p. 709. L’auteur, figure de la censure 437 du poète sont connus, son nom est célèbre, mais il dissimule et blasphème à la fois. En l’auteur Théophile se rejoignent une censure idéologique des contenus et une critique des pratiques discursives. Garasse ne prévient-il pas la loi lorsqu’il offre au pouvoir le nom de Théophile, corrupteur de la jeunesse ? Le soupçon moral n’est-il pas une raison valable pour exercer un contrôle ? L’auteur dans la diversité de ses manifestations sociales et éditoriales devient objet de scandale, et figure de la censure. Garasse cherche non seulement à attribuer le Parnasse satyrique à Théophile, mais il fait coïncider la lecture du blasphème à une intention de publication qu’il impute au seul auteur. Les imprimeurs eux-mêmes, par les censures qu’ils imposent aux termes dévergondés, témoignent de leur repentance : Les presses & les formes ont eu honte des impudicités horribles qui se sont trouvées dans la coppie, en ce que l’Imprimeur a rayé son nom […] les lettres […] ont refusé de marquer les mots les plus impudiques 59 . Tel est l’acte de naissance de la fonction libertine de l’auteur Théophile. La censure des Œuvres , ou les limites du pouvoir censorial Les arrêts successifs du Parlement pendant l’été 1623 confirment le déplacement censorial inauguré par Garasse : on passe d’une procédure collective à l’encontre des imprimeurs et des auteurs du Parnasse à un procès contre l’auteur Théophile et ses Œuvres. L’analyse des textes, au détriment de leurs dispositifs fictionnels et de leur variété générique, procède d’une évidence : Viau est coupable. « Le vœu de sodomie qu’a fait cet auteur » 60 dans le célèbre sonnet n’est plus selon Molé une observation linguistique, mais un aveu d’impiété. Cela donne lieu à une stricte paraphrase du corpus : les licences poétiques deviennent une manière d’établir les « maximes de l’athéisme » 61 . Car, quand le locuteur nous autorise « impunément » à « pécher » et à ne plus rien « craindre », la « proposition [est] si évidemment impie qu’elle n’a besoin d’aucune censure » 62 . Les textes font la preuve de l’impiété, l’auteur est le relais d’une incitation au débordement moral. Tel serait le bonheur selon Théophile, à en croire le projet d’interrogatoire de Molé : « ne […] résister 59 Ibid., p. 782. 60 Les minutes du procès reprennent ici textuellement la condamnation garassienne. Voir Lachèvre, Le procès de Théophile, op. cit., t. I, p. 386 et La Doctrine curieuse, op. cit., p. 936. 61 F. Lachèvre, Le procès de Théophile, op. cit., t. I, p. 387. 62 2 e interrogatoire (26 mars 1624), texte de la septième proposition, ibid., p. 392. Melaine Folliard 438 jamais [aux passions] ; jamais ne les brider, jamais ne les regler » 63 . La carence censoriale des textes justifie la condamnation de ce bréviaire des passions que sont ses Œuvres : « il n’[a] aucun discours qui puisse être opposé à cette nécessité » 64 . L’auteur se voit conférer une autorité qu’il ne possédait pas : le traducteur du Phédon aura beau se ranger derrière Platon, il est pour ses accusateurs le prête-nom d’Épicure. Son œuvre est dotée d’une intention et d’une unité, tant il semble pour ses juges vouloir « continuer ses maximes » au-delà de la diversité des écrits 65 . Les paroles vives, les usages différenciés du manuscrit et de l’imprimé sont autant de gestes suspects qu’incarne la figure contestée de l’auteur. La censure est manifeste : les arrêts du Parlement, la condamnation, la poursuite, l’arrestation et l’emprisonnement de Théophile de Viau deviennent matière à récit de censures. Les publications polémiques s’ancrent dans ces événements. Le fait de justice est porté sur la place publique. Et l’effigie brûlée par contumace va devenir une figure matricielle des pamphlets de Théophile. À compter de cette date, il incorpore l’événement censorial dans une poétique de l’auteur abusé : Tout contre mon brasier je te vois sommeiller, Et sa flamme et son bruit te devrait éveiller. Tu sais bien qu'il est vrai que mon procès s'achève, Qu'on va bientôt brûler mon portrait à la Grève, Que déjà mes amis ont travaillé sans fruit A prévenir l'horreur de cet infâme bruit 66 . Qu’ils sont vains, qu’ils sont rares, les amis du poète emmuré vivant ! Qu’ils sont ardents et venimeux, les ennemis qui rampent dans l’ombre de Théophile ! Ils ont tué la Muse et « censur[é] la joie », il ont « desserré la voix » et « éteint la liberté » par leur « injuste licence » 67 . Contraint de défendre son intégrité, Viau rompt avec les pratiques d’écriture antérieures. La censure devient fait de style, elle correspond aussi à une mutation éditoriale. La censure a fait passer du côté de l’illicite la publication satirique. La condamnation de Viau ne fait toutefois qu’amplifier le succès des recueils collectifs jusqu’en 1625 ; elle ne fait qu’étendre l’audience des Œuvres de Théophile. Il faudra attendre l’intervention d’Esprit Aubert en 1633 pour disposer d’une œuvre de Viau réellement censurée selon les 63 2 e interrogatoire, texte de la neuvième proposition, ibid., p. 388. 64 Ibid. 65 3 e interrogatoire (27 mars 1624), p. 398. 66 La Plainte de Théophile à son ami Tircis, OC, op. cit., t. II, v. 3-8, p. 143. 67 Montage de citations extraites des poésies de la troisième partie des Œuvres. L’auteur, figure de la censure 439 canons de la condamnation. Soucieux de faire se croiser en Théophile, nouvel Orphée chrétien, l’éloquence des Anciens et la foi des Modernes, le chanoine d’Avignon n’hésite pas à biffer, à corriger ou à supprimer les mots, les noms voire les textes qui ont trait, de près ou de loin, à la polémique anti-libertine 68 . Soulignons enfin que la censure massive de l’œuvre de Théophile n’empêche pas l’auteur de se dérober à une demande de paternité. Fort d’une dénonciation de ses œuvres qu’il réduit à leur portion congrue, l’auteur déclare être la victime de libraires imposteurs « qui impriment ordinayrement choses fausses et scandaleuses » 69 . Lui « croit fermement qu’il ne fait rien qui soit subject à sansure » 70 . S’appuyant sur ses démarches judiciaires, il peut hardiement déclarer à ses juges être « le premier de sa proffession qui, par une affectation aux bonnes mœurs et pour oster le scandalle publicq, a fait suprimer de tels œuvres comme le Pernace satyrique. » 71 Doit-on prendre pour argent comptant la posture de l’auteur victime des malversations des marchands ? Correspond-elle à une réalité historique ? Quelle en est l’efficacité rhétorique et poétique ? 68 Il ne sera plus fait allusion aux « juges noirs » ou à la « persécution » du poète, nous oublierons un temps Garasse et le Cardinal, Job ou Saint Augustin. Chez Aubert, on trouve moins de traces du Ciel, des autels, de la charité, des dieux, des destins ou des damnés. Il ne sera plus fait référence à l’absence de « foi » des « poètes rêveurs » (les « efforts » seulement leur feront défaut). Surtout, il en est fini de l’« idolâtrie » amoureuse : on oublie le « paradis » de l’amour et les amitiés « lascives ». Il ne s’agit plus d’ « adorer » Cloris, l’« honorer » suffit. Car l’être aimé n’est plus « un ange », mais « une belle » uniquement. Les « baisers » de Corinne, ce sont désormais des « discours », les « beautés » d’une maîtresse, les voilà réduites à ses « beaux yeux ». La plume n’invite plus à « passer » des « moments secrets », elle évoque désormais « quelques serments sacrés ». Avec Esprit Aubert, c’en est terminé des femmes dévoilées à la faveur des songes. La pointe d’un sonnet s’est quelque peu émoussée (« J’ai tenu dans mon lit Élise toute nue […] »). Elle est devenue : « J’ai cru d’entretenir une dame inconnue ». « La chasteté [n’]offense » plus le Théophile de 1633 ; seulement « la sagesse, parfois, lui pèse et paraît un vieux conte […] ». Tous ces exemples sont tirés de F. Lachèvre, Le Libertinage au XVII e siècle. IV. Une seconde révision des Œuvres du poète Théophile de Viau (corrigées, diminuées et augmentées) publiées en 1633 par Esprit Aubert, Genève, Slatkine Reprints, 1968, pp. 19-66. 69 F. Lachèvre, Le Procès de Théophile, op. cit., t. I, p. 467. 70 Ibid., p. 443. 71 Ibid., p. 450. Melaine Folliard 440 L’auteur à l’ombre de la librairie Remontons d’abord à ce qui fonde la rhétorique victimaire du « petit nom à l’ombre » 72 de Théophile, en formulant une hypothèse qui concerne les effets censoriaux du nom d’auteur. Pourquoi le procès n’a-t-il pas conduit à établir une responsabilité partagée dans l’affaire du Parnasse ? En 1620 pourtant, Bouchel, dans le Recueil des statuts et reglements des marchands libraires […], semble entériner l’idée selon laquelle les auteurs et les éditeurs encourent les mêmes risques 73 . Outre le privilège et le lieu d’édition, on exige qu’apparaissent sur la page de titre d’un ouvrage le nom de l’auteur et le nom de l’imprimeur. Il existe néanmoins une différence majeure entre ces deux impératifs. La présence du nom de l’imprimeur correspond à un échange d’intérêt avec le pouvoir royal. La « traçabilité » des libraires, si l’on nous permet l’expression, « tenus de faire enregistrer leur nom au syndic » a pour contrepartie leur protection accrue, de la Remonstrance des libraires de 1617 jusqu’à la réédition en 1621 des Lettres patentes du Roy pour le reglement des libraires. Les éditeurs ne sont pas tant la cible que l’outil du pouvoir. Les auteurs deviennent le parent pauvre de ce changement favorable à une professionnalisation de « l’art d’imprimer » : dans un règlement de 1610 déjà, il est dit que s’il vient aux libraires « un livre prohibé », ceux-ci sont invités, pour éviter toute poursuite, à « dénoncer » « de quelle part ils ont ledit livre ». Surtout, il leur faudra « nommer […] l’Autheur » 74 . L’auteur apparaît pour les libraires comme un gage d’immunité, autant que de prestige 75 ; et l’anonymat de devenir, autour de 1625, un lieu commun dans la reconnaissance du livre suspect 76 . Autrement dit, l’anonymat devient une catégorie « légale » de l’illicite. L’usage varie cependant. Dans le cas du Parnasse satyrique, le nom d’auteur est un garde-fou : Estoc ne dispose plus en 1622 de la garantie du privilège 72 OC, op. cit., t. II, 2, v. 8, p. 33. 73 Recueil des statuts et règlements des marchands libraires, imprimeurs et relieurs [...] de Paris, divisez par tiltres, conférez et confirmez par les ordonnances royaux, arrests des cours souveraines, sentences et jugemens sans appel, par M. L. Bouchel [...], Paris, F. Julliot, 1620. 74 Ibid., article XXIII. 75 Sur le prestige du nom d’auteur, voir M. Bombart et G. Peureux, « Politiques des recueils collectifs dans le premier XVII e siècle. Émergence et diffusion d’une norme linguistique et sociale », dans Le Recueil littéraire, Rennes, PUR, « Interférences », 2003, p. 240 sqq. 76 Voir par exemple la Déclaration de messieurs les cardinaux, BnF, Ms. fr., 22 087, f. 272. L’auteur, figure de la censure 441 pour la publication d’un recueil. Mais surtout, dans cette opération sur le très court terme qu’est au départ le Parnasse saryrique, le nom de Théophile, largement connoté, et structurant un corpus depuis 1621, devient un outil commercial. Anonymat nommé, le nom de Théophile devient un instrument de la censure, qui sert autant de « paratonnerre » légal que d’amorce publicitaire. L’auctorialité théophilienne : une pragmatique de la censure Deux approches de la censure sont possibles dans le cas des Œuvres de Théophile. Le procès engendre une rupture. Avant 1623, le ton est parfois cru ; l’audace idéologique est surtout associée à l’expression d’une modernité poétique, indissociable chez le poète de la variété générique. Le motif de la censure est alors matière à pointes, ou une manière de railler les critiques pudibondes. Dans Pyrame et Thisbé, l’auteur propose une lecture humorale de la liberté : les actes cruels du tyran bileux et jaloux s’opposent à l’exercice des passions entre les jeunes amants. Après 1623, la censure conditionne l’écriture pamphlétaire, d’un point de vue linguistique d’abord. Le choix du latin permet à Théophile de produire une censure efficace de ses œuvres, tout en imputant au style languissant de son censeur les fautes de goût et les flagorneries morales : « Pour ne pas livrer au premier venu tes aberrations, dit-il à Garasse, je n’ai pas voulu user de la langue vernaculaire pour dévoiler tes sottises au faible peuple 77 . » Mais au-delà du simple jeu de « mirouërs » 78 , les déclarations du procès vont devenir, d’aveux en désaveux, la matière première d’une mythographie de l’innocence où se réorganisent genres, formes et discours. L’événement censorial est alors devenu une condition rhétorique, tant le pathos de la prison souligne l’injuste censure de l’humilité théophilienne : Mes plus sobres repas méritent des censures, Partout ma liberté ne sent que des morsures. Il est vrai que mon sort en ceci est mauvais : C’est que beaucoup de gens savent ce que je fais 79 . La figure auctoriale entend faire la somme d’une division tragique de l’être, dont la vie est devenue publique, mais dont l’intimité garantit, plus que 77 Theophilus in carcere, OC, op. cit., t. III, p. 188. Nous citons ici la traduction de J. Desjardin. Voir notre étude « Si j’avais la vigueur de ces fameux latins. Idéal et nostalgie du latin chez Théophile de Viau », Studi Francesi, à paraître. 78 Tel qu’il a été analysé par L. Godard de Donville, Le Libertin des origines à 1665 : un produit des apologètes, Seattle, PFSCL, « Biblio 17 », 1989. 79 La Plainte de Théophile à son ami Tircis, OC, op. cit., t. III, v. 93-96, p. 145. Melaine Folliard 442 jamais, l’honnêteté. L’énonciation ne manque pas de signifier aux juges du poète la légitimité du pouvoir censorial : en un jour de carnaval où le peuple ne censure plus ses plaisirs, le locuteur établit un lien, à travers la lecture pénitentielle de saint Augustin, entre l’emprisonnement forcé, les censures du corps et la liberté de l’âme 80 . Le Traicté de l’immortalité de l’âme développe une idée analogue lorsque l’adieu philosophique de Socrate est appréhendé dans la perspective mondaine de l’exil théophilien. Aussi est-il possible d’envisager la censure à l’échelle de l’œuvre : elle engage des choix éditoriaux, linguistiques et rhétoriques. Il faut d’abord rappeler que l’autocensure est antérieure au procès. Elle relève de la volonté dès 1621 d’acquérir une légitimité dans la publication des Œuvres. Elle ressortit autant à un « toilettage » idéologique qu’à la volonté de s’inscrire dans le courant dominant de la normalisation linguistique. Dans ses Œuvres, Théophile manie une rhétorique de la censure. La plasticité de l’énonciation permet de tourner en dérision l’efficacité des effets censoriaux, la raison servant de faire-valoir à la fiction du désir dans les élégies, tout en ménageant une place, sinon à une foi tardive, du moins à la fidélité politique. La rhétorique de l’auteur censuré fait de l’œuvre de Théophile de Viau un théâtre des actes sociaux, favorisant à la fois la nostalgie ovidienne de la parole perdue, et un imaginaire de la liberté qui en est le pendant. La censure de l’auteur instaure un régime éminemment paradoxal de l’écriture chez Viau, fédéré autour du modèle du secret. Cet héritage pastoral qui court de l’« Élégie à une dame » à « La Maison de Sylvie » participe de la réalisation d’une « rhétorique du lecteur » érotique. On la rencontre dans les premiers textes descriptifs, telle la « Solitude », mais aussi dans les élégies de 1623. Le topos du lieu reclus, à l’abri des regards, est une constante dans les Œuvres. Se réécrit sans cesse un idéal de sociabilité amicale, du Traicté de l’immortalité de l’âme en 1620 aux lettres latines les plus tardives. Point de convergence des obligations sociales et des aspirations à une identité poétique, le secret trace une ligne de démarcation essentielle chez Viau. Parallèlement au repli de l’énonciation dans l’« arrière-boutique » de la conscience, la nécessité de conquérir par la plume une légitimité sociale devient pressante. La lecture de l’œuvre de Théophile de Viau n’est pas voilée par la censure, mais conditionnée par un événement répressif au cœur duquel se trouve, ou se découvre l’auteur, à la faveur d’une modernité créatrice. Théophile n’est pas seulement victime de la censure ; à travers elle, l’auctorialité conquiert une dimension pleinement éthique. Théophile en figure de la 80 La Pénitence de Théophile, OC, op. cit., t. III, pp. 148-151. L’auteur, figure de la censure 443 censure se situe dès lors au croisement d’une dépendance de l’auteur à la librairie, et d’un réinvestissement moral, social et symbolique des conditions aléatoires qui président à l’exercice de la plume en ce premier XVII e siècle.